GLOBALE VISION

Paths to Modernity vient d’ouvrir ses portes à Shanghai et le succès ne s’est pas fait attendre. Il promet d’être historique… Les vastes espaces du MAP (Museum of Art Pudong), dessinés par Jean Nouvel, ont déjà accueilli des milliers de visiteurs. Et comme le public chinois n’est pas blasé, ni bruyant, il manifeste en silence son enthousiasme à la vue de la centaine d’œuvres rassemblées et orchestrées autour d’insignes chefs-d’œuvre, des Glaneuses de Millet au Plaisir de Bonnard. Le titre et son pluriel disent bien que la modernité dont il s’agit ne se confond pas avec le modernisme du XXe siècle et ses détestables œillères. Saisir un moment, les années 1840-1910, et non un mouvement, l’impressionnisme par exemple, telle est l’offre. A Manet, Degas ou Monet aurait pu se borner le paysage parcouru. Mais une exposition d’art français loin de ses frontières ne saurait se plier aux dogmes d’un autre âge. Il leur a été préférée une approche globale, et apte à manifester les interférences et les rencontres oubliées entre les générations et les esthétiques apparemment contraires. Maîtres et élèves se retrouvent, les amis séparés se réconcilient, la mémoire des grandes œuvres se rend sensible au regard par les échos de l’accrochage, et Millet, pour ne prendre qu’un exemple, se devine derrière Bastien-Lepage, Monet, le Gauguin de Pont-Aven, le Van Gogh d’Arles, voire le Signac de Saint-Tropez. C’est peut-être la première fois, depuis les années de sa préfiguration, qu’Orsay se donne pour objet d’une exposition de pareille ampleur. Le partenariat du MAP l’a rendu possible et il faut s’en féliciter à l’heure où l’institution muséale, en son ensemble, est sujette à de nouvelles pressions. Sûre d’elle, l’opinion éclairée réclame un dépoussiérage de nos vieux musées « élitistes » et coupés du réel : le sociétal, panacée de tous nos maux, est érigé en remède de l’érudition clivante et du beau discriminatoire. Lieu d’admiration, de transmission, de connaissance, les temples du génie se voient intimer l’ordre de se muer en espaces de dialogue, de réconfort, d’empathie. Le premier Orsay, voilà près d’un demi-siècle, se voulait investi d’un autre message, et porteur d’une utopie plus raisonnable. L’un et l’autre revivent à Shanghai, où les œuvres sont situées et les contraires réinterrogés. D’un côté, le socio-politique comme cadre ; de l’autre, la croisée des parallèles comme horizon. Gérôme et Cabanel, comme on ne les a jamais vus, ouvrent le bal, les Nabis, en pleine mutation vers 1900, le referment après une série de chats goguenards. Des uns aux autres, l’Histoire a fait son chemin, jamais à sens unique. Le réalisme de 1848 en fut l’une des boussoles.

De Courbet, il faut tout attendre, pensait Proudhon. Qu’aurait-il pensé, le socialiste chaste, de cette correspondance « cochonne », plus que pornographique (les mots sont préférés à l’action), cochonne puisque ses auteurs la qualifient ainsi ? Jean-Jacques Fernier, en 1991, non content d’exposer pour la première fois L’Origine du monde et son merveilleux cache (bijou de Masson peint pour Lacan), livrait les premières bribes du « roman de Mathilde », du prénom d’une intrigante, « rouleuse d’hommes en vogue », qui échangea une centaine de missives érectiles, entre novembre 1872 et mai 1873, avec le maître d’Ornans. De cette romance salée et épistolaire, Courbet parle alors à Castagnary, peu porté sur la galanterie. Cette « correspondance frénétique », selon sa formule innocente, dormait en grande partie à la bibliothèque de Besançon. On l’y avait déposée autour de 1920, et condamnée à l’Enfer des écrits délictueux. Cas classique, des chercheurs remirent la main récemment dessus en traquant autre chose. Transcriptions et annotations composent un indispensable volume, refuge et chaudron des fantasmes les plus débridés, sorte de Sodome et Gomorrhe en version crue, voire campagnarde. Familière de ce genre d’escroqueries, et sans doute de chantage (il sera étouffé par l’entourage du peintre), Mathilde fait les premiers pas sur le mode victimaire : une femme malheureuse s’épanche sur l’épaule du communard génial, cassé par les conseils de guerre, la prison et la presse. Le gros Gustave mord à l’hameçon et Mathilde, objet de ses rêves, se transforme vite en objet de ses désirs. Tout y passe, franchement contés, des poils pubiens à la taille de leurs sexes, des « douces privautés », comme dit Molière, aux secrets trésors de l’intimité féminine. La gauloiserie appelant la gauloiserie, Courbet se remémore et narre les bonnes aventures de sa jeunesse. Ses biographes n’ont pas parlé de sa sexualité, nous voilà servis. Se pourrait-il que cette explosion scabreuse, teintée ici et là d’élans fleur bleue, dénotât une virilité mal assurée, se demande Petra Chu, l’éditrice de la correspondance générale, qu’avait épaulée en son temps le regretté Loïc Chotard ? Quoi qu’il en soit, ces lettres retrouvées n’ont pas fini d’agiter les experts. Elles fournissent maints éléments propres à analyser la sexualité inhérente aux tableaux, du virilisme au saphisme, du gracieux au brutal. Les lettres de Gustave sont celles d’un lecteur de Baudelaire, ce que la présente édition aurait pu gloser, de même que la référence à Poulet-Malassis sous la plume de Mathilde. Je ne partage pas non plus l’analyse de L’Origine du monde où Du Camp avait raison de sentir une sorte de mise en scène du fantasme fusionnel con amore, plus que l’intrusion voyeuriste des photographies vendues sous le manteau. Mathilde, du reste, parle très bien de l’imagination et du piment qu’elle donnera à leurs futurs ébats. Son impatience, en partie jouée, croît de lettre en lettre. A l’inverse, plus étonnantes, mais peu relevées, sont les raisons que Courbet allègue devant les appels de Mathilde à le rejoindre. Se dérobant à tout rendez-vous, il répète ainsi à sa « petite Vénus » que les préliminaires valent mieux que la « réalité ennemie ». On se pince. Est-ce le réaliste en chef qui parle ? Gautier n’avait-il pas raison de le taxer Courbet de « maniériste du laid », manière amusante de signaler ses folies libidineuses, mentales, et ses obsessions anatomiques, hors nature?

Comme Orsay, la Fondation des Treilles aime à penser la littérature et la peinture sous leur lumière commune, l’une à partir de l’autre, ce qui permet de respecter la spécificité des langages par-delà les parentés de forme et d’esprit. Sa riche archive, abondée par celle de la Fondation Catherine Gide, est essentielle à la compréhension du milieu de la N.R.F. et du choix de ses fondateurs en matière d’arts visuels. Malgré sa fidélité à Maurice Denis, nous savions André Gide très proche de Maria et Theo van Rysselberghe, le rôle de Madame auprès de l’écrivain dépassant assez vite celle de l’assistante. L’auteur des célèbres Cahiers fut un témoin et une confidente sans équivalent. A côté de la « Petite Dame » et ses écarts saphiques, il y eut donc son mari, le peintre néo-impressionniste, exigeant toujours plus de lui-même, auquel elle donna une fille, Elisabeth. Future épouse de Pierre Herbart, elle fut peut-être la seule passion féminine de Gide. Une autre fille devait naître de leur brève et si peu orthodoxe relation. A la naissance de Catherine, en avril 1923, la belle amitié qui liait Gide et Théo van Rysselberghe achève de se ternir. Tout avait commencé, vingt-cinq ans plus tôt, de la meilleure façon du monde. L’éclairage qu’apporte leur correspondance inédite change profondément ce qui se disait d’eux et de la place qu’occupa le pointillisme dans les cercles littéraires du tournant 1900. Il est très significatif que le poète mallarméen Francis Vielé-Griffin, dont Théo a portraituré la femme dès 1895, ait joué le rôle d’intercesseur. En effet, les émules de Seurat et Signac cultivent un mélange de rationalisme et de symbolisme qui les distinguent des autres acteurs de la fin-de-siècle. On y ajoutera une dose d’anarchisme qui, pour être de salon, plus que d’insurrection, n’en était pas moins sincère et de portée durable. Mariés en 1889, les Van Rysselberghe quittent Bruxelles en 1898. Paris leur est déjà, en partie, acquis ; la relance de L’Ermitage, une de ces revues libre-penseuses alors florissantes, fera le reste. Le couple, de surcroît, fréquente Verhaeren, très apprécié alors des deux côtés de la frontière. C’est l’époque où le poète aux longues moustaches fait les yeux doux à la peinture claire de Théo, « vie choisie qu’il montre sous ses aspects de santé et de beauté ». Henri Ghéon embraye, quelques mois plus tard, lors du fameux bilan qu’abrite Durand-Ruel au début de 1899 : « on comprend jusqu’à quelle solidité peut atteindre, bien employé, un procédé qui semble fait pour de fugaces notations. » Les 463 pages du présent volume fourmillent d’échos savoureux, et des habitués que réunissent rituellement Maria et Théo. Musique, lectures, peintures, voire lecture dans la peinture, ainsi que le célèbre tableau de Gand, en 1903, l’atteste. Verhaeren et Gide y occupent le centre, Fénéon brille en marge, le peintre Cross s’y trouve représenté aussi. L’auteur de La Porte étroite, grâce à ses amis belges, faisait table faste. A la mort de Théo, durant l’hiver 1926, Jean Paulhan confiera à Maria qu’il ne séparait pas son défunt mari « d’une sorte de légende ». Celle d’un âge d’or des lettres et des arts. Stéphane Guégan

*Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, Ludovic Carrez, Pierre-Emmanuel Guilleray, Bérénice Hartwig et Laurence Madeline (éd.), préface de Petra Chu, Gallimard, 22€ / Théo van Rysselberghe, Correspondance avec André Gide et les siens (1899-1926), Les inédits de la Fondation des Treilles, édition établie, présentée et annotée par Pierre Masson et Peter Schnyder, Les Cahiers de la NRF / Gallimard, 23€. Signalons aussi le catalogue d’exposition dirigé par Phillip Dennis Cate, grand connaisseur de l’art fin-de-siècle, Paris Bruxelles. 1880-1914. Effervescence des visions artistiques, Palais Lumière Evian / In Fine, 39€, avec ce cher Bottini en couverture. Outre la qualité des collaborations et la diversité des approches (du japonisme à la caricature), c’est le corpus même des œuvres qui retient, toutes issues d’une collection privée, avec ses limites naturelles et ses nombreuses surprises. Toute exposition doit surprendre.

DEUX GÉNIES DU TERRAIN

Ils ont la peau dure et le verbe célinien les damnés de Cayenne au début des années folles. C’est même la seule richesse possible là-bas, leur peau et leur poésie. Aussi s’ornent-ils de tatouages à fonctionnement codé. Certains se payent la tête des marchands de bonheur en trois coups : « Le Passé m’a trompé, / Le Présent me tourmente, / L’Avenir m’épouvante. » Un ancien curé, qui a sauvé sa tête, s’est marqué au cou : « Amen ».  Albert Londres, ennemi juré de l’injustice, fut le Victor Hugo de ces misérables-là. Poète avorté, il s’est vengé de la muse en poussant la littérature au cœur du reportage. Au bagne résiste au temps, comme les vrais chefs-d’œuvre. Livre cruel envers la machine à broyer les hommes, il tire des sursitaires de Guyane le peu qui reste d’humanité en régime carcéral, quand s’efface l’horizon derrière les barreaux. La plupart des détenus, en effet, étaient assignés à résidence après avoir purgé des peines rarement proportionnées aux délits. C’est que les besoins de la colonisation priment depuis Napoléon III. Chaque tentative d’évasion vous fait plonger davantage. En 1923, pour le Petit parisien, moins centre gauche que son « reporteur », Londres ouvre les yeux à ses abonnés, qui se bercent de l’illusion d’une relégation trop laxiste des voyous et des détenus politiques. Londres découvre aussi que l’espace de la Loi y échappe, que l’immoralité et l’administration règnent sans contrôle. Le livre né de ses articles choquera sans mettre fin à l’Enfer. Il se referme sur une lettre terrible à Sarraut, alors ministre des colonies. Pour donner plus de poids aux mots, Londres rapporta des photographies, restées inédites. La nouvelle édition et son appareil critique les intègrent enfin. Le Papillon de Franklin James Schaffner n’est plus très loin. SG / Albert Londres, Au bagne, édition de Philippe Collin, postface de Bernard Cahier, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 12€.

S’étant rendu aux îles du Salut, au large de Cayenne, archipel où s’entassaient les enterrés vivants, le Londres d’Au bagne se heurte à une cellule, celle de Dieudonné (cela ne s’invente pas), un sympathisant de « la bande à Bonnot » dont la justice, faute de grive, fit son merle à plumes bien noires. Le journaliste comprend vite qu’il y a erreur sur la marchandise, cet ébéniste, lecteur de Stirner et Nietzsche, ressemble peu à un tueur et encore moins à un lanceur de bombes. A la suite de cette rencontre qui l’a ému, Londres se multiplie en démarches. La révision du procès devient sa croix. C’est son « affaire Dreyfus », qui avait connu l’île du Diable… Cayenne, toujours. Mais Dieudonné ne sera pas entendu de la France qu’il s’obstine à vouloir ré-épouser. En attendant la grâce, il se fait la belle. Le Brésil est à deux pas… C’est à Rio que Londres, toujours missionnaire pour le compte du Petit Parisien, le localise en 1927. Quatre ans ont passé. Dieudonné en a 43. Il se livre au journaliste, raconte son évasion, du pur Jules Verne avec passeurs, rebondissements et belle Chinoise. Il faut lire L’Homme qui s’évada pour le croire. L’anarchie ne fut pas que tueries aveugles et extrémisme absurde. Elle donnait aussi des ailes à l’espoir déçu. En repartant, Londres emporte l’évadé après avoir emporté la grâce présidentielle. Conférence de presse à la gare de Lyon. Dieudonné avait pris cette fois le bon train. SG / Albert Londres, L’Homme qui s’évada, Arléa, 9€. Du même, lire impérativement aussi Dante n’avait rien vu : Biribi, Arléa, 10€. Autre monde, autres bagnes. Nous sommes en Afrique du Nord, mais la clientèle à collier de fer reste française. Maroc, Algérie, Tunisie, soit la sainte trinité des pénitenciers militaires, et le reflux des conseils de guerre que Drieu a vu fonctionner aux Dardanelles en 1915. De quoi enflammer Londres et sa haine des dénis de justice. Biribi, c’est le nom faussement riant de cet enfer… dantesque.

Peut-être son meilleur livre avec Les Cerfs-volants, car sa plus grande réussite dans le symbolisme involontaire et la polyphonie des consciences : en cela, Les Racines du ciel, Goncourt 1956, hissent Romain Gary, adepte de Conrad et de Dostoïevski, parmi les maîtres du premier XXe siècle, de Proust à Drieu. A la parution du livre sous sa couverture originale (une sorte de Rothko avec bande centrale d’éléphants), et surtout à l’annonce de sa victoire sur L’Emploi du temps de Butor, la double désapprobation des ténors du Nouveau roman (Nadeau) et du roman décolonial (la presse communiste) n’est guère surprenante. En 1980, à la faveur d’un de ces regards en arrière qu’il affectionnait, Gary s’épingla la médaille (il ne les détestait pas) du premier auteur à avoir écrit un roman écologiste, et écornait l’époque, les années 50 justement, où le mot et la chose n’éveillaient rien dans les dîners en ville. La « protection de la nature » ne devient une cause militante qu’à partir des années 60-70. Comme les éléphants qu’il aimait, et dont la vitesse de déplacement lui semblait une image adéquate d’un vitalisme venu de la nuit des temps, Gary arrive trop tôt, explique Igor Krtolica, en tête du bel essai, nourri de références littéraires, cinématographiques et philosophiques, que Les Racines du ciel lui ont inspiré. Erreur de montre, mais erreur tout aussi bien de mode. La cause de l’environnement s’appuie moins volontiers sur le littéraire que sur la parole scientifique. En outre, le refus de l’énonciation univoque se double d’une fascination de la vie sauvage qui sentirait son homme blanc. Tout faux, en somme. Où Nadeau est-il allé chercher, sinon dans sa duplicité militante ou le vide des romanciers du rien réifié, que Gary pratiquait le « sermon en images » ? Amochés par la guerre et ce qu’elle a tué de l’homme en l’homme, les contre-héros des Racines ont tendance, certes, à interroger un ciel devenu presque orphelin. Les curés que Gary avait vus se battre restaient dans sa mémoire intacte de tout anticléricalisme (autre passion des modernes). Nous aimons déconstruire, lui cherchait les voies capables de rebâtir après 39-45, après la shoah, après Hiroshima, après la Corée… Comme l’écrit avec drôlerie et justesse Krtolica, le travail du deuil n’est remplacé par le travail du rire qu’en raison de l’ironie dont Romain Gary sait les vertus. La dérision et le simple sourire à la vie habitent cet écrivain que la mythologie gaulliste a privé de son franciscanisme moins clivant qu’il se dit. Un dernier conseil, puisque Krtolica aime le cinéma et en parle bien : revoir le film de John Huston (1958), adapté du roman, que Gary traitait à tort de « navet » (ne serait-ce que pour la prestation d’Errol Flynn et de Juliette Greco) avant de lui comparer Hatari ! (1962), où le vieil Hawks, dès le long plan-séquence silencieux qui l’ouvre, produit un geste comparable à l’humanisme blessé de Gary, si typique de notre monde abîmé.  SG / Igor Krtolica, Romain Gary. De l’humanisme à l’écologie, Gallimard, 19,50€. Du même Gary, lire aussi Johnnie Cœur, Gallimard, Folio Théâtre, 8,50€. Rions encore, puisque l’humour sert l’amour du vrai, avec cette pièce de 1961 qui met en scène une fausse grève de la faim et les dérives de l’humanitarisme dès que les moyens (les mass-médias, l’ivresse de la célébrité) dévoient ses causes. Après l’ère de la compassion, l’ère de la confusion débutait : certains chefs d’Etat en sont aujourd’hui les complices lamentables.

DEUX MAÎTRES RELEVÉS

Il y a un demi-siècle exactement, l’exposition de Frederick Cummings, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, De David à Delacroix, offrait un panorama de la peinture française des années 1774-1830 qui n’a jamais été renouvelé. Ses apports mériteraient un livre, n’en mentionnons que deux. Les tableaux réunis au Grand Palais et à Detroit, en 1974, invalidaient enfin l’idée que la rupture davidienne suffisait à expliquer et épuiser ce tournant vertigineux, sur fond d’impermanence et de violences politiques. Il était soudain possible d’apprécier autour des grands tableaux d’histoire, des Horaces à la Liberté guidant le peuple, socle de la mémoire collective, une moisson de portraits, paysages, scènes de genres, transpositions littéraires et inventions inclassables, autant d’indices que la vieille hiérarchie des genres, en vacillant, ouvrait aux œuvres d’imagination une carrière aussi nouvelle que la société postrévolutionnaire, et aussi ouverte que le marché de l’art et la presse d’art redéfinis alors. Parmi les exhumations les plus curieuses que provoqua le désir de réécrire l’histoire de ce moment, deux tableaux mobilisèrent l’attention, la Mort d’Hyacinthe de Broc et le Dédale et Icare de Landon. L’un illustrait la quête primitive des Barbus, dissidents post-thermidoriens de l’atelier de David, épris d’une simplicité et d’une sentimentalité épurées, hors de toute rhétorique directe. Plus porcelainée, plus cinétique aussi, la petite toile de Landon aspirait au même type d’émotions insinuantes, et à une grâce androgyne que les critiques, lors du Salon de 1799, dirent racinienne. Landon, élève de Regnault comme Guérin, comme son ami Robert Lefebvre, aurait-il été le Barbu masqué de cet atelier rival, hostile aux davidiens, chercheur d’un idéal formel, et parfois politique, éloigné du peintre de Brutus et de Marat ? Landon, malgré les trouvailles et les études accumulées en cinquante ans, restait un mystère, sur lequel Katell Martineau lève enfin le voile, sans jamais nous faire peser la masse d’informations nouvelles que contient son étude. Ce n’était pas un mince sujet que le sien, car si Charles-Paul Landon (1760-1826) a peu peint, il a beaucoup écrit, il s’est même rendu digne de figurer au palmarès de la critique d’art française, telle qu’elle s’est développée et diversifiée au cours du premier quart du XIXe siècle. Force était donc de saisir cette personnalité intrigante, né au sein de la petite noblesse normande et appelé tôt à enseigner le dessin aux fils du comte d’Artois, entre le renouveau pictural qu’il incarne en son raphaélisme vaporeux, ses stratégies politiques et le Salon, où il met le pied dès 1791 et dont il se fit l’historien, aux côtés de maints collaborateurs, à partir de 1800. Le sous-titre de l’étude de Martineau, liée à l’aide précieuse de la Fondation Napoléon, ne saurait faire oublier que le meilleur de ses pinceaux, souvent léonardesques, s’est exposé au public entre la fin de la Constituante et la fin du Consulat, parenthèse magique dans l’histoire de notre peinture. Son Prix de Rome, en 1792, ne l’envoya pas à Rome où les Français, avant même la décapitation de Louis XVI, n’étaient plus désirés. Il n’en fut pas moins pensionné par le gouvernement révolutionnaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe de son destin de royaliste modéré, qui se serait contenté d’une monarchie parlementaire, à l’anglaise, mais épargnée par le sang de la Régénération sociale. SG / Katell Martineau, Charles-Paul Landon. Peintre et critique d’art, Mare § Martin, 45€.

Prix de Rome de sculpture en 1865, Louis-Ernest Barrias (1841-1905) n’a dû sa survie qu’à l’éblouissant chef-d’œuvre d’Orsay, La Nature se dévoilant devant la science, point d’orgue de l’Exposition universelle de 1900, métaphore transparente et effeuillage polychrome qui transcende la froideur de ses matériaux. Laura Bossi, en tête du catalogue des Origines du monde, lui a donné sa pleine signification. Il faut y lire avec elle ce « temps de la science » dont Barrias fut l’exact contemporain, d’une science « vue comme la plus haute forme de vérité accessible à l’homme ». Un siècle après, même les partisans acharnés du progrès en sont revenus. Et les Barrias d’aujourd’hui donnent corps à des pensées plus sombres, hélas accordées à la destruction méthodique du vivant et à l’illusion que les gourous de la technique tentent d’entretenir quant à leur pouvoir de sauver la planète par les moyens qui la tuent. Le dernier cri d’alarme de Philippe Bihoux (L’Insoutenable abondance, Gallimard, Tracts, 3,90€) fait mal et rappelle le Baudelaire en guerre contre le satanisme des prophètes de l’utile. Barrias aurait offert au poète maints sujets de réflexion, ses allégories se colorant souvent d’un pessimisme prometteur (chimères victorieuses, enfants étouffés par le fatum). Camille Orensanz a soigneusement reconstitué la carrière inouïe de cet infatigable défenseur du beau, et analysé, dans un second temps, ses principes esthétiques. Que ce qu’on nomme l’académisme par peur de ses « vérités » doive être aujourd’hui réexaminé se confirme de page en page. Son récit bien mené ressuscite l’ami d’Henri Regnault, foudroyé à Buzenval, l’auteur du Siège de Paris (dont Mantz vanta « l’accent moderne »), le créateur du michelangelesque Spartacus de 1872 (Barbey s’en dit atteint au cœur) et le père de tant de monuments à destins variables. C’est là un des points cruciaux. « Ce que c’est que la gloire ! », a-t-on envie d’écrire en paraphrasant Mirbeau, bête noire de Barrias… Le défenseur de Rodin était de ceux qui voulaient abattre la statuaire publique réfractaire à l’avant-garde. Ainsi Camille Mauclair, en 1919, appelle-t-il au déboulonnage du Victor Hugo de Barrias érigé en 1902. Aragon devait en pleurer la fonte par « les Fritz ». Mais est-il plus « glorieux » d’avoir « abattu » en 2020 le Victor Schoelcher de Cayenne au prétexte que le racialisme de l’abolitionniste nous paraît contradictoire ? Ne sommes-nous pas assez grands pour faire la part des choses et accepter, à l’occasion, leur dualité ? Déboulonner ne fait pas avancer le débat et le savoir, ça les crispe et finalement les vicie. Ma position (voir le catalogue du Modèle noir), à ce sujet, diffère de celle de l’auteur. Nul plus que Barrias, si fameux de son vivant, si invisibilisé désormais, avait besoin de son livre informé et réparateur ! SG / Camille Orensanz, Louis-Ernest Barrias. Entre académisme et naturalisme, Mare § Martin, 33€.

THÉÂTRE

Vient de paraître aux éditions SAMSA, 12 euros !

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat,

David ou Terreur, j’écris ton nom

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales ! Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Bonaparte, Paris et Bruxelles.

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

DRIEU AU JOUR LE JOUR

A seize ans, Drieu est déjà lui-même, mais il l’ignore, se questionne, s’observe sous toutes les coutures, à commencer par celles de ses pantalons et gilets. Le dandysme, comme le génie, n’attend pas les années…. Contre l’éphémère, et contre une timidité dont il lui est urgent de se défaire, Drieu met des mots sur ses doutes et ses désirs, prend des notes, développe ou non, dialogue avec soi, se construit plume en main. Dès les premières pages de ses agendas et carnets intimes enfin disponibles, lesquels relient son adolescence aux années noires, le futile et le grave, la littérature et la politique, et bientôt le sexe et l’écriture, crus l’un et l’autre, composent le meilleur des portraits chinois. Au commencement, nous sommes en 1909, le lycéen passe de Molière à Horace, du latin à l’allemand, de Montesquieu et Saint-Just à Paul Adam. Les angoisses où on aime à l’enfermer aujourd’hui s’indiquent ici et là, mais sa fierté d’Athénien moderne résiste. Dans sa tête de jeune nanti roulent des idées contraires à son milieu, aux carrières faciles, aux existences casées, aux destins carrés. Ferme d’âme, mot qu’il affectionne en pascalien, Pierre ne juge pas de haut, mais il évalue avec sûreté les marottes d’un moment qui hésite entre Barrès, Nietzsche et la poésie cubiste. L’évolutionnisme glisse au mysticisme, le psychologisme à l’obscur, l’art à l’ésotérisme, le socialisme à l’utopie ouvrière… De quoi les jeunes bourgeois, ceux que tenaillent le manque d’action et la peur du plat, peuvent-ils rêver encore ? Nécessité intérieure faisant loi, Drieu se frotte aux idéologies de l’heure, à l’exclusion du monarchisme maurrassien. Julien Hervier, à qui l’on doit l’édition serrée de ces inédits peu commodes à déchiffrer, rappelle qu’on a longtemps tenu Drieu, à raison, pour un homme de gauche. Beaucoup de ses semblables, sans tout à fait renier leurs idées, devaient se laisser séduire comme lui par la droite dure, il les retrouverait au moment de la relance heureuse de la NRF, fin 1940, éclairée à neuf ici, et jusqu’où nous conduit cette publication indispensable aux rochelliens et à ceux qui, aujourd’hui, en pleine crise des démocraties et en plein essor des communautarismes, se demandent comment « refaire la France ».

L’expression, la sienne en 1939, désigne aussi bien l’attitude de Malraux en Espagne que le rêve de Drieu d’une Europe dressée contre les blocs qui la menaçaient, et où se seraient harmonisés hégémonie et fédéralisme, patrie et hygiène du groupe. Qu’il se soit trompé de méthode sous l’Occupation en déçu du briandisme genevois, Drieu l’a reconnu lui-même, dès le tournant 1942-43. Son pacte franco-germanique tourne court, il y avait illusoirement vu se conjuguer deux ambitions de sa jeunesse impatiente, celle de l’unité nationale reconquise à partir d’une révolution sociale, celle d’une alliance possible entre républicanisme romain et élitisme aristocratique. Balzac et Hugo, souvent cités par les carnets, l’ont nourri à cet égard. Car le beau, le luxe, la liberté de créer, la liberté de mœurs, la foi personnelle ne lui semblent en aucun cas devoir être sacrifiés à l’autorité de l’Etat, si respectable soit-elle. On le voit très tôt méditer l’envolée et l’échec de 1792-94, imaginer un christianisme reconcilié avec la vie ou demander aux arts autre chose qu’une distraction amollissante. Que Rodin soit alors préféré aux préraphaélites anglais, découverts à Londres même, c’est dans l’ordre, de même que son goût des moralistes du Grand siècle et, autre passion qui ne devait jamais s’éteindre, sa lecture catholique, politique, de Baudelaire, le poète des saines contradictions de l’homo duplex : « Certes je sortirai quant à moi satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve », recopie-t-il en 1911, écornant à peine la ponctuation de ce qu’il désigne d’un mot révélateur : « Révolte ». De Nietzsche, autre choix qui signe, il a appris que le Christ avait moins racheté les hommes par sa mort qu’il ne leur avait appris comment vivre par son enseignement. Pas d’antichristianisme laïcard chez notre républicain en mal de vraie République, car il a reconnu en lui la force multiséculaire de « l’inconscient héréditaire religieux ». Mais sa foi refuse toute « retraite », tient le « regret » pour le « fardeau des faibles », et exige un libre-arbitre actif, dans le mouvement de l’événement, à rebours de la pauvreté d’âme… Dans le carnet des Dardanelles, sa campagne de 1915, on lit : « Le sentiment de soulagement au début de la guerre. Enfin l’histoire remarche. Cette attente qui est toujours au fond des cœurs. » Le bellicisme des futuristes ne l’a pas plus contaminé pourtant que celui, plus tard, des nazis. Charleroi était passé par là. En 1939, soucieux comme jamais de trouver un remède à l’atomisme du corps national, il prêche de plus belle la restauration du corps, non l’apologie de la guerre, qui est l’apologie de la mort. « Jouer Dantzig sur un match de football » : sa formule tient de l’humeur, non de l’humour. « A partir du moment où le corps reparaît, un nouveau type d’homme est remis en honneur », conclut-il.  Ses agendas touchent donc à l’essentiel, certains brefs aveux aussi. En 1913-1914, il en va ainsi de cette notation, qui n’est pas orpheline : « Deux êtres que je passerai ma vie à découvrir : la femme, le juif. » Sans exclusive fut pourtant sa sociabilité de l’entre-deux-guerres, comme le volume la renseigne à vif. Il s’achève par d’autres interrogations. Le dilemme. Notes sur le nationalisme, en 1942, opère ainsi des rapprochements qui saisissent : « Goethe a vécu dans la défaite de sa patrie. Mais avant et après lui il y a eu une Allemagne libre ». Protégé par sa première épouse, qui était juive, l’attachante et brillante Colette Jéramec, Drieu s’est tué au lendemain de la Libération. Avait-il deviné qu’elle ne ressemblerait pas à la France « refaite » dont Malraux et lui s’étaient donné le mot ?

Stéphane Guégan

*Pierre Drieu la Rochelle, Jouer Dantzig sur un match de football, Carnets intimes 1909-1942, édition et avant-propos de Julien Hervier, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 19€.

BAUDELAIRIANA

Etienne Carjat, Charles Baudelaire, Paris, 1866

A 16 ans, Baudelaire était déjà lui-même et il le savait. Les lettres adressées alors à sa mère étincellent de brio, de vie et d’appels insatiables. Ce sensible rentré s’y met à nu, en tout, avant tous. Le lycéen préfère les études au collège et aux collégiens, les livres aux professeurs qui ont pourtant détecté une perle rare, difficile à polir toutefois. La poésie l’a déjà empoigné, plus que la hâte de publier. Bientôt les jupons et sa première chaude-pisse, confiée sotto voce à son demi-frère en 1839. Un rare témoignage antérieur, destiné au même, nous le dépeint avide de lectures fortes : « J’aime assez le romantique », lui avouait-il à 11 ans, en 1832, alors que Gautier et Pétrus Borel se débarrassaient, frénétisme obligeait, du sentimental 1820. Charles les lira et, plus important, leur restera fidèle mêlant cette inspiration ténébreuse et rieuse à son baroquisme chrétien propre. Il y a peu, ces lettres et tant d’autres trésors, peintures, estampes comme photographies et manuscrits, ont été livrés, gracieusement, aux mordus de Baudelaire, sur lequel les hommages de la nation et de la presse ne pleuvent pas, comme l’écrit Jean-Claude Vrain, l’instigateur de l’exposition décisive qui vient de se refermer à la mairie du Vie arrondissement. Remercions-en aussi le maire, Jean-Pierre Lecoq. D’autres que lui auraient probablement abdiqué devant le wokisme proliférant, peu tendre avec ce poète qui parlait si mal, dit-on, des femmes, de la démocratisation délirante et du progrès, ce satanisme déguisé en bien, comme le rappelle André Guyaux en tête du catalogue. Car, si la fête dura peu, comme les meilleures agapes de l’esprit et du vrai goût, il reste une publication, presque un livre par la somme d’informations, souvent inédites, qu’il abrite. Sa « vie avec Baudelaire », Vrain pouvait seul la raconter avec force et émotion, notamment lorsqu’il évoque la figure de Claude Pichois. D’une telle richesse, d’une telle patience à traquer la pièce exceptionnelle, on éprouve quelque honte à parler si brièvement. Si la manifestation se présentait dans le plus simple appareil (au diable les scénographies quand il en va du plus grand génie français !), l’ouvrage déploie un luxe de reproductions et de commentaires aiguisés, de sorte que le lecteur s’y promène, pantois, et y retrouve décuplés les frissons de sa visite. Au titre de ces curiosités aptes à combler plus d’un collectionneur, il faudrait s’arrêter sur tel tirage de Nadar, telle épreuve unique de la dernière photographie de Baudelaire à l’été 1866 (notre illustration), tel document, tel tableau, comme la copie par Legros du portrait de Baudelaire par Courbet. On vibre aussi devant le beau visage de Poulet-Malassis charbonné par Carolus-Duran, feuille qui a appartenu au poète comme ce bel exemplaire de l’eau-forte de Manet représentant Lola de Valence, posant au-dessus du quatrain que l’on sait. Un des deux manuscrits d’Un voyage à Cythère porte dédicace à Nerval, et donc à l’Eros navré, mais toujours renaissant, de son modèle, adepte du rococo et des voyages amers. Parmi les exemplaires de l’édition originale des Fleurs du Mal, série inouïe, se trouvait celui sur Hollande d’Asselineau, indissociable Pollux des Salons de Baudelaire, qui n’ont pas été oubliés. On y croisait encore une épreuve corrigée du Reniement de saint Pierre, le poème qui obséda Drieu sa vie durant. Sous nos yeux, « tristes blasphèmes » se mue en « affreux blasphèmes », qui sent son Bossuet lu et relu. De lettres en envois, de livres en livres, un monde se recompose avec ses contemporains majeurs. Que Jean-Claude Vrain ait rangé parmi eux Théophile Gautier, omniprésent dans le catalogue, prouve sa fine connaissance des choses de l’esprit, dont la bibliophilie fut autant le levier qu’un coup de foudre, dans l’ennui des casernes, pour ces fleurs qui n’étaient plus de rhétorique. SG // Charles Baudelaire (1821-2021) Exposition du bicentenaire, Librairie Jean-Claude Vrain, 30€. Quant à l’exposition de la BnF, Baudelaire. La modernité mélancolique, voir ma recension à paraître dans Grande Galerie.

Dans son dernier livre en date, fruit de la dernière série de cours qu’il prononça au Collège de France, Antoine Compagnon choisit de s’intéresser aux ultima verba, dernières œuvres, dernières images ou dernières paroles. Triplicité fascinante, un livre de Chateaubriand en concentre le prestige. La Vie de Rancé, que certains d’entre nous tiennent pour l’un des plus éminents de son auteur et de toute la littérature française, souleva l’incompréhension de Sainte-Beuve, à sa sortie, en 1844. Trop calotin, trop discontinu, trop désinvolte… On connaît la musique des sourds et des secs. Sainte-Beuve n’a pas mieux compris, ni défendu, Baudelaire, Stendhal et même Gautier, quand on y regarde de près. Proust lui règlera son compte en connaissance de cause. Or, Rancé, écrit justement Compagnon, « préfigure la poésie de la mémoire de Baudelaire à Proust ». Barthes doutait un peu des fins, l’édification de ses lecteurs, le pardon de ses péchés, que l’enchanteur annonçait vouloir servir, en accord avec son confesseur. Il doutait aussi que les modernes puissent encore le lire ainsi. Double erreur. L’autre reviendrait à donner raison à Maurice Blanchot, le faux écrivain par excellence, persuadé que la littérature ne visait que sa propre disparition, n’aspirait qu’au silence dont elle serait indûment sortie et que la décision de ne plus écrire confirmait ce que devait être l’œuvre conséquente, une mise à mort, par les mots, de tout ce qui débordait l’espace autonome de son énonciation. La vie, quand bien même la littérature n’en capterait qu’une intensité inférieure à son modèle, semblait un but plus légitime à Chateaubriand, ce que confirme l’ultime bouquet de son Rancé. S’il relève d’une tradition hagiographique bien établie, René la colore de sa sensualité et de son catholicisme noblement didactique. Du reste, la finalité édifiante du texte sort renforcée des multiples échappées autobiographiques qui rappellent l’écriture chorale des Mémoires d’outre-tombe. Quitte à digresser, Chateaubriand, semblable en cela à Baudelaire et Drieu, n’oublie pas les tableaux. « Peindre est l’acte le plus chaud d’acceptation de la vie », écrivait ce dernier en mai 1940. Après avoir si bien parlé du vieux Guérin, peignant son dernier tableau à Rome, la très racinienne Prise de Troie, Chateaubriand introduit Poussin, deux fois, parmi les méandres de son Rancé. La première occurrence rejoint un mythe que scrute Compagnon en détails, le chant du cygne chez les génies, ou l’imperfection voulue comme élection : « On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef-d’œuvre. » La seconde référence à Poussin, qui a inspiré son plus beau livre à Gaëtan Picon, ramène le lecteur au Déluge par une voie plus moderne, c’est-à-dire plus propre au XIXe siècle et à son art, obsédés d’historicité fuyante et de temporalité vécue : « Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. » Le tableau, pour Baudelaire et Manet, devra témoigner du temps de son exécution et de la décision de son inachèvement. Au terme de ce livre où Rancé sert de « conducteur » et conduit Compagnon à réfléchir sur le « dernier livre » ou le « dernier style », nous retrouvons Proust, Baudelaire et le thème du dernier portrait, celui en qui tout se résumerait, sachant que chaque poète, pour Marcel, résumait la poésie à soi seul. De la dernière séance à laquelle Carjat soumit le poète des Epaves, deux images nous restent. Proust aura connu, par la reproduction, la « plus dure », la « plus misérable » des deux (notre ill.), écrit Compagnon, celle où Baudelaire semble, menton bas, regard dément, de l’autre côté du miroir. Au « J’allais mourir » du Rêve d’un curieux semble s’être substitué un terrible « Je vais mourir ». Proust ne sera pas le dernier, face à l’ultime lucarne, à avoir « envie de pleurer ». Le beau livre de Compagnon, plein de son sujet, permet d’accrocher d’autres profondeurs à cette photographie mythique et à tout ce qu’elle suggère d’infini et de réfléchi. SG / Antoine Compagnon, La Vie derrière soi. Fins de la littérature, Editions des Equateurs, 2021, 23€.

JOYEUX QUOI ?

Je suis, nous sommes ramenés, par l’actualité de plusieurs débats, aux liens complexes entre patrimoine et politique. Parmi les précédents qui peuvent nous éclairer et maintenir l’analyse hors de toute récrimination anachronique, le trésor du marquis Campana, au mitan du XIXe siècle, offre un destin exemplaire. Depuis deux générations, sa famille régnait sur le Mont-de-Piété des Etats pontificaux et en tirait des revenus qu’elle convertissait, pour partie, en achats d’œuvres d’art. La passion et la situation dont hérite Giampietro lui permirent de réunir une douzaine de milliers d’œuvres, des monnaies antiques aux plus grands maîtres de la peinture italienne. Dans le sillage des collections papales, sous l’impulsion aussi de ce que Napoléon Ier avait mis en œuvre au-delà des Alpes, notre banquier prospère entend constituer une sorte de musée privé du génie national. L’antiquité s’y assure facilement la part du lion. Mais Campana s’offre aussi, entre autres « vieux tableaux », une grande Crucifixion de Giotto, La Bataille de San Romano de Paolo Uccello et le décor peint du studiolo de Frédéric de Montefeltre, pour ne pas parler de peintures qu’il croyait aussi prestigieuses que celles-ci et que l’avenir allait déclasser. A la suite de l’incarcération du beau marquis, en délicatesse avec la tutelle papale à partir de 1857, la collection sera vendue. Le moment était mal choisi… En mars 1861, l’heure du Risorgimento a sonné et le Vatican, hors de l’unité encore, se voit sévèrement critiqué d’avoir laissé partir en Russie et en France un morceau de la jeune Italie. Pour l’équilibriste qu’est Napoléon III, un pied chez les patriotes locaux, l’autre chez le successeur de saint Pierre, cet achat le hisse au rang des puissants du monde occidental. Exposition d’une ampleur et d’un effet exceptionnels, Un Rêve d’Italie s’est doté d’un catalogue aux dimensions de la folie qu’elle ausculte et interroge à la lumière des préoccupations d’aujourd’hui. L’histoire est un tissu serré qu’il importe de respecter et de partager. Tous les rêves n’y trouvent pas nécessairement de quoi s’habiller.

On les croyait plutôt récentes, elles sont très anciennes. On les imaginait stables comme l’antique, elles sont mobiles comme l’air. Les cartes à jouer se jouent de nous, en changeant de symbolique plus que de format, signe de leur magie éternelle, tant il est vrai que les jeux de hasard, si habile soit-on à en user, désignent une part du merveilleux, de l’idéal autour de quoi les sociétés, même les plus incroyantes, s’organisent, se soudent, dirait Marcel Mauss. Quand le cadre collectif n’était pas aussi miné que le nôtre, bercé par les réseaux liberticides et la violence dégondée, l’autorité religieuse et le pouvoir politique se préoccupaient de ces cartes si populaires, sans les interdire : c’est l’équilibre des civilisations évoluées et durables. Le temps long s’impose donc aux historiens du domaine : « Originaires d’Extrême-Orient, sans doute de Chine où elles pourraient être nées au XIIe siècle, les cartes à jouer font leur apparition en Europe dans la seconde moitié du XIVe siècle. On en trouve les premières traces en Italie du Nord et en Catalogne, dans les années 1370 », écrit Jude Talbot en prélude – le jeu, toujours ! – au superbe livre qu’elle vient de consacrer au sujet, plus exactement à ce qui en relève parmi les collections de la BNF. Dès les premiers achats de la Couronne, en 1667 et 1715, actes fondateurs de la grande maison, les cartes à jouer et les tarots entrent en nombre avec les estampes. Leur valeur historique est équivalente, leur beauté aussi. En 7 siècles, elles forment un sismographe du goût, du politique, de l’érotique. Jeux de main, jeux de… Si carte et territoire sont voués à ne jamais s’épouser, le territoire des cartes embrasse largement, de l’artisan obscur à David et Célestin Nanteuil, de Masson et Dali à Dubuffet et quelques autres. Savante ou galante, la donne se relie aux plus vieux mystères.

Y voit-on plus clair depuis que la carte du caravagisme s’est précisée et diversifiée ? La géographie, en la matière, reste de dangereux emploi. Car cette extension se double souvent d’une approche satellitaire. On aime trop encore se représenter l’ancienne peinture française, ou plutôt la peinture de France antérieure à Louis XIV, comme le produit des nouveautés romaines, et certains artistes comme de simples porteurs de valise. Dans le cas des vieilles provinces du royaume, la logique migratoire se leste de la condescendance qu’inspirent nos représentants de « l’art régional ». Certains ne s’en sont pas relevés, contrairement à Guy François (1578-1650) qui remobilisa, il y a moins d’un siècle, l’attention des historiens de l’art, sous l’étiquette d’abord des « peintres de la réalité » (1934), puis des suiveurs de Saraceni. Cet émule vénitien et gracieux du Caravage ne possède ni la force inventive, ni le don de surprendre, du grand initiateur. On peut même lui préférer l’âpreté de François et l’émotion décapée qui nous guide vers ses tableaux religieux où le corps christique offert à la méditation intime est un marqueur d’époque, loin des tavernes de Valentin. La Rome de Clément VIII, ouverte au souffle tridentin et à tous les vents du génie, concentre vers 1600 une richesse d’expériences stylistiques sans équivalent. En plus de renseigner à nouveaux frais la vie et la carrière brillante d’un homme qui essaima des centaines de tableaux entre sa ville natale (Le-Puy-en-Velay), l’Auvergne et la région de Toulouse ou de Cahors, Bruno Saunier dégage Guy François des simples disputes d’attribution. Le péché de l’éclectisme n’a pas lieu d’être retenu contre son peintre tant il maîtrise ses alliages. Si la merveilleuse Madeleine pénitente du Louvre, grand achat de Pierre Rosenberg et Jean-Pierre Cuzin, est aussi caressante que les madones de Raphaël dont elle dérive en partie, L’Annonciation de 1610 toise Saraceni à travers une composition de Titien qui frappa alors ce Van Loon qu’expose en ce moment Bruxelles. Au-delà des emprunts, il reste la saveur propre, souvent rude, d’une personnalité marquée par sa région et le destin du pays. Il faut croire que notre XVIIe siècle pratiquait l’identitaire sans l’essentialiser, autre leçon de ce livre roboratif.

Enfin, Guérin vint… Dire que ce livre était aussi attendu que le Vincent de Jean-Pierre Cuzin, ce n’est pas mentir. Pour des raisons qui ne sont pas complètement différentes, tel le poids du davidisme sur l’analyse convenue des années 1770-1820, ces deux peintres ont souffert d’une durable condescendance, voire d’une longue proscription, de la part des historiens de l’art. Il y a 50 ans, on les tenait volontiers pour très secondaires au regard de la voie royale qui mène de David à Delacroix. Plus que Vincent encore, contemporain malheureux de David, Guérin (1774-1833), leur cadet, semblait condamné à son déclassement précoce. Il est vrai que l’artiste y avait mis du sien. Les triomphes de sa jeune maturité, Marcus Sextus en 1799, Phèdre en 1802, deux tableaux où Stendhal vit le dépassement de David par une expression plus forte et plus trouble, ne se renouvelèrent jamais. Qui, en dehors de quelques irréductibles, acceptent son Aurore et Céphale (1810) ou son Portrait d’Henri de La Rochejacquelein (1817) pour les chefs-d’œuvre qu’ils sont ? Avant même de s’éteindre à Rome, victime d’une longue maladie, sous l’œil attendri de Chateaubriand dont il avait fait le portrait et partagé un centrisme politique de bon aloi, Guérin vit son magistère combattu par l’historiographie romantique. Curieux et cruel paradoxe : sous l’Empire, et plus encore après Waterloo, la jeune peinture, de Géricault à Delacroix, était venue se former auprès de lui, s’assimiler son goût souvent noir de l’émotion forte et des narrations ramassées. Assez vite pourtant, la filiation fut oubliée, niée, au profit du bon vieux récit œdipien : le romantisme ne lui devait strictement rien. N’était-il pas libéral en art et en politique quand Guérin, contempteur de la Terreur sous le Directoire, fêté et fait baron par la Restauration, directeur autoritaire d’une Ville Médicis confronté aux frondeurs, incarnait le parti du conservatisme et de la régression ? Cette caricature d’approche historique, née autour de 1830, ne cessera de se durcir, au point de décourager toute réévaluation. La relecture ne débutera pas avant le début des années 1970. Les admirables travaux de Mehdi Korchane en sont l’aboutissement. Il n’est pas un poncif enchaîné à la mémoire de Guérin, à son parcours politique et esthétique, qu’il n’ait renversé preuves en mains. Son livre, précédé par de multiples articles, ajoute à la justesse des analyses une couverture photographique exemplaire. L’image peu connue, inédite, vient ici et là épauler une étude qui s’offre le luxe, à maints égards, de contester le souverainisme bienpensant de l’historiographie américaine.

Un cycle vient de se clore au musée Delacroix. Appelée à de nouvelles fonctions, Dominique de Font-Réaulx le quitte pour le Louvre. Mais elle laisse derrière elle un riche bilan, espaces rénovés, éclairage amélioré, jardin ragaillardi, achats, expositions et, depuis quelques jours, un livre aussi abondant que son amour pour l’artiste. Il y a, du reste, cohérence entre son apport à l’institution et son rapport à l’artiste : la vocation littéraire du jeune Delacroix, sur laquelle elle a ramené l’attention par ses livres précédents, a pareillement déterminé sa politique et l’ample synthèse qu’elle signe en cette fin d’année. Ce livre semble s’être écrit, à l’image du Journal, par développements presque autonomes, sans que le récit d’ensemble, plus proche d’abord du fil biographique, n’en souffre. L’auteur le dit elle-même, en pensant peut-être aux lecteurs d’aujourd’hui, chaque chapitre peut être lu séparément du reste. Le Journal n’a pas seulement offert une structure au présent livre, il s’y fait entendre partout, car tout y converge, confessions, frissons, théorie de la peinture, carrière, sociabilité. Le Journal, c’est l’autre moi, avec ce que ce dialogue avec soi comporte de fictionnel, de réparateur et de disciplinaire. Dominique de Font-Réaulx sait de quels meurtrissures, doutes et fermeté stoïcienne ce lecteur de Montaigne et de Voltaire a nourri ce surmoi que composent ensemble l’écriture diariste et la peinture d’imagination. C’est là que nous retrouvons la littérature, modèle et contre-modèle du langage propre aux arts visuels, thème récurrent chez lui. Le miracle delacrucien, que seul Manet renouvellera à ce degré, est d’avoir mis de la vie en tout, quoique sa peinture fût restée résolument irréductible au simple « spectacle de la nature ». L’alternance de l’intime et de la sphère publique, autre trait du Journal, gouverne enfin l’iconographie de ce livre où elle se révèle aussi généreuse que propice aux surprises.

X…. C’est la lettre qui désigna longtemps l’interdit ou le visionnage sous condition… Itō Jakuchū (1716-1800) est resté hors de portée des Français jusqu’à la récente exposition du Petit Palais. Pour ceux qui, comme moi, ont commis l’imprudence de ne pas s’y précipiter immédiatement avant d’être découragé par la foule des ultimes jours, il reste un superbe catalogue pour noyer son chagrin. Le Royaume Coloré des Êtres Vivants, exécuté dans les années 1750, se compose de 30 panneaux de soie peinte, où se résume joyeusement la vie terrestre et aquatique; ils encadrent un bouddha et deux bodhisattvas, car le propos d’ensemble est évidemment religieux, rituel même. Membre de cette classe de marchands urbains, qui s’enrichit dans le Kyoto d’alors et qu’on voit précisément se promener dans l’ukiyo-e nippone, Jakuchū vient assez tard à la peinture. Moins soumis, dit-on, aux codes académiques que les professionnels du pinceau, il traduit sa foi bouddhique, et le vivant donc, avec une objectivité nouvelle, un dynamisme étonnant et un humour qui avoue la subjectivité de l’ensemble.   La cosmologie qu’il fait sienne également impose le respect de tout être en qui s’incarne l’esprit du bouddha. En ce sens, rappelle le texte passionnant de Jean-Noël Robert, l’artiste peint les phénomènes dans les deux sens du terme, il les représente et il les crée, la main communique avec le divin, ce que, du romantisme à Masson, l’Occident postulera aussi.

Que restait-il à découvrir de Debussy (1862-1918), notre musicien majeur, très japoniste à ses heures, se demande Rémy Campos ? Son livre, une merveille d’ingéniosité et d’alacrité, est la réponse à cette question de bon sens. Car la littérature, musicologique et autre, sourit énormément à Claude de France et semble avoir tout fouillé avec fanatisme. Est-ce pour cela qu’elle donne souvent l’impression de trahir son objet en l’embaumant ? Comment retrouver la justesse du cocktail qui définit l’homme et le créateur, ce mélange de vie primesautière et de salutaire misanthropie, de facétie et d’attachement aux valeurs fondamentales, de mépris du matériel et d’appartenance aux élites ? Sous des dehors innocents, Debussy à la plage rejoint l’essentiel d’une personnalité qui se délectait de rester aussi insalissable que son art. Sur l’analyse photographique, mais poussée jusqu’à l’enquête policière, Campos appuie le portrait multi-facette du musicien au seuil de sa maturité douloureuse. Août 1911… D’un côté, la gloire internationale, Le Faune, Pelléas, Children’s Corner, les éditeurs qui le pressent, les claviers et les concerts qui font voyager sa musique, le maestro qui se transporte lui-même loin des frontières… De l’autre, le cancer qu’on vient de diagnostiquer, les besoins d’argent incessants, la difficile reconstruction de sa vie familiale avec Emma et Chouchou, après le suicide raté de la première épouse… En cet été 1911, la Belle époque et le beau monde, dont Debussy suit les transhumances normandes, pavanent à Houlgate. Plages, digue, opulents hôtels et casino servent de scène variée au flux continu de toilettes et de chapeaux. On se baigne peu ou pas, on regarde la mer, l’infini salé et ceux qui l’affrontent. Voir, se voir, se voir vu, tout est là. Donc il faut éterniser ces moments de haute sociabilité : c’est la rage du kodak et des albums sans lesquels la finitude humaine serait accablante. Debussy photographie ou prend la pose avec l’humour de ceux qui se demandent ce qu’ils font là. La mer, il la préfère en musique. Quant aux importuns qui gâchent les beautés du littoral et son silence ! Les clichés de cet été-là ne sont pas tous aussi célèbres que celui de la couverture dans son équilibre parfait entre monumentalité et désinvolture. La photographie nous fait croire qu’elle dit tout de son motif. Campos, moins naïf, passe la moisson de 1911 au crible de ce qu’elle laisse hors de son champ ou dévoile à ses marges. De ces angles morts, de ces arrière-plans négligés, il exhume des trésors d’information qui n’éclairent pas seulement les bienséances et les petits vices d’une humanité libre de s’adonner à tous les commerces loisibles. Debussy, ses lectures, sa musique, son attention aux siens, en forme l’écume.

Un vent de renouveau souffle sur Ferdinand Hodler (1853-1918) dont la connaissance se réinvente par l’exploration de ses archives, décidément plus riches que prévu. Né dans la pauvreté, mais décédé dans l’opulence sur les bordes de Léman, il fut de ces peintres qui accumulent les traces de leur destin et de leur « travail », pour user d’un mot qui convient à sa personnalité opiniâtre et terrienne. Sans doute ne pouvait-il soupçonner que ce trésor serait un jour étudié dans sa moindre composante afin d’en éclairer l’homme et le corpus, à double face chacun. Jura Brüschweiler (1927-2013) le savait bien, lui qui nous a révélé la place que tint l’érotisme le plus cru dans la vie et l’inspiration d’Hodler, chez qui vibrait un Courbet secret. Ce libre chercheur a consacré à l’artiste, Genevois par choix précoce, plus d’un demi-siècle de sa vie, rassemblant une vaste documentation, aujourd’hui abritée par un centre de recherches qui porte son nom ; elle fait l’objet, jusqu’en mars prochain, d’une exposition et d’une publication aussi remarquables que tous les livres et catalogues auxquels Niklaus Manuel Güdel a attaché son nom. Le directeur des Archives Jura Brüschweiler, sans jamais se départir d’une rigueur philologique toute bâloise, a proprement dévoilé le versant théorique et littéraire du peintre ; ses écrits esthétiques, édités en collaboration avec Diana Blome (Editions Notari, 2017), constituent désormais le préalable à toute lecture de l’œuvre qu’il convient d’arracher aux derniers avatars du formalisme. Il est absurde, mais courant, de voir en Hodler un des avant-courriers de l’abstraction, au prétexte que sa peinture tendrait à une concision croissante et donc prémonitoire… L’étude de ses sources, de sa formation, ingresque par ricochet, invalide ce genre d’analyse expéditive. Et son goût pour la photographie et le cinéma, que la Fondation Bodmer rend particulièrement sensible, conforte ce que l’exposition Ferdinand Hodler et le Léman (Musée d’art de Pully, 2017) avait établi : l’expérience du réel, bientôt élargi par les techniques de reproduction modernes et l’usage insatiable du train, conditionna même les paysages les plus décantés. La restitution publique d’une archive privée, dans le respect du défunt, relève des missions essentielles de la communauté savante. Elle est souvent le meilleur moyen de ramener un artiste dans la curiosité d’un nouveau public. C’est le cas ici, il faut s’en féliciter.

Ourdie durant l’hiver 1946, la naissance de Dior fait événement au printemps suivant. Saison idoine : les jupes s’arrondissent en coroles avenantes, les tailles se font guêpes, les poitrines reprennent du dessin, la silhouette générale du ressort. Ce Dior qui triomphe n’est plus une jeunesse, mais il la revit, c’est la Libération continuée. On oublie les femmes tondues sous le luxe retrouvé. Retrouvé, retrouvé… Sous la botte, face à Berlin qui cherche à la cannibaliser, la mode française a tenu, grâce à des hommes que Dior a alors connus et auprès de qui il s’est fait la main, à commencer par Lucien Lelong cher à Patrick Mauriès. Dans l’ombre de Robert Piguet auparavant, le jeune Christian a appris beaucoup et trop patienté. C’est qu’un autre homme bouillonne en lui, l’architecte d’intérieur qu’il a rêvé d’abord de devenir en restaurant un certain art de vivre qu’il estime typiquement français. Deux guerres mondiales n’y sont pas pour rien. Son goût s’apparente au chic dont se réclament deux de ses complices de sauteries mondaines, Georges Geffroy et Victor Grandpierre. A eux trois, ils forment le sujet du livre très plaisant de Maureen Footer, qui braque ses jumelles gris et roses sur un aspect peu connu du seigneur de l’avenue Montaigne, sa passion du huis-clos racé et saturé de liens au grand goût d’Ancien régime. Le New look est au fond très vieille France. Comme la musique de Poulenc, le Louis XV ou le Louis XVI y prend, à toute petites touches, un aspect un peu canaille. Il est vrai qu’à vingt ans, au mitan des années folles, Dior fait le bœuf sur les toits du Tout-Paris, et fait bande avec des personnages qui attendent encore leur historien, Christian Bérard et Henri Sauguet, pour ne pas parler de Pierre Gaxotte, chantre d’un XVIIIe siècle peu soluble dans sa vulgate actuelle. En nous invitant chez Dior à l’heure du thé ou du champagne, Maureen Footer nous emmène bien au-delà, c’est le propre des bons livres.

Incontournable… Un autre protégé de ce Sauguet, remarquable musicien bordelais, passe-murailles de terrain, y compris celui des années sombres durant lesquelles il composa pour le ballet, l’opérette et le cinéma, ce fut Cassandre. De lui et de son graphisme, on croyait tout savoir. Ce serait oublier le talent d’Alain Weill, éternel dandy, à s’écarter des sentiers battus et à planer au-dessus des lourdeurs thésardes. Sa monographie, la plus belle maquette de l’année 2018, parvient ainsi à dérouler sans les perdre tous les fils d’une carrière irréductible au génie de l’affichiste. Notons au passage qu’il eut pour professeur, à l’École des Beaux-Arts, après l’armistice de 1918, ce Cormon qui révéla Lautrec à lui-même. Son Bucheron de 1924, qui n’est pas sans faire penser à celui d’Hodler – Hodler dont nous aurons à examiner prochainement la grande actualité – lui vaut l’attention des contemporains, bien ou mal (Le Corbusier) intentionnés. En rejoignant l’UAM, il fera taire le camp moderniste dont il inquiète les intérêts (Léger, Delaunay). A dire vrai, on est plus tenté de le rapprocher du futurisme tardif que de nos fanatiques de la surface souveraine. Cassandre perce le mur, et même le mur du son. Moderne Lautrec, il bouscule l’espace-temps en vendant des chapeaux ou des cigarettes, des bateaux et des avions. Deux hommes pressés, ailés, n’auront qu’à se féliciter de son coup de crayon, Morand et Saint-Ex. Évidemment, très vite, le photomontage, en vogue après 1930, n’a plus de secret pour lui. Mon chapitre préféré est celui que Weill consacre à la peinture de Cassandre, sa grande ambition depuis le milieu des années 1930 et sa rencontre de Balthus. A la faveur des Réalismes de Jean Clair, le formidable portait de Coco Chanel était réapparu en 1980, presque 40 ans après son exposition aux murs de la galerie Drouin. On y voyait, en 1942, peintures et projets décoratifs. Car Cassandre, imagination spéciale et spatiale, fut un des enchanteurs de l’Opéra de Pris sous les Fritz. Weill, là encore, nous en apprend beaucoup sur ces collaborations oubliées avec Gaupert, Sauguet et Lifar. Les archives privées, merci, sont mises à contribution. De sa lecture de L’Homme à cheval de Drieu, au printemps 1943, Cassandre retint cette phrase qui le résume : « Le neuf naît de l’ancien, de l’ancien qui fut si jeune. » Un bain de jouvence, tel est aussi le sens de ce livre magnifiquement emboité.

? Willy Ronis par Willy Ronis, titre d’un majestueux catalogue de 600 pages, voilà qui justifie ce point d’interrogation final. Le grand photographe aurait-il théorisé sa pratique ou décrit son parcours politique plus que nous le pensions ? Un journal intime serait-il remonté à la surface de l’immense donation, photographies et archives, dont l’État français a bénéficié en 1983 et 1989, au temps de Jack Lang ? La réalité, pour n’être pas étrangère à cet heureux transfert de propriété, est un peu différente. Convaincu qu’il était plus sage de confier son œuvre aux institutions, Ronis constitua lui-même plusieurs albums à partir des clichés qui lui semblaient pouvoir résumer plus d’un demi-siècle de créations. Il se décida même à commenter chacun de ses choix dans une langue admirablement précise et évocatrice des prises de vue. Ronis, hostile au bavardage et au sentimentalisme, parle de tout avec la même netteté, de ses images engagées comme de ses images dégagées, du front populaire et des grèves comme des femmes revêtues de leur seule nudité éblouissante, des prolos comme des modèles d’une mode qui le nourrit aussi, des inconnus happés au hasard comme des divas de l’ère de la célébrité dont son appareil flexible accompagna le triomphe médiatique, Picasso, Sartre, Vian, Eluard, Aragon en transe devant les micros… La photographie dite humaniste n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle met en danger sa réputation de probité, d’humilité et d’attention aux petites gens. Ronis a pleinement vécu, ses mots le disent, la tension qui traverse son œuvre entre la mise en scène du réel, le théâtre du faux instantané, et l’abandon aux grâces du hasard, de l’intuition, de l’enregistrement sur le vif. Cela ne signifie pas qu’il faille délaisser ou dénigrer les clichés les plus contrôlés, Ronis savait y conserver la coulée de lumière, l’amorce ou la force du mouvement, le sens des gestes et des regards, l’énergie ou la fatigue des corps. Une image, entre toutes, montre clairement sa façon de métaphoriser le processus dont il fut l’un des maîtres. On y voit Jacques Prévert, en 1941, à Nice, sur le tournage probable de Lumières d’été de Grémillon, soulever l’écran, rideau ou bâche, qui le sépare de l’objectif tapi dans l’ombre. La photographie, en un clic, fixe le miracle de son invention. Stéphane Guégan

Françoise Gaultier, Laurent Haumesser et Anna Trofimova, Un rêve d’Italie : la collection du marquis Campana, Louvre éditions / Liénart, 49€. Le même tandem éditorial a été l’artisan de la remarquable publication qui accompagne la non moins remarquable exposition Gravure en clair-obscur. Cranach, Raphaël, Rubens (sous la direction de Séverine Lepape, 29€). Le médium, c’est le message, disait qui on sait. Le désir de couleur qui habite l’estampe après 1500 oblige à s’intéresser au véhicule et aux traducteurs des grands maîtres des XVIe et XVIIe siècles, une part de l’invention se logeant dans la technique qui la diffuse. Qui ne voit ce que gagne un Raphaël, un Titien ou un Parmesan à changer de bichromie ? Les cangianti maniériste chantent à un meilleur diapason qu’en noir et blanc, ce qui explique la beauté de la séquence dédiée au siennois Beccafumi. Chaque planche du livre se veut le plus fidèle témoignage des feuilles réunies, qui nous rappellent que la photographie est une manière de gravure parvenue à son dernier stade mimétique.

Jude Talbot (sous la dir.), Fabuleuses cartes à jouer. Le monde en miniature, Galimard/Bibliothèque nationale, 39€.

Bruno Saunier, assisté d’Oriane Lavit, Guy François (vers 1578-1650). Peintre caravagesque du Puy-en-Velay, ARTHENA, 86€.

Mehdi Korchane, Pierre Guérin (1774-1833), Mare § Martin, 65€.

Dominique de Font-Réault, Delacroix. La liberté d’être soi, Cohen et Cohen, 95€. L’auteur, en compagnie de Sébastien Allard et de Stéphane Guégan (Delacroix. Peindre contre l’oubli, Flammarion, 2018), participera à une table-ronde consacrée aux nouvelles interprétations de l’œuvre delacrucien, Musée du Louvre, Auditorium, jeudi 10 janvier 2019.

Aya Öta et Manuela Moscatiello (sous la dir.), Jakuchu (1716-1800). Le royaume coloré des êtres vivants, Paris Musées, 29,90€.

Rémy Campos, Debussy à la plage, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 35€

Niklaus Manuel Güdel (sous la dir.), Ferdinand Hodler. Documents inédits. Fleurons des archives Jura Brüschweiler, Éditions Notari, 49€.

Maureen Footer, Dior et ses décorateurs, Citadelles § Mazenod, 69€

Alain Weill, Cassandre, Hazan, 99€

Willy Ronis, Willy Ronis par Willy Ronis, Flammarion, 75€

GERMAINE, MAIS SI FRANÇAISE

« Elle restera », disait Napoléon au sujet de la postérité de Madame de Staël (1766-1817), farouche libérale qu’il avait poussée hors de Paris dès l’hiver 1802… Si la vie n’était pas contradictoire, on s’y ennuierait, n’est-ce pas ? Depuis Sainte-Hélène, lorsqu’il prononça ces mots historiques, l’Empereur avait pacifié sa conscience. Au seuil de son destin unique, en plein Directoire, il ressemblait davantage aux héros staëliens, peinant à concilier élans du cœur et ordre public, liberté sentimentale et collectivité, soi et les autres… Rappelons-nous le jeune Mars de la campagne d’Égypte plongé, en 1799, dans la lecture du premier chef-d’œuvre de celle qui n’est pas encore son ennemie, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Le Premier Consul, en exilant Madame de Staël, fera taire ses émois d’ancien lecteur…. En très bonne compagnie, De l’influence des passions reparaît chez Robert Laffont, et ce merveilleux livre de 1796, issu d’un XVIIIe siècle attentif au climat des humeurs, éclate encore de l’énergie qui frappa aussitôt Bonaparte. « La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées », y lit-on parmi un flux d’aphorismes marqués au sceau d’une féminité déjà libre de toute fatalité domestique. Trente ans, mal mariée à une particule suédoise, Germaine multiplie déjà les amants dont elle exige, comme du grand Benjamin Constant, un « enthousiasme » égal au sien. L’amour n’est accroissement d’être, divine illusion, qu’à ce prix. Avant que la douleur ne s’en mêle, il faut que les sens et l’âme aient d’abord brûlé. Ce livre bouillonnant de formules heureuses et de lucide exaltation fut l’un des bréviaires du romantisme. La dette est certaine et Sainte-Beuve l’a payée mieux que d’autres. Ayant à brosser le portrait de Madame de Staël, longtemps après la mort de son modèle, le grand critique fouille ses propres souvenirs d’adolescent et verse une petite larme, délicieuse, sur deux des lectures qui l’avaient galvanisé. De l’influence des passions est l’une d’entre elles ; De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions, l’essai fondamental de 1800 sur le subjectivisme post-révolutionnaire, était l’autre : « Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie ».

Face au choix de réunir le meilleur de Madame de Staël en un volume de La Pléiade, Catriona Seth a judicieusement inscrit De la littérature à son sommaire, plutôt que De l’Allemagne, qui a accrédité l’idée assez sotte que Madame de Staël aurait préféré les écrivains du Nord, tournés vers l’intériorité et ses affres, aux plumes du Sud, chez qui notre sentiment d’incomplétude se serait contenté d’une peinture grossière du réel et des affects qui s’y donnent carrière. Montesquieu et Rousseau, qu’elle a beaucoup lus, l’avaient prémunie contre une typologie aussi binaire. Car Madame de Staël, qui croit au magistère public de l’écrivain, fustige les catégories artificielles, les concepts indiscutés et, par conséquent, les poncifs concernant le beau sexe. Mais le féminisme sectaire a tort de l’avoir érigée en sainte patronne de la cause. Loin de refuser l’impact du social sur les mœurs, ou d’ignorer celui de l’éducation sur la nature, elle reste fidèle à la loi du biologique et combat seulement la morale des hommes qui, tolérante envers leur inconduite, accablent à jamais les femmes de leurs faux pas, ou de leur désir légitime de s’élever, amour ou gloire personnelle, au-dessus de leur sexe. Grande amoureuse et grand écrivain, détestant « l’esprit de parti » mais prenant le parti des femmes, elle se sent et se voit doublement visée. C’est qu’elle assigne au roman moderne l’impératif de remplacer le « merveilleux » du conte par l’observation concrète, pré-balzacienne, de la sphère privée et ses drames. Ses réussites indéniables dans le genre, Delphine (1802) et Corinne (1807), que le volume de La Pléiade associe au grand essai de 1800, ne réservent pas aux seules femmes les feux et les blessures de l’amour, bien que les héroïnes enflammées  fassent preuve de plus de courage et de noblesse au cœur de l’action. Ce ne sont donc pas, Dieu merci, des récits à thèse, et le thème ancien des amours contrariées, ou impossibles, laisse place à l’imprévu et à l’extase.

Avec un goût très sûr des caprices du destin et de la fiction, et peut-être, comme le suggère Catriona Seth, un faible pour le roman noir, Madame de Staël se prend à son propre jeu et va jusqu’à éprouver cruellement ses personnages positifs ou à révéler, soudain, la face sombre. L’écriture staëlienne s’applique à ciseler cette complexité où l’auteur et ses créatures se dévisagent souvent avec une force qui combla avant nous Stendhal, Barbey d’Aurevilly et même Drieu, malgré son addiction pour l’Adolphe de Constant. Delphine et Corinne, à les relire aujourd’hui, révèlent enfin une plasticité nourrie au contact, Salon et ateliers, du meilleur de la peinture du temps. Ce fait, bien étudié par Simone Balayé, n’échappera pas aux lecteurs « sensibles », dirait Madame de Staël, qui a truffé sa prose aussi modelée que colorée de fines allusions à David, Guérin et Gérard. Ces références, agents narratifs plus que cadre décoratif, disent aussi l’évolution politique du pays, autre sujet de préoccupation majeure. D’un roman à l’autre, la France a définitivement abdiqué l’idéal des années 1789-1792, âge d’or où communiait Germaine de Staël, qui eût tant aimé voir s’installer une monarchie parlementaire. « Vous gouvernez par la mort », lança-t-elle aux Conventionnels de 1793, après avoir quitté Paris. Germaine voulait, elle, gouverner par la vie… La Terreur, que de bons esprits tentent aujourd’hui de réhabiliter, comme l’Empire, qu’elle a contribué à noircir, ce n’était pas son genre. Aussi Delphine, comme Aurélie Foglia le souligne dans sa magnifique et « intempestive » édition Folio du roman, joint-il au travail du deuil le triomphe du moi désirant. D’un côté, c’est l’adieu à la bonne Révolution ; de l’autre, c’est l’aveu qu’on peut survivre à toutes les tyrannies, qu’elles entravent les libertés publiques ou les entreprises amoureuses. Le roman, pour ne céder ni sur les unes, ni sur les autres,  causa un petit scandale en 1802. Madame de Staël, déjà proscrite, se voyait accusée d’outrepasser le rôle usuel des femmes en matière politique et morale. « Dans Delphine, écrit Aurélie Foglia, l’actualité de la législation révolutionnaire est un actant redoutable. » Le roman, en effet, fait son miel de la loi de septembre 1792 sur le divorce, ultime rebondissement d’un roman qui n’en manque pas, et dont il nous reste plus qu’à engager le lecteur à y trouver le reflet de ses passions intimes. Stéphane Guégan

*Germaine de Staël, La Passion de liberté, préface de Michel Winock, édition de Laurent Theis, Robert Laffont, collection Bouquins, 32€. Le volume comprend De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, Considérations sur la Révolution française, Dix années d’exil.

*Madame de Staël, Œuvres, édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valérie Cossy, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 72,50€. L’éditeur, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Madame de Staël, a eu la délicatesse de réinscrire à son catalogue le volume Benjamin Constant, grand admirateur de Delphine et de Germaine.

*Madame de Staël, Delphine, édition d’Aurélie Foglia, Gallimard, Folio Classique, 9,80€.

*Concernant la riche actualité éditoriale et muséale de Madame de Staël, on lira la brillante recension de Michel Delon dans la dernière livraison de la Revue des deux mondes. Disons un mot du Montclar de Guy de Pourtalès (Infolio, 14€) que ce spécialiste de Diderot et Sade remet en circulation, roman des années 1920 qui s’ouvre sur une citation de Fénelon détournée de son sens théologique : « Il faut se perdre pour se retrouver. » Car le héros ne se perd que dans les bras des femmes pour mieux en changer. Mais la passion guette le « chevalier » des plaisirs vite expédiés. Ce qui aurait pu tourner au narcissisme libertin, dit Michel Delon, vire à l’éducation sentimentale et donc à la découverte de soi.  Scénario connu, que Pourtalès renouvelle en lointain petit-neveu de Benjamin Constant. Humour caustique et phrases courtes, auxquels s’ajoute la désinvolture de l’entre-deux-guerres et celle d’un aristocrate sûr de ses charmes. SG

*Quelques jours, c’est ce qu’il vous reste pour vous rendre à la Galerie Azzedine Alaïa et vous perdre, comme la scénographie labyrinthique y invite, parmi les singulières rêveries de pascAlejandro. Tout y est fusion, et d’abord ce patronyme androgyne. Mari et femme, Alejandro Jodorowsky et Pascale Montandon, le cinéaste et la plasticienne, ont enfanté ensemble cette centaine de grands dessins dont l’onirisme, tantôt loufoque, tantôt cruel, parfois tendre et même sensuel, voire sexuel, tient l’humaine condition sous sa loupe inquiétante. Rien n’en trahit, en revanche, les règles de fabrication… Traditionnellement, le dessin est mâle, et féminine la couleur. Cette répartition des rôles et des genres se voit ici discrètement subvertie. Car Pascale ne se borne pas à donner chair et éclat aux idées et embryons narratifs qu’Alejandro trace d’un trait net. La poésie de chaque image se pense à deux, mais s’accomplit dans l’unité d’inspiration qui enveloppe le processus dédoublé.  On n’imagine pas, du reste, ces feuilles réduites à la nudité du noir et blanc. Pour que le sublime danse, selon l’expression de Donatien Grau, il faut que l’alchimie opère, et que le dessin et la couleur ne fassent plus qu’un dans l’au-delà des mots et le souffle du fantasque. SG // pascAlejandro, L’androgyne alchimique, Galerie Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004, Paris, jusqu’au 9 juillet. Catalogue sous la direction de Donatien Grau, Association Azedine Alaïa / Actes Sud, 38€.

David, Vincent et les autres

Longtemps après la mort de David, ses amis continuèrent à couper des têtes. De si bonnes habitudes ne sauraient se perdre. La peinture a ses héros, elle a aussi ses méchants. Mais ce ne sont pas toujours ceux que l’on croit… Notre vision des années 1774-1814, il faut le dire et le redire, reste soumise aux clivages qui se firent jour alors, et s’amplifièrent jusqu’à aujourd’hui. Elle découle encore de la conviction trop répandue que seul David sut porter l’esthétique de la Révolution et incarner, symétrie usuelle, la révolution de l’esthétique. Il nous manque une analyse politique de la façon dont s’est constituée l’historiographie de ce que nous appelons platement le néoclassicisme, analyse qui devra tenir compte des «inclinaisons amoureuses» de ceux qui y travaillèrent, comme le laissait entendre le grand Mario Praz, avec beaucoup d’ingénuité feinte, vers 1930. Que l’histoire de l’art ne soit guère impartiale, qu’elle n’obéisse pas religieusement à sa supposée neutralité, qu’elle ait en somme des idées et même un sexe, pourquoi le regretter? Encore faut-il en mesurer les conséquences. Et ce qui vaut pour Picasso, prisonnier de sa mythologie communiste, vaut pour David et sa réputation de radical au grand cœur. Mais le chantre viril des Horaces et du Marat, le Jacobin adulé par la critique de gauche tout au long du XIXe siècle et du premier XXe siècle, ne pouvait échapper éternellement aux révisions du goût et à la relecture du phénomène révolutionnaire, origines, explosion et héritage. Entre 1948 et le milieu des années 1980, David redevient l’objet ou l’enjeu d’une nouvelle querelle idéologique, où les écrits du regretté Antoine Schnapper prirent une part centrale. Dispersés à travers différentes publications, ils viennent d’être réunis dans un très élégant volume, à l’initiative de Pierre Nora et avec le concours éclairé de Pascal Griener. Auteur d’une monographie plutôt piquante de David dès 1980, Schnapper revint sur le sujet à l’occasion du bicentenaire de 1789 et de l’exposition mémorable du Louvre. D’une plume aussi caustique, il liquida deux mythes coriaces, celui de la radicalité prérévolutionnaire de David et celui de son non-ralliement à Napoléon. Il profita aussi d’un colloque pour confirmer que le complice de Robespierre fut avant tout un bourgeois aisé, certes gagné aux idées nouvelles, avant de faire le choix de la rigueur, puis de la Terreur par intérêt personnel et servilité politique.

Afin d’asseoir son autorité, il aura joué des coudes dès avant la Révolution, soufflé sur les «passions» qu’elle déchaîna, et effacé un à un ses rivaux, aux yeux de la postérité. François-André Vincent (1746-1816) fut l’un d’eux, assurément. Et l’admirable livre que vient de lui consacrer Jean-Pierre Cuzin, au terme de quarante ans de recherches, réplique d’abord à une longue proscription, que rien ne justifiait en dehors de la dictature davidienne. Nous avons parlé de ses effets durables. Elle a notamment laissé croire que David avait occupé la scène artistique, l’avait remplie de son génie unique, à l’exclusion de tout autre peintre, et qu’il n’y eut aucune alternative possible à son mélange de sévérité romaine et de caravagisme  tranchant. C’est là une de ces illusions rétrospectives que les oublis de l’histoire finissent par valider et transformer en évidence. La nature, disait le Barthes des Mythologies, est toujours un effet de culture. Avec autant de patience que de talent, son écriture bien frappée en est la preuve, Jean-Pierre Cuzin éclaire l’autre face du second XVIIIe siècle en nous rendant Vincent si proche à nouveau et si fidèle à lui-même. Car l’image du peintre n’a pas seulement pâti des coups bas de David et de la docilité des gardiens de sa gloire, elle s’est décolorée au fil du temps, qui ne s’est pas montré très généreux envers ses œuvres les plus fortes, les moins davidiennes en d’autres termes. Mais faut-il s’en étonner? Maudire un destin contraire, comme dans les pires tragédies du temps?

François-André Vincent,
L’Enlèvement d’Orithye, 1782.
Rennes, musée des Beaux-Arts.

Celui de Vincent débute sous les meilleurs auspices. Fils d’un peintre genevois, qui fut lié au monde de l’art parisien et très en cours auprès des tantes de Louis XVI, le jeune artiste brûle les étapes et remporte le Grand Prix de Rome à 22 ans. De son séjour en Italie, où il croise Sergel et donc le cercle de Füssli, Vincent conservera l’obsession de la caricature, une pente à l’insolite et à la violence physique, et surtout une certaine furia. Nous sommes loin de la froideur ou de la sécheresse qu’on lui reprochera ou qu’il cultivera sur le tard. À l’évidence, Jean-Pierre Cuzin préfère au sage continuateur de l’ennuyeux Vien l’émule  fougueux et inventif de Guerchin, de Mattia Preti, de Rubens et des Anglais les plus excentric. Effets de couleur et de pâte, sens des diagonales fortes et des cadrages serrés, réalisme direct, sa manière enlevée l’impose à Paris autour de 1780. Devant ses Sabines, dont David devait donner une réécriture glaciale et déjà pompier vingt ans plus tard, Diderot ne manque pas de relever l’espèce de folie furieuse qui emporte la palette, le drame et son espace chaotique. «Du sentiment partout», conclut l’écrivain. C’est ce Vincent-là, en plus du portraitiste imprévisible, qui nous électrise en 2013. Le Vincent de l’Enlèvement d’Orithye, celui de l’Achille frénétique de 1783, celui des «terribles sujets» dont le peintre parle à son lointain disciple Jean-Pierre Saint-Ours. Avant Girodet, Guérin, Géricault et Delacroix, ces deux-là ont nagé en eaux troubles, plus tourmentées encore d’avoir croisé les courants furieux de la Révolution. L’idée qui veut que Vincent y ait été hostile sentait le règlement de comptes. Jean-Pierre Cuzin n’en a fait qu’une bouchée. Son livre documente la participation active de l’artiste aux transformations en cours, dès le lendemain de la prise de la Bastille. Mais la Révolution, qui envoya sa sœur à l’échafaud, devait l’exposer à David et aux siens jusqu’à la chute de Robespierre… Les années de la Terreur, qu’il traverse tant bien que mal, aboutissent à l’exutoire Guillaume Tell du Salon de 1795, de même que son enthousiasme pour le général Bonaparte galvanise sa Bataille des Pyramides, immense page convulsive et écrasée de chaleur africaine, que l’Institut serait bien inspiré de retrouver. L’ombre, désormais vengée de Vincent, réclame ce dernier effort.

Stéphane Guégan

*Antoine Schnapper, David, la politique et la Révolution, édition et préface de Pascal Griener, Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 39,90€

*Jean-Pierre Cuzin, Vincent entre Fragonard et David, Arthena, 125€

Nous consacrons une entrée au Marat de David dans nos Cent tableaux qui font débat (Hazan, 2013).