Où allons-nous ?

Passionné de peinture, certes. Mais Jacques Rivière fut-il un authentique critique d’art ? Et un de ceux qui défendirent les esthétiques les plus neuves, du fauvisme au cubisme, de la Belle Epoque finissante ? La chose est moins sûre et peut paraître fort douteuse à qui se contente d’un rapide survol de la vingtaine d’articles, principalement confiés à la N.R.F., dont il fut l’auteur entre 1907 et la guerre de 1914. Il ne reviendra plus, pour ainsi dire, à l’actualité des salons et des galeries après 1918, signe ou pas, nous le verrons, d’un désaveu. Les intercesseurs de sa jeunesse bordelaise sont bien connus, il suffira de rappeler l’importance que prit alors le cercle de Gabriel Frizeau (1870-1938), collectionneur éclairé d’Odilon Redon et de Paul Gauguin. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? trôna chez lui entre 1901 et 1913, séquence temporelle qui n’est pas sans rapport avec l’activité journalistique de Rivière. De même qu’il conciliait Claudel, Gide et Francis Jammes dans ses lectures, Frizeau ouvrait ses cimaises aux principales voies du postimpressionnisme, à l’exception du néo-impressionnisme des émules de Seurat, ce en quoi Rivière devait le suivre. Il lui doit aussi d’avoir connu, la vingtaine atteinte, André Lhote aux côtés duquel il finira par voir en Cézanne le peintre élu et s’intéresser au cubisme. L’histoire de l’art, s’agissant de la formation intellectuelle de Rivière, se contente le plus souvent de ce compagnonnage. Force serait d’isoler une sorte de girondisme, en tous sens, parmi les représentants de l’art moderne, à l’articulation des deux siècles, un girondisme raffiné, voire précieux, et tenté par la revitalisation de l’ut pictura poesis dans le sens où l’entendait un Maurice Denis en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé. » Si l’on ajoute que Denis préconise en peinture d’arriver à la beauté par la nature, et à la poésie par la facture, entre-deux qui proscrit moins le sujet en soi que tout développement narratif superflu, et dépouille la représentation de tout mimétisme banal ou grossier, on saisit déjà ce que le jeune Rivière a tiré de son aîné, et notamment des articles parus dans L’Occident, revue chrétienne très militante, à partir de 1901. Jacques y collabore lui-même dès juillet 1907, il vient d’avoir 21 ans et oscille entre Fénelon et Proust. Deux autres composantes de son premier bagage critique méritent aussi d’être citées, l’héritage de Baudelaire et l’apport de La Revue blanche (1889-1903), prototype de ce que voudra être, à divers égards, La Nouvelle revue française. L’année 1907, départ de sa correspondance avec Lhote, le voit aussi publier une première chronique artistique, dédiée à la 23e édition du Salon des indépendants qui l’a déçu. De façon à en souligner les insuffisances, Rivière y regrette l’absence de Bonnard et Vuillard, les peintres préférés de la défunte Revue blanche et, en particulier, de Thadée Natanson. Peu importe l’extrême confidentialité de la revue tunisienne où apparaît cette recension inaugurale, son tranchant témoigne d’une conscience mature et inquiète. Stéphane Guégan / Lire la suite dans Jacques Rivière, Critique et création, édition de Robert Kopp, préface de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Olivier Bellamy, Ariane Charton, Paola Codazzi, Stéphane Guégan (peinture), Jean-Marc Quaranta et Jürgen Ritte, postface d’Agathe Rivière, Bouquins / Mollat, avec le soutien du CNL, 32€.

Une exposition

Parallèlement à la sortie de Rétro-Chaos (édition établie par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, voire notre recension à venir dans la Revue des deux mondes), une exposition se tient à la Galerie Gallimard, jusqu’au 15 mars, Daniel Cordier. Mémoires d’une vie 1920-2020 (livret, 9,90€). Homme du visuel, secrétaire du très iconophile Jean Moulin, peintre frustré et galeriste à succès après la seconde guerre mondiale, Cordier aura semé beaucoup d’images sur son chemin, autant que les écrits de toutes sortes. Leur réunion impressionne. Dès les premières photographies de famille, une certaine façon de charmer ou de dévorer la vie saute aux yeux. Sa jeunesse fut très maurrassienne, puis son patriotisme humilié, plus que De Gaulle, l’envoya à Londres. L’exposition retrace ses engagements et vérifie surtout la passion de la lecture et de littérature, qui fit de lui, sur le tard, le superbe scribe de sa vie. SG

Deux rendez-vous

Conférence de Stéphane Guégan / Passion française : Ribera entre David et Manet, auditorium du Petit Palais, Paris, jeudi 6 février 2025, 12h30 / La France s’est entichée très tôt de Ribera, elle a collectionné sa peinture, et contribué à sa légende, aussi noire que l’autre. « Tu cherches ce qui choque », écrit de lui Gautier, à l’heure où la Galerie espagnole de Louis-Philippe donne une impulsion définitive à l’hispanisme de l’école française. //// Maurizio Serra et Stéphane Guégan présentent le Décaméron de Boccace, illustré par Luc-François Granier, Bibliothèque polonaise de Paris, 6 quai d’Orléans, 75004, Paris, mercredi 26 février 2025, 19h00.

Romantismes

Géricault serait-il au creux de la vague ? 2024 s’en est allée sans que l’anniversaire des deux cents ans de sa naissance ait beaucoup secoué l’institution muséale ? Théodore, il est vrai, n’eut pas la chance de naître femme et pauvre. Et que serait l’indifférence de notre triste époque s’il était resté mousquetaire du roi après Waterloo ou s’il n’avait hissé au sommet du Radeau le magnifique survivant noir qui agite le fanion de la délivrance, torse du Belvédère repeint aux couleurs de son abolitionnisme ? Du coup, l’impétueuse ferveur du dernier roman de Patrick Grainville prend des allures réparatrices. Il y a les romanciers qui nombrilisent, ceux qui pantouflent, nombreux désormais sont ceux qui catéchisent (les non éveillés), et puis il y a ceux qui cravachent, éperonnent le verbe ou écrivent à tout crin. Depuis son prix Goncourt de 1976, la flamboyance du français tient Grainville dans ses exigences et son baroquisme romantique. La Nef de Géricault – fin titre qui rattache le peintre de la Méduse à la Navicella de Giotto et à la folie de Bosch, débute à la veille des Cent Jours, comme Monte-Cristo. Au moment où la France, pas toute, comme l’a montré Waresquiel, s’apprête à renouer avec l’aigle un rien déplumé, Théodore rejoint la jeune épouse de son vieil oncle et lui fait l’amour sans compter. Etreinte inaugurale où je verrais volontiers un idéal littéraire toujours actif. Comment les mots peuvent-ils lutter avec l’empathie de l’image, triompher d’elle ? Roman charnel, à la mesure de son héros, roman noir aussi, à proportion des mélancolies tenaces du peintre (seule certitude, nos peines), La Nef de Géricault réussit à être un roman politique en écartant les pièges du genre. Michelet, nous rappelle-t-on, a simplifié l’auteur de l’Officier chargeant et de la Méduse. En 1815, avant et après les ornières boueuses de Waterloo, pour qui brûlait l’insaisissable Géricault ? Grainville remet en scène autour de lui ces anciens officiers de l’Empire qui ruminent leur demi-solde, et ces peintres, qui tel Horace Vernet, « rossignol de la résistance », bombent le torse et cabrent discrètement leurs pinceaux sous Louis XVIII. La réalisation dantesque du Radeau se réserve les meilleures pages du livre, avant l’autre agonie, celle du peintre fauché dans sa fleur. La pietà finale, par la grâce d’un simple pigeon, clôt le drame sur une note flaubertienne. SG / Patrick Grainville, de l’Académie française, La Nef de Géricault, Julliard, 22,50€.

Dumas fait un tabac. La récente et décevante adaptation de Monte-Cristo à l’écran, où seul le ténébreux Pierre Niney était à sauver, a déclenché un vrai phénomène de librairie. Soudain, ce fut le raz-de-marée, les aventures de Dantès se trouvèrent ou retrouvèrent entre toutes les mains. Qui s’en plaindra ? C’est l’une des perles de notre littérature, et c’était le roman de Dumas que préférait Delacroix, fasciné comme nous d’y lire le tableau des années 1815-1838 (cruciales dans le cas d’un peintre qui avait vu s’effondrer par deux fois la France de l’Empire). La belle édition de Sylvain Ledda, très attentive au cadre historique, et à cette tentative de « roman en habits noirs », ne conteste pas ce qu’Umberto Eco et Claude Schopp ont souligné avant lui, la « configuration christologique » du roman. Le sémiologue italien l’apparentait aux trois temps de la Passion, de la prison (dont il parvient à se libérer) jusqu’à l’autre libération, puisque Dantès renonce à pousser le désir de se venger au-delà des limites de la justice. Dumas et sa créature, d’abord ivres de violence, sont rattrapés par leur sagesse judéo-chrétienne et la nécessité de proportionner la punition au crime. Ils sont de toute nature au cours de ce livre comparable à bien des titres, Ledda a raison, à la Divine comédie. Dantès renvoie onomastiquement à Dante, l’abbé Faria à son compagnon Virgile… Chemin faisant, le lecteur croise mêmes des brigands italiens doués de la noblesse que les ennemis de Monte-Cristo ne sauraient que singer. Et Dumas, fin collectionneur de peinture moderne, de comparer ces despérados à ceux de Léopold Robert et Schnetz. La force continue du livre et sa puissance picturale, nous le savons, doivent beaucoup au nègre de Dumas. Je veux parler d’Auguste Maquet, ex-Jeune France si cher aux amis de Gautier. Lequel, en février 1848, à la veille d’une nouvelle déposition royale, affirmait que les héros de Dumas avaient désormais détrôné les personnages légendaires. SG / Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 12,50€.

Découvrant récemment La Fleur du mal, excellent petit Chabrol de 2003, j’ai réalisé combien la structure d’On ne badine pas avec l’amour avait tracé son sillon de fièvre et d’amertume dans la mémoire de nos créateurs les plus curieux des méandres du cœur. Et des blocages du corps. Comme le proverbe de Musset, écrit pour être lu plus que joué, paraît dans la Revue des deux mondes de juillet 1834, la lecture biographique a longtemps dominé l’exégèse et expliqué Badine par les déboires sandiens et le fiasco vénitien. Ledda, aussi familier d’Alfred que d’Alexandre, n’emprunte pas ce chemin et nous rappelle, au seuil de son brillant essai, que les premières ébauches datent, du reste, de décembre 1833. Les ratés de la Sérénissime, dont on dira que les torts sont partagés, sont encore à venir. Illusoire avait été leur coup de foudre, dure et humiliante fut la chute. Mais Musset n’avait pas besoin d’éprouver sur lui les chimères du sentiment, la fragilité de l’absolu amoureux, l’horreur de la jalousie ; la littérature ancienne et récente en avait fait grand usage. Au carrefour de plusieurs traditions, et de plusieurs imaginaires érotiques, se situe l’analyse agile et savante de Ledda ; on dira, en simplifiant, qu’il y a choc ici entre les tendances lourdes de notre XVIIIe siècle, celles de Rousseau, Carmontelle et Marivaux, au contact de l’influence britannique, triple elle-aussi, Shakespeare, Byron et le Lovelace de la Clarisse Harlowe de Richardson. D’abord suivi, le modèle de La Nouvelle Héloïse ne résiste pas à une telle concurrence et le péché originel, effacé par la candeur rousseauiste, redresse vite son front. Le genre du proverbe imposait une morale claire. Musset la complique à plaisir en glissant le personnage de Rosette, qui ne croit qu’aux preuves d’amour, entre Camille et Perdican, frustrés pour des raisons différentes de la réalisation du désir qui les aimante l’un à l’autre. Est-ce la morale du libertin qui l’emporte ? Ce serait trop simple. Plus subtil, Musset ne stigmatise même pas l’Eglise et ce qu’elle inculque aux jeunes femmes de bonne société. La beauté cruelle de Badine, en dernière analyse, croise le tragique de la vie et le temps métaphysique, le hasard et la nécessité. SG / Sylvain Ledda, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset ou Les Cœurs égarés, Champion / Commentaires, 10€.

Contrairement à certains de ses frères (Ferdinand) et sœurs (Marie), Louise d’Orléans, première fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie à laquelle elle ressemblait, dit Hugo, n’avait jamais eu droit à une exposition qui croisât histoires dynastique et artistique. C’est fait et bien fait, à la faveur du rapprochement du château de Chantilly, où veille encore le duc d’Aumale, et de diverses institutions, souvent royales, de Belgique. La princesse exhumée revit au milieu de ses atours, bijoux et autres signes de sa nature attachante . Nos voisins ont des raisons de l’avoir moins oubliée que les Français, il est vrai, de plus en plus en froid avec leur passé monarchique. En 1832, l’année de ses vingt ans, que le peintre Court a merveilleusement éternisés, Louise épousait à Compiègne le roi des Belges, Léopold Ier, qui semble ne pas mériter sa réputation de rudesse teutonne. L’épouse du Saxe-Cobourg, épouvantée d’avoir à quitter Paris et les siens, s’acclimata vite, associa les artistes à sa cour et abreuva sa famille de lettres riches en impressions de lecture. Balzac, Sand, la Revue des deux mondes, la France, en somme. Bien entendu, son éducation politique et artistique n’avait pas été négligée, on est plus étonné d’apprendre l’agacement, voire l’hostilité, que lui inspiraient les ministres de son père les moins ouverts au « mouvement ». Il semble néanmoins que 1848 ait mortellement compromis sa santé. Elle meurt à 38 ans, en 1850, entourée des Orléans, alors exilés en Angleterre. Le Sommeil de Jésus de Navez, l’un de élèves bruxellois du vieux David, accompagna peut-être les derniers moments de la reine catholique. SG / Julien De Vos (dir.), Louise d’Orléans, première reine des Belges, In Fine éditions d’art, 35€.

Né l’année de la prise de la Bastille, mort celle du Salon des refusés, François-Louis Poumiès de La Siboutie, avouons-le, s’était un peu éloigné de nos radars. Ses souvenirs, parus en 1910, sont donc à lire de toute urgence. Ce médecin, avec son nom fabuleux d’enracinement périgourdin, fut aussi un enfant enthousiaste de la Révolution (celle de 1789), époque qui réforma le monde de la médecine, avant que les guerres napoléoniennes, triste bienfait des charniers, fissent faire à la chirurgie des bonds de géant. Lui s’est formé dans les deux disciplines à la faculté de Paris ; en 1812, il débute à la Salpêtrière, puis l’Hôtel-Dieu l’aspire, il y retournera, en 1832, lors de l’épidémie de choléra, hécatombe d’où sortirait l’insurrection que l’on sait. Sous l’uniforme de la garde nationale, il participe à la reprise en main des quartiers populaires. Entretemps, alternant le faubourg Saint-Germain et les bureaux de bienfaisance de l’Est parisien, il s’était constitué une clientèle socialement diverse, l’une des clefs de sa justesse quand il s’agit d’amasser, lui aussi, des choses vues et entendues. Récit limpide de près d’un siècle de turbulences politiques, il sait entrelacer aux événements collectifs des considérations très personnelles. Car notre Hippocrate moderne, qui a lu Chateaubriand sous Napoléon Ier et dansé avec la future Delphine de Girardin en 1825, s’intéresse aux arts. Quand il croise Gérard et Gros, habitués du Salon d’Antoine Portal, il écoute ou engage la conversation. Bref, on va de surprise en surprise. En plus de sauver des vies, Poumiès de La Siboutie eut le don de graver la sienne. SG / François-Louis Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris, Le Temps retrouvé, Mercure de France, édition de Sandrine Fillipetti, 13€.

« Il me semble fort laid », note Marie d’Agoult, à la naissance de Daniel, le fils qu’elle donna à Franz Liszt, le troisième des enfants nés de leur union peu conventionnelle, et de leur existence nomade. On aurait pu inventer le terme de Bobo pour ces amoureux un peu tziganes en rupture de ban. Blandine a vu le jour en 1835, Cosima en 1837, leur frère en 1839, à Rome, où l’enfant peu désiré est déclaré de mère inconnue. La connaîtra-t-il jamais ? La comtesse ne débordera pas d’affection à son égard, elle est trop occupée d’elle-même et bientôt du mariage de ses filles. Quant au papa, c’est pire, rien n’existe en dehors de sa personne, de sa musique et de son aura de concertiste de plus en plus charlatanesque. L’enfant de 1839, alors que le couple se lézarde, est expédié chez une nourrice de Palestrina. De plus en plus distante envers Franz et Marie dont elle avait été la confidente au début de l’aventure, Sand s’indigne qu’ils ne fassent pas plus de cas de leur progéniture que d’« une portée de chats ». Le sort de Daniel, en revanche, apitoie le peintre Henri Lehmann, éminent élève d’Ingres et portraitiste des parents, en séjour à la Villa Médicis. A lire Charles Dupêchez et son émouvant plaidoyer, on comprend que lui aussi s’est ému de ce fils peu ou mal aimé, qui possédait tout, l’intelligence, la culture, l’esprit, la beauté, et méritait d’être, au contraire, poussé où il était appelé. A onze ans, ce fou de Molière écrit et pense comme peu de candidats au baccalauréat d’aujourd’hui. Brillant au collège, étudiant aussi doué que dissipé, il ne sera pas parvenu à gagner l’estime de son père que Dupêchez flatte en lui accordant du génie. Une bonne part de sa musique est inaudible. N’est pas Beethoven ou Chopin qui veut. Emile Ollivier, qui avait épousé Blandine en présence de Manet, jugeait plus sévèrement le corpus de son beau-père, qui aurait gagné certains accents « s’il avait eu pour ceux qu’il a mis au monde un cœur plus paternel ». La théorie peut faire sourire, elle n’en désigne pas moins une réalité accablante. SG / Charles Dupêchez, Daniel Liszt. Un fils mal-aimé, Mercure de France, 17€.

SOIS BREF (1)

Accusés d’abriter pléthore d’images licencieuses ou de relayer les discriminations visant les minorités ethniques ou sexuelles, les musées sont entrés dans une zone de turbulence qui risque de durer, et probablement de se durcir. Autant admettre que nous ne sommes pas prêts de détacher nos ceintures de sécurité, voire de chasteté. Fatalement, à proportion de la pente du wokisme aux lectures binaires, les images étaient condamnées à souffrir de l’épuration en cours. Parlons d’images, et non d’œuvres d’art puisque, première victime du réductionnisme vertueux, la dimension esthétique propre aux créations de l’esprit, – la part d’elles qui échappe à toute détermination extérieure -, se voit aujourd’hui nier. Nos ligueurs, inaptes ou volontiers indifférents à la complexité de l’art, en ramènent les fruits à de simplistes messages, le plus souvent malodorants. « Les héros ne sentent pas bon ! », écrivait Flaubert des insurgés de 1848. Nous sommes aujourd’hui moins sectaires : c’est l’ensemble du passé occidental qu’on suspecte de couvrir de son silence les souffrances et les cadavres de l’Histoire. Bref, celle-ci mérite sa criminalisation galopante, comme les musées, en passe eux aussi de symboliser notre détestable soif de domination, sous toutes ses formes. Le procès n’est pas nouveau, nous dit Philippe Forest, au seuil d’un essai très utile sur « la querelle du woke » (Gallimard, 2023, 20€) : peinture et littérature jusqu’à une date récente eurent à répondre de leur conformité aux attentes du politique, du social et du religieux. Cela dit, pour s’en tenir à l’exemple de la France, le règne de cette censure « perpétuelle » n’a jamais entravé l’éclosion des œuvres les moins assignables aux critères communs, avant et depuis 1789. […] Cette tolérance nous paraît aujourd’hui d’autant plus précieuse qu’elle est davantage menacée et censurée. Car la liste des infractions s’est singulièrement allongée et le temps de l’instruction dramatiquement réduit. On déboulonne les héros démonétisés, on rebaptise les tableaux, et on réfléchit après coup au possible déni de mémoire, malgré les cartels explicatifs, pas nécessairement lus, sans parler des socles vides et orphelins de toute explication ; on appelle, ailleurs, au décrochage des toiles délictueuses sans se demander si, en farce, ne se rejoue pas le drame des expositions d’art dégénéré. Plus nombreux donc, les chefs d’accusation s’étendent du racisme au colonialisme, du machisme à la pédophilie, etc. Tout y passe, voire se croise en bouquets aggravants, selon la logique de l’intersectionnalité […] . Le cas Picasso, sur lequel on revient plus loin, offrirait l’exemple d’un multirécidiviste coupable d’à peu près toute la litanie woke : l’ogre des féministes et des réseaux assassins se dédouble, selon l’humeur ou l’humour des juges, en exploiteur des dominés, s’appropriant ici l’art africain, s’enrichissant là sur le dos des gogos. Resurgissent, rafraichis, les dadas de la critique marxiste et la théorie de l’art comme reflet direct, hier de l’économie, aujourd’hui de l’ordre européen. (Lire la suite de mon article, « L’art en procès », dans la livraison de juillet-août 2023 de la Revue des deux mondes).

Stéphane Guégan

Pour le Paul Valéry de Degas Danse Dessin, toute société humaine se règle sur le degré de visibilité qu’elle accorde aux représentations sexuées dans l’espace public. Leur impureté ne s’est jamais étalée au grand jour. Les anciens Grecs n’érigèrent pas la sensualité directe, et encore moins la pornographie (dont le mot se forge alors) en loi unique de l’image des corps et de leur fonction sociale. Au nombre des poncifs que balaient Alexis Merle du Bourg et son ambitieuse histoire du nu occidental, débarrassons-nous aussi de l’idée que le Moyen Âge fut plus chaste que le temps de la Renaissance, ou que le puritanisme des terres protestantes épargna le monde catholique. Plus de 300 nus sont réunis et commentés de main de maître, en vertu de ce qu’ils révèlent des prescriptions et proscriptions que le genre eut toujours à essuyer. Joignant Praxitèle à la peinture d’aujourd’hui, notamment celle dont nul ne se soucie, cette longue traversée ne suit pas l’itinéraire usuel, de l’idéalisme au réalisme, de Botticelli à Rembrandt et Courbet, ou de l’Éros contenu à l’Éros dé(ver)gondé des XX et XXIe siècles. Il importait de rebattre les cartes de la réincarnation et de saisir un invariant de la psyché humaine en son contexte. Le mythe spermatique de Vénus et le sens profond de l’Imago Christi nous y éveillent mieux que les nouveaux licteurs. SG / Alexis Merle du Bourg, Le Nu, Citadelles & Mazenod, 179€. Sur Valéry, le catalogue Manet / Degas, Orsay/Gallimard, 2023.

Alexis Merle du Bourg est aussi le co-commissaire d’une exposition à vocation sidérante, et qui justifie son titre participatif, mesmériste, Sous le regard de Méduse. Le principe reste celui de l’encyclopédisme bien compris : plus de deux mille ans de culture figurative s’illustrent à Caen et empruntent aux époques et aux esthétiques les plus diverses. Peu de mythes grecs ont eu la vie aussi longue et se sont régulièrement adaptés aux contingences historiques, comme aux inversions militantes : le succès récent de Luciano Garbati et de sa Méduse tenant la tête de Persée ont rempli la toile de leur néo-classicisme banal et bienpensant. Ultime œuvre d’un parcours qui fait de la beauté la première cause de l’effroi exercé par l’antique Gorgô, elle annule, au vrai, la dualité fondatrice du thème, bien faite pour orner boucliers, heurtoirs de porte ou Éros baudelairien.  Car double, écrivait Jean Clair en 1989, se veut cette figure immémoriale de vie et de mort, humaine et animale, qui sait aussi pétrifier ou détourner le malin. Freud, lecteur des Grecs et iconophile insatiable, y retrouva ses petits. Nous sommes tous en proie au saisissement ou à la cécité volontaire. Et le réel, cette Méduse que l’artiste doit défier, rappelait Clair, nous tient « sous le regard » de la plus captivante et dangereuse des Gorgones. SG / Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques, musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 17 septembre 2023. Très riche catalogue, Infine, 39€, sous la direction d’Emmanuelle Delapierre et d’Alexis Merle du Bourg. Sur les survivances apotropaïques dans la production céramique de Picasso, voir Stéphane Guégan, « Feu Picasso », Geste/s, été 2023, 20€.

C’est la ville des superlatifs et donc des malentendus. Naples ne pouvait pas plus échapper au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert qu’aux stéréotypes véhiculés par la littérature de voyage ou le cinéma de grande consommation. Qu’aurait dit le marquis de Sade, l’homme des Lumières bien connu, le voyageur de la péninsule, des tableaux insignes du Capodimonte qu’accueille la grande galerie du Louvre depuis quelques semaines ? Trop de bondieuseries ! Il avait trouvé les Napolitains d’une monstrueuse piété. Trop de violence ? Elle lui déplaisait moins que le commerce du Ciel. La Crucifixion de Masaccio ouvre le bal, la Pietà de Carrache et La Flagellation de Caravage se défient ensuite, la Judith d’Artemisia Gentileschi et le stupéfiant Caïn et Abel de Spada (sorte de Viol de Lucrèce biblique) rivalisent de ferveur sanguinaire plus loin, puis viennent le sadisme de Ribera et de Luca Giordano, la sublime Sainte Agathe de Guarino, les troubles extases de Matia Preti… Naples a également déplacé, outre son exubérante céramique rocaille, de spectaculaires cartons de Raphaël et de Michel-Ange, ou de leurs collaborateurs. Quel musée autre que le Louvre pouvait contenir telle vague sans faire pâlir ses propres collections ? Ni New York, ni Londres, ne l’eût pu. Et je n’ai pas parlé du Bellini, des Parmesan, du Paul III de Titien (préfigure du Bertin d’Ingres) ou de sa Danaé aux pieds de laquelle Stendhal et Manet eussent défailli. Parthénope n’en fait jamais trop. SG / Naples à Paris. Le Louvre invite le musée du Capodimonte, jusqu’au 8 janvier 2024, catalogue riche en contributions littéraires (Erri De Luca, Dominique Fernandez…), Gallimard/musée du Louvre, 42€, sous la direction de Sébastien Allard, Sylvain Bellenger et Charlotte Chastel-Rousseau, 179€.

Le collectionnisme héréditaire des fils de Louis-Philippe habite Chantilly à deux titres, les tableaux du duc d’Aumale comptant parmi eux des œuvres qui ont appartenu à son frère aîné, Ferdinand, notamment la Stratonice d’Ingres ; elle « eût étonné Poussin », écrivait le jeune Baudelaire. En dépit de cet écart dont le poète a parlé mieux que tout le monde, le XIXe siècle finissant préfère aduler le dernier des classiques, et le marché s’emballe avant et surtout après la mort du peintre, turc en cela, des langoureuses odalisques. Si l’achat de Paolo et Francesca, ex-propriété de Caroline Murat, n’écorne pas les finances princières d’Aumale en 1854, l’achat de la Stratonice, autre image candide du désir amoureux, fait bondir la cote de l’artiste l’année du Salon des refusés. Mais le coup d’éclat de l’amateur argenté, revenu d’exil après la chute du Second empire, c’est l’achat du « cabinet Reiset » en 1879. Les icônes d’Ingres pleuvent alors sur Chantilly, l’Autoportrait très remanié du Salon de 1806, le Portrait de Mme Devauçay qui fascina Gautier et Picasso, et la Vénus anadyomène, Aphrodite initialement pudica, vite tournée en son contraire, avec l’aide de l’imagerie licencieuse de la Renaissance (voir notre Ingres érotique, Flammarion, 2006, en hommage à José Cabanis).  L’exposition pointue de Mathieu Deldicque ajoute à ces perles les prêts exceptionnels du Louvre, de Bruxelles et le Jésus parmi les docteurs de Montauban, commande de la reine Marie-Amélie et terrible exemple de l’inaptitude d’Ingres au drame, c’est-à-dire au dualisme chrétien. Ce tableau, dont Baudelaire aurait dénoncé le pédantisme risible, frappe par son outrance déplacée, aussi dénuée de réelle passion sacrée que le corps ingresque l’est de blessure intime et, le plus souvent, de diabolique appel (avec jeu de mots). Libertinage sérieux, accorde le Baudelaire de 1846 ; en 1855, son jugement se faire plus sévère, l’extranéité des corps qu’Ingres caresse inlassablement, pareil aux putti sucrés de la Vénus, ne saurait livrer de l’amour qu’un simulacre somnambulique, auto-érotique. Au fond, Louis-Antoine Prat a raison, Ingres n’aura été génial que dans le portrait et le dessin, seuls rivages où le réel rétablissait l’espace de l’entre-deux. SG / Ingres. L’artiste et ses princes, château de Chantilly jusqu’au 1er octobre 2023, catalogue très documenté, Infine, 34€.

Un peu de blanc, beaucoup de noir, c’est la recette de Degas dès que la fureur de graver le reprend. Maladie de jeunesse, quand Rembrandt et Goya le remuaient, péché de vieillesse : il n’a jamais arrêté de réinventer l’estampe, glissant d’une technique à l’autre, versant une technique dans l’autre, comme l’exposition de la BNF l’éclaire voluptueusement : la photographie – cette gravure, à sa manière – s’y incorpore avant les variations picassiennes de la coda scabreuse. Le noir, nous disent les commissaires, désigne aussi ce que Degas ne pouvait dire de lui qu’à travers les aveux les plus sombres de sa palette et de son imaginaire. Sa libido de l’ombre, par exemple. On pourrait aussi, en étendant le propos, examiner les interrogations pressantes sur sa possible créolité que la découverte de la Louisiane, et de sa famille maternelle, lui inspire en 1872-73. La bonhomie solaire de l’impressionnisme, prête à éclore, ne les effacerait pas. Voir, à ce sujet, la superbe figure du carnet 1 (1859-1864), visible en salle 1, cet aventurier aux allures d’Othello, mêlé à d’autres dessins qui laisseraient penser que Degas, moderne rentré encore, a croisé les dessins de Constantin Guys autant que le thème de la négritude en pleine guerre de sécession. Un peu de blanc, beaucoup de noir. SG / Degas en noir et blanc, BNF, site Richelieu, jusqu’au 3 septembre 2023, catalogue sous la direction d’Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur et Flora Triebel, BNF éditions, 42€.

La passion que Laurent Fabius voue à la peinture n’est pas une formule de convenance. Ce familier de l’Hôtel Drouot pratique l’art du pinceau et, régulièrement, met des mots sur les artistes et les choix de son musée imaginaire. Son dernier livre, aussi informé et personnel que le précédent, mais moins centré sur l’art français, dévoile un goût très affirmé des polyptyques, que la mémorable exposition de Michel Laclotte, en 1990, a dû stimuler. La permanence d’une pratique, reliant les primitifs au bel aujourd’hui, faisait enfin l’objet d’une démonstration définitive, et exhumait, au passage, bien des œuvres éloignées de nos yeux. L’espace de la peinture une fois unifiée par la perspective, la peinture à panneaux multiples aurait pu se périmer, cesser d’être moderne. Du reste, Laurent Fabius montre bien que la survie des « tableaux pluriels » a souvent procédé de l’archaïsme, voire du primitivisme, des siècles postérieurs à la Renaissance. Explicitement religieuse ou non, la réutilisation du polyptyque, quand elle ne sacralise pas le seul artiste et son ego démultiplié, doit être ramenée, en définitive, à la conscience d’une double perte. Comment et pourquoi continuer à peindre en l’absence du divin des anciens, et en présence de tant de médiums alternatifs ? Laurent Fabius, on l’aura compris, ne se borne pas à déplier un pan entier de sa culture picturale, il en tire une réflexion qui le ramène à l’essentiel, et une force qui l’engage à ne pas raccrocher sa palette. SG / Laurent Fabius, Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui, Gallimard, collection Art et Artistes, 28€.

A réécouter : Répliques, France Culture, samedi 17 juin, 9:00 / 10:00 : Manet et Degas, face à face avec Alain Finkielkraut, Stéphane Guégan et Philippe Lançon

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/manet-et-degas-face-a-face-3360137

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

NOIR DUMAS

Peu importe notre manière de l’aborder, depuis sa florissante correspondance ou la sublime trilogie des Valois, Dumas nous rappelle qu’il épousa, corps et âme, les destinées du théâtre moderne. L’adjectif lui va mieux qu’à d’autres, dirait Sylvain Ledda, grand expert du drame romantique où, il le sait, peu d’auteurs auront mis en scène « la vie présente », la société postrévolutionnaire dans ses atours ou ses amours propres. L’exigence de réalité, de « naturel », dont se charge le romantisme, si elle manifeste le besoin de rupture qu’a tôt théorisé Stendhal, puise aussi aux bouleversements historiques des années 1789-1815. A suivre Ledda et son excellente synthèse, l’analyse neuve du politique et du social, née de la fin de l’Ancien régime, apparaît bien être une obsession dumasienne jusqu’au Second Empire, durant lequel il oubliera d’être prudent et restera, au contraire, fidèle à la flamme de 1830, révolution et orléanisme éclairé. Sa plus grande audace reste Antony, « drame en habit noir », contemporain donc par son sujet et ses acteurs, et non drame du passé, en costumes. La pièce de 1831, jugée d’autant plus scabreuse qu’elle brisait la distance usuelle au public, connut les déboires réservés à ceux, Baudelaire ou Manet, qui se rendirent coupables d’ébranler l’illusion fictionnelle et morale par intrusion du moderne. Le nouveau volume de la Correspondance générale de Dumas, enrichi des immenses savoir et esprit de Claude Schopp, documente précisément la reprise d’Antony, en 1842, après l’interdiction de 1834. Mais les années ici couvertes offrent d’autres secousses et émotions, sans parler de la mort accidentelle de Ferdinand d’Orléans, le fils aîné de Louis-Philippe, proche des romantiques et porteur des espoirs d’un régime plus libéral.

Par un de ces hasards qui eussent enchanté Dumas lui-même, ce tome III, où abondent les informations inédites sur le théâtre, la littérature, la peinture, leurs réseaux et leurs rouages économiques, s’ouvre sur un projet conforme à l’actuelle exposition Modèle noir. Venant de perdre sa mère, Alexandre adresse « aux Haïtiens », le 5 août 1838, le projet d’élever une statue, en plein Port-au-Prince, à son mulâtre de père, le général Dumas. Le patronyme familial était marqué, on le sait, par les origines serviles de la grand-mère antillaise de l’écrivain. Alexandre imagine une souscription ouverte aux « «hommes de couleur », précise-t-il, mais qui aurait vocation à rappeler les services qu’ils avaient rendus à la France avant la scission… Ces nouvelles lettres, décidément passionnantes, contiennent maints échos aux nègres du maître, le mot s’impose, les très inspirés Nerval et Maquet, issus de la Jeune-France de Borel et Gautier. Ce phénomène collaboratif, inséparable de l’homme aux 100 pièces, le brillant collectif qu’a conduit Sylvaine Robardey-Eppstein le fouille autant qu’il analyse à nouveaux frais la fluidité et la symbolique spatiales. Dumas, on le comprend mieux enfin, n’aura reculé devant aucun genre, ni alliance générique, fruit de son idiosyncrasie et de la marque profonde du mélodrame sur sa pensée théâtrale, laquelle fait de l’espace éclaté et mobile sa marque de fabrique révolutionnaire. Stéphane Guégan

Sylvain Ledda, Le théâtre d’Alexandre Dumas, Ides et Calendes, 10€ / Alexandre Dumas, Correspondance générale, tome III, édition de Claude Schopp, Classiques Garnier, 53€ / Sylviane Robardey-Eppstein (dir.), Sculpter l’espace, ou le théâtre d’Alexandre Dumas à la croisée des genres, Classiques Garnier, 45€ / La mode étant au repérage des transferts génériques, saluons l’entrée des magnifiques Quarante-cinq en Folio classique. Dans l’agonie de la monarchie de juillet, qui l’avait réconcilié avec la monarchie censitaire, Dumas observe celle des Valois. Tentant et tendu miroir. Henri III, qui fit la fortune d’Alexandre au théâtre en 1829, remonte sur les planches. Mais le cœur n’y est plus, le roi a vu mourir ses plus proches amis à la fin de La Dame de Monsoreau. Il en porte le deuil, et l’avenir de sa branche, les menées des Guise, le turbulent Henri de Navarre, n’ont rien pour le réjouir. Dumas l’habille d’un noir hamlétique, définitif, fatal, et brode autour du crépuscule des fils d’Henri II un roman picaresque et nostalgique, ceux que préféraient Morand, Cocteau et Nimier chez lui. Il y a du théâtre et du meilleur, des changements vifs de registres et de décors, dans ce récit d’une mort annoncée. Henri III meurt avant terme de ne plus se sentir désiré, d’être confronté à tant de haines, de conspirations et de traitres. Au seuil des Quarante-Cinq, ces rudes Gascons du Lot et d’ailleurs qui tentent de sauver leur roi, le rideau se lève sur une allusion insistante au triple reniement de saint Pierre. De même que l’auteur aime à prendre son lecteur à témoin en l’interpellant, le peuple parle ici et là : Dumas ne saurait l’oublier parmi les forces d’une histoire irréductible aux appétits et conflits des grands. A spectacle total, histoire totale. Nos grands romanciers n’ont pas attendu Monsieur Boucheron pour l’inventer. Ils n’eurent eux qu’à écouter leur amour de la France pré et postrévolutionnaire.  SG // Alexandre Dumas, Les Quarante-Cinq, édition de Marie Palewska, Gallimard, Folio Classique, 14,20€.