EST-CE VOUS, JÉHU ?

Étrange avalanche ! Il vous est sans doute apparu que les livres sur la Révolution et l’Empire, Bonaparte et Napoléon Ier, l’unité nationale et l’atomisation actuelle, se sont dernièrement multipliés, en parallèle ou pas avec la Gaullomania. De là à se demander si notre époque et notre société, si ébranlées, n’aspiraient pas à un nouveau 18 Brumaire, il est légitime de poser « la question », comme il faut dire aujourd’hui. J’ai déjà fait place au bel essai de Patrice Gueniffey sur ce qu’il décrit comme un « faux coup d’Etat » né des difficultés ou de l’incapacité du régime républicain à simplement gouverner la France de 1789. Dans son dernier livre, l’historien suit jusqu’à nous les résurgences chroniques de ce mal constitutif. De Jean-Marie Rouart, qui a réédité son flamboyant Napoléon, à Philippe Forest qui publie le sien (et dont je reparlerai), l’Aigle a repris son vol. La littérature française depuis Chateaubriand s’est efforcé de le retenir dans ses filets, vain, mais stimulant exercice.  Les Compagnons de Jéhu du grand Alexandre Dumas appartient aux tentatives les plus réussies et les plus oubliées. Rien de tel que le fils d’un général mulâtre, républicain inflammable et tempérament chaud, comme son père, pour brosser une fresque historique où seuls prévalent le chevaleresque, l’amitié et les amours inter-claniques rendus impossibles par ce que notre Histoire, dont Dumas se voulait l’amant et le dispensateur, eut de shakespearien. La France post-thermidorienne, alors que les cadavres de Robespierre et Saint-Just bougeaient encore, touche au romanesque pur quand l’auteur de Monte-Cristo s’en empare génialement. Souvenons-nous du chaos d’alors. Royalistes et jacobins, ou anciens conventionnels, se font une guerre incessante, les premiers subissant persécution sur persécution à chaque victoire électorale, sous l’œil d’un Louis XVIII exilé et qui, sans le leur dire, va progressivement se désintéresser d’eux. A l’inverse, le regain de la chouannerie, en Vendée et ailleurs, vers 1799, passionne Dumas, peu clément envers les tours de passe-passe sanglants d’un Directoire passé de la Contre-Terreur à la nouvelle Terreur. Les Compagnons de Jéhu ou de Jésus, ce sont les compagnons de Cadoudal, héros du livre au même titre que Bonaparte et Roland de Montrevel, les Castor et Pollux de cette folle équipée qui file entre Saint-Raphaël, lors du retour d’Égypte, et les Tuileries dévastées, où le Premier Consul, une fois sa prise de pouvoir accomplie, se rêve au milieu d’abeilles aux dorures repeintes. Quel admirable peintre, du reste, que notre Dumas collectionneur de Delacroix, comme il sait faire vivre ses personnages, leurs déchirements, le paysage de France, comme il sait parler à son lecteur, en lui rappelant que le récit national, pain quotidien, est fondateur d’une mémoire indispensable au devenir même des régimes démocratiques. Cette épopée de l’échec rédigée sous le Second Empire, ce Cadoudal intrépide, ce Roland merveilleusement aimanté par la mort qui se refuse à lui, Dumas les campe sans modération. Un régal absolu.

Pas commode le père Giono, prince de Manosque, où il reçoit en octobre 1954 la très belle Taos Amrouche, romancière kabyle, deux ans après s’être entretenu avec elle et son frère Jean pour les besoins de la radio, déjà ! C’est que leurs amours clandestines, adultères dans les deux cas, battent de l’aile, c’est aussi que Taos, dont les Carnets intimes nous ont révélé en 2014 la ferveur et les peines de cœur, use, au micro, d’un « ton adorateur » qui indispose le grand écrivain. Aussi, en 1954, n’hésite-t-il pas à brusquer leur conversation et montrer de l’irritation à l’antenne. On le sent moins malheureux lorsqu’il affabule à partir des anecdotes du cru, qui ont toujours alimenté ses romans provençaux, après avoir subi les accords de son lyrisme particulier. Au cours de ces entretiens inédits au livre, et que nous donne savamment Christian Morzewski, l’extase gagne quand même le ronchon. Taos Amrouche vient de faire amende honorable, elle a eu tort, concède-t-elle de comparer les incomparables, Le Hussard sur le toit et La Chartreuse de Parme. Ces deux romans ne seraient pas frères, Stendhal colle plus aux faits, Giono à sa lyre. Il chante, agrandit le champ et les figures qui l’occupent. Moment délicieux où l’écrivain, la soixantaine approchante, retourne dans les tranchées de 14-18 et évoque la fascination stendhalienne que partageait l’un de ses officiers. Puis Giono raconte sa visite de Parme, qu’il imaginait, dit-il, aussi verticale que la New York de Morand. Comme quoi Stendhal aussi force le trait quand nécessaire, c’est cela la littérature. En ces années 1950, où les Hussards sont les seuls à soutenir les écrivains accusés de s’être mal comportés durant la guerre, il n’est pas anodin que Giono cite Morand, au détour des échanges, avec l’apparence de la désinvolture. Le calcul dicte chaque mot pourtant, les notes de Giono prouvent qu’il a organisé, construit ces entretiens afin de donner le change de l’improvisation capricante. Or Giono travaille alors sans trop le dire aux Deux cavaliers de l’orage, dont la prépublication avait eu La Gerbe pour abri, en 1942-43, péché originel qu’il gommera lors de la publication du roman, certes très remanié, en 1965. Giono, on l’oublie trop, fut l’homme de deux guerres qu’il voua aux gémonies, la première en se battant à contre-cœur, l’autre en refusant de s’aligner sur la feuille de route de Londres. François Mitterrand a dit un jour que la France des années sombres ne pouvait être comprise que de ceux qu’ils l’avaient vécue, cette évidence ne dut jamais quitter le dernier Giono, le plus stendhalien au demeurant, elle doit nous être présente pour s’y mesurer.

En 1934-1935, l’auteur très pacifiste du Grand troupeau croit momentanément que la Russie du marteau et de l’enclume nous épargnera une nouvelle guerre mondiale. Les camarades, au loin, préparaient, c’était presque sûr, la fin du capitalisme, cause première, voire décisive de la mort industrielle, pensaient ceux qui n’avaient pas lu Freud et Hitler. On vit même Giono rejoindre l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires et collaborer à Europe. Sa rupture avec les communistes, dès que le dégrisent Staline et ses épurations en tout genre, ne fera pas un pli. On ne peut pas en dire autant de Malraux, comme on sait. Avec Gide qu’il a longtemps adulé, l’auteur de la très ambigüe Condition humaine n’est pas loin de penser que, face au nazisme, Moscou reste la seule option. Aragon avait nombre d’alliés dans cette tartufferie qui faisait le jeu de Staline et celui, un temps, d’Hitler. Puisque nous protégeait le grand frère soviétique, il était moins nécessaire de soutenir la France républicaine (quelle horreur !) de 1934-39 dans sa résistance incertaine aux dictatures (y compris le judicieux plan Laval de 1935 concernant l’Italie du Duce) ! Parmi les inédits de Malraux à avoir revu la lumière depuis une quinzaine d’années, il n’est rien de plus fascinant que le Carnet d’U.R.S.S. de 1934 et le Carnet du Front populaire de 1935-1936, auxquels Jean-Yves Tadié a donné de belles préfaces. Elles sont réunies à un certain nombre d’autres textes de même nature, comme ses introductions aux Lettres choisies, aux Écrits farfelus et, la plus chaleureuse, aux Écrits sur l’art de La Pléiade. Si l’ensemble constitue un vrai livre, il ne le doit qu’à la cohérence critique, la force du regard et la fermeté d’écriture du préfacier, dont on comprend qu’il a aimé autant Malraux que Proust. On ne saurait faire plus dissemblables pourtant. Nul amour, nuls désirs, nulle femme ou presque, nulle mère dans les romans de Malraux qui fatiguent un peu par leur staccato cinématographique et leur manque, précisément, de chair et de substance temporelle. Le contraire de son ami Drieu et le contraire de Proust, qu’ils ont lus tous deux. N’empêche, Tadié persiste et signe. Prisant moins que lui la fantaisie débridée des nouvelles post-cubistes et les écrits sur l’art, bien qu’ils aient parachevé le dialogue né au XIXe siècle avec les cultures autres (Malraux a bien lu Gautier et Baudelaire), je reviens aux carnets et à la très lucide lecture qui en est faite. En août 1934, André et Clara assistent donc, à Moscou, au congrès de l’Association des écrivains soviétiques, on y glorifie le réalisme soviétique, mais, certes timidement, Malraux et d’autres clament la nécessité de ne pas brider l’écrivain libérateur du prolétariat. Celui-ci, sans parler des dissidents, va mal, et le carnet, en sourdine, l’enregistre. Rééducation, exécutions, comédie sinistre du sinistre Ilya Ehrenbourg, tout est là, noir sur blanc, mais en réserve de romans que Malraux n’écrira pas. Les lumières qu’il jette sur les équivoques et les faiblesses du Front populaire ne sont pas moins utiles, bien qu’André courre les meetings et communie avec l’enthousiasme des rassemblements. Mais son cinquième sens lui souffle à l’oreille une autre musique que les flonflons populaires. Les grévistes, Léon Blum, ce «Lamartine moins l’éloquence », le double jeu des communistes, personne ne sort indemne du reportage des carnets. On comprend que Malraux, obsédé par Pascal, ait été poursuivi par l’hypothèse du « grand effondrement » (qu’eût-il écrit d’aujourd’hui ?), ce qui nous vaut, sous la plume de Tadié, une chute analogue aux plus tragiques ruines d’Hubert Robert. Sombrerions-nous ? Peut-être.

Malraux, qui l’a peu pratiquée pourtant, se réclamait de la critique d’art de Baudelaire dont il a saisi l’exigence métaphysique et le potentiel cosmopolite. Quand Les Curiosités esthétiques paraissent à titre posthume, en 1868, un an après la mort brutale du poète, l’enthousiasme ne fut pas unanime. Zola, 28 printemps, ne crut pas même bon de ménager Manet, son portraitiste depuis peu (notre illustration), et l’ami intime du défunt. La conclusion de son article du Gaulois, en janvier 1869, se veut sans appel : « Ses critiques d’art ne resteront pas comme des jugements solides et justes. » L’histoire lui a donné tort et rangé cet arrêt péremptoire parmi les sottises que le conflit des écoles et des générations a toujours inspirées. Face aux images, Zola décrit plus que Malraux, mais anticipe leur commune propension à ignorer le sens des représentations au seul profit de la réalisation plastique dont ils héroïsent la geste. Aussi l’auteur de L’Oeuvre (1886), roman sur l’art et aveu d’une modernité qui n’aurait tenu ses promesses qu’à moitié, fut-il largement responsable du poncif selon lequel le sujet était indifférent à Manet, à son génie comme au déclic de ses tableaux. Entre autres intelligences, Baudelaire sut dire qu’il n’en était rien. Au moment où Zola l’exécute naïvement, il caresse déjà le projet de centrer l’un des romans du cycle des Rougon-Macquart sur l’Artiste, ses rêves, ses déboires ou, pire, son impuissance au chef-d’œuvre. Comme nous l’explique Lucie Riou, il n’y va pas seulement d’une mode à laquelle beaucoup avaient sacrifié avant lui, et qui appelait, par défi, un énième avatar. Après Balzac, Gautier, les frères Goncourt et le trop oublié Duranty, Zola signerait sa fresque du monde artiste, et de l’art comme monde symétrique au nôtre, c’était dans l’ordre. Cet univers des peintres, il y avait baigné plus que le commun des écrivains, et la thèse de Lucie Riou documente le fait abondamment, de même qu’elle renseigne le musée domestique des Zola, d’adresse en adresse, le portrait de Manet changeant ainsi d’environnement jusqu’à tutoyer la Vénus de Milo, une de ces réductions peu onéreuses à portée des bourgeois. Forte de cet ancrage objectif, l’ambition de Riou se dédouble. On adhère pleinement à son analyse de la picturalité propre au texte zolien, fiction ou journalisme, où les mots tendent au tableau, voire à la sculpture et à l’architecture. Pour paraphraser Les Romanciers naturalistes de 1881, le but n’est plus seulement de raconter, « mais de rendre chaque objet qu’on présente au lecteur dans son dessin, sa couleur, son odeur ». Sous l’emprise du réalisme, les signes de l’écrivain, moins focalisés par le récit, se chargent de nouveaux effets et cadrages, de nouvelles optiques, jusqu’à annoncer le cinéma, disait Sergueï Eisenstein, qui voyait en Malraux un disciple, à cet égard, de Zola. Ce dernier, Riou y insiste à partir des fameux carnets préparatoires, travaillait en peintre, épuisant les bibliothèques et accumulant les notes prises sur le motif avant de se jeter dans la rédaction de ses romans voulus voyants. Et, l’auteur a raison, « les incipit des romans zoliens se présentent [souvent] comme des toiles vierges qui attendent que l’écrivain-artiste y appose son pinceau ». Nous n’aurions qu’à nous féliciter de cet ample travail s’il n’ambitionnait de laver Zola du soupçon d’avoir lâché Cézanne et fait de L’Oeuvre le bilan d’étape chagrin qu’allait aggraver, dix ans plus tard, son terrible compte-rendu du Salon de 1896. Il ne suffit pas de brandir la lettre retrouvée de 1887, preuve que leurs relations n’ont pas été rompues par le roman qui déplut à Monet et Pissarro, pour dissiper ce qui serait un malentendu. La vérité est que Zola n’a pas été le champion, entier et infaillible, de la cause qu’on lui attribue. A cet égard, la préface que donna Bruno Foucart à L’Oeuvre en 1983, l’année du centenaire de Manet, reste à peu de choses près indiscutable. Quant au cher Cézanne, il souffrait de ne pas pouvoir prononcer le nom de Baudelaire devant Zola et son deuxième cercle. Deux mondes, oui.

Le palais des Orties, qui n’en a que le nom, menace ruine aussi. Cette ferme, perdue on ne sait où, a des allures de terrain vague, hérissé de tôles qui prétendent parfois servir de maison ou de grange. Bref, on est loin du paradis vegan, du phalanstère bobo, de l’harmonie champêtre. Encore que l’amour, qui n’est jamais loin dans les romans de Marie Nimier, n’ait pas déserté les lieux. Il surgit d’emblée, Deus ex machina, d’un parterre d’herbes folles, comme Eve des flots amers. Elle répond au doux prénom de Fred. Fred pour Frederica, cela tombe sous le sens. C’est la génération des diminutifs, de l’altérité vagabonde, des paroles brèves, de la disposition à l’instant, du « no worries », du woofing, de la « To do list », etc. La vie n’a qu’à se laisser faire ou défaire. Quand femme paraît, comme dans les films de Howard Hawks (qui les aimait tant), cela tourne souvent assez mal. Au départ, Fred et ses shorts trop courts font des prodiges, ils nous ramènent à la fantaisie des contes de Marcel Aymé, auquel on pense parfois en lisant Nimier (fille et père, du reste). « Depuis l’arrivée de Fred, la ferme s’était repeuplée. Un nouveau bestiaire se reconstituait jour après jour, plus exotique et surtout moins contraignant en matière de labeur que les poules, vaches et chevaux d’autrefois. Le rhinocéros, c’était le vieux prunier ». Là où l’ortie pousse, là où on le cultive et le mange cru à l’occasion, le destin est capable de tout. Nora, Simon et leurs enfants, que cette drôle d’exploitation fait vivre, l’apprendront-ils à leur dépens ? L’ortie, c’est aussi bien la trahison que la franchise, Vénus (on y revient) ausi bien que… A vous de le découvrir.

Le farfelu et le téméraire s’attirent immanquablement, comme la fantaisie et la volonté, la folie et la sagesse, sous le même impératif du danger. Les bons romans, quand ils se libèrent du morose prêt-à-penser, se nourrissent tous de ces alliances aux effets imprévisibles. La vie diplomatique, où Maurizio Serra s’est longtemps illustré, offre un espace littéraire idoine aux extravagances de l’existence moderne, qu’il s’agisse de l’amour ou de la guerre. Les chancelleries en effervescence continue, Morand a bien montré ça. Aucune autre profession, peut-être, ne facilite autant le frottement des différences, l’oubli des frontières, l’appel de l’aventure, le désir de se muer en personnage ou en auteur de fiction à qui enfin tout serait permis. N’était-ce pas déjà ce que Serra demandait à la biographie des écrivains sur lesquels il s’est penché avec le brio et le succès que l’on sait ? Le génie des créateurs l’aura toujours moins intéressé que les déchirures intimes ou les dérapages, pas seulement politiques, qui en furent le vrai terreau. Du reste, le biographe annonçait le romancier que révèle Amours diplomatiques, où ses précédents livres se prolongent ici et là. A D’Annunzio ressemble beaucoup le Grand maître, en perte d’inspiration poétique et de virilité martiale, autour duquel se tisse la deuxième et, me semble-t-il, la meilleure des trois grandes nouvelles qui composent ce livre des couples du mirage ou du miracle. Serra s’y offre une magnifique plongée dans l’Italie de Mussolini, entre Rome, sa patine charnelle d’Urbs majeure, et le lac de Côme, théâtre de la grande déconfiture où le cruel burlesque cher à Serra atteint des sommets. Tel est le cadre des cinq années de guerre et de l’étrange liaison d’Isa et de Monsieur Hitaki, attaché culturel japonais, qui cachait sous sa mauvaise graisse un papillon et d’autres surprises. Un Michoumistan de légende, et partant de toutes les absurdités communautaristes, enveloppe la nouvelle inaugurale de sa géographie et de sa diplomatie délirantes. Savoureux contraste que celui de l’administration et du déchaînement des passions ! Le récit qui clôt le livre possède lui le charme inquiétant et prenant des romans d’amours de Drieu, dont Serra, nul ne l’ignore, est un lecteur assidu. C’est dire aussi que les voitures rapides et les femmes inconsolables y jouent un rôle central, autant que l’attrait de la mort, cette accélération de la vie, cette ivresse des héros modernes. Stéphane Guégan

*Alexandre Dumas, Les Compagnons de Jéhu, édition d’Anne-Marie Callet-Bianco, Folio Classique, 11,50€. On en apprécie les éclairages littéraires (Dumas lecteur sélectif de Nodier et de Balzac) et historiques, l’historien de l’art se permettra seulement d’y ajouter quelques allusions non repérées à la peinture moderne dont raffolait Dumas. Outre les clins d’œil à son ami Delacroix, La Révolte du Caire de Girodet fait l’objet d’une ekphrasis latente au moment de l’évocation des faits, l’échec en Égypte ouvrant à Brumaire, fruit de la décomposition interne du Directoire autant que de l’électrochoc bonapartiste. Notons aussi que la perle des perles, Le Comte de Monte-Cristo, toujours en Folio Classique, reparaît dans un format accru et une mise en page aérée. Pour les cœurs marseillais, voire arméniens, son incipit surclasse celui de La Chartreuse de Parme : « Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples. » SG

*Jean Giono, Propos et récits. Entretiens improvisés avec Marguerite Taos Amrouche, textes établis, présentés et annotés par Christian Morzewski, Gallimard, 20€.

*Jean-Yves Tadié, André Malraux. Histoire d’un regard, Gallimard, 18€.

*Lucie Riou, Les arts visuels dans les romans, l’œuvre critique et la correspondance d’Émile Zola, Honoré Champion, 85€. Signalons aussi la nouvelle mise en page de L’Œuvre de Zola en Folio Classique, bien plus lisible, ce livre clef du « roman de l’art » a conservé la belle préface de Bruno Foucart (1983), gagné en couverture un Nu de Dufy de 1944 (choix étrange mais intéressant) et une bibliographie actualisée d’Henri Mitterand.

*Marie Nimier, Le Palais des Orties, Gallimard, 19,50€.

*Maurizio Serra, de l’Académie française, Amours diplomatiques, Grasset, 20,90€.

À QUI LA FAUTE ?

On les attendait à gauche, près de la frontière belge, et à droite, du côté de la ligne Maginot, ils passèrent au centre, soldats et panzers, à toute vitesse. La campagne de France, en ce 10 mai 1940, débutait par la foudre. Les Ardennes furent franchies en un éclair et Sedan, vieux symbole d’humiliation, atteinte aussi rapidement. La Wehrmacht, appuyée par l’aviation, poursuit alors sa percée, et ce fut Dunkerque. Après quoi, début juin, l’invasion commence, et ce fut la débâcle. Une débâcle générale : la panique, chez les civils et le haut commandement militaire, gagna jusqu’aux hommes les plus trempés : tête du gouvernement depuis le 10 mars, après y avoir appelé Pétain et Charles de Gaulle, Paul Reynaud plie devant ce qu’il estime l’inévitable défaite de la France. Le 16 juin, il renonce sans gloire. Le lendemain, un armistice est demandé aux Allemands. Un jour plus tard, Churchill ouvre les micros de la BBC à De Gaulle tout en faisant réécrire les premières phrases de « l’appel ». Car une alternative est encore possible, que les conditions allemandes soient contraires à l’honneur… Mais Hitler était plus habile que ça. Et Pétain plus convaincu d’agir dans l’intérêt de son pays proprement assommé. Il a fallu du courage, sans doute, au musée de l’Armée pour envisager Comme en 40, cette exposition qui passionnera, à coup sûr, ses visiteurs en leur faisant relire, et presque revivre, certaines des heures les plus noires de nos annales. Du courage, les commissaires en montrent d’abord à proportion du nombre de documents réunis et orchestrés, images, photographies, uniformes de toutes natures. Une autre forme de courage était cependant requise. Car nos généraux et maréchaux sont loin d’avoir tous brillé alors, en comparaison d’un Manstein et d’un Guderian, le grand penseur de la nouvelle guerre, motorisée et faisant des chars et des avions le « porteur de décision ». Dès 1922, alors que la France pensait avoir écrasé son adversaire à jamais, ce héros de la guerre de 14 créait les premières divisions blindées. Une pensée obsédait Guderian, qui était de l’école de Clausewitz et donc de Napoléon Ier, « le choc offensif ». Il serait cruel de lui comparer la logique défensive des Français, et même leur attentisme, si la réalité des faits ne confirmait pas ce que fut la position française jusqu’à l’écrasement de la Pologne en août 1939, et au-delà…

De Gaulle eut tort d’attribuer notre déconfiture, un an plus tard, à la seule incompétence des hauts gradés qui se seraient trompés de guerre, voire qui ne se seraient pas battus. Nous vivons encore sur cette idée qui blesse notre mémoire. À l’inverse, Pétain, jusqu’au procès de Riom, rejeta la faute sur les politiques, autre explication à courte vue. Les conditions et les raisons de la défaite furent autrement plus nombreuses, et appellent une approche globale que les historiens n’ont ébauchée qu’à partir de 1990 et l’ouvrage décisif de Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur lequel nous revenons plus loin. L’exposition des Invalides et son précieux catalogue se rattachent à la nouvelle donne méthodologique, en croisant les voix françaises, allemandes et italiennes, en nous permettant de comprendre comment la France de Daladier, Blum et Reynaud s’adapta aux menées d’Hitler et à la trahison de Staline, en rappelant surtout combien le solde de la Grande guerre continuait à peser sur celle qui s’engagea si mal, en septembre 1939, par le refus de porter le feu chez l’agresseur de la Pologne. La «drôle de guerre» l’était d’autant moins qu’elle faisait suite à l’extraordinaire effort que s’imposa notre pays, depuis 1935, en matière de réarmement et de modernisation de ses armes. Après une chute phénoménale, confortée par l’illusion que Hitler ne voulait pas la guerre ou qu’il ne la ferait qu’aux Russes, les budgets militaires rebondissent. Et la ligne Maginot, cette hérésie, ne les dévore pas entièrement. Se constituent les premières divisions mécaniques que De Gaulle, de son côté, réclame dans Vers l’armée de métier (Berger-Levrault, 1934). Le Front populaire et le retour de Daladier maintiennent cette progression des moyens à laquelle il ne manque qu’une politique plus interventionniste. Comme y insiste le catalogue, il y a là un hiatus de principe où se prépare le désastre de mai-juin 1940. Car la remilitarisation de la Rhénanie, l’imposture de Munich et l’annexion des Sudètes sont autant de camouflets d’Hitler que des fautes irréversibles, et qui isolent la France au moment où il est clair que les retards de ses armes, de son industrie et de sa natalité l’ont mal préparée aux assauts désormais possibles, voire probables, du voisin à croix gammée. Au printemps 40, il nous a manqué plus que l’audace insolente de Guderian, il nous a manqué une cohérence d’action au sens le plus large du terme.

On peut maintenant se tourner vers le grand livre de Jean-Louis Crémieux-Brilhac que sa mort, en 2018, ne lui a pas permis de voir revenir en librairie sous les couleurs de Folio Histoire. Sorti en 1990, comblant un vide, il fit alors l’admiration des meilleurs connaisseurs de la période, et notamment de ceux pour qui l’analyse historique devait intégrer au centre de ses paramètres l’étude de l’opinion, du mental et de ses complexes effets dans tous les domaines, disait le regretté Pierre Laborie, un des pionniers en la matière. En somme, pour comprendre la France et son effondrement, il n’était d’autre solution que d’écouter les Français, tous les Français, les traumatisés de 14-18 et les pacifistes de tous horizons, les adversaires de la gueuse et les fascisants, les patriotes prêts à remettre ça, les communistes enfin, c’est-à-dire la majorité des ouvriers sur lesquels allait porter l’effort de guerre, avant et après le pacte germano-soviétique… Car les gouvernants, Daladier en tête, eurent à mener plusieurs guerres. C’est un pays déchiré par les souvenirs, la crise des institutions, les idéologies supranationales, la problématique de ces communistes devenus des ennemis de l’intérieur, qui doit se dégager de son obsession à ne pas sacrifier une paix si chèrement acquise. La difficulté à galvaniser la Nation s’accroît du fait que, avant mai 40, elle n’est pas envahie et que nos généraux se refusent à attaquer. Responsable de la propagande et de la censure, mais sans avoir les moyens et la duplicité d’un Goebbels, Jean Giraudoux ne tarde pas à avouer son inquiétude. Rien de pire que la guerre immobile, rien de plus difficile que de mobiliser les ardeurs guerrières quand le sol de la patrie n’est pas souillé. Quand la vraie guerre nationale commence, résume Jean-Louis Crémieux-Brilhac, elle est déjà perdue. Le retard du sursaut, lesté des millions de cadavres de la Grande guerre, doit aussi être mis en relation avec la crédulité d’une bonne partie de l’opinion, certaine et parfois heureuse de penser que Hitler entendait porter le feu à l’Est. Le choc du Pacte n’ébranla pas seulement les amis de Moscou que Drieu, fidèle à son loyalisme national, crucifia en cette girouette éhontée qu’était Aragon. N’était-il pas en droit de s’étonner que Paulhan offrît au poète stalinien et à Elsa, après ce pacte qu’ils avaient approuvé bruyamment, l’abri de la NRF ? Paulhan, en ébranlant l’indépendance de la revue, n’ajoutait-il pas « au tournis qui affecte les cervelles françaises »? Sur le revirement communiste consécutif au crime d’août 39, Jean-Louis Crémieux-Brilhac a un passage terrible, qui n’épargne que les ouvriers restés français de coeur : « Le PCF qui, à l’unisson de Moscou, s’était poussé à l’avant-garde du patriotisme jacobin, a tourné casaque ; il a engagé dans les usines la lutte contre “la guerre impérialiste” et pour la paix immédiate ; il a contesté par là même la justification de l’effort d’armement et, du même coup, rendu toute la classe ouvrière suspecte. » Or, et c’est la dernière grande vertu de cette somme magnifiquement écrite et pondérée, la drôle de guerre eut deux fronts, le conflit armé et la course éperdue aux armements. Devenu historien après avoir rejoint la France libre et Londres, Jean-Louis Crémieux-Brilhac ne cherche pas à juger ceux qui firent d’autres choix. Comprendre et expliquer lui suffisent. Il ne lui serait pas venu à l’idée de stigmatiser, comme nos intellectuels de salon, la «France moisie». Le constat d’une occasion manquée de vaincre l’Allemagne suffit à sa peine retrospective. À propos des Français qui eurent à se battre, et d’abord à se battre contre leur envie de ne pas le faire, laissons le conclure : « Mis à part un noyau dur de communistes, ils n’ont entravé à aucun moment ni en quoi que ce fût l’action du pouvoir ; ils ont réagi avec courage devant l’invasion […] la défaite les a accablés et leur regroupement autour du maréchal Pétain pour refaire la France a été un signe de patriotisme et d’espoir autant qu’une marque d’abandon. » Stéphane Guégan

* Comme en 40, Musée de l’Armée, Paris, catalogue sous la direction de Christophe Bertrand, Jordan Gaspin, Vincent Giraudier et Carine Lachèvre, Gallimard, 32€ // Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40, tomes I (La guerre oui ou non ?) et II (Ouvriers et soldats), Gallimard, Folio Histoire, 13,50 € et 14 € // Signalons enfin le numéro 49 du Figaro Histoire (avril-mai 2020, 8,90€) et l’excellent dossier qu’il consacre à 1940, « la plus grande défaite de l’histoire de France ».

Sur Picasso, Oscar Domínguez et surréalistes en 1938, voir aussi la version anglaise de mon post du 1er mai 2020, depuis le site du musée Picasso de Barcelone :

J’AIMAIS JAMAIS

RÉVOLUTION MALRAUX

Les meilleurs romans de Malraux, Les Conquérants et Les Noyers de l’Altenburg, se situent aux extrêmes de leur période d’écriture. Le premier paraît en 1928, l’année du Genève ou Moscou de Drieu la Rochelle, son ami à jamais ; le souffle révolutionnaire des Conquérants, style, largeur de champ et défi au vieux monde, l’a retourné (Emmanuel Berl l’atteste). C’est à Lausanne, en mars 1943, que Les Noyers deviennent un livre, voire un beau livre à deux encres, le rouge séparant le début et la fin, évocations de la « drôle de guerre », du récit central, réinvention hallucinante de 14-18 pris en écharpe. Père et fils, à vingt-cinq ans de distance, se retrouvent sous le feu des tanks, des souvenirs et de leur transformation en fiction très active, comme tout chez Malraux. Dernier roman, peut-être son chef-d’œuvre. Qu’il ait posé en Bonaparte des lettres inflammables, ou embelli ses faits d’armes, en Espagne surtout, n’ôte rien à la portée de l’œuvre entier, vie et livres, la seule éternité qui lui importât. « Toute œuvre d’art survivante est amputée, et d’abord de son temps », a-t-il écrit dans Les Voix du silence, fresque érigée à l’angoisse pascalienne d’une humanité possiblement sans Dieu et réunie, a minima, par la communauté du génie universel. Mais le rôle des historiens est de ramener sur terre ces mêmes œuvres.

Jeanyves Guérin et Henri Godard, grands experts de notre littérature moderne, viennent chacun de réunir divers articles sur le premier XXe siècle, lorsque le roman et le théâtre, sortant du nombrilisme doloriste aujourd’hui très répandu, s’exposèrent aux appels et dangers du monde en ébullition. Il y a une parole politique propre aux écrivains, nous dit Guérin. Avec une impartialité rarement prise en défaut, il la fait entendre à partir d’un florilège œcuménique : Claudel, France, Anouilh, Sartre, Perret, Gary et Jules Roy fixent une cartographie que deux guerres, une Occupation et la guerre froide (dans les esprits) de l’après-1945 ont teint de sang, d’espoirs déçus, de parjures et de mensonges. Les fines analyses qu’il consacre à La Condition humaine (1933) et à L’Espoir (1937) confirment celles de Marius-François Guyard ; Malraux s’était détaché du stalinisme plus tôt que ne le pensait Lucien Goldmann (Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964). L’orthodoxie et la servilité soviétiques sont nommées et crucifiées dès Les Conquérants… Mais l’envol d’Hitler, effroi et chance de Staline, favorise une certaine ambiguïté du Malraux de 32-39, soit de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires au Pacte Ribbentrop-Molotov non dénoncé, envers Moscou. Les romans de 33 et 37, deux récits de l’échec, auraient pu être moins binaires quant à la forme et plus nets quant au terrorisme bolchevique, Chine et Espagne, si les circonstances n’avaient imposé de privilégier le front antifasciste et d’écarter tactiquement Trotsky. Dans Céline et Cie, Godard s’intéresse surtout à la philosophie de l’art du romancier. Mais il montre bien en quoi ses annotations au Malraux par lui-même de Gaëtan Picon (1953) contiennent une poétique du roman qui, à la fois, élargit le réalisme et répudie tout endoctrinement. Stéphane Guégan

Jeanyves Guérin, Littérature du politique au XXe siècle. De Paul Claudel à Jules Roy, Honoré Champion, 40€. Il est rare que l’analyse littéraire, chez les vingtiémistes, s’appuie sur une connaissance historique et une tolérance idéologique aussi tenues. Quelques coquilles et mots manquants donnent tout son sens à la vigilance du lecteur en pareil cas. Dans Céline et CieEssai sur le roman français de l’entre-deux-guerres. Malraux, Guilloux, Cocteau, Genet, Queneau (Gallimard, 21€), Henri Godard démasque, preuves à l’appui, une idée qui revient en force : certains écrivains devraient être condamnés à ne plus être lus pour mal-pensance ou indécence. Les partisans de cette proscription à double entrée oublient la part irréductible de la création au regard de la politique et de la morale, quand ils ne se trompent pas, fruit des anachronismes qui font notre présent, au sujet des griefs qu’ils retiennent contre les artistes. Pensons à La Condition humaine justement et à ce que Kyo répond à Vologuine : « […] il y a dans le marxisme le sens d’une fatalité, et l’exaltation d’une volonté. Chaque fois que la fatalité passe avant la volonté, je me méfie. » Enfin, on peut consulter l’édition exemplaire des Noyers de l’Altenburg, fournie dès 1996 par Marius-François Guyard, dans André Malraux, La Condition humaine et autres récits, préface de Henri Godard, Gallimard, La Pléiade, 2016. En 1948, rééditant Les Conquérants, Malraux leur adjoint une postface anticommuniste ; l’année suivante, le livre reparaît, chez Albert Skira, enrichi des puissantes illustrations d’André Masson.

France Culture
mercredi 9 septembre 2020, 15h00

Van Gogh et le monde tel qu’il est
La Compagnie des œuvres par Matthieu Garrigou-Lagrange

Episode 3 : Le suicidé de qui ? 

Avec Stéphane Guégan et Evelyne Grossman

https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-oeuvres/van-gogh-et-le-monde-tel-quil-est-34-le-suicide-de-qui

ALAIN À L’ŒUVRE

Nous avons les épidémies que nous méritons. Globale, rapide, aléatoire, résiduelle, revenante, la covid-19 ressemble au flux d’informations toxiques, entre protestations victimaires et criailleries identitaires, qui encombrent les journaux complaisants, empestent nos existences et dissolvent toute possibilité d’action commune. Je n’ose imaginer ce qu’Alain (1868-1951), l’auteur serré des Propos et de maints fragments intempestifs, eût dit du flot indistinct de mensonges vertueux auquel il nous faut sans cesse réagir. Si l’éthique de la vérité tourmente les vrais philosophes, c’est qu’ils la savent relative aux temps et aux hommes, et sujette surtout aux passions qu’inspire ce que la condition humaine a de misérable. Comment penser l’imparfait qui nous définit, comment prévenir les conséquences de la barbarie dont on ne saurait se défaire complètement ? Proche de Gaston Gallimard et pilier de la N.R.F., Alain a cru que ces interrogations n’étaient pas inutiles quand on aborde la politique, la guerre, la religion, la folie technique, la mort lente des campagnes, autant de sujets à partir desquels le regretté Francis Kaplan rouvre pour nous le massif négligé de ses écrits. Une solide parenté intellectuelle avait uni ces deux philosophes aussi hostiles au prêt-à-penser qu’à la pensée de l’à-peu-près. En 1985, et déjà dans Folio essais, Kaplan revenait à l’auteur du Citoyen contre les pouvoirs, ce livre de 1926 (Sagittaire / Kra), où Alain avait mis son idéal d’une démocratie responsable, comptable du bien public, et pouvant exiger l’obéissance de ses administrés à proportion de sa propre exemplarité. À l’heure vacillante du cartel des gauches, ce radical sceptique sentait grandir le danger auquel la IIIe République s’exposait elle-même par ses dysfonctionnements plus ou moins graves.

Sans l’Etat, c’est le règne de la foule ; mais sans le Peuple, c’est l’abus des tyrans. On n’en sortirait pas… Alain, nous dit Francis Kaplan, se réclamait de cet axiome d’Auguste Comte selon qui « la république est le pouvoir des chefs, tempéré par le pouvoir de blâmer. » Pareil modérantisme, ou pareille exigence, valut à Alain d’être vomi par Mai 68 et les nihilistes de salon. La radicalité protège des inconvénients du réel ! Alain n’aurait-il pas lui-même sacrifié à l’attrait des œillères ? Je veux évidemment parler du pacifisme absolu, inconditionnel, à quoi le résument les cursives histoires culturelles du XXe siècle. Pour être né avant la guerre de 1870, ce traumatisme oublié, et avoir servi en 1914-18, ce traumatisme vécu, Alain n’a jamais varié sur le bellicisme. Comme Giono, il voit une lâcheté impardonnable à dire la guerre inévitable. Peu enclin au fatalisme, de la conception marxiste de l’histoire aux prophètes du progrès infini, il n’attribue aucune hygiène à la boucherie qu’est la guerre moderne, plus de matériel que d’hommes. Qu’il ait mal évalué en 1933 Hitler et sa capacité d’agression, qu’il ait été un Munichois soulagé en 1938, ne doit pas occulter le reste, sa conviction qu’il est des guerres justes, qu’on ne peut se soustraire au « devoir envers la patrie », une fois Mars déchaîné… Le plus beau, Francis Kaplan le réservait pour la fin de son livre. Il y corrige sérieusement le Michel Onfray de Solstice d’hiver et ses lecteurs pressés, tels André Comte-Sponville et Roger-Pol Droit, quant au supposé antisémitisme d’Alain, avant et après juin 40. Je ne crois pas avoir lu déconstruction aussi admirable et plaidoirie aussi courageuse depuis longtemps.

Stéphane Guégan

Francis Kaplan, Propos sur Alain, édition établie par François Brémondy et Nicolas Cayrol. Préface de Frédéric Vengeon. Postface de Thierry Leterre, Gallimard, Folio Essais, 6,90 €.

L’EMPIRE DU SENS

Notre époque est aux éructations, forme nocive de l’indignation, et au gauchisme irraisonné, retour détestable des années 60… Parce que frapper fort, ce n’est pas nécessairement frapper juste, mieux vaudrait calmer quelques-un(e)s des avocat(e)s de la grande cause du Bien. La vérité y gagnerait, l’antiracisme et la littérature aussi (avez-vous déjà essayé de lire du Virginie Despentes ?). Les époques où débat et pugilat se séparaient encore nous remplissent, par contrecoup, de mélancolie. De la vie des sociétés et des formes de l’art, on devrait pouvoir converser sans s’écharper, ferrailler sans stigmatiser. Mais nos bons intellectuels, ou auto-proclamés tels, n’ont-ils pas définitivement rejeté le passé du côté du Mal ? Ce n’est pas que tout aille si bien que cela aujourd’hui… On préfère toutefois penser le présent sur le mode de la table rase, et rêver d’un avenir purifié des errances et injustices du temps d’avant. À l’inverse, la France du XIXe siècle, collectionneuse des révolutions que l’on sait, offre l’admirable spectacle d’un bouillonnement d’idées et de revendications compatible avec une certaine pérennité de l’unité nationale. Bref, on ne jetait pas alors le bébé avec l’eau du bain (expression qui fera la joie de ceux qui ont connu les derniers tubs). Même le Second Empire, si dévalué dans la mémoire collective, fut une époque fertile en polémiques, contestations, réformes, et en avancées démocratiques, ajouterait François Furet, que les paradoxes du régime, comme les contradictions du réel, n’effrayaient pas. Sa justesse habituelle, au moment du bicentenaire de 1789, lui faisait écrire que l’ère du sabre offrait l’exemple exceptionnel d’une dictature qui s’était libéralisée par la volonté du dictateur. Raison suffisante pour ne pas écraser le bilan de Napoléon III, éternel carbonaro, sous le poids de ses supposés avatars, Mussolini, Hitler ou Mao. Furet savait aussi que le Second Empire, pour avoir été un temps trop autoritaire et trop clérical, s’était fait l’instrument et l’artisan du suffrage universel contre les forces réactionnaires les plus périmées.

Au milieu des années 1850, Marie d’Agoult n’en accorde pas autant à Napoléon III, qu’elle continue de nommer Badinguet dans sa correspondance, document essentiel dont un nouveau volume paraît chez Honoré Champion. La comtesse rouge appartient à la mouvance des républicains modérés ou formels, le coup d’Etat les a aussi révulsés que l’idéologie montagnarde de juin 1848. D’une plume hyperactive, plus sociable que socialiste, Marie entretient une petite cour, moins moralement suspecte que celle de la princesse Mathilde pour laquelle s’éclipse son sens des solidarités féminines. Ses grands hommes restent Michelet, Tocqueville, Vigny et Lamartine, auquel elle sacrifie Hugo. Le succès des Contemplations, au printemps 1856, lui semble le fait d’une « coterie », la sienne n’y trempe pas. Gautier et Baudelaire, sous le Second Empire, furent nettement plus hugophiles ! Sobre de style elle-même, Marie reste l’amie et le soutien de Ponsard, même si son théâtre antiromantique, « engagé », paye ses « vertus » d’être froid et ennuyeux. Ses lettres de 1856-1857 la montrent soucieuse d’étendre sa régence morale sur l’opposition, elle échoue avec la Revue de Paris où Du Camp fait de la résistance, elle réussit mieux avec Jules Grévy ou Émile Ollivier, qui épouse sa fille Blandine, à Florence, sous la coupole du Duomo, le 22 octobre 1857, en l’absence de Liszt mais en présence d’« un Monsieur Manet ». Eût-elle compris qu’elle croisait là notre bien-aimé Édouard qu’elle n’aurait pas eu grand-chose à partager avec lui, en matière de peinture, au-delà de Titien… Marie, toujours sensible au charme de Chassériau, reste sévère de goût, elle le dit à Claire, la fille du premier lit, versé désormais dans la critique d’art. Le réalisme, dont elle ne pense pas grand bien, la dépasse et le succès de George Sand la met au supplice. Il arrive ainsi que sa correspondance enregistre d’une manière délicieusement cruelle certains traits de la sensibilité contemporaine. Toujours à Claire, le 7 août 1857 : « Je remarque avec bien de la satisfaction que la jeune critique s’attaque vigoureusement au réalisme et à l’échevelé romantique, il est curieux de voir les Saint-Victor, les Maxime du Camp, les Licherie [sobriquet agréable de Charles Blanc] s’enrôler sous la bannière de M. Ingres. »

Gautier, devenu le patron de L’Artiste en décembre 1856, prit part à la croisade suscitée par les attaques de Théophile Silvestre. Un nouveau tome de ses Critiques théâtrales donne des éclairages fort utiles sur ces années de bascule. L’autorité du poète n’a jamais été aussi grande, mais un paradoxe la mine : le dédicataire des Fleurs du mal, le modèle du célèbre portrait de Nadar, que Bracquemond grave magnifiquement en 1857 et expose au Salon de 1859 (notre photo), a rejoint le Moniteur universel, l’organe du régime honni par une partie de la république des lettres et des arts. Et la censure très active, qui frappe d’anciens complices et édulcore le reste, ajoute à ses scrupules. Plus tard, il se félicitera d’être resté le plus fidèle possible à ses convictions sous l’œil du pouvoir et il faut lui en donner acte… Parler des théâtres au Moniteur comportait quelques obligations, comme le note Patrick Berthier, on ne peut négliger, par exemple, la Comédie-Française, temple du grand répertoire, qu’elle défend, pense Gautier, avec trop de prudence. Molière et Corneille, voire la Zaïre de Voltaire, demandent un rendu plus cru. Au sujet de Regnard, Le Sage et de son cher Marivaux, il en appelle au même respect des anciens, souvent plus audacieux et violents que l’actualité des scènes parisiennes, où les vaudevilles succèdent au faux réalisme des drames bourgeois et des pièces à sujets modernes : les mœurs douteuses ou l’obscénité de l’argent font recette, la prostituée et la bourse encombrent les planches, platement, hypocritement, là où Gautier pleure le romantisme. Dennery, About, pour ne pas parler de Ponsard, ne sauraient faire oublier l’exil des chefs-d’œuvre d’Hugo, que Gautier s’autorise à citer en signe de connivence secrète. La raréfaction de la fièvre et de la verve de 1830 explique, en outre, les éloges continus à Dumas père, que Marie d’Agoult prise moins. Le théâtre de celle-ci, symétrie parfaite, laisse Gautier, sollicité par elle, de marbre. Son plaisir, quand ce n’est pas au cirque, aux courses de taureaux ou aux danseurs espagnols qui retiennent alors Manet, Gautier le prend aux pièces de Gozlan et à celles où brillent ses acteurs et actrices préférés, Rouvière, bon dans tous les registres, Mlle Plessy ou Augustine Brohan, nouvelles stars, au crépuscule d’une Rachel en fin de carrière. De temps en temps, un inconnu crée la surprise, sur la scène de l’Odéon souvent : Charles Edmond, un proche des frères Goncourt, se voit ainsi créditer « d’un souffle shakespearien » à propos de sa Florentine. Ce genre de miracle reste hélas l’exception. Mais, lorsque Gautier s’ennuie, sa plume compense ou s’émancipe. La littérature et la peinture du temps, les morts de Heine et Chassériau, le bonheur de lire Poe dans la traduction de son ami Baudelaire, viennent au secours du chroniqueur enchaîné aux interminables colonnes à remplir. Et pourtant notre danaïde léonine les comble de la plus solide et spirituelle des proses françaises. Gautier, espérant servir l’histoire, polissait ses articles comme s’ils eussent vocation à durer : « Peut-être ces pauvres feuilles griffonnées au bout de chaque semaine et aussitôt oubliées offriront-elles à l’avenir une mine de documents curieux où l’on viendra chercher mille détails singuliers ou frivoles dédaignés de l’histoire. » Que de prescience, auraient commenté les frères Goncourt, greffiers irrésistibles du XVIIIe siècle et de leur siècle moins enchanteur !

Une double actualité éditoriale les désigne à notre attention, un nouveau tome du Journal, dans la version non expurgée qu’exhume courageusement Jean-Louis Cabanès, et une biographie, due à ce spécialiste et à Pierre Dufief, autre éminent expert de ceux que je me refuse à appeler « les bichons ». Car ce terme dépréciatif, dont use Flaubert en privé, les ravale au niveau des bibelots ou de « l’écriture artiste » dont ils sont supposés s’être fait une carapace contre le réel déchu. Leur exigence de collectionneurs, d’une part, n’a rien à voir avec la bricabracomanie des amateurs sans œil, ni argent. De l’autre, leur apport à la littérature ne se résume pas à leur manière inégale de mêler fantaisie et réalisme, la première corrigeant ce que le second pouvait avoir de trop grossier à leurs yeux, et dotant la traduction du réel d’une composante subjective et malsaine accrue. Edmond et Jules ne sont jamais parvenus à souffrir la peinture de Courbet, dont l’aplomb trop objectif, trop massif leur apparaît comme le fruit d’une passivité créatrice, d’une apathie mimétique et d’une santé despotique, pour ne rien dire du démocratisme claironné sans nuance. L’art, le grand art, selon eux, touche à l’hypersensibilité, à la névrose, à la perversité, au dérèglement de l’être, bien que Baudelaire (« c’est Béranger à Charenton »), leur semble avoir porté trop loin la négation des convenances poétiques.  Cette biographie à quatre mains d’un projet gémellaire, et voulu tel par les deux frères, « n’entend pas entrer dans les menus faits d’une aventure existentielle ». Dommage ! Le genre de la biographie doit accepter son impudeur principielle, sa quête compulsive du détail, ainsi que les Goncourt procédèrent eux-mêmes, afin de renouveler l’histoire intime du XVIIIe siècle, Révolution et Directoire compris. Barbey d’Aurevilly, Gautier et Baudelaire ont adoré le vagabondage qu’ils s’autorisaient, documents positifs en mains, au cœur des mœurs, pas toujours propres, du siècle de ce cher Diderot (Jacques le fataliste brille au panthéon de leur bibliothèque idéale). Après avoir souligné la misogynie et l’antisémitisme détestable des Goncourt, ce qui les prive parfois d’en expliquer les ressorts et d’en souligner les exceptions, – ou de faire la part des stéréotypes d’époque –, Cabanès et Dufief explorent « la biographie de l’œuvre » à la lumière de toutes sortes de facteurs, la dispute esthétique autour du réalisme dont les frères se réclament malgré tout, l’avènement de « la littérature industrielle », le milieu conflictuel des gens de lettres, le donjuanisme vénérien de Jules et, bien entendu, les matériaux privés que la fiction transpose. À cet égard, leur livre redresse maintes idées reçues.

Le lecteur en tirera une meilleure connaissance de l’évolution politique des deux frères, marquée par le clivage idéologique du milieu familial, et le souvenir traumatique de juin 1848 et décembre 1850, double théâtre d’une répression disproportionnée et d’un mépris social qui hypothéquaient l’avenir. Pour chaque ouvrage important, nos deux auteurs analysent contenu et réception, tissant chapitre après chapitre le réseau serré de relations et de détestations où s’engouffrent les aigles et les minores d’un demi-siècle d’art et de littérature. Plus familiers de la chose écrite que de la peinture, ils montrent bien cependant les effets de fusion et d’émulation entre les deux langages, à la manière des travaux de Bernard Vouilloux. On écrit au XIXe siècle « avec » la peinture, au point qu’il est possible d’assigner à Gavarni, auquel Gautier, Manet et Caillebotte ont rendu hommage, une influence considérable sur les Goncourt, imaginaire social et écriture du réel, d’un réel toujours un peu faisandé. Constantin Guys, souvent croisé, souvent glosé, a beau moins les combler, « le physionomiste moral de la prostitution de ce siècle » inspire maintes réflexions au Journal des Goncourt quant à la nécessité et aux difficultés de dire la vie présente, d’en saisir les signes et de les faire parler. La parution d’un nouveau tome de ce monument jamais assez visité tient toujours de l’événement ; et la moisson des années 1865-1868 ne déçoit pas, en soi et en comparaison de la version longtemps accessible du texte. Entre le scandale d’Henriette Maréchal, qui a marqué Manet, et la publication de Manette Salomon, où se peint « le peintre de la vie moderne » que le Second Empire leur refuse, les diaristes font mouche, ne nous épargnant aucune de leurs grandeurs et de leurs petitesses. Ponsard et Gautier s’y rencontrent souvent, l’un pour hurler sa nullité, l’autre pour incarner avec Flaubert la morale de l’art pur. Sans les Goncourt, le salon de la princesse Mathilde, salon frondeur, hostile à l’impératrice et à son faux goût, ne serait tout simplement pas compréhensible. Stéphane Guégan

*Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome IX : 1856-1857, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 98 € // Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XIII : septembre 1855 – mars 1857, textes établis, présentés et annotés par Patrick Berthier, Honoré Champion, 78 € // Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les Frères Goncourt, Fayard, 35 € // Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, tome IV : 1865-1868, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, texte établi et annoté par Christian et Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, 80 €

QUE FAIRE ?

À chaque remontée de sources fiables, le mythe du surréalisme s’effrite un peu plus. On en connaît les ressorts et le récit trop indiscutés. Il était une fois quelques preux chevaliers de la poésie pure et de l’image onirique, désintéressés en tout, unis par l’idéal, vague mais prometteur, d’une subversion totale des valeurs dites bourgeoises. Patrie, famille, religion, argent, nous vous haïssons : la formule est à peine caricaturale. André Breton et les siens se greffent d’abord sur l’agitation Dada sans brusquer les parrains utiles, Paul Valéry ou Jacques Doucet. Ces jeunes gens en colère, ces vrais poètes des turbulences intimes, la guerre de 14 les a secoués, moins Breton et Eluard toutefois qu’Aragon et Drieu la Rochelle, plus exposés aux orages d’acier. Jusqu’en juillet 1925 et sa fameuse rupture, occasion d’une fanfaronnade d’Aragon, Drieu aura communié dans « la virulence destructrice » (Julien Hervier) des surréalistes, préalable à une hypothétique reconstruction. C’est le propre des nihilismes, ceux notamment des fils de famille, que d’enchaîner l’avenir du monde aux vertus purificatrices du feu rédempteur. La troisième partie de Gilles, en 1939, renverra, ironie et signe à la fois, à L’Apocalypse de Jean (1). Avant de se rapprocher du PCF et de Moscou, faute originelle dont Breton mettra près de 30 ans à se laver (1936-1966), les surréalistes «manifestent», ils sèment en chœur le désordre et multiplient les meurtres, et autres cadavres, symboliques. C’est le temps de la bohème, inquiète, inquiétante, si l’on veut, entre-deux économique et stratégique qui, on le sait, ne peut durer éternellement. Le surréalisme vient après tant d’autres sécessions provisoires, et bénéficiaires, du monde de l’art !

Mais la révolte de quelques poètes extrêmes, en dehors de tout parti, pouvait-elle accoucher d’une révolution ? Comment tirer des mots une force agissante ? La correspondance Eluard-Breton, véritable bombe à maints égards, est traversée par quelques hantises de cette sorte, et par leurs conséquences édifiantes (2). Glissons sur la préciosité postromantique des premières lettres qui s’étale avec la candeur d’une toile Marie Laurencin, peintre dont Breton était alors friand et proche. Le 7 mars 1919, il écrit ainsi à Eluard : «Vraiment je goûte fort l’accent de vos poèmes, la même note claire dans ceux-ci.» Mais vit-on de poésie et d’eau fraîches à 23-24 ans ? Puisque travailler, c’est déroger, une économie de substitution s’est vite mise en place. Plus que Breton, qui feint de mépriser ses parents sans rompre tout de même, Paul Eluard jouit des subsides familiaux. La vente des tableaux et des fétiches, mot qui désigne souvent l’art africain dont ils font commerce, occasionne aussi des rentrées non négligeables. Les manuscrits aussi, qu’un temps Breton et Aragon, avec le soutien de Drieu, ont rabattus vers Doucet… Certes, en matière de négoce surréaliste, l’argent sale, ou jugé tel, reste proscrit. Quant à la définition du vil pécule, elle varie selon les hommes et les contextes. Breton se jette ainsi sur l’opportunité des ventes Kahnweiler, suite à la saisie inique de son stock pendant la 1re Guerre mondiale, mais dénonce avec la plus extrême vigueur, en 1926, la contribution géniale de Miró et Max Ernst au Roméo et Juliette des Ballets russes.

Il faut croire que le mécénat d’Étienne de Beaumont depuis le Mercure de Satie et Picasso, spectacle encensé par Aragon en juin 1924, signifiait désormais l’horreur insoutenable et mercantile de la classe dominante. En cette affaire, du reste, moins inconséquent que Breton, Eluard lui rappelle que les tableaux de Miró et d’Ernst se vendent dans les galeries associées au surréalisme et que leur clientèle touche, à regret, évidemment, au snobisme parisien le plus huppé ! La pire des difficultés qu’affronte le groupe, en effet, découle du divorce entre leur image sociale et leur programme politique. Car, au milieu des années 20, la ligne s’est durcie : Breton et Eluard font leurs délices du «merveilleux livre de Trotski sur Lénine», portrait sans ombre, servile, du chantre de la dictature du prolétariat. Le concept issu de Marx traîne déjà dans les numéros de La Révolution surréaliste, il sera le credo du Surréalisme au service de la Révolution, la revue suivante (1930-1933). Au petit jeu du grand remplacement, Aragon et Eluard dévoilent leur face la plus sombre. Mais il aura fallu la publication des correspondances de Breton pour préciser les positions de chacun, autant dire leur degré de lucidité ou d’irresponsabilité au regard de la situation mondiale des années 1930. Face à Moscou et ses divers bras armés, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dont Breton a caressé l’ambition de diriger la revue en gestation jusqu’au début 1933 (ce sera Commune), nos deux amis ont longtemps louvoyé. Dès mars 1932, le ralliement définitif et tapageur d’Aragon à Staline rend plus problématique la situation d’ensemble. Eluard, qui a co-rédigé la brochure contre le traître passé à l’Est (Paillasse), se berce encore des chances du surréalisme au pays des soviets, puis cède aux même sirènes autoritaires et esthétiques qu’Aragon…

Breton, de son côté, lit avec stupeur en octobre 1936 le télégramme qu’un certain nombre de personnalités des arts, d’Eluard à Picasso et Giacometti, ont envoyé à Maxime Litvinov, afin de saluer le geste de la Russie en faveur des antifranquistes espagnols et des livraisons d’armes dont elle avait brisé l’embargo. On sait aujourd’hui ce qu’il en fut de la mainmise de Staline sur le conflit en cours. Breton ne peut tolérer qu’à l’heure des procès de Moscou ces écrivains et peintres «engagés» congratulent l’U.R.S.S. «pour avoir sauvegardé les principes indestructibles de la justice, de la dignité et de la paix».  Eluard, que la terreur moscovite ne trouble pas (il l’écrit à Gala en moquant Breton), publie Novembre rouge dans L’Humanité du 17 décembre. C’en est presque fini d’une amitié qui va continuer à s’effilocher jusqu’aux accords de Munich. Concernant Hitler justement, leur correspondance ne brille pas par sa clairvoyance, bien que Breton soupçonne un fond de pensée racialiste derrière l’attrait que Dali avoue ressentir envers le IIIe Reich. Cette nouvelle dictature, pour Eluard, n’est que l’acmé d’un patriotisme et d’un conservatisme aggravés. Hors les paroles incantatoires ou le piège stalinien, ni l’un, ni l’autre n’envisage une riposte cohérente et efficace au nazisme, contrairement à un Blanchot (3), un Paulhan et même un Drieu. Il faut donc revenir à lui.

En prélude à Gilles, dont Gallimard édite en décembre 1939 le volume partiellement censuré pour satire du personnel politique et des surréalistes, l’auteur du Feu follet, qui croit son heure venue, s’autorise deux prépublications : dès l’été qui glisse vers la guerre, la première partie de son grand roman se lit dans La Revue de Paris. Mais Drieu, misant sur les effets d’annonce comme de miroir, offre simultanément aux futurs lecteurs de Gilles le début de son épilogue. Paru dans Gringoire, ce dernier coup de sonde avait été passablement oublié, Pierre-Guillaume de Roux vient d’en faire un petit livre incisif avec la complicité de Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen (4). A travers Le Faux Belge, qui se donne des allures de longue nouvelle, à la fois tributaire et détachée du livre à paraître, Drieu ménage le suspens. Car les feuilletons de Gringoire sont loin de mettre un point final au récit à venir. Entre les chapitres liminaires de Gilles et l’ultime pirouette de son héros éponyme, le raccourci se voulait fulgurant : le rescapé des tranchées et des années folles, où il avait lié son destin, ses dégoûts et ses furies à ceux de Caël (Breton) et Galant (Aragon), passait de la moderne Babylone à l’Espagne du rachat. Entretemps, Gilles est devenu Walter. Se réclamant des rexistes belges et non des phalangistes, il faut y insister, l’homme de Charleroi replonge au cœur des conflits qui scellent le sort de l’Europe.

Terrain de chasse de Mussolini et d’Hitler, l’Espagne de 1936-1937 fut peut-être davantage le laboratoire du stalinisme, qui jugule les forces antifranquistes avec l’approbation du PCF, tout en peaufinant l’illusion que la Russie soviétique constitue le seul rempart du fascisme international. On a tort de réduire la guerre d’Espagne au seul clivage des partisans et des ennemis de Franco. Plus fin, car plus informé, très hostile aux communistes et à leur emprise déjà tentaculaire, Drieu a approché la guerre, à Séville, en août 1936.  Deux articles, à chaud, répondent au choc, et au sentiment que cette guerre échappe à ceux qui pensent la conduire. «Ce qui meurt en Espagne», écrit Drieu dans la NRF, c’est le projet d’une Europe fière de sa civilisation chrétienne et conservant à chaque pays sa souveraineté, capable enfin de tenir son rang entre la Russie et l’Amérique. Depuis 2020 et le chaos présent, on appréciera… Le Faux Belge, comme son titre l’indique à l’été 1939, c’est la ronde des masques et le drame d’une cécité collective. C’est la coda inachevée de Gilles, bien plus catholique et européenne que nazie, n’en déplaise aux historiens et à leur lecture idéologiquement et bêtement prédéterminée. Andreu et Grover nous ont dit combien Drieu a remanié son texte, durant l’hiver 1938-1939, pour éradiquer toute concession possible à la germanophilie que le pacte Molotov-Ribbentrop va lui rendre plus odieuse (5). L’une des figures essentielles du Faux Belge se nomme Cohen, c’est un rouge en mission… Or Walter et lui se montrent d’une loyauté réciproque exemplaire. S’éloigne le simplisme de la «panoplie raciste» (Jacques Lecarme) qui colle encore au mari de Colette Jéramec. Le Faux Belge est une vraie réussite.

Stéphane Guégan

Verbatim / Dans sa dédicace de Gilles à Beloukia (Christiane Renault), Drieu écrit fin 1939 : «souhaitons que ce livre ressemble un peu aux peintures que nous avons aimées ensemble, à ces forts paysages lyriques, apparemment excessifs, mais d’abord bien vus et bien observés de Van Gogh, avec dans les coins certaines délicatesses risquées de Manet.»

(1) Quant aux avatars du texte de Jean, voir notre recension de D.H Lawrence, Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, in La Revue des deux mondes, décembre-janvier, 2019-20.

(2) André Breton et Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 32€. Sur Picasso et Eluard, voir notre contribution (Tendre miroir ?) au catalogue de l’exposition Pablo Picasso / Paul Eluard. Une amitié sublime, Museu Picasso de Barcelone, jusqu’au 15 mars 2020, puis Musée Picasso de Paris, dans une version différente (en contrepoint au très attendu Picasso poète).

(3) Nous avons rappelé ici même combien l’anti-hitlérisme maurrassien du jeune Maurice Blanchot s’était montré plus précoce, net et efficace que celui des surréalistes. Il se trouve que l’étonnant Paul Lévy (1876-1960), grand homme de presse de l’entre-deux-guerres, avant d’être frappé par les lois anti-juives de Vichy, abrita une bonne partie de ses articles dans ses journaux. Il se trouve qu’il avait réagi vivement, le 4 juillet 1925, dans le Journal littéraire dont il assurait la direction, à l’ignominieuse Lettre ouverte à M. Paul Claudel des surréalistes. Les termes de Paul Lévy, où il retourne la critique du nationalisme en xénophobie de l’intérieur, déplurent à Breton («dégoûtant article») et Eluard, lequel écrit, le 7 juillet 1925 : «Évidemment, sa patrie, son temple et son argent paieront pour lui, mais si l’on pouvait l’égorger rapidement et sans bruit, quelle bonne petite fête intime !»

(4) Pierre Drieu la Rochelle, Le Faux Belge. Nouvelle, édition établie par Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 16,50€. Frédéric Saenen est l’auteur de l’excellent Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 2015.(5) Le pacte germano-soviétique (août 1939) envenime davantage les relations d’Aragon, aligné sur la politique lamentable du faux retrait stalinien, et Drieu. Lequel s’est vu attaquer ad hominem par la presse communiste, notamment celle du premier (Ce soir), dans les années 1930. À rebours de Drieu, Aragon bénéficie aujourd’hui d’un crédit remarquable auprès des universitaires et des journalistes, voire de ses biographes récents, crédit qui appelle pourtant un certain nombre de correctifs quant à son bilan littéraire, son parcours politique et certains écarts de conduite dès avant la Libération. Une certaine bienveillance (voir, par exemple, les notices AEARBretonDrieuEluard) caractérise ainsi l’ambitieux Dictionnaire Aragon qu’ont dirigé Nathalie Piégay et Josette Pintueles pour le compte des éditions Honoré Champion (2019, 130€). Mais il se trouve suffisamment d’entrées moins sujettes à caution pour justifier la lecture de ce massif placé sous le constat suivant : «Peu d’œuvres (que celles d’Aragon) manifestent une sensibilité aussi vive à la contradiction et à la diversité du réel, à l’infini du monde concret auquel il faut donner forme, à la pluralité des voix et des consciences […].»

INFAMIE

On n’ose dire palpitant, bien qu’il le soit, ce livre où Christophe Lastécouères reconstitue le sinistre parcours de sept hommes éminents, des ministres, un général, sur lesquels Vichy fit pleuvoir l’arbitraire juridique et le cafouillage administratif dès l’été 1940.  Leur crime ?  Être les principaux responsables de la défaite, rien que ça… Mais pouvait-on faire porter sur leurs seules têtes notre manque de fermeté face à Hitler, le bellicisme confus du gouvernement, la conduite incertaine des opérations militaires, aggravée par l’étrange comportement britannique ? Autre question, où faire débuter la période qui avait mené au désastre de juin 1940 ? Pétain, qui fut ministre en 1934 et 1935, fit le choix prévisible d’incriminer les gouvernements qui s’étaient succédé à partir du Front populaire. Tous investis, à des titres et des moments divers, de charges importantes durant les années 1936-40, – qui connurent pourtant une vraie politique de réarmement et des mesures préventives envers les étrangers potentiellement dangereux -, Edouard Daladier, Léon Blum, Georges Mandel et Paul Reynaud apparaissent vite convenir à cette campagne de stigmatisation.

Au sein de la guerre civile que fut l’Occupation, l’affaire du procès de Riom concentra les malheurs d’une France déchirée et les contradictions, comme les dérives, du régime. On comprend qu’un chercheur français ait décidé de se saisir de l’événement, des faits à l’imaginaire où ils s’inscrivent, avant d’en suivre le cours jusqu’à l’assassinat de Jean Zay, autre victime de la nouvelle main de justice, et de Mandel, abattus tous deux par la Milice à la veille de la Libération. Le travail de l’historien, qui consiste à étendre ses sources et ses angles en vue d’une lisibilité accrue du passé, ne saurait trouver meilleur terrain que les années sombres et, à l’intérieur de celles-ci, la Révolution nationale. En matière de disgrâces propres à galvaniser ses partisans, le maréchal se veut l’héritier des mesures d’exceptions communes à l’ancien régime et à la Terreur de 1793-94. A procès extraordinaire, méthodes idoines. Le seul obstacle aux pratiques expéditives que réclame la presse la plus virulente réside dans le légalisme théorique de Vichy. Avant d’embastiller (aucune condamnation à mort), il faut établir les responsabilités et maintenir l’apparence d’une indépendance des juges. On sait ce qu’il en fut de l’échec de Riom, des plaidoiries brillantes, celle de Blum notamment, et du coup de force final de Pétain en octobre 1941. Lastécouères apporte du neuf au sujet des résistances variables de l’appareil judiciaire et de l’ambiguïté même des temps. Pas question, ainsi, de laisser les Allemands disposer des faux inculpés. Tandis que la raison d’Etat exige leur maintien sur le sol national, leur assure une protection qui peut sembler paradoxale, les impératifs de la propagande imposent toute une scénographie de l’effroi cellulaire et de la relégation territoriale comme autant de marques d’infamie. Puis vinrent le 11 novembre 1942, la fin de la zone libre, le progressif naufrage de Vichy… Les Allemands, en 1943, expédient au-delà du Rhin les prisonniers, qui au château d’Itter, qui à Buchenwald, mais dans une annexe du camp (détail décisif que Wikipédia omet de préciser !). Mandel en reviendra pour mourir, Blum pour dire. Stéphane Guégan

Christophe Lastécouères, Prisonniers d’Etat sous Vichy, Perrin, 2019, 24€.

Avant-guerre, après-guerre

A la une de la NRF du 1eroctobre 1929, en tête même de son sommaire alors, un nom apparaît aux résonances exotes, qui donne plus de de poids au témoignage. Un témoignage à charge sur « l’URSS d’aujourd’hui » dont l’auteur « rentre » après un séjour de seize mois. Le Roumain Panaït Istrati (1884-1935), bien avant Gide, et avec plus de netteté, fait de ce retour un rejet, de ce voyage une déliaison. La liesse obligée des dix ans de la révolution bolchevique en prend un coup. L’amitié qui liait l’apostat à Romain Rolland aussi. Elle avait débuté dans l’éclat d’une captatio benevolentiae qui inaugure leur belle correspondance (longtemps tue pour cause de « guerre froide »). De Genève, en août 1919, – la maladie, la pauvreté noire et la guerre ayant poussé Istrati hors de son pays -, ce dernier écrit à l’auteur de Jean-Christophe qu’il idolâtre, autant l’écrivain péguyste que son roman d’un humanisme vibrant : « Un homme qui se meure (sic) vous prie d’écouter sa confession. Je ne connais pas votre langue et cela vous ennuiera, peut-être. Mais vous vous intéressez à la vie, et c’est pourquoi je m’adresse à vous. » De vie, d’amitié et de complicité idéologique, les lettres suivantes ne sont pas avares. Mais la dénonciation du système communiste, rappelée plus haut, va nettement refroidir leur relation. Car Romain Rolland, si conscient soit-il des réalités staliniennes, refuse la rupture : son idéalisme intangible – bien vu par Freud – confine à la cécité volontaire dont les intellectuels français ont donné alors d’autres preuves. Il faudra le choc du pacte germano-soviétique pour provoquer une dissidence qu’ont préparée, outre le Moscou des procès à répétition, l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Car les mêmes communistes qui applaudiront au pacte d’août 1939, Aragon en tête, crachèrent auparavant sur la République incapable de museler les nazis ; ils vomissent Daladier, Président du conseil en 1933, comme aux moments des accords de Munich, «Sedan diplomatique» (Romain Rolland). Istrati sera mort avant, son œuvre faite, sa vérité dite, emportant dans la tombe la haine des camarades aux ordres, et les regrets de son mentor. SG / Panaït Istrati / Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, riches annexes, Gallimard, 32€.

Il n’était aucun domaine de la pensée qui ne pût alimenter la réflexion de Paul Valéry sur les conditions de son exercice et de son usage. Les Cahiers qu’il remplit toute sa vie abritent et stimulent ce mouvement de l’esprit aux prises avec lui-même. Il en manquait un, qu’on avait fini par croire inexistant alors que l’examen de la série affirmait le contraire. Fruit des réflexions souvent inquiètes d’août 1933, il est réapparu lors d’une vente aux enchères. Un miracle, oui. Durant l’été qu’il passe chez Martine de Béhague, grande dame des arts, Valéry jouit du lieu, la presqu’île de Gien, du temps qu’il dit beau, au sens fort, de l’écriture, libre des servitudes parisiennes. La plume en main, il rêve aux femmes qu’il n’aura pas, mais dont la musique de Wagner, pesant narcotique pourtant, creuse le désir. Il travaille à Degas Danse Dessin, un de ses chefs-d’œuvre, qui le ramène à sa jeunesse mallarméenne, toujours là. Car la nostalgie ne coupe du présent que les amis du désespoir. Le présent, alors, c’est Hitler. En son succès électoral, Valéry voit un mélange d’idolâtrie, de primitivisme et de mysticisme. Comme d’autres, le maurrassien Blanchot, par exemple, il a compris, lui l’aède d’une social-démocratie presque impuissante, qu’il faut étouffer le mal dans l’œuf. Mais là il voudrait sentir des âmes prêtes à en découdre avec le nazisme, « la volonté de paralysie » et « la phobie de la force » prévalent de façon effrayante. La fuite des Juifs d’Allemagne lui apparaît plus loin comme la conséquence d’une « politique insensée et bestiale ». Croisant Daladier, l’amant radical-socialiste de la marquise Jeanne de Crussol, à la faveur d’une vie mondaine qui ne désarme pas, il lui entend dire qu’Hitler a du « bon sens » ! Sur ce chapitre, Valéry préfère ses propres sources. Car son fils, qui a séjourné chez François-Poncet à Berlin, résume autrement la situation : « on s’attend à tout ». SG / Paul Valéry, Août 1933. Cahier inédit, Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie (éd.), Gallimard, 17€.

Pétri de Stendhal et de D’Annunzio, Nicola Chiaromonte (1905-1972) avait déjà brûlé plusieurs destins quand il rencontra Camus, en terre algérienne et donc française, au printemps 1941. A moins de vingt ans, il s’est abandonné à l’ivresse du jeune fascisme italien, s’en est détaché, s’est jeté dans l’antifascisme des années 1930, sans céder aux sirènes assez vociférantes de Moscou. L’en aura prémuni la guerre d’Espagne, cette autre tromperie pour intellectuels en mal d’engagement : la lutte anti-franquiste vite instrumentalisée par Moscou, il la mène depuis l’escadrille assez fantaisiste de Malraux. Dans L’Espoir, l’anar du Sud de l’Italie, très anti-communiste, c’est lui. Giovanni Scali, c’est son patronyme romanesque ; il conjugue l’attachement au christianisme de sa mère et quelque chose, sur le plan existentiel, d’aérien ou d’insaisissable.  En France, à l’heure de l’Exode de juin 40, il rejoint la région toulousaine, « terre promise des paysans italiens ». De la route, il va en faire beaucoup, fidèle à l’errance des justes. Après l’Algérie et la rencontre électrisante de Camus, ce sera New York, où la gauche non-communiste américaine devient sa seconde famille. Les bombes atomiques d’août 1945, une monstruosité pareille à l’acharnement anglo-américain sur les civils allemands, le marquent à jamais. Comme le suggère Samantha Novello, en tête de l’édition de leur correspondance, Camus et Chiaromonte, contre la morale de l’obéissance et, ajouterais-je, les religions de la vertu pure et du détachement terrestre, cherchent à refonder une « credenza » qui aurait pour condition, non le déisme kantien ou la régression rousseauiste, mais l’idéal déniaisé du Bien collectif. SG / Albert Camus et Nicola Chiaromonte, Correspondance (1945-1959), édition établie et présentée par Samantha Novello, Gallimard, 22€.

Sur l’ambassade berlinoise de François-Poncet : « Comme un goût d’avant-guerre », blog du 19 mars 2016

« Ne pas se séparer du monde »

Je ne pensais pas revoir, cette année, aussi belle chose que la rétrospective Valentin. C’était sans compter l’exposition du musée national d’art moderne de la ville de Paris, où Derain, Balthus et Giacometti prennent sens l’un par l’autre. Il n’est pas, en ce moment, de meilleure affiche parisienne, et de meilleur refuge aux fausses valeurs qui paradent ici et là. Fabrice Hergott, en tête du catalogue, parle justement de l’omerta dont Derain reste la victime non consentante (sa famille, ses admirateurs veillent). La proscription n’a pas cours ici. Peut-on dire, du reste, que la France ait beaucoup montré Balthus depuis l’exposition historique et controversée de Jean Clair ? Plus de 30 ans, ça fait un bail. Quant à Giacometti, plus en cours, moins suspect de passions réactionnaires, il est plus courant qu’on l’associe à Picasso ou Beckett qu’au « peintre du voyage »… Un silence se brise, tant mieux! L’entente est-elle possible entre les protagonistes d’une exposition ? Celle-ci le prouve. Directeur, commissaire (Jacqueline Munck) et scénographe (l’excellente Cécile Degos) parlent, à l’évidence, le même langage. Certaines séquences, les autoportraits, les natures mortes si pleines du vide qui les enveloppe, les modèles partagées, les femmes et leurs étranges rêves de possession accidentée, les fragments enfin réunis des Bacchantes noires, se sont déjà durablement gravées dans la mémoire. L’entente est-elle possible entre les artistes ? Oui, assurément. À quoi j’ajouterai ce que Gracq disait de Camus et Char. L’éloignement du temps, près d’un demi-siècle, a rapproché, « dans la signification de leurs œuvres »,  ces trois géants dont les « silhouettes pouvaient sembler si différentes ». Stéphane Guégan

*Derain, Balthus, Giacometti : une amitié artistique, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 29 octobre 2017. Catalogue Paris-Musées, 49,90€. Sur la question du dernier Derain et du voyage, on se reportera au livre de Michel Charzat (Hazan, 2015) et au chapitre que je consacre à ce point aveugle de la vulgate moderniste dans L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente (Hazan, 2015).

On lira ensuite un texte sur le sujet, publié dans le catalogue de l’exposition Balthus que Cécile Debray a organisée en 2015. Ce court essai (ici réduit), je l’avais dédié à Robert Kopp. Sa récente promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur m’est une autre raison d’en donner à nouveau lecture.

Les dons entre artistes sont de valeur spéciale. En apparence, ils répondent à l’immédiat. Mais leur signification, lors qu’il s’agit de l’hommage d’un cadet, regarde déjà vers l’avenir, scelle un au-delà, désigne un autre rapport au temps. On le vérifiera avec Balthus, qui offrit à Derain, au début de leur amitié, une copie d’après Masaccio. Elle datait du fameux séjour toscano-ombrien de l’été 1926. Une bourse miraculeuse avait jeté le jeune homme sur le chemin de Piero et de Masaccio, les deux peintres chez qui, selon Roberto Longhi, s’était joué le destin de l’art moderne. Cinq cents ans après que Masaccio eut peint la chapelle Brancacci (notre photo), Balthus en avait vérifié la présence, celle d’un décor ruiné, majestueuse épave d’une civilisation qu’il était d’autant plus urgent de continuer qu’elle était menacée de disparition. La salutaire crise de l’avant-gardisme, qui frappa l’entre-deux-guerres, donnait toute son acuité aux copies masacciennes de 1926. L’une d’entre elles se rapporte à La distribution de l’aumône et la mort d’Ananias. Inspirée des Actes des Apôtres et critique acérée des « fausses richesses », la fresque concentrait la thématique rédemptrice du cycle entier, elle interpela donc celui qui se plaçait lui-même, à l’orée de sa carrière, sous la protection des figures tutélaires de la grande peinture.

Au début des années 1930, lorsque la copie de Balthus lui échut, André Derain apparaît comme le Masaccio du moment, et peut-être le nouveau Saint Pierre, à l’œil sévère mais aux générosités fécondantes. La cinquantaine atteinte, il touche au zénith de sa gloire et jouit d’un prestige qu’on ne mesure plus. Hormis Picasso et Matisse, nul artiste ne domine autant la jeunesse des ateliers. Derain en impose depuis que Paul Guillaume est devenu son principal marchand. Et Derain, dès 1919, devient le favori des jeunes dadaïstes de la capitale. Tandis qu’il donne des gages aux partisans du « retour à l’ordre », en se réclamant de Raphaël plus que de Cézanne, il envoûte Breton, Aragon, Eluard, tous le font entrer dans leur collection naissante et leur panthéon déclaré. L’auraient-il adoubé s’ils n’avaient senti, une quinzaine d’années avant Balthus, la puissance d’étrangeté de Derain, son horreur des taxinomies banales et cette capacité à transcender les genres ? Ces très jeunes gens, émules de Rimbaud et d’Apollinaire, marqués par leurs visites de la Galerie Paul Guillaume, redéfinissent les lignes du moderne. Écoutons Aragon, le 24 mai 1918, il écrit  à Breton : «Herbin après tout c’est de la peinture de gardien de square. A part Juan Gris, il n’y a que Picasso et Derain. Probablement en beaucoup plus grand Picasso c’est Goya et Derain Velázquez.» Le culte que voue Breton à Derain s’est mué lui aussi en ferveur amoureuse, comme l’atteste, en 1919, Mont de piété.

Ce premier recueil de poésies, illustré de deux dessins du peintre, lui consacre une pièce superbe, tout en alexandrins brisés, portrait possible d’un artiste du mystère, qui chercherait à travers la fable, le sacré ou le réel le lyrisme fatal d’une humanité frémissante. On était loin de la vulgate post-cubiste, dont Braque venait de donner sa version dans Nord-Sud, et que Derain avait trouvée «d’une sécheresse et d’une insensibilité effrayantes». La souveraineté du «fait plastique» relevait de ces «sottises» étouffantes, à dénoncer ouvertement. Le 7 novembre 1920, Littérature fait paraître «Idées d’un peintre», où les voix de Breton et Derain fusionnent presque dans la volontaire indifférenciation du récit d’une visite d’atelier. Les aphorismes cisèlent une esthétique qui va au-delà du réalisme assagi dont le peintre est devenu le représentant malgré lui : « Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses qu’on peint. La forme pour la forme ne présente aucun intérêt. » Peu importe que le surréalisme orthodoxe ait fini par renier un artiste à la fois trop incarné et trop réfractaire aux convulsions forcées, les dissidents l’ont vite rejoint, Bataille et Artaud, dont il illustre respectivement L’Anus solaire (1931, Galerie Simon) et Héliogabale ou l’Anarchiste couronné (Denoël et Steel, 1934), deux livres pétris d’un Eros de la vie et de la cruauté sans limites. D’une publication à l’autre, Balthus aura pénétré le cercle de Derain, qui touche au meilleur de la littérature, et sur lequel rayonne l’autorité indéchiffrable et  jouissive du grand aîné. A partir des lettres enflammées que le «disciple» échange avec Antoinette de Watteville autour de 1935, correspondance qui témoigne du vitalisme contagieux de Derain, on peut suivre la progression du portrait qui allait rapprocher à jamais les deux artistes.  Commande du marchand Pierre Colle, la toile du MoMA (notre photo), peinte sur bois, à l’ancienne, n’est pas une image aussi  transparente qu’on ne le dit. Derain, colosse impénétrable, semble investi d’une puissance comparable à celle de l’autoportrait de Poussin (Louvre), dont Balthus semble avoir voulu rappeler les gestes impérieux et la métaphysique des cadres vides.

Il n’y aurait là que glorification du «patron» et nouvel hommage du cadet, après le don de la copie de Masaccio… Mais la présence d’un très jeune modèle, à l’arrière-plan, dote l’image de résonances, voire de dissonances scabreuses. Vêtue d’une jupe trop courte et d’une combinaison trop glissante, elle baisse les yeux, comme si le géant en robe-de-chambre venait d’abuser d’elle ou s’y apprêtait. Un sentiment d’effraction et de violence sexuelle envahit le spectateur le moins averti des enjeux de la toile. On en dira autant du profit que Balthus a pu faire, au même moment, de certains tableaux de Derain, tels Geneviève au chapeau de paille et ses natures mortes aux relents sanguinaires… On notera enfin que la réalisation du portrait du MoMA s’inscrit dans les limites de la « querelle du réalisme » dont Balthus, à sa manière, fut l’un des acteurs, autant que son ami Giacometti, en délicatesse croissante avec le groupe surréaliste. Une lettre d’Antoinette de Watteville, du 3 août 1936, prouve qu’une certaine familiarité s’est déjà installée entre Balthus et Alberto. Leurs communes origines suisses et son récent volte-face réaliste de Giacometti n’y sont pas pour rien.  S’il fallait une preuve supplémentaire des nouvelles alliances qui s’opèrent vers 1935, il suffirait de citer l’attention que portent alors Aragon et Crevel à Derain, érigé en saint patron du nouveau réalisme, et à Giacometti, félicité de s’être dépris des idées de Breton et de refuser désormais toute « fuite de la réalité ». La formule se comprenait par ce qu’elle refusait, l’angélisme onirique ou abstrait, et surtout « l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale purement formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif ». Derain incarnait la capacité de tirer l’inconnu du connu, de dire la réalité autrement, mais il symbolisait aussi un refus plus global des postures et impostures du siècle. Balthus et Giacometti étaient à bonne école. L’avant-guerre les avait fait se trouver, la guerre les fit se retrouver en Suisse, dans l’entourage de l’éditeur Skira et de la revue Labyrinthe. De ce moment genevois, Jean Starobinski a dit l’essentiel. Autant que ce que nous appelons le réalisme de Derain et Balthus, c’est l’enveloppe de silence, le bruissement d’un espace engendré par les figures mêmes, que Giacometti a fait advenir en sculpture, dans la circulation muette des solitudes qui peuplent ses hommes au pas insolite et ses femmes aux corps totémiques. Stéphane Guégan

D’autres aventures solidaires

« La NRF est mon rocher », écrit Jean Schlumberger à Gide. L’aveu date de 1915 et se ressent de la guerre auquel le premier, qui fut soldat, doit d’avoir compris les dangers où l’illusion de la victoire allait jeter la France. Mais ce rocher salvateur n’a pas seulement l’apparence du symbole, il dit, par l’image, la vertu et le réconfort du collectif. Au XXe siècle, le groupe littéraire exige plus que jamais une éthique de fer, il doit être « manière d’être » avant d’être « manière d’écrire »… Schlumberger et Gide avaient été de la création de la NRF en 1908/09, de même que Jacques Copeau. Lorsqu’ils se lancèrent dans l’aventure du Vieux-Colombier, ce théâtre qui devait en organiser la rénovation par haine du « boulevard » et de l’héritage post-symboliste, les trois amis affichaient, en cet hiver 1913, l’éclat d’une volonté unique.  En parlant de « notre chapelle », bien avant de revenir à Dieu, Copeau ne limitait pas l’esprit de la communauté au laboratoire d’un nouveau théâtre, vingt ans après les expériences du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre. Fidèles aux Anciens et donc aux besoins de la Cité, il désignait aussi le sens de son action, et surtout l’écho qu’il espérait conquérir auprès d’un public pareil à lui. A cette Jeune-France, du reste, il adressa un vibrant appel au moment d’ouvrir les portes de la salle que feraient briller un Dullin ou un Jouvet. Après avoir publié la correspondance que Copeau échangea avec ce dernier (Gallimard, 2013), les Cahiers de la NRF accueillent les actes de récents Entretiens de la Fondation des Treilles. L’esprit Schlumberger domine ces rencontres et l’on s’en réjouit à lire ce volume édité par Robert Kopp et Peter Schnyder, dont j’ai déjà dit ce que la vitalité des études gidiennes leur doit. Mais Gide, une fois n’est pas coutume, s’efface un peu ici devant ses acolytes, bien plus acquis à l’hygiène des planches. Si certains auteurs corrigent heureusement le dégoût qu’on prête à l’auteur du Roi Candaule envers l’expérience de la parole partagée et actée, l’essentiel des contributions soulignent l’investissement de Copeau et l’apport, non moins essentiel, de Schlumberger, à qui Corneille tenait lieu d’étalon. Kopp, qui consacre un excellent article à ce lien passionné, en éclaire le terreau. D’Hugo et Gautier à Brunetière, les plumes n’avaient pas manqué pour affirmer la supériorité du Normand sur Racine. Force, courage, noblesse, Corneille en était l’éducateur éternel, paternel. « Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il a formé l’âme française, c’est bien de lui », déclarait Schlumberger. Le même, en 1923, devait publier une des meilleures recensions du Mesure de la France de Drieu, l’une des plus engagées aussi. Puisse, écrit-il, le ton « rude, probe et hardi » du livre réveiller son pays, trompé par une fausse victoire, se croyant encore doté des moyens de la politique de Louis XIV et se mettant, par hédonisme aimable, « en état d’infériorité dans la lutte inhumaine des grands empires industrialisés ». SG // Gide, Copeau et Schlumberger. L’art de la mise en scène. Les Entretiens de la Fondation des Treilles, Robert Kopp et Peter Schnyder (éd.), Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 25€.

Rapidement, signalons, aux Cahiers de la NRF, la parution longtemps attendue des chroniques politiques (1931-1940) de Maurice Blanchot, celles qu’il publia dans la presse conservatrice (Journal des débats) et dans les revues d’extrême-droite, tendance maurrassienne, chroniques dont nous avons déjà dit, au sujet de leur valeureux et docte éditeur, David Uhrig, combien elles  étaient de lecture fondamentale pour quiconque veut comprendre l’entre-deux-guerre, la veulerie de la IIIe République envers les premières provocations d’Hitler, le double jeu de l’Angleterre et des États-Unis, l’enfumage des intellectuels anti-fascistes (Gide, Malraux, Camus) au profit de l’URSS et l’éphémère enthousiasme maréchaliste de l’auteur des Faux pas (1943).  Bref, l’agonie d’un système dont notre pays a payé le prix fort  avant et après la défaite, comme après août 44. On se gardera, comme je l’ai lu ici et là, de confondre antisémitisme et xénophobie (les maurrassiens ne croient pas aux races), comme on se dispensera de jeter l’opprobre, sans essayer de le comprendre, sur le patriotisme (ceci explique cela) de la jeune droite des années 30, adepte d’une révolution conservatrice, très hostile à ce que Blanchot nomme le germanisme dont Hitler est la caricature raciste et bornée. Il paraît qu’il faut préférer à Blanchot 1 Blanchot 2, antigaulliste, pétitionnant à tout-va, un rien beatnik tiers-mondiste et convertissant l’exigence spirituelle de sa jeunesse révoltée en théorie littéraire de « l’absence au monde » et du verbe exsangue. Nous ne le pensons pas. SG // Maurice Blanchot, Chroniques politiques des années 1931-1940, édition (exemplaire) et préface de David Uhrig, Gallimard, 29€.

Plus rapidement encore, quelques publications relatives à Camus. Dans un livre nourri de documents inédits et qui se lit comme une chronique, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille décortiquent la flambée communiste du jeune Camus (1935/37), le PCF lui ouvrant une porte (opportuniste) qui conduit à ses idoles (Gide, Malraux), à l’heure de l’AEAR, porte qui se refermera vite sur la realpolitik de Staline et les atermoiements des « camarades » envers les indépendantistes algériens (ses frères de misère plus que de Marx). C’est là, dans l’Algérie des premiers combats, que le destin théâtral de Camus s’origine. Après beaucoup d’autres, Hélène Mauler y enracine ses analyses. Elles sont rapides, concises et d’une écriture vive, comme le réclament les ouvrages de cette excellente collection. L’auteur prend souvent appui sur la prédilection de Camus pour Copeau, et regroupe sa réflexion autour de l’aventure solidaire qu’est le théâtre selon les deux hommes. Camus n’a pas caché son admiration pour Copeau, le jeu de ses acteurs (se donnant physiquement parce que se possédant) et le souci de faire passer le texte avant le décor. À la fin de la première des lettres que René Char ait adressées à Camus, en mars 1946, il lui déclare adhérer à Caligula, qui relevait du cycle de l’absurde aux côtés du Mythe de Sisyphe et de L’Etranger. Il avait lu le roman au temps des maquis sans passion excessive. Et pourtant Char et Camus allaient nouer une grand amitié jusqu’à la mort précoce du Prix Nobel. Une amitié où il entrait autant de nietzschéisme que d’anti-communisme. L’opium des intellectuels d’après-guerre, très peu pour eux ! SG // Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Albert Camus, militant communiste, Gallimard, 25€ / Hélène Mauler, Le théâtre d’Albert Camus, Ides et Calendes, 10€ / Albert Camus et René Char, Correspondance 1946-1959, édition et présentation de Franck Planeille, Folio Gallimard, 7,70€ (augmentée de 8 lettres inédites au regard de l’édition précédente, collection Blanche 2007).

BORDEAUX FOR EVER

Le dernier Sollers, Beauté, nous ramène dans sa ville, ce qui est une première justification de son titre. L’écriture en constitue une autre, ce qui ne surprendra que les déserteurs de la langue française et de sa littérature. Le Bordelais « se débrouille avec les mots », comme le dit de lui le narrateur de Beauté. Philippe Sollers se confond-il avec ce drôle de moraliste, aussi sensible aux femmes, aux arts qu’au déluge de laideurs qui accablent l’époque? La question, bien sûr, passionnera les spécialistes de l’auto-fiction et les docteurs en narratologie. On sait que la glose universitaire et journalistique adore ce genre de décorticage. Je ne sais pas si Beauté est un roman ou un délicieux bouquet d’impressions et de rêveries aspirées par une fiction qui aurait le charme de l’aléatoire. Ce que je sais, c’est que Beauté écrase la fausse monnaie de bien des romans de la rentrée et hume merveilleusement l’air du temps, veulerie politique, harcèlement médiatique, obscénité télévisuelle, communautarisme de tout genre et retour des guerres de religion. Comme Sollers le rappelle, en catholique conséquent, notre beau pays a récemment vu un vieux prêtre égorgé en pleine messe, comme on s’acharne ailleurs sur les vestiges antiques… La beauté horripilerait-elle les réformateurs musclés du genre humain ?

À part ça, le moral des troupes est bon et le salut de la France assuré. Dans ce monde qui s’enfonce dans la terreur, la charia, le mensonge des élites, le populisme et les réseaux sociaux, à quoi rime cet éloge de la beauté ? À quoi bon Pindare, Bach, Hölderlin, Manet, Picasso, Céline, Bataille, Heidegger, Genet ? Et pourquoi nous entretenir de cette jeune pianiste italienne, Lisa, qui caresse son clavier aussi bien que l’homme de ses pensées ? Pourquoi revenir à Bordeaux et déclarer sa flamme à Aliénor d’Aquitaine, afin de lui redonner vie ? C’est que Sollers assume son élitisme égotiste et son hédonisme de mauvais aloi. Non, la beauté ne sauvera pas le monde… Avez-vous remarqué comment ce poncif éculé, courageuse réponse à la barbarie, a envahi le bavardage actuel ? Non, la beauté est seulement un don des Dieux. Sollers en est si convaincu qu’il lit déjà au fronton de toutes les mairies du pays cette formule de Pindare : « Les mortels doivent tout ce qui les charme au Génie. » Entre Egine et Bordeaux, l’auteur des Voyageurs du temps fait donc vagabonder la beauté aussi librement qu’elle le peut encore entre un passé imprescriptible et un présent capable encore de l’enivrer.

Comme Baudelaire, notre maître en tout, Sollers place le vin au plus haut des voluptés de l’existence. Évidemment, la promotion du divin nectar ne prend jamais un Bordelais au dépourvu. Au détour de Beauté, il se souvient qu’il est né près des vignes, sacrées entre toutes, de Haut-Brion. Il nous rappelle aussi que Samuel Pepys, cher à Jean-Marie Rouart, se régalait du Ho-Bryan que servaient les tavernes de Londres. Et l’avis d’un érotomane aussi raffiné, fût-il anglais, vaut caution de qualité… Ne quittons pas si vite le vin et les cafés, il se trouve que Sollers et quelques autres, Jean-Didier Vincent, Pascal Ory et le rédacteur de ces lignes, ont été associés à l’exposition inaugurale de la Cité du vin, Bistrot ! De Baudelaire à Picasso. Cafés, bistrots et cabarets, il est vrai, constituent le cœur de notre civilisation : une certaine façon d’être au monde s’y concentre. De tout temps, les artistes et les écrivains en ont colonisé le lieu et observé la faune. Cet effet de miroir culmine entre Baudelaire et Aragon, Manet et Picasso, Degas et Otto Dix, Masson et le jeune Rothko, mais il surgit avant et se prolonge jusqu’à nous. L’exposition de la Cité du vin confronte la peinture à la photographie, le cinéma à la littérature, et se détourne résolument des récits courants de la modernité. Périphérique au temps de Diderot, plus présent chez Daumier, le thème du café explose à partir des années 1860-1870, tant il colle à la génération qui a lu Baudelaire. Le cubisme et le surréalisme, au XXe siècle,  ne sont pas les seuls à s’emparer du sujet et à lui faire avouer sa part de rêve. Explorant le large éventail des situations que le café abrite et stimule, du buveur solitaire à la scène de drague, de l’exclusivité masculine à la revendication féminine, Bistrot ! questionne enfin ce que les artistes ont cherché à dire d’eux. Le visiteur, à son tour, s’y laissera entraîner vers lui-même. Stéphane Guégan

*Philippe Sollers, Beauté, Gallimard, 16€

**Bistrot ! De Baudelaire à Picasso, Cité des vins, Bordeaux, du 17 mars au 21 juin. Catalogue, Cité du Vin / Gallimard, 29 €, avec les contributions de Laurence Chesneau-Dupin,  Pascal Ory, Philippe Sollers, Antoine de Baecque, Florence Valdès-Forain, Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Jean-Didier Vincent, Claudine Grammont, Véronique Lemoine, Stéphane Guégan et un avant-propos du prince Robert de Luxembourg.

Bordeaux toujours

Quand on interroge Allan Massie, de nom normand et de sang écossais, sur ses maîtres en matière de roman noir, il répond aussitôt Simenon… La classe ! Cela se comprend, du reste, dès les premières pages de Printemps noir à Bordeaux (Death in Bordeaux) qui nous ouvre l’appétit avec un crime bien sordide, sexuellement troublant, et l’apparition d’un flic comme on les aime, un Maigret du Sud-Ouest, pas facile à détourner de l’enquête qu’il a décidé de mener jusqu’au bout malgré les pressions de toutes sortes. La victime atrocement mutilée fait partie de ces citoyens que le préfet préfère ne pas voir trop longtemps entre les pattes de la police et de la presse… C’est le genre d’affaires qu’il faut classer avant que ne se déchaînent les effets collatéraux.  Mais Lannes, qui n’a rien à voir avec le maréchal, n’en est pas moins un gars droit, un soldat de la profession, un commissaire à principes : « Il ne devrait pas être permis qu’une mort pareille reste impunie. Le meurtre est toujours une chose vile, mais le meurtre qui traduit un mépris de la victime est insupportable. » En outre, Gaston Chambolley, la victime en question, est loin d’être inconnu de Lannes. Au sortir de la guerre de 14, dont sa hanche bancale a conservé le souvenir, il a fait son droit avec cet ancien avocat, homosexuel notoire, fin lettré et critique à ses heures. Autant dire que les pistes à explorer sont plutôt nombreuses et que Lannes va y croiser du lourd. Comme si le mystère n’était pas assez noir, les figures interrogées pas assez glauques, les Allemands débarquent en juin 40. L’Occupation agite aussitôt les cercles de l’Enfer sur lesquels Balzac, autre auteur que Massie idolâtre, asseyait l’Urbs moderne. Bordeaux, au Nord de la Ligne de démarcation, va en franchir d’autres rapidement. S’il s’autorise à durcir parfois l’antisémitisme des Français, Massie n’écrase jamais la complexité de l’histoire sous le simplisme de notre triste époque. Le bon Lannes lui aurait tiré les oreilles autrement (Allan Massie, Printemps noir à Bordeaux, De Fallois, 22€). SG

Nazisme encore

Les biographes d’Adolf Hitler (1889-1945) avaient jusque-là considéré qu’il n’était pas nécessaire de parler longuement de sa personne, soit qu’on jugeât cette façon de faire de l’histoire marquée par un psychologisme ou un intentionalisme périmés, soit qu’on estimât la tâche impossible. Ian Kershaw s’était concentré sur l’exercice du pouvoir, comme si la gouvernance d’un dictateur pouvait rester étanche à l’homme même. On aura deviné que Volker Ullrich ne se serait pas lancé dans l’entreprise gigantesque et décisive dont paraît le tome 1, en deux volumes, s’il partageait les préventions de ses prédécesseurs. Du reste, Thomas Mann nous en avertit dès 1930 : « [Hitler] est une catastrophe ; ce n’est pas une raison pour trouver inintéressant son caractère et son destin. » L’erreur des biographes, confirme Ullrich, fut de déduire de son comportement souvent indéchiffrable, ou apparemment délirant, un manque d’intelligence ou de stratégie. On confond ainsi son art du masque, que Chaplin a parfaitement saisi, et les ressorts plus sombres de son comportement. Il serait si simple d’en faire un simple psychopathe sans vision du monde, ni vie privée. Ceux qui l’ont approché et dépeint le mieux, de Speer à Leni Riefenstahl, ont évoqué l’étrange alliance de fanatisme monstrueux et de charme autrichien, tandis que Goebbels a insisté sur les blocages de sa sexualité et Hess sur ses bouffées d’infantilisme. Un bon portrait de lui, à l’instar de celui que brossent Ullrich et sa connaissance abyssale des sources, appelle donc d’infinies nuances. On retiendra que Hitler a menti sur ses origines, qui ne furent pas modestes, et peu souligné l’importance des années qui précédèrent la guerre de 14. Dans la Vienne de Malher, dont il approuve l’interprétation de Wagner, le jeune homme ne cède pas à l’antisémitisme et au pangermanisme qui se développent alors. S’il préfère déjà Makart et Böcklin à Klimt et à l’expressionnisme, son rejet des modernes n’est pas encore systématique. La bohème l’attire, elle plaît à son étrange flottement que ne rompt pas la mort de la mère adorée. Si l’Académie des Beaux-Arts n’a pas voulu de lui, la guerre « l’arrache à une existence solitaire qui tournait à vide ». Mein Kampf, à juste titre, a héroïsé le tournant de 14-18, expérience de la discipline et du dépassement de soi couronnée par une croix de guerre de 1ère classe. La possibilité d’un ordre viril va naître sur les décombres de la défaite et l’engagement nationaliste qu’elle radicalise. Dix ans séparent le putsch raté de 1923 de la prise du pouvoir par les nazis. L’union mystique du Führer et du peuple allemand ne connaîtra plus dès lors de limites. Même radicalisation de la « politique juive » jusqu’à ce qu’une nouvelle guerre permette de justifier des moyens d’éradication toujours plus extrêmes. À la veille de la Pologne, Hitler avait « dupé et roulé chaque fois les puissances occidentales ». Se faisant passer pour un homme de paix, il préparait la guerre totale. Elle le perdra, lui et son rêve objectif d’une Allemagne vengée du naufrage de 1918 (Volker Ullrich, Adolf Hitler. Une biographie, tome 1, Gallimard, 59€). SG

Selon l’idéologie nationale-socialiste, l’art ne saurait se contenter d’une fonction périphérique ou ancillaire. L’artiste décontaminé occupe, au contraire, le centre du dispositif racial, spirituel et guerrier qui fonde la pensée du Reich millénaire. Dans un livre qui fit date (1996), et que nous rend Folio classique, Eric Michaud avait brillamment éclairé le rôle cardinal qu’Hitler assignait à l’art au-delà des options esthétiques d’un régime riche en créateurs frustrés et avortés, du moderniste Goebbels au plus conservateur Alfred Rosenberg, sans parler du Führer lui-même. Tous estimaient urgent, impératif de libérer « l’âme allemande » étouffée par le Traité de Versailles. Cette religion nationale ne pouvait  trouver meilleure forme de réalisation et d’émulation que l’art régénéré, antonyme de ce que l’on sait… Michaud ne craignait pas d’appliquer le célèbre motto de Stendhal aux visées eschatologiques des nazis, qui entendaient faire de l’art allemand une « promesse de bonheur » adressée à la race allemande. Idéalement conçue comme l’expression du Volkgeist, à la faveur d’un hégélianisme ramené aux dimensions de l’horizon ethnique qui le pervertissait, la forme artistique est fondatrice d’Histoire, dira Heidegger au plus fort de son adhésion au parti de la renaissance germanique. Les limites vulgaires de la simple propagande étaient, en toute rigueur, dépassées. Mais il appartenait aussi à Michaud de nous montrer  que le régime, à mesure qu’il exigeait des sacrifices de plus en plus grands au peuple qu’il était supposé servir, eut aussi recours aux images et aux médias modernes pour tremper les âmes et tromper les cœurs (Eric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Gallimard, Folio Histoire, 7,70€). SG

Sur Eichmann, Arendt se trompe… À dire vrai, l’un des plus fanatiques partisans de Hitler et de la solution finale se sera joué de tout le monde, Juifs compris, lors du fameux procès de Jérusalem. En 1961, la servilité absolue et l’irresponsabilité qu’il invoque emportent l’adhésion… Le Jugement dernier attendra pour celui qu’on tient pour un pathétique et docile fonctionnaire du mal. Au-delà du cas Eichmann, cette défaite de la vérité faussait  l’intelligence historique du phénomène dont il était une des très exactes incarnations. L’étude qu’il consacre au procès et au double aveuglement de 1961 appartient aux meilleures pages du nouveau livre de Johann Chapoutot, dont nous avons déjà plébiscité les travaux sur le nazisme. Le danger des recueils d’articles ne s’y fait jamais sentir, tant ils nous ramènent tous à la « révolution culturelle » qui leur donne sens. Hitler a toujours proposé plus qu’un simple changement de gouvernance à sa « communauté ethnique ». Dès 1919, sa conviction est claire. L’Allemagne ne se « réveillera » de sa récente défaite et de son abaissement séculaire (1648 : traité de Westphalie) qu’au terme d’un retour sur soi. Cela s’appelle, en toute rigueur, une révolution et celle qu’Hitler propose d’accomplir prend en charge l’Allemagne en son entier, corps et âmes. Rien ne doit échapper au déterminisme du sang et du sol. Du droit romain (honni) à l’universalisme de Kant (perverti), de l’art (apollinien et galvanisateur) à l’expansion orientale (présentée comme une opération d’hygiène salutaire), la biologisation idéologique s’active sur tous les fronts. La démarche de Chapoutot frappe chaque fois par sa clarté, son information et sa cohérence. Rappelons toutefois que le thème du ghetto et du foyer d’infection est loin d’être une invention nazie. Il était devenu un topos au XIXe siècle, même sous la plume d’observateurs juifs. Qu’ils n’aient pu imaginer l’usage qu’on ferait de leurs descriptions, cela est aussi indéniable que la radicalisation inhumaine à laquelle la « naturalisation » du politique allait conduire sur les « terres de sang » (Johann Chapoulot, La Révolution culturelle nazie, Gallimard, 21€). SG

L’ÉTAU SE RESSERRE


Plus notre lecture progresse dans la correspondance de Zweig et Romain Rolland, plus s’accuse la supériorité du premier sur le second.
Supériorité d’ordre humain, littéraire et politique, que la marche accélérée de l’histoire rend plus nette au cours des années 1928-1940. Troisième et dernier d’une publication qui fera date, ce volume en est aussi le plus amer. Les deux amis que le communisme allait séparer font d’abord le deuil de leur idéal fraternitaire. L’esprit de Genève, dirait Drieu, bat en retraite. Partout reculent l’héritage des lumières et «l’espoir de 1919», partout s’affirment l’ère des dictatures, l’envoutement des masses, le culte des chefs et le dressage des artistes. Mars affute sa lame sur le dos du capitalisme failli : «J’observe avec une peur toujours croissante, écrit Zweig en octobre 1930, le terrible flux de la passion guerrière.» Si l’auteur futur du Monde d’hier a pu s’enthousiasmer un temps pour Mussolini, et vibrer au spectacle énergique des jeunes hitlériens, c’est qu’il sut dissocier la force révolutionnaire du fascisme de ses composantes régressives. Romain Rolland et nombre d’historiens ont vivement condamné ce qu’ils considéraient comme d’étranges inconséquences de la part d’un Juif viennois, qui fuirait l’Autriche en février 1934. Barbariser l’Allemagne, comme on le fit durant la guerre de 14, insulte l’intelligence de Zweig et son sens de la realpolitik, qu’il n’aime pas, mais observe comme personne. Le 4 février 1933, quelques jours après qu’Hitler est devenu chancelier, Zweig désignait la main de Moscou derrière la désunion des forces qui auraient dû contenir la folie des nationalistes : « La Grande Guerre recommence, l’Europe est plus menacée que jamais. Et le fait qu’en France la raison s’éveille nuit plutôt, car la peur l’a réveillée et tout ce que la France donnera maintenant à l’Allemagne paiera la Russie et sera écrit au profit de la réaction. Et dire qu’il y a dix ans, nous avons cru à la victoire de la raison ! »

9782246857594-001-x-1La Russie, Zweig s’y est rendu en 1928. Avec le «double visage» que présente chaque chose là-bas, l’empire communiste suscite une défiance qui tourne vite à la condamnation. Tandis que Rolland justifie la violence répressive au nom de la défense des «valeurs» menacées, et fait de Moscou le rempart contre la barbarie fasciste, miroir aux alouettes que Gide dénoncerait après s’être laissé piéger, Zweig comprend vite que Staline est décidé à affaiblir l’Europe démocratique et faciliter son futur dépeçage par les nazis, ses alliés potentiels avant l’affrontement final. Rolland, qui n’a rien vu venir, s’effondre à l’annonce du pacte germano-soviétique. Et pourtant lui aussi est allé en Russie, lui aussi a vu et entendu. Dès 1935, les Russes le tenaient et les purges de 1936 n’y feront rien. Le Front populaire et le front anti-franquiste, instrumentalisés l’un et l’autre par les soviétiques, servent à atténuer les ombres d’une dérive dictatoriale que Zweig, lui, n’accepte à aucun prix. Depuis Londres, où il va vivre l’essentiel de son premier exil jusqu’en 1940, Zweig ne s’enferme pas dans l’écriture de nouvelles biographies dont nous avons déjà dit combien les circonstances affectèrent le principe et l’écriture. Face à l’assouplissement criminel des Anglais envers Hitler, il s’indigne sans tarder. Munich et sa nouvelle journée des dupes, en septembre 1938, l’ont révulsé. «L’impossible exil» qui le mènerait jusqu’au suicide a fasciné plus d’un biographe. L’américain George Prochnik, dont le destin familial reste marqué par l’Anschluss et la persécution des Juifs, sait qu’on ne se fuit pas. Impossible… Son livre, plus écrit que docte, plus sensible que neuf, consacre ses meilleures pages au moment new-yorkais du dernier voyage. C’est une star que le «monde libre» fête au printemps 1941. Le Brésil devait le conquérir davantage, pas suffisamment pour l’arracher à la décision d’en finir.

imageSéparer l’Italie de Mussolini de l’Allemagne d’Hitler fut l’obsession de Pierre Laval, sa grande idée dès avant sa nomination au poste de ministre des affaires étrangères, le 13 octobre 1934, en remplacement de Louis Barthou. Sauf à projeter anachroniquement sur le Duce la future politique de l’axe, c’était une politique défendable. Laval se méfiait de Staline, autre bon point. Au début de septembre 1939, toujours persuadé que Rome pourrait «sauver la paix», il en appelait à une intervention italienne auprès d’Hitler tout en reprochant à Daladier sa politique complaisante envers l’Allemagne. Ce «socialiste dissident» (Jean-Paul Cointet), écarté du pouvoir sous le Front populaire, obéissait déjà au pragmatisme dont il ne s’est jamais écarté, et qui lui vaut de revenir aux affaires en juin 1940… Dans Vichy tel quel, vivante chronique des années 1940-1944 par un observateur répandu et caustique, Dominique Canavaggio trace un portrait très favorable de Laval, qu’il a bien connu et dont il suit pas à pas les mésaventures. Ce brillant normalien, devenu journaliste après avoir renoncé au théâtre, cultivait une authentique graine d’écrivain. Pour avoir fréquenté, à Ulm, de futurs partisans du redressement national, Pucheu et Déat, Canavaggio distinguera les idéologues, fascisants ou non, des hommes qui, venant souvent de la gauche, font de la Collaboration un moyen d’obtenir «que la défaite n’accable, ne ruine pas la France». Cette différence fondamentale allait vite s’ajouter aux conflits de personne et d’ambition qui tissèrent l’ordinaire de Vichy. Canavaggio rassembla ses souvenirs et notes après la Libération, il avait assisté, jour après jour, au drame qu’il n’avait pas su écrire pour Louis Jouvet. Le limogeage de Laval, le 13 décembre 1940, en constitue l’un des actes les plus réussis. Friand de la chose vue ou entendue, Canavaggio décrit la façon progressive dont se met en place la terrible machine répressive d’un gouvernement de plus en plus fantoche, au gré des concessions dont les dociles Flandin et Darlan, successeurs de Laval, ouvrirent la vanne.

Stéphane Guégan

9782213636238-001-x*Romain Rolland / Stefan Zweig, Correspondance 1928-1940, Albin Michel, 32€ ; George Prochnik, L’Impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde, traduit de l’américain par Cécile Dutheil de la Rochère, Grasset, 23€.

**Signalons aussi, de Catherine Sauvat, Rilke. Une existence vagabonde, Fayard, 20€, qui fait plusieurs allusions à Zweig, grand admirateur de son aîné. La réciproque est moins vraie… Nulle attache, nulle patrie, pas d’adresse, note Zweig de Rilke, un feu follet qui ne croit qu’à l’art et aux liaisons éphémères. Aux prises avec ce mufle, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, Catherine Sauvat contient un féminisme qu’on sent souvent près d’exploser. Elle se venge en brossant le portrait de celles qui se succédèrent, pas toujours, dans le cœur du poète génial. La fine fleur de ses amoureuses, Lou Andreas-Salomé ou Baladine Klossowska (mère de Balthus), et de ses soupirantes, telle Paula Modersohn-Becker, ne fut guère mieux traitée que les moins fameuses. La laideur sensuelle de Rilke a fait des ravages, ce végétarien était un sanguin compulsif. J’aurais parlé autrement de sa passion pour Rodin, Cézanne et Les Saltimbanques de Picasso, qui inspirèrent la plus autobiographique des Elégies de Duino. Mais Catherine Sauvat saisit bien la duplicité du personnage, sa culture française et allemande, sa mondanité de poète fauché, son peu d’aménité pour les Juifs et son esthétique assez mallarméenne de la suggestion objectale. «Il n’est vérité sans descente aux enfers», écrivait Jean Cassou dans ses Trois poètes (Rilke, Milosz et Machado). Pour Rilke, la grande poésie n’était pas faite de sentiments, mais d’expériences, livrées sans mode d’emploi ni repentance excessive. SG

***Dominique Canavaggio, Vichy Tel quel 1940-1944, avant-propos de Jean Canavaggio, Editions de Fallois, 22€.

DES POCHES BIEN REMPLIES

product_9782070469840_195x320«Il n’est poésie que de circonstance», aimait à dire Jean Cassou, citant Goethe… Le premier directeur du musée d’Art moderne, au sortir des années noires, croyait à la poésie et à la peinture de combat. Mal traité par Vichy, alors qu’il a déjà posé un pied légitime dans le milieu muséal (pas toujours aussi bien inspiré), Cassou entre en résistance, croise Paulhan et le réseau du musée de l’Homme avant d’agir à Toulouse, où il se fait coffrer par la police française. Nous sommes en décembre 1941. Relâché en février suivant, il est toutefois jugé en juillet et condamné. Pour un an, à nouveau, c’est la prison, les vers sous les fers. Car Cassou, qu’on prive de livres, écrit et s’élève au-dessus de ses malheurs. Le sonnet vous soigne vite de la tentation de l’épanchement. Début 1944, trente-trois d’entre eux sont publiés clandestinement par les éditions de Minuit, précédés d’une préface flamboyante d’Aragon, alias François La Colère. Cassou lui-même signe Jean Noir sa fine plaquette. «Le tour du sonnet, écrit Henri Scepi dans son excellente édition, opère une relève, annonce une promesse par quoi serait racheté ce temps de misère et d’infortune.» Le premier sonnet, qui rappelle la sublime Ophélie de Rimbaud, s’en tient à une morale inflexible : «il ne te reste plus qu’à mépriser le mépris même». Quant à «l’attachement à sa terre», il peut fort bien s’accompagner d’une aspiration  «aux grandes idées qui mènent le monde». La préface d’Aragon, annonce de La Semaine sainte, s’ouvre sur l’évocation de Géricault, dont le Louvre avait protégé La Méduse sous la botte : «En ce temps-là, la France était un radeau à la dérive emportant des naufragés, et les vivres manquaient, les enfants étaient pâles, les femmes déchiraient le ciel de leurs cris ; des hommes, si maigres qu’on voyait leurs douleurs, fixaient sur les lointains sans voiles la malédiction de leurs yeux secs…» Aragon y embarque plus loin les fusillés et les Juifs des «bagnes de Pologne». Cette préface, c’est son Cahier noir (Jean Cassou, Trente-trois sonnets composés au secret, édition d’Henri Scepi, Folioplus classiques 20e siècle, 4,80€). SG

1858002_mediumBête noire des écrivains favorables à la Collaboration, Mauriac les tança d’un brûlot de même couleur. Ce classique de la résistance mord encore… Avec le Maréchal, la NRF de Drieu, Fabre-Luce, les écrivains et les peintres du «voyage», le catholique bordelais ne prend pas de gants. C’est qu’il écrit masqué, et crucifie toute allégeance au diable. Les éditions de Minuit publièrent Le Cahier noir clandestinement en 1943, une parution anglaise vit le jour dès 1944. Autant dire que ces quelques feuillets en colère eurent un écho immédiat… Distinct du Journal de l’Occupation dont on trouvera ici quelques fragments, Le Cahier noir poursuit les «amis» de l’Allemagne de la même sévérité. Outre qu’ils s’aveuglent aux yeux de Mauriac, les partisans de la «nouvelle Europe» couvrent de leurs noms, sciemment ou non, des horreurs contraires à toute morale. L’origine du mal, pour un chrétien conséquent, est en chacun de nous. Aussi enjoint-il son lecteur à résister aux prosélytes réducteurs de Machiavel (comme Mussolini) ou de Nietzsche (comme les nazis) : l’action politique et militaire ne saurait se situer par-delà le bien et le mal. A lire Jean Touzot, le meilleur spécialiste de la question, ce J’accuse de l’ombre, sûr d’avancer dans la bonne lumière, confirme les positions qu’avait prises Mauriac depuis 1919. Le vieil humanisme chrétien, victime de la guerre, n’avait pas réussi à empêcher la suivante. Pourtant Mauriac, anti-munichois, aura dénoncé ceux qui ne surent briser à temps le cercle fatal ou caressèrent le «meurtrier du Kremlin» (François Mauriac, Le Cahier noir et autres textes de l’Occupation, édition établie, présentée et annotée par Jean Touzot, Bartillat, 12€ ; une petite erreur, p. 47, s’est glissée au sujet du voyage des artistes de 1941). SG

product_9782070455386_195x320Big Brother, aujourd’hui, s’appelle Google ou Facebook, l’ami des terroristes… Je me connecte, je me filme, je twitte, je partage, donc je suis… 1984 est bougrement dépassé. L’opium des idéologies s’étant évaporé, place au mourir-ensemble, à la tyrannie du présent. Orwell, en 47 ans d’existence, a enregistré l’accélération du temps, la massification moutonnière et l’attrait des dictatures sous toutes ses formes. S’il n’est pas né dans un milieu défavorisé, la nature ne l’a pas gâté. La faiblesse pulmonaire qui tourmente l’enfant tuera l’écrivain. Orwell avait survécu à la discipline militaire d’Eton (il se félicitera, plus tard, du collège), à la mouise des années parisiennes (son premier livre aurait dû s’intituler Lady Poverty), à la liquidation soviétique du POUM antifranquiste, à la seconde guerre mondiale… Au temps de ses plongées dans les abysses de la misère, à Paris et Londres, il se veut le nouveau Jack London (dont je reparlerai), celui du Peuple d’en-bas… Sur son chemin politique, on croise Barbusse, Huxley (son ancien professeur de français) et Koestler. Cet homme de gauche déniaisé eut une vie, qu’il avait interdit de raconter ! Stéphane Maltère la raconte sobrement, le lecteur français y apprendra beaucoup. Ce spécialiste de Pierre Benoit a fait son brexit (inversé) sans se noyer (Stéphane Maltère, Orwell, Gallimard, Folio biographies, 9,20€). SG

imagesIls épousèrent tous deux «la France» et l’aimèrent comme une femme, aurait dit Péguy… De Gaulle, privilège de l’âge, de sa formation de Saint-Cyrien et de son passage par l’enfer de Verdun, précéda Malraux dans le culte de la patrie qui les rapprocherait à jamais. Le prurit communiste de l’auteur de La Condition humaine fut pardonné dès la première entrevue, un coup de foudre, qu’Alexandre Duval-Stalla inscrit à sa date précise, le 18 juillet 1945. A rebours de ses prédécesseurs, il a opiniâtrement fouillé toutes sortes d’archives peu accessibles, notamment celles du fameux Gouvernement provisoire de la Libération dont le Général claqua si vite la porte. La guerre avait lié deux destins qui auraient dû s’ignorer, la politique resserra le lien inattendu jusqu’en 1969, au terme d’une «année terrible». Terrible, aussi, pour la France… La biographie croisée d’Alexandre Duval-Stalla avait trouvé son public en 2008, sous les couleurs de L’Infini et de Philippe Sollers, elle reparaît en poche où son souffle et ses coups de plume semblent plus percutants encore (Alexandre Duval-Stalla, André Malraux-Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Gallimard, Folio, 8,20€ : même éditeur, même collection, même prix : André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, parues d’abord dans la Blanche et dont j’ai rendu compte ici). SG

SAVE THE DATE

Mercredi 30 novembre 18h30
Table ronde musée Delacroix/Revue des deux mondes
Transmission et transgression : artistes et écrivains en butte à la censure au 19e siècle
Dominique de Font-Réaulx, Stéphane Guégan et Robert Kopp
Musée Delacroix – Entrée libre sur réservation

Jeudi 1er décembre 20h
Un art d’intérêt général : est-ce possible?
Conférence-débat avec Thomas Schlesser, Maxime Bondu, Camille Morineau, Hervé Aubron
LE BAL – 6 impasse de la Défense 75018 Paris

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.