MATISSE-EN-FRANCE

Au tout début de l’Occupation, quelques mois après avoir été démobilisé, Aragon fut saisi d’une idée lumineuse. Associer patriotiquement son verbe et son classicisme restauré à l’art clair et intense de Matisse, n’était-ce pas fronder à deux l’ennemi et chanter ensemble le génie national ? Pourtant installé à Nice depuis décembre 1940 avec Elsa Triolet, il n’ose pas d’abord, tergiverse, puis saute le pas. Son cheval de Troie, ce sera l’envoi du Crève-Cœur (Gallimard), son recueil de poésies à double entente, où l’on a pu voir l’annonce de la résistance intellectuelle que le poète communiste rejoindrait après la rupture du pacte germano-soviétique. L’exemplaire qu’il adressa fin 1941 à Matisse se voit dans l’une des vitrines de l’ample exposition qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou. Aragon l’accompagna évidemment d’un envoi flatteur, conforme à la féline humilité dont il savait user avec les peintres éminents, ses aînés. Jean Cocteau et André Breton avaient lâché Matisse, le premier en 1919, le second en 1939, au grief qu’il était devenu trop sage au sortir de la première guerre mondiale et indifférent au drame de l’Europe à l’aube de la suivante. C’est précisément la pondération assumée de Matisse qui retient alors Aragon, l’ex-surréaliste passé à l’Est politiquement et recentré esthétiquement depuis 1931. Dix ans plus tard donc, en décembre, le chantre de «l’art pour tous» et le vénérable Matisse se rencontrent enfin et se charment. Deux textes décisifs germent à la suite, qui disent la grandeur meurtrie du pays à travers la grandeur intacte du peintre. Aragon ne signe de son nom que le second, Matisse-en-France qui servira de préface au volume Dessins / Thèmes et Variations. L’éditeur, en juin 1943, est Martin Fabiani, qui sera épuré à la Libération.


Ce texte constitue le socle du grand livre qu’Aragon érigera à la mémoire de l’artiste et de leur cordée, Henri Matisse, roman (Gallimard, 1971, Quarto, 1998). Etrange formule pour un étrange livre, à la fois fulgurant et bavard, neuf et répétitif. L’actuelle exposition, Matisse, comme un roman, y a trouvé son titre et sa perspective centrale : loin d’avoir été le trop retenu compositeur d’images harmonieuses, une sorte de « feel-good painter », Matisse (1869-1954) cultiva, du fauvisme aux papiers découpés, la flamme secrète d’un laboratoire formel, vraie révolution dans un gant de velours. Qui dit roman, dit écriture, ou plutôt peinture scripturale, toujours tentée par la ligne, l’arabesque, la feuille vivante de son blanc conservé, la toile vibrante de son espace illimité… Aragon amplifie aussitôt l’idée matissienne que la valeur d’un peintre se reconnaissait au nombre de signes plastiques de son invention, hors des sentiers battus de l’imitation traditionnelle. C’était, du reste, un fait acquis pour la modernité parisienne des années 1890, où Matisse s’insère péniblement après s’être formé auprès de Bouguereau et surtout de Gustave Moreau (on y reviendra). Il n’est aucun autre géant de la peinture française qui ait connu des commencements aussi tardifs et faibles. En l’absence des grandes tables servies, brossées d’après les maîtres, Chardin notamment, il fallait un courage certain pour remplir la salle d’introduction de toiles qu’on regarderait moins si elles n’étaient de Matisse. C’est qu’il hésite encore, au seuil de la trentaine, entre Fantin-Latour et un timide postimpressionnisme, loin de Gauguin et Van Gogh. L’audace, rare, se réfugie dans le dessin, très marqué par Bonnard, et la sculpture, déjà éprise de formes pleines, de Michel-Ange, et d’énergie sexuée. Le décollage n’intervient qu’en juillet 1904, aux côtés du pointilliste Paul Signac. 

Crépitant de ses courtes hachures de rouge et d’orange, de bleu et de vert, Luxe, calme et volupté nous est justement présenté comme l’étincelle des tableaux fauves de 1905-1906. La douceur de l’Eden baudelairien est grosse d’incendies et de la problématique ligne/couleur que l’exposition file désormais, non sans s’intéresser aux limites que Matisse donne à l’expansion colorée. Il est l’homme du plan, du plat, si feuilletée et privée de centre optique que soit sa conception de l’espace. Le fauvisme passé, sa peinture ne quittera plus les formes écrites, la couleur en surfaces saturées et même, de temps à autre, un mode de figuration qui, entre Ingres et Delacroix, passera pour antimoderne. La présente exposition, on l’a déjà suggéré, préfère le maintenir dans l’espace de la peinture pure, formes décantées, perspective niée et sacralisation progressive de la couleur jusqu’au point d’orgue que fut la chapelle de Vence, aux portes de la mort (l’un des meilleurs moments de l’accrochage avec celui des rapts mythologiques). Bien que composé pour l’essentiel d’œuvres des collections françaises, et malgré nos lacunes criantes (pas un seul tableau marocain !), le parcours de Pompidou remplit le but qu’il s’est fixé et autorise même les visiteurs, plus soucieux du sens des œuvres et de leur historicité, à jouir des images au-delà du propos d’ensemble. Aragon lui-même n’eût pas détesté qu’on mît plus en relief l’Eros matissien, qui égale souvent, quoi qu’on en dise, les ardeurs picassiennes dans le sens plus moderne de Manet (l’accessoire sexualisé !). Puisque roman il y a, il eût été passionnant, par ailleurs, de déceler dans la peinture même, et pas seulement dans les livres illustrés, la marque de la littérature. La vulgate formaliste a longtemps ignoré le fait que Matisse tient encore la peinture pour une poésie muette. Outre Luxe I (1907, ill.), sorte de Vénus anadyomène couplé au souvenir de La Crucifixion de Prud’hon copiée au Louvre, deux exemples suffiront à le rappeler : l’un, déjà nommé, Luxe, calme et volupté, ne renvoie pas seulement à Baudelaire, il met en scène, à la manière du Faune de Mallarmé, la rêverie d’un plagiste entouré de la chimère de ses songes érotiques. L’autre clôt l’exposition avec éclat, c’est Tristesse du roi (1952), immense composition de papiers gouachés, sur laquelle Matisse, avant de disparaître, fit pleuvoir larmes, fleurs et exotisme pimenté (autre tabou du moment). Tout se passe comme si la mélancolie de Pascal fusionnait avec la verve vénéneuse de la Salomé (1876) de Moreau. Car c’est bien le tableau de son maître que Matisse semble avoir en tête, et non quelque toile de Rembrandt, lorsqu’il déchaîne, une dernière fois, les ondulations enivrantes d’une danseuse noire aux seins nus. L’abstraction apparente de cet insigne chef-d’œuvre ne doit pas nous masquer son contenu poétique et/ou biblique, c’est la vie présente, le pouvoir en berne, et la poésie de l’impossible ailleurs dont le vieux peintre nous inflige en les croisant la blessure infinie. Stéphane Guégan


*Matisse, comme un roman, jusqu’au 22 février 2020, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou. Commissaire : Aurélie Verdier. Notons la sortie d’une nouvelle édition, prix et format, du légendaire Matisse de Pierre Schneider (Flammarion, 45€), livre qui fit date en 1984, notamment pour avoir apporté la contradiction aux poncifs modernistes des années précédentes. Dans la mesure où certains ont encore cours, sa lecture reste indispensable. S’il abuse parfois de citations philosophiques étrangères au monde du peintre et reste très marqué par les écrits de Georges Duthuit, ce monument offre un nombre d’informations, d’intuitions et d’images (moins nombreuses nécessairement dans la version économique) qui ont refondé l’exégèse de l’artiste.

Le livre de la semaine / Parlant de Gustave Moreau, dont l’enseignement lui profita tant, Matisse n’oubliait pas ses coups de foudre : «Lui, du moins, était capable d’enthousiasme et même d’emballements. Tel jour, il affirmait son admiration pour Raphaël, tel autre pour Véronèse. Il arrivait un matin, proclamant qu’il n’y avait pas de plus grand maître que Chardin ». C’est peu dire que cette passion chardinesque resta vive chez le disciple et prit des formes diverses. On conserve ainsi de Matisse quatre copies littérales et des paraphrases de son aîné, scolaires au départ, subtiles ensuite, comme la Nature morte aux huitres de 1940. Alexis Merle du Bourg le note au terme de la très remarquable synthèse (Citadelles § Mazenod, 189€) qu’il consacre au peintre de La Raie et du Bénédicité, deux toiles insignes du Louvre, qui fixent les limites entre lesquelles le génie de Chardin sut doter l’inanimé et l’humain d’une langue indissociable de sa culture chrétienne (l’une des rares à attacher le drame de l’Incarnation à la représentation du réel). Le morceau de bravoure de Diderot, en 1763, ne se réduit pas en conséquence à un éloge anti-pascalien de l’illusion picturale : « Ô Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » Philosophe et peintre préludent ainsi à la phénoménologie moderne : ce n’est pas le seul motif que la toile nous restitue, c’est sa perception, par quoi la vie ainsi saisie rejoint la création divine. Ce vieux topos se charge alors de la part d’empirisme qui lui manquait, bien qu’elle ait percé chez certains peintres nordiques du XVIIe siècle. Pour les connaître mieux que quiconque, Alexis Merle du Bourg en fait bénéficier sa lecture de Chardin. Et l’on se félicite que l’éditeur ait repoussé les limites de la stricte monographie et autorisé l’auteur à reproduire les tableaux de Fyt, Kalf et Rembrandt, l’inépuisable modèle du dernier Chardin. Ajoutons à la liste une extraordinaire toile de Jan van Kessel l’ancien où se prépare, un demi-siècle plus tôt, l’indécision figurale de La Raie, mi-poisson, mi-Christ, une narine (en forme d’œil) dans la vie, l’autre dans la mort. Le soin avec lequel Chardin fouille cet entre-deux et y entraine le spectateur témoigne d’une double ambition, saisir le monde sous la fraîcheur de son regard et hisser la signification de ses tableaux, natures mortes poignantes et scène de mœurs à l’éthique souple, jusqu’au registre de la peinture d’histoire. Naïveté et poésie sont les leviers interdépendants d’une peinture, l’auteur a raison, qui infléchit doucement la hiérarchie des genres, comme l’avaient fait les frères Le Nain auxquels il fut parfois comparé. Quant à libérer l’écriture du réel de ses routines, anticipant l’obsession baudelairienne de Matisse à « voir comme un enfant », on méditera ce propos de Chardin rapporté par Cochin : «il faut que j’oublie tout ce que j’ai vu, et même jusqu’à la manière dont ces objets ont été traités par d’autres.» Eclairant une esthétique sans négliger la carrière de son inventeur et leur contexte commun, ce livre s’adresse aussi à ceux que les problèmes du réalisme moderne préoccupent, ne serait-ce que par ses considérations sur les émules de Chardin, de Bonvin et Manet au cubisme. On connaît, à ce sujet, le mot de Malraux : la Pourvoyeuse du Louvre, dont Matisse a copié la solide coquetterie, « est un Braque génial, mais tout juste assez habillé pour tromper le spectateur. » Nous n’avons plus besoin de déshabiller Chardin, de le vider de sa substance de culture et de sens, pour le rendre attrayant et moderne. Ce livre, par sa science, son style, ses traits d’esprit et la qualité de ses images, y contribue grandement. SG

A paraître, le 4 novembre 2020, Stéphane Guégan, Bonnard / Verlaine, Parallèlement, Hazan, 35€: « Livre orgiaque, sans trop de mélancolie », aux dires de son auteur, Parallèlement met en scène les amours et les haines de Verlaine, sa double nature de pécheur et de chrétien convaincu, sa double identité sexuelle aussi. Celui qui avait été l’amant de Rimbaud, le temps d’une saison infernale, publie une manière de portrait intime en 1889, non sans craindre la censure. Onze ans plus tard, Verlaine étant mort entre-temps, Vollard et Bonnard, le marchand et le peintre, donnent une seconde vie au livre, choisissant avec soin format, papier et typographie, ainsi qu’une illustration somptueuse, tirée en rose à dessein. Sans jamais trahir le texte et sa façon piquante de mobiliser les sens, Bonnard laisse ses motifs, femmes entrelacées, corps lascifs, faunes exténués ou personnages de Watteau, sortir des marges, envahir la page, culbuter les vers imprimés. Ce sommet de la poésie française et du livre d’artiste reparaît dans un coffret qui rend hommage à cette rencontre originale, à ce dialogue artistique au plus haut. Un livret explicatif se penche sur la verdeur poétique de Verlaine et explore l’Eros inventif de Bonnard.

LA VIE EN (P)ROSE

Ils forment une étrange famille ces adulateurs de Gustave Moreau, une cordée éminemment fervente et consciente d’elle-même, et où le jeune Marcel Proust pourra vérifier ce dialogue des « âmes amies » et cette transmission de la foi à travers le temps. Le culte débute sous la plume de Théophile Gautier au milieu des années 1860, s’intensifie avec Huysmans entre 1876 et 1884, culmine avec Robert de Montesquiou et sa cousine la comtesse Greffulhe, tour à tour préfacier et ordonnatrice de l’exposition vengeresse de 1906. Car toute entreprise religieuse en matière esthétique se nourrit de sa propre violence, de son refus à obtempérer devant l’ennemi. La dernière publication de Daniel Grojnowski, éditeur d’A rebours et partisan des lectures transfrontalières, justifie un examen élargi du processus de sacralisation dont Moreau commence à jouir autour de 1865, au moment où ses camarades de jeunesse, Degas et Tissot, obliquent loin du mythe et du sacré. Largement plus âgé qu’eux, il s’était d’abord entiché de Delacroix et, jusqu’au mimétisme complet, de Chassériau, en préservant quelque chose de la leçon de l’école des Beaux-Arts. Sa tendance à synthétiser et hybrider ira grandissante après le second séjour italien (1857-1858). Moreau a déjà renoncé au Salon où Gautier l’a pourtant signalé en 1852 et 1853, perméable à son romantisme fiévreux, actions entravées et langueurs équivoques. L’exposition publique n’est pas faite pour lui, il construit sa carrière en la fuyant et n’y revient que métamorphosé. C’est le choc, dès 1864, quand Œdipe et le sphinx (Met) paraît au Salon où Manet fait des siennes. La controverse du réalisme donne plus de relief à ce qui distingue Moreau, l’horreur du prosaïsme et l’imaginaire bizarre où se loge le frisson esthétique. Magnétisé, Gautier salue alors cet « élève posthume de Mantegna ».

L’année suivante, alors qu’Olympia épouvante la presse, le Jeune homme et la mort (ill2) fascine une poignée de critiques. Gautier, qui fut particulièrement proche de Chassériau auquel ce tableau rendait hommage, est sans doute informé des goûts littéraires de l’artiste. Moreau, dit-il, appartient de plein droit au monde trouble et neuf de Baudelaire et Poe…  L’Orphée de 1866 (Orsay), que le jeune Proust ira voir au Luxembourg, ne déçoit pas les attentes de Gautier qui dit cette peinture « faite pour les délicats, les raffinés, les curieux […] que l’ennui de l’art actuel  » conduit au bizarre ou au primitivisme. Le programme du futur Huysmans ! De même Maxime Du Camp, toujours en 1866, attribue-t-il à Moreau une propension à la retraite, au sens chrétien du terme. On appréciera son vocabulaire, qui fixe l’image d’un artiste et d’une peinture hors de la positivité sociale : « Au rebours de tout ce que je vois aujourd’hui […] il est resté sur les hauteurs […] loin du bruit des foules. » Huysmans fait alors ses premières armes, fort modestes, de critique d’art, et ne perd rien, évidemment, de la rhétorique des partisans d’un Moreau érigé en sauveur. N’est-il pas le seul à pouvoir incarner pleinement une alternative sérieuse à l’agonie de l’ancienne peinture d’histoire, cette peinture que ses détracteurs disent déjà « littéraire » ?

Lorsqu’il s’empare de l’artiste en 1876, Huysmans brode sur le canevas de ses aînés, ce qu’il s’est bien gardé de confesser et reste très peu glosé. Sa dette envers Gautier est clairement sacrifiée à l’admiration très sonore pour Baudelaire, étendard d’un décadentisme que va ramasser bientôt Paul Bourget. Édifiant, à cet égard, est le premier morceau de bravoure que Huysmans consacre à L’Apparition (ill3), avec laquelle Moreau, maître de ses éclipses, revint au Salon, en 1876, après une longue absence. Recensant les Poésies de Catulle Mendès, dont maintes pièces sont dédiées à Gautier et Baudelaire, Huysmans les rapproche, exotisme et extranéité, de la sublime aquarelle d’Orsay où Salomé, sa sensualité vénéneuse et sa terreur séduisante, affrontent la tête tranchée de Jean-Baptiste (détail 1), qui fait irruption et se vide de son sang… L’allégeance naissante de Huysmans au naturalisme zolien en perd sa contenance. Il parle ainsi, en 1876, d’une image « dont l’obscurité mythique me repousse et m’obsède invinciblement avec son rendu précieux, son idéalité bizarre, ses chocs de couleurs imprévues et cette grandeur barbare qui se dégage malgré tout de son mystère irritant. »

Au Salon, L’Apparition offre un épilogue sanglant à la danse extatique de Salomé, une peinture de plus grand format (ill4), saturée d’emprunts aux civilisations les plus différentes, mais aussi de parfums opiacés et de signes opaques. Résultat déconcertant du souci qu’avouait Moreau d’intensifier son iconographie par le dépaysement temporel et spatial. Et cela agit si bien en 1876 que la plupart des critiques ne savent en rendre compte, multiplient les bigarrures stylistiques et les acrobaties verbales, et ne trouvent rien de mieux parfois que de renvoyer aux Parnassiens, à Gautier ou à Baudelaire, décidément synonyme d’extravagance plus ou moins tolérée. Car l’autre leçon que Huysmans retiendra de la première réception critique des deux œuvres qui serviront de matière à l’ekphrasis célèbre d’A rebours, huit ans plus tard, c’est la lecture pathologique que font certains commentateurs de ces œuvres porteuses apparemment d’une sensibilité maladive. L’accusation de décadentisme, détaché de la sophistication ambivalente que prisaient Baudelaire et Gautier avant 1870, ne cessera plus de s’amplifier et de diviser le monde de l’art. Au sein des défenseurs de Moreau, les divergences s’aiguisent, Huysmans ne sera pas de ceux qui s’en tiennent à la vision lénifiante du restaurateur de la peinture imaginative et spirituelle.

Lors du Salon de 1880, à son tour, il peint l’« unique » Moreau en mystique fermé au « bruit de la vie contemporaine », fait miroiter le souvenir du Rêve parisien des Fleurs du mal et, plus justement encore, désigne l’écriture des Goncourt comme l’équivalent idoine à la complexité capiteuse de ces tableaux où la peinture abolit ses limites. Bien que vite affranchi sur la véritable personnalité de l’artiste, comme il l’avoue à Paul Bourget en 1883, il va consolider la légende de l’ermite en lui associant le rêve de réclusion de Des Esseintes. A rebours, « mon livre sur le raffinement », a besoin de la fiction d’un artiste qui aurait accordé sa vie à son œuvre, et troqué Racine pour Baudelaire. Huysmans eût été encore plus surpris d’apprendre alors que Moreau, cerveau et corps hantés, possédait un très bel exemplaire des Fleurs du mal. En lisant la correspondance qu’échangèrent le peintre et le poète cubain Julián del Casal (1863-1893), que Dominique Fernandez et Roger Herrra viennent de dévoiler, les relations littéraires de Moreau s’éclairent d’un jour nouveau, Huysmans y jouant un rôle aussi certain que José-Maria de Heredia, autre Cubain acquis à cette peinture ouverte à l’infini du et des sens. Del Casal, que la lecture d’A rebours avait bouleversé, devait s’éteindre vite, non sans avoir publié in extremis une suite de sonnets parnassiens, concentrant chacun la transposition d’une œuvre de Moreau. Trois des préférées de Huysmans (L’Apparition, Salomé, Galatée [ill5]), s’y enveloppent des tortures du désir et du beau, et placent la création picturale et poétique, folie mortelle, à leur rencontre. Aux murs de l’idéal musée d’art moderne dont Huysmans a dessiné les contours dans Certains (1889), ses Moreau chéris s’accrochent à proximité de Rops et Redon, mais aussi des Manet, Degas, Forain, Whistler, Monet, Cézanne de son cœur. C’est sa conception du vivre ensemble, différente de celle de Des Esseintes et des dogmatiques du XXe siècle. André Breton, qu’obsédèrent Moreau et la survie de la peinture littéraire, ne saura tolérer ensemble symbolisme et réalisme !

En cela, Marcel Proust, fut un « professeur de beauté » plus libéral, pour lui appliquer la formule qu’il appliquait à ses cicérones préférés, Montesquiou et Jacques-Emile Blanche, dont il a merveilleusement préfacé, sur le ton de la chronique mondaine, Les Propos de peintre en 1919. Proust fut un essayiste et un journaliste de haut vol. Longtemps ignorée, cette vérité est devenue une évidence, qui se précise au fil des publications. Un récent colloque, tenu à Tokyo en 2016, s’est efforcé d’ajouter de nouvelles pistes à notre compréhension de ce que Yuji Murakami et Guillaume Perrier appellent « l’acte critique », formule qui possède l’énergie qu’elle interroge. La Recherche étant née, comme on sait, de l’ambition vite avortée de corriger le biographisme et surtout les injustices de Sainte-Beuve, il faut aussi y reconnaître l’aveu d’une alliance, vitale à l’écriture proustienne, de la fiction et de la réflexion sur les arts, tous médiums confondus.  Un certain nombre de communications, du reste, reviennent et modèrent son rejet de l’héritage beuvien. Proust, en littérature, se nourrit de ses adversaires et de ses contraires, quitte à confier ses idées et ses aversions à ses personnages plus qu’au narrateur de La Recherche. Chateaubriand, Flaubert et Edmond de Goncourt sont quelques-uns de ses pilotis sur lesquels s’établissent son grand roman et le bilan esthétique du XIXe siècle qu’il contient. Mais le volume des actes porte aussi sur la musique et la peinture. Sans doute le livre décisif de Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural (Honoré Champion, 2010), que nous avons glosé en son temps, était de nature à intimider les chercheurs. On retiendra ici ce que Sophie Basch dit du japonisme mais on regrettera que Kunihiro Arahara, à la faveur d’une erreur de lecture, n’ait pas mieux cerné les réserves de Blanche et de Proust à l’égard de la fameuse définition que Maurice Denis donna de la peinture moderne. Ils y voyaient tous deux le danger qu’elle faisait peser sur la peinture à sujet, et la porte qu’elle ouvrait au tout-optique. Moreau et ses héritiers n’auraient plus qu’à se rhabiller. Stéphane Guégan

Daniel Grojnowski, Huysmans, Moreau et Salomé. La fin du moderne, Septentrion Presse Universitaires, 10€ // Gustave Moreau / Julián del Casal, Aux lumières pourprées du crépuscule. Correspondance croisée, suivi de Mi Museo Ideal, traduit, édité et présenté par Dominique Fernandez et Roger Herrera, Hermann, 16€ // Proust et l’acte critique, sous la direction de Yuji Murakami et Guillaume Perrier, Honoré Champion, 50€.

Proust-sur-plage

Avant de peindre comme Monet, Elstir aura suivi les traces de Gustave Moreau. Mais ne croyons pas que la Recherche cachait quelque reniement du second sous cette métamorphose inattendue. Proust était trop raffiné pour chausser les mêmes tableaux chaque jour, et comme Huysmans, dont il a lu A rebours, il voyait la modernité en double. Elstir, quel nom !, est aussi l’enfant et presque le disciple des plages et des ciels humides de Balbec, et donc de Cabourg, qui tente depuis de ressembler à la ville qu’elle inspira à Marcel. On ne démêle plus très facilement la réalité de ce que l’écrivain en fit dès les Jeunes filles en fleurs. Faut-il s’étonner que le délicieux et savant album que Jean-Paul Henriet consacre à la station balnéaire et à son hôte le plus célèbre semble dérouler le décor, la scène et les acteurs d’une véritable pièce de théâtre que tous s’accordaient alors à prendre pour réelle ? Combien de fois ai-je eu l’impression d’identifier Proust sur telle carte postale ou telle coupure de presse ? La moisson qu’en a faite Jean-Paul Henriet, qui fut maire de Cabourg, impressionne, d’autant qu’il sait faire parler cette mémoire visuelle qui confirme la force d’envoûtement de ce Las Vegas de la côte normande. Cette cité des illusions est née d’un rêve, celui de faire pousser en éventail, autour d’un vaste casino, une ville sans passé, hormis de fort lointaines origines vikings. En mille ans, Cathburgus devint Cabourg, et les drakkars se muèrent en cabines de bain et en villas aux décrochements menaçants. Certaines dentellières et pêcheuses, qui ont croisé Proust, exhibaient de beaux visages aux duretés scandinaves. Le livre les invite à sa remontée du temps, comme il éclaire de façon saisissante l’onomastique de la Recherche, Jean-Yves Tadié a raison d’y insister dans sa spirituelle préface. Proust croyait aux noms, à leur vérité orphique. Balbec doit sa désinence barbare aux coriaces navigateurs du Nord. De même se trouve-t-il un château de Combray à 25 km du sable fin… Cabourg a servi et serti la Recherche, elle a aussi déterminé la vie de son auteur, puisque Alfred Agostinelli et Odilon Albaret sont des rencontres locales. Cabourg ou Balbec, peu importe. Ce fut bien l’une de ces patries que tout écrivain se donne, pensait Proust. Tout l’y mettait en transe, a pu écrire le cher Jacques de Lacretelle, expert de ces fièvres dont on ne peut plus parler aujourd’hui. Comme si Cabourg appartenait au monde d’avant 14, Proust n’y mit plus les pieds après l’été de la guerre. La fête avait assez duré. SG / Jean-Paul Henriet, Proust et Cabourg, Gallimard, 35€.

NOUS AVONS PASCAL

Dieu se cache depuis Abraham, c’est entendu. Mais il possède bien d’autres moyens de nous « toucher », pour user du verbe fort que Saint-Simon appliquait à ces courtisans qui, pourvus de tout, avaient fini par admettre la fausseté de leur vie et de leur position. Encore fallait-il être prêt à recevoir la grâce, s’être assez purifié le cœur pour que Dieu s’y rende sensible. C’est évidemment Pascal qui parle maintenant et nous confronte, d’une formule dont il avait le secret, à la théologie augustinienne qui lui servit à se libérer de lui-même sans renoncer au siècle ni soulager les plus affligés ou les plus insoucieux de notre « commune détresse » (Bernanos). Si les hommes ne peuvent s’assurer de leur salut par le seul mérite personnel, dit Pascal avec Port-Royal, ils doivent se préparer à cette élection, « chercher » afin que Dieu les trouve. Il n’est pas de pari plus essentiel et incertain, essentiel parce qu’incertain, que le jeu des âmes corrompues avec leur propre rachat. « Dieu ne peut être ôté qu’à ceux qui le rejettent, puisque c’est le posséder que le désirer, et que le refuser c’est le perdre. » Quitte à se divertir et tenter d’oublier notre misérable condition, autant miser sa vie sur le bon numéro ou la bonne couleur, autant viser le bien que promet et seule donne la religion chrétienne. La grâce pascalienne échappe donc à toute saisie humaine, mais elle suppose une gradation souvent ignorée, qu’Antoine Compagnon nous remet utilement en mémoire. Dans un livre fervent et tendu, ramené sans cesse à son sujet par la douleur de la perte, il fait mieux que cerner, en 41 courts chapitres, la pensée des Pensées ou la polémique des Provinciales en les croisant, comme Pascal croise anthropologie et théologie, il élargit l’auditoire habituel d’un écrivain que notre époque se sent autorisée à congédier ou malmener. 

Elle n’est pas, du reste, la première à agir de la sorte envers ce « génie effrayant », si contraire au fond de commerce de nos penseurs de la laïcité exclusive et de ses développements communautaristes. Déjà, au XVIIIe siècle, un certain malaise se perçoit, il ira s’amplifiant au gré des Lumières. On se plaît donc à crucifier Pascal, prétendu traître au libertinage de sa jeunesse et à la liberté de conscience, pour avoir poursuivi de ses sombres humeurs les légitimes tentatives du genre humain à s’affranchir des erreurs et pesanteurs du christianisme. Voltaire ricane au nom de la raison souveraine, Rousseau blasphème par goût du bon sauvage et de la tabula rasa égalisatrice, la Révolution vite débordée s’accroche à son déisme et abandonne le péché originel, que l’expérience des guillotines effrénées vérifie pourtant, aux romantiques de la génération suivante. Mais là encore, nous dit Compagnon, le malentendu s’en mêle. Si prodigieux et réfractaire à l’athéisme soit-il, Chateaubriand ne croit plus la France post-révolutionnaire capable d’entendre la virulence apologétique de Pascal, il se contente de fraterniser avec l’absolu désespoir, le moi souffrant, la religion comme consolation individuelle. Il en exalte le Génie, face aux chefs-d’œuvre de l’art chrétien, il en affirme la nécessité vitale, car socialement irremplaçable, sous l’Empire et la Restauration, il n’ose plus en marteler, comme Pascal, la métaphysique sévère, supérieure à toutes les philosophies du je souverain. Une certaine vérité du Christ s’était perdue en chemin ou plutôt s’était égarée momentanément. Elle va servir d’évidence cachée à d’autres grandes voix de la modernité, ceux que Compagnon a nommé les antimodernes, et dont Baudelaire, ce Pascal paradoxal, ce croyant empêché, reste la figure tutélaire. Son livre de 2005 embrassait un groupe d’écrivains qui allait, quant aux plus authentiques, de l’Enchanteur à Drieu, lequel resta un lecteur de Pascal, des tranchées de 1914 au Dirk Rasp des ultimes mois de cavale. Retrouvant la marque du Malin derrière les illusions de la politique, de la nature, de la laïcité et de la rationalité dès qu’elles nient le legs de l’histoire, la réalité de la vie présente et l’enseignement de la Bible, toute une famille de pensée et d’écriture, qui passe par Brunetière, Proust, Péguy, Barrès ou Bernanos au XXe siècle, en plus des plumes déjà évoquées, s’est voulue pascalienne, hors ou non de la République.

Il y a une grandeur, un reste d’état pré-adamique, pensait Pascal, à se conformer au Christ sans récompense obligée, à pratiquer la charité sans certitude de gain. Une grandeur et un bonheur, nous rappelle Compagnon, dont le livre est aussi un livre d’été, solaire, enjoué, plein du souvenir et des preuves d’un Pascal rivé à son temps, rêvant jusqu’au bout mariage, charge royale, bien public et conversion des incrédules, ces esprits forts, ses amis très souvent. L’ascétisme mystique attaché au mythe de Port-Royal, relayé par Sainte-Beuve et ironiquement les marxistes (de Lucien Goldmann au triste Louis Althusser), est le leurre préféré des destructeurs de l’ordre du monde. Du reste, la vraie famille pascalienne, nous le savons, recrute ailleurs que chez ces révolutionnaires de l’homme sans Dieu, ou sans sacré. Si tel avait été son objet, Un été avec Pascal aurait pu saluer, après Baudelaire, Proust et Péguy, d’autres fanatiques des Pensées. Gaëtan Picon en a parfaitement reconnu un en Malraux, de La Condition humaine jusqu’aux écrits sur l’art, où Chateaubriand est réconcilié avec Pascal. Stendhal, de même, ne se faisait pas une idée médiocre de la quête du « bonheur » et de la conquête de sa dignité. Au XIXe siècle, le Saint Siège tenait pour hérétique l’auteur des Provinciales et Monsieur Beyle, qui voyageait en Italie avec son Pascal, pour le serviteur du diable. Stendhal n’obéissait qu’au culte de soi, non au narcissisme, ni à l’indifférence, mais à l’exigence inflexible du moi. Au-delà de son aversion un peu puérile pour la calotte et de sa pente innée à la provocation, il adulait l’auteur des Pensées à égalité avec La Fontaine, « les deux hommes qui m’ont inspiré le plus d’amour ». Cela se lit, à la date du 10 mai 1804, dans l’indispensable Journal de Stendhal. Lors de son entrée en Folio classique, voilà dix ans, Dominique Fernandez y a ajouté une préface toute pascalienne.

À ses yeux, le Journal du jeune Beyle « est une version laïque, mondaine des Pensées : même hâte à saisir au vol les éclairs de la vie intérieure, même course à l’essentiel. » La piété ouverte de Pascal force peut-être moins l’admiration du futur Stendhal que sa connaissance du cœur de l’homme et sa vision déniaisée du pouvoir, du désir, du mal… Baudelaire, plus catholique, n’aura qu’à y ajouter le sens de la charité et du sacrifice. Les grands écrivains français étant tous de grands philosophes, je doute qu’il en soit de plus appropriés que d’autres au farniente de l’été. Alors que Compagnon retournait à Pascal, Emmanuel de Waresquiel s’offrait une pause stendhalienne et un peu proustienne : le grand historien de la France postrévolutionnaire, à qui je dois d’avoir compris la Restauration, est lié au Milan napoléonien de Beyle, par les origines de sa mère. Durant l’été 2019, entre deux opus savants, il a donc jeté sur le papier ce court et brillant hommage à l’écrivain qu’il tient près de lui, comme une force silencieuse et fraternelle, depuis l’adolescence. L’automne n’est donc pas la seule saison du souvenir. « J’ai tant vu le soleil », s’exclama un jour le vieux Stendhal, depuis Civitavecchia, après une nouvelle caresse de la mort qu’il redoutait malgré Pascal. The fear of death : c’est sa formule exutoire. À près de 60 ans, le bilan n’avait pas de quoi alimenter l’amertume. Waresquiel n’a pas besoin de mille pages pour dépeindre les états de services, plus substantiels que connus, de son héros sous Napoléon. Sous l’aile de Daru, homme clef du système, Beyle aura connu et Marengo et la Bérézina. Cela forge un jeune homme formé dans Plutarque et Tacite. « De toute sa vie, cette expérience-là est déterminante et presque fondatrice, comme le seront celles des écrivains de la Grande Guerre dans les tranchées », écrit Waresquiel.

On ne lui donnera pas tort, pas plus qu’à ce qu’il écrit des ambiguïtés qui caractérisent son attitude après la chute de l’Aigle. Comme l’atteste une lettre inédite adressée à Talleyrand, le 7 avril 1814, trois jours après la première abdication, Monsieur de Beyle et sa particule de fantaisie s’empressèrent de se rallier au régime des Bourbons restaurés. N’en obtenant rien, le mépris succédera au compromis de bon sens. Mais si la France perd alors un serviteur chevronné, l’Italie, sa peinture et ses belles y gagnent, pour sept ans, un homme qui se réinvente en polygraphe, puis en écrivain. Greffier des passions érotiques ou esthétiques, il observe aussi la situation politique d’une Italie qui a chassé les Français, non leur héritage libéral. Après 1821, rentré en France, Stendhal s’amusera du tangage de la société parisienne, jusqu’à fréquenter des ultras et publier sa critique d’art, si capitale, dans la presse ministérielle… Notre nostalgique de l’an II chausse désormais plus large. Après Michel Crouzet, Waresquiel égratigne quelques mythes et retrouve l’écrivain qu’il a dévoré au sortir de l’enfance, cet alliage violent de légèreté et de gravité, d’adhérence au monde et de rejet, de républicanisme et d’aristocratisme, toujours in love, fût-ce de ses rêves, un peu flottant entre ses infinis, mais la plume droite, pascalienne. Il est entièrement contenu dans l’épitaphe lapidaire qu’il se donna par avance en 1820 : le style en est évidemment aussi sobre que discontinu. Pas de phrases, jusqu’au bout. En français, l’inscription italienne se traduit comme suit : « Henri Beyle, Milanais, il écrivit, il aima, il vécut ».

Au cimetière des Batignolles, la tombe d’André Breton parle une autre langue, narcissique et évidemment chiffrée : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau en a estampillé son nouveau livre, heureusement indemne de l’hypertrophie du moi et de l’espèce d’animisme que le chaman de la rue Fontaine portait en bandoulière. Ce dévoreur de cadavres (Barrès, France, Vaché, Rigaut…) se distinguait mal, à la fin, des fétiches sévères dont il avait fait commerce toute sa vie, commerce en tous sens… Ce « Je cherche », qui sait, est peut-être un peu pascalien ? En 1941, et Sureau le rappelle en soulignant la date, Breton prit le parti des persécutés du jansénisme et vomit Clément XI, le pape de la bulle Unigenitus. La condamnation papale, comme on sait, fut rendue publique en 1713, deux ans après que Louis XIV eut décidé la destruction de l’abbaye de Port-Royal et la dispersion des 3000 sépultures qu’elle abritait comme son plus grand trésor. Saint-Simon, le noir et sublime chroniqueur du grand roi en son crépuscule, reviendra sur l’événement qui l’avait horrifié, parlant d’une « expédition si militaire et si odieuse », qu’elle glaça d’effroi une partie du royaume. Les pages qu’il consacre à Port-Royal et à Pascal, mais aussi au Racine de l’Abrégé – « le plus beau texte en prose du XVIIe siècle par sa transparence inquiète » – sont celles que j’ai préférées du long récit de Sureau. Ayant décidé de remonter le temps, comme on descendrait un fleuve, il a emprunté à sa bibliothèque la machine idéale, aux livres aimés leur boussole, et à la Seine les méandres d’un voyage intérieur, qui devrait en dérouter plus d’un. De ce périple, on dira d’abord qu’il ne rejoint pas Langres au Havre en ligne droite. Le temps n’est pas moins bousculé, au profit souvent de télescopages dignes du roman. Sureau saute d’une époque ou d’un fantôme à l’autre en usager de la fiction. L’or du temps retrouvé a ses raisons que la raison ne connaît point. La plume se laisse dériver, et le lecteur bercer par le flux et reflux des exhumations littéraires ou historiques. Tous les appelés de ce livre de 800 pages n’y étaient pas attendus. Loger à la même enseigne Chateaubriand, Lautréamont, Apollinaire et Montherlant, comparer Aragon, Éluard et Breton à des « collégiens de l’absolu », rapprocher Babar et Augustin (dans leur projet de cité idéale), s’attarder du côté des frasques peu catholiques de Gide et Ghéon, préférer Maurice Genevoix à Barbusse, réhabiliter Mangin et sa « force noire », rendre hommage à tel évêque réfractaire du Ier Empire et au duc de Richelieu, le meilleur ministre de Louis XVIII, il fallait oser. Si l’on ajoute au tableau de bord les fortes pages sur Port-Royal déjà signalées, on est en droit de féliciter le capitaine et de le remercier de cette très belle traversée.

Stéphane Guégan

Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Éditions des Équateurs / France Inter, 14€ / Emmanuel de Waresquiel, J’ai tant vu le soleil, Gallimard, 13€ / François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 27,50€ / Alors que reparaît le tome II des Mémoires (textes choisis) de Saint-Simon (édition d’Yves Coirault, Folio Classique, 10,30€), on rappellera que le tome I est hanté par la répression royale dont Port-Royal est la victime avant et après 1700. Rancé était la conscience religieuse de Saint-Simon, qui se tient à l’écart du jansénisme, mais admire Pascal et désapprouve l’autoritarisme crépusculaire du dernier Louis XIV. Extraites des Mémoires, les pages qu’il consacre à « La destruction de Port-Royal ont été écrites, comme certaines des Pensées, pour glacer le sang ». On en donnera ici que les dernières phrases : « Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs, et on jeta dans le cimetière d’une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l’indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l’église et tous les bâtiments, comme on fait les maisons des assassins des rois : en sorte qu’enfin il n’y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place ; à la vérité, ce ne fut pas de sel : c’est toute la grâce qu’elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. »

J’AIMAIS JAMAIS

Nick de Morgoli, Picasso avec l’objet surréaliste
Jamais d’Óscar Domínguez,
Paris, 1947

On est Dada ou pas. Le hasard n’appartenant à personne, pas plus que le privilège de l’absurde, je me saisis d’un livre en me masquant les yeux, c’est de saison. Les Propos amorphes de Jacques Rigaut… j’aurais pu heurter pire en laissant flotter ma main, gantée, sur les rayonnages de la bibliothèqueJe lis l’incipit aussitôt, ivre d’impatience : « Grimpé sur mon piano, je suis l’Antéchrist coiffé d’un entonnoir de gramophone. » Du bon Rigaut, l’ami crucifié de Drieu la Rochelle, qui faisaient tous deux leurs délices de Rimbaud. Dada peut mener à Dada, la preuve (1). Le texte, un des rares de ce poète sans œuvre, paraît en juillet 1920… C’est l’époque où se perfectionne chez les plasticiens, par paresse, satire ou caprice fertile, le détournement des objets usuels, et leur conversion en reliquaires de la sainte et idéale inutilité. Il y a toujours, chez les nihilistes, des désirs de sanctification qui s’ignorent. Dada ne fut pas avare de ces transferts de valeur et de ces jeux de formes, comme on parle de jeux de mots. Breton et sa bande y virent une manière d’être freudiens à bon compte. D’autres maîtres à penser et subjuguer armèrent l’humour dadaïste, Alfred Jarry, par exemple… Dans un petit bijou éditorial, qui accompagne une exposition empêchée par le virus – et qu’il nous tarde de voir à Barcelone –, Emmanuel Guigon et Georges Sebbag se font les fins explorateurs des usages poétiques du gramophone antérieurs à celui qui enflamma, en janvier 1938, l’Exposition internationale du surréalisme : j’ai nommé le Jamais d’Óscar Domínguez (2). Jarry appartient, de fait, aux avant-courriers, et peut-être aux sources oubliées, de cet étrange ready-made aménagé, et surtout, comme on verra, triplement féminisé. Phonographes et gramophones ne pouvaient que passionner l’auteur du Surmâle et stimuler son tropisme abyssal des associations sexuées (3). Jarry croise en 1889 ces petites machines à reproduire le son et surtout la voix humaine : l’Exposition universelle fit connaître à ses millions de visiteurs l’invention d’Edison. Personne n’en crut ses oreilles. Mais seul Jarry en humanise aussitôt les mécanismes, accessoires et rondeurs coulissantes jusqu’à y verser, dans un texte étonnant, la possibilité de dire plus directement la relation amoureuse et charnelle. Lorsque le disque noir se mit à tourner au rythme des nouvelles avant-gardes du XXe siècle, il amplifia le potentiel érotique de cette magie sonore. Rigaut, érotomane très sensible à l’objet, s’en saisit ici et là, sa plume noire en main. De même, le très combustible Óscar Domínguez (il se suicidera comme Rigaut) conquiert les surréalistes, dès 1934-36, avec ses assemblages « objectifs », aussi drôles que sadiques, chics aussi, parfaits, en somme (4).

Issaiev, « Au Salon des
surréalistes », Le Rire, 4 février
1938 : « Tu t’es trompé, ça doit être
le Salon des Arts… déménagés. »

Depuis le milieu des années 1920, le public des manifestations du groupe s’est beaucoup gentrifié, ce que la doxa a toujours du mal à admettre, fidèle qu’elle est à cette idée que Breton et les siens méprisaient l’argent et la société qui les faisaient vivre. Or ces preux chevaliers de la subversion souveraine vivaient essentiellement du négoce en tableaux et en objets coloniaux, gagne-pain fort honorable, comme Simone Kahn aimait à le rappeler. La première épouse de Breton, qui ne sortait pas du ruisseau, les avaient vus à l’œuvre nos rêveurs aux mains blanches. Le joyeux foutoir de l’exposition de 1938, Galerie des Beaux-Arts (propriété de Georges Wildenstein), fut un sommet de fantaisie et de mondanité ; et la presse, comme le montrent Guigon et Sebagg, plébiscita le soin avec lequel Duchamp, Man Ray, Max Ernst, Dalí et Paalen orchestrèrent les 500 œuvres et documents réunis, répandus à profusion entre les feuilles mortes du sol et les sacs de charbon qui noircissaient le plafond (5). A minima, on le voit, la scénographie singeait les mauvais nuages qui allaient s’amoncelant au-dessus de la tête des contemporains. Cela ne contamina guère la bonne humeur des échotiers de tous bords. Commençons par les plus autorisés. Le peintre André Lhote, pigiste à Ce soir, – le quotidien communiste d’Aragon -, n’a pas détesté cette exposition pourtant peu faite pour ses lecteurs, et il se dit « envoûté » par le Jamais de Domínguez, « où une main caresse des seins tournoyants à l’ombre d’un pavillon engloutissant un corps de femme ». Pas très lutte des classes, tout ça, ni très catholique… Du reste, à scruter l’inauguration sous l’œil plus que caustique de Voilà, le show de 1938 pêchait dans d’autres eaux que la rouge Volga : « Le Tout-Paris du snobisme faisandé, de la pédérastie d’art, des bars de lesbiennes et des apéritifs d’avant-garde papotait dans une manière de musée Grévin pour vieux étudiants tristes. » Etre belle, publication sexiste, on le pressent, saluait aussi, caricature à l’appui, le Tout-Paris : il avait si bien répondu à «l’appel des surréalistes». L’objet de Domínguez, plus affriolant que jamais, trône au premier plan de l’illustration. Idem dans Le Rire, plus vulgaire (notre photo). Le meilleur est pour la fin : dans Marianne, hebdomadaire culturel centre gauche que dirige un féal de Drieu, Emmanuel Berl, Maurice Henry, ancien du Grand jeu et proche des surréalistes, signe une notule à la Fénéon : « Sur un gramophone tout blanc, l’ombre d’une main caresse sans relâche des seins de plâtre : c’est un objet de Dominguez, bien réel, sans trompe-l’œil. On ne sait plus où commence l’imaginaire. » Le bon fantastique depuis Hoffmann réclame ce genre de porosité inquiétante.

Óscar Domínguez, Jamais,
Exposition internationale du surréalisme,
Paris, 1938

Oui, Jamais est un vrai gramophone Pathé 1906 métamorphosé par la paire de jambes gainées de soie qu’aspire le pavillon, à qui s’ajoutent la main substituée au pick-up et la paire de seins en rotation sous ses caresses insistantes. L’ensemble, très effusif, était revêtu d’une teinte virginale qui contrebalançait cliniquement cette arabesque soufflante de membra dijecta. Le pavillon ressemble moins à l’entonnoir de Rigaud qu’à une jupe de femme, il indexe moins la folie que l’élan irrépressible de deux êtres l’un vers l’autre. Évidemment, la caresse renvoie plutôt à l’auto-érotisme. Inconsciemment, osons le mot, Jamais hésiterait entre l’onirisme et l’onanisme. Au-delà du Nevermore de Poe, Mallarmé et Manet, le titre fait plus probablement résonner un petit air de romances à deux sous, le genre qui ravissait Lautrec, Jarry, toute la phalange de la Revue blanche, Satie, Apollinaire, Max Jacob, les cubistes… Guigon et Sebbag ont documenté cette piste en relisant Mont de piété de Breton, le livre de 1919, époque où le poète mettait Ingres et Derain (l’auteur du frontispice) au-dessus de tout. On y trouve une pièce faisant référence au serment des amants, « à jamais » inséparables. C’était l’époque où notre Ariel ne savait pas trop y faire avec les dames (Simone en témoignera). De surcroît, dans Anicet, le roman d’Aragon qui jette un masque transparent sur certaines figures du moment – Anicet où la recension de Drieu (NRF, juillet 1921) verra un acte dadaïste de liquidation encore empêtré dans l’idéalisme qu’il est supposé renverser –, André Breton est baptisé Baptiste Ajamais. On y croise aussi Max Jacob, Cocteau et Picasso assez naïvement grimés. Coïncidence amusante, scoop même, Guigon et Sebbag viennent de remettre la main sur Jamais, qu’on croyait perdu, et de découvrir que Don Pablo en devint le propriétaire peu de temps après l’exposition de 1938… Picasso, d’ailleurs, y avait exposé deux tableaux de figures, dont une célèbre et tonique étreinte. Domínguez et lui, à jamais soudés, creusaient le même sillon. Stéphane Guégan

(1) Au sujet de Dada versus surréalisme, voir « Lâchez tout », Moderne, 11 août 2014 /// (2) Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, Jamais. Óscar Domínguez et Pablo Picasso, Musée Picasso Barcelone éditions (à paraître). Le musée a fait restaurer cet objet enfin exhumé, propriété de Catherine Hutin, il le présentera en contrepoint à un bel ensemble de bijoux de Picasso, autre sujet neuf, autre exposition empêchée. /// (3) Quant à Jarry, Bonnard, l’Eros et l’esprit Revue blanche autour de 1900, voir ma réédition à paraître du sublime Parallèlement de Verlaine, édition Vollard (Hazan, octobre 2020). Voir aussi : « Jarry entre amis », Moderne, 16 mars 2014 /// (4) Voir Didier Ottinger (dir.), Dictionnaire de l’objet surréaliste, Gallimard / Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, 2013 /// (5) Sur l’impensé commercial de l’entreprise surréaliste et les pudeurs idéalisantes de l’histoire de l’art, voir ma cursive mise au point (« Apothéose inutile ») dans L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente 1933-1953, Hazan, 2015, p. 44-45.

QUE FAIRE ?

À chaque remontée de sources fiables, le mythe du surréalisme s’effrite un peu plus. On en connaît les ressorts et le récit trop indiscutés. Il était une fois quelques preux chevaliers de la poésie pure et de l’image onirique, désintéressés en tout, unis par l’idéal, vague mais prometteur, d’une subversion totale des valeurs dites bourgeoises. Patrie, famille, religion, argent, nous vous haïssons : la formule est à peine caricaturale. André Breton et les siens se greffent d’abord sur l’agitation Dada sans brusquer les parrains utiles, Paul Valéry ou Jacques Doucet. Ces jeunes gens en colère, ces vrais poètes des turbulences intimes, la guerre de 14 les a secoués, moins Breton et Eluard toutefois qu’Aragon et Drieu la Rochelle, plus exposés aux orages d’acier. Jusqu’en juillet 1925 et sa fameuse rupture, occasion d’une fanfaronnade d’Aragon, Drieu aura communié dans « la virulence destructrice » (Julien Hervier) des surréalistes, préalable à une hypothétique reconstruction. C’est le propre des nihilismes, ceux notamment des fils de famille, que d’enchaîner l’avenir du monde aux vertus purificatrices du feu rédempteur. La troisième partie de Gilles, en 1939, renverra, ironie et signe à la fois, à L’Apocalypse de Jean (1). Avant de se rapprocher du PCF et de Moscou, faute originelle dont Breton mettra près de 30 ans à se laver (1936-1966), les surréalistes «manifestent», ils sèment en chœur le désordre et multiplient les meurtres, et autres cadavres, symboliques. C’est le temps de la bohème, inquiète, inquiétante, si l’on veut, entre-deux économique et stratégique qui, on le sait, ne peut durer éternellement. Le surréalisme vient après tant d’autres sécessions provisoires, et bénéficiaires, du monde de l’art !

Mais la révolte de quelques poètes extrêmes, en dehors de tout parti, pouvait-elle accoucher d’une révolution ? Comment tirer des mots une force agissante ? La correspondance Eluard-Breton, véritable bombe à maints égards, est traversée par quelques hantises de cette sorte, et par leurs conséquences édifiantes (2). Glissons sur la préciosité postromantique des premières lettres qui s’étale avec la candeur d’une toile Marie Laurencin, peintre dont Breton était alors friand et proche. Le 7 mars 1919, il écrit ainsi à Eluard : «Vraiment je goûte fort l’accent de vos poèmes, la même note claire dans ceux-ci.» Mais vit-on de poésie et d’eau fraîches à 23-24 ans ? Puisque travailler, c’est déroger, une économie de substitution s’est vite mise en place. Plus que Breton, qui feint de mépriser ses parents sans rompre tout de même, Paul Eluard jouit des subsides familiaux. La vente des tableaux et des fétiches, mot qui désigne souvent l’art africain dont ils font commerce, occasionne aussi des rentrées non négligeables. Les manuscrits aussi, qu’un temps Breton et Aragon, avec le soutien de Drieu, ont rabattus vers Doucet… Certes, en matière de négoce surréaliste, l’argent sale, ou jugé tel, reste proscrit. Quant à la définition du vil pécule, elle varie selon les hommes et les contextes. Breton se jette ainsi sur l’opportunité des ventes Kahnweiler, suite à la saisie inique de son stock pendant la 1re Guerre mondiale, mais dénonce avec la plus extrême vigueur, en 1926, la contribution géniale de Miró et Max Ernst au Roméo et Juliette des Ballets russes.

Il faut croire que le mécénat d’Étienne de Beaumont depuis le Mercure de Satie et Picasso, spectacle encensé par Aragon en juin 1924, signifiait désormais l’horreur insoutenable et mercantile de la classe dominante. En cette affaire, du reste, moins inconséquent que Breton, Eluard lui rappelle que les tableaux de Miró et d’Ernst se vendent dans les galeries associées au surréalisme et que leur clientèle touche, à regret, évidemment, au snobisme parisien le plus huppé ! La pire des difficultés qu’affronte le groupe, en effet, découle du divorce entre leur image sociale et leur programme politique. Car, au milieu des années 20, la ligne s’est durcie : Breton et Eluard font leurs délices du «merveilleux livre de Trotski sur Lénine», portrait sans ombre, servile, du chantre de la dictature du prolétariat. Le concept issu de Marx traîne déjà dans les numéros de La Révolution surréaliste, il sera le credo du Surréalisme au service de la Révolution, la revue suivante (1930-1933). Au petit jeu du grand remplacement, Aragon et Eluard dévoilent leur face la plus sombre. Mais il aura fallu la publication des correspondances de Breton pour préciser les positions de chacun, autant dire leur degré de lucidité ou d’irresponsabilité au regard de la situation mondiale des années 1930. Face à Moscou et ses divers bras armés, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dont Breton a caressé l’ambition de diriger la revue en gestation jusqu’au début 1933 (ce sera Commune), nos deux amis ont longtemps louvoyé. Dès mars 1932, le ralliement définitif et tapageur d’Aragon à Staline rend plus problématique la situation d’ensemble. Eluard, qui a co-rédigé la brochure contre le traître passé à l’Est (Paillasse), se berce encore des chances du surréalisme au pays des soviets, puis cède aux même sirènes autoritaires et esthétiques qu’Aragon…

Breton, de son côté, lit avec stupeur en octobre 1936 le télégramme qu’un certain nombre de personnalités des arts, d’Eluard à Picasso et Giacometti, ont envoyé à Maxime Litvinov, afin de saluer le geste de la Russie en faveur des antifranquistes espagnols et des livraisons d’armes dont elle avait brisé l’embargo. On sait aujourd’hui ce qu’il en fut de la mainmise de Staline sur le conflit en cours. Breton ne peut tolérer qu’à l’heure des procès de Moscou ces écrivains et peintres «engagés» congratulent l’U.R.S.S. «pour avoir sauvegardé les principes indestructibles de la justice, de la dignité et de la paix».  Eluard, que la terreur moscovite ne trouble pas (il l’écrit à Gala en moquant Breton), publie Novembre rouge dans L’Humanité du 17 décembre. C’en est presque fini d’une amitié qui va continuer à s’effilocher jusqu’aux accords de Munich. Concernant Hitler justement, leur correspondance ne brille pas par sa clairvoyance, bien que Breton soupçonne un fond de pensée racialiste derrière l’attrait que Dali avoue ressentir envers le IIIe Reich. Cette nouvelle dictature, pour Eluard, n’est que l’acmé d’un patriotisme et d’un conservatisme aggravés. Hors les paroles incantatoires ou le piège stalinien, ni l’un, ni l’autre n’envisage une riposte cohérente et efficace au nazisme, contrairement à un Blanchot (3), un Paulhan et même un Drieu. Il faut donc revenir à lui.

En prélude à Gilles, dont Gallimard édite en décembre 1939 le volume partiellement censuré pour satire du personnel politique et des surréalistes, l’auteur du Feu follet, qui croit son heure venue, s’autorise deux prépublications : dès l’été qui glisse vers la guerre, la première partie de son grand roman se lit dans La Revue de Paris. Mais Drieu, misant sur les effets d’annonce comme de miroir, offre simultanément aux futurs lecteurs de Gilles le début de son épilogue. Paru dans Gringoire, ce dernier coup de sonde avait été passablement oublié, Pierre-Guillaume de Roux vient d’en faire un petit livre incisif avec la complicité de Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen (4). A travers Le Faux Belge, qui se donne des allures de longue nouvelle, à la fois tributaire et détachée du livre à paraître, Drieu ménage le suspens. Car les feuilletons de Gringoire sont loin de mettre un point final au récit à venir. Entre les chapitres liminaires de Gilles et l’ultime pirouette de son héros éponyme, le raccourci se voulait fulgurant : le rescapé des tranchées et des années folles, où il avait lié son destin, ses dégoûts et ses furies à ceux de Caël (Breton) et Galant (Aragon), passait de la moderne Babylone à l’Espagne du rachat. Entretemps, Gilles est devenu Walter. Se réclamant des rexistes belges et non des phalangistes, il faut y insister, l’homme de Charleroi replonge au cœur des conflits qui scellent le sort de l’Europe.

Terrain de chasse de Mussolini et d’Hitler, l’Espagne de 1936-1937 fut peut-être davantage le laboratoire du stalinisme, qui jugule les forces antifranquistes avec l’approbation du PCF, tout en peaufinant l’illusion que la Russie soviétique constitue le seul rempart du fascisme international. On a tort de réduire la guerre d’Espagne au seul clivage des partisans et des ennemis de Franco. Plus fin, car plus informé, très hostile aux communistes et à leur emprise déjà tentaculaire, Drieu a approché la guerre, à Séville, en août 1936.  Deux articles, à chaud, répondent au choc, et au sentiment que cette guerre échappe à ceux qui pensent la conduire. «Ce qui meurt en Espagne», écrit Drieu dans la NRF, c’est le projet d’une Europe fière de sa civilisation chrétienne et conservant à chaque pays sa souveraineté, capable enfin de tenir son rang entre la Russie et l’Amérique. Depuis 2020 et le chaos présent, on appréciera… Le Faux Belge, comme son titre l’indique à l’été 1939, c’est la ronde des masques et le drame d’une cécité collective. C’est la coda inachevée de Gilles, bien plus catholique et européenne que nazie, n’en déplaise aux historiens et à leur lecture idéologiquement et bêtement prédéterminée. Andreu et Grover nous ont dit combien Drieu a remanié son texte, durant l’hiver 1938-1939, pour éradiquer toute concession possible à la germanophilie que le pacte Molotov-Ribbentrop va lui rendre plus odieuse (5). L’une des figures essentielles du Faux Belge se nomme Cohen, c’est un rouge en mission… Or Walter et lui se montrent d’une loyauté réciproque exemplaire. S’éloigne le simplisme de la «panoplie raciste» (Jacques Lecarme) qui colle encore au mari de Colette Jéramec. Le Faux Belge est une vraie réussite.

Stéphane Guégan

Verbatim / Dans sa dédicace de Gilles à Beloukia (Christiane Renault), Drieu écrit fin 1939 : «souhaitons que ce livre ressemble un peu aux peintures que nous avons aimées ensemble, à ces forts paysages lyriques, apparemment excessifs, mais d’abord bien vus et bien observés de Van Gogh, avec dans les coins certaines délicatesses risquées de Manet.»

(1) Quant aux avatars du texte de Jean, voir notre recension de D.H Lawrence, Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, in La Revue des deux mondes, décembre-janvier, 2019-20.

(2) André Breton et Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 32€. Sur Picasso et Eluard, voir notre contribution (Tendre miroir ?) au catalogue de l’exposition Pablo Picasso / Paul Eluard. Une amitié sublime, Museu Picasso de Barcelone, jusqu’au 15 mars 2020, puis Musée Picasso de Paris, dans une version différente (en contrepoint au très attendu Picasso poète).

(3) Nous avons rappelé ici même combien l’anti-hitlérisme maurrassien du jeune Maurice Blanchot s’était montré plus précoce, net et efficace que celui des surréalistes. Il se trouve que l’étonnant Paul Lévy (1876-1960), grand homme de presse de l’entre-deux-guerres, avant d’être frappé par les lois anti-juives de Vichy, abrita une bonne partie de ses articles dans ses journaux. Il se trouve qu’il avait réagi vivement, le 4 juillet 1925, dans le Journal littéraire dont il assurait la direction, à l’ignominieuse Lettre ouverte à M. Paul Claudel des surréalistes. Les termes de Paul Lévy, où il retourne la critique du nationalisme en xénophobie de l’intérieur, déplurent à Breton («dégoûtant article») et Eluard, lequel écrit, le 7 juillet 1925 : «Évidemment, sa patrie, son temple et son argent paieront pour lui, mais si l’on pouvait l’égorger rapidement et sans bruit, quelle bonne petite fête intime !»

(4) Pierre Drieu la Rochelle, Le Faux Belge. Nouvelle, édition établie par Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 16,50€. Frédéric Saenen est l’auteur de l’excellent Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 2015.(5) Le pacte germano-soviétique (août 1939) envenime davantage les relations d’Aragon, aligné sur la politique lamentable du faux retrait stalinien, et Drieu. Lequel s’est vu attaquer ad hominem par la presse communiste, notamment celle du premier (Ce soir), dans les années 1930. À rebours de Drieu, Aragon bénéficie aujourd’hui d’un crédit remarquable auprès des universitaires et des journalistes, voire de ses biographes récents, crédit qui appelle pourtant un certain nombre de correctifs quant à son bilan littéraire, son parcours politique et certains écarts de conduite dès avant la Libération. Une certaine bienveillance (voir, par exemple, les notices AEARBretonDrieuEluard) caractérise ainsi l’ambitieux Dictionnaire Aragon qu’ont dirigé Nathalie Piégay et Josette Pintueles pour le compte des éditions Honoré Champion (2019, 130€). Mais il se trouve suffisamment d’entrées moins sujettes à caution pour justifier la lecture de ce massif placé sous le constat suivant : «Peu d’œuvres (que celles d’Aragon) manifestent une sensibilité aussi vive à la contradiction et à la diversité du réel, à l’infini du monde concret auquel il faut donner forme, à la pluralité des voix et des consciences […].»

Living well is the best revenge

Une petite mort, assurément. Il y a toujours de la tristesse à voir se refermer une exposition utile et réussie, surtout quand elle concerne un artiste, André Masson, qui ne bénéficie pas chez nous des faveurs qui devraient être dues à son rang. Comment qualifier, sinon d’assourdissant et d’absurde, le silence dans lequel le maintiennent les institutions parisiennes depuis 1977 ? Boudé à Paris, il triomphe donc dans le Sud où ce solaire mélancolique connut tant d’ivresses et fit trembler tant de lignes et de toiles… Après la belle initiative des musées de Marseille en 2015, déjà secondée par la famille du peintre, Céret s’est souvenu du séjour capital qu’il y avait effectué en 1919-1920. Un siècle après, le bilan s’imposait. On doit la plus complète gratitude à Nathalie Gallissot et Jean-Michel Bouhours de s’y être attelés, et au Ministère de la culture, en jugeant cette exposition « d’intérêt national » (expression délicieusement démodée, pensent les idiots), de l’avoir soutenue. Ajoutons que le Musée national d’art moderne s’est aussi montré d’une grande largesse envers une manifestation qui hissait, dès son titre, des couleurs nietzschéennes et en appelait ainsi à un grand concours de forces. Au sortir de la guerre de 14, où il s’était jeté en devançant l’appel de la classe 1916, et où il avait laissé des plumes contrairement aux embusqués de l’avant-garde, Masson renoue avec la vie, les femmes, le vin, la musique, et la peinture, au soleil dur des Pyrénées orientales. Sur le chemin de Barcelone, il goûte à Collioure, mais s’arrête à Céret. Là où les cubistes avaient établi leur quartier général avant-guerre, il fronde leur peinture, trop idéale, dira-t-il, trop distante, à ses yeux encore pleins de la fureur des combats, et avides de vérités plus concrètes.

En 1919-20, Masson fréquente Loutreuil et Soutine sans oublier Derain, point aveugle de l’historiographie massonnienne. Ses paysages céretans, d’une plénitude reconquise sur la boue de 17, confessent ici et là le souvenir de l’autre grand André de la peinture française, objet lui aussi des « préventions » actuelles du milieu. La pensée organique, l’élan cosmique qui ne quittera plus la peinture de Masson trouve sa première expression, terrienne et aérienne, humide et chaude, sans que la sensation du réel, et même sa figuration, n’ait à se sacrifier à la toute-puissance de l’Esprit qui agirait au-delà des apparences. L’historiographie abuse du vocabulaire des années 1920, empêtré dans la célébration du Mystère de la nature, et ignore ainsi ce que Bouhours nomme justement « son obsession bergsonienne de la représentation du devenir des formes mouvantes ». En lecteur de Montaigne, Masson se voulait le greffier sensible, viril et tendre, éminemment sexué, des « expressions du branle universel ». Qu’il ait lu les romantiques allemands n’en fait pas leur esclave spirite, déiste, anti-français. On s’échine à l’enchaîner au grand déchiffrement de l’être universel, ou à l’écoute des paroles obscures d’un monde habité. Or, pour justifier sa peinture dont Céret exalte magnifiquement les turbulences volontaires et l’érotisme pugnace, Masson invoquait l’unité du monde, et non quelque raison divine, ou quelque architecte occulte. L’élan vital, l’élan créateur, où Bergson voit la seule capacité raisonnable à bousculer notre finitude, lui suffit. À oublier les réticences qu’il opposait à toute visée transcendantale, on perd de vue les vraies causes du désaccord qui l’obligèrent à rejeter le surréalisme et condamner l’abstraction en peinture. Masson n’attend pas de l’automatisme, du zen plus tard, un oubli total de soi, la perte absolue des repères, il aime trop le commerce du vivant, le réel en sa chair et ses désordres. Si toute la philosophie de son temps l’encourage à abolir la vieille distinction de l’objet et du sujet regardant ou rêvant, il sait que cette abolition ne saurait s’accomplir pleinement. Son nietzschéisme, de même, est une morale, une dualité assumée. L’enfant des tranchées, l’observateur de la guerre d’Espagne, l’anti-munichois et l’anti-communiste savait le Mal et le Moi insolubles dans le Grand-Tout.

Son premier moment de haute intensité plastique et phallique se situe entre 1925 et 1932, époque des Enlèvements et autres Massacres : Masson franchit la trentaine en libérant une furia qui fascine Breton, Bataille, Leiris, Kahnweiler, Paul Rosenberg et, avant Jackson Pollock et Francis Bacon, Picasso lui-même. Les fanatiques de ce dernier, tel Christian Zervos, ont toujours eu du mal à accepter l’idée que leur héros ne s’était pas nourri de son seul génie. Ce n’est pas le cas des commissaires de l’exposition de rentrée du musée Picasso de Paris. Traitant des « tableaux magiques », ceux précisément que Zervos assignait aux années 1926-1930, elle en propose d’abord une large vision, montrant des tableaux qu’on croyait perdus et d’autres qui n’ont pas le bonheur de plaire à ceux qui résumaient ce moment de l’œuvre picassien à quelque soumission non dite au credo surréaliste. On a toujours présenté cette nouvelle métamorphose stylistique, Zervos le premier, comme l’heureuse rémission de la phase dite néo-classique ou ingresque, parenthèse jugée inutile par les zélotes du cubisme. Du reste, en dehors de Cocteau, Jean Clair, Robert Rosenblum et du regretté John Richardson, qui a vraiment accepté et compris ce qui passe encore pour une apostasie regrettable ? Mais Masson, féru d’Ingres et de Poussin comme lui, n’est pas le seul à pousser Picasso, dès 1925, en réalité, à s’aventurer loin de ce que Paul Rosenberg vendait si bien depuis quelques années. Si La Danse de la Tate revisite les affiches cinétiques et scabreuses de Lautrec, Le Baiser du musée Picasso (notre photo) fait plus qu’écho à la sourde rivalité qui anime Picasso et Picabia durant l’été qu’ils passent à Juan-les-Pins. Les « années folles », très américaines, ont plus largement déterminé la phase magique de Picasso que la prémonition des catastrophes à venir, contresens dont Zervos est responsable. Ce dernier est aussi le premier à avoir voulu séparer le magisme des années 1926-1930, d’une rare violence anatomique et sexuelle, de toute dépendance à la nouveauté surréaliste. S’inféoder à quelque chapelle n’a jamais été le fort de Picasso. Son hostilité aux cénacles ne l’empêche pas de s’intéresser à André Breton et d’être sensible aux marques d’admiration très appuyées du nouveau mouvement, si éloigné fût-il de son empirisme et de son Éros. En plus de Masson, ce sont Miró et Giacometti qui réveillent son envie d’en découdre avec la génération montante.

Et puis il y a Klee en qui Breton a désigné un précurseur capital. De deux ans plus âgé que Picasso, le peintre germano-helvétique conforte la veine enfantine qui éclate, par exemple, dans l’un des chefs-d’œuvre de l’actuelle exposition, La Femme assise aux grands yeux étonnés de janvier 1930 qu’a prêtée la Fondation Beyeler. L’innocence tendre d’une telle image fait que les commissaires l’ont justement isolée du reste de leur moisson, laquelle résonne de toutes les fureurs dont Picasso est alors capable. La rencontre de Marie-Thérèse en janvier 1927 embrase ses pulsions de vie pour quelques années. Elle sera tantôt la mystérieuse jeune fille au visage d’amande, une guitare andalouse aux cordes vibrantes, la Vénus sportive au rondeurs actives, voire la femme-phallus, comme l’écrit Richardson. À sa décharge, si l’on ose dire, dessins, peintures et sculptures, jusqu’au premier projet de L’Hommage à Apollinaire, pratiquent un étrange échangisme, au flux duquel seins, orifices et sexes des deux genres se prêtent à des déplacements au sens le plus freudien ou chtonien. Le contraire du dionysiaque, à l’inverse, prend des accents terrifiants. La Baigneuse du 26 mai 1929, aux antipodes de l’imagerie de Marie-Thérèse, pourrait être une évocation des camps de concentration, si Picasso ne les avait pas connus après leur libération. Elle trône au pied du grand escalier de l’Hôtel Salé, sentinelle d’un Enfer domestique qui colore le biomorphisme duel de ces années-là. Bigarrée et double, la figure d’Arlequin, la plus révélatrice de la psychologie nouée de Picasso et de sa culture du secret amoureux, y occupe une place considérable. Elle s’enrichit souvent de la bouille virginale de son fils Paulo, comme si le père, en vrai catholique, donnait un visage au pardon de ses péchés. Si magie il y a donc ici, ce n’est pas au sens péniblement néo-platonicien de Zervos, mais à celui dont parle Malraux dans La Tête d’obsidienne. Ce chamanisme de l’intime, inversion cruelle ou exutoire du fétichisme, mériterait une exposition. Stéphane Guégan

*André Masson, une mythologie de l’être et de la nature, Musée d’art moderne de Céret, jusqu’au 27 octobre, catalogue, Silvana Editoriale, 30€ /// Picasso. Tableaux magiques, Musée Picasso, Paris, jusqu’au 23 février 2020, catalogue, Silvana Editoriale, 30€ /// Picasso et Sigmar Polke professaient la même passion pour Les Vieilles de Goya, le paradoxal chef-d’œuvre du musée de Lille. Qui dira l’hispanisme de contrebande du grand artiste allemand ? Depuis que Polke, mort en 2010, est célébré par tous les musées du monde, – la récente rétrospective du MoMA étant mécénée par Volkswagen –, la difficulté est grande de l’imaginer ferraillant, avec le sourire d’un clown né du mauvais côté du Mur, dans la contre-culture des années 1970, cheveux longs, jean à «pattes d’eph », filles peu farouches et drogues à l’envi… Le disciple de Beuys avait appris à résister à toute autorité sous celle de l’ancien aviateur de la Luftwaffe. Aussi était-il allergique aux condamnations inconditionnelles de « l’ancienne » peinture. Cela le sauva… Il fallut pourtant ruser au début, entrelarder le médium « périmé » de collages photographiques. L’hybridation tenant lieu de bonne conduite, la vertu de Polke s’accroissait du recours aux images les plus dévaluées, aux tirages les plus minables. La désacralisation était à ce prix, la disqualification du Pop Art américain, si propre sur lui, aussi. On a longtemps ignoré que son usage de la photographie ne se cantonnait pas à cette impureté générique. Le Bal nous ouvre largement les yeux sur les trésors oubliés de l’artiste, une sélection parmi les 900 tirages qui composent l’archive de Polke. L’archive de l’homme ? Celle de l’artiste ? Vous imaginez bien qu’il se serait refusé à trancher si on avait pu lui poser la question. Toute sa vie n’a-t-elle pas consisté à annuler les frontières usuelles entre son quotidien et ses images, et à entretenir une incertitude entre l’intime et les signes les plus agressifs de l’univers urbain ? La rue, les bagnoles, les ersatz de nature, la cosmétique politique plutôt obscène des affiches électorales… L’objectif de Polke, comme une abeille affolée, confectionne un drôle de miel, auquel le recul du temps apporte l’étrange vernis d’une époque trompeusement innocente. La nôtre est bien armée pour y découvrir les causes de sa propre déchéance (Les infamies photographiques de Sigmar Polke, Le Bal, Paris, jusqu’au 22/12/19, catalogue, Roma Publications, Amsterdam, 35€). SG

ADIEU AU MONDE

Nous nous pensions libérés à jamais de l’antique stupeur, de l’effroi majeur que Machiavel lisait dans le regard des persécutés, ou du traumatisme causé par la découverte de l’horreur génocidaire, des charniers d’Arménie aux camps de la Shoah… Se sont effacés aussi, un à un, ceux qu’on appela longtemps les poilus des défilés du 11 novembre, les rescapés, les mutilés de la Grande Guerre, ceux que les orages d’acier avaient défigurés et condamnés à vivre masqués, grimés, affublés de toutes sortes de prothèses pour tromper leur misère. Claire Maingon les ramène parmi nous en ravivant la plaie. Car la mémoire visuelle de ces millions d’hommes blessés, déshumanisés n’a pas encore été assez fouillée, montrée et exposée à la double analyse de l’image et de ses multiples fonctions d’alors. Dès l’été 14, l’Europe des belligérants, soldats et civils, est meurtrie dans sa chair et l’art, au mépris des consignes, prend, donne la mesure du carnage bien avant la fin du conflit. « La Grande Guerre fut une époque de la vie où les bras et les jambes se perdaient », devait écrire le Camus du Premier homme, au sujet de son père. Il n’est peut-être pas de métaphore plus criante de l’événement et de ses retombées de toute nature que la réalité et le motif pictural des mains coupées dont la lecture de Claire Maingon enrichit l’étude. Cendrars ne formule pas autrement le sacrifice héroïque, patriotique, de son intégrité physique. Pendant que d’autres ricanent après s’être faits porter pâles, le genre Picabia ou Duchamp, certains affrontent, par l’image manuelle ou mécanique, la déshumanisation qui devait tant intéresser le Bataille des années Documents. L’épouvante du pire précède son remploi surréaliste, et ne connaît aucune frontière. L’expressionniste Kirchner, qui avait échappé au feu pour comportement anormal sous l’uniforme, se représente en soldat allemand, un moignon sanglant en évidence, dans le fameux autoportrait de 1915. Apollinaire, à chaud, refuse cette grandiloquence, où gît la culpabilité de l’arrière.

Dans le monde d’aujourd’hui, « où les lignes se dédoublent, les tissus s’effilochent, les perspectives vacillent », écrit Roberto Calasso, il n’est plus d’arrière et de front, l’ultra-violence sectaire, comme les réseaux complices de l’internet, frappe partout et à tout moment, qu’il s’agisse de cibles explicables ou de victimes dont l’anonymat et la mort aléatoire donnent sens à l’acte qui les désigne soudain à l’attention publique. Dans un monde où tout devient instantané et simultané, précise Calasso, le terrorisme islamique partage donc plus d’un trait avec « la société séculière » dont il veut précipiter la fin. On le vérifie à chacun de ses livres, au pessimisme croissant, les raisonnements binaires, banalement progressistes, ne sauraient apaiser l’inquiétude que lui inspire notre époque de déliaison. La sur-connexion en est à la fois la fable et le levier : «On peut se demander si la société séculière est une société qui croit en quelque chose qui ne soit pas elle-même. » Dieu n’est pas mort, il a changé d’apparence : « Les conflits de la société n’ont plus pour objet quelque chose qui serait en dehors et au-delà, mais la société elle-même. Or, celle-ci est tout d’abord une vaste surface expérimentale, un laboratoire où des forces opposées tentent de s’arracher réciproquement la direction des expériences.» Ce grand baudelairien de Calasso n’a pas de mal à crucifier le « sécularisme », aussi sectaire que ceux qui le combattent, le tourisme, cette religion de l’insignifiant propre à l’âge du zapping, et l’obscénité d’un multiculturalisme destructeur des différences qu’il est supposé transmettre : « La convergence des cultures vers l’unité se vérifie dans le tourisme et dans la pornographie. Ce sont des mondes parallèles régis par des règles similaires. » L’Innommable actuel demande à Baudelaire le dernier mot. Il est emprunté aux brouillons du poète. L’une de ces notes se présente comme la transcription d’un cauchemar piranésien. Baudelaire se dit avoir été assailli par la vision étouffante d’une sorte de gratte-ciel qui s’effondre sur ses occupants. Or, conclut Calasso, le rêve de Baudelaire s’est réalisé au-delà de lui-même, car les tours étaient deux – et jumelles.

Italien de naissance, 63 ans, Rudolf Stingel est new yorkais d’adoption depuis trente ans. Je ne m’étais jamais demandé s’il était un artiste du 11 septembre avant de pénétrer dans l’exposition du Palazzo Grassi. En 2013, il y avait déroulé 500 mètres de moquette à dominante rouge et à motifs orientaux. Du sol au plafond, amortissant mes pas, allongeant le silence, le vieux palais vénitien flottait dans la suspension du temps que l’artiste avait provoquée en habillant le vide. Les problématiques que la vulgate prête à l’artiste, son soi-disant besoin d’opposer figuration et abstraction, s’étaient dissipées. On dit que Stingel avait trouvé dans le cabinet londonien de Freud l’inspiration de cette architecture intériorisée, où le visiteur toutefois n’était pas seulement confronté à l’absence. De temps à autre, un contrepoint pictural émergeait de cette plénitude textile, sous la forme de petits tableaux monochromes à l’imitation d’anciennes photographies. La vieille sculpture germanique en était l’élue, le gothique le plus glaçant, le plus dérangeant, le plus opposé à l’otium visuel du reste. Une manière du Jugement dernier traité sur le mode spirite de la fin du XIXe siècle. Cette impression générale se ressent aussi à la fondation Beyeler, dominée par la note solaire que ponctuent, à l’identique, des peintures noires porteuses d’un effroi où le spectre des drames humains et les peurs archaïques de l’enfance se dissocient mal. New York a laissé d’autres traces, au sens plein, sur Stingel. A bien des égards, peu notés et commentés, il appartient à la vague des Schnabel, Basquiat (son cadet de quatre ans) et Koons, enfants du dernier Warhol. La même nostalgie du fonds d’or, de la Cène, et le même sens du palimpseste travaillent l’œuvre de Stingel. Cette rétrospective, dans les espaces uniques et la pleine lumière de Renzo Piano, aux antipodes donc de la boîte du Palazzo Grassi, c’est son moment de vérité. Une telle épreuve ne pouvait obéir à l’ordre chronologique et à la stricte sagesse thématique. Chez cet artiste qu’hante aussi l’œuvre de Richter, autre obsédé des représentations instables, le temps se compte et l’Histoire s’affiche autrement.

Ne quittons pas le terrain des images et du sacré qu’elles ouvrent ou singent… Bien que composés de matériaux hétérogènes, les volumes de la série Ninfa se succèdent avec autant de logique que de régularité. Il est vrai que cette rationalité peut échapper au lecteur de Georges Didi-Huberman tant il est friand de détours complexes et de références savantes. Il faut suivre, ne pas craindre les répétitions, les formulations risquées et les appréciations expéditives. Malgré ou à cause de cette densité textuelle, pareille lecture, c’est une vertu, ne peut être qu’active, au sens où l’entend et l’attend l’auteur. On accordera à Didi-Huberman de ne jamais céder à la tentation d’enfermer son lecteur dans les ornières d’une argumentation qui se bornerait à confirmer des postulats non démontrés. Ninfa dolorosa, réflexion sur le tragique contemporain et le pathos généralisé des médias supposés en rendre compte, conduit le disciple d’Aby Warburg à se lover, une fois de plus, dans la mémoire des images, à nouer présent immédiat et passé multiséculaire. Plus la tyrannie de l’information visuelle élude le sens, substitue l’hyper-émotion à la raison, explique-t-il, plus « la construction de la durée » est requise. « Je ne veux pas de misère », déclarait Rupert Murdoch en 1986. La photographie de guerre esthétise désormais la douleur des victimes, les désastres humanitaires, par nécessité compassionnelle. Après nous avoir invités à penser la relation esthétique dans son ancrage corporel, après avoir interrogé les œuvres qui ébranlent et font agir, Didi-Huberman fait le constat inverse : une grande partie de l’imagerie contemporaine, d’autant plus efficace qu’elle bénéficie du fallacieux «ça a été» cher à Barthes, réduit son consommateur à la passivité de l’émotion subie ou de l’envoutement. Le lisse et l’instantanéité ont chassé de nos écrans la complexité d’une autre « peinture d’histoire », dont Didi-Huberman se fait l’historien. Préférant Donatello et Goya à Gros, qu’il caricature, il fait souvent remonter plus haut l’origine des migrations propres aux formes liturgiques. Car la déploration photogénique, au Kosovo comme en Algérie, tend au christique, et non au critique. Le présent livre nous encourage fermement à ne pas les confondre.

Stéphane Guégan

Claire Maingon, Mains coupées sur paupières closes. Blessures, mutilations subies et sublimées des artistes en guerre (1914-1930), PURH, 25€ / Roberto Calasso, L’Innommable actuel, Gallimard, 19€ / Rudolf Stingel, Fondation Beyeler, jusqu’au 6 octobre 2019 / Georges Didi-Huberman, Ninfa Dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Gallimard, collection Art et Artistes, 29€. Macula, on s’en félicite, met en circulation la 3e édition augmentée de La Ressemblance informe ou le gai savoir de Georges Bataille (32€), livre dans lequel l’expérience des limites que fut la revue Documents jette les bases d’une approche de « l’esthétique classique » à partir de sa crise.

Derniers galops à travers les siècles

Je ne me console pas de m’être privé de l’exposition Bernard Van Orley dont les portes se refermeront le 25 mai. En cet artiste, qui fut à la Renaissance flamande ce que Rubens serait au baroque du Nord, s’est réalisé l’idéal du peintre humaniste, docte et concret, dans sa dimension européenne la plus ambitieuse. Muni du splendide catalogue, digne des raffinements de son sujet, on peut se faire une idée de cet hommage de Bruxelles à l’un de ses fils les plus illustres. L’art de cour, qui ne peut se borner à la peinture, exige plus de ceux qu’il s’attache. Né vers 1488, Van Orley accède aux faveurs de Marguerite d’Autriche en 1518. Elle règne sur le Brabant, son portrait respire l’autorité à galoche des Habsbourg. Plus beau encore, le portrait de son jeune neveu, un certain Charles Quint, où Van Orley serre chaque détail sans perdre l’impression générale d’un prince qui va être l’un des maîtres du monde. Van Orley peint pour les grands, dans l’émulation des grands. Ils se nomment Pérugin, Léonard, Raphaël, dont on tisse les cartons à Bruxelles, ou Dürer, que Van Orley croise en 1521. Cet homme qui a tout, le génie et la protection des élites, s’expose à tout perdre. Le catalogue nous apprend qu’il va connaître une disgrâce momentanée pour curiosités, sinon affinités, luthériennes. En plus d’avoir comblé ses visiteurs de retables et de portraits, aussi beaux que ceux d’Holbein, l’exposition rassemblait quelques-unes des tapisseries où s’est joué son statut et ses privilèges. Nul médium ne saurait alors rivaliser avec ces tentures qui accompagnent les princes, rois et empereurs de lieu en lieu. Parmi celles qui chantent les premiers exploits militaires de Charles Quint, la série inhérente à La bataille de Pavie  remporte une dernière victoire. Le cœur  des Français souffre, mais l’œil s’abandonne aux grandes ivresses. SG/ Bernard Van Orley. Bruxelles et la Renaissance, BOZAR, Bruxelles, jusqu’au 25 mai 2019. Catalogue BOZAR Books et Mardaga, 49,90€.

Il aura donc fallu une exposition, prodigieuse, il est vrai, pour rendre définitivement sensible, audible, respirable cette évidence que Balzac et Baudelaire ne cessèrent de redire : le premier acteur du romantisme fut une actrice. Une ville, Paris. Au lendemain de Waterloo, la France, tel le Mazeppa de Byron et Hugo, tombe « et se relève roi » ou reine. Car les Bourbons restaurés, avant leur raidissement final et fatal, sourirent à la génération nouvelle, et pas seulement à celle qui chantait le trône et l’autel. Ces hommes et ces femmes, sur les ruines de l’Empire, traumatisme dont nous n’avons plus idée, refusent l’idéal trop pur, trop lisse de leurs aînés, clament le retour au réel ou l’accès au rêve, bien que David et les siens, sur les deux terrains de la peinture moderne, aient ouvert la voie à leur propre disqualification. Delacroix et Géricault, du reste, ont payé leurs dettes, comptant même, envers les hommes de 1789 et de 1804… Sur le moment, la rupture générationnelle se voulut évidemment plus tranchante. Mais les romantiques, pour s’inventer, eurent besoin d’un autre mythe, celui du bourgeois, hypostase de toutes les tiédeurs du goût et de l’existence. L’épicier ne saurait pactiser avec le chevelu mérovingien et la barbe Henri III. De cette opposition sociologique promise à un bel avenir, dont Baudelaire fut le premier à sourire, l’exposition de Christophe Leribault et Jean-Marie Bruson fait justice en nous rappelant que la nouvelle sensibilité s’empara vite de tout ce qui faisait la vie, le domaine de l’utile compris, de la tabatière au gilet à taille serrée. Paris, ses salons, son Salon, ont brassé l’esthétique de l’heure dans toutes ses composantes. Et si l’art nouveau est descendu dans la rue, l’inverse a causé quelques étincelles après 1830 et avant 1848. Il était important que le parcours de Paris romantique, dont la scénographie soigne chaque station, fît entendre Delacroix et Ingres autant que Daumier et Jeanron, avant de se refermer sur le manuscrit de L’Éducation sentimentale, véritables Illusions perdues de toute une génération aux espoirs trop vastes ou trop vagues, aux amours mal vécues ou aux bonheurs trop vite consumés. Mais Paris, en 1869, à la sortie du chef-d’œuvre de Flaubert, avait déjà recommencé. Manet, Degas, Verlaine, Mallarmé, Bizet en composaient le visage. SG / Paris romantique 1815-1848, Petit Palais et Musée de la vie romantique, catalogue (Paris Musées, 49,90€) sous la direction de Christophe Leribault et Jean-Marie Bruson, avec une préface balzacienne d’Adrien Goetz, à qui l’on doit, parution chaude à maints égards, une émouvante Notre-Dame de l’humanité (Grasset, 5€), dont les droits seront versés à la Fondation du patrimoine. Car Paris, c’est aussi un vaisseau de lumière, tourné vers Dieu, cet arbitre des âmes et du goût, dirait ce vieux dandy catholique de Barbey d’Aurevilly.

Jean Pavans, dont j’ai chanté ici les hautes vertus de traducteur, écrivain et connaisseur du romantisme, nous gratifie d’une nouvelle édition, bilingue, des grands poèmes orientaux de Byron, ceux-là mêmes qui ensorcelèrent, telle la mer notre Anglais voyageur, Hugo, Delacroix, Géricault, Gautier, Berlioz et, plus tard, Barbey d’Aurevilly, Mallarmé… Baudelaire, autre lecteur, disait avec son autorité proverbiale : «Le poète est ce qu’il veut». La sentence résume assez bien la manière de Byron, fuyant le confort britannique pour se frotter aux aventures, femmes et peuples opprimés, qui le réclamaient. Ode to Venice m’a rappelé les pages où Gautier conspue, vers 1850, l’occupation autrichienne. Qu’il est douloureux le « harsh sound of the barbarian drum » ! La ville humiliée, envahie de musique militaire n’a plus que son lion bâillonné pour pleurer. Quelques années plus tôt, véritable anticipation du destin de Byron, The Giaour versait des larmes de colère sur la Grèce avilie par les Turcs et affaiblie par la désunion. Du combat de l’infidèle et d’Hassan, qui a fait noyer la belle Leila pour avoir succombé à l’étranger, sont sortis de merveilleux Delacroix. Mais Pavans nous oblige à nous souvenir que le poème de Byron s’enroule, jusqu’à son dénouement sublime, sur la culpabilité du Giaour, dont le désir a fait couler trop de sang. N’oublions pas non plus que les images de la mer indomptable s’enflent de résonances guerrières et métaphysiques : « Aussi loin que le vent peut emporter l’écume / S’étend notre empire ; là est notre demeure ! » Away ! Away ! citait Hugo en exergue à son propre Mazeppa, autre poème qu’on lira ici avec feu. SG / Lord Byron, Le Corsaire et autres poèmes orientaux, édition bilingue présentée et traduite par Jean Pavans, 11,20€.

Du nouveau sur Courbet, il en surgit sans cesse. Année anniversaire oblige, Thierry Savatier dresse un bilan plus qu’utile en postface à la cinquième édition de son désormais incontournable opus sur L’Origine du monde (Bartillat, 20€), tableau que nous avons vu récemment dans l’exposition Freud de Jean Clair, parfaitement servi par le propos et son espace dédié, mais qu’il n’aurait pas été absurde d’accrocher dans Préhistoire (voir plus bas). La principale découverte la concernant récemment, pour revenir à cette image inouïe du sexe heureux, nous la devons à Claude Schopp et à son merveilleux livre sur le modèle de ce mont de Vénus sans collier. Nous en avons parlé ici, en temps utile. Il est un autre domaine qui demandait à être proprement réexaminé, ce sont les dessins de Courbet, et notamment ses feuilles et carnets de jeunesse. Que le futur révolutionnaire, réalisme et politique, eut des débuts timorés, incertains, et d’autant plus passionnants ! La publication qu’a dirigée Niklaus Manuel Güdel force l’admiration. Bien qu’il contienne des feuilles dont l’autographie reste discutable, l’ouvrage rassemble un matériel et un nombre de spécialistes très spectaculaires. Les fusains profonds de la grande période de création, vers 1850, tranchent sur les timides essais graphiques du début, ils ne doivent pas dissimuler la perpétuation d’une veine sentimentale où se dévoile un pan de la nature peu glosé de l’artiste. L’ensemble est introduit pas un texte décisif de Louis-Antoine Prat. SG / Niklaus Manuel Güdel (dir.), Les dessins de Gustave Courbet, Beaux Livres – Albums, 42€.

Théorème, son plus beau film avec Accattone, se préparait à bousculer les écrans italiens et le milieu du cinéma, encore assez hostile au-delà des Alpes. Fellini, le faux frère, Visconti, le révolutionnaire de salon… Pasolini est soucieux, anxieux en cet été 68, il a détesté l’explosion de mai. Derrière l’apparence d’une révolte authentique, il perçoit le chahut de petits bourgeois qui se plient au consumérisme et à l’individualisme sécessionniste, plus proches de l’American way of life que de la révolution comment il l’entend. Cette révolution-là déplaît à la gauche italienne sans rassurer la droite. Pasolini théorise une nouvelle forme de conservatisme, anticapitaliste, soucieuse de l’héritage rural que « les glorieuses » ont profondément abîmé, et des liens intergénérationnels. Le jeunisme à cheveux longs et la diabolisation des « flics » le révulsent, sa « révolution n’a pas pour objectif d’abolir le passé » (Olivier Rey). Il avait déjà compris que la destruction de toute norme commune, de toute continuité historique, de toute autorité politique et spirituelle, ne constituerait pas l’horizon possible des démocraties sociales. On y est… Avant de s’exprimer dans Ecrits corsaires et Lettres luthériennes, ses articles de presse des années 1973-75, il aura collaboré à Tempo, l’équivalent Mondadori de Life à partir d’août 1968. Son rejet de l’époque, qu’il juge toutefois avec la compassion d’un catholique hétérodoxe, a trouvé l’espace adapté aux chroniques douces-amères qu’il mêle de poésies. On le voit dialoguer avec Bertolucci, Moravia, Morante, ou Cohn-Bendit, qu’il perce à jour immédiatement. L’agonie des cultures populaires, grand thème de son cinéma, et le coût anthropologique du « progrès » le préoccupent autant que les mensonges d’Etat (qui auront raison de lui, contrairement à la thèse du crime sexuel qui, commode, a longtemps prévalu). En 1968-69, on le traite de fasciste, pardi !  PPP renvoie le compliment avec l’humour cinglant qui est le sien. Le vrai dieu du cinéma italien, à égalité avec Rossellini, ne croyait pas que le chaos nous sauverait. SG / Pier Paolo Pasolini, Le Chaos, traduit de l’italien et annoté par Philippe Di Meo, préface Olivier Rey, R§N Editions, 2018, 19,90€.

Il est des livres qui rapprochent les temps et les mondes. Peut-on rêver plus grand écart que celui qui sépare, à première vue, le Japon du XXe siècle et la Grèce antique ? Ma surprise à la réception du livre de Michael Lucken venait du conditionnement culturel qui est le nôtre et qu’il commence par déconstruire. En effet, il est difficile a priori de partager l’héritage d’Homère et du Parthénon avec l’Asie de tous les lointains… Force est donc de lutter parfois contre le sentiment de propriété, de relativiser les filiations ethnique et linguistique, cela peut conduire à la (re)découverte d’autres parentés philosophiques, éthiques et artistiques. Mais fallait-il autant souligner, façon Sartre et Foucault, que la culture classique a servi ici et là de moyen de domination ? Peut-on raisonnablement tenir pour équivalents l’expansion des Jésuites et, par exemple, l’impérialisme des Japonais ? En ce premier XXe siècle, l’Empire du Levant ne s’est pas privé d’invoquer les justes fureurs de Mars, voire les fourberies de Jupiter. Au même moment, et en écho aux théories de Winckelmann, intellectuels et artistes japonais considéraient que les conditions indispensables à un nouveau « miracle grec » étaient réunies sur leur terre, depuis le contexte insulaire jusqu’à la race d’acier qu’incarnait la population native aux strictes valeurs. L’envoi de la Vénus de Milo, cadeau diplomatique de Malraux et du Louvre, confirmera, en 1964, un processus d’incubation qui toucha la peinture, la poésie et bientôt les dessins animés. Dans les années 1860, quand l’ère Meiji opte pour une occidentalisation à tout crin, les Japonais accédaient aux Grecs par Byron et Platon ; un siècle plus tard, le lénifiant Miyazaki semble plus populaire qu’Ozu, Kurosawa et Mishima… Une fois sorti de ce livre qui respire le savoir et l’intelligence, on rêve de sa réédition aussi illustrée que la pinacothèque disparue d’Athènes. SG / Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 22,50€

L’invention de la préhistoire ne se fit pas en un jour, il fallut près d’un siècle pour que s’établisse définitivement la conscience d’un temps premier, d’avant le temps connu. L’immense appel d’air, en conflit ouvert avec l’explication biblique du monde, débute à l’époque de Buffon. Une nouvelle lecture de l’univers et de l’humanité se met en place à partir des observations de la géologie, de la paléontologie et du désir de se doter de nouvelles origines dans le deuil des anciennes. De la préhistoire, science balbutiante au XVIIIe siècle, naît le vertige de « l’immémorial », écrit Rémi Labrusse, concurrent d’abord souterrain au primitivisme gréco-romain des années 1780-1820. Les vestiges préhistoriques s’accumulant, se diversifiant et se précisant, comme le montre excellemment l’exposition du Centre Pompidou, ils provoquent une réaction dès la fin du XIXe siècle, marquée par Darwin, le recul du catholicisme et ce nationalisme, souvent laïc, qui part en quête d’un socle plus ancien que les cathédrales. Ossements, outils et armes, statuaire sexuée et violence rupestre donnent corps à cet « énigme moderne », pour le dire comme les commissaires. Elle a pris la forme des tableaux de Cormon, le maître de Lautrec et Van Gogh, avant de fusionner avec tout le primitivisme de l’art du XXe siècle. Au Centre Pompidou, Dubuffet, Giacometti, Picasso en sont les hérauts, parmi bien d’autres, superbement confrontés aux témoignages multiséculaires. L’affolement des sabliers nous précipite dans l’enfance, sans compter le clin d’œil final. Passons sur la double absence de certains Américains, tel Motherwell qui visita Lascaux, et du Masson des années 1950, que le retour d’exil a ramené dans l’orbe de Bataille, de Lacan, et dont la peinture fait alors cohabiter, entre Éros et fascination chtonienne, cavernes, sources vives, et sexe. SG / Préhistoire. Une énigme moderne, Cécile Debray, Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki (dir.), Editions Centre Pompidou, 39,90€ / Rémi Labrusse, Préhistoire. L’envers du temps, Hazan, 39,95€

« Le Baedeker du romantisme » : c’est l’abbé Brémond, dans la Revue des deux mondes de janvier 1908, qui a le mieux fixé la teneur du meilleur livre de Barrès (André Breton ne s’y est pas trompé), Du sang, de la volupté et de la mort. Le culte du moi se calme et le patriotisme ne gonfle pas le torse au-delà du raisonnable. Ce « petit livre sensuel et mélancolique », petit par la taille, sonne Midi le juste. Nous sommes en 1894 et l’écrivain, du haut de ses 32 ans, s’offre une moisson de textes voyageurs parmi ses articles et nouvelles récentes. Il n’est bruit alors que de Barrès et de son emprise magnétique. « Prince de la jeunesse » (Paul Adam), il la pousse à « s’examiner avec franchise », écrit le mallarméen Camille Mauclair. Un peu refroidi par ses déboires politiques depuis le fiasco du général Boulanger, laissant à d’autres le soin de soutenir son antiparlementarisme, mais très éloigné des « frivoles de l’anarchie à la mode », Barrès repart, par l’imagination, en Italie et surtout dans sa « brûlante » Espagne, « le pays le plus effréné du monde ». C’était celle de Gautier et Baudelaire, qu’il ne cite pas. Michel Leymarie, brillant préfacier de cette réédition, n’ignore pas cette parenté, empreinte des étranges charmes de la Décadence fin de siècle. La préface de Gautier aux Fleurs du Mal et A rebours ont été le lait nourricier du premier Barrès. Sa visite sévillane aux Valdes Leal de l’Hospice de la Charité, où repose Don Juan, confirme une cordée. Du reste, pour revenir à l’abbé Brémond, Du sang, de la volupté et de mort traverse le romantisme lui-même : l’auteur se demande, excellente question, pourquoi il subit encore les agitations de cœur et d’âme des hommes de 1820-1830. C’est, dit-il, que Lamartine, Musset, Byron et Chateaubriand, loin de pleurnicher sur leur compte ou de trop s’aimer, loin donc de la vulgate maurrassienne, s’étaient fixés un tout autre « devoir », celui d’entraîner les lecteurs  dans le bel univers de leur imagination. Quand on voyage, on marche toujours un peu, plus ou moins éveillé, dans son rêve. SG / Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort, préface de Michel Leymarie, Omnia Poche / Bartillat, 12€.

Comme le rappelle Patrick Besnier, le meilleur connaisseur d’Henri de Régnier, la cité de Titien et de Tiepolo brillait d’une double lumière aux abords de 1900. En écho aux notes crépusculaires de certains de leurs prédécesseurs immédiats, D’Annunzio, Barrès et Thomas Mann célébraient l’agonie définitive de Venise, non sans raisons, mais de façon trop catégorique. Régnier, qui découvre la Sérénissime en 1899, à 35 ans, cherche d’emblée à se prémunir contre l’idée de la belle moribonde et l’horreur du tourisme de masse naissant. Quelques-unes de ses recettes viennent de l’Italia de Gautier, auxquelles Morand, sur le tard, continuait à se reporter. Partir au hasard, sans guide, ni itinéraire préétabli, en faisait partie. L’autre était de fuir les lieux saturés de la curiosité obligée. La Venise de Régnier a les couleurs de Pietro Longhi et de Casanova, qu’il adule à défaut de pouvoir croiser Vivaldi, toujours en attente de résurrection musicologique. L’Altana ou la vie vénitienne, superbe promenade dans le temps et l’espace de 1928, montre qu’il ne s’est pas précipité et qu’il s’est gardé d’ajouter, par besoin d’argent, un livre plein de molles et narcissiques rêveries sur le bonheur de « mourir là ». En disciple de Mallarmé, pour qui le vrai poète et le vrai peintre devaient savoir regarder et dire le réel, Henri arpente calli et canaux le crayon à la main, le plus loin possible des « barques chantantes » et des indiscrets visiteurs. Entre son premier séjour, à l’invitation de la comtesse de la Baume et d’Augustine Bulteau, qui venait de perdre son cher Jean de Tinan, et le dernier, en 1924, Régnier n’a cessé d’épouser « la vie vénitienne », la laissant descendre en lui, pour parler comme son cher Proust. Ce dernier aurait adoré la première phrase de L’Altana, petit bijou de provocation mouchetée : « S’il ne manque point d’un certain ridicule à écrire un livre sur Venise, le risque en est compensé par le plaisir qu’il y a à le courir. » SG / Henri de Régnier, L’Altana ou la vie vénitienne 1899-1924, édition établie, présentée et annotée par Patrick Besnier, Omnia Poche / Bartillat, 12€.

« Je m’attache très facilement », aimait à dire Romain Gary (1914-1980). L’inverse n’est pas moins vrai, puisque ce bel enfant, né parmi les Juifs de Lituanie, et donc promis à l’exil, a roulé sa bosse sous toutes les latitudes et qu’il se suicida, un 2 décembre, de la manière la plus virile. Les jeunes d’aujourd’hui le dévorent, continuent à voir en lui un frère d’armes, il leur semble que Romain Gary, l’aventurier de la France libre, l’amant de Jean Seberg et le trublion du landernau littéraire, a ouvert la voie à plus d’une des causes où ils tentent désespérément de se construire en se donnant un avenir. Mais l’idolâtrie se paie aussi d’un peu d’amnésie. Son image de résistant de la première heure, d’écolo précoce, de pourfendeur de l’Amérique de Nixon, avait donc besoin d’être corrigée. Utile, à maints égards, s’avère donc la lecture de l’album de la Pléiade. Très illustré, il pointe, à son insu, le narcissisme du personnage, son ego à double tranchant. Sans doute destructeur pour l’entourage, il l’aveugle un peu sur ses vrais qualités d’écrivain ou de cinéaste. Rappelons-nous La Promesse de l’aube (1960) et la prédiction de la « maman », jouissant par avance d’un nouveau D’Annunzio. Mais, grâce à Dieu, il y avait aussi de l’autodérision en Romain Gary, et le courage de penser à contre-courant. Bien dans sa judéité et sa francité, il regarde d’un mauvais œil, depuis l’Amérique des années 1960, se mettre en place l’idéologie de l’anti-racisme. On sait ce que vaudront à Jean Seberg ses liens avec les Black Panthers. La morale diversitaire, Gary le pressent, dissimule sous ses bons sentiments et sa morale réparatrice un autre visage. Celui-ci aura mis un demi-siècle à se dévoiler entièrement. Pour avoir dénoncé le Vietnam, les ghettos noirs et pris « la défense des éléphants » (perle de Kléber Haedens, qui détesta Les Racines du ciel), Romain Gary est à relire avec finesse. SG / Maxime Decout, Album Romain Gary, Gallimard, publié à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade 2019.

Les poètes de notre temps seraient-ils les derniers à lever les yeux au ciel, ou à ne pas téléphoner devant les tableaux ? Du bleu, Daniel Kay connaît et avoue la force magnétique, il s’y livre, que la couleur céleste de Fra Angelico se déploie, au-dessus de nos têtes ou à la surface de la toile. Sa poésie, toute de concision, aime la note concrète, le contact de la vie, l’élévation aussi, elle n’est pas descriptive, ni prescriptive, pour autant. Le Cygne de Baudelaire, citée de faon oblique, signale sans doute un domaine de prédilection commun, le verbe concentré que partage également les peintres entre lesquelles se promènent ses Vies silencieuses. Giotto, Baugin, Poussin, Rembrandt, Chardin… Peu d’inflation baroque. Il faut faire parler, à la bonne hauteur, le spectacle des choses ou des êtres qui ne se savent pas appelés à témoigner de leur grandeur ignorée. Humilité et noblesse cessent d’être contraires au royaume des vrais témoins. Exemple, la Mort de la Vierge d’un certain Caravaggio : « Le carnet de commandes stipulait / en gros caractères l’exécution d’une dormition, / Transitus Beata Mariae Virginis, / et non pas une Vierge en grande tenue d’Ophélie. / Or, à l’affût des flashes, la robe ravivait dans le noir / le sang interminable et ébloui des noyés. » Daniel Kay pensait-il à Manet lorsque le Voile de Véronique lui est apparue dans la muleta du torero ? Je serai prêt à le parier. SG / Daniel Kay, Vies silencieuses, Gallimard, 14,50€.

Nota bene : Ce post est le dernier à être publié sur lemonde.fr !

LOU Y ES-TU ?

Louise de Coligny-Châtillon, dite Lou 1914.

Le don de capter les intensités de « la vie présente », dès leur rencontre, aimante Picasso et Apollinaire. L’Éros le moins muselé est aussi du partage en ces années roses. La guerre de 14, en revanche, devait les séparer, les opposer. Picasso jugera suffisant d’accrocher de petits drapeaux tricolores aux excroissances de ses natures mortes étrangement pimpantes de l’été 1914. Quant à se battre… A l’instar de Cendrars, de Kupka et tant d’autres étrangers de France, Guillaume, alors que rien ne l’y oblige, enfile l’uniforme de notre pays, patrie de cœur. Ses difficultés à rejoindre le front sont bien connues, elles lui valurent, à Nice, en septembre 1914, de recevoir une balle en plein cœur. L’armée ne voulait pas de lui, tant pis, il déclare sa flamme à Louise de Coligny, de mœurs peu huguenotes malgré son amiral d’ancêtre. Mais la comtesse, si peu chaste et bégueule pourtant, l’éconduit en douceur, elle a compris, cette lectrice de Sully Prudhomme, qu’elle vient de rencontrer un poète de race, le plus grand du XXe siècle. Fidèle ou presque à Charles Cousin, le fameux Toutou, embrigadé dans les Vosges, elle repousse Apollinaire jusqu’au moment où lui aussi, jugé enfin apte, s’apprête à connaître une prompte préparation militaire. Les pertes de l’été ont été si effroyables que la France ne peut plus faire la fine bouche. Le 7 décembre 1914, Louise rejoint son canonnier à Nîmes, et se laisse « prendre », son mot favori… C’est la première de leurs « nuits de folie », selon l’expression du poète qui, prose ou vers libres, va désormais la couvrir de lyrisme direct autant que d’étreintes violemment assénées et consenties.

Aussi fameuses soient-elles, les Lettres à Lou, bréviaire sadien et ronsardisant à la fois, laissaient au lecteur un peu d’amertume dans les yeux et l’âme. Il y manquait une voix, aussi crue et perverse que l’autre, mais féminine, féline, câline, superbement impudique. Car, à une dizaine près, les lettres de Lou s’étaient évaporées. Du moins, le croyait-on… L’acharnement de ce grand chercheur qu’est Pierre Caizergues a donc payé. Cinquante missives inédites nous sont rendues et confirment miraculeusement ce que Guillaume lui-même en disait. Exemple : le 10 février 1915, après réception de l’une des lettres « perdues », Apollinaire y répond : « Tu es un écrivain charmant et puissant. Tu sais l’art des développements et connais les mots qui peignent. Toute la scène avec l’Anglais est épatante comme gradation, mais tu en seras châtiée. » Nous pouvons désormais lire ce qui motiva tant d’enthousiasme, c’est l’une des perles de l’inédit collier. Celle qui attendait de son Gui « tout le vice et toute la volupté », l’allume à distance en lui racontant comment elle a joui, sous les vibrations du train et le regard d’un officier britannique, qui n’a pas eu besoin de perdre son flegme pour la combler. Tout ce merveilleux recueil brûle de tels transports, remèdes contre le spleen, autre mot de Lou, et les petits tracas du quotidien, la comtesse est souvent fauchée… Ils ne se reverront plus après mars 1915. Mais leur correspondance, quelques mois encore, les fouette, en tous sens, et les ravit, au ciel des houris.

Parvenu au front, Apollinaire se fait envoyer des volumes d’Alcools, il les destine en bon soldat à ses supérieurs. Manière aussi d’affirmer que sa poésie, en 1913, contenait déjà les prolongements étoilés, picturaux qu’expérimentent alors, outre les poèmes amoureux envoyés à Lou, Case d’Armons et Calligrammes. La poésie moderne percute, dit le Drieu d’Interrogation (NRF, 1917), il faut qu’elle jaillisse et chavire, pense Guillaume. Un vent mallarméen, dans le sens typographique et spatial du terme, agite la page blanche, en bouleverse et recharge les signes. C’était demander au cubisme ce qu’Apollinaire lui avait donné dès 1907, les ailes de la fantaisie. Certains peintres de son entourage l’ont mieux saisi que d’autres et se situèrent, avec lui, aux confins des lettres et des arts visuels. Marcoussis, bel exemple de ces échanges qui comptèrent plus que la supposée destruction de la mimesis, a nourri, sa vie entière, une passion pour Apollinaire et, singulièrement, Alcools. Il a laissé des preuves irréfutables de cette double religion, elles sont réunies, pour la première fois, en un coffret aussi élégant qu’abordable. Édité au compte-goutte, Eaux-fortes pour Alcools ne circula que parmi une vingtaine de bibliophiles avertis, de Paul Guillaume à Pierre Loeb, d’André Breton à André Lefèvre, auquel appartint, de plus, un exemplaire du livre de 1913 enluminé d’aquarelles dignes du subtil Marcoussis. Détentrice de l’ouvrage et de la série des Eaux-fortes que l’artiste lui offrit au nom de sa mécène Helena Rubinstein, la Bibliothèque nationale de France s’est associée à Gallimard afin de les faire connaître au plus grand nombre. Jean-Marc Chatelain accompagne le tout d’un livret particulièrement informé et sagace.

On s’en félicite d’autant plus que les historiens du cubisme, depuis la mort de Jean Cassou, n’ont pas témoigné d’un intérêt démesuré pour Marcoussis, il est ainsi quasi absent de l’exposition que le Centre Pompidou consacre au mouvement (on y reviendra). L’occasion se présentait, en cette vague de centenaires, de fêter et Apollinaire et ce Ludwig Markus, d’origine polonaise comme lui, et que le poète rebaptisa en lui associant deux noms, Corot et Nerval, aussi lumineux que sa manière. En effet, Marcoussis, après avoir fait cause commune avec les cubistes et abandonné à Picasso Eva Gouel sans dépit, s’est battu pour la France avec une vaillance que n’annonçait pas son art sans éclats superflus. Décoré de la Croix de guerre, il devint naturellement l’un des gardiens du souvenir, et Apollinaire sa ligne des Vosges. Du poète assassiné par la grippe espagnole, il avait reçu, en plus de l’étincelle orphique, maints dons. Comme Picasso, La Fresnaye et Dufy, il se vit notamment gratifier d’un des vingt-trois exemplaires de tête, sur Hollande, de l’édition originale d’Alcools, dont Jean Bonna est l’heureux propriétaire. Le rare appelant le rare, Marcoussis y a collé deux caricatures dues à Picasso, et recopié, en les personnalisant, des vers de Cortège. On y verra l’aveu d’une gémellité qu’annonçait, un an plus tôt, le portrait gravé d’Apollinaire, dérivé de Quentin Metsys et du besoin d’ancrer la modernité.

Vendémaire, l’ultime poème d’Alcools, semble déjà une parole de guerrier, guettée par l’effacement et l’oubli : « Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi ». Le dernier poilu français ayant été rasé du sol national avant l’heure, les actuelles commémorations du 11 novembre se sont ouvertes dans le silence et le vide des rescapés de l’abattoir. Ce silence avait sa noblesse, sa grandeur. Il aura fallu qu’une poignée d’«indignés», très sonores et très oublieux de ce qui distingue l’histoire de la compassion mémorielle, troublent l’appel du Président de la République à l’intelligence du passé et de ses acteurs, Pétain compris. Ne croyons pas qu’Apollinaire ait échappé au tri qu’il sied désormais d’opérer entre les grands morts, paraît-il, selon qu’ils seraient coupables ou non des crimes dont la nouvelle vindicte les poursuit. Et l’on sait que la liste s’en allonge chaque jour, à mesure que les fièvres réparatrices de la société actuelle s’imposent comme le seul critère d’évaluation historique. Apollinaire, bien qu’accusé de gâtisme patriotique par les surréalistes et leurs clones, reste présent à la conscience des écrivains d’aujourd’hui. C’est le premier soulagement que l’on tire du beau et fort volume, Armistice, réalisé à l’initiative de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale. « Il est apparu évident dès le départ que nous devions laisser la parole à des hommes et des femmes de nationalités diverses », précise la préface d’Antoine Gallimard, l’autre maître d’œuvre.

On ajoutera qu’ils sont aussi d’âges différents et qu’ils ne viennent pas tous de familles marquées par cette guerre qui s’éloigne à grand pas. Certaines, certains parlent d’un grand-père, d’autres, comme le regretté Roger Grenier, d’un père, « ancien combattant type », balayé avec deux millions de ses semblables depuis 1918. Cette guerre des tranchées immobiles s’est retranchée ; on en parle, écrit Alexis Jenni, « sans l’avoir vue », pour l’avoir lue. De leur côté, Danièle Sallenave et François Cheng ramènent à la lumière les oubliés de ce conflit qu’on dit mondial, et qui le fut plus qu’on ne le croit, étendu qu’il était à l’Afrique et à la Chine, nous rappellent-ils à partir d’expériences concrètes et généralement tues. La mort, qui n’a épargné personne, a aussi crucifié la nature, comme certains peintres, las d’empiler des corps déchiquetés, l’ont montré en mettant la représentation à nu. Sans chercher à illustrer, Armistice donne voix  à l’iconographie de la guerre, tant il est vrai que les images de paix nous semblent factices au regard de celles qui fixèrent la mémoire des combats. Encore la préférence est-elle souvent donnée aux plus sordides. Mais Apollinaire avait prévenu, la guerre de 14 eut sa beauté. Et le jeune Aragon lui-même, plébiscitant les vers du jeune Drieu, écrivait que tous deux l’avaient aimée, cette guerre, comme une négresse. Remercions Marine Branland, responsable du choix et du commentaire des gravures qui imposent ici leur propre texte, d’avoir ouvert son magnifique corpus au-delà de nos frontières nationales et mentales. Stéphane Guégan

*Louise de Coligny-Châtillon, dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire, édition établie, présentée et annotée par Pierre Caizergues, Gallimard, 12€.

**Guillaume Apollinaire, Alcools, fac-similé de l’exemplaire enluminé d’aquarelles par Louis Marcoussis, le coffret contient la série des Eaux-fortes pour Alcools de 1934 et une Étude de Jean-Marc Chatelain, directeur de la réserve des livres rares de la BNF, Gallimard/ BNF éditions, 35€. La collection Poésie/Gallimard, où il est un long-seller, fête doublement Apollinaire. D’où le coffret qui réunit les six titres de la collection et l’anthologie qui en contient la quintessence (Tout terriblement, 8,30€, couverture ci-dessus). Si la poésie est la langue du désir et de l’inquiétude, pour citer Laurence Campa, elle a pu être celle de la guerre et de tout ce qu’elle réveille en l’homme.

***Collectif, Armistice, préface d’Antoine Gallimard, iconographie par Marine Branland, Gallimard / Mission du Centenaire de 14-18, 35€

D’autres guerres, d’autres mondes

*Cas d’auto-dévoration classique, le soldat Švejk aura vite englouti son créateur, le praguois Jaroslav Hašek (1883-1923). Son roman de guerre paraît en 1921, à point nommé pour être porté en triomphe par les dadaïstes et les expressionnistes allemands. Ils en établissent à jamais la réputation satirique, incarnée en Švejk, manière d’Ubu slave, plus malin qu’hardi, et insatiable buveur de bière. Une sorte de décomposition galopante partout le récit burlesque des exploits misérables d’un héros qui n’en a plus que le nom. Švejk parle, mais agit peu, et guère en faveur de sa patrie. Le verbiage qu’il débite ad libitum, note Jean Boutan, creuse la « crise du langage » que diagnostiquaient les Viennois, ses voisins, depuis le début du XXe siècle.  Le conflit mondial, en dépeçant la monarchie habsbourgeoise, ne peut plus confier au roman que le devoir de dire une réalité humaine et un édifice politique en miettes. Aussi célèbre que celui du Voyage de Céline, l’incipit des Aventures du brave soldat Švejk édicte tout un programme de démolition avec le sourire : « Et voilà. Ils ont tué Ferdinand. » On comprend que cette épopée carnavalesque ait déplu aux Tchèques. De plus, les anciennes connivences bolcheviques de l’auteur donnaient des aigreurs, plus légitimes, il est vrai. Le plus drôle est que cet enfant de Lénine, cet ancien soldat de l’armée rouge, enrôlé dans la légion tchécoslovaque en mars 1916, soit mort en nostalgique de l’empire austro-hongrois (Jaroslav Hašek, Les Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre, édition de Jean Boutan, Gallimard, Folio Classique, 8,30€)

**Dans Anthologie de l’humour noir, son livre le plus significatif, André Breton déploie un art du raccourci qui a tout des fulgurances d’une guerre renouée au seuil de nouveaux désastres… Saluant avec émotion la figure intimidante de Jacques Vaché, « l’homme que j’ai le plus aimé au monde », le surréaliste en chef théorise « la désertion de l’intérieur » à grands renforts de freudisme expéditif. Il n’envisage que deux réponses au surmoi patriotique, le consentement au sacrifice aveugle et le dandysme de la résistance oblique, « le soi reprenant le dessus comme dans le cas d’Ubu ou du brave soldat Chvéïk (tiens, tiens) ». Vaché, inutile de le préciser, appartient à l’armée de l’ombre, au club du rire corrosif et aux forces de la nuit, celles qui l’entraîneront au suicide par overdose d’opium, sous l’uniforme, en 1919. L’impeccable édition augmentée des Lettres de guerre, chef-d’œuvre étanche aux rides, sera-t-elle l’occasion de les sortir du carcan où les penseurs de l’insoumission ont enfermé cette étonnante chronique, qui fleure plus l’aristocratisme meurtri que le défaitisme béat ? Lecteur du Zarathoustra au front, comme Drieu, Vaché mérite mieux que de finir en breloque de la défilade (Jacques Vaché, Lettres de guerre 1914-1918, édition établie et annotée par Patrice Allain et Thomas Guillemin, préface par Patrice Allain, Gallimard, 24€). SG

***Avant de quitter un monde qu’il ne désespérait pas de déniaiser, le regretté Bernard de Fallois eut l’idée de rééditer un livre introuvable, très oublié, en dehors de ceux qui s’intéressent à l’histoire réelle du bolchevisme et de ses complicités françaises. Comme une bonne idée peut en cacher une autre, l’éditeur confia à Jean-Claude Casanova le soin d’en rédiger la préface. On y apprend l’essentiel de ce qu’il faut savoir de Boris Kritchevski et de son brûlot, Vers la catastrophe russe, sur lequel s’abattit, dès décembre 1917, l’éteignoir des socialistes proches du léninisme radical. Ils devaient, trois ans plus tard, grossir les rangs du PCF naissant. Casanova ouvre le feu en citant Léon Bloy et son Journal en date du 18 mars 1917 : « Le tsar Michel proclame la pleine souveraineté du peuple. La souveraineté du peuple en Russie ! En 1789, la Terreur s’est fait attendre trois ans. Les Russes iront plus vite. » Au départ, Boris Kritchevski n’a pas de telles préventions. Russe de naissance, marxiste réformiste et donc dénoncé par Lénine pour tiédeur dès 1902, il avait quitté son pays et ses prisons dix ans plus tôt. Parvenu en France au seuil du nouveau siècle, très lié aux socialistes allemands, l’exilé surveillé collabore à L’Humanité à partir de 1916. Il est naturellement envoyé couvrir la révolution d’octobre, qui va priver les alliés du contre-feu russe. Kritchevski aura d’autres déceptions, d’autres indignations. Elles jettent L’Humanité dans la tourmente. Mais la censure l’emporte et le feuilleton s’arrête. Ces Lettres de Petrograd, qu’on voulait faire taire, paraissent en volume et en 1919, l’année de la mort de leur auteur vengé. Les lire aujourd’hui est une seconde vengeance sur le complot du silence communiste (Boris Kritchevski, Vers la catastrophe russe. Lettres de Petrograd au journal L’Humanité (octobre 1917 – février 1918), préface de Jean-Claude Casanova, Éditions de Fallois, 18€).

****Le naufrage de la Russie tsariste n’a pas suspendu longtemps le bon vieil impérialisme local, il change seulement de drapeau et trompeusement d’idéal. De même, la Realpolitik conduira-t-elle bientôt le peu scrupuleux Lénine à s’entendre avec Atatürk, autre bienfaiteur de l’humanité, très prisé d’Hitler, au-dessus des plaies de la guerre de 14. La jeune république arménienne sera l’une de leurs victimes, au mépris du Traité de Sèvres. Ce n’est pas la seule conséquence funeste de l’armistice du 11 novembre 1918 et de ses démembrements territoriaux qu’aborde l’exposition très bien faite du Musée de l’armée, A l’Est, la guerre sans fin 1918-1923 (jusqu’au 20 janvier, catalogue coédité par Gallimard, 29€). Pouvait-on construire rapidement, et solidement, sur les cendres des empires russe, autrichien et ottoman ? Ce fut l’une des grandes illusions de la Paix, aggravée par la naïveté et l’impuissance des vainqueurs à faire appliquer les fameux traités… De la poudre aux yeux, voire de la poudre tout court, annonciatrice du bourbier des Balkans que l’on sait, et de l’arrogance turque, négationniste et belliqueuse, que l’on sait aussi. La guerre de 14 fut le suicide de l’Europe et la bombe à retardement du XXe siècle en son entier. Une guerre sans cesse recommencée, oui, et auquel 1923 ne mit pas fin. SG

*****A propos de La Cathédrale incendiée. Reims, septembre 1914, de Thomas Gaehtgens, Bibliothèque illustrée des Histoires, Gallimard, 29€, voir ma note dans la dernière livraison de la Revue des deux mondes, novembre 2018.

QUI VOYAGE VOYAGERA

  • De la quinzaine de tableaux que Gauguin rapporta de Martinique, les frères Van Gogh achetèrent aussitôt le plus beau. L’œuvre, Aux mangos, et son reçu, daté du 4 janvier 1888, font partie de la formidable exposition qui vient d’ouvrir à Amsterdam et distribue, selon un dispositif spatial astucieux, œuvres, objets et documents. Naturellement, le musée Van Gogh a fait du chef-d’œuvre dont il est propriétaire le cœur de sa démonstration et de son accrochage. Gauguin aurait approuvé ce choix, lui qui prétendait, à rebours de sa légende, avoir méthodiquement peint la toile indolente, la plus grande en dimension et en poésie de la production martiniquaise, et la plus accomplie dans sa volonté de synthétiser, à travers trois figures stylisées, les différentes phases de la cueillette des fruits exotiques. Un soin infini fut donc donné à la réalisation des Mangos et l’on est plus qu’heureux de pouvoir accéder à deux de ses feuilles préparatoires, petits croquis enlevés ici, personnages en gros plan ailleurs. Cette dernière feuille a été quadrillée pour le report de l’étude sur la toile, elle montre les deux figures, au contour net, qui concentrent l’attention sur le premier plan du futur tableau. Au fond, le processus graphique que s’impose Gauguin est digne d’un élève de Gérôme ou de Bouguereau ! Résumant d’un trait très sûr ligne et volume, il détaille ce couple de « négresses », pour user du titre que l’œuvre portait initialement.

Parler ainsi heurte aujourd’hui les sensibilités et l’exposition informe ses visiteurs que le séjour martiniquais de Gauguin, entre juin et octobre 1887, doit désormais s’apprécier selon les critères de la lecture postcoloniale. Certes, le choix des Antilles découle, en partie,  de l’envie consciente de jouir des avantages d’une terre française, au-delà du frisson inter-ethnique qui devait plus tard le pousser jusqu’à Tahiti, au-delà même de la simple nécessité de retremper sa peinture antimoderne dans l’univers exote d’une société encore peu atteinte par la mécanisation du travail et des transports. On sait que Gauguin, en avril-mai 1887, et en compagnie du peintre Laval, avait d’abord tenté sa chance au large du canal, en construction, de Panama. L’expérience se solda par un fiasco terrible et une lourde pathologie, malaria et paludisme, qui se déclarèrent peu après que les deux amis firent le choix de s’installer à 2 km, au sud, de Saint-Pierre, « Petit Paris des Antilles ». A l’évidence, Gauguin doit d’avoir survécu aux fièvres et à la dysenterie aux établissements sanitaires de l’île accueillante. Derrière la beauté des tableaux martiniquais, derrière leurs échappées japonaises vers l’océan ou la montagne Pelée, derrière l’exubérance végétale qui devait fasciner Breton et Masson en 1941, n’oublions pas que la mort fut du jeu. Au fond du canal, où il trima dur au contact des parias du monde entier, Gauguin avait vu tomber les Noirs et compris la ségrégation : «Quant à la mortalité elle n’est pas aussi effrayante qu’on le dit en Europe ; les nègres qui ont le mauvais ouvrage meurent 9 sur 12 mais les autres sont de moitié.»

Après avoir fui cet enfer pour une plantation martiniquaise, il peut décrire à sa femme, le 20 juin, sa nouvelle position, « une case à nègres et c’est un Paradis à côté de l’isthme. En-dessous de nous la mer bordée de cocotiers, au-dessus des arbres fruitiers de toutes espèces à vingt-cinq minutes de la ville [Saint-Pierre]. » Un éden, dit-il, mais seulement au regard de l’isthme de Panama. Abondante en cacao, café, sucre et rhum, fleuron du commerce triangulaire, sa prospérité repose sur la main d’œuvre noire des ex-esclaves venus d’Afrique. Malgré le mauvais temps et avant que sa santé ne sombre, l’île le séduit, au point d’évoquer une possible vie future en famille : « la vie dans les colonies françaises […] ayant pour tout travail [à] surveiller quelques nègres pour la récolte des fruits et des légumes sans aucune culture ». Militaires, administrateurs, prêtres et missionnaires, pas même quelque croix chrétienne plantée dans la nature luxuriante, rien ne vient troubler la sublime mélopée, le plus souvent très sensuelle et féminine, des tableaux arrachés à la maladie. Car voyager, et faire voyager la peinture, c’est d’abord en repousser les limites, s’étonner soi-même, se recréer. Laval, qui partageait les vues de son mentor socialisant sur les bienfaits de la colonisation, avoue à un tiers le profit esthétique et commercial à attendre de l’île : « Il y a à observer et produire dans une voie absolument inexploitée pour plusieurs existences d’artistes. » La nouveauté, étalon des avant-gardes et aiguillon des deux amis, signifie d’abord un éloignement plus marqué du strict impressionnisme.

Mais l’on sait déjà que cette subjectivité plus nette n’exclut pas un abandon tenace au réel. Gauguin et Laval, le second avec plus d’énergie cocasse, coupent les ponts avec la peinture parisienne, palette, espace, construction du sujet. Le terrain, du reste, n’était pas vierge. Et le catalogue en donne maintes preuves, certaines remontant au passé caribéen de Pissarro, qui fut l’un des « pères » de Gauguin. Les stéréotypes, des marcheuses aux causeuses, des cocotiers aux tamariniers, des plages étonnamment blanches aux ciels providentiellement bleus, n’ont pas disparu de la nouvelle peinture, mais ils ne l’enchaînent plus au pittoresque touristique. Sans cesse se déplace le point de vue, comme l’utile repérage topographique de l’exposition et du catalogue le confirme. Je crois que l’on peut même parler de projet épistémologique, au risque de froisser les nouveaux détracteurs du peintre «  eurocentré », voire pire encore. Notre voyageur prit vite conscience des changements opérés en quelques mois. Avant de s’embarquer pour Paris, il écrivait ainsi à Schuffenecker que sa moisson était « d’attaque ; malgré ma faiblesse physique, je n’ai jamais eu une peinture aussi claire, aussi lucide (par exemple beaucoup de fantaisie). » Et plus tard, il devait dire à Charles Morice, le poète de Noa Noa et l’un des découvreurs du jeune Picasso : « L’expérience que j’ai faite à la Martinique est décisive. Là seulement je me suis senti vraiment moi-même, et c’est dans ce que j’ai rapporté qu’il faut me chercher, si l’on veut savoir qui je suis, plus encore que dans mes œuvres de Bretagne. » Le pays des mangos porta ses fruits.

Stéphane Guégan

*Gauguin et Laval en Martinique, Van Gogh Museum, Amsterdam, jusqu’au 13 janvier 2019. Remarquable catalogue sous la direction de Maite van Dijk et Joost van der Hoeven, avec une contribution essentielle de Sylvie Crussard, Fonds Mercator, 24,95€

D’autres voyages, d’autres voyageurs…

*Ce fut donc un Milanais de moins de trente ans, un certain Michelangelo Merisi, assez fils de famille, qui, vers 1600, dans la Rome fière de Clément VII, libéra la peinture d’un bon nombre de ses pratiques idéalisantes. En choisissant d’observer Caravage au milieu de ceux dont il contesta l’autorité ou bouleversa le destin, voire bouscula l’existence, le Musée Jacquemart-André, n’ayant peur de rien, s’offre l’une des affiches les plus ambitieuses de cette rentrée. Une dizaine de tableaux du maître, parmi les plus beaux, sont venus d’Italie, mais ils ne sont pas venus seuls. Et tout l’art des commissaires a consisté à mettre en musique de façon inattendue cette constellation de rivaux à fort tempérament que les expositions sur le caravagisme abordent avec plus ou moins d’originalité. Un ton s’impose dès la première salle, tapissée de figures de David et Judith saisies en pleine action. Artaud n’aurait pas détesté ce « théâtre des têtes coupées » et cette énergie noire vouée à ébranler le spectateur au-delà du raisonnable. Une des grandes affaires de Caravage, tandis que la Contre-Réforme est loin d’être achevée, fut de combiner la saisie du spirituel et du physique, voire du pulsionnel, en chaque spectateur, de l’espace rituel aux galeries d’amateurs qui alors se multiplient. Cette peinture qu’on dit réaliste en regard de ce qu’elle invalide cherche évidemment autre chose que le trompe-l’œil. Les sublimes Saint Jean-Baptiste au bélier et Saint Jérôme écrivant parviennent à dramatiser la solitude édifiante d’élus encore ignorants de leur valeur exemplaire. La vie et le divin se tiennent dans une tension qui débouche, à Emmaüs, sur le coup d’éclat que l’on sait. Mais si géniales soient-elles, les toiles de Caravage dialoguent ici avec les autres, amis et ennemis… Baglione symbolise le rival aussi hargneux que fasciné, incapable de ne pas mêler au morbide sa morbidezza, cette sensualité pénétrante pour laquelle notre langue n’a pas mot aussi suggestif. De Cecco del Caravaggio, le Saint Laurent tourne le dos, à proprement dit, aux conventions de son sujet. Le gril et la palme sont écartés de notre regard, accentuant à défaut la présence du livre qui occupe le premier plan. Mais que le patron des bibliothécaires a les ongles noirs, les traits plébéiens, un vrai héros pasolinien ! Au titre des confrontations dignes des visiteurs les plus pointus, on citera enfin le Manfredi de Florence, livré dans son jus, un Couronnement d’épines à faire s’agenouiller, et un superbe Ribera, l’Espagnol sans lequel Valentin n’aurait sans doute pas développé son plein génie. L’esprit du connoiseurship se prolonge jusqu’au bout avec deux propositions pour le modèle de la justement célèbre Madeleine de Finson, mais deux tableaux qui n’ont pas renversé l’expert de Caravaggio que je ne suis pas. Je préfère quitter cette exposition soufflante avec le souvenir du tableau de Milan, ce Repas à Emmaüs, évoqué plus haut, dont seul Rembrandt réussira à égaler la profondeur d’émotion et de signification. Devenu romain autour de 1592, le jeune Merisi fit la conquête de l’Urbs en moins de dix ans. Avec Raphaël et l’autre Michel-Ange, il en est encore le maître. SG // Caravage à Rome. Amis et ennemis, Musée Jacquemart André / Institut de France, catalogue sous la direction de Francesca Cappelletti et Pierre Curie, jusqu’au 28 janvier, Fonds Mercator, 32€.

*Si l’Europe du XVIIIe siècle parlait le français, elle chantait en italien et aimait, comme Casanova, dans les deux langues. La passion rêvée ou vécue devance alors les accords de Schengen, elle ne connaît aucune frontière. Les Vénitiens, rois de l’en-dehors à maints égards, se confondent avec cet irrédentisme transalpin qui déborde la musique et, par exemple, l’aura internationale de Vivaldi. Ils sont partout, de Madrid à Londres, de Paris à Dresde, ces enfants de la Sérénissime, insolents de virtuosité ou d’intimisme sensible. Le Grand Palais les accueille, à bras ouverts, ces migrants du bonheur. Soufflé par Catherine Loisel et Macha Makeïeff, un air de fête et de cocasserie s’est emparé d’espaces d’exposition peu habitués à l’esprit du masque et à l’hygiène de la surprise. On se laisse vite prendre à cette succession théâtralisée de salles où se résume une civilisation que les vrais amoureux de Venise ne sont pas malheureux de goûter en plein Paris. Une culture du regard déploie devant nos yeux ses accessoires de prédilection et les genres qu’elle a servis et chéris. Il y a ici, après quelques perruques officielles, les lunettes de longue portée, les miroirs somptueux, les vêtements de lumière, non loin des vedute où la cité lacustre, dédale sans fin, se donne elle-même en spectacle. A croire les peintres, qui exagèrent à peine quand ils célèbrent le culte des jouissances élémentaires, les Vénitiens se livrent plus que d’autres à la danse, aux jongleries du carnaval, à l’intrigue amoureuse, à la curiosité des merveilles de la nature. Sous la protection des doges, dont portraits peints et bustes patriciens restituent les plus glorieux noms, la cité flottante s’octroie les plaisirs les plus variés et les fait entrer dans sa légende inusable. Longhi détache sa chronique de tout anecdotisme, Guardi passe du quotidien ensoleillé à la grande peinture religieuse, où se distingue Piazzetta, qui hésite entre Couture et Manet, et triomphe Tiepolo, dont l’exposition est parvenue à réunir quelques-uns de ses purs chefs-d’œuvre : ils sont pleins d’ardeur catholique ou d’appels érotiques. Mais la frontière, là aussi, s’évanouit. L’Europe, on l’a dit et l’exposition surtout le montre à foison, s’est entichée de cette peinture assez souple pour combler les cœurs et les âmes en toutes circonstances et tous lieux. Pareille victoire n’est pas le fait du hasard… Pierre Rosenberg nous le rappelle en préfaçant un catalogue de grande tenue : si Venise, écrit-il, puait autant que les autres capitales d’Europe, peut-être plus même en raison des baisers marins, elle n’en était que plus attentive à faire régner en reines la liberté et la licence. Au XVIIIe siècle, qui ne voit aucunement la ville de Canaletto s’éclipser, comme on le dit encore, elle exporta aussi un précieux savoir-vivre. SG / Éblouissante Venise. Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle, jusqu’au 21 janvier 2019. Luxueux catalogue sous la direction de Catherine Loisel, RMN-Grand Palais, 45€.

*Casanova, cet élixir de la diaspora et de l’ethos vénitiens, ne quitte plus les rayons de nos librairies et Michel Delon reste son meilleur ambassadeur. Il fallait sa connaissance du manuscrit qui a rejoint la BNF pour y tailler l’anthologie très vivifiante et très illustrée qu’en donne Citadelles § Mazenod avec le souci évident de privilégier ce que la peinture vénitienne et française du temps a produit de plus leste. Le fameux épisode des Plombs, évasion très romancée, comme on se gardera de le condamner, clôt le récit qui débute dans le quartier de San Marco, où notre héros voit le jour en 1725. Trente ans plus tard, il fuira une ville qui en avait pourtant vu d’autres. « Sur la première page de l’histoire de sa vie, note Delon, le mémorialiste se présente comme « Jacques Casanova de Seingalt Vénitien ». Chevalier de Seingalt est un titre qu’il s’octroie avec une désinvolture d’aventurier, mais Vénitien est plus qu’une origine, c’est une identité qu’il peut revendiquer légitimement. » Les quartiers de noblesse ne se gagnent pas seulement en naissant, en se battant ou en achetant une charge royale. Ils récompensent aussi les princes du sexe et de l’esprit. Et puis il y a les mots que le frère défroqué manie mieux que l’encensoir et son frère les pinceaux, les mots et leur puissance de vie, bientôt de mémoire. Comme Canaletto, et comme tout grand artiste, Casanova est un composé magnifique d’observation aiguë  et d’invention masquée. Capitale de la douleur, disait Paul Eluard en 1926 ; « capitale de la couleur », lui réplique Delon, et Casanova à travers lui. SG // Casanova. Mes années vénitiennes, anthologie réunie et présentée par Michel Delon, relie en soie sous boîte en tissu vénitien, 199€.

*L’Andalousie fait entrer très tôt dans la géographie des modernes un pur concentré d’Orient et de nostalgie primitive. Arabes et gitans se partagent ce nouvel imaginaire anthropologique, à peine contrebalancé par le sentiment que le catholicisme reste fervent en terre d’Espagne… Rendant compte des premières livraisons du Voyage pittoresque et historique d’Alexandre de Laborde en juillet 1807, Chateaubriand rêve tout haut de L’Alhambra et colore de volupté, de fanatisme religieux et de cruauté africaine ce palais des Mille et Une Nuits… Un mythe prend forme et deux singularités s’accordent sous sa plume, René qui dit je et le motif exotique qui le fait sortir de lui. Trois ans plus tard les rôles s’inversent, c’est à Laborde de lire et de commenter l’enchanteur pour la presse impériale. Il a compris que L’Itinéraire de Paris à Jérusalem déplace audacieusement le curseur de l’art grec vers l’arabo-andalou. L’autre nouveauté du texte de Chateaubriand se dévoile dans la concurrence émergente à laquelle se livrent chez lui l’écriture artiste et les nouveaux dispositifs optiques. Comme l’écrit Nikol Dziub, le panorama, cette lanterne magique démesurée, « crée à l’écrivain des obligations». La génération suivante, de Nodier à Gautier et Dumas, affrontera l’essor de la photographie, en plus de l’imagerie de presse, plus génératrice encore de poncifs iconographiques. Que reste-t-il de l’authenticité, de la fraîcheur d’impressions dont se prévalaient les romantiques lorsque leur expérience de la route et de l’ailleurs doit composer avec les clichés dont ils sont parfois les initiateurs par excès de couleur locale ? Voilà donc un livre qui réinscrit utilement l’écriture viatique dans son champ contradictoire de libertés et de contraintes à l’ère du tourisme de masse naissant, cette plaie. SG //  Nikol Dziub, Voyages en Andalousie au XIXe siècle, La fabrique de la modernité romantique, Droz, 38€

COC(TEAU) ET L’ARLEQUIN

S’agissant de Cocteau et de ses turbulentes, mais fécondes, relations avec Picasso, les spécialistes du peintre ont été d’une rare malveillance et d’une sévère cécité, hormis André Fermigier et, bien sûr, John Richardson, le meilleur d’entre eux. Ce dernier m’a avoué que le peintre starisé, au début des années 1950, ne manquait aucune occasion de se montrer cruel envers l’écrivain et le taquinait, sans légèreté particulière, sur les amitiés allemandes qu’il avait entretenues durant l’Occupation, comme si sa propre attitude avait été indemne de l’ambiguïté des temps, comme s’il s’était autant démené que Cocteau pour arracher Max Jacob à Drancy… Mais la cruauté de Picasso, ses souffre-douleur l’ont dit et redit, était marque d’amitié et philtre d’amour. Il ne couvrait de miel que ceux, hommes et femmes, pour lesquels il n’avait qu’indifférence ou mépris. L’attention, l’affection de Don Pablo se payait au prix fort. Cocteau, vitalisme plus que masochisme, accepta d’endurer, entre Parade et son épée d’académicien, un demi-siècle de caprices et d’avanies…  Leur correspondance, décisive et enfin disponible, nous jette dans la complexité passionnelle d’une association, ou d’une corrida, trop souvent caricaturée par la vulgate, stalinienne ou pas, des aficionados. Aucun des grands récits de la geste picassienne ne manque, en effet, d’égratigner « le bouffon de la cour », voir « l’enfant gâté d’une chapelle pédérastico-mondaine », pour le dire comme d’aucuns, qui s’empressent d’ajouter, avec autant de finesse, que Picasso reprochait à Cocteau « ses faiblesses envers l’Occupant ». Un dernier grief, après les ballets russes et les fritz, qui fait le bonheur des experts, c’est le fameux « rappel à l’ordre » des années 1920, dont Cocteau, auteur du livre qui fixa la formule, aurait inoculé le poison à ce moderniste inoxydable qu’était Picasso ! Ces trois chefs d’accusation, il faut les avoir en tête si l’on veut faire une lecture complète, fertile, de la correspondance des deux hommes.

Elle accroît, tout d’abord, notre connaissance des débuts de leur amitié, que le jeune Cocteau, proche de Stravinsky et d’Apollinaire en 1913-1914, précipite dès l’été suivant. Le patriotisme français n’étant pas le fort du peintre, le jeune poète, gagnant lui le front en 1915, abandonne vite l’illusion d’amener Picasso à agir. A défaut de lui faire signer « le manifeste des peintres espagnols de France », il encourage la mutation stylistique en cours. Double, elle tire le cubisme picassien vers la fantaisie, la couleur, les nouveaux thèmes dont il avait besoin, ou explore les voies d’un ingrisme repensé. Contrairement à Lhote et d’autres, que Cocteau s’amuse à voir brûler ce qu’ils avaient adoré, Picasso ne renie rien. Avec Cocteau à ses côtés, il se donne les chances d’un regain d’invention. Parade, dont une exposition récente du Capodimonte de Naples a révélé des sources et clefs oubliées, leur fut un nouveau Sacre du printemps, Satie apportant à ses complices la haine des rutilances inutiles et une manière de cocasserie foraine. La scène, jusqu’au Train bleu, offre à leur fantaisie commune un espace de rêve. Parallèlement, les textes de Cocteau se multiplient, prose et poésie, qui clament la supériorité de Picasso sur Matisse, Derain ou Bonnard. Ceux qui douteraient de l’intérêt qu’y prête le peintre couronné n’ont qu’à lire la correspondance. En 1926, elle confirme la conduite « unfair » de Picasso lorsque paraît la fausse interview de L’Intransigeant, suite de propos calomnieux, forgés par les surréalistes dont Cocteau est la « bête noire ». Le poète pouvait admettre de Picabia et de Breton certaines bassesses, il digéra moins bien les silences de Picasso. Les lettres vont carrément s’espacer entre l’incident de 1926 et la guerre. De temps à autre, Cocteau s’attaque à ceux qui s’interposent entre Picasso et lui, tels les « amis du Minotaure ». Sous l’Occupation, les deux hommes renouent pour ainsi dire, ce qu’il faudrait davantage gloser. En présence de Dora Maar, Eluard, Jean Marais et même Léonce Rosenberg, ils se voient, ils s’écrivent aussi, reprise qui nous vaut des compléments d’information au regard du précieux Journal de Cocteau. L’Ode à Breker, fruit d’une amitié d’avant-guerre et d’une stratégie qui profita aux proches du poète, a trop longtemps servi d’arbre expiatoire, un de ceux qui nous masquent la forêt des réalités oubliées.

Stéphane Guégan

Picasso/Cocteau, Correspondance 1915-1963, Pierre Caizergues et Ioannis Kontaxopoulos (éd.), Gallimard/Musée national Picasso-Paris, 2018, 35€

7 télégrammes de Picasso !!!

La cuisine chez Picasso, la cuisine de Picasso : c’est tout un, nous dit Emmanuel Guigon, le patron très actif du musée Picasso de Barcelone, où se voit une délicieuse exposition, délicieuse au nez et à l’œil, sur les rapports nourrissants du culinaire et de l’image en ces processus de digestion et de transformation du réel. Neuf salles nous emmènent par la main jusqu’à l’imaginaire du déjeuner sur l’herbe, Manet ayant mordu à la vie, comme Picasso, de toutes les dents d’un appétit féroce. Les réunions de café et la communion auratique du restaurant ouvrent la marche. Els Quatre Gats, lieu inaugural, déborde son mythe. Picasso, exilé en France, n’aura de cesse d’en retrouver l’ambiance, la nourriture plus inventive qu’abondante, le théâtre des sens ; il y parviendra sous l’Occupation, au bien nommé Catalan, que tient un homme du cru. C’est là qu’il déjeunera avec Eluard ou Prévert, Dora, puis Françoise… Entretemps, du vin aura coulé dans les verres. Du vin et de l’absinthe, comme le rappelle la salle cubiste, où la chose réelle sert parfois à se représenter elle-même dans l’écart qu’est toute poésie. Les ustensiles, et l’air d’éternité qui se loge au creux des casseroles et de la vieille céramique, ce fut l’une des grandes affaires de Picasso. A l’identique, il est des légumes, des viandes et des fruits de mer, qui le peignent à leur tour. Picasso, homme et œuvre, appelle l’artichaut, la tête de mouton et les poulpes balançant, plus ou moins gonflés, entre Éros et Thanatos. Les notes de boucherie, poissonnerie et primeurs, qu’il a conservées religieusement, méritaient d’être exposées, elles sont les traces d’une foi qu’il décida de transmettre. SG / La Cuisine de Picasso, Musée Picasso, Barcelone, jusqu’au 30 septembre, catalogue sous la dir. d’Emmanuel Guigon, La Fábrica, 39€.

**Pour la première exposition du musée qu’elle dirige désormais, Claudine Grammont réussit à étonner avec un sujet qui semblait impropre à le faire. Est-il terrain plus labouré, plus convenu, que ce que Picasso et Matisse se doivent sans toujours l’avoir avoué (Picasso surtout) ? Deux expositions, il y a une quinzaine d’années, avaient fait, en apparence, le tour de la « question », pour user d’un mot aujourd’hui atrocement répandu. Il restait beaucoup à dire pourtant, à dire et à délier. Toute lecture croisée dessine des frontières là où la porosité devrait régner. En les ramenant dans l’espace physique, mental et sexué de l’atelier, Claudine Grammont rend les deux peintres à leur passion irremplaçable, implacable, du modèle féminin ; et l’exposition niçoise, brassant les médiums et bravant les poncifs, se dote d’une dramaturgie proche des tensions et des tentations de « la séance de pose ». Une vraie flamme parcourt les salles, entretenue par le trouble qu’elles mettent en scène, soutenue par les sortilèges du motif, aux prises avec le pinceau prédateur. Le rapport faunesque aux femmes serait apanage picassien ! Niaiserie, évidemment. A rebours d’une tendance lourde de l’historiographie matissienne, il est ici fait justice du mythe d’un peintre aux seuls signes attaché. Un peintre plus mallarméen que baudelairien (voir notre réédition des Fleurs du Mal illustré par Matisse sous l’Occupation, Hazan, 2017). La vie s’exalte, exulte même, aux détours multipliés des corps qui s’abandonnent ou convulsent, regards, chevelures et courbures dans le souvenir affiché de la Vénus callipyge et de toutes ces poitrines qui se laissèrent peindre. L’odalisque moderne est promesse d’étreinte, comme l’art, en son versant solaire, reste promesse de bonheur. SG / Matisse et Picasso. La Comédie du modèle, Musée Matisse, Nice, jusqu’au 29 septembre. Catalogue sous la direction de Claudine Grammont, LIENART, 34€.

***André Breton rencontre Picasso et Picabia presque simultanément. Tout se noue entre novembre 1918 et décembre 1919. Entretemps, Au Sans pareil fait paraître son Mont de piété, riche de ses sages sonnets et de deux dessins de Derain. Sainte trinité… Mais c’est à Picabia, le plus Dada, le futur complice de Littérature, que Breton et Soupault demandent les portraits destinés à orner leurs Champs magnétiques en juin 1920.  Livre génial, il est bien là, sous vitrine, au musée Granet, et l’on y verra la clef de l’éblouissante exposition Picasso / Picabia que Bruno Ely et Aurélie Verdier ont déployée sur deux étages. Il fallait bien cela pour débrouiller l’histoire de ce tandem et des attractions mutuelles dont il fut tissé. Parce que Picabia, art et idéologie, est supposé s’être très mal conduit dès la fin des années 1920 et s’être compromis sous l’Occupation, l’idée d’une telle comparaison semblait à jamais frappée d’impossibilité. Merci donc à Aix et au programme Picasso – Méditerranée de Laurent Le Bon d’avoir repoussé les bornes du licite. On saura gré, de plus, aux commissaires de pas avoir organisé leur propos autour de la compétition que certains s’attendent peut-être à voir s’agiter et s’aiguiser dans les salles. Que nous importe de savoir qui, de ces deux peintres quasi contemporains et presque espagnols à égalité, fut le plus « radical », le plus « moderne » ou le plus apte à ironiser sur les propres mécanismes de son art et les attentes de son public. Au contraire, l’accrochage, fidèle au magnétisme que l’on a dit, distribue images et documents selon des convergences esthétiques et biographiques oubliées, du ludisme iconoclaste et agressif  aux mondanités de la côte d’azur des années folles, depuis les espagnolades ingrisantes aux baisers voraces que l’on sait (deux moments du parcours à couper le souffle). En chemin, le visiteur se réapproprie les autres termes du dialogue, fait de leur même amour pour le mauvais goût, les matières clinquantes, la carte postale sentimentale recyclée et les désirs inapaisables. Les années de l’Occupation auraient pu être prudemment écartées, c’est mal connaître l’audace des commissaires. Une leçon. SG / Picasso/Picabia. La peinture au défi, Musée Granet, Aix, jusqu’au 23 septembre, catalogue sous la direction d’Aurélie Verdier, Somogy, 35€.

****En d’autres mains que celles d’Olivier Le Bihan, l’exposition Picasso. L’atelier du minotaure se serait sans doute contentée de feuilleter et célébrer la revue bien connue de Tériade et Skira (13 livraisons entre 1933 et 1939), chant du cygne d’un certain surréalisme. On sait que Picasso, avec la complicité de Breton et des siens, se fit attribuer la couverture du numéro inaugural, à la barbe de Masson et Bataille, les inventeurs pourtant d’un titre supposé traduire la valeur oraculaire des vieux mythes dans un présent menacé… Mais, à Evian, nulle exclusive. Le Masson de Sacrifices et Picasso cohabitent dans les espaces agréablement labyrinthiques de la scénographie. Les deux artistes, férus d’art « ancien », se savaient les débiteurs d’une tradition venue des Grecs et de Pompéi. Le Bihan pousse plus loin la collecte des sources. La modernité, signe du vide autour duquel elle se constitua, a toujours joué les archéologues, c’est vrai de Canova, de l’étonnant Peytavin, davidien hors-norme, comme de Gustave Moreau. Au XXe siècle, le monstre à tête de taureau, fruit des ébats contre-nature de l’épouse de Minos, hante le théâtre et l’opéra, comme au bon temps du roi soleil. Mais la victoire des forces de la nuit se fait désormais plus impérieuse. Picasso fait courir son hybride priapique au milieu d’une obscure concurrence qui rêve, comme lui, des surmâles de Jarry et d’Apollinaire. Dans le genre, la plus belle surprise reste la tapisserie de Marc Saint-Sens, tissée en 1942-1943, où l’excès phallique sert l’allégorie patriotique. Thésée s’y jette sur le minotaure et lui plonge, en pleine encolure, le glaive de la future Libération. En écho aux violences crues de Picasso et Masson des années 1930, voilà qui fait réfléchir à leur sous-texte politique, comme au temps de David. SG / Picasso. L’atelier du minotaure, Evian, Palais Lumière, jusqu’au 7 octobre, catalogue sous la dir. d’Olivier Le Bihan, Somogy, 35€.

*****La ville de Vallauris s’est mise en quatre afin de fêter, elle aussi, le méditerranéen Picasso. N’en est-il pas citoyen d’honneur depuis 1956 ? Tiens, c’est l’année de la boucherie de Prague. On sait que le camarade Pablo broncha à peine quand les tanks soviétiques nettoyèrent la ville de ses séditieux. Leur écrasement, surtout, n’allait-il pas profiter aux ennemis de Moscou ? Chacun sa conception de la liberté, n’est-ce-pas ? Le catalogue de cette exposition nous dit que Picasso trouva la sienne, fin 1944, au sein du PCF. Étrange façon de voir ce ralliement stratégique, ce n’est pas la mienne. Quoi qu’il en soit, cette modeste ville de potiers et d’ouvriers italiens convenait mieux que le château d’Antibes, où il avait réalisé en 1946 sa matissienne et païenne Joie de vivre, pour accréditer la thèse d’un peintre acquis à la cause des prolétaires et au grand dessein stalinien. Le prix de ce compagnonnage, nous le connaissons, et cette exposition, en choisissant d’occuper quatre lieux différents, le met très bien en évidence. Comment ignorer le transitoire, mais fâcheux, fléchissement de la peinture picassienne, écartelée trop souvent qu’elle est alors entre la mièvrerie familiale et les images à message, des terrifiants Massacres de Corée à la chapelle de la Pax sovietica (merci à Mirò et Matisse quant au vocabulaire plastique !) ? Il y a le reste, par chance. Moins soumises aux pressions du parti et aux pannes d’inspiration, sculpture et céramique profitent encore de  sa sève créatrice et sa faculté de faire feu de tout objet. Le vrai « terrain d’expérimentations », pour le dire avec Diana Picasso, s’ouvre au-delà de l’assujettissement idéologique, au plus près du réel et de la fantaisie royale de Don Pablo. SG / Picasso. Les années Vallauris (1948-1955), Vallauris, 4 lieux, jusqu’au 22 octobre, catalogue sous la direction d’Anne Dopfer et de Johanne Lindskog, RMN éditions, 39€.

******Le deuxième livre de Romy Golan, mais le premier à être traduit, est largement préférable au trop manichéen Modernity and Nostalgia (1995). Il en reproduit pourtant, à maints endroits, la tendance à catégoriser les situations et les artistes d’un mot, bien sûr, tranchant. Sont ainsi qualifiés de « réactionnaires » un certain nombre d’acteurs, sans que le lecteur sache si la régression est d’ordre esthétique ou politique. Quand l’ire de l’auteur s’abat sur Louis Hautecœur, qui fut directeur des Beaux-Arts sous Vichy, et Waldemar George, critique d’art juif qui s’enflamma pour le fascisme italien avant que Mussolini ne s’aligne sur le racisme d’état d’Hitler, on réalise que Golan pratique un certain amalgame. Disons rapidement qu’on doit à Hautecœur la modernisation du musée du Luxembourg dans les années 1920, que le musée d’art moderne des années sombres montrait Tanguy, Picabia et Léger, ou que Waldemar George enfin fut l’un des critiques les plus géniaux de Miró après 1930. La lecture de Muralnomad (titre emprunté au néologisme par lequel Le Corbusier désignait la tapisserie) n’en est pas moins fort instructive quant à la relance du décor mural dans les années 1930, en Italie (très bien étudiée par l’auteur) et France, en Allemagne et Russie. Concernant ces deux derniers totalitarismes, Golan analyse finement l’emploi massif que la propagande fait alors du photomontage, qui devait dominer certains des pavillons de l’Exposition Universelle de 1937. Mais on ne la suivra pas dans son analyse de Guernica, qui serait tributaire de ces fresques photographiques à fragmentation et focalisation spectaculaires. Ne vaudrait-il pas mieux appliquer à la tragédie basque de Picasso ce que Golan dit de Lurçat ? En d’autres termes, Guernica, au-delà du gris des médias d’actualité, nous semble redevable des scènes médiévales d’apocalypse, voire de la tradition murale catalane, si chère à Miro, l’ami de Picasso. SG // Romy Golan, Muralnomad. Le paradoxe de l’image murale en Europe (1927-1957), Macula, 44€.

*******Roland Dumas, qu’aucune audace n’inquiète, a déjà parlé. En 2014, il m’avait reçu et confié quelques éléments sur la « restitution » de Guernica à l’Espagne post-franquiste (on comprendra, plus loin, la raison des guillemets). Au micro de Thierry Savatier, grand expert de la Présidente (oui, la « très chère » de Baudelaire) et de Courbet, venu le questionner sur L’Origine du monde, Lacan et le cache génial de Masson, il s’est bien davantage ouvert. Un livre entier est né de cette rencontre. Tout n’y est pas neuf, en raison, notamment, des publications antérieures de Roland Dumas. Mais le temps que s’accordent les auteurs est propice aux nuances et aux hésitations. L’ancien avocat de Pablo et de Jacqueline, entré dans leur intimité après les révélations de Françoise Gilot, n’hésite pas se dire partagé, ou à le faire comprendre en virtuose des silences éloquents, quant aux choix de son ancien client en matière familiale ou politique. On l’aimerait plus disert au sujet des calamiteuses années communistes, sur lesquelles on lira Gertje Utley plutôt que Pierre Daix. Pourquoi ignorer, par exemple, que le décor de Vallauris, en sa composante nord-coréenne, relève de la pire propagande anti-américaine (et de la pire peinture) ? La guerre d’Algérie, qui plaça le PCF devant ses contradictions, le FLN et la défense de Diego Masson, le fils d’André, nous valent, de sa part, des remarques autrement plus nettes. Savatier sait l’écouter, il sait aussi relancer et rappeler que les faits sont têtus. Du soin que le chercheur prit à le préparer vient la cohérence du livre. Se vérifie enfin son sens critique du document. La preuve la plus éclatante en est fournie par l’annexe et la discussion serrée des « papiers » du dossier Guernica. Se pourrait-il que la République espagnole n’eût aucun droit de propriété sur le tableau qui n’aurait pas été « commandé » au peintre, ni payé ? Se pourrait-il que l’Espagne, après la mort de Franco (1975), eût forgé les preuves du contraire ? Garant de la volonté de Picasso, Roland Dumas ne parle pas de « restitution », mais de « transfert ». Et donc de don. Comme Savatier l’écrit, après avoir peut-être levé un sacré lièvre, à suivre… SG / Roland Dumas et Thierry Savatier, Picasso. Ce volcan jamais éteint, Bartillat, 20€.