DORMONS

Le temps s’est éloigné où le même lit, de génération en génération, nous voyait naître et mourir. Objet tout simple, il était entouré d’un respect religieux, qu’il soit ou non surmonté d’un de ces petits crucifix dont les brocanteurs ne savent plus que faire. Dépouillé aujourd’hui de son ancien apparat, fût-il modeste, le lit conserve sa part de sacré en ce qu’il reçoit et inspire aussi bien les plaisirs de la vie diurne que les mystères de la vie nocturne. Dans L’Empire du sommeil, la très subtile et envoûtante exposition que Laura Bossi a conçue au musée Marmottan Monet, l’empire des sens et l’emprise du rêve se partagent près de 130 œuvres, insignes ou rares, inventaire poétique des multiples résonances de son sujet. Ce qu’il advient de nous quand nous dormons fascine depuis toujours, Grecs et Romains le disent, la Bible le dit davantage, surtout l’Ancien Testament, deux mille ans d’images le confirment. Il fallait choisir, il fallait trouver les bons angles, compte tenu d’espaces peu faits pour le bavardage. Une manière d’antichambre concentre le propos autour du merveilleux tableau de Budapest (ill. 1), cette jeune fille endormie de 1615, légèrement décoiffée, le visage illuminé par le plus doux des sourires, et auréolé du parfum moins innocent des fleurs de jasmin. Indice de ce qui ne peut être qu’à moitié perçu, le brocart tissé d’or, au premier plan, possède l’involontaire beauté d’une métaphore shakespearienne. Tableau sans collier, probablement italien, il a moins retenu les attributionnistes que les explorateurs de l’expérience onirique, tel Victor Stoichita récemment. D’emblée, le visiteur affronte l’ambiguïté de cette petite mort, comme on le dit de l’amour, qu’est le sommeil, moment de suspension, d’abandon, rappelle l’Atys de Lully, aux songes « agréables » et « désagréables ». De part et d’autre du tableau de Budapest, comme en bouquet, Laura Bossi réunit un Ruth et Booz apaisé de Puvis de Chavannes, un Monet de Copenhague, portrait inquiet de son fils Jean en petit Jésus, et une figuration peu courante de saint Pierre, signée Petrini, parfaite allégorie des clés du remords, de la Faute dont rien, pas même l’inconscience du repos, ne saurait nous libérer.

Du doux sommeil aux insomnies que favorisent la vie et le vide modernes, du rêve comme prophétie au rêve comme chiffre du moi (Freud), des délices d’Eros aux terreurs de Thanatos, de l’enfance du Christ à la confiance du croyant, des paradis artificiels aux portes de l’Enfer, du très ancien au très contemporain, le parcours qui suit n’emprunte jamais les sentiers labourés de la vulgate surréaliste. On se laisse charmer et presque bercer par l’oscillation propre à la thématique d’ensemble, on reste pétrifiés devant certains coups de clairon, le Noé de Bellini, dont Robert Longhi partageait l’ivresse, le Gabriel von Max de Montréal et sa mouche chastellienne, l’impudique Pisana d’Arturo Martini, que je préfère à son célèbre Sogno, l’Apollon endormi et inouï de Lotto, Les Yeux clos de Redon, l’un des prêts majeurs d’Orsay et la matrice de tant de Matisse, le Songe d’Ossian du bizarre Monsieur Ingres, en provenance d’une fameuse collection, la très baudelairienne Voyante (plutôt que La Somnambule) de Courbet, chère au regretté Sylvain Amic, les troublantes et addictives Fumeuses d’opium de Previati, le Lit défait de Delacroix (ill.2), véritable anamorphose des ébats que consigne son Journal de jeunesse, la Fanciulla dormiente de Zandomeneghi, l’ami italien de Degas et, clou final, La Phalène de Balthus, en qui revivent chacune des harmoniques de cette exposition qui réveille. Stéphane Guégan

L’Empire du sommeil, Musée Marmottan Monet, jusqu’au 1er mars. Catalogue sous la direction de Laura Bossi, InFine éditions, 35€.

La vida es sueño / Philosopher consiste-t-il à donner sens au monde ou à le dégager du voile d’illusions qui dirige nos existences ? Le Bien en est-il la clef, en dépit des dénis accablants de l’expérience commune, ou le Mal sa révoltante vérité ? A cheval sur deux siècles, héritier de la critique kantienne et des grands sceptiques français qu’il a lus dans le texte (La Rochefoucauld, Voltaire, Diderot, Lamartine), annonçant aussi bien Baudelaire et Huysmans que Nietzsche (son disciple et prosélyte encombrant), Schopenhauer (1788-1860) arrima sa pensée de l’être et des êtres à l’idée que la vie est songe, et l’homme rêves. Calderón et Shakespeare sont deux de ses auteurs préférés, le remarquable index du Monde comme volonté et représentation en fait foi dans l’édition très attendue que viennent de donner Christian Sommer et la Bibliothèque de La Pléiade. A Frédéric Morin parti l’interroger en Allemagne, un an avant sa mort, pour le compte de la Revue de Paris, le Bouddha de Francfort dit son admiration de notre pays et de sa culture déliée, déniaisée, dessillée, et ne cache pas sa détestation des prêtres laïcs de la bonté universelle : « Son optimisme me fait horreur », confie-t-il à Morin au sujet de Leibniz. Le long XIXe siècle, de Théodule Ribot à Italo Svevo et Tolstoï, a résumé un peu vite Schopenhauer à son contraire, le pessimisme. Ceci expliquant cela, on se contentait d’une lecture aphoristique, fragmentaire, du grand livre où s’absorba, d’une version l’autre, le cheminement du philosophe, hors des cercles de l’Enfer. Puisque la volonté de vivre propre au réel est destructrice par essence, puisque le Monde, en ce qu’il maquille cette évidence, procède d’une fantasmagorie tissée de souffrances, la seule manière d’échapper au néant où nous sommes condamnés à vivre reste la compassion éclairée par la raison, l’enseignement du Christ par la leçon de Platon, ou du Don Giovanni de Mozart par Les Saisons de Poussin. Musique et peinture, en plus du réconfort qu’elles lui apportèrent constamment, aident Schopenhauer à définir les voies de la délivrance, autant que l’orientalisme de son époque. Ne nous le représentons pas, en effet, à l’image des chimères narcotiques du Ring de Wagner, qui l’adulait, et revenons plutôt aux éclairantes conclusions de Christian Sommer. Le « monachisme mondain » de Schopenhauer a plus de parenté avec la sagesse du jésuite espagnol Gracián et le pragmatisme de Chamfort, autre élu lu et relu : « Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. » SG / Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, édition de Christian Sommer avec la collaboration d’Ugo Batini, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 77€, en librairie, le 23 octobre prochain.

Femmes de têtes / femmes de fêtes

Les lettres si coriaces et cocasses de La Palatine, véritable Saint-Simon en jupon, ne laissent qu’un regret, celui de ne pas avoir été écrites en français. Il n’est certes pas complétement absent des missives qu’elle adressait aux siens, là-bas en Allemagne, afin de vider son sac presque quotidien de colères et d’indignations. Contrainte d’épouser le frère de Louis XIV à moins de vingt ans et d’abjurer en secret sa foi, ordres d’un père soucieux de son royaume de papier plus que de sa fille, Charlotte-Elisabeth fut condamnée à l’« enfermement » de la vie de cours, résumait Pierre Gascar, très étanche à l’ancienne monarchie, dans sa préface de 1981 au volume qui reparaît aujourd’hui, sous une couverture dérivée de Pierre Mignard. L’enfant qui nous sourit à gauche est le futur Régent, à qui sa mère voulut en vain épargner l’union, exigée par le roi, d’une de ses bâtardes. Pour être allemande, Madame ne s’insurge pas moins contre toute mésalliance. Il y a de quoi pester, la plume à la main, car elles se multiplient au cours du « règne » de Mme de Maintenon, son ennemie jurée. Le premier Louis XIV s’était entiché de cette princesse sans grâce ni prétention à séduire (voir Hyacinthe Rigaud), chasseuse et diseuse de bons mots ; le vieux monarque s’applique à lui rendre presque odieux Versailles et son ballet de courtisans que la dignité et la morale ne tourmentent guère. Sans s’y réfugier, la Princesse Palatine cultive les beaux-arts et au « bon sens » (Madame de Sévigné) ajoute le « bon goût », indéniable quand elle parle de Corneille ou des Poussin de Denis Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne. Le petit musée dont Moreau jouit à Versailles émerveille l’épistolière. Vivantes, spirituelles et brutales, disait Sainte-Beuve, ses lettres ne furent pas que le bûcher des vanités et des intrigues d’un monde qui courait à sa perte. SG / Princesse Palatine, Lettres 1672-1722, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12,50€.

On relit toujours Madame Campan avec le même plaisir, celui qu’elle prit à peindre la France d’avant et après 1789. Son sens de l’anecdote fait mouche, il rappelait Colette et son art de mijoter les petits détails à Jean Chalon, le préfacier amusé et amusant de ce volume de 1988, repris sous une couverture nouvelle. Le succès de cette évocation unique de Marie-Antoinette et de son intimité n’a connu aucune éclipse. Il faut lui rendre son vrai titre : en 1823, sous le règne d’un des frères de Louis XVI, l’ouvrage en trois volumes se présente comme des Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre. L’auteur s’est éteinte un an plus tôt, à un âge respectable, elle avait fait ses premiers pas à la cour sous Louis XV, du haut de ses 15 printemps et forte de l’appui que lui assurent son père et bientôt ses mari et belle-famille. Lectrice de Mesdames, les filles du roi, elle est donc livrée jeune, selon son dire, « à la malignité des courtisans ». Mais la Campan n’est pas La Palatine, elle a connu auprès de Marie-Antoinette, de la Dauphine d’abord, puis de la souveraine, le meilleur de son existence ; et sa fidélité jusqu’à la nuit du 10 août lui vaudra les suffrages émus de ses premiers lecteurs, sous la Restauration, mises à part quelques mauvaises langues suspectant à tort qu’elle ait joué dans l’épisode de Varennes un rôle contraire à sa légende. On lui reprochait surtout d’avoir bénéficié des faveurs de Bonaparte, puis de Napoléon, à l’époque où elle dirigeait, nouvelle Madame de Maintenon, une institution pour jeunes filles. Aux élèves de la maison impériale d’Ecouen, l’ancienne fervente de Marie-Antoinette montrait des robes et des objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Un passage très significatif de ses souvenirs touche à Beaumarchais, il est connu ; on évoque moins ce qu’elle écrit de Carle Van Loo et de Boucher, de leur goût « corrompu » : on ne conçoit pas, souligne-t-elle, en contemporaine de David, que ces bergeries et fables galantes « aient pu être l’objet de l’admiration dans un temps aussi rapproché du siècle de Louis XIV ». Campan avait le verbe net, et la larme économe. SG / Mémoires de Mme Campan. Première femme de chambre de Marie-Antoinette, préface de Jean Chalon, notes de Carlos de Angulo, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12€.

Inconnue, oubliée à tout le moins, Julie Cavaignac (1780-1849) l’était, et le serait restée si le XXIe siècle ne s’était pas intéressé à celle qui fut la mère de deux Cavaignac autrement célèbres, Godefroi le journaliste républicain, fauché en 1845, et Eugène le général, le sabreur de juin 1848. Le gisant du premier, chef-d’œuvre de François Rude, devint une des icônes de la IIIe République, au point que son moulage rejoignit le musée de sculpture comparée en 1889. Cinq ans plus tôt, les Mémoires de Julie étaient exhumées et publiées sans notes ; cette apologie de la France révolutionnaire et impériale n’en avait pas besoin alors ! Elles sont aujourd’hui indispensables, le recul de la culture historique ne cessant de s’aggraver. Honoré Champion, en 2013, confiait à Raymond Trousson le soin d’éclairer l’ancrage politique du texte ; aujourd’hui, la collection du Temps retrouvé en propose une édition annotée par Sandrine Fillipetti. La flamme de 1789 et la haine des Bourbons animent ces pages marquées par le souvenir de Jean-Jacques Rousseau, dont le grand-père maternel de Julie avait été l’ami, et par la disparition précoce de sa fille, déchirure d’où est né le projet de se raconter, et ainsi de raconter les années climatériques ici traversées. Clémente envers la Terreur qu’elle déplore toutefois, l’auteur, quand il s’agit de l’Ancien Régime, s’inscrit dans le sillage avoué des lettres de La Palatine. Versailles se présente à nous comme le lieu du vice et du cynisme les plus répréhensibles. Il y a du rousseauisme dans sa dénonciation virulente de ces « gens-là » et de leurs mœurs. Cela dit, la mémorialiste n’a pas la plume tendre quand elle dépeint la société de son père, créateur du Journal de Paris en 1777, chez qui les écrivains, de La Harpe à Bernardin de Saint-Pierre, les peintres, de Greuze à Vien, et les musiciens, de Grétry à Gossec, fréquentaient. La consolation que Julie trouvait à remonter le temps dans le souvenir de sa fille à jamais chérie ne la portait pas toujours à l’angélisme. SG / Julie Cavaignac, Mémoires d’une inconnue 1780-1816, préface et édition de Sandrine Fillipetti, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 11€.

Ecrit-on « pour tout le monde » ? Claude Pichois pensait que Hugo et Colette étaient seuls à y être parvenus, chez nous, sans trahir la littérature par volonté de la distribuer au grand nombre. Certaines images évangéliques hantent involontairement ce genre d’œcuménisme laïc. D’autres diront que Balzac, Molière et La Fontaine, à une hauteur supérieure, ou Dumas père, à un niveau égal, sont parvenus à cette popularité en France. Méfions-nous, du reste, des mirages de la quantité ou de l’immortalité. La jeune Chine, qui semble vouloir nous étonner « en tout », plébiscite aujourd’hui Marguerite Duras aux dépens de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, respectés davantage des générations précédentes, biberonnées au réalisme ! Les temps changent, dit la chanson. Et on se demande, à observer les succès de librairie ou la rumeur médiatique, si Colette n’est pas menacée d’avoir à remettre bientôt son sceptre à d’autres représentantes du beau sexe, moins géniales qu’elles, mais plus conformes. Tant que son trône ne tangue pas trop, rendons-nous à la Bibliothèque nationale, qui la reçoit avec l’éclat dont Baudelaire et Proust, deux écrivains chers à son cœur, ont récemment bénéficié. Murs et vitrines explorent « ses mondes » avec l’ambition généreuse, et réalisée, de ne rien écarter de cet « Amor mundi », si puissant qu’il résiste aux souffrances courantes et ne désespère jamais des plaisirs, des plus humbles aux plus risqués. Colette goûta à tout ce qui bouillonnait en elle, saphisme compris, et donna à sa littérature de la sensation ce mélange d’hédonisme et de libertinage très français, qu’on blesse à vouloir lui faire chausser les gros souliers de l’anti-masculinité. Certains des propos qu’accréditeraient ces livres, même Le Pur et l’impur, l’eussent heurtée, précisément en raison de son amour de l’être, ce donné inconditionnel, et des êtres, ce don du Ciel. Un très bon point : les tableaux qui se glissent au milieu des cahiers de Claudine et des photographies très posées de la fille de Sido, tableaux du cher Blanche, mais aussi, plus rares, d’Eugène Pascau, Jacqueline Marval ou Emilie Charmy. Ajoutez à cela Christian Bérard et Cocteau, quelques feuilles de Matisse ivres de danse, et le tour est joué. Un tour du monde. SG / Emilie Bouvard, Julien Dimerman et Laurence Le Bras (dir.), Les Mondes de Colette, Gallimard / Bibliothèque nationale de France, 35€.

Justice de Dieu, justice des hommes

Au théâtre, tout est permis, comme d’inverser l’ordre des choses ou d’étriller certains garants de la paix sociale. Dans la pièce de Jean-Marie Rouart, qu’on a lue avant l’été et qui a gagné les planches sur les hauteurs de Passy, le monstre, c’est l’homme de loi, le juge couvert d’hermine, devant qui on tremble ou se prosterne, famille, collègues, flics, sdf, tous vassalisés. Quand le rideau se lève, notre juge suprême tente de calmer une impatience très palpable en jouant aux cartes. Elles ne lui sont pas favorables. Mauvais présage ? La promotion qu’il brigue, rien moins que d’accéder à la cour de cassation, le nec plus ultra de l’institution judiciaire, doit lui être annoncée aujourd’hui. Le téléphone rouge à ses côtés va sonner, c’est sûr, et le délivrer des angoisses d’une interminable attente. Lui dont la vie n’a été consacrée qu’à satisfaire sa soif d’honneurs ne fut que déshonneur, trafic d’influences et bienveillances louches envers le monde politique, cet ingrat. L’heure des dividendes ultimes serait-elle arrivée ? Quelques scènes au galop suffisent à édifier le public qui rit noir. Il fait bientôt connaissance avec Madame, probe, mais servile, et ses enfants, deux beaux cas d’indifférence crasse à ce qui n’est pas leur bon plaisir. Au fond, ils ressemblent à leur père au-delà de l’hédonisme décérébré des adolescents et de la frustration sexuelle qui les coupent eux aussi de leurs inférieurs, jusqu’à un certain degré au moins. Un crime a lieu, sous les fenêtres de cette famille unie dans le mal et la dissimulation, une fillette de sept ans en est la victime. Qui paiera ? Mieux vaut une injustice qu’un désordre, proclame le tyran familial, l’homme en rouge sang. Les langues peuvent se délier, Rouart est à l’écoute. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Théâtre de Passy, 92 rue de Passy, mise en scène  de Daniel Colas, avec Daniel Russo, Florence Darel, Thibaut de Lussy, Baptiste Gonthier, Julie Savard et Eliott Cren.

En librairie depuis le 3 octobre 2025 !

VUES ET APPROUVÉES

Parmi les expositions à voir, commençons par dire un mot du Milanais Andrea Appiani (1754-1817), qui sut conquérir Bonaparte dès que celui-ci franchit les portes de sa ville natale. L’entrée du 15 mai 1796, immortalisée au pas de course par Stendhal et sa Chartreuse, ne s’oublie pas. Mais, de ce côté-ci des Alpes, nul musée n’avait encore consacré une rétrospective à l’auteur du premier portrait, par sa date, du nouvel Alexandre. Cheveux longs et joues creuses, les yeux aussi tranchants que la bouche, tel le montre une peinture récemment redécouverte et devenue aussitôt iconique. Si le nez est un peu grec, c’est qu’Appiani, adepte du nouveau classicisme qui déferle lui aussi sur l’Europe, sut accorder, comme on disait, la nature et l’idéal. Les merveilleuses images de femmes qu’il a laissées le confirment en rivalisant, sans déchoir, avec Raphaël, Vinci et Corrège, même quand elles ne hissent pas au magnétisme de Francesca Ghirardi Lechi et son spleen si sensuel (notre ill.). Il semble que le modèle y soit pour beaucoup. Stendhal, sous le choc, a parlé de « l’être le plus séduisant et [des] plus beaux yeux que l’on [n’]ait jamais vus. » Appiani est à David, qu’il a rencontré à Paris lors du Sacre de 1804, ce que la douceur est à la douleur, la violence à la tempérance, disait Giorgio De Chirico. Il en oubliait la composante militaire de l’Italien, bien mise en valeur par l’exposition de la Malmaison, où Rémi Cariel réveille les figures, comme les fastes, du second royaume de Napoléon. Le 12 juin 1805, après s’être fait couronner à Milan, celui-ci déclarait vouloir « franciser l’Italie ». L’inverse fut aussi vrai.

A mesure que la France du XIXe siècle se réifie, fixe le temps et glace l’avenir, ses peintres s’abandonnent à « l’insaisissable », dit Baudelaire de Boudin (1824-1898). Le premier attribuait aux ciels du second plus que nous y voyons, nous qui dissocions le transitoire de l’éternel, nous qui oublions ce qu’avait de métaphysique la remarque de Mallarmé au sujet de l’air dont le dernier Manet faisait la matière même de ses tableaux. C’est l’un des charmes de l’exposition de Marmottan, car il en est bien d’autres, d’obliger ses visiteurs à réapprendre la grandeur de Boudin en savourant ce que sa moindre scène de plage, ses vigoureuses sorties de port, ses poignantes vues armoricaines, disent de la condition humaine, derrière l’éphéméride chic ou rustique. Breton de naissance, et pied marin comme il se doit par chez nous, Yann Guyonvarc’h est de ces hommes qui ne comptent pas quand ils aiment. Plus de trois cent peintures de Boudin, de la plus exquise esquisse au tableau de Salon, peuplent ses murs, il en a détaché 80 pour les besoins de l’exposition de Laurent Manœuvre, le meilleur expert de l’artiste. Face à cette manne exceptionnelle, l’idée que l’instantanéité se construit paraît plus évidente que jamais. Boudin ne peint pas la nature, il peint avec la nature, comme la nature, dirait Daubigny, auquel il tient tête dans ses nocturnes à disques japonisants. Monet en prit très tôt de la graine, au point que certaines peintures effusives de l’aîné, telle La Plage de Trouville de 1863, peinte sur bois, pourraient être revendiquées par le cadet. Ils n’échappèrent, ni l’un, ni l’autre, à Venise, au soir du grand voyage.

Des trois enfants de Matisse, ce fut le premier, sa fille Marguerite, qui joua le rôle le plus éminent dans sa vie et son œuvre. Aragon l’avait pressenti et hasardé en 1968 ; l’exposition exemplaire du Musée d’art moderne et la biographie attendue de Grasset le documentent, à l’aide d’une information très sûre ; elles explorent toutes deux ce que cette relation eut d’heureux et de conflictuel, de passionné et d’aveugle. Aveugle comme l’amour ? Certainement. Mais aveugle aussi en raison des divergences esthétiques qui dresseront, à plusieurs reprises, le père et sa fille l’un contre l’autre. Ainsi conditionnés, les portraits de Marguerite enregistrèrent plus que les différents âges de sa vie, une existence marquée par le drame précoce de la diphtérie et d’un larynx endommagé, la détresse sentimentale, puis le don de soi aux intérêts paternels. S’ajoutent une sensibilité et une intelligence toujours en quête d’accomplissements impossibles. La petite fille souriante, l’adolescente vive, la jeune femme triste, photographiée par Man Ray, et l’agent intrépide des FTP se succèdent sur les murs… A rebours de Picasso, Matisse écarte les nourrissons de son œuvre. Margot a déjà sept ans, en 1901, date probable d’une petite toile inaugurale (certains experts la datent de 1906 ; à tort, selon moi, si on la rapproche du style, apache, de ses complices Derain et Vlaminck, bien avant le fauvisme). Une personnalité s’éveille, entière, que la dépression va souvent obscurcir. Le noir sera l’une des couleurs fatales de Marguerite, qui fut à son père ce que Victorine fut à Manet, la rencontre de la souffrance tenace et des sens en fête. Il convient de souligner la sensualité des portraits de 1906-1910, le trouble de Matisse devant l’éveil de la libido qui saisit alors sa fille, laquelle masque du ruban que l’on sait une trachéotomie éprouvante. Qu’il ait accepté de le dire en peintre, et en père, l’emmène souvent au-delà du tranquille face-à-face. Ailleurs, à la faveur du frou-frou des années 20, Matisse prête une attention accrue à la mode vestimentaire dont Marguerite a toujours raffolé. Le ruban noir, après une opération audacieuse, s’évapore sous les lumières de Nice, contrairement aux tensions qui déchirent la famille, où chacun eut sa part de responsabilité. Cela s’éclaircit à la lecture de la biographie d’Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët, riche de l’apport inédit des correspondances et d’un dessillement courageux à l’égard de Georges Duthuit, l’époux volage de Marguerite entre 1923 et 1934. De surcroît, le modernisme puritain de la nouvelle génération devait envenimer les choses, au-delà de ce que l’histoire de l’art patentée veut bien admettre. Le dossier n’est pas clos.

L’activité que les artistes noirs de tout sexe, et de tout horizon, déployèrent sur le sol français, entre 1950 et 2000, était surtout connue des spécialistes. Cela justifie-t-il que l’on parle d’invisibilisation avec Alicia Knock, la commissaire de l’exposition tonique du Centre Pompidou ? Ce mot un rien barbare n’est pas seulement désagréable à l’oreille comme la terminologie en vogue, et à l’esprit, par ses relents complotistes, il est inadéquat. Rappelons, s’il était besoin, ce qu’a établi brillamment Francis Haskell : l’histoire de l’art procède d’une éternelle relecture de ses hiérarchies et de son corpus ; l’exhumation et la réhabilitation, loin d’être exceptionnelles, la travaillent sans cesse. A l’évidence, Wifredo Lam, Aimé Césaire, James Baldwin, Miles Davis et Grace Jones nous sont plus familiers que la pléiade infinie des artistes, écrivains, musiciens et cinéastes que Paris noir regroupe et, avec une habilité diabolique au regard des difficultés et des pièges, rend intelligible, sensible, audible. Le parcours, en outre, fait la part belle aux images d’actualité, photographies, presse illustrée et sujets télévisés. Car la cause de la négritude, c’était le mot de ses partisans, s’est très vite politisée, en France et aux Etats-Unis, jamais très loin à cette époque. Même son instrumentalisation par les communistes, ceci explique cela, a droit de cité ici. Le résultat, je le répète, est inouï, et mérite d’être comparé aux grandes messes qui ponctuèrent l’histoire du Centre Pompidou jusqu’au chef-d’œuvre, le Vienne de Jean Clair en 1992. Ce dernier parlait d’apocalypse joyeuse au sujet de l’Autriche des années 1880-1938, celle de Klimt et de Zweig ; le coup d’éclat d’Alicia Knock nous entraîne d’emblée dans sa spirale trépidante sans céder au victimaire de service. La lutte, non la chute, la fière affirmation d’identités culturelles, non la désolation des vaincus de l’histoire coloniale, tel est le programme. Et il déroule le parfait complément du Modèle noir, l’exposition à succès, dont Orsay abrita l’étape la plus contextualisée. Stéphane Guégan

Appiani. Le peintre de Napoléon en Italie, Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, jusqu’au 28 juillet 2025, catalogue Grand-Palais RMN Editions, 40€ // Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme. Une collection particulière, musée Marmottan Monet, jusqu’au 31 août 2025, catalogue, Infine, 32€. Voir ma partie de ping-pong avec Laurent Manœuvre dans le Hors-Série que Beaux-Arts consacre à l’exposition. Voir aussi le très complet Hors-Série du Figaro et ma contribution sur Drieu et Boudin, « Rêveuse Normandie » // Matisse et Marguerite. Le regard d’un père, MAVP, jusqu’au 24 août 2025, catalogue sous la direction des commissaires, Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët et Charlotte Barat-Mabille, Paris Musées, 45€ ; les deux premières signent Marguerite et Matisse. La jeune fille au ruban, Grasset, 24,90€ // Paris noir, Centre Pompidou, jusqu’au 30 juin 2025, catalogue sous la direction d’Alicia Knock, Editions du Centre Pompidou, 49€ // Au sujet des expositions consacrées à l’art dégénéré (Musée Picasso-Paris) et aux artistes exilés de la Seconde guerre mondiale (Musée de l’armée), voir Stéphane Guégan, « Dégénérés, exilés, muselés : les artistes à l’heure du fascisme », Commentaire, avril 2025, en ligne et en libre accès // Dégénérés, exilés, muselés : les artistes à l’heure du fascisme.

Lus et (non moins) approuvés

Nous avons quelques raisons d’en vouloir à Maurice Barrès (1862-1923), notamment les articles peu glorieux que lui inspirèrent en 1894 et 1895, dans La Cocarde, le procès et la dégradation du capitaine Dreyfus. « La Parade de Judas », avec son allusion appuyée au « nez ethnique », à la « figure de race étrangère », continue à soulever le cœur et affliger ceux qui le tiennent pour un écrivain essentiel, évidemment pléiadisable, le mentor de Proust et Mauriac, de Drieu et Aragon, de Montherlant et Malraux. Le wokisme proliférant, nous ne séparons plus le génie des écrivains de la nocivité, supposée ou réelle, de leurs idées. La contradiction même est mal vue. Que le Barrès des Diverses Familles spirituelles de la France (1917) met en question l’antisémitisme systémique, après avoir vu ses concitoyens juifs se battre pour leur terre, nous ne voulons pas l’entendre, pas plus que sa dévotion envers Taine et Renan. Bref, il ne bénéficie plus de l’union sacrée qui régnait encore dans les années 1950-1960. Et le critique littéraire, magnifique de fausse désinvolture et de vrai flair, lui prêtera-t-on encore une oreille ? C’est évidemment à cette tâche que Séverine Depoulain s’est employée, bien que sa somme passionnante obéisse aux instruments de la sociologie et de la médiologie contemporaines. L’importance de l’espace de publication, surtout quand il s’agit de la presse libérée par la loi de 1881, n’est pas à démontrer, évidemment. Mais cela ne suffit pas à épuiser le journalisme de Barrès, d’une activité ahurissante jusqu’en 1923, et d’un activisme nationaliste toujours plus saillant. Non que Séverine Depoulain se désintéresse des affirmations littéraires et idéologiques de l’écrivain, l’un des premiers à avoir vécu de la presse triomphante et à s’être donné, par elle, un statut d’homme public. Les causes que cette autorité peu commune a servies, nous l’avons dit, ne furent pas toutes aussi honorables que son fervent baudelairisme, le vrai culte, au fond, de sa vie turbulente. Hanté des Fleurs du Mal dès son adolescence nancéenne, Barrès prétendait retrouver en lui la dualité du maître, le sensualisme excessif, d’un côté, l’exigence éthique, de l’autre, l’ambroisie de la vie et l’humiliation de l’âme. Il se fit le trait d’union entre la Décadence et le Parnasse (il devait occuper le fauteuil de Heredia sous la coupole). On se gardera donc, avec Séverine Depoulain, de le rallier à Maurras et Gide, ces autres bornes du classicisme moderne. Ce que son journalisme vérifie au contraire, c’est l’attrait indéfectible du romantisme. En 1883, Barrès avait débuté à La Jeune France, revue antinaturaliste, placée sous le patronage de Hugo, il défendra, 40 ans durant, Musset, Gautier, Sainte-Beuve et Baudelaire, celui des Fleurs et des Ecrits intimes, son étalon définitif en matière de sensibilité et d’originalité. Le spectre s’élargit tout de même dès que l’on ouvre ce bijou qu’est Du sang, de la volupté et de la mort, recueil d’articles, au demeurant, marqué d’égotisme stendhalien et du souvenir de Chateaubriand. A l’inverse, sa haine de Zola et des romans machinés ne connut aucun fléchissement, au contraire.

Six ans après sa mort, le père des Rougon-Macquart demeurait un objet de détestation à divers titres. Et Barrès, très opposé au transfert des restes du Dreyfusard au Panthéon, n’était pas le dernier à l’attaquer sur tous les fronts : « Au résumé, nous ne devons rien à l’œuvre de M. Zola qui, de toute éternité, nous a fait horreur, quand elle ne nous faisait pas bâiller. » Il n’y allait pas uniquement des failles du naturalisme, de son outrance descriptive, de sa sentimentalité invasive et de la vision trop physiologique de l’individu qu’il entretenait, le différend découlait aussi du caractère industrieux, pour ne pas dire industriel, de la fameuse fresque romanesque. Cette littérature supposée peindre librement la réalité sentait, selon Barrès, le schématisme, le fabriqué, l’huile de coude plus que les imprévus de l’inspiration et de la vie. Le plus beau est que Zola, avant de mettre un terme à la série, s’est lui-même imposé une révision urgente de son approche du roman. Il n’ignore pas le discrédit dont la jeune littérature, de Huysmans à Paul Bourget, frappe ce qu’il appelle ses « procédés » et sa façon d’étayer, voire de camoufler, d’une lourde documentation des structures dramatiques que ne désavoueraient pas le mélodrame et le théâtre de boulevard (du reste, il en fut l’un des fournisseurs infatigables).  Les Trois Villes, qui rejoignent La Pléiade dans l’édition très fine de Jacques Noiray, résultent donc d’un véritable examen de conscience. Si Zola ne change pas de « méthode », s’il ne renonce pas à l’accumulation préparatoire des « choses vues », trésors qui nous sont donnés à lire ici, il avoue à Jules Huret, en 1891, chercher « une peinture plus large, plus complexe » de l’humanité propre aux sociétés modernes. C’est une manière d’annoncer une redéfinition psychologique, moins déterministe, de l’action romanesque et de ses personnages. Lourdes, Rome et Paris, fascinante trilogie sur fond de désastre social et spirituel, voient leur héros, le prêtre Pierre Froment, se déchirer sur sa propre misère, qui touche au drame amoureux, aux aléas de la foi et au sacerdoce. Tout à l’apologie d’une nouvelle religion, qui entendait substituer la science, la raison et l’humanitarisme aux évangiles démonétisés par une Eglise compromise, Zola aurait pu vider Les Trois Villes des fruits du renouveau en cours, par frénésie militante. Mais Pierre, son double, sa chance, le sauve du manichéisme dont les Rougon-Macquart abusent parfois. La passion aura le dernier mot, et le Christ, à sa manière, résistera à sa disqualification. Zola, c’était son rêve, reste un auteur d’aujourd’hui.

Quitte à relire Apollinaire, autant le faire en bloc, nous suggèrent Didier Alexandre et Michel Murat, qui connaissent bien le sujet. Leur conseil avisé n’aboutit pas à reléguer le poète parmi les classiques qu’il serait inutile de revisiter, y compris les pièces mises en chanson. Les 1800 pages que contient leur volume de Bouquins donne la préséance à la poésie, la plus belle du temps en raison même de la méfiance d’Apollinaire envers les puristes, quels qu’ils soient, postsymbolistes ou crypto-cubistes. Alcools le dit bien, l’effervescence précède l’essence. Quant à l’image, mentale ou visuelle, elle n’est jamais loin, au mépris des frontières génériques. A ceux qui l’auraient oublié, Alexandre et Murat rappellent que le premier recueil de poèmes publié par leur héros, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée s’accompagnait des bois de Dufy, dûment repris ici, de même que les planches de Derain, aussi primitives, sont redonnées avec L’Enchanteur pourrissant. Orphée, Merlin, voilà qui nous indique une orientation profonde de l’écriture, tendue vers le merveilleux, le mythe et le cosmique. Apollinaire crut en distinguer la présence chez Picasso dès les images foraines de 1901-1905. L’espèce de cordée orageuse qu’ils formèrent n’exigeait en aucune manière le divorce de la peinture et de la poésie, comme si elles relevaient de deux domaines d’expression antagonistes. Quand Apollinaire semble le laisser entendre, c’est par maladresse. Il n’a pas la rigueur conceptuelle de Baudelaire, qu’il feignait de ne pas avoir lu. Or, ils développent la même réinvention de l’Ut pictura poesis. L’image et le verbe, aussi distincts soient-ils dans leur être, n’en convergent pas moins dans leur volonté de donner sens aux formes, et ambition aux signes. Pas plus que le surréalisme dont il aurait été le prophète en signant le programme de Parade, l’autonomie moderniste n’affecta Apollinaire. La réalité lui importait trop, l’art n’en était que la caisse de résonance, comme au cirque, aurait dit Starobinski. Relisons, avec les éditeurs soucieux du grand critique qu’il fut, la page consacrée, en 1910, au « fauve des fauves »  : « Matisse est l’un des rares artistes qui se soient complètement dégagés de l’impressionnisme. Il s’efforce non pas d’imiter la nature, mais d’exprimer ce qu’il voit et ce qu’il sent par la matière même du tableau, ainsi qu’un poète se sert des mots du dictionnaire pour exprimer la même nature et les mêmes sentiments. » Les calligrammes peignent doublement. Oui, Guillaume est un bloc.

Que le dernier Michon, J’écris L’Iliade, débute par une scène de train torride pourrait étonner. Certes, il n’est pas le premier à rhabiller de neuf Homère, les dieux et les héros antiques, cette profondeur incompressible du monde. Ce qui surprend, c’est la façon dont il a choisi de grimper à bord des récits qu’on disait autrefois fondateurs. Les pages d’ouverture, qui se referment sur un coït sportif, mais très chrétien, n’empruntent à la Grèce que sa science des métaphores et le rythme accéléré des mots, crus et sacrés de préférence. Au vrai, ce départ à toute vitesse ne va pas sans rappeler Zola (La Bête humaine) et plus encore Huysmans (les locomotives érotisées d’A rebours), d’autant que l’engin en question est à vapeur. Pulsions et turbines s’apprivoisent au son roboratif du rail d’autrefois. Les années 1960, on l’apprend, virent sortir des usines les dernières machines capables de concurrencer l’électricité sur le réseau de l’ancienne SNCF. On vivait la fin d’une époque. Michon, aussi, à sa façon. Je les vois d’ici les démineurs éditoriaux s’épouvanter à l’idée qu’en 2025 s’imprime toujours de la littérature si chaude, si écrite, si peu déconstruite. Appauvrie, fautive, captive, la langue française n’a plus que sa mélancolie pour oublier qu’elle n’est plus désirée, ou autorisée à dire le désirable. Homère, on l’a compris, est le prête-nom d’une bibliothèque chaque jour frappée davantage d’interdit, et d’un usage des mots continument menacé de flagrant délit. Confident des classiques et des modernes, peu disposé à les séparer, Michon sait que l’épique appelle le voyage, cette suspension des modalités ordinaires du temps et de l’espace. De la guerre de Troie, J’écris l’Iliade rallume l’Eros déclencheur avant de s’égarer à plaisir, hors de la paraphrase, bien entendu, du livre des livres (avec la Bible). La boîte de Pandore ouverte, tout y passe, on plonge dans le scabreux et la métaphysique, le délicat et le brutal, le souvenir personnel et le fantasme contagieux, selon une alternance qui est tout l’art de la littérature. Hélène, Aphrodite, la belle Eva et ses bas, Lacan et ses hauts, Vergina qui ne jouit qu’à simuler le viol… La liste pourrait s’allonger. Homère, dit-on, n’a jamais existé, c’est le mythe du mythe, mon œil !

Stéphane Guégan

Séverine Depoulain, Maurice Barrès, écrivain et journaliste littéraire, Honoré Champion, 75€ // Emile Zola, Les Trois Villes, édition de Jacques Noiray, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 75€ // Apollinaire, La Beauté de toutes nos douleurs. Poésie, récits, critique, théâtre, Bouquins, 38€ // Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard, 21€. La NRF, en sa 660e livraison (Gallimard, 20€) croise Homère et Michon. Du premier, Hugo et Péguy disaient qu’il était l’enfance du monde toujours recommencée. Le croire, c’est croire à la littérature et la protéger contre la marchandisation galopante de tout, la censure et le prêt-à-penser inclus. Entre le cahier critique et la section Ouvertures, on lira Régis Debray en prise avec le Bloc-notes de Mauriac, « Antique rajeuni, rieur, enhardi par le troisième âge, bon pied, bon œil, qui frappe de taille et d’estoc, sans ménager, avec un mordant de corsaire. » L’humour de Mauriac, allègre ou féroce, nous manque, l’article de Rachel Cusk sur les peintres Celia Paul et Cecily Brown, qui ne méritent pas tant d’honneur, pratique lui l’humour involontaire. C’est la critique d’art à la façon du New York Times, débusquant partout « le pouvoir culturel masculin », c’est dire. D’entrée de jeu, Giacometti en fait les frais, et c’est peu dire. SG

Vient de paraître

L’INCONTOURNABLE

Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérience que nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.

Le Spleen de Paris confirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers,  leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.

De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan

Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »

Gustave Caillebotte mis à nu, de Raboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/peindre-les-hommes-4184286

DEUX LECTURES

Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.

Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table,  possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).

Entre 24 et 31

Pour qu’il y ait une petite sœur, il faut un grand frère… Mais la taille et l’âge sont indifférents à l’enfance qui réinvente sans rien dire l’autorité. Celle de Mika, tendre, audacieuse, cocasse, Alice en fit la grâce de ses jeunes années. De 13 mois l’aînée, elle s’est fondue dans cette relation inversée, qui confortait sa décision de ne pas grandir, vieillir. Frère et sœur ont aimé ce lien, si fort qu’il refusait de s’expliquer, ils ont aimé leur vie gémellaire, sous la vigilance aléatoire de leurs comédiens de parents. Comme sorti d’un film de Jean Cocteau, Mika n’a pas seulement jeté un filet protecteur autour d’Alice et son visage d’ange, tracé un espace de rêve et d’insolence, il l’a tenue sous l’emprise de désirs de plus en plus menacés, l’adolescence venue, par l’inceste qui les travaillait. Un soir, l’alcool et le jeu libérant les fantasmes, tout aurait pu basculer. Tout aurait dû faire place au drame le plus sordide, comme dans les mauvais romans qui pullulent depuis que l’intimisme glauque, mais cadré, fait recette. Là où d’autres se seraient complus à symboliser la violence masculine, le malaise des petits secrets bourgeois et l’horreur des blessures inguérissables, Marie Nimier retisse le canevas plus subtil des relations familiales et des sentiments qui les soudent. Elle élargit vite à d’autres personnages le soin de nous éclairer sur Alice, devenue une jeune femme, auteure du livre qu’elle a entrepris d’écrire sur ce frère dont elle ne saurait faire son deuil. Ce livre la conduit à occuper un appartement que son propriétaire en voyage lui confie, à charge de veiller sur des plantes carnivores et un chat tigré, Virgile, aussi insaisissable que la poésie. Ce lieu inconnu devient aussitôt le lieu de l’inconnu, la chance d’une vie que la solitude avait dressée contre elle-même. Si l’on y retrouve l’extrême finesse de touche de Marie Nimier, sa psychologie oblique, son humour des raccourcis, Petite sœur n’oublie pas, autres traits de fabrique savoureux, la truculence, la justesse érotique et cet art consommé de faire progresser le récit comme s’il ignorait jusqu’où Virgile aime à disparaître. SG / Marie Nimier, Petite sœur, Gallimard, 19€.

A consulter Claude Leroy, auquel rien de la vie de Cendrars n’a échappé, 1938 fut une année presque blanche. Silence des sources. Hiver des cœurs ?  Un an plus tôt, les amours de Blaise n’allaient pas fort. Raymone Duchâteau, auprès de qui il espérait, à 51 ans, un second souffle, lui préféra son ami Bénouville, que la guerre allait rendre célèbre… Point de roman sur le feu, et pas d’argent en poche. Ce serait le moment de décamper ou de découcher. Pierre Pucheu l’a compris, l’étonnant Pucheu, promis lui à s’activer à Vichy, puis à tomber, malgré sa rupture avec Laval et Pétain, sous les balles communistes en Algérie… Cendrars lui doit d’avoir été présentée à Elisabeth Prévost, autrement plus jeune et riche, en février 1938. Ont-ils, là-bas, dans les Ardennes où elle l’entraîne ? Bu, lu, écrit ensemble, certainement. Mais le reste ? Un nuage d’incertitudes flotte au-dessus de la forêt impénétrable (Guderian, en mai 1940, prouva le contraire). François Sureau, qui a servi dans les Ardennes, à la fin des années 1970, n’a pas épuisé les prestiges de la sylve obscure, il se glisse, le temps d’une plongée temporelle et éminemment littéraire, parmi quelques fantômes au salut amical. Avoir porté l’uniforme ne lui semble pas un crime, impardonnable aux gens de lettres. La preuve par Apollinaire, la preuve par Cendrars, deux étrangers devenus français et lyriques, au feu, en 1914. Un an dans la forêt, sur les traces de « Bee and bee » (Beth et Blaise), tricote les époques et les émotions : cela finit par durer plus de douze mois, tant il est vrai que l’écrivain est maître du temps et que les flirts plus ou moins consommés, à cette altitude et à cette époque, réchauffent les cœurs en hiver. SG / François Sureau, de l’Académie française, Un an dans la forêt, Gallimard, 12,50 €. Claude Leroy a mis en poche deux recueils de textes parmi les moins connus de Cendrars. Voyages, cinéma, peintres modernes, vertus et malheurs du monde accéléré, détestation du renfermé et de l’art en vase clos, deux manières de manifeste : Aujourd’hui (Folio Essais, Gallimard, 8,40€) sort en 1948, Trop, c’est trop (Folio, Gallimard, 8,40€) en 1957. L’après-guerre a dû compter avec le bourlingueur d’un autre temps et d’une autre géographie.

La Russie où Cendrars a reconnu, vif adolescent et mauvais élève, une seconde patrie, moins suisse que poétique, la Russie n’a pas attendu les ballets de Bakst et Diaghilev pour faire des ravages loin de ses frontières. Bien avant même la création du Transsibérien, l’Europe d’Orient s’est frottée à sa sœur d’Occident et mêlée notamment au Tout-Paris, cette internationale moins regardante que celle qui ourdissait 1917. Deux milieux auront favorisé le transfert Est-Ouest à la Belle-Epoque, la littérature et la galanterie, entendons le roman peu farouche et les mœurs peu corsetées. Quant à croiser les lettres et le leste, le chic et le stupre, on peut faire confiance à Jean Lorrain (1855-1906), il n’eut pas son pareil : écrire, décida-t-il très tôt, était un vice parmi d’autres, voire une prostitution plus savoureuse que les autres. Si le génie lui manque, il a du style, et il a appris des mentors qu’il s’est donnés, Baudelaire et Poe, ou qui lui accordèrent, tels Barbey d’Aurevilly ou Edmond de Goncourt, plus qu’un talent de polygraphe sans morale. Une plume intempérante et payée à tant la ligne ou plutôt à tant l’indiscrétion salée… Les clefs de lecture, à ce petit jeu, doivent être, selon le danger encouru, d’une transparence flatteuse ou d’une pointe blessante. Paru en 1886, Très russe, son deuxième roman, aussi peu discret et retenu que son titre, lui vaut un duel avec Guy de Maupassant, évité à la dernière minute. Ils appartenaient tous deux à l’école normande et situaient Flaubert au-dessus de tout. Très russe cite en ouverture La Tentation de saint Antoine dont les décadents, qu’ils soient de Fécamp ou pas, firent un bréviaire vénéneux : « Avance tes lèvres. Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. » Celle qui incarne cette promesse de bonheurs illimités fut une précoce experte de la chose. Russe de naissance, Madame Livitinof change de maris et d’amants dès que sa fantaisie, qui n’est pas exclusivement vénale, l’exige. Autour d’elle, on ramasse avec gratitude les miettes de l’amour dont elle ne cède que l’illusion. Il y a bien parfois une âme tendre assez candide, quelque poète symboliste comme cet Allain Mauriat, pour croire à la comédie des sentiments : les hommes sont si puérils ! Voilà un livre qui comblera les féministes et les amateurs de bel esprit, un livre drôle et tordu, français et russe. SG / Jean Lorrain, Très russe, roman suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier, édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion, 48 €. L’éditrice montre bien ce que la pièce tirée du roman, plus sanglante et piquante que son précédent, doit à l’intertexte moliéresque, et notamment au Misanthrope. Ah ! Célimène qui ne peut « empêcher les gens de [la] trouver aimable » !

Il est vertueux d’écrire ou de peindre pour le grand nombre, légitime de faire entrer le peuple dans les romans et les tableaux susceptibles d’être compris de lui. Mais l’histoire nous apprend que les hommes et les femmes qui s’y employèrent, au cours des 250 dernières années, ont le plus souvent sacrifié ces louables intentions au pire des catéchismes et des académismes, le contraire même de la liberté, de la complexité humaine et morale, de l’imprévisibilité, qui devraient présider à toute écriture du réel. La critique de la culture dite bourgeoise, l’examen de ce ou de ceux qu’elle exclurait de son champ, n’est pas d’hier. Et Dominique Fernandez fait justement précéder sa défense et illustration du « roman soviétique » d’un utile rappel des débats qui mirent en émoi un Lamartine en 1840, un Gide ou un Henri Poulaille (grand amateur de Maupassant et de Cendrars) au cours des années 1920-1930. Le Céline du Voyage, qui doit beaucoup à Charles-Louis Philippe, Barbusse et Carco, a été touché par les partisans d’un roman populaire : parler d’en-bas, personnages fort en gueule, situations noires. Mais il s’est bien gardé de prétendre créer une littérature saine à l’usage d’une société dont il importait d’abattre, d’un même mouvement, le classes et les ferments d’immoralité. Une littérature faite de l’acier, de l’hygiène collective, de la tempérance sexuelle que la construction de l’avenir rendait impératifs. Grand connaisseur du roman russe, s’en faisant l’avocat dès 1955, au temps de la renaissance de la NRF sous la conduite de Jean Paulhan, Fernandez n’a jamais confondu littérature révolutionnaire et corsetage stalinien. Certes, la propagande la plus détestable, entre des mains géniales, est capable de nous rappeler que l’esthétique est irréductible à ses conditionnements les plus prescriptifs. On préfère toutefois les vraies découvertes que ce livre décomplexé nous oblige à faire parmi la production pré-jdanovienne. Dans l’élan de la rupture bolchevique, de la pire des guerres civiles, ou de la résistance à la Wehrmacht, il s’est écrit de vrais romans, incarnés, de respiration large, loin du nombrilisme ou du wokisme qui encombrent nos librairies bienpensantes. Blanche, comme le premier Kessel, ou rouge, comme les cavaliers d’Isaac Babel, la littérature russe post-Tolstoï, et même post-Gorki, peut sortir de sa longue satellisation. SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Le roman soviétique, un continent à découvrir, Grasset, 26€.

Parvenu à l’âge de les relire, Théophile Gautier fit le triste constat que ses belles éditions romantiques s’étaient envolées plus vite que ses cheveux : victime de petits larcins, de prêts amnésiques, la bibliothèque de sa jeunesse pileuse avait notamment perdu les plus rares Renduel de 1830, Hugo, les frénétiques… Il en eût été plus attristé si la bibliophilie des créateurs ressemblait à la thésaurisation obsessionnelle des traqueurs d’incunables. Au contraire, elle reflète, comme une véronique, leur vie de bosses, de déboires et de combines. Fut-il existence plus secouée que celle de Georges Bataille (1897-1962) qui, clerc renoncé, chartiste atypique, vécut pourtant au milieu des livres, à défaut de jamais vivre de sa plume, même au temps de Critique (née en 1946) ? Parce qu’il eut à en vendre une partie, parce qu’elle eut à se déchirer au gré d’un destin sentimental complexe, la bibliothèque de Bataille s’est lentement soustraite à l’ordre du connaissable. En outre, lorsqu’il se défaisait d’un livre avec envoi, l’auteur du Bleu du ciel en déchirait la page qui l’eût trahi, reste de culpabilité catholique et de dévotion aux mots. L’ensemble compta donc plus que les 1283 références consultables sur le site des excellentes éditions du Sandre. Une petite moitié d’entre eux ont fait l’objet de la présente publication, très illustrée, très informée, qui rend accessibles, entre autres, les fameuses dédicaces manuscrites, bon témoignage des vraies fidélités (Michel Leiris, André Masson, Maurice Blanchot…) et des fausses réconciliations (Breton, Eluard, Tzara…). L’anthropologie et la sociologie sont évidemment d’une présence écrasante, conforme à l’idée quasi tauromachique que Bataille se faisait de la culture, définie par l’impératif du sacrifice et la nécessité du rachat. Du reste, la tragique figure de Colette Peignot, entre un Pilniak et le Staline (1935) de Boris Souvarine, nous adresse un énième signe de détresse. Bataille n’avait ni l’envie, ni les moyens, de faire relier ses livres. Certains le furent malgré tout, signe d’élection, tel L’Âge d’homme de Leiris ou le Manet de Tabarant. Les logiques d’argent se brisaient sur l’essentiel, car les livres touchent au sacré. SG / La Bibliothèque de Georges Bataille, Librairie Vignes § librairie du Sandre, 20€.

« A la belle étoile » : Herman Melville n’était pas loin d’estimer que le génie français se résumait à cette formule riche de poésie, d’aventure et d’humour. Le titre que François Gibault a donné à son récit, pour en être proche, promet une harmonie différente avec les éléments, et une manière de fatalité heureuse, si l’on accepte que le bonheur dans un monde sans transcendance, ni restauration écologique possible, peut prendre des formes inattendues. C’est la force du conte d’éveiller chez le lecteur pareil optimisme, c’est surtout la force du conte de Gibault, formé à bonne école, Céline, Marcel Schwob et, pour la note douce-amère, Marcel Aymé. On suit le vagabondage de Sigmund et Gisella, errance mêlée d’aphorismes et de surprises, comme s’il nous était donné à lire quelque version post-atomique de Daphnis et Chloé. Le paysage, certes, s’est singulièrement assombri depuis Longus, mais son exploration très grecque des caprices de l’amour, maladie sans âge, reste exemplaire. La pastorale, mythe infini, n’est-elle pas une sagesse plus qu’une paresse ? Croire à sa « bonne étoile », suggère Gibault en souriant à lui-même, c’est accorder foi aux incertitudes du réel, c’est se rendre disponible aux accidents de la route, pas ceux de la banale automobile, ceux du grand véhicule. Pouvait-on imaginer que l’encre si parisienne de Libera me contenait cette aptitude au merveilleux cosmique, qui ramène à Gide et Giono par le chemin de l’enfance ? La preuve. SG / François Gibault, La Bonne Étoile, récit, Gallimard, 14€. On s’intéressera, au printemps 2023, à la nouvelle édition, revue et augmentée, du Céline de Gibault (Bouquins, 32€), première biographie moderne jamais consacrée à l’écrivain sulfureux. La lecture de Londres (Gallimard, 24€, édité par Régis Tettamanzi), plus fou et fort que Guerre, ne devrait pas lui concilier les nouvelles ligues de vertu. L’actualité célinienne, la refonte notamment des volumes de La Pléiade en raison des manuscrits retrouvés, sera alors plus propice à un bilan.

Puisque Shakespeare l’a dit et que nous sommes faits de l’étoffe des songes, autant rêver les yeux ouverts, marcher tout éveillé dans son rêve, disait Hugo, considérer, dirait Sylvain Tesson, que l’aventure est le nom que nous donnons au besoin de se hisser au-dessus des fourmis, des écrans, des masques, des grèves rituelles, des bâfreries de réveillon… À dates fixes, quatre années durant, notre traceur de cime s’est attelé à la même expédition, rejoindre Trieste par les hauteurs alpines en quittant Menton, skis et paquetage de survie au dos : « Je porte tout ce que je possède », conseillait Cicéron, qui aurait méritait d’être chrétien. Le blanc, là-haut, appelle l’immersion dangereuse, l’exclusion volontaire, la conversion à on ne sait quel absolu. Les peintres et les poètes l’ont mieux dit que les simples ascètes, en raison de leur sens du concret, de leur abandon magnétique à la frousse, au vide et à ce qui semble, dans l’effort absurde, vouloir le combler. « La montagne était notre église. » Tenté par le recentrement métaphysique et les dialogues qu’inspirent l’ivresse des sommets ou les rencontres de hasard, animales ou humaines, ce Journal de bord, aux antipodes de la chronique sportive, possède des accents picturaux qui ne trompent pas : « Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceaux chinois. » Le skieur de Cuno Amiet, visible à Orsay et filant ici sur la bande du livre, en fut assurément l’un des déclencheurs. « Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. » Le romantisme cher à Tesson, lecteur de Pascal et Byron, n’est pas sans rejoindre Baudelaire, le Gautier le plus goethéen ou le Gide des Caves du Vatican. Rien n’est préférable au sentiment d’être démodé à l’heure de l’hyper-présentisme et, selon le mot de Jarry, du décervelage servile. Du reste, les refuges de montagne, à lire Blanc, sont aussi les derniers refuges de la pensée occidentale, de vrais cabinets de lecture, saint Augustin, Proust, Cendrars y traînent à côté des allumettes. Un livre qui donne envie de grimper ne saurait avoir manqué son but, celui-ci pince, de plus, comme la glace salvatrice, et vous enveloppe de ses silences. SG / Sylvain Tesson, Blanc, Gallimard, 20€.

VER SACRUM

Les grands poètes ne connaissent pas la peur des poncifs, il n’en est pas pour qui sait sentir et voir derrière eux l’inconnu, l’universel, le non-dit, en somme. Théophile Gautier, dont nous fêtons les 150 ans de la mort, ce 23 octobre, le rappelait à la une du Moniteur, en avril 1864, à propos d’une comédie de Paul Bocage et Aurélien Scholl : « Si nous commencions notre article par quelques variations sur le vieux thème du printemps ? – Cela est bien usé sans doute ; mais un pauvre diable de critique est-il, en conscience, obligé d’être plus neuf que la nature, qui, depuis un temps immémorial, recommence avec un aplomb superbe ses quatre feuilletons de l’année ? » Le printemps est la saison préférée des poètes de la vie, Rimbaud le confirme autant que Théophile, notamment celui, plus mûr, d’Émaux et Camées, ce recueil cinq fois réimprimé et étoffé entre 1852 et 1872.  Honoré Champion et le gautiériste renommé Peter Whyte viennent d’en publier la plus complète édition par la richesse du commentaire et l’éventail des variantes. Qu’elle ait vu le jour en cette date anniversaire est une grâce. Car ce volume de pure et d’impure poésie compte parmi les bijoux du genre, n’en déplaise aux grincheux post-mallarméens et à leur religion du signe immotivé, orphelin de toute attache terrestre ou narrative. La seule erreur de Gautier fut de prêter le flanc, en 1852, aux lectures réductrices de son œuvre en regroupant sa récente production sous ce titre précieusement lapidaire : le jongleur des mots, le fanatique de la seule forme aurait donné là les preuves définitives de son inaptitude à exprimer idées et sentiments, ou à satisfaire la métaphysique propre à l’usage des vers : le cher Gaëtan Picon, en 1958, le reprochera encore à l’auteur d’Émaux et Camées ! Certes, les dix-huit poèmes de sa première édition, préparée dès le printemps 1852, ne relèvent guère du lyrisme sentimental et social que Sainte-Beuve exige, cette année-là, de la littérature assommée par le 2 décembre 1851. Pas plus que le coup d’État, le plébiscite diluvien ne le rassura quant à la liberté des arts et au dressage des esprits : Baudelaire et les Goncourt ne sont pas moins pessimistes au lendemain des événements. Depuis 1849, du reste, la lyre de Gautier, tournant toujours plus le dos à la rhétorique de ses aînés, se porte vers la confidence intime, l’érotisme oblique, la modernité du nouveau Paris, la nostalgie exotique et même la présence/absence de Dieu… Verve et verbe fuient les mauvaises graisses, se dérobent à la discipline des métriques usuelles, abandonnent le cher sonnet, disent tout en peu de vocables. Mais le concis ne vire pas à l’exsangue, l’écart à l’indifférence jupitérienne. Plus ciselée, la parole de Gautier n’en fouille pas moins l’idée ou l’affect en rivalisant de présence sensible avec les arts visuels, la mode du temps ou la tradition érotique la moins gazée.

Des mots simples, qui marchent droit, pas de métaphores appuyées, mais des rimes bien frappées, et une impression d’éclat ou de retrait démultiplié à plaisir. C’est l’institution scolaire qui fera d’Émaux et Camées une poésie de marbre, impassible, et presque vide d’émotion. La préface, elle, situe le volume sous l’aile sensible des poètes persans et du spleen lumineux de Goethe. Comme toute bonne littérature, celle de Gautier n’a jamais été plus autobiographique : les années passées favorisent cette pente au souvenir et aux signes inattendus d’un présent aussi neuf qu’obscurci. De sorte que le raffinement musical des octosyllabes en cascade laisse deviner « le visage de doux fantômes dont le sourire semble flotter au-dessus des vers qui les célèbrent (Maxime du Camp). » Certains masques sont plus transparents que d’autres. Sous l’un d’eux se cachent les charmes de Marie Mattei. Petra Camara, la chaude danseuse qui frappa les peintres parisiens, mêle se castagnettes à l’évocation d’Inès de las Sierras, clin d’œil à Nodier et à l’Espagne qui fait rimer chorégraphie et tauromachie. Autre femme, autre madrigal, plus directement charnel : A une robe rose, par de multiples glissements de sens et de son, rend hommage aux impudeurs de la Présidente, Apollonie Sabatier, et sa « gorge en globe », son « bras païen », sa peau de soie, et le rose qui abolit la frontière du corps et de la robe qui le déshabille si bien. Mais la cantatrice Ernesta Grisi, la compagne de Théophile et la mère de ses deux filles, en est l’autre muse avec sa voix de contralto, et le trouble persistant de l’androgynie, matière de Cærulei oculi dont Proust semble s’être souvenu pour qualifier le regard de Saint-Loup. Du Camp a aussi forcé les portes du volume en se faisant dédicacer Nostalgies d’obélisques dès sa prépublication d’août 1851, au moment où la Revue de Paris s’impatiente à naître ; elle sera pour les deux amis qui la dirigent le refuge des auteurs naissants, Baudelaire, Flaubert et les frères Goncourt. Soit l’abri d’une littérature sans corset d’aucune sorte. La poésie d’Émaux et Camées n’est pas gaillarde par inadvertance, c’est le trait qu’elle décoche à l’époque en souvenir de 1830. Coquetterie posthume s’abandonne à son bercement de gondole ; Le Poëme de la femme, effeuillage impudique, passe d’une baignoire des Italiens à la Grèce vénusienne ; Symphonie en blanc majeur, long poème très aimé de Manet, où l’on continue à lire bêtement un éloge de la froideur, voire de la frigidité, concentre le défi des joutes amoureuses, l’horreur des « vertus malingres » et le refus des « maigres pudeurs ». Aux jeunes écrivains qui commençaient à le traiter en chef d’école après 1850, Gautier donnait le conseil de « transposer dans le monde moral tous les termes du monde physique » et de sourire au printemps, ce leitmotiv d’Émaux de Camées, qui apparente la musique des vers à la sève retrouvée, à la « jeune saison » qu’annonce, incapable d’attendre, Le Merle de 1866. « J’ai les hivers, vous les printemps », avoue Gautier aux destinataires de son cœur fatigué par trop d’excès, tandis que le Second Empire galope du même pas à sa perte. Émaux et Camées, avec Les Fleurs du mal, en demeure le chef-d’œuvre poétique.

Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Œuvres complètes, Poésies 2, édition de Peter Whyte et Thierry Savatier, avec la collaboration d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, 95€. Le volume se complète des poésies jamais rassemblées par leur auteur, dûment glosées, et des pièces érotiques, que sert le commentaire complice de Thierry Savatier, spécialiste de La Présidente et des tableaux licencieux de Courbet. En dehors du sublime Musée secret, que Gautier écarta prudemment d’Émaux et Camées, sa poésie libertine est souvent de moindre valeur que sa poésie suggestive, où l’allusion sensuelle ou scabreuse triomphe de la banale illusion. Nota bene : les éditions Gallimard proposent désormais ma biographie de Gautier en version numérique. SG

LE TEMPS DE GAUTIER

Angelo, tyran de Padoue permet à Victor Hugo de revenir au Théâtre-Français, notre Comédie française, en février 1835, quelques mois avant l’attentat de Fieschi et le tour de vis du gouvernement. Deux actrices géniales l’y autorisent, Mlle Mars, en Tisbé, et Marie Dorval, en Catarina, respectivement maîtresse et épouse du tyran… Première surprise, c’est la fille du peuple qui joue la princesse prise entre deux hommes. Distribution inversée, conforme au génie de cette pièce de l’amour non partagé, mais de la courtisane au grand cœur, du pouvoir comme substitut au sexe, mais du tyran prisonnier de son faux pouvoir. Car la toute puissante Venise a fait d’Angelo son valet. Faux potentat satellisé, il ne parvient à se faire aimer ni de la courtisane, ni de sa femme, qui aime Rodolfo, et en est aimé. Réduit à détruire ce qu’il ne saurait posséder, tel est le pauvre Angelo. Tisbé, face à la croix du Christ et au fantôme de sa mère, sacrifie sa propre passion pour Rodolfo. Hugo essuya la grogne des partisans du théâtre à sujet moderne et, pire, à utilité directe (Félix Pyat). Gautier, à deux reprises, défendit ce Totor-là. En 1835, il affirme l’ardente hispanité d’Hugo, moins soucieux de psychologie alambiquée que de fougue cornélienne et de fulgurance visuelle. En effet, le choc des situations bouscule l’analyse des passions : « Au milieu de l’affadissement général où nous vivons, dans ce siècle où rien n’a conservé ses angles, une nature avec des arêtes aussi vierges et aussi franches est une véritable merveille. » En 1851, Rachel s’empare du rôle de Tisbé et sa sœur de celui de Catarina, et Gautier de noter comment se fondent les destins de la tragédienne juive et de son personnage : « Mlle Mars possédait au plus haut degré la distinction bourgeoise […]. Elle n’avait pas cette élégance native dont une duchesse peut manquer, et qui se trouve quelques fois chez une bohémienne. […] La race maudite relève son front et jouit superbement du droit de mépriser celle qu’on méprise. » Par-delà le beau thème des tortures de la jalousie et de la vengeance, l’édition d’Olivier Bara s’intéresse au terrain sentimental de départ, et donc à Juliette Drouet. Hugo s’est servi de leur correspondance amoureuse et des parallélismes qu’offre cet avatar moderne de Tisbé, devenue sa maîtresse en 1833. Il y a, dit Bara, projection dans l’ordre de la fiction d’une situation affective complexe, et ce n’est pas la dernière dont le texte hugolien s’appropriera la teneur… La toute proche exposition Louis Boulanger de la maison Victor Hugo présentera un rare dessin lié aux représentations de 1835, sorte de nouvel Hernani. SG / Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue, édition d’Olivier Bara, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€. Voir aussi Victor Hugo, Carnets d’amour à Juliette Drouet, édition de Danièle Gasiglia-Laster, Jean-Marc Hovasse, Arnaud Laster, Charles Méla et Florence Naugrette, Folio classique, Gallimard, 9,40€. Reproductions en fac-similés et transcriptions intégrales, en plus des commentaires érudits, hissent au chef-d’œuvre cette manière de reliquaire sentimental. La passion qui enchaîna Victor et Juliette ne fut jamais aussi ardente et éloquente qu’en 1833-1835, la comédienne aux mœurs assez libres n’eut pas de mal à se reconnaître sous les masques de Marion et Tisbé, au détour des Chants du crépuscule, des Voix intérieures et, plus discrètement déjà, des Rayons et des Ombres. Trois sommets du lyrisme hugolien que la fièvre amoureuse irrigue jusqu’à se confondre avec l’instance même de la subjectivité moderne. Page 51, on lit : « La beauté sur ton front, l’amour dans mon cœur, c’est la même. » Le manuscrit semble plutôt dire : « c’est le même ». Le masculin l’emporterait sur le féminin, comme on disait à l’école (quand il y en avait encore), et l’amour sur la beauté. SG

De mémoire théâtrale, on n’avait pas connu pareil triomphe depuis les années 1830… La Dame aux Camélias, le 2 février 1852, semble les ramener. Audace, verbe étincelant, censure… Sans l’appui du duc de Morny, demi-frère de Louis-Napoléon Bonaparte, sans la caution de Mme Doche, qui s’empare du rôle de la courtisane auto-sacrifiée, Dumas fils eût été privé des feux de la rampe. L’ordre moral qui caractérise le recentrement vertueux de la IIe République en retarda tant qu’il put la mise en production. Puis vint le coup d’État. Et ce fut une « épiphanie », selon le mot de Sylvain Ledda, responsable de cette nouvelle édition du chef-d’œuvre inaugural de l’auteur. Sa thèse, convaincante, est défendue avec la passion qu’on lui connaît. Contre toute une tradition anti-romantique, trop heureuse de trouver en Dumas fils l’introducteur du réalisme au théâtre, Ledda l’inscrit dans ce même romantisme, en sa double voix, le mélodrame radical et le drame en habit noir, dont Antony (Dumas père !) dressa tôt l’horizon. L’antagonisme entre désirs individuels et morale collective, ou loi patriarcale, antagonisme qui vient des classiques, a toujours fait le bonheur des romantiques… Certes, dans le Journal des Débats du 9 février 1852, Jules Janin crédite Dumas fils d’avoir inventé le réalisme théâtral et le compare à Champfleury. A l’inverse, Gustave Lanson, auquel on n’en contait pas, voyait dans La Dame aux camélias une nouvelle Marion Delorme, le thème de la courtisane réhabilitée ricochant au centre d’Angelo. L’influence de Musset n’en est pas moins une évidence criante, on suivra aussi Ledda sur ce point. Conversations saisies sur le vif, formules en chiasme, l’esprit du Paris de 1846-47, quand on dansait joyeusement sur un volcan (comme aujourd’hui, la joie et Musset en moins). La pièce fouille au scalpel la société de Louis-Philippe dans son rapport à l’argent et au sexe : « L’intégration de Marguerite dans la société dérange car elle montre que les plus corrompus ne sont pas ceux que l’on pense. La question d’argent est le motif obsédant de la pièce plus que l’amour frustré d’Armand et Marguerite. » Barthes avait bien senti que le sacrifice de cette dernière aux implorations angoissées du père d’Armand était plus existentiel que social. La fille perdue donne un sens à son amour et à sa vie en y renonçant. C’est une sainte, qui s’éteint dans les terribles suffocations de la phtisie. Et les derniers mots de la pièce résonnent de ceux du Christ au sujet de Madeleine : « Ses nombreux péchés ont été pardonnés car elle a beaucoup aimé. » L’inspiratrice du drame, Marie Duplessis (morte à 23 ans, en 1847), eut des soucis et des protecteurs plus terrestres. Gautier la connut et parla merveilleusement de la vente posthume de ce qui avait composé le théâtre de sa vie. Il s’associa de cœur au coup de maître de Dumas fils, au « souffle amoureux et jeune », à la « passion ardente et vraie », qui court la pièce. Le « cant genevois » n’avait qu’à bien se tenir. SG / Alexandre Dumas fils, La Dame aux Camélias, édition de Sylvain Ledda, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80 €.

Les années 1863-1865, en art, offrent un singulier contraste. Riches en peintures nouvelles, puisque Manet et Gustave Moreau surgissent alors aux deux extrémités du spectre, riches en romans mémorables, si l’on songe à Flaubert, aux Goncourt et même aux Misérables, elles souffrent d’une terrible disette théâtrale, pour paraphraser celui qui fut le meilleur témoin des scènes de son temps. Gautier, c’est lui, ne cache pas à ses lecteurs qu’il peine à les satisfaire, la denrée manque, l’exploitation des pièces s’allonge (la province et l’étranger prennent les trains de Napoléon III) et les grandes plumes se font prier. Sans ignorer les célébrités du moment, Sardou, Augier et surtout Dumas fils, ce « profond observateur des mœurs modernes », notre homme s’obstine à appeler de ses vœux un peu de neuf, d’originalité, ou de respect envers le grand répertoire. Il faut le jouer sans modération, martèle Gautier, mais dans le respect de son être, jusqu’à épouser son hybridité native, la musique, le ballet ayant sa part au merveilleux tragique ou comique. A chaque redécouverte d’un Corneille ou d’un Molière de jeunesse, il exige des directeurs de salle d’aller outre le connu et souvent le rabâché.  C’est même le devoir de la Comédie Française, écrit-il, d’« exhiber les vieux tableaux de son musée littéraire ». Du reste, en vertu du décret impérial (juillet 1864) qui libère les salles de l’obligation de s’en tenir à leurs domaines fixés par la loi, il appartient aux théâtres de tirer le meilleur profit de cette fin des spécialités. Comme l’écrit Patrick Berthier, la porte Saint-Martin peut s’emparer des classiques jusque-là interdits, rafraichir les genres usés ailleurs. Alors que les aigles du romantisme disparaissent ou se taisent, leurs audaces d’hier deviennent la norme du jour. Bien que chaque miette de l’époque révolu, de Musset à Balzac, fasse le bonheur de Gautier, il se laisse prendre à d’autres affiches. S’il préfère l’anacréontisme de Banville aux bouffonneries un peu sacrilèges, car lourdes et faciles, de La Belle Hélène, ou d’Ajax et sa blanchisseuse, il cède à l’attrait de certains vaudevilles et autres fantaisies. Leur abondance, certes, a de quoi effrayer, et Gautier en conclut, étrange prophétie, que l’attention du public devient de plus en plus paresseuse, et favorise le lénifiant. Et que dire de « la poésie, chassée de partout aujourd’hui », et notamment des planches parisiennes ? Plus que la prose, qui l’emporte sur le théâtre en vers, c’est le prosaïque, le banal, qui aspire les consommateurs. Gautier, évidemment, est tenté de s’en tenir à la crème de l’actualité et à l’opéra dont il a la charge, au Moniteur, depuis la mort de Fiorentino (auteur de la traduction de Dante que Baudelaire possédait). Or, on l’a dit, il fait l’abeille, butinant où son futur miel le porte. Ainsi, en juillet 1864, jette-t-il son dévolu sur Les Pinceaux d’Héloïse, un vaudeville « sans prétention autre que de faire rire », dont l’intrigue vampirise le récent scandale du Déjeuner sur l’herbe. « Une brave bourgeoise », Héloïse donc, « cultive secrètement la peintre comme on cultiverait un vice », et s’échine sur une Putiphar voulant séduire Joseph en multipliant les études. « Puis le mari survient et tombe en des jalousies comiques à la vue de tous ces Josephs qu’il a de la peine à croire chastes. Héloïse avoue qu’elle […] rêve d’être admise au salon des refusés. Mais, désormais elle n’aura d’autre modèle que son mari. Voilà tout ; Eh bien, c’est drôle ! Alphonsine et Dupuis font mourir de rire sans déranger pour cela Molière. » SG // Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XVII, octobre 1863-avril 1865, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 2022, 110€. Voir aussi Marie d’Agoult, comtesse de Flavigny, Correspondance générale, tome XIII, 1863-1865, Édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 105€. Le témoignage de l’ex-amante de Liszt, que trouble l’entrée dans les ordres du génial musicien, reste de première importance, quant au milieu de l’art et au tournant libéral du régime. Marie se rapproche du prince Napoléon, le cousin frondeur, pousse son gendre Émile Ollivier, échange avec l’expatrié Mazzini, Michelet, Renan, Louis Blanc. Esthétiquement, sa ligne ne varie pas, c’est celle du « goût élevé », qui « se perd », lui dit un de ses correspondants, fort peu sensible à Salammbô et aux Misérables… Adepte elle-même de Lamartine et d’Ingres, elle se laisse tout de même nadariser, la photographie, inférieure en son essence, peut s’agrandir du sujet qu’elle se donne, et de l’homme qui la pratique. Baudelaire, proche de Nadar, n’eût pas dit autre chose. SG.

La Bonne soirée est l’un des poèmes les plus attachants d’Émaux et Camées et les plus tardifs. L’idée en est simple, et se contente d’inverser la promesse du titre. Le bonheur du poète graphomane n’est pas de rejoindre la vie brillante des soirées parisiennes, qui débutent par le théâtre ou la musique, avant de se clore en fins soupers ou plus…. Ce à quoi le narrateur aspire est plus casanier, il est vrai que le temps, dehors, n’engage pas à sortir. Un fauteuil, une cheminée, des cigares et surtout quelques livres, voilà qui suffira à le combler. Pas n’importe quels livres, tout de même, ceux, dit le poème, de Heine, Taine et des Goncourt, probablement, à cette date, Manette Salomon ou L’Art du XVIIIe siècle. Il y aurait un essai amusant à écrire sur Gautier et nos deux frères, il montrerait combien leur aîné, avant les soirées de la princesse Mathilde, a déterminé leur vision (peu progressiste) de l’époque et le style dit artiste, fait de sensations rares, d’impressions visuelles, de grande souplesse syntaxique et d’appétence pour le moderne, les choses comme les mots, fût-ce pour les critiquer. Les six romans que Jules et Edmond de Goncourt ont cosignés sont acides, caustiques, audacieux par les situations et les personnages qu’ils imposent aux limites du genre, et touchent au milieu de la presse et de l’art, aux rapports de classe et, on l’oublie trop, à l’inquiétude religieuse de ce siècle impie. Notons que Gautier, sous le pseudonyme peu aimable de Masson, apparaît dans Les Hommes de lettres (Dentu, 1860) et se voit dédier, en nom propre, Renée Mauperin (1864). L’année suivante Théophile prêtera sa plume spirituelle au prologue d’Henriette Maréchal, grand scandale théâtral, qui semble avoir laissé des traces chez Manet. La réunion des six romans écrits à quatre mains est une très bonne idée que l’on doit à Robert Kopp, expert du domaine, et à Bouquins, qui aime à sortir des ornières et oukases du moment. A écouter les Goncourt, en prêtant l’oreille à leur Journal, ils se seraient contentés, cliniciens irréprochables, d’accumuler les documents bruts afin de peindre leur siècle sans rien en voiler. Le décousu qu’ils apportent à l’art du récit est pourtant aussi médité qu’original. Leur siècle a mal réagi à ces fictions aux apparences de documentaire, et il faut s’appeler Flaubert pour les congratuler de soulever constamment une sorte de dégoût universel. Sujets inconvenants, style déplacé, résume Kopp, qui parvient à nous donner une vision complète des deux écrivains sous le Second Empire en distribuant ses éclairages précis entre l’introduction générale et les introductions de chaque roman. En ce qui concerne Sœur Philomène et surtout Madame Gervaisais, roman qui fascinait Marc Fumaroli, le crime des bichons » s’aggravait du soupçon de mysticisme à contre-courant. Il est vrai que les deux romanciers, bien que peu cléricaux, se laissent prendre ici à leur propre piège : ces deux femmes, différentes de condition mais sœurs en mysticisme et désirs frustrés, les attendrissent par leur sainteté, qui finit par rayonner au-dessus des causes physiologiques chères au naturalisme. Huysmans s’en souviendra. SG / Jules et Edmond de Goncourt, Les Hommes de lettres et autres romans, édition établie et présentée par Robert Kopp, Bouquins, 32 €.

VOICI QUE JE VIS

Le XVIIIe siècle fut un désert, pas la plus petite goutte de poésie, pas le plus mince filet de lyrisme et, hors du théâtre et de Chénier, pas le moindre vers, cette musique du sens… Et puis soudain jaillit ce que la France aura apporté de plus sublime au chant silencieux des mots, ceux qui soumettent la pensée à l’image. De Hugo à Baudelaire, de Lamartine à Vigny, de Musset à Nerval, il y a de quoi croire au miracle, au signe évident d’une Providence des lettres, comme le Baudelaire de 1857 en fait le pari pascalien. Il manque un nom à cette pléiade et Mallarmé, son héritier direct, l’eût prononcé sans se faire prier : ce n’est pas celui de Sainte-Beuve ou celui de Banville, admirables à leurs heures, c’est celui de Théophile Gautier (1811-1872), dont l’institution scolaire, jadis capable d’écoute poétique et d’éthique chrétienne, a éloigné les récentes générations. Déjà Gide ne comprenait plus la dédicace des Fleurs du Mal ! Le peu d’attention que notre époque réserve à Gautier se concentre sur ses écrits de voyage et ses nouvelles fantastiques, ces bijoux d’observation, d’esprit, d’altérité, la géographie du touriste et l’expérience du surnaturel ayant en commun l’ambition de dire, ensemble, ce que la vie peut avoir de plus exaltant, divers, insondable. La poésie ne rime pas davantage avec quelque déni du réel, pas celle de Gautier en tout cas. D’elle, que lit-on encore ? La Comédie de la mort (1838), parce que Baudelaire y trouva une partie de son inspiration, le merveilleux cycle d’España (1845), ce concentré d’exotisme vrai qui prélude à Manet et au Barrès du Secret de Tolède, Émaux et camées (1852), où Sainte-Beuve voyait le départ de l’ère post-hugolienne… Le reste s’est recouvert d’oubli ou de l’ennui supposé des premiers recueils. Les éditions Champion, qui ont entrepris de rééditer tout Gautier, y compris l’immense journaliste qu’il fut jusqu’à son dernier souffle de fumeur incurable, ne se sont pas laissé intimider par l’amnésie générale et, disons-le, le nivellement effroyable du goût. Au lieu de ramasser l’œuvre poétique en un seul volume, elles lui en accordent deux, nous assurant l’impératif confort de lecture et une annotation substantielle. Depuis une cinquantaine d’années, certes, Gautier est redevenu un objet d’étude, d’exégèse, de plaisir, nous en cueillons quelques fruits ici. Les apports de Peter Whyte et François Brunet sont considérables. Quant au texte, style et métrique ; quant à l’analyse du fond, au-delà des thèmes souvent glosés, hantise de la mort, fusion panthéiste, Éros compensatoire, humour consolateur. Nous avons beaucoup sous-évalué ce que cette magnifique publication nomme « la crise spirituelle » dont souffrit très tôt l’auteur de La Mort dans la vie. Songeons à l’hypothèque qui pesa longtemps sur le romantisme, il fallait que la génération de 1830 fût déprise de Dieu et volontiers anticléricale. Or, relisant les premières poésies de Gautier, ces enfants de son enfance, cette sortie définitive du théologique ne me semble plus aussi évidente. Bien des formules désignant le vide du Ciel ou « l’âge qui n’est plus » trahissent moins l’ironie de l’impassible jouisseur que le constat inquiet d’un monde où la modernité laïque prétend régler aussi les consciences.

Gautier est resté très attaché à ses premiers pas en poésie, nets, vifs, tendres ou élégiaques, toujours concrets, contemporains aussi d’autres éveils, entre 15 et 19 ans, quand paraît le volume qui ouvre sa carrière. Enrichi d’Albertus, de La Comédie de la mort et d’España, il reparaît, amendé et réorganisé, en 1845, puis en 1866, édition adoubée par les Parnassiens, Coppée, Heredia et le jeune Verlaine dont Parallèlement, plus tard, se frottera aux mantilles affolantes et danseuses délirantes. Au-delà des Alpes, c’est aussi une civilisation profondément catholique que Théophile a maintes fois arpentée et secondée de sa ferveur. On comprend qu’il ait aussi demandé à la corrida d’être autre chose qu’une parade. Si le toréador ne met pas sa vie en péril, c’est toute la liturgie du sacrifice qui s’effondre. Au détour de l’une de ses splendides chroniques théâtrales, dont l’édition savante et scrupuleuse se poursuit, nous le surprenons, en mai 1863, théoriser cette nécessité du danger : le risque, l’imprévu, est vital au duel de l’homme et de l’animal. A défaut, le rituel sacré tourne à la boucherie inutile. Le plus beau est que Gautier se saisisse de cet exemple pour faire l’éloge de ceux et celles qui, fiers de leur jeunesse, s’élancent sur les planches en tirant Molière et Corneille vers ce qu’ils conservaient d’éternellement juvénile. Des grands classiques, de la façon dont il faut les jouer et les monter, avec le plus grand respect de leur esthétique originelle, tragique ou fantasque, voire loufoque, il est souvent question dans les articles qu’a réunis Patrick Berthier, son nouveau volume couvre la période 1861-1863, que rythmèrent les feuilletons du Capitaine Fracasse. Cette simultanéité, dont il est désormais loisible de comprendre toutes les interférences, appelle bien des commentaires. Je me contenterai de noter que Gautier, moins sensible à Racine, tient la revalorisation de Corneille pour l’une des causes essentielles de 1830, et Molière pour le Shakespeare français, avant que Musset n’égale l’esprit des comédies du génial Anglais. Du reste, estime-il, Corneille eût lui aussi atteint aux rudes audaces de l’auteur d’Hamlet s’il avait écrit en pleine liberté, loin du carcan des trois unités, comme ses maîtres espagnols. Pauvres en créations, malgré Victorien Sardou ou l’hyper-romantique Dolorès de Louis Bouilhet, les années 1861-1863 abondent en reprises marquantes. Et Gautier n’a pas de mots assez flatteurs, mais justes, à l’endroit de ceux qui rendent possibles résurrections et exhumations en cascade. Édouard Thierry, dont Couture a laissé un portrait où respire l’intelligence du modèle, se voit ainsi chaleureusement loué chaque fois que le Théâtre-Français, sous sa direction, redonne vie aux pièces oubliées des plus illustres, telles les comédies de Corneille, encore lui, d’une allure inouïe. Son bonheur culmine aussi quand sont rejoués les drames de sa jeunesse, Antony ou l’Othello de Vigny. Ce dernier peut mourir en 1863, sa capacité à faire vibrer le public ne s’est pas éteinte. De même, le jeu de Rouvière n’est-il jamais plus éloquent, comme son portrait par Manet l’atteste (ill.), que lorsque « l’acteur plastique », chantre de Shakespeare, se tait et fait parler son corps, son costume, sa fièvre interne.

L’actualité théâtrale du début des années 1860, départ d’une lente libéralisation du régime, nous permet de passer de Gautier à Marie d’Agoult, dont un nouveau volume de correspondance nous apporte son lot d’informations inédites. Bien qu’elle y soit moins assidue, la scène parisienne, en sa présence ou pas, la rapproche d’un écrivain qu’elle ne lit pas. Il en va des concerts de Liszt, que Gautier a acclamés, des représentations du Tannhäuser de Wagner, en mars 1861, cause des troubles que l’on sait. En revoyant Liszt, la comtesse d’Agoult comprend que son cœur ne l’a jamais quitté. Pourtant, leurs deux filles sont si différentes qu’elles pourraient n’être pas du même père. Et Wagner accuse ce défaut de gémellité, Blandine abominant cette musique à « grosse caisse », quand Cosima y perçoit la « révélation de Dieu dans l’Humanité ». Qui possède la meilleure oreille ? Marie enregistre sans trancher ; en décembre 1862, lors du scandale soulevé par Le Fils de Giboyer d’Augier, sorte de Tartuffe moderne ridiculisant le parti clérical, elle n’a pas même besoin de commenter la chose. Protestante et socialiste modérée, celle que Cuvillier-Fleury avait qualifié de « patricienne travestie en démagogue » lors de la publication de sa belle Histoire de la Révolution de 1848, se range du côté de la pièce amendée par la censure impériale. La recension de Gautier le fut aussi. Napoléon III, malgré le danger, a autorisé la pièce contre son administration, de même qu’il autorisera bientôt le Salon des refusés… Puisque les arts visuels passionnent Marie d’Agoult, notons ses petites infidélités à la chapelle ingresque : durant l’été 1861, avec l’appui de Théophile Thoré, elle eut la primeur de la chapelle des Saints-Anges. Dans la couleur de Delacroix, croisa-t-elle Baudelaire ? Gautier ? Ce dernier, elle n’a pu l’éviter à l’inauguration des décors de l’hôtel particulier du richissime Say, Cabanel n’ayant pas eu à forcer son talent pour complaire à l’industriel du sucre. Il lui arrive aussi de disserter sur la photographie, technique qui ne se hisse à l’art qu’entre d’habiles mains, comme celles du cher Adam-Salomon (ill.). Si les années 1861-1862 sont celles du plus grand déchirement qu’une mère puisse éprouver, à la mort tragique de Blandine, elles s’assombrissent d’autres tourments, l’éloignement de Claire, issue du premier lit, et la fin progressive de sa propre vie sentimentale malgré d’illusoires reprises de flamme. Marie s’étourdit en écrivant sans cesse, articles et lettres donc, ou en rééditant ses livres les plus politiques. C’est que la France bouge. A partir de décembre 1861, la comtesse rouge a fait alliance avec Plon-Plon, le cousin remuant de l’Empereur et son double de centre gauche… En outre, le gendre de Victor-Emmanuel II multiplie les discours brutaux sur la nécessité d’unifier l’Italie et d’y joindre les états de la Papauté. Pas assez chevalier pour relever le gant du duc d’Aumale, Plon-Plon cherche à se gagner les têtes pensantes de l’opposition raisonnable, Émile de Girardin et Marie d’Agoult, cavouriste endiablée, comme le lui reproche, mais avec le tact des seigneurs, son idole de toujours, Alphonse de Lamartine. Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Poésies, Œuvres complètes, Poésies, Tome I, édition de Peter Whyte et François Brunet, avec la collaboration d’Alain Montandon, Honoré Champion, 125€ / Théophile Gautier, Poésies, Œuvres complètes, Critiques théâtrales, tome XVI juin 1861-septembre 1863, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 95€ / Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome XII, 1861-1862, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 120€.

Jeanne avant Jules et Marie

Il y eut bien quelques grands anciens pour chanter Jeanne, la guerrière qui rétablit le roi et le royaume sur le sol des Valois, il y eut Christine de Pizan dès avant la mort inique de la Pucelle, il y eut François Villon et son « Jeanne, la bonne Lorraine ». Mais, comme l’écrit Claude Gauvard dans un livre aussi concis que précis, l’élue de Dieu « a fait la France de son vivant et plus encore pendant les siècles qui suivirent son martyre. [Car] Il fallut attendre longtemps, la fin du XIXe siècle, pour que la nation s’empare de Jeanne d’Arc et croie qu’elle avait fait la France. » On imagine que l’auteure, médiéviste de grande renommée, voit en Péguy cette voix qui ramena les Français à l’héroïne du XVe siècle, véritable héroïne et héroïne vraie, ce qui est mieux. Or le grand Charles fut précédé d’autres plumes réparatrices. La Jeanne d’Arc de Michelet, détachée de son Histoire de France en 1853, fut une de ces bibles du patriotisme éclairé. Derain la lut dans les tranchées et ne lui fit qu’un reproche, de ne pas avoir fait assez place au merveilleux, à l’appel, à la mystique de sa chevauchée sublime. Quatre ans plus tard, chez Michel Lévy, Marie d’Agoult publie sa Jeanne, jouée en Italie, trois ans plus tard, en pleine conquête de l’unité italienne. Le sens de la pièce avait été compris : il suffit de quelques individus, mais « hardis », pour inverser l’Histoire. Ce moment où la monarchie française était menacée en son roi naturel et son être multiséculaire, ce moment critique, Claude Gauvard en connaît tout ce qu’on peut en savoir, les faits comme la psychologie du temps, l’époque et les façons dont elle s’est vue. L’acharnement des Anglais à brûler Jeanne, que les tribunaux ecclésiastiques auraient pu condamner à la seule prison, domine son beau récit. Il faut traiter en hérétique, en putain, en sorcière, cette petite bergère et démonétiser ainsi le rival qu’est toujours, en 1431, Charles VII, sacré à Reims deux ans plus tôt, quand Henri VI, le Lancastre, n’est oint que de son imposture. Et puis une femme en armure, c’est le monde à l’envers, la sortie de l’ordre naturel. Sous couvert de justice, son procès fut une sinistre farce dont Dreyer a tiré l’un des plus beaux films du monde. A Domrémy, on vivait du bon côté de la Meuse. Merci à ce livre fervent, intelligent, de nous le rappeler. L’opinion fut loin de méconnaître les exploits de Jeanne d’Arc, sa fin glorieuse… Puis son nom se fit discret, avant que le XIXe siècle, en mal de saintes, ne la relève. SG / Claude Gauvard, Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, Gallimard, 18€.

Une saison Proust qui commence bien…

Qu’on aimerait visiter l’exposition Proust du musée Carnavalet en compagnie d’Elisabeth de Gramont, cette proche de Marcel et du comte de Montesquiou, qui les portraitura si bien, elle que les meilleurs peintres ont croquée ! Mais son chef-d’œuvre, en dehors de ses Mémoires, c’est le livre qu’elle consacre au seul Proust en 1948. Son habileté à coudre ensemble la vie et l’œuvre de son auteur de prédilection défie les banales lectures biographiques et ne s’essouffle jamais. Au contraire, Elisabeth pétille et étincelle de bout en bout, elle égratigne aussi ceux qui parlent de ce qui les dépasse. C’est qu’elle a les clefs de la haute aristocratie dont elle fixe mieux que Proust même les attraits et les limites, le beau souci de la continuité, de la France éternelle, de la conversation tranchée et parfois tranchante, vertus qui n’excusent pas tout. Son mari, qui la fit duchesse de Clermont-Tonnerre en 1896, ne fut pas un ardent Dreyfusard et se conduisit en fieffé goujat.  Proust, c’était tout le contraire. Juif par sa mère, catholique par son père, il est vu comme un composé d’âme biblique et de saveur terrienne. D’où son amour des cathédrales et les articles qu’il écrivit en leur défense, croisade que Maurice Barrès n’aurait pu égaler, selon Elisabeth. Elle n’aimait pas moins ce qui dure, mais ne voyait aucune raison de s’y laisser enfermer. La Recherche lui offre ensemble la grandeur de l’art total et la liberté d’observation d’un romancier que rien ne rebutait. Préférant vite les femmes à son mufle de duc, elle devait partager la vie de Natalie Barney et signer toutes sortes de livres, que Proust cite à l’occasion.

Sa prédilection allait à L’Almanach des bonnes choses de France, un trésor culinaire apte à éclairer les autres domaines du plaisir. Un aphorisme, en particulier, avait tout pour enchanter le très frugal Proust : « il est vrai qu’en s’attablant, sans jeu de l’imagination, l’homme est réduit à une animalité qui scandalise ». Il aurait pu servir de slogan à l’exposition de Carnavalet qui s’intéresse à l’empreinte parisienne de La Recherche et à sa cartographie interne, aussi précise qu’inventive. Du jardin d’enfants aux bordels pour hommes, du confort haussmannien au Ritz, des salons littéraires aux cercles du faubourg huppé, qui « glisse solitaire sur le fleuve du temps », le Paris de Proust dévoile tous ses secrets, même ceux que les musées préfèrent garder pour eux. Un nombre fascinant de peintures, photographies, dessins, affiches, objets forment le contrepoint, connu ou pas, d’une traversée, en tous sens, de cette ville supérieure à tout, Venise comprise. Ne laissez pas se perdre cette occasion de saisir l’écrivain dans ses meubles, au-delà de la chambre, son écritoire à fumigations, qui occupe le centre du parcours. « C’est une immense œuvre de Français génial », écrivait Elisabeth de Proust. Paris, ses merveilles et ses bouges, en dressa la scène capitale. SG

*Anne-Laure Sol (dir.), Marcel Proust. Un roman parisien, Paris Musées, 2021, 39,90€ / Elisabeth de Gramont, Marcel Proust, Bartillat, 2021, 22€.

LES ENCHAÎNÉS

Au cours de l’ère moderne qu’ouvre la naissance de Jésus, l’esclavage fut confronté au rôle que joua le christianisme dans sa perpétuation, sa condamnation et enfin son abolition… Certains hommes de 1848 liés à celle-ci, – et Victor Schœlcher le premier -, aveuglés par leur athéisme, dénoncèrent la complicité inexcusable du Christ et de Paul, dans l’antiquité, avec ces pratiques indignes. C’était de bonne guerre, si l’on ose dire, c’était surtout caricaturer le processus historique qui permit d’abattre l’infâme trafic. Le nouveau livre d’Olivier Grenouilleau, aussi décisif que sa Révolution abolitionniste, rétablit les faits et les responsabilités au risque de réveiller, une fois encore, l’ire des experts de l’amnésie ou des diabolisations à sens unique. Faut-il rappeler que l’esclavage, sous toutes les latitudes, est rarement allé de soi et que l’obligation même de le justifier, au fil des siècles et au sein des cultures les plus diverses, en est la meilleure preuve ? L’autre, c’est l’universalité du mal… Malgré l’héritage des stoïciens, – les plus avancés en matière de critique de l’esclavage, rappelle Grenouilleau -, « l’univers mental dans lequel naît le christianisme n’incite pas à une remise en cause de l’esclavage ». Les menaces qui pèsent sur ses adeptes non plus. Pour Paul, en retrait volontaire du social et du politique, il est d’autres servitudes à briser, celle de l’homme au péché, ou à accepter, celle de l’homme à Dieu. Aussi le christianisme, ni conservateur, ni révolutionnaire, en dépit des lectures anachroniquement naïves, n’obéit-il qu’à l’impératif du rachat.

Si le Christ est mort sur la croix, supplice infligé aux esclaves qui sera épargné à Paul, c’est pour libérer les hommes par son supplice : ce « retournement […] de l’humiliation à la glorification est caractéristique de la dialectique paulinienne (Michel Zink). » Au temps d’Augustin, quand l’eschatologie se redéfinit en fonction d’un ici-bas qui dure, seul le royaume de Dieu jouit d’une pure liberté. Puis, progressivement, les appels à la moralisation de l’esclavage, à défaut d’y mettre fin, se font attendre chez les clercs. L’un des plus admirables, Grégoire de Nysse (vers 331-341/394) condamne ouvertement l’esclavage, assujettissement inqualifiable, et usurpation humaine des privilèges de Dieu. Or, « Dieu n’asservit pas ce qui est libre », proclame-t-il. Rupture « fondamentale » en ce qu’elle annonce l’investissement croissant des hommes d’Eglise jusqu’à l’abbé Grégoire dans l’abolitionnisme. On peut, à grands traits, en résumer le chemin. Dès le Moyen âge, un chrétien ne peut plus être l’esclave d’un chrétien ; s’organise, de plus, le retour des coreligionnaires esclaves à l’étranger. Par la suite, alors que la traite atlantique débute au XVe siècle, mais ne décolle qu’après 1650, le nombre de chrétiens razziés impressionne : « Au total, il y aurait eu 1 000 000 à 1 250 000 esclaves européens en Afrique du Nord, entre 1530 et 1780. » Il ne s’agit pas d’excuser une forme d’esclavage par l’autre, il s’agit de garder à l’esprit la carte complète du problème.

En 1912, Georges Scelle, notait que bien des Européens, avant l’abolitionnisme des XVIII-XIXe siècles, « se sont laissés toucher par des scrupules religieux et juridiques », contre leur intérêt. Du reste, l’abolition de l’esclavage des Indiens dans l’Amérique espagnole a précédé leur substitution par les Noirs d’Afrique. Pourquoi ces voix dissidentes se font-elles moins entendre ensuite ? La division du monde chrétien au lendemain de la Réforme en serait largement responsable, la lutte entre protestants et catholiques favorisant un capitalisme qui ne s’encombre plus de doutes envers ses méthodes. « Les doctrines du mal nécessaire et de l’exceptionnalisme colonial scellent la fin du temps des grands principes. C’est de l’inversion de ce processus, à savoir d’une re-moralisation du monde […], que devait naître la révolution abolitionniste. », résume Grenouilleau. La dernière partie de ce livre n’est pas moins neuve. Il y souligne ainsi l’importance de la foi dès l’entrée de l’abolitionnisme en sa phase militante. L’auteur combat aussi l’idée trop répandue que l’abolition fut le seul fait des protestants, ou des républicains. Pie VI saisit Louis XVIII dès 1814, et les effets en sont notables sous la Restauration. En 1839, la condamnation la plus éminente de la traite et de l’esclavage part du Vatican. La Société de la morale chrétienne, née en 1821, ne comptait que deux protestants parmi ses six fondateurs. Catholiques (Tocqueville, Lamartine, Rémusat) et protestants (Guizot, Benjamin Constant) y déploieront la même ardeur. Si Lamennais préfère se taire, Montalembert donne de la voix. En 1843, dix ans après l’abolition de l’esclavage par la couronne d’Angleterre, cinq avant qu’elle ne soit décrétée en France, Schœlcher nie toute participation active des chrétiens à ce combat qui reste à faire aboutir de ce côté de la Manche : « Jésus n’a pas dit un mot contre la servitude ; saint Paul l’a formellement autorisée. » L’idéologie avait pris le pas sur l’Histoire. Est-on sorti de l’impasse ?  Olivier Grenouilleau nous y aide ou nous y exhorte avec des armes nouvelles. Stéphane Guégan

Olivier Grenouilleau, Christianisme et esclavage, Gallimard, 2021, 28,50€.

DANTE, ENTE ROME ET LA PLEIADE.

2021… Bicentenaire de la naissance de Baudelaire dont Les Fleurs du Mal, en 1857, furent sottement comparées à une Divine Comédie sans transcendance… 2021… 7e centenaire de la mort de Dante, marquée par l’exposition romaine de Jean Clair (voir plus bas) et le retour du poète italien, peut-être le premier à agir comme tel, dans La Pléiade. Plutôt que tant de traductions françaises, dont celle très picturale de Rivarol qu’on a tort de mésestimer et que Rodin lisait en vue de sa vibrante Porte de l’Enfer, la version retenue est celle de la regrettée Jacqueline Risset, dont Carlo Ossola fut l’ami et reste l’admirateur. Ce dernier signe la superbe préface du volume, elle manifeste une indéniable couleur sotériologique, qui fait directement écho à la crainte de Dante de ne pouvoir cheminer jusqu’au mystère de la Trinité : « Mais moi, pourquoi venir ? qui le permet ? / Je ne suis ni Enée ni Paul ; / ni moi ni aucun autre ne m’en croit digne. / Aussi je crains, si je me résous à venir / que cette venue ne soit folle. » Folie pour folie, Dante ne voyage pas seul, et ne voyage pas pour soi seul. Du coup, l’art de l’adresse au lecteur (que Baudelaire montrera au même degré), le Toscan le tient pour religieusement impératif : Dante, écrit Ossola, « nous veut pèlerins, avec lui, dans l’itinéraire du salut, et nous place d’emblée au centre de son histoire, avec un notre, qui nous concerne tous. » Cet horizon collectif détermine le tissu narratif : composé de cent chants (comme l’édition 1857 des Fleurs), il se garnit jusqu’au moment libératoire de sensations visuelles et olfactives propres à saisir le lecteur, et favoriser le travail du rachat. Soit on va jusqu’au sommet, inverse de l’entonnoir infernal dont Botticelli a laissé une figure inoubliable, soit on lit inutilement. Lire tient de l’exercice sur soi, de l’examen de soi. Toute lecture est plurielle, mais Dante, en apologiste de la sainte cause, conditionne celle de son poème aux quatre sens que distingue Ossola, le littéral, l’allégorique, le tropologique et, magie du Verbe, l’anagogique, où l’on retrouve la thèse paulienne de l’affranchissement, la sortie de la « servitude d’un monde corrompu, vers la liberté de la gloire éternelle. » Née d’une vision mystique, La Divine Comédie s’en veut génératrice, littérairement, salutairement. Nous sommes tous les esclaves du Dante, rappelle enfin, au bout du volume, une anthologie des lectures qu’a produites le XXe siècle. Il n’y a pas de raison que cela s’arrête si l’on en croit T. S. Eliot pour qui La Divine Comédie était le laboratoire central de la poésie moderne. SG // Dante, La Divine Comédie, édition bilingue publiée sous la direction de Carlo Ossola, avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro, traduction de Jacqueline Risset, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 68€.

* Inferno, l’exposition de Jean Clair, Scuderie del Quirinal, Rome, jusqu’au 9, janvier 2022. Catalogue (Electa) sous la direction de Jean Clair et Laura Bossi. Lire, à la suite, la version très réduite de Stéphane Guégan, « Et l’Enfer devint réalité », Revue des deux mondes, septembre 2021.

Questionné récemment par La Repubblica, Jean Clair n’a pas dérogé à son franc parler. Il rappelait ainsi qu’en 2006, et en dépit du succès que venait de connaitre l’exposition Mélancolie au Grand Palais et à Berlin, le projet de lui donner une suite, en se penchant sur le thème de l’Enfer, n’avait pas été retenu par les musées français et le Prado de Madrid. Aussi fut-il comblé de joie lorsque la Présidence des Scuderie del Quirinale, à Rome, lui proposa le commissariat de l’exposition destinée à commémorer les 700 ans de la mort de Dante Alighieri. Parce que l’art lui a toujours semblé le meilleur chemin qui soit pour atteindre l’identité spirituelle d’une époque, Dante offrait ainsi à Jean Clair l’occasion d’une radiographie des temps chrétiens et donc modernes. Bien entendu, il ne s’agissait pas de mettre en images ce que nous savons de la vie mouvementée du poète citoyen, mais de faire parler celles que son Verbe a nourries, ou directement inspirées. Au moment où l’Eglise, jusqu’au Vatican, ne sait plus quoi penser de ce que le grand poète tenait pour des réalités, hésite à reconnaître au diable une existence, l’exposition romaine nous oblige à ne pas abandonner ce qui avait structuré la conscience chrétienne pendant des siècles, et permis de penser aussi bien le destin des hommes que la barbarie des moyens de destruction massive. Le premier XXe siècle des guerres mécanisées, des camps et des génocides n’aura pas seulement éprouvé durement ceux qui le vécurent, il mit l’art en demeure de dire le réel. Dante précisément s’impose de parler « des choses que j’ai vues ». A Auschwitz, les damnés de la terre se récitaient les vers de la Divine Comédie, donnant ainsi de l’inhumanité absolue de la Solution finale une forme conforme au désir du poète toscan de nommer l’innommable (Danièle Robert).

Livre des livres, porté par plusieurs siècles de relectures, textes et images, la Divine Comédie fut d’abord Livre du Livre, un poème empli d’échos à la Bible et aux arts visuels du Moyen Âge. Si Dante ne cite expressément que les figures de Cimabue et de Giotto, laissant entendre que lui aussi s’est affranchi de la manière byzantine au profit de la manière moderne, plus active sur le spectateur, sa poésie contient une mémoire bien plus large. L’ancienne iconographie de la Chute des anges rebelles et celle du Jugement dernier, après être passés devant La Porte de l’Enfer de Rodin, saisissent d’abord les visiteurs. Les artistes italiens intégrèrent vite la topographie des cercles infernaux et le gouffre du pire à leur imagerie. Dès le XIVe siècle, entre Pise et Florence, se répandent des régiments de petits diables noirs, poussant de leurs fourches et de leurs invectives, les impies aux corps décolorés, aux dents qui claquent et aux tourments éternels. Même le séraphique Fra Angelico se plie à cette technique de l’effroi édifiant, non sans laisser entrevoir la victoire finale du Bien incarnée par le Christ et la Vierge couronnée. Botticelli fut sans doute le lecteur le plus acharné du poète. On lui doit deux séries d’illustrations : l’une, perdue, était destinée à un Médicis. Ont été conservés, à l’inverse, quatre-vingt-douze dessins dont la plupart comportent le texte qu’ils traduisent. Véritable défi à l’image, Dante développe une triple épopée variant à l’envi de langage et de symbolisme, passant du trivial au sublime, du rire aux larmes.

Delacroix, La Barque de Dante, 1822, Louvre

Epousant les péripéties du récit comme ses nuances poétiques, Botticelli fait vibrer sa ligne et use des corps, convulsions ou lévitations, comme un musicien qui ne craindrait aucun registre. La peinture sort de ses limites usuelles, saute dans l’inconnu. A la suite de cette aventure solitaire, conforme à la spiritualité tendue de l’artiste, l’exposition romaine se devait d’évoquer deux autres tentatives d’assimilation totale, celles de Giovanni Stradano, un Flamand italianisé, et de Michel-Ange, le plus bel exemple d’identification dantesque, à travers les fresques de la Sixtine et sa propre poésie. L’aura de son Jugement dernier et la légende aussi noire de son auteur le destinaient à dominer le panthéon romantique, l’une des séquences les mieux fournies du parcours. Au lendemain du XVIIIe siècle, qui connut une manière de dispute autour des traductions de la Divine Comédie, – celle de Rivarol s’étant révélée la plus contraire aux bienséances littéraires -, trois générations d’artistes allaient la nationaliser. Ce sont les élèves de David qui tirèrent les premiers, Dufau, Girodet et Ingres notamment. Petit à petit, certaines figures de damnés, tel Ugolin, traître à la patrie et dévoreur de ses fils, ou Paolo et Francesca, s’installent dans l’imaginaire du grand nombre, au point que Gustave Doré, sous le Second Empire, pourra se lancer dans une édition illustrée de la Divine Comédie. Auparavant, un artiste plus grand que lui s’était emparé de Dante, et avait même inauguré sa carrière en présentant au Salon de 1822 le tableau qui nous apparaît aujourd’hui comme l’essence même de l’inspiration dantesque au XIXe siècle. Cet homme, c’est Delacroix ; ce tableau, c’est la fameuse Barque de Dante (non exposé).

Nuit étoilée du Quercy

Après hésitations, le peintre opte pour le Chant VIII de L’Enfer, celui où Dante, traversant le lac de Dité aux côtés de Virgile, voit horrifié des Florentins qu’il reconnaît s’accrocher à sa barque. Il en résulte un étrange ballet aquatique où le souvenir des maîtres ne parvient à éteindre sa furia de pinceau et de composition. Comment peindre autrement le Mal et son rachat improbable ? L’Homère toscan « est vraiment le premier des poètes. On frissonne avec lui comme devant la chose […]. Sois en peinture précisément cela », dit le Journal de Delacroix en date du 7 mai 1824. Son tableau devait hanter les modernes, Manet compris. Au Salon de 1861, Gustave Doré en donne sa version, plus extérieure, plus lisse, mais d’un éclat pré-cinématographique qui fait grand effet à Rome. Autant Delacroix peignait un Styx incandescent, autant il nous jette dans les tortures du froid polaire. Par le coup de sonde qu’il plonge dans les corps paralysés, Doré annonce les deux derniers moments de l’exposition, la relève de la démonologie catholique par la psychanalyse, soit la médicalisation du Mal, et la migration de l’Enfer dantesque au cœur des images de la guerre totale et de la Shoah. Au XXe siècle, l’adhésion à la centralité du mal n’est plus seulement affaire de foi ou d’obédience religieuse, elle relève de l’expérience commune ; la thèse chrétienne d’une malignité fondamentale des créatures de Dieu après la chute en est plus que vérifiée. Le parcours aurait pu se refermer sur ce constat glaçant. Mais Jean Clair et Laura Bossi, ultime surprise, déroulent un tapis de « stelle », celles de la confiance retrouvée en soi, et de la réconciliation avec notre part divine. SG

CERCLES ET CERCLEUX

Les démarrages de Marcel Proust, car il y en eut plusieurs, n’ont pas tous bonne réputation. Chez les plus fanatiques, c’est la Recherche ou rien. On est tenté de les comprendre sans leur pardonner d’écarter les lecteurs de ce bijou 1896 que sont Les Plaisirs et les Jours, dont la réédition récente, presque à l’identique, n’a pas rencontré le succès qu’elle méritait (1). Son ambiance Revue blanche et Figaro, matinée de perversité fin de siècle et d’introspection déjà secrètement proustienne, atteint, à maints endroits, cette vérité nouvelle qui ébranle le lecteur, et non le voyeur, dans la peinture des sentiments amoureux et familiaux. Et que dire des manières que firent certains au sujet des textes, les chutes du premier opus en l’occurence, dont Bernard de Fallois, au seuil de la mort, évita la dispersion, cette autre mort qu’est souvent la vente aux enchères. Au cadeau d’outre-tombe de celui qui fut l’un des éditeurs et commentateurs essentiels de l’écrivain, il faut désormais ajouter un ensemble de manuscrits, les dits Soixante-quinze feuillets entrés à la Bibliothèque nationale de France par sa volonté posthume (2). Ils ne viennent pas abonder le trésor de la centaine de cahiers et carnets, grossir le flux des manuscrits, ils en révolutionnent l’intelligence, comme le soulignent avec soulagement Jean-Yves Tadié et Nathalie Mauriac Dyer, que ces textes inédits en majorité ont fait longtemps rêver. Proust lui-même avait signalé leur existence en 1908 : ces pages, de peu antérieures, datent de ce moment exquis, « moment sacré » (Tadié) où, ne sachant pas encore très bien où il va, et supposé écrire ce qui aurait pu devenir un Contre Sainte-Beuve, Proust ébauche La Recherche en l’ignorant, en l’absence surtout du principe qui va lui permettre de recoller les morceaux de sa vie et d’en tirer un roman qui la raconte, le principe de la mémoire involontaire. La « jointure » manque encore (3), mais le feu est revenu. Plutôt que de pleurer éternellement maman et d’accepter la panne qui a remisé le beau Jean Santeuil en 1898-1899, Marcel, 37 ans, retourne au roman, aux années des primes émois, à Auteuil et Illiers, et aux garçons de Cabourg déguisés en filles et en fleurs. Et le miracle se produit, notamment parce que l’écrivain laisse filer sa plume, libre qu’elle est de tout horizon narratif précis. Proust, note Nathalie Mauriac, « travaille d’abord par coulées d’écritures indépendantes », juxtaposées, en attente d’être composées, tissées. La « petite robe », à quoi il devait comparer La Recherche sans cesse rapiécée jusqu’à sa mort, reste à bâtir. Les croquis et esquisses de 1907-08 se bornent à débrouiller une partie du personnel et des épisodes appelés, plus tard et plus profondément, à établir le futur roman sur son ambition de fresque sociale et son involution de sablier inversé.

Tout brouillons qu’ils soient, la griffe se sent, nous émeut de son léger tremblement, de ses ratures. Quelques exemples ? « Une soirée à la campagne », où s’ébauche le Combray de Du côté de chez Swann, a été peint sur le motif, mais à Auteuil, chez le grand-oncle maternel, Louis Weil, dont on comprend enfin combien il préfigura la figure de l’amant d’Odette autant, voire plus que Charles Haas. La première scène où nous transporte Proust fusionne l’humour à l’humeur, le sourire à la tendresse rétrospective du Narrateur, prenant le parti d’une vieille dame, sa grand-mère, qui reste désespérément attachée à la vie : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. » Tout y est, en plus de la longueur du phrasé, aux confins de la lourdeur. C’est l’art suprême. À la suite, les thèmes du baiser maternel et de la culture familiale (Sursum corda) font une apparition encore incertaine. La perfection de La Recherche n’est pas encore passée par là, mais elle se devine aux reprises de certains feuillets, « Jeunes filles », par exemple. Comparons leurs deux amorces : « Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, la toilette étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrais plus. Elles marchaient, rieuses, hautaines, semblaient ne pas voir les autres êtres humains qui étaient sur la plage, et parlaient fort. » Proust continue, puis s’interrompt et réécrit son début. Cela donne : « Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s’envoler, j’aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais ; elles ne regardaient personne et ne me virent pas. » La concision flaubertienne de la version 2 s’accompagne d’une incertitude accrue quant à la nubilité des promeneuses, et du recentrage de la douleur d’être ignorée sur celui qui parle et observe le manège de ces drôles d’oiseaux (Nathalie Mauriac soupçonne des allusions cryptées à Alfred Agostinelli).

Les Soixante-quinze feuillets ne donnent aucune prise à la judéité de l’auteur, qu’il intègrera à La Recherche, de façon aussi nette que troublante, à travers la figure du grand-père et des remous persistants de l’affaire Dreyfus. Proust, en revanche, n’y fait pas mystère de son attrait pour la vieille aristocratie aux patronymes chargés de terres ancestrales et du temps long de l’histoire de France. Il y a un précoce snobisme armorial chez Marcel, c’est à peu près le seul que lui concèdent les experts d’aujourd’hui, si embarrassés par le mondain effréné qu’est resté Proust jusqu’au bout. Le sujet effraye encore quoique l’information se densifie au gré, notamment, des colloques de la fondation Singer-Polignac : le nom seul de cet endroit exquis nous rappelle le gratin auquel Proust jouissait d’appartenir en dépit des exclusions de caste dans le Paris d’alors. Le plus récent volet éditorial de ces rencontres savantes autour du cercle de Proust vient de paraître et il apporte son lot d’informations (4). Sa lecture est indispensable à toute personne que l’imagerie d’Epinal insupporte. Sans être aussi nombreux que ceux de La Divine Comédie, si souvent cités dans La Recherche pour caractériser les effrois et les bonheurs du grand monde, les cercles proustiens mériteraient un livre. Je remarque que les spécialistes ne s’accordent pas sur ceux et celles qui, par degré d’intimité croissante, les constituent. Preuve que Marcel, grand refusé des clubs les plus sélects de la capitale, s’amusait aussi dans la distribution de ses faveurs. Robert de Billy (1869-1953), diplomate avec lequel Proust potinait au sujet du Quai et des turpitudes cachées de la banque protestante, en fit les frais de temps à autre. Il n’était pas de naissance aussi prestigieuse que le duc de Guiche et que Gabriel de La Rochefoucauld, éclairés ici de nouvelles lumières, ou que Bertrand de Fénelon. Les dévots du Portrait-Souvenir de Roger Stéphane (ORTF, 1962) connaissent par cœur l’instant inoubliable où Paul Morand surgit et raconte d’une voix suraiguë, très faubourg, son déjeuner au Savoy, durant lequel Bertrand de Fénelon l’engage à lire Du côté de chez Swann, livre qui vient de paraître et dont, lecture faite at once, il comparera l’effet explosif à celui de L’Éducation sentimentale.

Le duc de Guiche, vers 1910

À y regarder de plus près, le style de La Recherche n’est pas que flaubertien, et le présent volume, en réexaminant les figures essentielles d’Edmond Jaloux et de Lucien Daudet, fait remonter d’autres composantes essentielles de l’esthétique proustienne, celle qui se teinte du roman anglais et russe, comme celle qui s’entrelace à une veine plus française, Stendhal, les Goncourt, Paul Bourget. Jaloux, ce fou de Proust, y insiste pour mieux dissocier l’anti-symbolisme de son héros du naturalisme zolien. Ce goût, où Henri de Régnier contrebalance Mallarmé et Baudelaire, où le cru et le comique s’accompagnent de délicatesses infinies, était commun aux jeunes « visiteurs du soir », ces «intelligences modernes » (Proust), à titres nobiliaires ou pas, que Proust recevait, fort tard, rue de Courcelles ou boulevard Haussmann. Rompu à ce rite de passage durant la guerre de 14, comme Emmanuel Berl et tant d’autres, Morand imitait à la perfection la conversation de son hôte, où il voyait la clef de son style miroitant. De même, retrouvait-il l’air des cercles d’élus dans des livres, aujourd’hui oubliés, comme Le Chemin mort de Lucien Daudet (Flammarion, 1908), roman de l’inversion, qui prélude en bien des points à Sodome et Gomorrhe, comme le note Antoine Compagnon. Ceci nous rappelle que la passion mondaine de Proust, parallèlement aux photographies du grand monde qu’il collectionnait, n’a pas pour cause unique un phénomène aujourd’hui bien étudié, le désir des élites juives à confirmer leur ascension sociale dans un pays qui, malgré les lecteurs de Drumont et l’affaire Dreyfus, restait l’un des plus ouverts d’Europe, au point qu’un grand nombre de jeunes gens bien nés restaurèrent la fortune familiale écornée par un mariage en dehors de leur confession (5). Quelques-uns gravitaient autour de Proust, qui conforta son réseau aristocratique dans les salons soumis à la libéralité d’esprit de leur maîtresse de maison, Mme Emile Strauss ou Anna de Noailles. Au-delà enfin du plaisir d’avoir frayé parmi une partie de la gentry française, de se hisser au-dessus du commun, il y trouvait aussi le lectorat de son journalisme chic et du mélange peu vertueux de raffinement et de cruauté qui fait le génie de La Recherche. Être reçu du grand monde, à l’inverse, c’était se condamner à ne pas être compris de certains milieux littéraires, son rejet par la NRF le confirmera, la haine des surréalistes aussi. Il est vrai que Rimbaud et Apollinaire n’ont pas beaucoup occupé Proust, et moins le cubisme et le futurisme que Vermeer, Monet et Manet. Les experts de Proust nous rétorqueront que la peinture de la noblesse occupe certaines des pages les plus satiriques de leur auteur, qui avait perdu l’innocence de Jean Santeuil. Mais il est d’autres pages… La « terrible malédiction d’être snob » que semble stigmatiser Les Plaisirs et les jours n’en a pas guéri Marcel, bien au contraire. Mais il y a snobisme et snobisme, gentry et gentry, c’en est même une bonne définition (6).

Stéphane Guégan

(1) Les éditions Bernard de Fallois, en 2020, ont réédité Les Plaisirs et les Jours qu’on ne saurait détacher des partitions de Reynaldo Hahn et des illustrations de Madeleine Lemaire. Au sujet de cette réédition et du snobisme consistant à ignorer le snobisme de Proust, passion « indéniable » ( Fernand Gregh), voir Stéphane Guégan, « Une résurrection », Revue des deux mondes, septembre 2020, p. 196-199. /// (2) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2021, 21€ /// (3) La meilleure analyse des beautés et incongruités grammaticales propres à Marcel Proust nous est fournie par Isabelle Serça qui montre parfaitement sa profonde répugnance à ponctuer (absence de virgules), aérer (refus des blancs et sauts de lignes) et réduire le flottement syntaxique ou le miroitement des mots, sans lesquels sa langue appauvrirait « le texte sensible du monde » et des individus. L’usage volontairement abusif des parenthèses affiche une parenté avec le roman anglais à détours et caprices, revendiquée dès Jean Santeuil et que Nerval et Gautier eussent applaudie. Auteur « difficile », disent certains critiques en 1913, cauchemar des éditeurs par sa folie balzacienne des épreuves à rallonges, Proust se méfiait autant des modes de liaison traditionnels que de la sécheresse narrative de ces censeurs (Isabelle Serça, Les coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Honoré Champion, 2021, 48€) /// (4) Jean-Yves Tadié (sous la direction de), Le Cercle de Marcel Proust III, Honoré Champion, 45€. On lira notamment les contributions de Sophie Bash (Edmond Jaloux), Annick Bouillaguet (Jacques Benoist-Méchin), Antoine Compagnon (Lucien Daudet), Adrien Goetz (Gabriel de La Rochefoucauld), Nathalie Mauriac Dyer (Robert de Billy), Jean-Pierre Ollivier (Armand de Gramont) et Pierre-Louis Rey (Boniface de Castellane) /// (5) Voir Catherine Nicault, « Comment “en être”? Les Juifs et la haute société dans la seconde moitié du XIXe siècle », Archives juives/Les Belles lettres, 2009/1, vo.42, p. 8-32 /// (6) Les volumes précédents du Cercle de Marcel Proust I et II (Honoré Champion, 2015 et 2016) éclairent aussi ce double aristocratisme de classe et de goût, qu’il s’agisse de Bertrand de Fénelon (Pierre-Edmond Robert) ou d’Henri de Régnier (Donatien Grau), ou encore de Jacques de Lacretelle, Jacques-Emile Blanche, Montesquiou et Gabriel de Yturri…

Proustisons encore un peu…

La Fontaine ne brille pas particulièrement parmi les phares littéraires de Proust qui se contente de citer ici et là les fables chères encore à l’institution scolaire. Il semble que ce ne soit plus tout à fait le cas et que le gouvernement actuel en ait fait un objet de mission. Quitte à ramener nos chers bambins à ce génie que l’on n’ose plus dire national, leur faire lire sa première floraison, d’une sensualité immédiatement captivante, ne serait pas une mauvaise idée. Il en va de même des pièces du jeune Corneille, dont les héros ont l’âge de leur auteur, notait Marc Fumaroli, formidable défenseur de la cause de La Fontaine (Fabrice Luchini en est un autre). Ce moment inaugural de l’œuvre possède une intensité presque juvénile, alors que Jean va sur ses quarante ans,  ce ne sont que poèmes à thèmes amoureux. Rentier en difficulté financière croissante, il les offre à Fouquet afin d’entrer dans ses grâces. Le temps de Vaux, comme on sait, sera dramatiquement court. Mais on doit à cet éphémère miracle des arts la version initiale d’Adonis, une des plus belles choses de notre poésie. Poussé par Paul Pellisson (prononcez polisson) et Madeleine de Scudéry, l’obligé des cercles parisiens partage leur verve galante, loin de l’héroïsme assommant des antiquaires. Jean est déjà rocaille… Le poème débute donc en se détournant de Troie et de Rome, et dit vouloir chanter « l’ombrage des bois, / Flore, Echo, Zéphyr et leurs molles haleines, / Le vert tapis des prés, et l’argent des fontaines. » On appréciera le dernier hémistiche, l’absence du « comme » que réinventeront les modernes, et la présence biaise du poète dans son verbe. Celui-ci corrige le lyrisme par l’intime et l’aveu, il fait même, écrit Patrick Dandrey, de l’esthétique son éthique, de la volupté aussi admise que contrôlée un art de vivre et de bien dire. Quant au cœur même de la fable, l’effet magnétique d’Adonis sur Vénus, il symbolise, note Céline Bonhert, le pouvoir du visible, image mentale ou réelle, sur le spectateur de ses propres désirs. Voilà qui mériterait en ces temps régressifs, hostiles à l’Eros et à notre idiome, d’être enseigné. SG / Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon précédé d’Adonis et du Songe de Vaux, édition de Céline Bonhert, Patrick Dandrey et Boris Donné, Gallimard, Folio classique, 9,70€.

Infidèle en amour, hors sa passion filiale, Proust s’est montré cruel envers Loti avec l’âge. Dieu sait pourtant que, jeune, parmi d’autres chefs-d’œuvre, il aima Le Roman d’un enfant, il le fit lire à sa mère, lorsqu’elle perdit la sienne. Maman l’en remercie, le 23 avril 1890 : « Je suis, mon chéri, imprégnée de Loti. » À rebours de Marcel, oublieux de certaines ferveurs littéraires devenues gênantes, ingrat envers celui qui le mit sur la voie de la résurrection affective et intuitive du passé, nous continuons à lire et célébrer les livres de ce voyageur du temps et des cultures. Vers Ispahan (1904) est l’œuvre du dernier des grands Français – le comte de Gobineau fut l’un d’entre eux sous le Second Empire – a avoir mordu la piste iranienne, du Sud au Nord, avant la modernisation du pays à marche forcée. Lui va son rythme et inaugure le nouveau siècle en fuyant ce qu’il a de diabolique. Sa plume n’est que sensations, fines notations, aperçus cueillis, arrêt de l’instant, éclairs et regrets. La longue promenade qu’il effectue à dos de mule et bardé de personnel, à l’instar de Chateaubriand et de Lamartine en Orient, vérifie l’alternance viatique du morne, de l’ennui, de la déception et de l’enchantement. N’y voyons pas comme les adversaires naïfs de l’orientalisme européen un effet des illusions où se berceraient l’arrogance occidentale et son besoin de jouir du pittoresque des peuples inférieurs… Les mœurs qu’il retrouve en terre d’Islam, des femmes voilées au vin clandestin, ne sont pas nécessairement perçues à travers sa nostalgie de l’ancienne Perse, vieil Iran qu’il vénère, architecture, grande statuaire et poésie. Très sceptique quant aux effets de la moderne Russie, très rétif à la part maudite du progrès, il n’en est que plus attentif à l’inconnu, à l’éternité d’une civilisation toujours là. SG // Pierre Loti, Vers Ispahan, excellente préface de Patrick Ringgenberg, Bartillat / Omnia poche, 12€.

La peinture de Sisley, trop subtile pour nos yeux, trop prompte à s’estomper de neige ou de brouillard, était plus appréciée de Proust et de ses contemporains (Adolphe Tavernier, Isaac de Camondo) que des nôtres. Aucune exposition parisienne depuis près de trente ans ! De l’adhésion de Marcel à cet impressionniste de la grâce, de l’élégance anglaise, il est de nombreux indices. Il est vrai qu’ils sont plutôt antérieurs au démarrage de La Recherche où Monet et Manet, comme figures du peintre essentiel, l’emporteront. Jean Santeuil, ce livre abandonné aux contours lâches, comprend un fragment relatif à la visite d’une exposition, galerie Durand-Ruel, que Proust effectua en compagnie de Charles Ephrussi. On y voyait des tableaux de Sisley, artiste dont Marcel parle au duc de Guiche dans une lettre de 1904 citée par Le Voyageur voilé de la princesse Marthe Bibesco. Sisley est alors partout. Depuis janvier 1899, et sa disparition à 60 ans, il a définitivement conquis le marché, lui qui eut tant de mal à valoriser ses tableaux de son vivant. À défaut, il multiplia les toiles à petits prix, malgré les efforts de Georges Petit et de Durand-Ruel pour les pousser. Son catalogue frappe ainsi par une abondance qui ne fut pas toujours heureuse. Il comprenait 884 tableaux en 1959, il s’élève maintenant à plus de mille huiles, et sa nouvelle édition devrait contribuer à une plus juste appréciation du corpus. Il le mérite malgré les redites et les creux. Octave Mirbeau, proche alors de Monet et de Caillebotte, l’enterra, dès 1892, avant l’heure donc, dans Le Figaro : c’est qu’il ne retrouvait pas dans les derniers tableaux, mous de dessin, lourds de couleur, « ce parfum de fleur fraîche que j’aimais tant respirer en elles ». Sisley, en vérité, n’a jamais aussi bien peint qu’en 1872-1876. Mais la source n’était pas aussi tarie que Mirbeau ne le pensait, comme les ultimes tableaux, peints au Pays de Galles, le démontrent avec une force qui dut réjouir l’artiste lui-même, non moins que les lecteurs d’aujourd’hui. Impressionniste de la première heure, il fut aussi l’un des premiers à quitter le bateau, pour n’y revenir qu’une fois, en 1882, sans enthousiasme. Ne pas en tenir compte entrave souvent la bonne intelligence d’un parcours que ce livre imposant permet de suivre pas à pas. SG / Sylvie Brame et François Lorenceau, Alfred Sisley. Catalogue critique des peintures et des pastels, préface de Sylvie Patin, La Bibliothèque des Arts, 150€ (une erreur s’est glissée dans la chronologie du volume, la fameuse lettre de Sisley à Théodore Duret, où il lui explique pourquoi il renonce aux expositions impressionnistes est de 1879, et non de 1880).

Des relations que nouèrent Oscar Wilde et Proust on discute encore, de ce qui lie leurs œuvres aussi. Ils eurent des amis communs (Jacques-Émile Blanche, notamment) et semblent s’être rencontrés dans les salons parisiens au cours des années 1891-1894, à l’heure du lancement polémique de Dorian Gray, et avant la condamnation aux travaux forcés pour sodomie, laquelle entraîna en France une vague de colère et d’indignation. La Revue blanche, dont Marcel était proche, tira la première sur la prude Albion, et Proust manifestera son soutien au proscrit de façon récurrente, mais discrète. Sans l’ignorer, il semble qu’il n’ait pas beaucoup pratiqué l’œuvre de fiction, le sublime Crime de Lord Arthur Savile (dont le patronyme « en français » est peut-être à double entente), comme le grandiose Portrait de Dorian Gray, deux monuments qu’il faut avoir lus au moins une fois en anglais (ce que les éditions bilingues à montage en miroir facilitent). Vis-à-vis de Dorian Gray, dont Roger Allard rapprochera Sodome et Gomorrhe I dans la NRF de septembre 1921, l’ambivalence de Proust est complète. Ce roman qu’il dit « mièvre » à Daniel Halévy a dû beaucoup plus compter qu’il ne préfère le reconnaître. Sa lecture d’Intentions, recueil d’essais (Paris, 1905), semble aussi avérée, notamment Le Déclin du mensonge dont il mettra le passage le plus célèbre dans la bouche de Charlus, le passage selon lequel le plus grand chagrin qu’ait jamais éprouvé Wilde était la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas penser que cette sentence wildienne sur le roman moderne, lisible dans Intentions, ait échappé à Proust : « Quiconque voudrait nous toucher aujourd’hui par une œuvre de fiction serait contraint, soit de créer pour nous un cadre complètement nouveau, soit de nous révéler l’âme de l’homme dans ses mécanismes les plus intimes. » Mais le plus beau, quant au rapprochement des deux esthétiques, se cache au milieu des aphorismes « très Théophile Gautier » (Wilde était fou de Maupin) qui servent de préface à Dorian Gray. Ainsi celui-ci, plus catholique irlandais et duel qu’il n’y paraît :  « No artist has ethical sympathies. An ethical sympathy in an artist is a unpardonable mannerism of style. » SG / Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray / Portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais, préfacé et annoté par Jean Gattégno, Gallimard, Folio Bilingue, 9,70€. Voir aussi Emily Eels, « Proust et Wilde », Le Cercle de Marcel Proust, Honoré Champion, 2016, p. 225-236.

IN ALTA SOLITUDINE

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, nous revient avec bonheur. Impossible de se lasser de cette incurable causeuse à qui la conversation, cette fraternité du salon et du cancan, était aussi vitale que le rétablissement de la République raisonnable. Aux absents, aux lointains, hommes et beaucoup de femmes, elle écrivait comme elle parlait, simplement, fermement, selon le dosage parfait de hauteur et d’intimité, voire d’humour, qu’appelaient ses destinataires. Ils n’ont pas beaucoup changé depuis le tome IX à quelques exceptions près. Les années 1858-1859, très marquées par la question italienne (et donc autrichienne), voient surgir tout de même quelques visages nouveaux, ces jeunes gens, que l’ancienne maîtresse de Franz Liszt ne renonce pas à charmer. Bien des déceptions, des deux côtés, en découlent. Mais Marie préfèrerait mourir que de ne pas séduire, d’une manière ou d’une autre. À défaut de toujours plaire, elle fascine en faisant assaut d’intelligence, d’assiduité au travail et de recommandations à celles et ceux qu’excite, à Paris, le prestige de la vie des idées et du monde artistique. Là, sous Badinguet, se situe la vraie royauté, et presque la seule légitimité. À rebours de son gendre Émile Ollivier, le mari de Blandine (l’une des filles qu’elle a données à son musicien hongrois), elle ne conçoit aucun rapprochement avec l’ennemi, Napoléon III, aucun pardon au 2 décembre. Ses têtes couronnées, ce sont plutôt, chacun dans son genre, Lamartine et Michelet, qui l’encourage à poursuivre son étude sur les anciennes Provinces-Unies et à promouvoir un théâtre national ; c’est aussi Ingres, dont elle n’arrive plus à troubler la vie bien réglée de travail et de réclusion domestique. Autocentré, hypocondriaque, Wagner, dont elle fait la connaissance dans le milieu de Cosima von Bülow (l’autre fille de Marie et Franz), lui semble en tout point ressembler au maître de Montauban. Après s’être méfiée de la « musique de l’avenir », force est de reconnaître que l’auteur de Lohengrin en a. À côté de ces aigles, la correspondance de la comtesse fait entendre toutes sortes d’individus, répartis en cercles plus ou moins étanches. Les réprouvés et exilés de 1848 ne se laissent pas oublier. En Suisse, « cette terre helvétique que la proscription rend un peu française et où la république s’honore par sa constance dans le malheur », elle croise ainsi Ferdinand Flocon, ex-carbonaro et tombeur de Louis-Philippe, ancien ministre de 48 et proche de Marx avant de soutenir la répression terrible de juin, puis de plaider pour l’amnistie des insurgés ! Bien plus modéré, Victor Schœlcher, que le fanatisme et l’angélisme actuels déboulonnent ici et là, reste fidèle à sa « belle amie » depuis Londres. Il ne se prive pas, sans craindre qu’on ouvre leurs lettres, de lui avouer ce qu’il pense de la politique étrangère de Napoléon III. Le 4 février 1859, revenant sur l’attentat d’Orsini qui avait visé l’Empereur, la rencontre de Plombières et le traité d’alliance entre la France et l’Italie, traité qui préservait les états pontificaux et prévoyait une entraide militaire en cas d’attaque de l’Autriche toujours maîtresse de la Lombardie-Vénétie, Schoelcher juge honteux le mariage de Plon-Plon, le cousin libéral de Napoléon III, et de la fille du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II, la princesse Marie-Clotilde de Savoie. On sait, par ailleurs, comment le mari volage se comporta à l’égard de sa très pieuse épouse.

Qu’en est-il de Marie pour qui l’Italie de Raphaël et Titien reste une seconde patrie ? Protestante d’éducation, démocrate et française de cœur, elle n’assiste pas à la déconfiture des armées autrichiennes, au temps de Magenta et Solférino, sans se réjouir du rabaissement de l’ennemi monarchique et catholique. Elle vibre à nos victoires militaires autant qu’elle s’indigne de ce qu’elle conçoit comme la trahison de Napoléon III envers les partisans de l’unité italienne. Lors de l’armistice de Villafranca, en juillet 1859, elle parle d’une Paix de dupes et de politique d’escamoteur au profit de Vienne, qui conservait la Vénétie, et du Pape… À voir Marie s’agiter sur tous les fronts, seul remède efficace à sa neurasthénie endémique et à ses sincères frustrations politiques, on se prend à douter de l’alta solitudine dont elle a fait sa devise, cette haute solitude ne devenant altière qu’avec ceux et celles qui trahissent ses projets littéraires ou ne partagent pas ce qu’elle nomme ses «opinions artistiques subversives». Elles n’ont pourtant pas grand-chose à voir avec les bombes d’Orsini. Le fort sage Ponsard lui sert toujours de conseiller théâtral, elle qui rêve de porter sur les planches parisiennes ses Jeanne d’Arc, Marie Stuart ou Jacques Cœur, loin des réalistes de tout poil qui, en cette fin des années 1850, conquièrent aussi la scène. En littérature, Baudelaire et Flaubert n’existent pas pour elle. Concernant la peinture, pas plus que Claire de Charnacé, sa chère fille du premier lit, elle ne goûte Courbet. N’est-ce pas son droit, sa liberté, du reste, que de lui préférer Ingres, Chassériau, Simart, Bartolini et Lehmann, ses portraitistes distingués et plutôt flatteurs ? Il arrive, en effet, que les mal aimés se soucient beaucoup de leur image. En l’occurrence, ce narcissisme blessé nous vaut l’une des meilleures surprises du volume, la rencontre de Marie et de Zacharie. Avec Astruc, qui devait bientôt entrer dans le cercle de Manet et auquel le musée de Brême rendra hommage à la rentrée, la comtesse prit les devants et engagea, par écrit, une relation qui allait s’avérer aussitôt fertile. Le 8 mai 1859, sur le coup d’un des feuilletons que le jeune critique (26 ans) vient de consacrer au Salon, elle lui fait savoir qu’elle en a apprécié le ton exempt de pédanterie et la fervente teneur : vos « idées sur l’art […] me sont extrêmement sympathiques ». Comment pourrait-il lui refuser une faveur, celle de parler de deux graveurs, Salmon et Flameng ? Elle ajoute que le premier a reçu d’Ingres des « conseils et des marques de la plus entière approbation ». En dira-t-elle plus ? La pudeur ou la prudence l’empêche d’avouer à Astruc que ces deux burinistes hors pair ont exposé des portraits d’elle… Le critique et poète va vite s’exécuter, il glissera même deux mots d’éloge au sujet des Esquisses morales de Daniel Stern, nom de plume de la comtesse, que le médaillon de Flameng devait illustrer. Cosima s’étonnera que sa mère dévoile, ce faisant, le vrai sexe de son pseudonyme. Il lui échappait l’espèce de bisexualité que Michelet, en expert, sut traduire. La lecture d’un fragment du livre à venir sur les Pays-Bas l’avait comblé. Il le lui écrit en novembre 1858 : « Cela est d’une force et d’une solidité à l’épreuve, et plus que virile (Michelet souligne). Les hommes écrivent tant de choses qui le sont si peu. »

Stéphane Guégan

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome X : 1858-1859, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 120€. Au sujet de la lettre du 8 mai 1859 et d’Astruc, on ajoutera ceci à l’annotation de la page 333 : lisible d’abord dans Le Quartd’heure, la recension du Salon de 1859, que Poulet-Malassis fit paraître sous le titre Les 14 stations du Salon et précéder d’une lettre de George Sand, constitue le commentaire le plus décisif de l’événement avec ceux de Baudelaire, Gautier, Dumas père, Maxime Du Camp, Houssaye et Louis de Ronchaud (un intime de la comtesse d’Agoult). Au nom de la diversité du réel dont tout grand artiste doit traduire sa perception ou sa transposition, il accuse certains artistes, Flandrin en tête, d’idéalisation périmée. Si Corot, Delacroix et Courbet lui semblent résumer « la peinture moderne » en ses « sources vitales », Astruc se montre très averti de la nouvelle vague, Legros et Whistler notamment, et ne rejette pas en bloc Ingres et l’ingrisme, belle leçon de tolérance dont Salmon et Flameng vont profiter. Le premier a gravé le double portrait qu’Ingres a laissé de la comtesse et de sa fille Claire : « Il semble que le crayon se soit joué à travers ces étoffes, ces fonds d’appartements si élégants, cette recherche poétique, doux asile d’un grand esprit, d’un poète, d’une âme faite d’élans fiers et généreux. » La chaleur complice des 14 stations ne faiblit pas face au portrait de Flameng : « La belle tête ! … le front est élevé ; les cheveux retombent abondants sur le cou, entremêlés de fleurs. L’œil brille, pur ; le nez se courbe noblement ; la bouche s’émeut… Eh quoi, ce doux visage se plaît aux pensées graves… ». Fin 1862, Manet peindra Astruc au premier plan de sa Musique aux Tuileries, quelques mois avant que celui-ci ne venge l’affront du Salon des refusés. À croire que le destin de Manet était lié depuis le mariage florentin de Blandine aux cercles de Marie.

HÉRITAGES DE 48 : Histoire de la Révolution de 1848, qu’elle achève de publier par bravade sous le Second Empire, reste le chef-d’œuvre littéraire de la comtesse rouge et son vrai manifeste politique. Maurice Agulhon, le plus percutant analyste de la IIe République au début des années 1970, y a puisé bien des éléments de compréhension et, au-delà, une émotion intacte, comme celle qui saisit les Parisiens au soir de l’incident du 23 février 1848, sous les fenêtres de Guizot démissionné, fusillade d’abord accidentelle qui transforme une manifestation de joie en révolution. La nuit tombe sur le régime de juillet et sur les cadavres de la bavure, portés en triomphe à la lueur de torches mélodramatiques et gages d’une radicalité que plus rien ne peut stopper. Commentaire de Daniel Stern/Marie de Flavigny : « L’Enfer de Dante a seul de ces scènes d’une épouvante muette. Le peuple est un poète éternel, à qui la nature et la passion inspirent spontanément des beautés pathétiques dont l’art ne reproduit qu’à grand peine les effets grandioses. » Marx, fasciné par la France de 48 et qui en tira un livre d’une rare puissance, n’a pas assez lu Stern et Tocqueville. Là où le politique et le social se galvanisèrent réciproquement, là où les principes démocratiques de 1830 se retournèrent contre une monarchie constitutionnelle désormais incapable de réformes et aussi sourde aux malheurs des pauvres qu’aux aspirations des couches inférieures de la classe moyenne, Marx n’a voulu retenir que la paupérisation terrifiante des masses ouvrières, que les deux premiers avaient dénoncée sous Louis-Philippe, et l’hypothèse d’une guerre de classes accédant à l’action sanglante. Persuadé que la défaite de juin 48 n’est que provisoire, il fixe sa théorie de la revanche des parias parce qu’il la pense porteuse d’un avenir radieux auquel la Commune de 1871, selon lui, a failli toucher. À sa suite, l’extrémisme de gauche, voire de droite, tiendra la semaine sanglante pour l’accoucheuse, à terme, d’un autre monde. Dans un livre très brillant et magnifiquement écrit, Guillaume Barrera, qu’on sent travaillé par la pensée et le style de son cher Montesquieu, consacre plusieurs chapitres à une lecture croisée des écrits de Marx et Tocqueville sur 1848 et, conséquemment, sur les maux éternels de nos démocraties. Car la guerre civile, sujet de ce livre qui résonne tant aujourd’hui, est aussi ancienne que la Cité grecque, hantée par la désunion et ses causes, l’inégalité des richesses et des responsabilités. Barrera, que rien n’intimide, poursuit l’enquête jusqu’aux turbulences du monde arabe actuel. S’il donne toute son importance à la chute de Rome, aux guerres de Religion et à l’Angleterre du XVIIe siècle, sans négliger le pragmatisme plus lumineux et généreux qu’on ne le croit d’un Machiavel, s’il rappelle que le christianisme, par le surplomb qu’il instaura au-dessus des petitesses humaines et de l’esprit de lucre, est une source du socialisme, il n’oublie pas que le mieux est l’ennemi du bien, et le pire très souvent le solde des révolutions plus ou moins utiles. Alexis de Tocqueville, le 22 avril 1848, à son grand ami Gustave de Beaumont : « Vous le dirais-je, je respire en me sentant hors de l’atmosphère de ces petits et misérables partis dans le sein desquels nous avons vécu depuis dix ans […]. La dynastie Thiers, Molé et Guizot est renversée, Dieu merci, avec la dynastie royale. C’est toujours cela de gagné. Il me semble que nous allons recommencer une nouvelle vie politique, vie orageuse et courte peut-être, mais différente de celle qui a précédé, laquelle ne me plaisait guère. » SG / Guillaume Barrera, La Guerre civile. Histoire, Philosophie, Politique, Gallimard, L’Esprit de la Cité, 22€.

LE MOMENT MICHELET

Au patriotisme ardent, meurtri ou déçu, il est toujours resté Michelet. Certains de nos émeutiers du samedi y trouveraient une meilleure définition de la Révolution que la leur, une conception de la démocratie moderne où droits et devoirs, liberté et autorité ne s’excluent pas. Quant à la grandeur de la France réconciliée autour de sa mémoire, obsession de Michelet et horizon de ses livres, elle se fait moins entendre ces jours-ci que la haine sociale et l’appel de la pompe. On se demande comment tant d’anarchie improductive, voire d’inconséquences parmi la classe politique, pourrait servir la refondation républicaine et nationale qui se fait attendre ?  Il faut y insister, on a toujours lu Michelet, notamment son Histoire de la Révolution, la plus exaltante de toutes celles qui éclosent vers 1848, aux heures noires de notre destin, et par fidélité à l’idéal «citoyen» dont l’auteur du Peuple avait fait sa religion. Ainsi fut-il après l’échec de la IIe République, de même qu’au lendemain de la Commune, sous les menaces de l’entre-deux-guerres ou aux derniers jours de l’Occupation. Drieu, en mars 1944, revenu de tout, mais refusant de quitter un pays que fuient de moins compromis que lui, confie à son Journal : « J’ai relu les deux volumes de La Révolution de Michelet : je suis transporté, c’est un des plus grands écrivains français, un des plus grands romanciers français. Les historiens franç[ais] sont formidables. » Le français que sculpte Michelet, c’est l’idiome naturel, dirait Aragon, le contraire du sec, de l’ampoulé, du constipé, du lisse. Combien, qui le trouvent « déclamatoire », n’eurent pas sa verve primitive!

Orchestrant cette seconde entrée de L’Histoire de la Révolution en Pléiade, Paule Petitier consacre une bonne partie de sa brillante introduction à l’identité proprement littéraire du texte, romanesque, dit Drieu, sensible qu’il est à sa faculté de résurrection. Rien ne heurte moins Michelet que ceux qui suppléent aux limites du document par l’imagination. Il n’avait pas besoin de pontifier sur l’écriture de l’histoire pour savoir qu’elle ressortait à l’art du récit et donc à l’art de peindre. Au fil de La Révolution, en plus des métaphores picturales, les références se multiplient aux peintres, le grand David, bien entendu, mais aussi les romantiques, tel son cher Géricault, sous l’égide duquel Michelet se place, lui et sa conception de la rupture de 1789. Songeons qu’à travers l’amitié qui liait l’historien à Thomas Couture, autour de 1848, ce legs géricaldien atteignit Manet. Comme ce dernier, Michelet n’opposait pas, en matière d’émancipation, le christianisme et la nouvelle gouvernance du Droit.  Le Peuple, dès 1846, « fait le constat de la décomposition de l’unité nationale réalisée en 1789-90. » Justement, L’Histoire de la Révolution se veut un texte ouvert sur l’inachèvement d’une dynamique que son terrorisme final avait perdue. C’était mettre « en garde contre l’agressivité incontrôlée, qui devient sa propre fin en se donnant des raisons qui ne la justifient pas. » Ce « vertige de destruction », Michelet le craint, avait de beaux jours devant lui.

Les tomes I et II sont imprimés en février et novembre 1847, première irruption du volcan On suspend le cours de Michelet, que la jeunesse républicaine plébiscite au Collège de France ; le gouvernement de Guizot croit bien faire, il se trompe. La suite est connue. Le tome III commence à paraître fin 1848, après le trauma de juin, dans le repli de l’histoire dont l’historien croyait, au contraire, accompagner la relance. L’assombrissement de Michelet conviendra à la peinture toujours plus noire des aléas de la grande Révolution, les couleurs de la chute. Par contraste, la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 prend la valeur croissante d’une aurore à reconquérir. Car Michelet, comme Marie d’Agoult l’en félicite chaleureusement, en avril 1850, n’est pas de ces idéologues aveugles, incapables « de purifier la bonne révolution des crimes de l’autre ». Cinq mois plus tard, à la lecture du Tome V, mêmes remerciements : « la patrie grandit sous votre burin ». Un nouveau tome de la correspondance de la comtesse d’Agoult, comtesse rouge à sa façon, remplit toujours de bonheur. Elle ne change pas, l’ardente Marie, conquérante, une femme moderne, qui ne croit pas devoir sacrifier sa séduction à ses causes, la République, l’art et les enfants qu’elle a donnés à Liszt. Les années 1849-1852, cruciales, voient d’abord la collecte d’informations qui accouchera de son grand livre, L’Histoire de la révolution de 1848, signé Daniel Stern, non de plume à résonances viriles.

Marie d’Agoult et sa fille Claire
Ingres, 1849

Ses lettres lui ressemblent, vives et mordantes, tout le gotha de gauche s’y agite. L’heure est grave, en effet, et le camp républicain trop divisé face au Président, l’imprévisible Louis-Napoléon Bonaparte, et aux monarchistes de tous bords que le chef de l’Etat fronde et ménage à la fois. Cavaignac, qui a saigné les insurgés de juin 1848, ne fait pas le poids, se désole-t-elle. Or le « neveu » souhaite rester à la tête de l’Etat et demande une révision constitutionnelle. Du blocage général sortira le 2 décembre, scénario très français, qui conforte la thèse de Michelet et le consterne. Liée épistolairement, voire socialement, à Albert Laponneraye, Louis Blanc, Victor Considerant, Lamartine, Agricole Perdiguier, Marie d’Agoult prendra acte de l’échec des siens. Il n’y a qu’elle pour vivre à L’Étoile et fréquenter à la fois des robespierristes, des fouriéristes, des socialistes et des catholiques progressistes.  Tout en proclamant sa flamme démocrate et dénonçant la misère ouvrière, elle demande à Ingres de la portraiturer aux côtés de sa première fille, une d’Agoult, qu’elle marie à de la toute petite aristocratie. De ce dessin célèbre, une merveille, la correspondance nous permet de suivre la réalisation, qui nécessite rendez-vous et invitations à dîner. Dinosaure de près de 70 ans, le « bonhomme ombrageux » se fait caresser sans laisser s’égarer un crayon étonnamment royal. Marie, pour être sensible à Delacroix et Chassériau, ne croit qu’à l’ingrisme en matière de portrait. La haute littérature marche aussi à ses côtés, ou à portée de son œil de lynx, Chateaubriand, Vigny et Gautier, dont elle lit les chroniques théâtrales.

Ce n’est pas nous qui lui donnerions tort. L’efficacité de Patrick Berthier et la rigueur des Éditions Champion nous valent un nouveau volume de fermes recensions, et je vous assure qu’elles sont très supérieures, comme style, savoir et résistance à la bienpensance, aux journaleux d’aujourd’hui. Que dirait-il, le supposé « bon Théo » de ces scénographes ivres d’eux-mêmes, de ces textes filandreux ou inexistants, de ces acteurs qui oublient de jouer et de ces décors qui les avalent ? Le bain de sang est aisé à imaginer. Couvrant l’année 1853 et une partie de la suivante 1854, le Tome XI ne déçoit guère  quant à la stigmatisation du faux goût, des carcassiers, notamment de ceux qui transposent, en les dénaturant, les plus grands chefs-d’œuvre de notre littérature. Gautier pourfend ainsi les adaptateurs de Balzac, annonçant la verve vengeresse du jeune Truffaut, très hostile aux tripatouillages de Bost et Aurenche au milieu des années 1950. Il est vrai que les Hussards, dans le Paris de Sartre, sont les héritiers directs des romantiques. Sa détestation d’enfant de 1830, Gautier, sous Napoléon III, ne la réserve pas aux pilleurs de trésor, elle mord à tout, le théâtre bourgeois, la grosse rigolade comme les professeurs de vertu. Je ne suivrai pas entièrement Berthier au sujet des pages que Gautier consacre à la vogue des Noirs et qu’il qualifie, à juste titre, de gênantes.

Après que le décret d’avril 1848 eut aboli l’esclavage sur les terres françaises, texte décisif qui faisait dire à Marie d’Agoult que les États-Unis perpétuaient « un crime contre l’humanité repoussé avec horreur par la conscience moderne », la France devient « négrophile ». La vérité est plus ambiguë, il suffit pour s’en convaincre de revenir aux caricatures rac(ial)istes de Daumier et Cham (notre photo). Gautier, en fait d’anthropologie, adopte l’évolutionnisme qui lui fait écrire que les Noirs d’Afrique, écartés de la « civilisation » depuis la nuit des temps, pour le plus grand nombre, nous sont inférieurs et touchent encore aux ancêtres simiesques de la grande famille humaine. La thèse fait horreur aujourd’hui : ce n’était pas le cas en 1850, même du côté de Victor Schœlcher, avec qui Marie d’Agoult était en correspondance. Il faut s’en faire une raison, il n’y a pas lieu, en revanche, de mettre en doute la sincérité de Gautier lorsqu’il adhère à l’abolitionnisme controversé du temps. Ces rappels sont importants pour qualifier l’ironie qu’il fait pleuvoir sur « l’oncletomisme » de l’époque. Le succès considérable des traductions de La Case de l’oncle Tom, le roman d’Harriett Beecher-Stowe, a gagné la scène  et y a répandu des torrents de bons sentiments et de manichéisme. Or l’art, dit Gautier depuis toujours, n’a de pire ennemi que le catéchisme trompeur des agents du Bien. Utile, pour les mêmes raisons, est sa défense de la corrida, inverse de toute boucherie, écrit-il, mais leçon d’héroïsme où la médiocrité est punie de mort : elle annonce le dandysme du Toréador mort de Manet ! Les médiocres, au théâtre, sous le Second Empire, ils dominent. Mais Gautier veille et ses étoiles brillent. Hugo, Dumas, Musset, le cirque, autre corrida, suffisent à sa joie. Stéphane Guégan

Michelet, Histoire de la Révolution française, tomes I et II, nouvelle édition publiée sous la direction de Paule Petitier, Gallimard, La Pléiade, 62,50€ et 62,50€

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome VII, 1849-1852, édition établie et annotée par Charles Dupêchez, Éditions Honoré Champion, 125€.

Théophile Gautier, Critique théâtrale, Tome XI 1853-avril 1854, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, avec la collaboration de François Brunet et Claudine Lacoste-Veysseyre, Éditions Honoré Champion, 75€.

David, Ingres, Napoléon, Chassériau et quelques autres…

Le 12 juin 1805, après s’être fait couronner à Milan, Napoléon 1er déclarait vouloir « franciser l’Italie ». Cette formule brutale fait entendre le désir d’accélérer les transformations et l’essor de son « second royaume ». Général devenu Empereur, puis roi d’Italie, Bonaparte l’avait constitué en moins de dix ans. Sa politique, au-delà des Alpes, fut de grande portée, immédiate, durable, mêlant vite héritage révolutionnaire et autoritarisme. En raison même de son ampleur, la percée française aura permis un brassage extraordinaire des différentes tendances qui composaient la modernité européenne depuis la rupture esthétique dont David, Canova et Ingres sont restés, pour nous, les phares. On ne parle plus de néoclassicisme, mot d’assonance péjorative, et l’on a raison. L’exposition Ingres et la vie artistique au temps de Napoléon se propose de rendre à la peinture et à la sculpture des années 1780-1820 sa force de nouveauté et sa jeunesse conquérante. La jeunesse des Lumières et de la Révolution demande aux Anciens, les Grecs comme Caravage, le secret d’une vérité, d’une force expressive et psychologique dont le premier XVIIIème siècle aurait perdu le sens. Composé de réalisme et d’idéal, selon Delacroix, David ouvre, de plus, la voie à ses disciples les plus singuliers, de Girodet à Ingres, chez qui s’exacerbe l’héritage du maître, entre Eros et effroi. La « modernité paradoxale du néoclassicisme » (Marc Fumaroli), doit s’apprécier dans sa dualité solaire et ténébreuse. En partenariat avec le musée Ingres de Montauban et différentes institutions de la ville de Milan, l’exposition du Palazzo Reale est la première, en Italie, à restituer le double souffle d’une époque climatérique. La première, en Europe, à réunir la Marchande d’amours de Vien, le Patrocle de David, la Suzanne de Fabre, l’Hippocrate de Girodet, l’Ossian d’Ingres, un portrait inédit du général Bonaparte par Appiani, l’ami de Gros… La salle des Odalisques, autour du tableau du Met, de la Dormeuse de Naples du V&A et du souvenir des bacchanales de Titien, n’a jamais eu d’équivalent. Dans la ville de Stendhal et de Sommariva, c’est le must absolu. SG / Ingres et la vie artistique au temps de Napoléon, commissaire : Florence Viguier, directrice du musée Ingres de Montauban, Palazzo Reale jusqu’au 23 juin 2019. Catalogue Marsilio, 34€

L’instauration du Directoire, sur les cendres encore chaudes des Robespierristes et de la Terreur (qui va se prolonger au-delà de Thermidor), divise les historiens. Patrice Gueniffey, dans son précis sur le Dix-huit Brumaire, rappelle que Bonaparte, en 1799, met fin à dix ans d’instabilité politique sans verser la moindre goutte de sang. Ce faux coup d’Etat, qui ne sort de la légalité que pour mieux la restaurer, constitue l’épilogue « d’une crise qui traverse tout le Directoire, crise plus ancienne, en réalité, qui est née de l’incapacité de la Révolution, après l’échec de l’Assemblée constituante, à donner un gouvernement à la société issue de 1789 ». Au cours des années 1795-1799, la République affronte tous les dangers, en-deçà et au-delà des frontières. En liquidant la Constitution de 1793, tenue pour responsable de l’anarchie et des crimes de l’an II, les Thermidoriens annoncent l’audace calculée de Bonaparte qui avait été leur sabre, à Paris, en Italie et en Égypte… Bonaparte, très marqué par la figure de Robespierre, comme Patrice Gueniffey l’a montré dans le premier volume de son Napoléon (Gallimard, 2013), rétablit l’autorité dont la France est alors orpheline, écarte les Directeurs corrompus et la menace d’une autre Restauration, elle arrivera à son heure et n’aura pas que des défauts. Le mot de Chateaubriand, en 1814, est sublime, il a seulement le tort d’être faux : « On désespéra de trouver parmi les Français un front qui osât porter la Couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi. » En 1799, les Français, noblesse comprise, ne veulent pas de Louis XVIII, ils suivront le général d’Arcole et Rivoli. Je suis sûr que ce rapide résumé du contexte post-thermidorien n’est pas de nature à convaincre Marc Belissa et Yannick Bosc, qui nous proposent une toute autre vision du Directoire dans un livre aussi alerte que défavorable à ce que Bronislaw Bazko a appelé la « sortie de la Terreur ». Plus globalement, ils répudient « l’interprétation furétienne qui avait renvoyé la période 1789-1793 du côté de la « Terreur » et du « dérapage populaire » ». Pour eux, le Directoire est bourgeois dans son obsession de la propriété privé, liberticide dans son combat des fauteurs de désordre et impérialiste dans sa politique étrangère et coloniale. Tout en minorant le poids de la Terreur, ils reconnaissent tout de même que le Directoire, malgré la pression des colons, ne revint jamais sur l’abolition de pluviôse an II et fit de Jean-Baptiste Belley, premier député noir de Saint-Domingue, un membre du Conseil des Cinq-Cents. Que la grande révolution soit encore aujourd’hui objet de débats, seuls les ennemis de la France s’en plaindront. SG // Patrice Gueniffey, Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française (9-10 novembre 1799), Gallimard, Folio histoire, 9,40€ // Marc Belissa, Yannick Bosc, Le Directoire. La République sans la démocratie, La Fabrique éditions, 15€

Alors que l’exposition Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, va légitimement ramener l’attention sur le grand Théodore Chassériau, Jean-Baptiste Nouvion nous conte la vie du père de celui-ci. Les documents dont l’auteur dispose n’en garantiraient pas la véracité, on aurait peine à croire au récit qu’il en tire sans édulcoration bienséante. Benoît Chassériau (1780-1844), né dans un milieu d’armateurs prêts à toutes les aventures capables de les enrichir, va défier le sort dès l’expédition d’Égypte dont il fut à moins de vingt ans. A son retour, associant son étoile à Bonaparte, il se jette dans la fournaise de Saint-Domingue que la France croit pouvoir reprendre aux esclaves noirs. Les pertes seront lourdes des deux côtés… La France étant tenue en échec, Bonaparte oublie ses rêves américains et vendra bientôt la Louisiane. Seule résiste aux insurgés la partie orientale de l’ile, qui prospère sous pavillon espagnol. Là s’établit Benoît Chassériau et se marie à une créole, fille de propriétaires dont les domaines font travailler des esclaves. Or, les archives du ministère des Affaires étrangères parlent à propos de Marie-Madeleine d’une femme de couleur… La part de négritude de leurs enfants fait partie des petits secrets de l’histoire de l’art, elle éclate dans le visage de Théodore, lorsqu’on n’en a pas gommé les traces africaines. Certains de ses premiers biographes s’emploieront à le blanchir de ses racines peu avouables. C’est s’interdire de comprendre en leur charge intime certains des thèmes électifs du peintre d’Othello et d’Esther. Quant à Benoît, il devait mourir avec plus d’un secret, on découvre enfin ses états de services officiels et surtout officieux. Les Antilles et l’Amérique latine n’avaient pas de secret pour cet homme qui fut l’ami de Bolivar, l’émissaire de Chateaubriand et le père d’un génie de la peinture moderne. D’un génie noir. SG // Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, Musée d’Orsay, catalogue Flammarion/ Orsay ; Jean-Baptiste Nouvion, L’Ami des Colombiens : Benoît Chassériau (1780-1844), Lac Édition, 11€.

« La fatalité des lieux a été vaincue » : roi de la formule, Michelet désigne ici la mise à mort des anciennes provinces au profit de l’unité nationale forgée par la Révolution. La carte départementale figure, visuellement d’abord, un progrès sur le supposé archaïsme de l’ancienne France. C’est là l’une de ces fausses vérités dont Olivier Grenouilleau libère son lecteur dès les premières pages du livre qu’il dédie aux aléas historiques de notre régionalisme, héritage et politique. D’ une part, 1789 continue, à bien des égards, le vieux royaume des Capétiens. De l’autre, tout n’était pas si noir sous nos rois, bien que la critique débute alors de ces intendants parachutés qui ignoreraient les réalités locales… Il faut être aussi naïf que nos jocrisses actuels pour confondre l’Etat monarchique et les régimes totalitaires des XXe et XXIe siècles. Jusque dans l’entourage du roi et le milieu des écrivains pensionnés, les mécanismes de la centralisation sont examinés et, le cas échéant, critiqués. Le grand problème auquel la France post-révolutionnaire est confrontée fut, au seuil de 1848 parfaitement défini par Louis Blanc : il réside dans l’équilibre nécessaire, et si difficile à établir, entre centralisation politique et décentralisation administrative. D’un régime à l’autre, le balancier oscille, mais le fossé se creuse lentement qui éloigne Paris des régions, en dépit du lien sentimental qu’écrivains et peintres entretiennent envers ces singularités géographiques et culturelles qui fascinaient un Braudel et retiennent Grenouilleau avec une émotion qu’il ne dissimule pas. Le grand spécialiste de l’histoire des esclavages transporte son goût des analyses multi-factorielles aux « petites patries » si dégradées, si dénaturées, en tous sens, mais promises à un regain conforme au génie, disait Michelet, de ce pays béni. SG / Olivier Grenouilleau, Nos petites patries. Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 22€.

Retrouvez Le Toréador mort de Manet, Charles Dantzig,  Gautier, Baudelaire et votre serviteur dans Personnages en personne, sur France Culture, dimanche 14 avril 2019.