MUTA ELOQUENTIA

Claude Mellan (d’après Poussin), frontispice des Œuvres d’Horace (détail)

On fait souvent naître l’art moderne du divorce entre l’image et la littérature, à laquelle elle aurait été trop longtemps subordonnée. Depuis la Renaissance et son Ut pictura poesis, la peinture d’histoire s’était efforcée de s’assimiler les règles et les finalités de la poésie et du théâtre antiques. Sous la force de la conception humaniste des arts, la peinture devient parole muette et se veut la « sœur » de la rhétorique, autant que de la tragédie. Aussi le tableau sacré ou profane prend-il souvent l’apparence d’une scène ouverte au jeu des passions humaines, des plus douces aux plus terribles, en vue de la traditionnelle catharsis. Nourri d’Aristote et d’Horace, tout un courant théorique prétend fonder l’invention picturale sur les correspondances entre l’ordre des formes et l’ordre des mots. Dessin, couleur, composition et même imagination sont appelés à procéder de façon identique au royaume du visuel et au royaume du verbe. On attend d’une peinture à contenu littéraire qu’elle respecte scrupuleusement sa source textuelle, construise l’action et conduise ses protagonistes avec une efficacité entrainante, voire édifiante. « Lisez l’histoire et le tableau, écrit Nicolas Poussin à Chantelou en avril 1639, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. » En vérité, le lien entre peinture et rhétorique a toujours été de tension plus que d’harmonie, les peintres prenant vite conscience des particularités de leur médium et de la force supérieure du visible sur nous. Cette conscience d’une spécificité des arts visuels se creuse à la fin du XVIIIe siècle.

A mesure que le génie individuel entend rivaliser avec le cursus institutionnel, et l’image avec le texte, les peintres redéfinissent l’ancien dialogue des muses, n’empruntent plus nécessairement leurs sujets à la littérature ou se logent dans ses vides. Mais cette redéfinition n’équivaut pas, loin s’en faut, à la pleine autonomie qu’on associe souvent à l’évolution de la peinture française après David. Sans parler de la critique d’art de Baudelaire, Maurice Barrès ou du Claudel de L’Œil écoute, les exemples de Girodet, Ingres, Delacroix, Chassériau, Gustave Moreau, Manet, Picasso ou Matisse permettent de réévaluer la part de « l’ancien monde » dans l’art des modernes.  Avant les travaux décisifs de Marc Fumaroli (L’Ecole du silence, Flammarion, 1991) et de Jacqueline Lichtenstein (La Couleur éloquente, Flammarion, 1989 et Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014), le lecteur français disposait de peu d’ouvrages capables de l’initier à ce que Marc Fumaroli appelait « l’écoute symbolique ». La seule exception notable était l’ouvrage de Rensselaer W. Lee (1898-1984), ancien disciple de Panofsky, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture XVe-XVIIe siècles, dans la belle traduction de Maurice Brock. Parue en 1991 chez Macula, elle revient en librairie, sous la même enseigne (2024, 26€) : on ne saurait trop en encourager la lecture. En plus de saluer la nouveauté des travaux de Michael Baxandall, la préface de l’édition italienne de 1974, qu’on lira ici, donna à Lee l’occasion de corriger ce que son texte, en 1940, véhiculait de poncifs au sujet des Carrache ou de Charles Le Brun. Il n’eut pas le temps d’en faire de même au sujet de l’Académie royale, vengée plus tard par les publications cruciales de Jacqueline Lichtenstein et de Christian Michel. Stéphane Guégan

*Voir aussi, Stéphane Guégan, « Poussin ou la parole retrouvée », Le Débat, Gallimard, septembre-octobre 1994, p. 78-84, accessible en ligne sur Cairn.

De la scène au tableau

Sur les planches, faut-il peindre ou faut-il feindre ? Traduire un ressenti ou produire un savoir ? Eprouver les sentiments à représenter, en cherchant le contact brutal du public, ou dominer sa sensibilité, en vue d’un effet d’art supérieur ? Diderot, note Laurence Marie, donne l’impression, illusoire, d’être passé d’une théorie à l’autre. Son magnifique Paradoxe sur le comédien, l’un de ses derniers écrits, suggère une lecture moins binaire, et plaide plutôt l’unité de l’émotion et du sang-froid, de la vérité et de la science, du naturel et de l’idéal. Ce sont les mots de Diderot, assez génial pour ne pas les opposer. Du reste, insiste-il, le plus important, outre l’introduction au théâtre de ce que les bienséances proscrivaient ou nommaient sans le montrer, c’est l’illusion scénique, le quatrième mur, le saisissement du spectateur, corps et esprit. Loin de partager la haine des plaisirs dramatiques d’un Nicole et d’un Rousseau, il en défend l’utilité au nom du divertissement, de l’esthétique en soi, et des effets politiques du voir-ensemble. A ce public en communion, Voltaire, fort de ses séjours londoniens, promettait dès les années 1730 moins de conversations et plus d’événements, plus d’actions que de paroles. Diderot se lance dans une bataille qui a débuté avant lui, conspue la raideur déclamatoire et réclame, Eschyle en tête, un regain de vigueur corporel et verbal. Ce n’est pas à définir et contraindre l’acteur qu’aspire son Paradoxe, c’est à promouvoir un « spectacle rénové », étayé de « tableaux frappants », une morale en mouvement, non un catéchisme, résume Laurence Marie, qui assortit son édition serrée, brillante et surprenante, d’un florilège de textes pris aux Anciens comme aux comédiens et comédiennes d’aujourd’hui. Puisque Diderot associe nouveau théâtre et nouvelle peinture dans un même destin, et que le Paradoxe mentionne aussi bien Raphaël et Titien que Lagrenée, les annexes comprennent quelques extraits des célèbres Salons du maître. La sensation qu’à produite sur lui le Bélisaire de David en 1781 est bien connue, Diderot citant Racine à l’appui du tableau volontiers théâtral, au sens où le peintre, un ami de Sedaine et des Chénier, un mordu de la Comédie-Française sous Louis XVI, entendait le mot. David Alston et Mark Ledubury ont définitivement éclairé cette passion de la tragédie propre à électriser ses pinceaux, eux aussi de feu et de glace. SG / Diderot, Paradoxe sur le comédien, édition présentée, établie et annotée par Laurence Marie, Gallimard, Folio classique, 7,80 €. Quant aux lectures du texte par les acteurs actuels, voir Laurence Marie, Les Paradoxes du comédien, Gallimard, 22,50 €.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

Appelez-moi France

Il y a l’ombre de l’oubli, l’ombre du mépris, l’ombre du déni… Elles nous ont diversement écarté du roman sandien, maintenant réduit à quelques titres, souvent les plus champêtres. On ne peut se dissimuler, ainsi qu’en jugeait son ami Delacroix, les conséquences malheureuses d’une plume soumise aux rythmes de « la littérature industrielle ».  La reine du feuilleton que fut George Sand (1804-1876) a trop écrit, comme d’autres ont trop peint ou trop gravé sous l’insatiable monarchie de Juillet. Les longueurs inutiles, les contretemps à répétition, les retards de la cristallisation amoureuse, l’action sacrifiée parfois au commentaire, c’est le prix fréquent à payer pour le lecteur de ses œuvres. Mais n’oublions pas ceux qui nous y ont précédés, de Chateaubriand à l’abbé Mugnier, de Sainte-Beuve, qui lança Indiana, à Proust, qui trouvait « extraordinaire » François le Champi. Si le Hugo des Misérables et le Flaubert de L’Éducation sentimentale ont oublié de nous dire ce qu’ils devaient à Horace (1841), rare portrait des étudiants rouges de 1832-35, Gautier reconnaissait à Mauprat maintes vertus, de celles dont est sorti son merveilleux Fracasse. Les réorientations de l’histoire littéraire, à moins que la glose bienpensante ne triomphe, devraient profiter à Sand en nous ramenant au texte, toujours préférable à la rumeur publique, et surtout aux textes les moins fréquentés. L’enfer des bibliothèques n’a peut-être pas encore avalé Mauprat, maintenu en vie par d’excellentes éditions, telle celle de Jean-Pierre Lacassagne (Folio, 1981). Or le roman de 1837 n’avait pas tout dit ; cela se vérifie à la lumière des généreuses introduction et annotation que François Kerlouégan a attachées à son gros volume, nouvelle pierre des indispensables Œuvres complètes de Sand.

Écrit entre les années Musset et les années Chopin, Mauprat porte la marque d’autres rencontres et d’autres alliances, il inaugure ainsi la veine républicaine et socialiste de son auteure, désormais en lutte aux côtés de Félicité de La Mennais, papiste libéral en froid avec Rome, et de Pierre Leroux, saint-simonien précoce, converti à Marianne. Indiana et Simon avaient eu la Restauration pour cadre et pour levier dramatique, Mauprat mêle ses multiples rebondissements, dignes des débuts du roman policier, au long crépuscule de l’Ancien Régime. Choix judicieux : Sand, comme d’autres déçus de juillet 1830, préconise de réinventer 1789, non de ressusciter 1793. Les excès du camp montagnard, en plein réveil sous Louis-Philippe, lui sont étrangers. Pas de sans-culottisme bobo chez elle, pas même de rousseauisme radical. Sand n’adhère pas plus à l’angélisme moral et social de Jean-Jacques qu’aux attendrissements de l’amour courtois. Le bon ne précède pas le mal, l’âge d’or du clan primitif l’âge de fer des monarchies liberticides. Bernard et Edmée, les deux héros d’un roman implanté aux confins du Berry, appartiennent, de naissance, à la vieille aristocratie : le premier grandit parmi une bande de soudards, la seconde, sa tante de même âge, superbe évidemment, a reçu une éducation « éclairée ». D’autres personnages, un ermite un peu savoyard, un curé défroqué, prospèrent autour d’eux et agissent à tour de rôle. Le canevas amoureux, noué dans cette extrême violence, anglaise et gothique, qu’affectionne la romancière, a besoin d’intercesseurs. Pour conquérir Edmée, Bernard devra se métamorphoser en homme des Lumières, rompre avec la barbarie clanique, partir se battre en Amérique pour une cause juste, et apprendre à aimer sans laisser refroidir ses ardeurs. Cette nuance, de taille, est finement glosée par Kerlouégan, sensible aux lecteurs féministes, plus sensible encore à la complexité, genre et fantasme, de la libido sandienne. La fabrique de nouveaux pactes, essentiels à Mauprat, intéresse les deux France et les deux sexes, déplace à sa guise les frontières, jamais aux dépens toutefois de la démocratie bien entendue, et du plaisir bien partagé.

Stéphane Guégan

« L’homme ne naît pas méchant ; il ne naît pas bon, non plus, comme l’entend Jean-Jacques Rousseau […]. L’homme naît avec plus ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, avec plus ou moins d’aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti dans la société. » (George Sand, Mauprat, ajout de 1852)

LUS… ET APPROUVÉS

Mauprat résulte d’un court récit de 1835, mais son sujet, « trop fort pour une nouvelle », dit-elle à François Buloz, accule Sand au roman, qui avale, au passage, l’embryon abandonné. Au même moment, elle fait connaissance de Lamennais, Leroux et de Marie d’Agoult. L’amitié des deux femmes, fulgurante, se transformera en rivalité et en haine, avant l’indifférence ou la nostalgie, résumerait Charles Dupêchez, l’impeccable éditeur de leur correspondance (Bartillat, 2001). Il mène aussi, et nous savons avec quelle diligence, l’entreprise de la correspondance générale, et croisée. Le mot convient à la comtesse rouge que le tome XV nous permet d’accompagner en ce virage climatérique qu’est 1870-72. Une seule observation servira à dire les déchirements de l’écrivaine politique. Quand Émile Ollivier, son gendre, précipite la France vers une défaite annoncée, sorte de juin 40 avant l’heure, Cosima, l’une des filles qu’elle donna à Liszt, se félicite des effets de la blitzkrieg. Wagner lui ira comme un gant : ils se marient le 26 août 1870 ! Autant que sa nature dépressive le permet, la belle-mère du sinistre Richard assure la France, depuis le Jura, du soutien de sa plume. Les prétentions prussiennes, le sort de l’Alsace notamment, la font réagir et rugir. Thiers, qu’elle n’aimait pas, lui paraît providentiel au sortir de la Commune, non par le massacre des communards, mais par le sauvetage de la République. SG / Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome XV, 1870-1872, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 2023, 140€.

Mauprat, ses capes, ses épées, ses cavalcades, sa peinture de l’ancienne France, l’agonie de la féodalité, conduit aussi au Vicomte de Bragelonne, sublime « plaidoyer pour l’aventure », comme la plupart des fresques historiques de Dumas. Jean-Yves Tadié, qui vient d’étoffer de manière significative l’édition qu’il avait donnée en 1997 (Folio classique), tient le dernier volet du triptyque des mousquetaires pour le meilleur, le plus puissant d’émotion, d’affect filial, de regrets, de deuils, de temps enfui. En contrepoint à la jeunesse de Louis XIV, à sa soif de pouvoir ou de revanche, à ses premières amours (qui enchantaient Paul Morand), deux mélancolies se superposent, celle de D’Artagnan et celle de Dumas, qui ont vieilli ensemble. Comme tout républicain conséquent, le lutteur de 1830, bientôt de 1848, croit à l’État moderne, qui n’est pas né en 1789. Le genre que Dumas pratique en maître de la péripétie et du dialogue, à égale distance de la chronique et de la fiction, lui offrait la possibilité d’inscrire la naissance de la monarchie absolue dans la perspective de son renversement. C’eût été se priver de la saveur du passé, irréductible à ce dont il est supposé avoir accouché. Dumas se contente de suggérer l’événement révolutionnaire à venir, et ne multiplie pas les allusions à la France de Louis-Philippe, phase terminale, selon lui, d’une perte inexorable de l’habitus chevaleresque. Le thème de la fin des gentilshommes, il le partage avec George Sand, et le traite avec une ardeur et une drôlerie qui ne sont qu’à lui. « La liberté partout, la vie partout » : Jean-Yves Tadié emprunte à Bragelonne les formules qui en résument l’éthique, la politique probablement, l’esthétique assurément. SG / Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, édition de Jean-Yves Tadié, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 69€.

En dehors des « dîners Magny », où elle était la seule femme admise, à raison de l’hermaphrodisme de pensée, d’aspect, voire de morphologie, que ce cénacle masculin lui reconnaissait, Sand eut peu d’occasions de croiser les frères Goncourt. On se lisait, on s’estimait, plus qu’il n’est autorisé de le dire aujourd’hui. Mais la dame de Nohant, sous le Second Empire, bat la campagne plus que le pavé parisien, quand ses éditeurs ou les scènes théâtrales ne l’y appellent pas. Edmond et Jules souffrent eux d’une addiction contraire. La nature les éloigne de ses charmes quand la peinture de Daubigny ou de Corot ne la prend pas en charge, ils n’ont pas l’âme, ni le temps, d’explorer autre chose que la capitale, ses transformations plus ou moins heureuses, ses mœurs, des lorettes à la princesse Mathilde, ses journalistes prompts aussi à se vendre, ses cafés et ses restaurants bondés, autant de matériaux bruts nécessaires à leurs romans, mixtes d’exploration humaine sans précédent et d’écriture réaliste. Mais de quel réalisme procédaient-ils, eux qui préféraient Diderot à Rousseau, mais condamnaient Baudelaire ? « Poétiser » et « disséquer » la vie ne leur semblaient pas aussi antinomiques que ne le pensait Sand. Car Paris, nous rappelle Robert Kopp, au cours d’une passionnante promenade littéraire, fascine et horrifie nos compilateurs de « documents » et de papiers intimes. Ils étaient bien armés pour enregistrer l’évolution qu’ils déploraient. A mesure que se remplit le chaudron des impiétés du siècle, en tous sens, la ville tant aimée de Restif de La Bretonne et de Balzac faisait place au pandémonium des laideurs, morales et physiques, de l’âge moderne. Mais on ne quitte pas un bateau qui coule. SG / Robert Kopp, Le Paris des Goncourt, Éditions Alexandrines, 11€.

« Je le surpris en extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture. C’est le terme heureux dont il se servit. Il se hâtait de le peindre, voyant qu’à chaque instant son modèle accomplissant dans l’eau l’ensemble de sa floraison changeait de tons et d’attitudes. » Celle qui parle, c’est George Sand, celui qui peint, c’est Delacroix, qui séjourna trois fois à Nohant, lieu propice à l’examen poussé d’une nature inconsciemment artiste, ou œuvre de « l’éternel architecte ». Il manquait un livre à notre compréhension de cet observateur passionné des plantes et des arbres, des rochers et des eaux, sorte de Léonard de Vinci du romantisme, Vinci qu’il a vu et lu… Le très baudelairien Julien Zanetta, en cent pages lumineuses, tire du Journal et de l’œuvre de Delacroix (tel tigre fluvial, telle anamorphose de pierre et de chair), les indices convergents d’une pensée du monde accordée à son exploration physique, et aux lois qui ordonnent le réel sous ses accidents. Le passage que l’auteur glose, nul hasard justement, n’avait pas échappé à Lévi-Strauss (voir son magnifique Regarder Écouter Voir de 1993). Il se prête ici à une relecture d’ensemble du corpus delacrucien, analysé de l’intérieur, depuis les notions que le peintre aura explorées constamment, les analogies entre le monde que l’on porte en soi et le monde au contact duquel s’élabore l’œuvre, soit la création comme traduction clarifiante du réel, et l’imagination comme instrument de connaissance. Le livre refermé, on comprend mieux que Delacroix et Baudelaire, malgré leurs réserves respectives, aient été amenés à se rencontrer. SG / Julien Zanetta, A proportion. Eugène Delacroix et la mesure de l’homme, Éditions Le Bord de l’eau, 2023, 10€. Sur le sujet, voir aussi Stéphane Guégan, « Sur trois phares de Baudelaire », catalogue d’exposition Flower Power, RMN-Grand Palais / Musée des impressionnismes de Giverny, 2023, 39€.

Les peintres n’ont pas tous été tendres avec George Sand, reproche auquel Delacroix sut se soustraire en triant : Consuelo, Lélia ou Elle et Lui sont ainsi admirés, tandis que la pièce tirée de Mauprat, en 1853, se traîne et l’ennuie… La génération suivante se montre moins généreuse envers l’écrivaine qui traitait de barbouilleurs, certes, Courbet et Manet. On connait la lettre de Caillebotte, adressée à Monet en juillet 1884, terrible quant aux « niaiseries paysannesques » de la dame de Nohant. La bibliothèque de Monet lui-même, si elle réserve un bout de rayonnage à Sand, croule sous Balzac, les Goncourt et surtout Zola, objet d’une « admiration fanatique », note Anne Martin-Fugier. Les embaumeurs lui en voudront d’avoir redressé l’hagiographie courante, héritière de la doxa rewaldienne. Monet, grand peintre, eut ses faiblesses ou ses dérobades. Sans parler de son escapade londonienne de 1870, quand d’autres enfilent l’uniforme de la garde nationale ou celui des zouaves, il fut, sa vie entière, l’homme des « petits comptes », tapant son cercle jusqu’à son décollage, geignant ou pire, dès que ses finances s’asséchaient. Pas question toutefois de renoncer à son confort de petit bourgeois, aux domestiques, aux hôtels, avec vue sur la mer… Le jeu de massacre s’arrête là (on aurait pu le pousser plus loin, et souligner son double jeu avec Manet, autrement plus génial et noble que ce presque homonyme). Anne Martin-Fugier, femme de style et de savoir, n’a pas voulu caricaturer le peintre, qui avait pourtant débuté dans la charge railleuse. Monet, manieur d’argent, eut de l’or dans les pinceaux, et montra pugnacité et courage lors de la souscription visant à maintenir en France Olympia, puis à l’heure de l’Affaire Dreyfus, occasion aussi de se réconcilier avec Zola, lamentablement absent des souscripteurs. SG / Anne Martin-Fugier, Claude Monet, Folio biographies, Gallimard, 10,90€.

Oliver Bara le mentionnait récemment, Jean Jaurès et Maurice Barrès partageaient une identique passion pour les romans de George Sand. Était-ce pour de semblables raisons ? Barrès voyait-il avant tout en elle une sœur de terroir, eût-elle le sien, comme on dit un frère d’armes ? Ce qui est sûr, c’est l’assourdissante discrétion qui a caractérisé le centenaire de la mort de l’écrivain « lorrain ». Il est peu probable, en effet, que la république des lettres, l’université, inféodée au surréalisme, et la presse, souvent muselée par l’ignorance ou le sectarisme, s’agitent beaucoup en décembre prochain. Or « le cadavre », lui, bouge encore, et il se trouve des lecteurs, des historiens, des écrivains capables de fronder le mur du silence. Antoine Compagnon en a rassemblé une poignée, très experte, investie de la rude mission d’expliquer l’effacement de l’ex-prince de la jeunesse par-delà ses raisons les plus évidentes, son anti-dreyfusisme, son nationalisme racialiste, la lyre ultra-cocardière de 14-18. L’affaire se complique dès que le bilan tient compte des titres à mettre à son crédit. La postérité, de Blum à Drieu et Aragon ; la composante baudelairienne d’un Homme libre, comme le note Alexandre de Vitry ; la beauté sidérante de ses écrits sur l’art, de Delacroix à Greco ; et enfin l’espèce de byronisme oriental, cher à Malraux, que recrée en 1922 Un jardin sur l’Oronte, livré aux amours d’un croisé du Moyen Âge et d’une beauté musulmane. D’ailleurs, l’idéologie, si tant est que le mot s’applique à un écrivain peu doctrinaire, rappelle Grégoire Kauffmann (après Raoul Girardet), n’a jamais suffi à classer un écrivain. Que ferait-on du style ? Du culte des mots ? Compagnon, en tête d’ouvrage, se demande si l’on peut, si l’on doit, « oublier Barrès » et l’exclure des librairies. Il n’a pas oublié, à l’évidence, ce que ses années 1960 durent à la découverte, merci Bernard de Fallois, d’un écrivain alors en sursis, mais encore en rayon, qui avait tout pour le bouleverser. SG / Antoine Compagnon (sous la direction de), A l’ombre de Maurice Barrès, avec les contributions de Jessica Desclaux, Grégoire Kauffmann, Alexandre de Vitry, Michel Winock et trois textes d’Albert Thibaudet, Gallimard, 18€. Notons que Barrès, voix de Tolède et de la chapelle des Saint-Anges, hantait La Vie derrière soi (2021), le beau livre d’Antoine Compagnon déjà glosé ici, et qui reparaît en Folio essais, 9,70€.

DRIEU AU JOUR LE JOUR

A seize ans, Drieu est déjà lui-même, mais il l’ignore, se questionne, s’observe sous toutes les coutures, à commencer par celles de ses pantalons et gilets. Le dandysme, comme le génie, n’attend pas les années…. Contre l’éphémère, et contre une timidité dont il lui est urgent de se défaire, Drieu met des mots sur ses doutes et ses désirs, prend des notes, développe ou non, dialogue avec soi, se construit plume en main. Dès les premières pages de ses agendas et carnets intimes enfin disponibles, lesquels relient son adolescence aux années noires, le futile et le grave, la littérature et la politique, et bientôt le sexe et l’écriture, crus l’un et l’autre, composent le meilleur des portraits chinois. Au commencement, nous sommes en 1909, le lycéen passe de Molière à Horace, du latin à l’allemand, de Montesquieu et Saint-Just à Paul Adam. Les angoisses où on aime à l’enfermer aujourd’hui s’indiquent ici et là, mais sa fierté d’Athénien moderne résiste. Dans sa tête de jeune nanti roulent des idées contraires à son milieu, aux carrières faciles, aux existences casées, aux destins carrés. Ferme d’âme, mot qu’il affectionne en pascalien, Pierre ne juge pas de haut, mais il évalue avec sûreté les marottes d’un moment qui hésite entre Barrès, Nietzsche et la poésie cubiste. L’évolutionnisme glisse au mysticisme, le psychologisme à l’obscur, l’art à l’ésotérisme, le socialisme à l’utopie ouvrière… De quoi les jeunes bourgeois, ceux que tenaillent le manque d’action et la peur du plat, peuvent-ils rêver encore ? Nécessité intérieure faisant loi, Drieu se frotte aux idéologies de l’heure, à l’exclusion du monarchisme maurrassien. Julien Hervier, à qui l’on doit l’édition serrée de ces inédits peu commodes à déchiffrer, rappelle qu’on a longtemps tenu Drieu, à raison, pour un homme de gauche. Beaucoup de ses semblables, sans tout à fait renier leurs idées, devaient se laisser séduire comme lui par la droite dure, il les retrouverait au moment de la relance heureuse de la NRF, fin 1940, éclairée à neuf ici, et jusqu’où nous conduit cette publication indispensable aux rochelliens et à ceux qui, aujourd’hui, en pleine crise des démocraties et en plein essor des communautarismes, se demandent comment « refaire la France ».

L’expression, la sienne en 1939, désigne aussi bien l’attitude de Malraux en Espagne que le rêve de Drieu d’une Europe dressée contre les blocs qui la menaçaient, et où se seraient harmonisés hégémonie et fédéralisme, patrie et hygiène du groupe. Qu’il se soit trompé de méthode sous l’Occupation en déçu du briandisme genevois, Drieu l’a reconnu lui-même, dès le tournant 1942-43. Son pacte franco-germanique tourne court, il y avait illusoirement vu se conjuguer deux ambitions de sa jeunesse impatiente, celle de l’unité nationale reconquise à partir d’une révolution sociale, celle d’une alliance possible entre républicanisme romain et élitisme aristocratique. Balzac et Hugo, souvent cités par les carnets, l’ont nourri à cet égard. Car le beau, le luxe, la liberté de créer, la liberté de mœurs, la foi personnelle ne lui semblent en aucun cas devoir être sacrifiés à l’autorité de l’Etat, si respectable soit-elle. On le voit très tôt méditer l’envolée et l’échec de 1792-94, imaginer un christianisme reconcilié avec la vie ou demander aux arts autre chose qu’une distraction amollissante. Que Rodin soit alors préféré aux préraphaélites anglais, découverts à Londres même, c’est dans l’ordre, de même que son goût des moralistes du Grand siècle et, autre passion qui ne devait jamais s’éteindre, sa lecture catholique, politique, de Baudelaire, le poète des saines contradictions de l’homo duplex : « Certes je sortirai quant à moi satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve », recopie-t-il en 1911, écornant à peine la ponctuation de ce qu’il désigne d’un mot révélateur : « Révolte ». De Nietzsche, autre choix qui signe, il a appris que le Christ avait moins racheté les hommes par sa mort qu’il ne leur avait appris comment vivre par son enseignement. Pas d’antichristianisme laïcard chez notre républicain en mal de vraie République, car il a reconnu en lui la force multiséculaire de « l’inconscient héréditaire religieux ». Mais sa foi refuse toute « retraite », tient le « regret » pour le « fardeau des faibles », et exige un libre-arbitre actif, dans le mouvement de l’événement, à rebours de la pauvreté d’âme… Dans le carnet des Dardanelles, sa campagne de 1915, on lit : « Le sentiment de soulagement au début de la guerre. Enfin l’histoire remarche. Cette attente qui est toujours au fond des cœurs. » Le bellicisme des futuristes ne l’a pas plus contaminé pourtant que celui, plus tard, des nazis. Charleroi était passé par là. En 1939, soucieux comme jamais de trouver un remède à l’atomisme du corps national, il prêche de plus belle la restauration du corps, non l’apologie de la guerre, qui est l’apologie de la mort. « Jouer Dantzig sur un match de football » : sa formule tient de l’humeur, non de l’humour. « A partir du moment où le corps reparaît, un nouveau type d’homme est remis en honneur », conclut-il.  Ses agendas touchent donc à l’essentiel, certains brefs aveux aussi. En 1913-1914, il en va ainsi de cette notation, qui n’est pas orpheline : « Deux êtres que je passerai ma vie à découvrir : la femme, le juif. » Sans exclusive fut pourtant sa sociabilité de l’entre-deux-guerres, comme le volume la renseigne à vif. Il s’achève par d’autres interrogations. Le dilemme. Notes sur le nationalisme, en 1942, opère ainsi des rapprochements qui saisissent : « Goethe a vécu dans la défaite de sa patrie. Mais avant et après lui il y a eu une Allemagne libre ». Protégé par sa première épouse, qui était juive, l’attachante et brillante Colette Jéramec, Drieu s’est tué au lendemain de la Libération. Avait-il deviné qu’elle ne ressemblerait pas à la France « refaite » dont Malraux et lui s’étaient donné le mot ?

Stéphane Guégan

*Pierre Drieu la Rochelle, Jouer Dantzig sur un match de football, Carnets intimes 1909-1942, édition et avant-propos de Julien Hervier, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 19€.

BAUDELAIRIANA

Etienne Carjat, Charles Baudelaire, Paris, 1866

A 16 ans, Baudelaire était déjà lui-même et il le savait. Les lettres adressées alors à sa mère étincellent de brio, de vie et d’appels insatiables. Ce sensible rentré s’y met à nu, en tout, avant tous. Le lycéen préfère les études au collège et aux collégiens, les livres aux professeurs qui ont pourtant détecté une perle rare, difficile à polir toutefois. La poésie l’a déjà empoigné, plus que la hâte de publier. Bientôt les jupons et sa première chaude-pisse, confiée sotto voce à son demi-frère en 1839. Un rare témoignage antérieur, destiné au même, nous le dépeint avide de lectures fortes : « J’aime assez le romantique », lui avouait-il à 11 ans, en 1832, alors que Gautier et Pétrus Borel se débarrassaient, frénétisme obligeait, du sentimental 1820. Charles les lira et, plus important, leur restera fidèle mêlant cette inspiration ténébreuse et rieuse à son baroquisme chrétien propre. Il y a peu, ces lettres et tant d’autres trésors, peintures, estampes comme photographies et manuscrits, ont été livrés, gracieusement, aux mordus de Baudelaire, sur lequel les hommages de la nation et de la presse ne pleuvent pas, comme l’écrit Jean-Claude Vrain, l’instigateur de l’exposition décisive qui vient de se refermer à la mairie du Vie arrondissement. Remercions-en aussi le maire, Jean-Pierre Lecoq. D’autres que lui auraient probablement abdiqué devant le wokisme proliférant, peu tendre avec ce poète qui parlait si mal, dit-on, des femmes, de la démocratisation délirante et du progrès, ce satanisme déguisé en bien, comme le rappelle André Guyaux en tête du catalogue. Car, si la fête dura peu, comme les meilleures agapes de l’esprit et du vrai goût, il reste une publication, presque un livre par la somme d’informations, souvent inédites, qu’il abrite. Sa « vie avec Baudelaire », Vrain pouvait seul la raconter avec force et émotion, notamment lorsqu’il évoque la figure de Claude Pichois. D’une telle richesse, d’une telle patience à traquer la pièce exceptionnelle, on éprouve quelque honte à parler si brièvement. Si la manifestation se présentait dans le plus simple appareil (au diable les scénographies quand il en va du plus grand génie français !), l’ouvrage déploie un luxe de reproductions et de commentaires aiguisés, de sorte que le lecteur s’y promène, pantois, et y retrouve décuplés les frissons de sa visite. Au titre de ces curiosités aptes à combler plus d’un collectionneur, il faudrait s’arrêter sur tel tirage de Nadar, telle épreuve unique de la dernière photographie de Baudelaire à l’été 1866 (notre illustration), tel document, tel tableau, comme la copie par Legros du portrait de Baudelaire par Courbet. On vibre aussi devant le beau visage de Poulet-Malassis charbonné par Carolus-Duran, feuille qui a appartenu au poète comme ce bel exemplaire de l’eau-forte de Manet représentant Lola de Valence, posant au-dessus du quatrain que l’on sait. Un des deux manuscrits d’Un voyage à Cythère porte dédicace à Nerval, et donc à l’Eros navré, mais toujours renaissant, de son modèle, adepte du rococo et des voyages amers. Parmi les exemplaires de l’édition originale des Fleurs du Mal, série inouïe, se trouvait celui sur Hollande d’Asselineau, indissociable Pollux des Salons de Baudelaire, qui n’ont pas été oubliés. On y croisait encore une épreuve corrigée du Reniement de saint Pierre, le poème qui obséda Drieu sa vie durant. Sous nos yeux, « tristes blasphèmes » se mue en « affreux blasphèmes », qui sent son Bossuet lu et relu. De lettres en envois, de livres en livres, un monde se recompose avec ses contemporains majeurs. Que Jean-Claude Vrain ait rangé parmi eux Théophile Gautier, omniprésent dans le catalogue, prouve sa fine connaissance des choses de l’esprit, dont la bibliophilie fut autant le levier qu’un coup de foudre, dans l’ennui des casernes, pour ces fleurs qui n’étaient plus de rhétorique. SG // Charles Baudelaire (1821-2021) Exposition du bicentenaire, Librairie Jean-Claude Vrain, 30€. Quant à l’exposition de la BnF, Baudelaire. La modernité mélancolique, voir ma recension à paraître dans Grande Galerie.

Dans son dernier livre en date, fruit de la dernière série de cours qu’il prononça au Collège de France, Antoine Compagnon choisit de s’intéresser aux ultima verba, dernières œuvres, dernières images ou dernières paroles. Triplicité fascinante, un livre de Chateaubriand en concentre le prestige. La Vie de Rancé, que certains d’entre nous tiennent pour l’un des plus éminents de son auteur et de toute la littérature française, souleva l’incompréhension de Sainte-Beuve, à sa sortie, en 1844. Trop calotin, trop discontinu, trop désinvolte… On connaît la musique des sourds et des secs. Sainte-Beuve n’a pas mieux compris, ni défendu, Baudelaire, Stendhal et même Gautier, quand on y regarde de près. Proust lui règlera son compte en connaissance de cause. Or, Rancé, écrit justement Compagnon, « préfigure la poésie de la mémoire de Baudelaire à Proust ». Barthes doutait un peu des fins, l’édification de ses lecteurs, le pardon de ses péchés, que l’enchanteur annonçait vouloir servir, en accord avec son confesseur. Il doutait aussi que les modernes puissent encore le lire ainsi. Double erreur. L’autre reviendrait à donner raison à Maurice Blanchot, le faux écrivain par excellence, persuadé que la littérature ne visait que sa propre disparition, n’aspirait qu’au silence dont elle serait indûment sortie et que la décision de ne plus écrire confirmait ce que devait être l’œuvre conséquente, une mise à mort, par les mots, de tout ce qui débordait l’espace autonome de son énonciation. La vie, quand bien même la littérature n’en capterait qu’une intensité inférieure à son modèle, semblait un but plus légitime à Chateaubriand, ce que confirme l’ultime bouquet de son Rancé. S’il relève d’une tradition hagiographique bien établie, René la colore de sa sensualité et de son catholicisme noblement didactique. Du reste, la finalité édifiante du texte sort renforcée des multiples échappées autobiographiques qui rappellent l’écriture chorale des Mémoires d’outre-tombe. Quitte à digresser, Chateaubriand, semblable en cela à Baudelaire et Drieu, n’oublie pas les tableaux. « Peindre est l’acte le plus chaud d’acceptation de la vie », écrivait ce dernier en mai 1940. Après avoir si bien parlé du vieux Guérin, peignant son dernier tableau à Rome, la très racinienne Prise de Troie, Chateaubriand introduit Poussin, deux fois, parmi les méandres de son Rancé. La première occurrence rejoint un mythe que scrute Compagnon en détails, le chant du cygne chez les génies, ou l’imperfection voulue comme élection : « On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef-d’œuvre. » La seconde référence à Poussin, qui a inspiré son plus beau livre à Gaëtan Picon, ramène le lecteur au Déluge par une voie plus moderne, c’est-à-dire plus propre au XIXe siècle et à son art, obsédés d’historicité fuyante et de temporalité vécue : « Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. » Le tableau, pour Baudelaire et Manet, devra témoigner du temps de son exécution et de la décision de son inachèvement. Au terme de ce livre où Rancé sert de « conducteur » et conduit Compagnon à réfléchir sur le « dernier livre » ou le « dernier style », nous retrouvons Proust, Baudelaire et le thème du dernier portrait, celui en qui tout se résumerait, sachant que chaque poète, pour Marcel, résumait la poésie à soi seul. De la dernière séance à laquelle Carjat soumit le poète des Epaves, deux images nous restent. Proust aura connu, par la reproduction, la « plus dure », la « plus misérable » des deux (notre ill.), écrit Compagnon, celle où Baudelaire semble, menton bas, regard dément, de l’autre côté du miroir. Au « J’allais mourir » du Rêve d’un curieux semble s’être substitué un terrible « Je vais mourir ». Proust ne sera pas le dernier, face à l’ultime lucarne, à avoir « envie de pleurer ». Le beau livre de Compagnon, plein de son sujet, permet d’accrocher d’autres profondeurs à cette photographie mythique et à tout ce qu’elle suggère d’infini et de réfléchi. SG / Antoine Compagnon, La Vie derrière soi. Fins de la littérature, Editions des Equateurs, 2021, 23€.

DE BOUCHE EN BOUCHE

Une sombre logique gouverne notre rapport aux Anciens : les personnes du grand âge et les écrivains de l’antiquité sont désormais soumis au même régime. On relègue les premiers, on contingente les seconds. Au bout, triste épilogue, la mort attend sa proie. Elle agit déjà sur la peau de chagrin qu’est devenu l’enseignement public du grec et du latin, qui a substitué le saupoudrage de l’histoire culturelle à la connaissance de la langue et à la survie de ceux qui en usèrent. Allez raconter ensuite aux plus jeunes, aux lycéens, aux étudiants qu’Homère est essentiel à l’intelligence de Joyce, Plaute à celle de Molière, Esope et Phèdre à celle de La Fontaine, Pline l’Ancien à celle de Diderot, Virgile à celle de Chateaubriand et Stendhal, les tragiques à celle de Corneille et Racine, Juvénal à celle de Hugo, Catulle et Lucain à celle de Baudelaire, Ovide à celle de Manet et Picasso, Horace à Nietzsche. Et il y aurait tant d’autres exemples à invoquer, plus récents, de la continuité spirituelle qui transcende la supposée rupture des modernes. La vraie césure n’est pas là, elle concerne plutôt l’éloignement de nos origines dans les consciences qui en ont le plus besoin, sous prétexte d’un relativisme qui s’avère moins salutaire que despotique. Quand une culture et son rôle d’agent de liaison menacent d’entrer en résilience, baisser les bras est un crime, analogue à l’euthanasie involontaire des individus sans défense. En 2005, Jacques Gaillard et René Martin ne cachaient pas leur inquiétude quant au succès éditorial de leur Anthologie de la littérature latine, qui reparaît pourtant en Folio classique, sous la belle couverture verdissante de Barceló. Ne croyons pas toutefois fantaisistes ou narcissiques leurs préoccupations d’alors. Le péril qu’ils sentaient grandir s’est même accusé : « Puisse cette anthologie, résumait Jacques Gaillard, procurer à la littérature latine ce qui, demain, donnera un avenir à une discipline fragile, mais précieuse : des lecteurs. » Comment les gagner à ce que de bons esprits tiennent pour lettres mortes ou, au regard des nouvelles intolérances, nocives ? En vérité, les moyens que pourrait se donner la reconquête du lectorat actuel sont assez nombreux : réexaminer les traductions qui font autorité en est un, élargir le corpus au-delà des pages les plus connues, souvent les plus moralement convenues, les plus « édifiantes », aurait aussi de quoi séduire ou révéler des blocages nés de la correctness du moment. Ouvrons notre Martial : « J’écris, dis-tu, des vers trop lestes / Pour être commentés en classe. » Et pensons au célèbre mot de Barthes, féru d’antiquité, au sujet des classiques dont le privilège est justement d’être étudiés en classe.

Tout recul de l’éducation nationale en la matière, toute concession à la bien-pensance chère au New York Times et à ses clones français, mettrait nos Anciens en danger mortel… N’ajoutons pas au tri du temps les effets destructeurs du nouveau cant, comme on disait en 1830. « Existe-t-il des raisons d’aimer », s’interroge Philippe Heuzé en préface à sa remarquable Anthologie bilingue de la poésie latine ? Si oui, elles excluent toute rationalisation de leur nature. Il est dans celle du désamour de se laisser mieux appréhender, car l’intolérance aime à faire du bruit, saisit médias et réseaux de ses indignations et de ses vocables anglo-saxons, ces signes de reconnaissance adressés à la tribu vertueuse. La liste des auteurs à proscrire s’allongeant et remontant le temps (Ovide sur certains campus), il est devenu plus qu’impératif de les lire et de les transmettre, comme ils l’ont été jusqu’à nous à des degrés variables. Une anthologie ne peut fonctionner et réussir qu’à se construire sur les aléas de l’objet qu’elle constate et met en perspective. Conçue pour dérouler deux mille ans de poésie latine, cette Pléiade jongle merveilleusement avec la fragilité de son corpus, corpus qu’elle repousse au-delà de la chute de Rome, fragilité qui fut et reste sa force. Quelques fragments ici, un ou plusieurs poèmes là, leur lecture est inséparable du sentiment d’une possible disparition. C’est peut-être la cause essentielle de l’étrange permanence qui occupe Philippe Heuzé, le devoir d’admiration a mieux protégé ces textes que ne le feront nos machines à stocker les données. Il y a un génie propre au latin, fruit d’abord de ses déclinaisons et de son absence d’articles, – ce que Philippe Heuzé nomme son «tremblé» –, a toujours paru propice à l’invention poétique, de sorte qu’un Baudelaire et un Rimbaud tiennent parfaitement leur rang ici. Le Franciscae meae laudes du premier était accompagné, dans la première édition des Fleurs du mal, du commentaire suivant : « Vers composés pour une modiste érudite et dévote. » Sa forme dérivant du Dies irae, la précision du poète échappait au blasphème que certains lecteurs pressés ou incultes, en 1857, crurent y voir.

Les phénomènes de réécriture devraient, du reste, aider à enseigner la littérature du passé, car ils la concernent autant qu’ils définissent une autre approche des modernes. On ne saurait plus offrir aux néophytes ce patrimoine vénérable comme la parole révélée, ou comme une sagesse intangible et maintenue vivante tant que notre société et ses valeurs s’accordaient au monde gréco-romain. Au contraire, il faut en raviver l’étrangeté, la variété, les pans oubliés, afin de mieux ressaisir ce qui fonde une identité culturelle, soit le changement dans le même. Longtemps, du reste, le principe de l’imitation comportait cette dimension aujourd’hui peu comprise de l’émulation ou de la relecture, mixte de respect philologique et de libre création. La vivifiante Anthologie de la littérature grecque qu’a conçue Laurence Plazenet se dit d’emblée conforme à cet esprit-là, celui de la redécouverte dans la distance acceptée à ce que nous croyons être le monde antique. Reste une continuité inépuisable : « L’héritage de la littérature grecque, écrit-elle, ne se limite pas à quelques motifs et à des mythes. Il figure un mode de création. » Bien que bornée par la prise de Constantinople, dont les remous se font encore sentir, cet ample et très soigné florilège déborde largement les limites usuelles de l’exercice. De même que Philippe Heuzé intègre le monde chrétien à sa sélection, le premier et licencieux Théodore de Bèze comme le latin mystique cher à Huysmans, Remy de Gourmont et Péguy, Laurence Plazenet refuse les segmentations canoniques, qui sacrifiaient les périodes hellénistique et impériale, passaient surtout sous silence la littérature grecque chrétienne et le monde byzantin, lequel fut pourtant décisif dans la renaissance de l’idiome après le désastre de 1453 : « en vouant ce patrimoine au Léthé, c’est avec notre propre charpente littéraire, intellectuelle, philosophique, historique, avec une façon opiniâtre, exemplaire, d’être homme (ou femme), que nous rompons. » Contre la mort, il y a la recette que confie Quintus Ennius à sa propre épitaphe, au IIe siècle avant J.-C., quelque part sur la voie Appia : rester une parole vivante, et voler de bouche en bouche.

Stéphane Guégan

*Anthologie de la littérature latine, traduction et édition de Jacques Gaillard et René Martin, Folio Classique, Gallimard, 8,60€ / Anthologie bilingue de la poésie latine, édition de Philippe Heuzé avec la collaboration d’André Daviault, Sylvain Durand, Yves Hersant, René Martin et Etienne Wolff, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 69€ / Anthologie de la littérature grecque. De Troie à Byzance, édition de Laurence Plazenet, traduction d’Emmanuèle Blanc, Folio Classique, 12,30€ / Truffé d’emprunts et de clins d’œil aux Anciens (Apulée, Ovide) et aux modernes (Dante, en premier lieu), le Décaméron figure parmi ces textes qui, nés d’un brassage qui englobe une partie des futures Mille et une Nuits, s’y voient ramenés aussitôt connu. La circulation des mots et des noms, déjà impressionnante dans le monde antique, s’accélère aux XIV-XVe siècles. La gloire de Boccace franchit les frontières, par le jeu des traductions et des adaptations, voire le jeu des traductions de traductions (de l’italien vers le latin, puis du latin vers le français). Son ami Pétrarque n’est pas resté étranger à cette contamination. Dire cela, c’est faire écho au contexte d’écriture des nouvelles qui composent ce récit à tiroirs et miroirs, certaines suffisamment lestes pour avoir inspiré à Pasolini le désir d’une réécriture à sa façon. La peste de 1348 pousse quelques amis, dix hommes et femmes, à la campagne, qu’ils peupleront de leurs fictions et de leurs amours également collectives, double respiration contre la pandémie. Celle que nous vivons a prouvé l’imprévoyance du monde néo-libéral, le mépris des alertes pré-Wuhan venues du monde scientifique, le confinement a montré, lui, notre pente à l’exagération. Comparer le virus actuel aux grandes pestes ou à la grippe espagnole, c’est confondre vitesse de transmission et capacité à tuer. Quoi qu’il en soit de notre rapport vicié au sens, on comprend le désir qu’eut Nathalie Koble, médiéviste reconnue, de sortir de sa chambre / camera afin de rejoindre, par la rêverie scripturale et la transmédialité inattendue, la thérapie de groupe proposée par L’Humaine comédie de Boccace. Ses historiettes du printemps 2020 s’accompagnent de multiples images, en écho à la philosophie du projet, relancer les batteries du possible quand la sinistrose règne, dehors (Nathalie Koble, Décamérez ! Des nouvelles de Boccace, postface de Tiphaine Samoyault, Editions Macula, 28€). SG

Poésie encore ! Verlaine, Bonnard, Vollard, Parallèlement :

https://www.franceinter.fr/emissions/l-humeur-vagabonde/l-humeur-vagabonde-09-janvier-2021

Acta est fabula

Entre la mort de César et le flop d’Actium, qui mit un terme aux ambitions de Marc-Antoine, tout s’est joué pour Octave. Fils adoptif du premier, ennemi juré du second, il peut prendre désormais les poses d’un dieu vivant. Auguste en tout, il a le physique de l’emploi, nous dit Xavier Darcos, avec une plume aussi vive, mais plus fiable, que celle des premiers témoins. C’est le meilleur viatique pour aborder la fabuleuse exposition du Grand Palais, dont le dépouillement contraste avec le sujet. Fabuleuse, en deux sens. Riche de près de trois cents numéros, elle arrive à rendre tangible ce que nos austères livres de latin appelaient le «siècle d’Auguste», qui fut celui du Christ. L’autre fable, c’est celle du pouvoir lui-même, de l’imperium, de l’espèce de «commandement» auquel, durant près de quarante ans, Octave plia à la fois les structures d’État, la vie sociale et artistique. Dès qu’il accède au prestige impérial, et prend l’humble nom d’Auguste, le nouveau César déploie une politique, action et communication, d’une absolue cohérence. Elle lui vaut d’avoir duré et d’avoir séduit jusqu’aux historiens les moins inflammables. Suétone parle de son regard comme Talleyrand du jeune Bonaparte et du feu qu’il avait dans les yeux. Xavier Darcos situe son portrait du «monstre froid», vieux poncif cinématographique, entre la nécessaire sévérité et une réelle admiration. Bon équilibre pour expliquer, sans l’enjoliver, ce que fut le miracle de ce long règne. Car si l’on en juge par l’exposition et par la floraison littéraire qui la complète, de Virgile et Horace à Ovide, la propagande augustéenne aura été fertile en art.

On n’a jamais autant bâti, reconstruit, embelli Rome et ses capitales satellitaires. Non que tout y fût de marbre, comme le voudrait la légende. Mais le bilan monumental, architecture, sculpture et peinture, reste confondant. Qui d’autre qu’un fils d’Énée, à la fois Mars et Vénus, aurait pu autant professer la saine simplicité rustique des anciens, manifester autant de superbe et s’adonner aux plaisirs? Xavier Darcos, à qui rien de l’antiquité amoureuse n’est étranger, nous dépeint un Auguste ardent au sexe et actif jusqu’à sa mort. Ne descendait-il pas de Vénus en droite ligne? Le fameux portait du Vatican, trouvé dans la villa de son épouse Livie, l’affuble de deux accessoires liés à sa noble ascendance, une armure à trophées militaires et un Cupidon espiègle, qui singe le bras tendu de l’imperator. Les écrits licencieux de Properce, Tibulle et Ovide, souligne Xavier Darcos, confirment la face rose d’une époque trop longtemps ravalée à une froideur de manuel scolaire. Le même Ovide, avec ses Fastes, chanta, il est vrai, les cultes primitifs de la religion romaine, annonçant la geste de Chateaubriand et son Génie du christianisme. Mais comparaison, en histoire, n’est pas raison. Ceci dit, l’ombre de Napoléon se devine au détour de chaque page. La dernière est assurément la plus éloquente. À l’heure ultime, selon Suétone, Auguste se fit maquiller de blanc, de rouge et de noir, avant de lâcher en dieu des planches: «le spectacle est terminé». Acta est fabula.

Stéphane Guégan

*Xavier Darcos, de l’Académie française, Auguste et son siècle, ArtLys, 12€.

*Moi, Auguste, empereur de Rome, Grand Palais, Galeries nationales, jusqu’au 13 juillet 2014. Catalogue, éditions RMN/Grand Palais, 45€.