DORMONS

Le temps s’est éloigné où le même lit, de génération en génération, nous voyait naître et mourir. Objet tout simple, il était entouré d’un respect religieux, qu’il soit ou non surmonté d’un de ces petits crucifix dont les brocanteurs ne savent plus que faire. Dépouillé aujourd’hui de son ancien apparat, fût-il modeste, le lit conserve sa part de sacré en ce qu’il reçoit et inspire aussi bien les plaisirs de la vie diurne que les mystères de la vie nocturne. Dans L’Empire du sommeil, la très subtile et envoûtante exposition que Laura Bossi a conçue au musée Marmottan Monet, l’empire des sens et l’emprise du rêve se partagent près de 130 œuvres, insignes ou rares, inventaire poétique des multiples résonances de son sujet. Ce qu’il advient de nous quand nous dormons fascine depuis toujours, Grecs et Romains le disent, la Bible le dit davantage, surtout l’Ancien Testament, deux mille ans d’images le confirment. Il fallait choisir, il fallait trouver les bons angles, compte tenu d’espaces peu faits pour le bavardage. Une manière d’antichambre concentre le propos autour du merveilleux tableau de Budapest (ill. 1), cette jeune fille endormie de 1615, légèrement décoiffée, le visage illuminé par le plus doux des sourires, et auréolé du parfum moins innocent des fleurs de jasmin. Indice de ce qui ne peut être qu’à moitié perçu, le brocart tissé d’or, au premier plan, possède l’involontaire beauté d’une métaphore shakespearienne. Tableau sans collier, probablement italien, il a moins retenu les attributionnistes que les explorateurs de l’expérience onirique, tel Victor Stoichita récemment. D’emblée, le visiteur affronte l’ambiguïté de cette petite mort, comme on le dit de l’amour, qu’est le sommeil, moment de suspension, d’abandon, rappelle l’Atys de Lully, aux songes « agréables » et « désagréables ». De part et d’autre du tableau de Budapest, comme en bouquet, Laura Bossi réunit un Ruth et Booz apaisé de Puvis de Chavannes, un Monet de Copenhague, portrait inquiet de son fils Jean en petit Jésus, et une figuration peu courante de saint Pierre, signée Petrini, parfaite allégorie des clés du remords, de la Faute dont rien, pas même l’inconscience du repos, ne saurait nous libérer.

Du doux sommeil aux insomnies que favorisent la vie et le vide modernes, du rêve comme prophétie au rêve comme chiffre du moi (Freud), des délices d’Eros aux terreurs de Thanatos, de l’enfance du Christ à la confiance du croyant, des paradis artificiels aux portes de l’Enfer, du très ancien au très contemporain, le parcours qui suit n’emprunte jamais les sentiers labourés de la vulgate surréaliste. On se laisse charmer et presque bercer par l’oscillation propre à la thématique d’ensemble, on reste pétrifiés devant certains coups de clairon, le Noé de Bellini, dont Robert Longhi partageait l’ivresse, le Gabriel von Max de Montréal et sa mouche chastellienne, l’impudique Pisana d’Arturo Martini, que je préfère à son célèbre Sogno, l’Apollon endormi et inouï de Lotto, Les Yeux clos de Redon, l’un des prêts majeurs d’Orsay et la matrice de tant de Matisse, le Songe d’Ossian du bizarre Monsieur Ingres, en provenance d’une fameuse collection, la très baudelairienne Voyante (plutôt que La Somnambule) de Courbet, chère au regretté Sylvain Amic, les troublantes et addictives Fumeuses d’opium de Previati, le Lit défait de Delacroix (ill.2), véritable anamorphose des ébats que consigne son Journal de jeunesse, la Fanciulla dormiente de Zandomeneghi, l’ami italien de Degas et, clou final, La Phalène de Balthus, en qui revivent chacune des harmoniques de cette exposition qui réveille. Stéphane Guégan

L’Empire du sommeil, Musée Marmottan Monet, jusqu’au 1er mars. Catalogue sous la direction de Laura Bossi, InFine éditions, 35€.

La vida es sueño / Philosopher consiste-t-il à donner sens au monde ou à le dégager du voile d’illusions qui dirige nos existences ? Le Bien en est-il la clef, en dépit des dénis accablants de l’expérience commune, ou le Mal sa révoltante vérité ? A cheval sur deux siècles, héritier de la critique kantienne et des grands sceptiques français qu’il a lus dans le texte (La Rochefoucauld, Voltaire, Diderot, Lamartine), annonçant aussi bien Baudelaire et Huysmans que Nietzsche (son disciple et prosélyte encombrant), Schopenhauer (1788-1860) arrima sa pensée de l’être et des êtres à l’idée que la vie est songe, et l’homme rêves. Calderón et Shakespeare sont deux de ses auteurs préférés, le remarquable index du Monde comme volonté et représentation en fait foi dans l’édition très attendue que viennent de donner Christian Sommer et la Bibliothèque de La Pléiade. A Frédéric Morin parti l’interroger en Allemagne, un an avant sa mort, pour le compte de la Revue de Paris, le Bouddha de Francfort dit son admiration de notre pays et de sa culture déliée, déniaisée, dessillée, et ne cache pas sa détestation des prêtres laïcs de la bonté universelle : « Son optimisme me fait horreur », confie-t-il à Morin au sujet de Leibniz. Le long XIXe siècle, de Théodule Ribot à Italo Svevo et Tolstoï, a résumé un peu vite Schopenhauer à son contraire, le pessimisme. Ceci expliquant cela, on se contentait d’une lecture aphoristique, fragmentaire, du grand livre où s’absorba, d’une version l’autre, le cheminement du philosophe, hors des cercles de l’Enfer. Puisque la volonté de vivre propre au réel est destructrice par essence, puisque le Monde, en ce qu’il maquille cette évidence, procède d’une fantasmagorie tissée de souffrances, la seule manière d’échapper au néant où nous sommes condamnés à vivre reste la compassion éclairée par la raison, l’enseignement du Christ par la leçon de Platon, ou du Don Giovanni de Mozart par Les Saisons de Poussin. Musique et peinture, en plus du réconfort qu’elles lui apportèrent constamment, aident Schopenhauer à définir les voies de la délivrance, autant que l’orientalisme de son époque. Ne nous le représentons pas, en effet, à l’image des chimères narcotiques du Ring de Wagner, qui l’adulait, et revenons plutôt aux éclairantes conclusions de Christian Sommer. Le « monachisme mondain » de Schopenhauer a plus de parenté avec la sagesse du jésuite espagnol Gracián et le pragmatisme de Chamfort, autre élu lu et relu : « Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. » SG / Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, édition de Christian Sommer avec la collaboration d’Ugo Batini, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 77€, en librairie, le 23 octobre prochain.

Femmes de têtes / femmes de fêtes

Les lettres si coriaces et cocasses de La Palatine, véritable Saint-Simon en jupon, ne laissent qu’un regret, celui de ne pas avoir été écrites en français. Il n’est certes pas complétement absent des missives qu’elle adressait aux siens, là-bas en Allemagne, afin de vider son sac presque quotidien de colères et d’indignations. Contrainte d’épouser le frère de Louis XIV à moins de vingt ans et d’abjurer en secret sa foi, ordres d’un père soucieux de son royaume de papier plus que de sa fille, Charlotte-Elisabeth fut condamnée à l’« enfermement » de la vie de cours, résumait Pierre Gascar, très étanche à l’ancienne monarchie, dans sa préface de 1981 au volume qui reparaît aujourd’hui, sous une couverture dérivée de Pierre Mignard. L’enfant qui nous sourit à gauche est le futur Régent, à qui sa mère voulut en vain épargner l’union, exigée par le roi, d’une de ses bâtardes. Pour être allemande, Madame ne s’insurge pas moins contre toute mésalliance. Il y a de quoi pester, la plume à la main, car elles se multiplient au cours du « règne » de Mme de Maintenon, son ennemie jurée. Le premier Louis XIV s’était entiché de cette princesse sans grâce ni prétention à séduire (voir Hyacinthe Rigaud), chasseuse et diseuse de bons mots ; le vieux monarque s’applique à lui rendre presque odieux Versailles et son ballet de courtisans que la dignité et la morale ne tourmentent guère. Sans s’y réfugier, la Princesse Palatine cultive les beaux-arts et au « bon sens » (Madame de Sévigné) ajoute le « bon goût », indéniable quand elle parle de Corneille ou des Poussin de Denis Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne. Le petit musée dont Moreau jouit à Versailles émerveille l’épistolière. Vivantes, spirituelles et brutales, disait Sainte-Beuve, ses lettres ne furent pas que le bûcher des vanités et des intrigues d’un monde qui courait à sa perte. SG / Princesse Palatine, Lettres 1672-1722, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12,50€.

On relit toujours Madame Campan avec le même plaisir, celui qu’elle prit à peindre la France d’avant et après 1789. Son sens de l’anecdote fait mouche, il rappelait Colette et son art de mijoter les petits détails à Jean Chalon, le préfacier amusé et amusant de ce volume de 1988, repris sous une couverture nouvelle. Le succès de cette évocation unique de Marie-Antoinette et de son intimité n’a connu aucune éclipse. Il faut lui rendre son vrai titre : en 1823, sous le règne d’un des frères de Louis XVI, l’ouvrage en trois volumes se présente comme des Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre. L’auteur s’est éteinte un an plus tôt, à un âge respectable, elle avait fait ses premiers pas à la cour sous Louis XV, du haut de ses 15 printemps et forte de l’appui que lui assurent son père et bientôt ses mari et belle-famille. Lectrice de Mesdames, les filles du roi, elle est donc livrée jeune, selon son dire, « à la malignité des courtisans ». Mais la Campan n’est pas La Palatine, elle a connu auprès de Marie-Antoinette, de la Dauphine d’abord, puis de la souveraine, le meilleur de son existence ; et sa fidélité jusqu’à la nuit du 10 août lui vaudra les suffrages émus de ses premiers lecteurs, sous la Restauration, mises à part quelques mauvaises langues suspectant à tort qu’elle ait joué dans l’épisode de Varennes un rôle contraire à sa légende. On lui reprochait surtout d’avoir bénéficié des faveurs de Bonaparte, puis de Napoléon, à l’époque où elle dirigeait, nouvelle Madame de Maintenon, une institution pour jeunes filles. Aux élèves de la maison impériale d’Ecouen, l’ancienne fervente de Marie-Antoinette montrait des robes et des objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Un passage très significatif de ses souvenirs touche à Beaumarchais, il est connu ; on évoque moins ce qu’elle écrit de Carle Van Loo et de Boucher, de leur goût « corrompu » : on ne conçoit pas, souligne-t-elle, en contemporaine de David, que ces bergeries et fables galantes « aient pu être l’objet de l’admiration dans un temps aussi rapproché du siècle de Louis XIV ». Campan avait le verbe net, et la larme économe. SG / Mémoires de Mme Campan. Première femme de chambre de Marie-Antoinette, préface de Jean Chalon, notes de Carlos de Angulo, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12€.

Inconnue, oubliée à tout le moins, Julie Cavaignac (1780-1849) l’était, et le serait restée si le XXIe siècle ne s’était pas intéressé à celle qui fut la mère de deux Cavaignac autrement célèbres, Godefroi le journaliste républicain, fauché en 1845, et Eugène le général, le sabreur de juin 1848. Le gisant du premier, chef-d’œuvre de François Rude, devint une des icônes de la IIIe République, au point que son moulage rejoignit le musée de sculpture comparée en 1889. Cinq ans plus tôt, les Mémoires de Julie étaient exhumées et publiées sans notes ; cette apologie de la France révolutionnaire et impériale n’en avait pas besoin alors ! Elles sont aujourd’hui indispensables, le recul de la culture historique ne cessant de s’aggraver. Honoré Champion, en 2013, confiait à Raymond Trousson le soin d’éclairer l’ancrage politique du texte ; aujourd’hui, la collection du Temps retrouvé en propose une édition annotée par Sandrine Fillipetti. La flamme de 1789 et la haine des Bourbons animent ces pages marquées par le souvenir de Jean-Jacques Rousseau, dont le grand-père maternel de Julie avait été l’ami, et par la disparition précoce de sa fille, déchirure d’où est né le projet de se raconter, et ainsi de raconter les années climatériques ici traversées. Clémente envers la Terreur qu’elle déplore toutefois, l’auteur, quand il s’agit de l’Ancien Régime, s’inscrit dans le sillage avoué des lettres de La Palatine. Versailles se présente à nous comme le lieu du vice et du cynisme les plus répréhensibles. Il y a du rousseauisme dans sa dénonciation virulente de ces « gens-là » et de leurs mœurs. Cela dit, la mémorialiste n’a pas la plume tendre quand elle dépeint la société de son père, créateur du Journal de Paris en 1777, chez qui les écrivains, de La Harpe à Bernardin de Saint-Pierre, les peintres, de Greuze à Vien, et les musiciens, de Grétry à Gossec, fréquentaient. La consolation que Julie trouvait à remonter le temps dans le souvenir de sa fille à jamais chérie ne la portait pas toujours à l’angélisme. SG / Julie Cavaignac, Mémoires d’une inconnue 1780-1816, préface et édition de Sandrine Fillipetti, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 11€.

Ecrit-on « pour tout le monde » ? Claude Pichois pensait que Hugo et Colette étaient seuls à y être parvenus, chez nous, sans trahir la littérature par volonté de la distribuer au grand nombre. Certaines images évangéliques hantent involontairement ce genre d’œcuménisme laïc. D’autres diront que Balzac, Molière et La Fontaine, à une hauteur supérieure, ou Dumas père, à un niveau égal, sont parvenus à cette popularité en France. Méfions-nous, du reste, des mirages de la quantité ou de l’immortalité. La jeune Chine, qui semble vouloir nous étonner « en tout », plébiscite aujourd’hui Marguerite Duras aux dépens de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, respectés davantage des générations précédentes, biberonnées au réalisme ! Les temps changent, dit la chanson. Et on se demande, à observer les succès de librairie ou la rumeur médiatique, si Colette n’est pas menacée d’avoir à remettre bientôt son sceptre à d’autres représentantes du beau sexe, moins géniales qu’elles, mais plus conformes. Tant que son trône ne tangue pas trop, rendons-nous à la Bibliothèque nationale, qui la reçoit avec l’éclat dont Baudelaire et Proust, deux écrivains chers à son cœur, ont récemment bénéficié. Murs et vitrines explorent « ses mondes » avec l’ambition généreuse, et réalisée, de ne rien écarter de cet « Amor mundi », si puissant qu’il résiste aux souffrances courantes et ne désespère jamais des plaisirs, des plus humbles aux plus risqués. Colette goûta à tout ce qui bouillonnait en elle, saphisme compris, et donna à sa littérature de la sensation ce mélange d’hédonisme et de libertinage très français, qu’on blesse à vouloir lui faire chausser les gros souliers de l’anti-masculinité. Certains des propos qu’accréditeraient ces livres, même Le Pur et l’impur, l’eussent heurtée, précisément en raison de son amour de l’être, ce donné inconditionnel, et des êtres, ce don du Ciel. Un très bon point : les tableaux qui se glissent au milieu des cahiers de Claudine et des photographies très posées de la fille de Sido, tableaux du cher Blanche, mais aussi, plus rares, d’Eugène Pascau, Jacqueline Marval ou Emilie Charmy. Ajoutez à cela Christian Bérard et Cocteau, quelques feuilles de Matisse ivres de danse, et le tour est joué. Un tour du monde. SG / Emilie Bouvard, Julien Dimerman et Laurence Le Bras (dir.), Les Mondes de Colette, Gallimard / Bibliothèque nationale de France, 35€.

Justice de Dieu, justice des hommes

Au théâtre, tout est permis, comme d’inverser l’ordre des choses ou d’étriller certains garants de la paix sociale. Dans la pièce de Jean-Marie Rouart, qu’on a lue avant l’été et qui a gagné les planches sur les hauteurs de Passy, le monstre, c’est l’homme de loi, le juge couvert d’hermine, devant qui on tremble ou se prosterne, famille, collègues, flics, sdf, tous vassalisés. Quand le rideau se lève, notre juge suprême tente de calmer une impatience très palpable en jouant aux cartes. Elles ne lui sont pas favorables. Mauvais présage ? La promotion qu’il brigue, rien moins que d’accéder à la cour de cassation, le nec plus ultra de l’institution judiciaire, doit lui être annoncée aujourd’hui. Le téléphone rouge à ses côtés va sonner, c’est sûr, et le délivrer des angoisses d’une interminable attente. Lui dont la vie n’a été consacrée qu’à satisfaire sa soif d’honneurs ne fut que déshonneur, trafic d’influences et bienveillances louches envers le monde politique, cet ingrat. L’heure des dividendes ultimes serait-elle arrivée ? Quelques scènes au galop suffisent à édifier le public qui rit noir. Il fait bientôt connaissance avec Madame, probe, mais servile, et ses enfants, deux beaux cas d’indifférence crasse à ce qui n’est pas leur bon plaisir. Au fond, ils ressemblent à leur père au-delà de l’hédonisme décérébré des adolescents et de la frustration sexuelle qui les coupent eux aussi de leurs inférieurs, jusqu’à un certain degré au moins. Un crime a lieu, sous les fenêtres de cette famille unie dans le mal et la dissimulation, une fillette de sept ans en est la victime. Qui paiera ? Mieux vaut une injustice qu’un désordre, proclame le tyran familial, l’homme en rouge sang. Les langues peuvent se délier, Rouart est à l’écoute. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Théâtre de Passy, 92 rue de Passy, mise en scène  de Daniel Colas, avec Daniel Russo, Florence Darel, Thibaut de Lussy, Baptiste Gonthier, Julie Savard et Eliott Cren.

En librairie depuis le 3 octobre 2025 !

RÉVÉLATION

Entre Marcel Proust et Paul Claudel, une certaine image de Vermeer s’est fixée, faite de dépouillement, de pureté cristalline, d’intériorité poignante, elle penche tantôt vers l’harmonie domestique ou méditative, tantôt vers la douceur ou la mélancolie amoureuse. Rien ne saurait en troubler le silence pour certains commentateurs, pas même la musique, détournée du plaisir des sens, à les écouter, au profit de l’union des cœurs ou des âmes. Imaginons ce qu’il en serait si le corpus de l’artiste était aujourd’hui diminué de La Jeune fille au verre de vin, si heureuse des assiduités de son galant, ou de L’Entremetteuse de Dresde, joyeuse scène de bordel à double présence masculine. C’est là le tableau le moins lisse de Vermeer. Un homme en rouge, évidemment, a posé une main sur la poitrine d’une prostituée, son autre main tend une pièce de monnaie assortie d’un imperceptible éclair de lumière. La transaction a lieu sous les yeux d’une maquerelle casquée de noir, temps et espace s’animent. A gauche, le jeune Vermeer, la vingtaine mais habillé à l’ancienne pour accroître l’ébriété de l’ensemble, s’est glissé dans son propre tableau, il nous décoche un sourire complice et gaillard. Il tient un verre de vin et le manche d’une cithare qu’on dira phallique avec Edwin Buijsen. La récente radiographie du tableau a révélé maints changements, qui accusent et le scabreux décomplexé du sujet, et la tension dramatique voulue. En cours d’exécution, Vermeer a assombri les visages masculins et supprimé la pièce d’or ou d’argent qui se trouvait déjà au creux de la main de la fille de joie, vêtue du jaune citron de la tentation.

Retenons deux choses de cet exemple éloquent des débuts de Vermeer, encore tenté par la peinture d’histoire, sacrée (Le Christ chez Marthe et Marie) ou profane (Diane et ses nymphes), mais capable aussi d’appliquer à un sujet moderne (le sexe tarifé) les ressorts et la complexité symbolique du grand genre. Marié depuis peu à une catholique, et probablement converti à cette occasion, Vermeer n’échappe alors ni aux conséquences de cette inflexion confessionnelle, ni aux lois du marché. Les travaux de John Michael Montias ont reconduit la peinture de Vermeer, y compris celle de la maturité, à son lot de contraintes extérieures. La vie de l’artiste, père de maints enfants (quatorze ou quinze) et exposé à toutes sortes de difficultés matérielles, ne ressemble pas à ses tableaux épurés et méthodiques, sûrs du magnétisme que leur assurent l’élégance des situations, le refus du pittoresque et le raffinement décoratif ou vestimentaire. L’idéal du gentilhomme, fantasme nobiliaire commun aussi à Ter Borch, Mestu et Peter de Hooch, s’empare de Vermeer dès avant 1660, et le pousse à transfigurer l’ordinaire. Que le réalisme pictural ait toujours procédé de la fiction, le peintre de Delft n’en est pas seulement conscient, il en exploite chaque ressource afin de donner vraisemblance à ses plus fines inventions. La plus vaste de ses compositions, La Peinture, se présente sur le mode de l’allégorie, « allégorie réelle », comme le sera L’Atelier de Courbet, sauf que Vermeer s’y peint moins en enfant de la nature qu’en constructeur du sens et en magicien des yeux. Une obligation s’impose par conséquent à l’historien, aller au-delà de l’apparence première des tableaux et les situer dans le contexte de production de Delft. Ce fut toujours l’approche d’Albert Blankert, l’inoubliable expert de Vermeer auquel le catalogue de la dernière rétrospective du Rijksmuseum était dédié. Cette même exposition, la plus complète à ce jour, la plus inclusive aussi au regard de la catalographie, aura profité de toutes sortes de découvertes ou les aura précipitées, autant de preuves de la concision narrative qui, parallèlement à une morale plus nette, poussa l’artiste à remanier les toiles antérieures à cette montée en gamme. Les examens que le Met de New York a menés sur La Jeune fille endormie, achevé peu après L’Entremetteuse, ont exhumé la présence d’un homme, probablement l’artiste lui-même, qui explique pourquoi l’œuvre a pu être décrite, lors de sa vente en 1696, comme « une jeune fille dormant ivre à une table ».

Stéphane Guégan // Lire la suite dans John-Michael Montias, Albert Blankert et Gilles Aillaud, Vermeer, nouvelle édition, 2024, avec un avant-propos de Stéphane Guégan, « De révélation en révélation », Hazan, 49,95€.

et sept autres boules…. de Noël !

Guillon Lethière et Bonnat l’ont copié, Théophile Gautier vénéré, Manet médité, nous l’adulons… C’est que Ribera, au tournant des XX et XXIe siècles, s’est dédoublé, et son corpus, déjà conséquent, étoffé de tableaux attribués à d’autres. La réunification de l’œuvre fait de lui le plus précoce des disciples du Caravage et l’un des plus proches de l’esprit, comme de la sacralité, de « l’unico », qui électrisa toute une jeunesse venue d’Europe seconder la Rome tridentine. « Ceci est mon corps », nous disent les tableaux christocentrés de cet Espagnol si franc qu’on a pu le croire français. En plus de visiter l’exposition d’Annick Lemoine, ordonnatrice de l’inoubliable rétrospective Valentin de Boulogne, et de Maïté Metz, il faut lire leur catalogue, aussi international que la recherche si active sur le caravagisme. « Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise […] / Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise. », écrivait Gautier au début des années 1840, à l’ombre du musée espagnol de Louis-Philippe, qui changea le destin de l’art français. La devise vaut pour l’historien. SG / Annick Lemoine et Maïté Metz (direction), Ribera. Ténèbres et lumière, Paris-Musées / Petit Palais, 49€.

Si certains de ses tableaux avaient pu être déplacés, le peintre Guillon Lethière (1760-1832) eût été plus présent sur les cimaises du Modèle noir, l’exposition pivotale d’Orsay (2019). Les relations interethniques, cet élève de Doyen, ce rival de David, ce proche de l’abbé Grégoire et du général Dumas, les a vécues dans sa chair avant de les traduire fortement en peinture. De père blanc et de mère métisse, peut-être non affranchie encore à sa naissance, l’enfant voit le jour à la Guadeloupe, comme le rappelle l’exposition du Louvre dès son titre, laquelle s’accompagne d’un vrai livre en manière de catalogue. Lecture faite, on comprend pourquoi pareille ampleur de vue était impérative. Les simplifications, tentantes, sont trop fréquentes au sujet de l’histoire coloniale et, plus précisément, des Antilles françaises. Notre peintre, quoique abolitionniste, ne s’est défait de l’exploitation sucrière de son père, et des esclaves qui y travaillaient, qu’en 1809 ; son destin de sang-mêlé, loin d’entraver sa brillante carrière, a favorisé un parcours qui brûle les étapes avec l’aide d’un réseau social et politique que nous pouvons désormais mieux pénétrer, de même que son corpus, qui touche au néoclassicisme sévère entre 1788 et 1794, puis s’abandonne au préromantisme post-thermidorien, sans sacrifier la fierté, dit Grégoire, d’être homme de couleur. SG / Esther Bell, Olivier Meslay et Marie-Pierre Salé (dir.), Guillon Lethière né à la Guadeloupe, Snoeck/Clark Art Institute/Louvre, 59€. Le livre fera date malgré une ou deux concessions aux post-colonial studies, inutiles tant la démonstration et l’information d’ensemble convainquent.

Peut-il exister une sculpture romantique ? Stendhal, partisan du renouveau pictural en 1827, reste dubitatif. C’est que la statuaire, art du volume par essence, en faisant le choix du vrai et de la couleur, risque de sombrer dans l’illusionnisme des musées de cire. L’écrivain est pourtant le premier à noter et soutenir, cette même année, le recul de « l’imitation gauche et servile de l’antique » chez les plus jeunes. François Rude (1784-1855) fut de ceux-là et, comme David d’Angers, son rival en art, son semblable en politique, aura vécu ce dilemme, d’autant plus que, lui aussi, était de formation néoclassique. Elle eut deux temps, la première est bourguignonne, ce qui lui vaudra les faveurs de Vivant Denon sous l’Empire, et les commandes d’ardents bonapartistes sous Louis-Philippe. Paris succéda vite à Dijon, et les premiers honneurs aux débuts obscurs. Prix de Rome 1812, mais privé de Rome pour des raisons financières en partie personnelles, Rude rejoint les exilés et sa belle-famille en Belgique, un an après Waterloo. David, l’autre, le peintre de Brutus, pousse à nouveau celui qu’il a toujours protégé. Rude ne redevient français que pour d’autres batailles, car le romantisme en est une en 1827 ! Là commence une carrière à coups d’éclat, du voluptueux Mercure (très Jean de Bologne) au terrible gisant de Godefroy Cavaignac (très Germain Pilon), du Départ des volontaires de l’arc de l’Etoile, cri inextinguible (on l’a vérifié en décembre 2018), au Ney de la place de l’Observatoire, ultime chef-d’œuvre que Brassaï a divinisé des halos de la nuit parisienne. En 1928, Luc Benoist avait exclu Rude de sa synthèse dépassée sur la sculpture romantisme. Porté par le regain que le sujet suscite depuis une trentaine d’années, notamment les travaux de Jacques de Caso et June Hargrove, Wassili Joseph signe plus qu’une monographie remarquable. Son livre, monumental en tous sens, remplace le Benoist, dont la réédition de 1994 laissa sur sa faim plus d’un fou du romantisme. SG / Wassili Joseph, Rude. Le souffle romantique, avant-propos de Claire Barbillon, préface d’Isabelle Leroy-Jay Lemaistre, ARTHENA, 139€.

Le « soft power », anglicisme aujourd’hui répandu hélas, ne fut pas toujours à sens unique. Projetons-nous un siècle en arrière, en pleine vogue et vague Art Déco. Paris donnait le ton alors au reste du monde, lequel se pliait à cette dictature du goût avec une bonne volonté confondante. A lire le dernier ouvrage d’Alastair Duncan, l’un des plus éminents experts du style 1925, maintes fortunes du nouveau monde, durant plus d’un demi-siècle, ont orné leurs intérieurs fastueux des créations de Rateau, Legrain, Dunand, Frank, Groult, Ruhlmann, Süe et Mare. Au lendemain de la guerre de 14-18, alors que l’Amérique du Nord pèse très lourd sur les règlements de paix et l’économie mondiale, on traverse l’Atlantique pour un rien, à bord de ces navires de croisière qui se font vite les vitrines de la nouvelle sensibilité décorative. La presse de Miami ou de New York s’intéresse de près à leurs importateurs, issus du gratin d’Hollywood ou des tycoons du chemin de fer. Et cela va durer plus d’un demi-siècle, comme ce livre le cartographie enfin. SG / Alastair Duncan, Le style Art Déco. Grands créateurs et collectionneurs, Citadelles § Mazenod, 2024, 79€.

« La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé », confiait Matisse à Tériade, en 1933, dans Minotaure. Bien qu’abritées par la revue surréaliste chic, ce n’étaient pas des paroles en l’air. Le nomadisme matissien, qui n’a pas d’équivalent chez Picasso et Derain, évoque davantage la mobilité et la liberté bonnardiennes. Certaines étapes en sont bien connues, la Bretagne et la Corse avant 1900, l’Algérie et le Maroc, l’Espagne et l’Italie, New York et Tahiti après. Elles ont toutes été des occasions d’élargir l’horizon ou de modifier, ce que Matisse désigne d’un mot, l’espace. Espace physique, espace politique, espace mental, espace pictural. A son exposition viatique, la plus somptueuse jamais organisée depuis celle du Centre Pompidou (2020, aussitôt fermée qu’inaugurée pour cause de Covid), Raphaël Bouvier a donné un titre baudelairien, qu’il faut comprendre dans sa dimension fictionnelle. Pour le lecteur serré des Fleurs du Mal que fut Matisse, le voyage, déceptif par essence, nécessite de surmonter son vice de nature ou de départ. La promesse d’un monde différent, d’une culture autre, d’une relation moins grippée au cosmique et au divin, ne saurait être pleinement satisfaite. Ce que le voyageur perd à l’épreuve du relatif, son œuvre, peinture ou écriture, le remplit, dirait Matisse, d’émotions, de sensations, de sentiments « personnels », nés de l’étrangeté d’être soi-même et autrui là-bas, comme le poète des Foules. Matisse atteint au chef-d’œuvre par la conscience de ses limites. Prêt insigne, ses Baigneuses à la tortue font de l’altérité et de l’ailleurs impossibles leur horizon fatal. SG / Raphaël Bouvier, Matisse. Invitation au voyage, Fondation Beyeler / Hatje Cantz, 2024, 58€. Depuis le 23 novembre dernier, le musée départemental Henri Matisse, au Cateau-Cambrésis, sa ville natale, a rouvert ses portes. Plus grand, plus lumineux, plus orchestré, il peut désormais proposer un parcours permanent, au-delà de la riche séquence des débuts de l’artiste, et une exposition ambitieuse. Celle consacrée aux livres illustrés de Matisse, domaine très sous-évalué en France de sa création, eût mérité un catalogue, que le chantier de réouverture a peut-être obligé de sacrifier. L’homme du Cateau appartenait à la race des peintres lecteurs, celle qui a fourni à notre pays ses plus grands créateurs. La règle ne souffre aucune exception.

Feu Philippe Sollers parlait volontiers de la profonde empreinte matissienne de l’art américain des années 1940-1970 ; elle l’enchantait et, fruit de ses séjours outre-Atlantique, l’avait même poussé à la servir. Aurait-il classé et accepté Tom Wesselmann parmi les émules du maître ? La plus grande vertu de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton, son exploit même, ne s’évalue pas au nombre d’œuvres iconiques rassemblées – on pense à ces grands nus roses des années 1960, heureux de faire la roue au premier plan du tableau et de troubler le spectateur dans ses désirs et ses certitudes. Wesselmann ne déshabille-t-il pas ses modèles (les photographies le prouvent) et les codes de la pin-up standardisée d’un même mouvement ? Non, ce qui intéresse le plus le visiteur un peu saturé de popisme (tendance forte de la sensibilité contemporaine), ce sont les premiers essais, vers 1959-1960, de cet artiste né en 1931. La dépendance à Matisse et Bonnard y est criante, amusante et stimulante déjà. Ses odalisques prennent des poses éloquentes, qui ont déjà beaucoup servi en Europe. Les citations masquées deviennent ensuite explicites en raison même du recyclage propre au Pop Art. Les intérieurs de Wesselmann s’ornent de reproductions de Matisse, aveu (coupable ?) des détournements multiples opérés ici et là. Le catalogue reproduit à son tour une sélection des avatars actuels de cette surenchère du collage à forte teneur érotique ou plus. Que l’on y trouve son bonheur ou pas, l’étal passionne. Que pense Wesselmann de l’école à laquelle il a donné naissance malgré lui ? Probablement ce que Baudelaire pensait de « l’école Baudelaire ». SG / Suzanne Pagé, Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer (dir.), Pop Forever. Tom Wesselmann, Gallimard / FLV, 45€.

Sans doute le rêve, en raison de sa part d’énigme irréductible, tient-il en éveil toutes les cultures humaines depuis la nuit des temps. La nôtre s’est toujours préoccupée de ce « langage hiéroglyphique dont je n’ai pas la clef », dit Baudelaire à Asselineau en 1856. Des clés, les auteurs antiques en désignent, voire en prescrivent plusieurs, étant entendu que le songe peut être de diverses natures, mémoire des états de veille, heureux ou non, ou divination de ce qui adviendra, bon ou mauvais. Le passé ou l’avenir se chiffrent obscurément et se déchiffrent difficilement. D’où la question ancienne, qui mène à Freud : les rêves procèdent-ils par images, comme le pensait le Viennois, ou selon le langage des mots ? « Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde », souligne le Baudelaire de 1859. Très tôt aussi les arts visuels ont regardé au-delà de cette équivalence valorisante, ils sont entrés dans « la fabrique du rêve », ils ont descendu, une à une, vaille que vaille, les strates de la psyché humaine. L’ample et belle réflexion que nous livre Victor Stoichita débute sous l’antiquité, quant aux textes fondateurs, et fouille plus de quatre siècles de représentations picturales, des enluminures du Moyen Âge aux illuminés conscients, c’est-à-dire cartésiens, du XVIIe siècle. On devine ce à quoi un auteur expéditif se serait borné : capturer ce flot d’images, superbement réunies ici, dans le filet de la psychanalyse. Stoichita, peu réceptif aux délices de l’anachronisme, procède lui en historien des idées. Giotto, Dürer, Bosch, Schongauer, Raphaël et Michel-Ange, Jordaens et Vermeer nous tiennent par la main, comme l’ange qui conduit Pierre au Vatican, chacun dans sa lumière et son approche de l’onirique. SG / Victor I. Stoichita, La Fabrique du rêve, Hazan, 2024, 110€.

Signalons aussi…

Théophile Gautier, Œuvres complètes, section VII, Critiques d’art, tome 2, Salons 1844-1849, textes établis et annotés par Stéphane Guégan, Lois Cassandra Hamrick, James Kearns et Karen Sorenson, édition relue, complétée et assemblée par Marie-Hélène Girard, Editions Honoré Champion, 95€. Ouvrage indispensable à qui veut comprendre le rôle essentiel joué par Gautier dans l’inflexion de la peinture française au crépuscule de la monarchie de Juillet et au début de la IIe République, quand sonne l’heure de la modernité baudelairienne et du réalisme de Courbet.

La puissance d’opposition propre à la littérature, dirait Balzac, se vérifie au fil du dossier qui ouvre la dernière livraison de la NRF, elle s’orne de photographies extraites ou pas du livre que j’ai signé avec Nicolas Krief (Musée, Gallimard, 2024). Krief, en voilà un qui n’a pas ses yeux dans les poches, et qui tend l’oreille aux mots que suscitent les images. C’est le sujet du second dossier voulu par Olivia Gesbert, très consciente du rôle que la NRF a joué dans leur rapprochement. De cette seconde moisson, un texte, sublime, émerge, Cioran sur Nicolas de Staël. Quant à L’Origine du monde de qui vous savez, elle mène Emma Becker jusqu’au bout d’elle-même. Parlerait-elle plus volontiers du petit bout d’elle-même ? SG / Nouvelle Revue Française, numéro 659, Gallimard, 20€.

Au cœur de l’histoire, Europe 1, lundi 2 décembre 2024, Auguste Renoir, le peintre fou de couleurs avec Stéphane Bern et Stéphane Guégan,

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/auguste-renoir-le-peintre-fou-de-couleurs-4283174

JOYEUX NOËL !!!!!

7788556316_08ffd64f66_bJe ne peux plus penser au grandiose Fra Angelico sans penser au tout jeune Manet s’enfermant au couvent de San Marco pour dessiner et s’évaluer. La même résolution dans l’évidence les rapproche, la même vérité dans le détachement. Ce sont aussi deux artistes à qui le sang ne fait pas peur. Timothy Verdon, adepte convaincu et convaincant de la «lectio divina», est frappé par cette expression brutale de la permanence eucharistique qu’il glose comme personne. Fra Angelico fait saigner la peinture en multipliant les images du calvaire rédempteur. Peinture et coulure, dirait Guillaume Cassegrain, s’appellent l’une l’autre, à l’instar de la lumière et de l’espace, ces autres vecteurs d’une théologie indissociable de son actualisation sensible. La perspective, invention des hommes, n’est guère moins merveilleuse que «l’altérité du monde céleste», étrangère aux mathématiques. Car Fra Angelico fut peintre, et peintre moderne, avant d’entrer chez les dominicains, au service desquels il montra une fidélité incomparable. Il y avait de l’entrepreneur dans cet homme aussi ouvert au luminisme de Lorenzo Monaco qu’à la virilité de Masaccio. Devenu Fra Giovanni en 1428, il ne renonce en rien à la «carrière» et aux nouveautés du temps, style, technique et iconographie. En s’attardant sur la machinerie du théâtre sacré et la verve dramatique de la prédication dominicaine, Timothy Verdon déniche ailleurs les effets d’une communauté d’intérêts et d’âmes. Il sait aussi sortir des images trop souvent reproduites. L’une des perles de sa superbe étude est la Madone à l’Enfant de Berne, don du peintre Adolf von Stürler, qui fut élève d’Ingres à l’époque de la reconquête primitiviste. Celle où naissait Manet.

caravageOserais-je dire qu’on publie trop sur Caravage et qu’il sert même le plus souvent aux gloses les plus étrangères à sa peinture et son être historique. Deux écueils, en effet, attendent celui qui s’y attelle, la trompeuse transparence du réalisme et, en sens contraire, l’excès interprétatif, grand péché du narcissisme contemporain. Giovanni Careri, conscient de ces dangers mais jouant cartes sur table, se saisit de L’Incrédulité de saint Thomas (Postdam) pour illustrer d’emblée une méthode et, disons-le, une éthique du regard.  Le doute, ici, conduit à n’écarter l’analyse d’aucune piste (et Dieu sait si elles sont nombreuses !), il engage surtout la lecture (et le lecteur) à les examiner en toute rigueur. A l’instar de Thomas, le doigt dans la plaie du Christ par défiance des yeux, Careri y regarde plutôt deux fois qu’une avant de trancher le débat que chaque tableau désormais soulève quant à son bouquet très (trop) ouvert de significations. Au risque d’appauvrir un livre d’une richesse incontestable, et qui fait appel à toutes les approches possibles, on dira qu’il privilégie deux dimensions de cette peinture. Tableau de genre ou scène sacrée, selon un distinguo qu’il remet en question, Caravage n’ignore aucune des attentes inhérentes à leur iconographie et au substrat textuel de l’image savante, mais il cherche surtout à les associer à une expérience existentielle forte, selon des modes d’adresse qui varient avec le temps et le contexte de réception. Le second trait distinctif de cet art «révolutionnaire» (Roberto Longhi), révolutionnaire en ce qu’il semble dire le réel avant d’en fixer le sens et l’histoire avant d’en clore le récit, ce second trait est la «réflexion métapicturale» qui traverse l’œuvre et la conscience qui affleure partout des pouvoirs propres de la peinture à élaborer une pensée nouvelle de l’image et du monde. Cela nous vaut, sous la plume précise et incisive de Giovanni Careri, de très belles pages sur le toucher, les effets de miroir, le jeu érotique du regard partagé et la suspension du temps. Cette peinture fait de son action sur nous sa raison d’être.

product_9782070149599_195x320Yeux noisette et cheveux fournis, fine moustache et bouche gourmande, nez impérial et corps de danseur, le jeune Louis XIV fut une manière d’Apollon, comblant les femmes et honorant les arts avec l’ardeur qu’il mettrait au gouvernement de la France après 1661. Ainsi la symbolique solaire trouvait-elle en lui un sujet favorable à son propre accomplissement. Mais, au vrai, qui se cachait derrière les talons rouges du portrait de Rigaud, qui se dissimulait sous la sublime armure que les Vénitiens lui offrirent pour bouter les Turcs hors d’Europe ? Et comment saisir l’intimité d’un souverain qui prit conscience à vingt ans qu’il ne s’appartenait pas : « Je ne suis point à moi, je suis à l’univers », lui fait dire le génial Isaac de Benserade, en 1653. Il n’y entrait aucune courtisanerie. Louis, selon nos critères bourgeois, eut-il une « vie » ? Oui, répond Hélène Delalex au terme de l’enquête, fine et piquante, qui l’a conduite à interroger l’iconographie du roi, des langes à la fameuse cire d’Antoine Benoist, et à relire pour nous toutes sortes de témoignages écrits, à commencer par ceux de l’intéressé. Elle sait que la saine franchise de Saint-Simon imposait un ton particulier à son petit inventaire des qualités et des défauts du grand homme. D’emblée, le lecteur est pris par cette chronique des marges de l’histoire officielle, et souvent plus éclairante que l’autre. Comment résister, en effet, à la voix du passé quand elle nous parle si bien des passions d’un roi qui ne les sacrifia jamais à l’exercice du pouvoir, ni ne les laissa entraver les devoirs du trône ? Son faible pour la guitare, ses amours de jeunesse et de vieillesse, sa folie des oranges et des petits pois, autant de preuves, dirait Racine, que le monde avait trouvé son maître.

fantastique_couv_bdÉnorme fut la production fantastique du XIXe siècle, énorme et moins confinée qu’on ne le croit. En plein essor de la communication, de la presse et du livre illustrés, rien n’échappe désormais au grand nombre. Et le langage des avant-gardes, un temps controversé, rejoint de plus en plus vite le mainstream. L’exposition du Petit Palais et son catalogue ont su redonner aux images les plus étranges ou loufoques le mouvement qui fut le leur après 1820, quand se combinèrent la révolution lithographique et une certaine libéralisation de l’espace public. Si l’accès à tout un imagier ne cessera plus de s’étendre, malgré les effets de rareté dont jouèrent des artistes comme Bresdin et Redon, les œuvres qui véhiculent le merveilleux se diffusent selon de nombreux canaux, depuis les affiches de librairie jusqu’aux publications populaires, justement introduites par les commissaires. Ils aiment à suivre ainsi le destin et les métamorphoses de ces classiques de l’esprit gothique, le Sommeil de la raison de Goya ou le Cauchemar de Füssli, que l’estampe française adapte dans les années 1830. La vague fantastique, on le sait, atteint un sommet au lendemain de la Révolution de juillet et s’en nourrit, rires et larmes. Car, ainsi que le note Todorov en introduction, le surnaturel romantique est moins l’envers que le complément de son vœu de vérité.

matisse-et-la-gravureUn sacré graveur, Matisse le fut assurément, lui qui singeait vers 1900 les autoportraits de Rembrandt au travail sur le cuivre. Sa carrière, tardive comme on sait, ne faisait que s’ébaucher, mais elle affichait déjà d’immenses ambitions. L’estampe y occupa une place et y joua un rôle qu’on a préféré oublier. Elle n’a plus aujourd’hui le prestige du dessin, jet unique, ou du papier découpé, où s’abolit la frontière entre tracé et couleur. Pourtant Matisse a beaucoup gravé, avec l’aide ou non de sa fille Marguerite, avant de collaborer avec des ateliers réputés. Parmi les 829 pièces que recensait en 1983 le catalogue raisonné des Duthuit, le musée Matisse du Cateau-Cambrésis et son directeur Patrice Deparpe ont retenu près de 180 feuilles, tributaires des techniques et des encrages les plus divers, et nées d’une pensée évolutive de la réserve qui convenait si bien à la psyché mallarméenne du maître. Le dessin est rarement centré et la forme souvent ouverte. C’est que le vide où ils prennent vie n’est jamais un support inerte. Aragon, parlant du « ciel blanc de la feuille », en soulignait la présence insistante. A ce peintre si économe de ses moyens, il importe de conserver au visible la possibilité de sa disparition. Plus qu’à un simple exercice d’équilibriste, qui apprivoise la gravitation à tout moment, Matisse comparait ses estampes aux défis de l’acrobate. Eaux-fortes et lithographies bousculaient sa virtuosité par crainte de l’y enfermer. Les bois de Gauguin avaient hanté ses années fauves, de même que l’émulation de Dufy et Derain. A la veille de la guerre, le trait s’allège et virevolte. Durant les années niçoises, la litho lui rend cette maîtrise du réel qu’il croyait avoir perdue. Ses odalisques aux seins lourds, d’ethnies précises, débouchent parfois sur des paraphrases ingresques ou picassiennes de circonstance. Les linogravures de la fin des années 30, où visages et corps se détachent en blanc sur noir, font écho aux monotypes de 1916 tant il est vrai que rien ne se perd chez Matisse.

picasso-l-exposition-anniversaireX comme XX, évidemment, dès qu’on revient à Picasso ou qu’on aborde la réception critique de ses faits et gestes, comme nous y invite le musée de l’hôtel Salé pour ses trente ans. L’ouvrage qui paraît à cette occasion, un précieux éphéméride où l’on suit l’artiste à travers la presse qu’il aura très tôt suscitée et les documents personnels qu’il a religieusement conservés, répond à l’une des priorités de Laurent Le Bon. A peine était-il nommé que le nouveau directeur annonça vouloir rapprocher les collections des archives et ouvrir ce fonds plus largement aux chercheurs. La mesure est de bon sens. A très peu d’exceptions, Picasso a cessé d’être un domaine où les Français comptent et publient. Ce n’est pas le lieu d’en dresser les raisons, il est plus urgent d’organiser la reprise, comme on dit en économie. Elle ne se fera qu’en collaboration étroite avec le musée Picasso et en connaissance des travaux qui sont menés hors de nos frontières. Tout un réseau est à reconstruire, un défi à relever. Ce livre, étape nécessaire, résonne brillamment des plumes du passé, il faut désormais reprendre la parole.

product_9782070107452_195x320Ne faut-il pas toujours interroger Baudelaire pour saisir à sa naissance les poncifs, fussent-ils féconds, du XXe siècle ? Son éloge de Delacroix, en 1855, est dans toutes les mémoires. La souveraineté sans partage du peintre lui semblait résider dans sa faculté à pénétrer « jusqu’à l’âme par le canal des yeux. […] vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. » Du symbolisme historique aux différents avatars du shamanisme contemporain (Beuys n’en est que l’un des noms), en passant évidemment par le surréalisme et l’automatisme psychique que Breton théorise dès 1924, une large fraction de notre modernité s’est donnée pour objectif d’instaurer « une nouvelle relation, immédiate, entre l’artiste et le spectateur. » C’est Pascal Rousseau qui parle, preuves en mains. L’attrait du magnétisme animal et du spiritisme, qui passionnèrent Balzac et Gautier, s’est exercé sur les générations suivantes avec un succès qu’on ne mesure plus et que ce livre documente avec un soin remarquable. Nul besoin, du reste, de croire à l’existence des esprits (Gautier et Breton n’y croient pas) pour s’intéresser aux mécanismes psychiques et inter-relationnels. Cosa Mentale ne conte pas l’histoire d’une restauration idéaliste, exposition et catalogue ravivent avec brio le cœur neuronal du XXe siècle et ses rêves de télépathie.

catalogue-d-exposition-georgia-o-keeffe-et-ses-amis-photographes-O comme O’Keeffe, la grande oubliée, en France, des expositions… Coup double, donc, pour le musée de Grenoble puisque la « fée de Santa Fe » s’y voit rejointe par les photographes qui s’emparèrent de son regard et de son corps magnifique. Peintre et modèle, elle ne crut pas déchoir en assumant ce double rôle à égalité. La fusion semble son mode d’existence. Les hommes, la nature, le désert, elle les épousa avec une sorte de tranquille assurance et ses vues de New York détournent à leur profit un inévitable élan phallique. Le photographe et marchand Stieglitz, au départ, profite sans modération de cette jeune pousse du Wisconsin. Entre 1916 et 1937, il fait plus de 350 photographies d’elle. A l’inverse, et à ses côtés, elle étend une utile connaissance du milieu dans le New York de Duchamp. Il semble que la fréquentation du créateur de Fountain, dont la symbolique sexuée n’a pu lui échapper, n’ait pas éteint un goût précoce pour Picasso. Revendiquée à grands cris par les féministes après 1970, Georgia avait facilement suivi le cursus des garçons. Ses débuts, sous l’œil de Stieglitz, son mentor et futur mari, datent de 1917. Les médiums ne se cherchent pas querelle alors. O’Keeffe s’intéresse à Strand, Sheeler ou Weston hors de tout mimétisme, elle procède aussi par gros plans, et pousse ses compositions au bord de l’abstraction pour mieux s’en écarter et faire exploser l’Eros du monde. Cette synesthésie va se nourrir de Kandinsky et de culture amérindienne après que Georgia eut découvert le Nouveau-Mexique. Greenberg, en lui reprochant de ramener la peinture à un culte trop « privé », voyait involontairement juste. Ses erreurs sont d’or.

warhol-unlimited---catalogue-de-l-expositionEt Andy, père du Pop, passa au disco. C’est, en cet hiver 1978-1979, un choix qu’il partage avec maintes stars vieillissantes, souvent ses amis, de la scène rock. Le punk l’a déjà rectifiée… Qu’importe, Iggy, Bowie et Lou Reed se refont une beauté et une jeunesse à Berlin, au son des boîtes à rythme et du beat sombre des clubs pas très clairs. Celui qu’affectionnait Warhol à New York, le Studio 54, plus flamboyant, convenait mieux à notre quinqua richissime que le succès des somptueux Mao de 1973 acculait à un nouveau coup de force. Ce sera Shadows, 102 panneaux presque identiques (tout est dans le presque) qu’il montre presque ensemble (tout est dans le presque) dans la galerie de Heiner Friedrich, au cœur de Soho, en janvier 1979. Une immense frise d’ombres y capture l’espace et le coupe du monde des gris. La couleur, à l’intérieur, explose, des rouges, des oranges et des turquoises sur lesquels l’impression sérigraphique alterne un motif unique, répété en positif et en négatif une centaine de fois, de façon à tourner le cauchemar du même en rêve édénique. Ce théâtre d’ombres, écrit Victor Stoichita, est moins superficiel qu’il n’en a l’air et que Warhol n’affecta de le dire : « Quelqu’un m’a demandé si je pensais qu’ils [les panneaux] étaient de l’art et j’ai dit non. Vous voyez, il y avait de la musique disco durant la fête du vernissage. Je suppose que cela en fait un décor disco. » Stoichita agite d’autres fantômes au-dessus de la guirlande festive, surtout celle de De Chirico, que Warhol a croisé peu avant la mort du vieux maître. Signifierait-elle, cette mort, celle de la peinture elle-même ? Shadows désigne, par défaut, une lumière, un geste, une culture à protéger des nouveaux iconoclastes. La postmodernité a commencé. Autant qu’une exposition atypique, Warhol Unlimited est un de ces catalogues qu’on n’a pas fini d’exploiter.

1540-1Le 13 novembre dernier, nous avons compris ce que signifiait la «nuit parisienne» pour les ennemis de l’Occident «hédoniste». Un bain de sang contre un bain de jouvence… Car Paris, at night, vous soulage de vos années de trop. Dancing ou simple déambulation, ça bouge. Les gens, disait Eustache, y sont plus beaux, la ville plus romanesque. Et Michel Déon, en 1958: «La nuit est vouée aux rencontres brèves, au plaisir, aux dialogues fous, montagne accouchant d’une souris quand le jour se lève.» Mais chacun a sa recette pour prolonger «l’ivresse», un mot qu’affectionne Antoine de Baecque et qui guide son exploration très entraînante des nocturnes parisiens. Aussi féru d’histoire que de cinéma et de littérature, le biographe de Truffaut et Godard n’étudie pas seulement son sujet à la lumière des salles obscures, par films interposés… Tableaux et photographies lui parlent aussi des temps évanouis. Boulevards, bars, cafés, restaurants et boîtes en tout genre sont décrits, sous Louis XIV ou sous Giscard, comme si Guitry lui avait refilé son don d’ubiquité. Notre grand marcheur topographie les espaces du plaisir et leur géographie mouvante, Montmartre, Montparnasse, le Palace de l’ami Pacadis et aujourd’hui le quartier Oberkampf, celui des cafés sonores, celui des bars à vins gagnés sur la fringomnaie de la capitale, celui du Bataclan… Nos nuits, oui, sont bien plus belles que vos jours. Stéphane Guégan

9782330055899*Timothy Verdon, Fra Angelico, Actes Sud, 140€

*Giovanni Careri, Caravage. La peinture en ses miroirs, Citadelles et Mazenod, 189€

*Hélène Delalex, Louis XIV intime, Gallimard, 29€

Valérie Sueur-Hermel, Gaëlle Rio, Fantastique ! L’estampe visionnaire. De Goya à Redon, Editions Bibliothèque Nationale de France, 39€.

*Patrice Deparpe (dir.), Matisse et la gravure, l’autre instrument, Silvana, 35€. L’exposition du Musée Matisse (Le Cateau-Cambrésis) reste visible jusqu’au 6 mars 2016.

*Laurent Le Bon (dir.), ¡ Picasso !, Editions de la RMN, 45€

*Pascal Rousseau, Cosa mentale. Art et télépathie au XXe siècle, Gallimard, 49€. L’exposition du Centre Pompidou Metz reste visible jusqu’au 28 mars 2016.

*Guy Tosatto et Sophie Bernard (dir.), Georgia O’Keeffe et ses amis photographes, Somogy, 28€. L’exposition du Musée de Grenoble reste visible jusqu’au 7 février 2016.

*Sébastien Gokalp et Hervé Vanel (dir.), Warhol Unlimited, Paris-Musées,  44,90€. L’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris reste visible jusqu’au 7 février 2016.

*Antoine de Baecque, Les Nuits parisiennes XVIIIe-XXIe siècle, Le Seuil, 39€

LE PARI(S) DE CAILLEBOTTE

9780226263557Depuis le 8 novembre, le peintre des Raboteurs a pris ses quartiers au Kimbell Art Museum, après avoir triomphé à la National Gallery de Washington. Juste triomphe. La rétrospective parisienne de 1994 avait mis l’accent sur le dynamisme de ses perspectives et la conquête du plein air. Changement d’optique avec Mary Morton et George Shackelford, vingt ans plus tard : c’est la masculinité de Caillebotte, tantôt conquérante, tantôt secrète, souvent sportive, toujours sociable, que les deux commissaires privilégient avec une audace et une rigueur qui ne se combinent plus chez nous.

280px-Gustave_Caillebotte_-Man_at_His_BathHendrick Goltszius - Mars and Venus Surprised by VulcanCe faisant, le curseur s’est déplacé, et la modernité du peintre ne s’évalue plus seulement à l’aune du magistère de Degas, indéniable dans les extérieurs à personnages amorcés, ou à la lumière de la photographie des années 1850-1860 (malgré son impact certain, comme l’a rappelé Nancy Locke lors de la journée d’étude du CASVA). Formé par Léon Bonnat au sortir de la guerre de 1870 et de la Commune, double trauma pour ce Républicain né en 1848, Caillebotte ne tarde pas à entrer en compétition ouverte avec Manet dont, par ailleurs, il possédera trois tableaux insignes. Sa tentative de ramener le peintre d’Olympia dans le giron impressionniste, début 1877, se solde par un échec. Mais le symbole demeure. Il nous indique que l’élève de Bonnat, dont l’enseignement est réévalué par le catalogue, n’a qu’une obsession dans le Paris meurtri du maréchal de Mac Mahon, y réinscrire la grande peinture, celle qu’on disait d’histoire et qui entendait alors coller à l’époque et la galvaniser. Delacroix, Courbet et Manet avaient ouvert la voie à cette nouvelle énergie prosaïque où traîne, à des degrés variables, l’ancienne rhétorique profane et sacrée du grand genre. Tel homme penché à sa fenêtre se cambre à la façon d’une figure de Raphaël, tel fessier jeté impudiquement au regard réactive un poncif des maniéristes les plus outrés, tel autre prend possession de l’espace avec une virilité digne du baroque rubénien. Caillebotte n’est pas de ces peintres qui oublient d’où ils viennent et bâclent le travail par soumission à l’instant. Huysmans, qui l’a mieux compris et défendu que Zola, disait qu’il possédait l’intensité et l’imprévu de Manet, la méthode en plus.

9782754107938-001-TIl est vrai que cette peinture se maintient dans une tension permanente, et souvent désarmante, par peur du banal et crainte de déchoir. L’ombre de Manet, celle de Chemin de fer (Juliet Wilson-Bareau l’a montré en 1998), du Portrait de Zola et du Balcon, n’en diminue jamais la valeur. L’inertie, ils l’ignorent tous deux, même quand ils peignent l’attente, l’absence ou le néant. Aucune zone morte ne dépare leurs tableaux. Ils ont enfin cette façon commune de faire circuler le désir et le regard en invitant le spectateur à en chercher l’objet et le sens. Cette part voilée du tableau, et de son récit discontinu, a manifestement toujours intrigué Victor Stoichita, dont le dernier livre rapproche de l’investigation policière la démarche de l’historien et celle du regardeur, en ce qui concerne précisément l’esthétique qu’inaugurent Manet et Caillebotte. Faisant le constat de leur recours aux « regards entravés », aux figures de dos ou à peine entrevues, notre Sherlock Holmes explore le drame de la vision, ou sa thématisation picturale, qui fait le lien entre les acteurs si différents de la nouvelle peinture. Monet et Degas interviennent aussi dans l’analyse que fait Stoichita des modes par lesquels cette génération engage les figures du tableau et son public à partager l’expérience d’une réalité qui reste en partie inaccessible. Duranty, champion inspiré de Caillebotte en 1876, parlait de « l’impromptu » comme d’une des « grandes saveurs » du monde qui nous appelle. On en dira autant de ce livre à surprises. Stéphane Guégan

*Gustave Caillebotte. The Painter’s Eye, catalogue sous la direction de Mary Morton et George Shackelford, The University of Chicago Press, 60$. Voir aussi Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 2021 (couverture plus bas).

*Victor Stoichita, L’Effet Sherlock Holmes. Variations du regard de Manet à Hitchcock, Hazan, 25€.

Salle époque (suite)

product_9782070115211_195x320Le 14 octobre 1940, depuis Cannes, Gaston Gallimard adresse un télégramme amical à Giono, l’un des phares de la maison, pour l’encourager à rejoindre le comité éditorial de la NRF et contribuer à son (nouveau) premier numéro. L’heure est grave… Quelques jours plus tôt, Drieu, son nouveau directeur, a écrit lui-même au Virgile de Manosque. Avec lui, Paul Éluard et Céline, l’auteur de Gilles se sent capable de relancer la machine sous un pavillon qui serait celui, tant bien que mal, de la liberté de penser et de créer, hors de tout contrôle direct des boches. Il est de bon ton d’en sourire aujourd’hui. On a tort, évidemment, comme le regretté Pascal Mercier eut le courage de l’écrire. Giono, sans rejoindre le comité, confiera quelques textes à la revue jusqu’au début 1943. Ce que nous apprend le formidable volume des Lettres à la NRF, c’est que les Gallimard, Gaston autant que son neveu Michel, se sont souvent faits les médiateurs de Drieu auprès de Giono. Autant dire qu’ils étaient persuadés de l’importance de maintenir en vie leur revue et qu’ils estimaient l’éclectisme idéologique des contributeurs, ligne de Drieu, préférable au choix de la stricte Collaboration. Giono, de même, leur semblait une caution respectable. Venu de la gauche et surtout du pacifisme, Munichois en 38 mais aussi hostile aux communistes qu’à Hitler, membre à ce titre de la F.I.A.R., comme André Breton et André Masson, continuant à chanter la terre et sa Provence sous le maréchal (il y en a que ça gêne), il crut possible de conserver sa neutralité en confiant, de temps à autre, sa production littéraire à des revues ultra (La Gerbe et La Révolution nationale) et en faisant jouer son théâtre avec succès dans les deux zones. Mauvais calcul, il sera épuré à la Libération… Qu’il ait eu conscience de la façon tendancieuse dont on utilisait sa plume ou interprétait ses positions d’avant-guerre, le volume le montre aussi. Il confirme aussi son étanchéité à toute forme d’antisémitisme, son besoin d’argent constant, sa duplicité en matière éditoriale (mettant les nerfs de Gaston à rude épreuve), son nez en matière de littérature étrangère et sa verve sudiste. Remontant la pente assez vite après 1945, il préfère la nouvelle vague (Nimier, Pierre Bergé, Bernard Buffet, l’équipe de la Table Ronde) aux existentialistes et à cette aimable fripouille d’Aragon. Les combinaisons et pressions liées au Prix Goncourt, dont Giono devint membre en 1954, colorent quelques lettres échangées avec les Gallimard parmi les plus drôles. SG // Jean Giono, Lettres à la NRF (1928-1970), édition établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Gallimard, 26,50€.

9782081366350_cmThéoricien de l’antisémitisme nazi et même « père de l’Église du national-socialisme » (Hitler), Alfred Rosenberg a laissé le souvenir d’un idéologue inflexible. Sa froideur impressionnait ses proches qui, comme lui, ont accrédité la vision d’un homme extérieur à la mise en œuvre concrète de la « solution finale ». Rien de moins faux. Et la parution de son Journal, retrouvé en 2013 et désormais déposé au musée Mémorial de l’Holocauste (Washington), en apporte maintes preuves sinistres. Le traumatisme de la défaite de 1918 lui avait fait rejoindre le nationalisme de tendance « völkisch ». Populiste et raciste, il transforme ses convictions en livres (La Trace du Juif à travers les époques, 1920) et militantisme actif. L’inspirateur de certains passages de Mein Kampf gravit les échelons au sein du parti nazi à partir de 1923. Son domaine reconnu sera celui de l’éducation des masses. Rosenberg, architecte de formation, a des vues sur l’esthétique, inséparable du redressement pangermanique en cours… Sa chance, si l’on ose dire, ce sera la guerre, qui lui vaudra presque rang de ministre. D’un côté, à la tête de l’E.R.R., il est un des principaux responsables de la spoliation des biens juifs, œuvres d’art comme documents historiques, à Paris comme partout où flotte la croix gammée. De l’autre, l’invasion de la Russie, qui efface le pacte germano-soviétique qu’il n’a jamais digéré, lui ouvre un vaste champ d’action. Il prend sa revanche sur Goebbels et Himmler dont chaque faux-pas le met en joie. C’est là et alors, comme l’expliquent les éditeurs du Journal, que Rosenberg va radicaliser sa vision de la question juive. Face aux tueries de masse, dont il a vite connaissance, face aux civils et aux prisonniers qu’on affame par millions pour nourrir la Wehrmacht, Rosenberg va petit à petit accepter l’idée de l’éradication totale de la « non-race ». SG // Alfred Rosenberg, Journal 1934-1944, édition présentée par Jürgen Matthäus et Frank Bajohr, Flammarion, 32€

9782081365407_cmAux psychiatres américains venus l’interroger sur son collectionnisme boulimique, lors du procès de Nuremberg, Goering déclara sa flamme pour « l’art et le grandiose ». Grandiose, il le fut par le faste tapageur dont il s’entoura à partir du milieu des années 1930 ; il le fut surtout par l’étendue et l’organisation de ses rapines. Le catalogue de ses tableaux se confond, à peu de choses près, avec le catalogue de ses forfaitures. Nous aurions pu attendre longtemps l’accès aux inventaires et aux photographies qui le reconstituent. Le nouveau cadre législatif et la volonté de Laurent Fabius, patron du quai d’Orsay depuis 2012, ont donc rendu possible la publication de ce document exceptionnel. Destiné à jeter une lumière définitive sur la provenance des œuvres et le rôle des intermédiaires, voué aussi à faciliter le travail en cours des localisations et restitutions, le Catalogue Goering oblige aussi à interroger le sens des milliers d’œuvres que le Reichsmarschall amassa en ces demeures seigneuriales. Certes, comme le note Jean-Marc Dreyfus, il en allait du standing de celui qui fut longtemps le numéro 2 du régime et auquel étaient imparties, en plus d’une politique économique à grande échelle, les obligations de représentations auxquelles Hitler renâclait. Les deux hommes, liés depuis 1921, et animés d’une passion dévorante pour les maîtres anciens, croient pareillement à l’esthétisation du pouvoir. L’art, sous toutes ses formes, agit sur le réel et déculpabilise le pire. Goering et Hitler vont se disputer le fruit des spoliations. Leur rapacité s’exerce essentiellement aux dépens des collections juives, sur le territoire allemand (confiscations et ventes forcées contre droit au départ) et en terres conquises. Une moitié des cimaises de Goering avaient été tapissées de tableaux d’origine française… À Paris, les services de Rosenberg (E.R.R.) rabattent tableaux, sculptures, tapisseries, objets d’art et bijoux pour le grand carnassier de Carinhall. Celui-ci favorise, nulle surprise, les écoles du Nord, mais il affiche aussi, en nouveau Frédéric le Grand, un faible pour le rocaille français, sans crainte d’être comparé aux collectionneurs juifs dont il avala les Lemoyne, Watteau, Boucher, et Fragonard. Les rares « modernes » qui ornent ses murs montrent souvent une petite touche de sensualité flatteuse pour le maître de maison. Ainsi en est-il d’Europe et le taureau qui, bien sûr, trône dans la chambre à coucher. La toile risible est due au pinceau repenti de Werner Peiner (1897-1964), ex-représentant de la Nouvelle objectivité et de l’art dégénéré. Moins avant-gardiste que Goebbels, Goering s’aligne sur les positions de son ami Rosenberg et n’avait guère plus d’œil que lui, si l’on en juge par le nombre d’œuvres secondaires et de faux qu’abritait aussi la collection. La palme d’or, en fait de croûtes, c’est le Jésus et la femme adultère, un supposé Vermeer miraculeusement exhumé ! Il s’avéra être l’œuvre, on le sait, du faussaire Han Van Meegeren. La grande peinture s’était vengée du maréchal. SG // Les Archives diplomatiques et Jean-Marc Dreyfus, Le Catalogue Goering, préface de Laurent Fabius, Flammarion, 29€