PEINT EN FRANCE

Malraux identifiait l’art d’assouvissement aux peintres qui se seraient abaissés à plaire plus qu’à refonder une forme de sacré en bouleversant l’ordre des apparences. Les séducteurs lui répugnaient autant que les réalistes. Ses écrits sur l’art ne citent qu’une fois Simon Vouet, pour l’opposer certes à Cabanel, mais le distinguer du peintre d’Olympia. Les Voix du silence prêtent peu à la galanterie, elles crucifient les « nus à plat ventre » de Boucher, se dressent contre leur « appel à notre sensualité », comme si le crime de ne pas s’en tenir à « un univers exclusivement pictural » se doublait de celui de la chair dévoilée. A ce compte, le savoureux Michel Dorigny, auteur d’une figure de La Rhétorique décolletée, et donc partisan de la persuasion par la tête et le corps réunis, avait peu de chance d’être admis au panthéon malrucien. Il n’y trouve aucune place, pas plus qu’ailleurs, en dehors de mentions expéditives, avant le regain d’intérêt des années 1960-1970 : William Crelly, Jacques Thuillier, Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée entraîneront derrière eux une inversion de tendance qui aboutit, aujourd’hui, à la somme de Damien Tellas.  Etablir le catalogue des peintures de Dorigny, qui fut le collaborateur, le graveur et l’un des gendres de Vouet, n’avait rien d’une sinécure. Car isoler sa production propre, on le devine, s’avère parfois ardu. A côté des tableaux de sa main, puissante dans l’élégance comme Véronèse ou Carrache qu’il admirait, il existe les œuvres de collaboration, et les toiles peintes sur le canevas du beau-père. Tellas navigue en eaux dangereuses avec la meilleure des boussoles, la connaissance extrême de son sujet, qui passait par une réévaluation des gravures, et la revalorisation des héritages. Eloignées les guerres de religion, l’idiome bellifontain et son Eros savant reprennent vie sous Louis XIII. Comme le Poussin amoureux qu’il a gravé ou paraphrasé, Dorigny repart des fresquistes de Fontainebleau et réapprend le sens du solaire, de l’enchantement, avant de le transmettre au premier XVIIIe siècle, Boucher, les Coypel, Pierre et même Greuze. Si la tragédie n’est pas de son monde à peu d’exceptions, ne le croyons pas assez libertin pour traiter semblablement le religieux et le profane. A bien regarder, son sublime Agar et l’ange de Houston (couverture), quoique peu désertique et encore moins ascétique, n’annule pas la grâce du Ciel au profit des beaux corps en mouvement et des compositions fluides, qui disent le décorateur virtuose. Vouet et les siens, jadis accusés d’être des brosseurs superficiels, demandent à être revus en profondeur.

Le retour triomphal de Poussin en sa patrie, à la demande de Louis XIII et de son surintendant des bâtiments, a jeté une ombre durable sur ses collègues parisiens, que l’autorité suprême du royaume aurait tenu pour impuissants à mener les travaux confiés au normand exilé.  « Voilà Vouet bien attrapé ! », a-t-on longtemps répété, afin d’accréditer la thèse que ce mot était un jour sorti de la bouche du roi, comme un couperet. La décision de confier à Poussin le décor de la Grande galerie du Louvre ne manquait pas d’audace, et même de témérité. Ce lointain sujet, ce sujet de fierté nationale, ne brillait guère par sa science des plafonds et des entreprises de longue haleine. C’était une chose de faire vivre la fable amoureuse ou le trait de vertu aux formats de son chevalet, et à l’échelle de la lecture frontale, c’en était une toute autre de couvrir les murs les plus prestigieux de la capitale en y déployant les travaux d’Hercule, incarnation de la force juste, très en cour sous Henri IV et son fils. Le premier colloque du centre de recherche attaché au Musée du Grand siècle, lieu de savoir qui porte le nom de notre héros, se devait de lever le mystère qui entoure, voire enveloppe encore, le projet de 1641 et son naufrage annoncé. Les actes, parus récemment, comblent une lacune de l’historiographie, peu loquace quant à cet échec qu’elle préférait effacer de sa mémoire. Or, il est plein d’enseignements, enfin tirés. Paradoxale, de bout en bout, s’avère l’affaire. Seuls cinq dessins autographes ont été conservés, et séparés des nombreuses feuilles d’atelier par Pierre Rosenberg et Louis-Antoine Prat dans leur catalogue raisonné de l’œuvre graphique. Elles s’animent toutes d’une belle furia, typique du tempérament de l’artiste quand rien ne freine sa fantaisie. A preuve la célèbre empoignade d’Hercule et Antée, en illustration de Léonard. Une suite aussi virile que musicale de compositions historiées, tantôt en hauteur serties d’atlantes, tantôt en largeur, devait courir le long de la puissante corniche de la Grande galerie. Refusant d’affaiblir le discours et la tectonique d’ensemble, Poussin plie ses figures et leur cadre à une sévère organisation, conforme à l’esprit éminemment politique de la commande et fermement distincte du joyeux, ou précieux, fouillis optique en usage à Rome. Celle majeure d’Annibal Carrache ou de Pierre de Cortone ! Malgré cet écart, le souvenir de la galerie Farnèse n’en est pas moins aussi certain qu’éconduit. Français à Rome, Poussin restait Romain à Paris. Une partie de son génie découle de cette double identité.

La façon dont les œuvres s’exposent au regard et l’effort qu’elles lui réclament ont toujours préoccupé Poussin, peu adepte du leurre optique, gratuit ou seulement plaisant. Sa correspondance nous apprend qu’il autorisa Chantelou à assortir d’un rideau chacun des Sept sacrements que l’artiste avait réalisés pour lui, plutôt que de faire copier la série peinte pour Cassiano dal Pozzo. « L’invention », propice à la lecture successive des tableaux, parut « excellente » à Poussin, qui ajouta : « Les faire voir un à un fera qu’on s’en lassera moins, car les voyant tous ensemble remplirait le sens trop à un coup. » Le peintre, écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, eût à coup sûr désapprouvé « le gavage moderne de l’œil ». Elle aurait pu ajouter que la réponse de Poussin touchait à la nature même des sacrements, qui n’étaient pas de simples images, ordonnées et délectables, mais des objets investis d’une dimension sacrée. Il en allait, si l’on veut, de la double présence qu’expérimente le fidèle lors de la messe catholique. Ce que la série Chantelou, la plus grave des deux, confirme jusqu’à l’extrême-onction, où une femme préfère voiler sa douleur. Le cacher/montrer dont traite l’auteur a toujours passionné l’histoire de l’art, notamment quand le processus est interne aux formes (on pense à Bataille sur Manet et Stoichita sur Caillebotte). Mais le thème peut aussi s’aborder à travers l’invisibilité totale ou partielle des œuvres d’art, en Occident du moins, qu’elles aient été faites pour ne pas être vues, sauf à diverses occasions liées au culte, ou n’être vues que de rares curieux, dans le cas de l’érotisme à des degrés divers (le jeune Poussin y fut unique). Du divin au charnel, le présent essai dresse une typologie érudite et pluriséculaire des modes et des causes d’occultation. Avec un plaisir non dissimulé, il se penche, son point fort, sur les tableaux à couvercle, une peinture en cachant une autre, comme chez Boucher ou le Courbet/Masson de L’Origine du monde. Le Verrou de Fragonard, qui ne me paraît pas relever de la scène de viol, contrairement à ce qu’écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, mais du jeu subtil, libertin, encore incertain, entre deux corps désirants, a-t-il connu le même sort chez le marquis de Véri ? L’Adoration des bergers (Louvre), exécutée pour l’éminent collectionneur, a-t-il servi de cache-sexe, pour le dire brutalement, au tableau licencieux ? J’ai du mal à m’en convaincre… A ce livre audacieux et passionnant, il manque un chapitre, qu’appelait l’invisibilisation qui frappe désormais certains tableaux ou certains artistes (masculins en majorité), que la foi, chrétienne ou non, le féminisme ou le puritanisme arme le bras vengeur des nouvelles ligues de vertu. 

On ne quitte ni Poussin, ni le marquis de Véri, en franchissant les portes du Petit Palais. Il aura fallu qu’Annick Lemoine en saisisse les rênes pour que Paris organise enfin l’exposition Greuze si longtemps attendue des vrais amateurs de peinture. Malgré son sous-titre, qui laisse penser que seul l’enfant y est roi, c’est une manière de rétrospective à cent numéros et prêts insignes. Aucun des genres où excella, et parfois scandalisa, l’enfant de Tournus (1725-1805) ne manque, quoique certaines des pièces les plus sensuelles (tel Le Tendre désir du Musée Condé, tableau ex-Véri, impossible à emprunter) n’aient pas été jugés nécessaires à la démonstration d’ensemble. Elle est solide de salle en salle, et de bout en bout. L’omniprésence des enfants, plus ou moins sages et studieux, tient autant à leur changement de statut au temps de Rousseau qu’à l’attention que Greuze, père de deux filles, leur accorde. Entre Chardin et Girodet, nul n’a portraituré nos chers bambins avec cette profondeur riante ou boudeuse, fière ou rêveuse, nul n’a fait rayonner de pareils yeux, de pareilles bouches. En accord avec le siècle dit des Lumières, le propos des commissaires s’étoffe en se risquant à leur donner une résonance actuelle. Les thèmes de l’éducation et du patriarcat, du lait nourricier et de la nubilité (érotisée, c’est moi qui souligne), alimentent scènes de genre et scènes d’histoire, comédies et tragédies familiales. Le foyer, chez Greuze, se transforme en théâtre des passions débridées, alterne moments heureux et déchirures fracassantes avec la même émotion directe. Diderot, qui le comprit mieux que les frères Goncourt, s’est enflammé à chaque nouveau drame domestique, vainqueur des tableaux d’histoire au Salon, et d’un prix bientôt sans égal. Ces tableaux remplis de gestes et de regards sonores nous paraîtraient aujourd’hui trop rhétoriques s’ils se contentaient de transposer Poussin, une des admirations de Greuze, en milieu bourgeois ou paysan. En s’emparant de l’univers familier et familial des peintres du Nord, très en vogue alors et plus chers que les tableaux italiens, il ne leur a pas seulement infusé la vigueur expressive du grand genre, il a conservé l’attrait de l’intime, le mystère des choses laissées à elles-mêmes, et finalement élevé le particulier aux ambiguïtés de la condition humaine. Sous Louis XV, Greuze passe pour « le Molière de nos peintres », façon de rappeler que peinture et littérature, même la plus contemporaine, restent sœurs à ses yeux. Quand éclata la controverse du Septime Sévère, que le Louvre a prêté, quelques plumes défendirent « le peintre du sentiment » contre ceux qui l’accablaient de leur cécité. Greffer, avant David, le réalisme des modernes au répertoire des anciens, c’est-à-dire aux héros, fussent-ils noirs, de la Rome antique, il fallait oser.  « Greuze vient de faire un tour de force », écrit aussitôt Diderot à Falconet. Cette exposition en est un autre.

1869, Fêtes galantes ; 1880, Sagesse. Le grand écart de Verlaine continue à dérouter l’exégèse. De Cythère au Golgotha, le chemin fut-il de Damas ? Après l’interminable silence qui suivit le coup de révolver bruxellois et la parution de Romances sans paroles (1874), silence que l’abandon de Cellulairement ne put briser, le poète décida d’en sortir par le haut, et d’emprunter la Via dolorosa. La préface de Sagesse parle bien d’un « long silence littéraire » auquel le repenti, plus peut-être que le converti, entend faire succéder « un acte de foi public ». La voix nouvelle qui s’invente réclame moins la certitude d’une croyance reconquise sur l’enfance que la soumission au « devoir religieux ». Les livres d’heures de la vieille France ne sont pas oubliés, pas plus que les ferventes et parfois amoureuses prières à la Vierge, médiévisme repensé qui n’a pas échappé à Maurice Denis. Celui-ci découvre cet étrange livre de piété en 1889, quand il reparaît chez Vanier, neuf ans après la première édition. L’accueil en avait été mauvais, à l’exemption de l’hommage différé que lui rendit A rebours, sésame de sa résurrection au temps du symbolisme. Denis, son représentant parmi les Nabis, ne tarde pas à ébaucher l’illustration de quelques poèmes, en dehors de toute littéralité directe, c’est-à-dire « sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture », comme il l’écrit en 1890. Illustrer, ce n’est pas se soumettre au texte, mais traduire graphiquement l’impression et les idées qu’il a éveillées en vous. On sait que l’iconique chez Denis passe après ce que suggère la forme en soi. Dès 1891, il commence à exposer les premiers essais afin de tenter un éditeur. La Revue blanche hésite, Vollard aussi, avant de se décider. Quoi qu’il en soit, le Parallèlement de Bonnard doit sortir avant. Le Sagesse de Denis et Vollard paraît donc en 1910, décalé à l’aune du modernisme dont ses acteurs n’ont cure, mais aux prises avec l’actualité par d’autres aspects. Car le Verlaine de Sagesse a congédié ses révoltes de jeunesse, rend hommage au prince impérial, mort en 1879 chez les Zoulous, pleure les congrégations en difficulté, s’attaque à l’anticléricalisme d’Etat. Le progrès n’a pas tenu toutes ses promesses. Du reste, des bribes de Baudelaire traînent ici et là, certaines sont mineures, le réconfort du vin honnête, d’autres majeures, la tentation persistante dans l’angoisse d’offenser Dieu, la rédemption par la charité et l’apologétique, la recherche d’une paix dans la discipline ou le pardon. « Le malheur a percé mon vieux cœur de sa lance », énonce le poème liminaire. La blessure sauve dans Sagesse, car elle est espoir d’élection. Verlaine a moins apprécié Denis que l’inverse. Sans doute, au-delà de leurs différences esthétiques, n’a-t-il pas perçu ce que le texte poétique avait suggéré au peintre de l’idéal, condamné en somme à mêler le pur à l’impur. Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, dans leur admirable et si informée réédition de Sagesse, élargissent notre champ de vision sur ce point, et bien d’autres.

Stéphane Guégan

Damien Tellas, Michel Dorigny (1616-1655). Vouet en héritage, ARTHENA, 125€ / Etienne Faisant (dir.), Nicolas Poussin et la Grande Galerie du Louvre, Musée du Grand Siècle / Faton éditions / Nadeije Laneyrie-Dagen, Cacher / montrer. Une histoire des œuvres invisibles en Occident, Art et Artistes, Gallimard, 25€ /Greuze. L’Enfance en lumière, Petit Palais, jusqu’au 25 janvier 2026, catalogue sous la direction d’Annick Lemoine, Yuriko Jackall, Mickaël Szanto, Paris-Musées, 49€ /Paul Verlaine et Maurice Denis, Sagesse, fac-similé suivi d’une étude de Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, Gallimard, 35€ / Signalons la réimpression de Jean-Paul Bouillon, Maurice Denis. Le spirituel dans l’art, Découvertes Gallimard, 16,20€, la meilleure synthèse sur le sujet / A lire aussi : Émilie Beck-Saiello, Stratégies familiales et professionnelles de Joseph Vernet à travers l’étude de son livre de raison et de sa correspondance, Editions Conférence, 95€, voir Stéphane Guégan, « Joseph Vernet, un peintre qui compta », Commentaire, numéro 191, automne 2025.

PARUS

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, David ou Terreur, j’écris ton nom, éditions SAMSA, 12€.

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales, lui le peintre très favorisé de Louis XVI et des grands du royaume !

Liquidateur de l’Académie royale en 1793, il y avait été magnifiquement agréé et reçu dès 1781-1783. Sous la Terreur, son vrai visage, affligé d’une déformation humiliante, se révèle.

Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Poussin, Bonaparte et Napoléon, la gloire et l’exil, Rome, Paris et Bruxelles. Une tragi-comédie, en somme, comme l’Histoire avec sa grande hache.

Des danses de Salomé, l’art occidental ne fut jamais avare. Les premières, à l’écoute des Evangiles, remontent au Moyen Âge et fondent une tradition que la Renaissance et l’âge baroque ont largement suivie. Cette continuité a vécu tant que le christianisme structurait la société et que l’artiste en respectait les besoins. Au XIXe siècle, le recul du culte est contemporain d’une libéralisation de l’acte créateur. Sans en répudier le substrat catholique, Gustave Moreau, après 1870, traite ce sujet qu’il dit banalisé afin d’en extraire une poésie et une portée nouvelles. Au-delà du sens qu’il entend dégager de l’épisode biblique, il redéfinit la fonction même de l’œuvre, dont le mystère doit primer. L’Apparition est à Moreau ce que le Sonnet en yx est à Stéphane Mallarmé, une œuvre allégorique d’elle-même. Autrement dit : une image qui fait de l’extériorisation du regard intérieur, but de la peinture selon Moreau, son motif même. Ce rêve d’Orient aurait-il pour objet un autre rêve ? Saisie soudain de terreur, la belle Salomé croit apercevoir la tête décollée, sanglante, ceinte de rayons d’or, de Jean-Baptiste. Elle est seule à entrer dans le dialogue muet qu’instaure le martyr en figeant la danseuse. Comme tétanisé lui-même, un critique, lors du Salon de 1876, a parlé de « catalepsie » et de « sommeil magnétique ». Lire la suite dans Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF Editions/Musée d’Orsay, 12€.

A PARAÎTRE (2 octobre 2025)

Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€. Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Après 50 ans de vulgate formaliste, il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, à son souci du réel, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

ACCROCHEZ-VOUS

L’exposition intrigue les uns et fascine les autres, à la mesure des mystères que le public lui prête et que la presse entretient de sa pente au sensationnel. Les commissaires ne sont-ils pas sommés en permanence de lever le voile sur la cuisine des opérations, trocs, prêts exceptionnels, difficultés budgétaires, implications diplomatiques ? Exposer, c’est s’exposer. Et au risque d’être incompris s’ajoute désormais le reproche ou le soupçon d’avoir mal agi. Il en va du thème et de la fabrique de l’exposition aux œuvres qu’elle regroupe, du « bilan carbone » aux résonances sociales dont est tenue responsable aujourd’hui la moindre activité culturelle. Pour être moins menacé de diabolisation morale, l’accrochage lui-même excite la curiosité publique et parfois l’ingérence des médias. On ne compte plus les reportages de la télévision venue assister à l’arrivée du chef-d’œuvre en caisse, à sa sortie fiévreuse de ladite caisse, voire à sa pose un peu théâtralisée, comme toute information à présent. Gardons-nous d’exagérer toutefois, il est d’autres façons de faire et d’autres façons de couvrir le montage des expositions, l’ensemble des processus et procédures qu’elles supposent, la formidable énergie collective, et même collégiale, qu’elles demandent. Si Nicolas Krief et ses photographies savoureuses ne le confirmaient pas, le présent livre n’aurait aucune raison d’exister. Voilà près de quinze ans qu’il est l’hôte, l’explorateur des musées avec son drôle d’objectif et son inaltérable sens de l’humour. Il est vrai que la scénographie des temples de l’art peut prêter à sourire. Nombreux sont ses confrères qui traquent le comportement des visiteurs enjoints à passer d’icône en icône, d’extase en extase, selon un parcours balisé à l’excès. Nicolas Krief, plus concret, moins lyrique, préfère surprendre d’autres formes de dialogue, ou de collusion involontaire, entre la création et l’humain. Aucune de nos passions déconstructives ne l’habite : le contact physique renoué avec l’œuvre, tel est ce qui fait de l’accrochage une occasion d’expériences singulières, le lieu d’une autre intelligence des arts. Sa photographie fournit une mémoire à la multiplicité de regards, de gestes et de mouvements que l’exposition exige et suscite. Un nœud d’expertises de toute nature se met au service d’une fête des œuvres, et c’est beau. Encore fallait-il être là, et immobiliser cette grâce. Le mot du cardinal de Retz, que Cartier-Bresson et Bonnard aimaient se disputer, se vérifie : « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif. » Stéphane Guégan

*Lire la suite dans Musée, photographies de Nicolas Krief, texte de Stéphane Guégan, Gallimard, 29€ // Exposition des photographies de Nicolas Krief, Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75007 Paris. Signature, mercredi 30 octobre, à partir de 18h30.

ENTRE ROCAILLE ET TERREUR

La crasse est à la peinture ce que l’aveuglement est à son interprétation. Le Gilles de Watteau, tableau insigne qui a appartenu à Vivant Denon et à La Caze, est sorti plus pimpant du récent toilettage que le Louvre lui a fait subir avec le soin que requéraient sa délicatesse et ses dimensions désormais agrandies, ô surprise, de marges oubliées et dépliées. Cette extension eût charmé et conforté Gautier, chantre, en 1860, du peintre de Lilliput et de ses aspirations légitimes aux « proportions historiques ». Plus grand, plus vif de ses bleus et, bien sûr, de ses blancs rafraîchis, Pierrot – puisqu’il faut se résoudre à le rebaptiser ainsi, dresse, vrai comédien, son corps emprunté et sa face espiègle au beau milieu d’une nature de rêve. A gauche, Crispin nous sourit, c’est le cynique de service ; à droite, trois personnages, de théâtre aussi, ont les yeux rivés sur l’âne qui rechigne à avancer ; derrière eux surgit un faune, symbole des libertés de ton et de tour que s’autorise la troupe en marche. Comment faire parler cette toile entourée de mystères, se demande Guillaume Faroult, qui en a percé plus d’un par passion de la peinture rocaille et de ses liens à la scène ? A la faveur d’une restauration exemplaire, il avance des hypothèses. Sources, fonction et surtout descendance, tout gagne en lumière. Le dossier du Louvre, occasion de déguster d’autres Watteau merveilleux (Madrid, San Francisco), les mêle à un flux d’images très ordonné. Fragonard, Deburau et Nadar y prennent part comme Marcel Carné et Sarah Bernhardt, Derain et Picasso. Que l’un des phares de Baudelaire, sensible à « la folie » de la fête galante, ait aussi conquis Manet, quoi de plus rassurant. Le Fifre aurait pu traverser la Seine et Drieu trouver une place dans le formidable catalogue, Drieu qui continuerait aujourd’hui à l’appeler Gilles et lui trouver robustesse et délicatesse : « Bon mangeur, bon buveur, bon amant, bon ami, bon soldat. C’est l’homme qui va gagner la bataille de Fontenoy. » La santé ou la mort. SG / Pierrot, dit le Gilles, de Watteau. Un comédien sans réplique, musée du Louvre jusqu’au 3 février 2025, catalogue LIENART / Musée du Louvre, 39€.

Tant d’erreurs courent toujours sur le luxe d’Ancien régime, crédité de vouloir en faire trop et d’avoir cherché l’ostentation plus que les agréments de l’existence. Voltaire, à qui rien n’échappa des siècles de Louis XIV et Louis XV, attribuait « la vaine pompe et le faste extérieur aux nations chez lesquelles on ne sait encore que se montrer en public et où l’on ignore l’art de vivre ». Le roi soleil, tout solaire qu’il fût, ne mélangeait pas les genres, ou les espaces, et sut même mettre un frein aux excès de son début de règne. La leçon, dès le Régent, profita à ses successeurs. On sait ce qui advint, le triomphe de nos arts décoratifs que la galerie Léage et les éditions Infine promeuvent, chantent ensemble. Intime XVIIIe siècle rappelle à ses lecteurs que vivre avec art, c’est vivre dans l’art, que meubles et objets ne servent pas à orner nos maisons, mais à nous en montrer dignes, quel que soit leur prix. Seuls les parvenus pensent que l’or remplace l’esprit. Ce précis cursif traverse donc un moment du goût que la Révolution ne pouvait interrompre. Reste à savoir si le XVIIIe siècle, qui faisait nécessité du superflu (autre mot de Voltaire), pouvait être remplacé, dépassé. Le présent livre permet d’en douter. SG / Intime XVIIIe siècle. Les Interludes de la galerie Léage, Infine Galerie Léage, 65€.

L’explosion de 1789 s’explique-t-elle de façon aussi mécanique qu’on le croit ? A ceux qui allèguent les calamités consécutives au désastre météorologique (grêlons sanguinaires de juillet 1788, terrible hiver suivant), d’autres répondent en invoquant l’incapacité du souverain à enrayer la dette publique et l’envol des impôts. Pour certains experts, les « origines culturelles de la Révolution française » ne font guère de doute, le courant philosophique et l’opinion publique ayant conjugué leurs forces propres contre la monarchie et son despotisme « systémique ». Moins nombreux sont les historiens à se soucier du réformisme royal, quant aux finances du royaume notamment, et du refus que lui opposèrent les privilégiés, lesquels n’appartenaient pas seulement au clergé et à la noblesse. L’échec de Louis XVI, ce n’est pas l’échec d’un roi indifférent au sort de ses sujets, voire à la nécessité de transformer la marche de l’Etat, c’est l’échec d’une longue séquence de tensions, suspicions et conflits que le contexte calamiteux de la fin des années 1780, envenimé par l’attitude des Parlements, transforma en poudrière. Nulle conséquence impérative dans l’événement de l’été 1789, résumerait Robert Darnton, ennemi du fatalisme et du fanatisme méthodologiques. Il a choisi, au contraire, de se pénétrer sans œillères de « l’humeur révolutionnaire » du demi-siècle qui conditionna, sans le déterminer, le destin de la France. Son livre, écrit avec l’aisance du conteur, accumule les causes de mécontentements qui affaiblirent la couronne avant que Louis XVI ne monte sur le trône et n’incarne les espoirs d’un tournant attendu. Le fait est, souligne Darnton, grand défricheur de libelles, chansons et communication orale, que le terrain est miné à la mort du « Bien-Aimé ». La « conscience collective » d’alors s’apprécie à partir de tous les frottements du privé et du collectif. A cette aune, le pamphlet visant une maîtresse royale vaut l’idéalisation de la démocratie égalitaire que véhicule L’Emile de Rousseau après 1760. Darnton ne néglige pas la sphère du religieux, très effervescente depuis la traque des réformés et des jansénistes sous Louis XIV. Les émeutes de la faim, anciennes et endémiques, sont de portée accrue quand l’information se dote de réseaux plus efficaces. Le poids des affaires de mœurs (Kornmann) ou de l’actualité militaire n’en pèse que plus fortement. Mais si le grand historien américain ne craint pas de sonder ce qu’on croyait savoir du XVIIIe siècle, c’est pour l’éclairer à sa façon ou détruire certains mythes. Non, Le Mariage de Figaro, autorisé de Comédie-Française par la couronne après hésitation, n’a pas été perçu en 1784 comme une dénonciation de la haute aristocratie. Sa peinture brutale du désir amoureux, toutes classes confondues, avait suffi à éveiller la peur du scandale avant l’éclat d’un succès trop prévisible. SG / Robert Darnton, L’Humeur révolutionnaire. Paris, 1748-1789, Gallimard, 32€.

Songeons qu’il s’écoule moins de deux ans entre la première du Mariage de Figaro et celle de l’opéra de Mozart, qui sublime la pièce de Beaumarchais. 27 avril 1784 -1er mai 1786. Pour le dire comme le comte Almaviva, à l’acte I du Barbier de Séville, chacun court après le bonheur au pied du précipice. Le Mariage a-t-il précipité les choses de ses piquantes répliques ?  Elles sont restées sur toutes les lèvres et servent à tout propos : « sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur », « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus », « L’usage […] est souvent un abus », etc. Le jour où la Comédie-Française lance l’éblouissante pièce, les cordons bleus coudoient le public moins bien né. Seraient-ils devenus les artisans de leur propre perte, auraient-ils perdu la tête avant de connaître, pour certains, la décollation ? Ce qu’en dit Virginie Yvernault dans sa nouvelle édition de la trilogie de Figaro fait mieux la part des choses, car l’hostilité aux grands et la dénonciation de leurs mœurs se montraient ailleurs d’une agressivité moins retenue : « comment accueillir ce délicieux persiflage autrement que par le rire ? Un homme du monde ne saurait s’offusquer de ces maximes spirituelles sans les vérifier aussitôt ; il aurait mauvaise grâce […] à blâmer le brillant d’un Almaviva qui, dans la comédie, n’apparaît jamais sous un jour ridicule. Au reste Beaumarchais a tout pour plaire à la noblesse frondeuse du règne de Louis XVI […] qui souhaite ardemment un nouvel équilibre des pouvoirs. » Il emporte aussi notre adhésion par sa langue et ses amours à plusieurs bandes, dignes de Diderot et de Voltaire, ses maîtres à écrire. La Mère coupable, ici rattachée au Barbier et au Mariage, mérite de sortir de leur ombre. D’Espagne, nous sautons dans le Paris révolutionnaire. Le supposé fourrier de 1789, tenu pour émigré à partir de 1794, se démena pour sauver sa famille emprisonnée, et promise à la guillotine.  Elle ne dut sa survie qu’à la chute de Robespierre.  SG / Beaumarchais, Le Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro, La Mère coupable, édition de Virginie Yvernault, Folio Théâtre, Gallimard, 6,90€.

Le jeune Marx, rappelait François Furet, associait la Révolution française à « l’illusion du politique », née d’un hiatus fondamental : l’inégalité ontologique des hommes ne saurait se dissoudre dans l’égalité, déclarée, mais apparente, des citoyens. On dira donc de la Terreur qu’elle fut l’illusion d’une illusion, la lame des écorcheurs comme rempart nécessaire aux ennemis de l’intérieur, envoyés à l’échafaud sur simple soupçon et, très souvent, par dérive de la violence d’Etat. 1789 a libéré des énergies que les nouvelles autorités crurent pouvoir toutes canaliser ou employer ; malgré l’instauration d’un régime de droit, elles furent dépassées par le rue dès la prise des Tuileries et les massacres de septembre 1792. Le 21 du mois, la République ensanglantée se décrète sous le choc du carnage ; plus d’un millier de Français ont péri en 5 jours. Et la fièvre meurtrière, nourrie des divisions idéologiques et des ambitions personnelles, ne retombera plus. La Révolution n’est un bloc qu’aux yeux des terroristes en chambre, historiens ou publicistes des XX et XXIème siècles : nos gentils montagnards brouillent l’analyse à ne pas séparer les faillites de l’ordre républicain et l’utopie de la régénération par le sang. A quoi ressemblait le Paris de l’an II, la vie et l’âme des Parisiens, l’agitation politique permanente et l’actualité culturelle, de l’ouverture du Louvre (préparée par la monarchie) à la propagande théâtrale, des journaux orduriers aux fêtes exutoires ? C’est tout le propos de la riche exposition du musée Carnavalet dont le titre, d’une neutralité parfaite, voire surprenante, annonce la position des commissaires. La Terreur n’en est plus le foyer narratif et explicatif. Ni le vandalisme, ni la guillotine, ni l’idéal du pire n’est effacé, certes, du parcours, dominé pourtant par la cartographie du quotidien et le sous-texte, plus contestable, d’un laboratoire politique qui justifierait ses moyens. Ce n’est peut-être pas l’intention explicite de la démonstration, mais c’est souvent l’impression que le visiteur en retire. L’époque s’ouvre en septembre 1793, quand le conventionnel David rejoint le comité de sûreté générale (et non en octobre 1792), et se referme après la mort de son ami Maximilien, « tyrannicide » bon teint devenu tyran. Le peintre du Marat (visible à travers une des versions du tableau de Bruxelles) jouit d’un traitement de faveur dont il faut se féliciter, aveu involontaire que la Terreur fut le principal agent de l’Histoire en cours.  SG / Paris 1793-1794. Une année révolutionnaire, Musée Carnavalet, visible jusqu’au 16 février 2025, catalogue Paris-Musées, 29€, sous la direction de Valérie Guillaume, Jean-Clément Martin et Guillaume Mazeau, avec un texte d’Eric Vuillard, qui parle de la « dictature héréditaire des rois ». On comprend mieux que la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques ait raccourci, une seconde fois, l’Autrichienne.

Le diable probablement

La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…

Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.

Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.

La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].

François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre

L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.

C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.

Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]

D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.

Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »

Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.  

Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.   

Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.

Stéphane Guégan

BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS

Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu.  Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.

Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.

Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay

Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847 (Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

PANNE D’AVENIR ?

Imaginons qu’un décret céleste permette à Vivant Denon de revenir parmi nous, deux siècles après sa mort. Pareille abstinence, à coup sûr, le rendrait avide d’humer le Louvre qu’il dirigea en maître sous Napoléon 1er… Il avait laissé les pyramides en Égypte, celle qui coiffe la grande maison l’ébranle un peu, moins pourtant que l’extension, temps et espace, donnée aux collections depuis Waterloo. En 1815 justement, il avait vu se vider son musée des chefs-d’œuvre pris à l’ennemi… Ses achats avaient aussi contribué à faire du Louvre le symbole éclatant de la France postrévolutionnaire et d’une ouverture de goût peu canonique. Denon ressuscité en croit à peine ses yeux. Tant de curiosités désormais offertes au public… Sa fierté est grande de voir Cimabue et Fra Angelico toujours pendus aux cimaises ! Il les entend encore ceux qui, ne jurant que par Raphaël et Titien, brocardaient son goût des prétendus primitifs… Le temps m’a donc donné raison, se répète-t-il en rejoignant d’un pas ferme le pavillon des sessions. Un choc ! Face aux émissaires de l’Afrique noire et des Amériques, son vieil amour de l’ailleurs et des cultures autres se remet à bouillir. Pourquoi ne pas tendre ses voiles à nouveau ? On ne saurait trop conseiller à notre voyageur de se procurer les trois tomes, brillants à souhait, de l’histoire mondiale des musées que Krzysztof Pomian vient d’achever. Ils sont plus de cent mille à exister à la surface de la terre, variant d’origine et de vocation, de scénographie et de discours. Outre les musées d’art, dont le compas s’est ouvert au cours des 150 dernières années dans le sillage des initiateurs européens, il est des musées des sciences, des techniques, de la nature, de la mémoire, des mémoires… Tant que les hommes se diront solidaires de l’avenir, d’un avenir commun, Pomian le souligne avec inquiétude, la nécessité s’imposera d’entretenir les musées et ce qu’ils abritent, de l’œuvre d’art aux stigmates de la barbarie humaine. Le lecteur peut aussi partager le scepticisme que lui inspire certaines dérives commerciales ou sociétales : le musée actuel doit-il être le lieu du divertissement vain et de la repentance vertueuse, anachronique, plutôt que l’espace de la diversité assumée des époques et des civilisations ? En près de 1000 pages d’une lisibilité parfaite, d’une information sûre, l’ultime volet de cette enquête globale (quoique très aimantée par les États-Unis) se donne donc le loisir de poser les bonnes questions et de ne pas trancher brutalement, même quand il en vient à certaines affaires (le legs Caillebotte), aux restitutions ou à ce que Pomian nomme « la réactualisation des identités ». On ne dira rien ici du musée comme succédané thérapeutique, très porté dans le monde anglo-saxon ! Ne se dirige-t-on pas vers une perte de sens généralisée? Le transfert de sacralité que l’auteur a observé dans ses travaux précédents sur le collectionnisme ne va-t-il pas céder la place à un détournement fallacieux du sens même de l’art ? L’André Malraux du Musée imaginaire, que Pomian discute longuement, est aujourd’hui réputé avoir chanté les vertus du déracinement et de la mutation des œuvres en images d’elles-mêmes, coupées de leur fonction initiale, disponibles à tous les usages. Est-ce bien sûr ? Et quand cela serait, le musée d’aujourd’hui n’a-t-il pas à préserver « l’œuvre » dans son bouquet de sens, hors des réductionnismes flatteurs ou des captations indignes ? Une création de l’esprit, pour rester dans le registre malrucien, ne saurait être un petit chien qu’on tient en laisse, le public non plus.  

Une touchante symétrie autorise à rapprocher l’avant-propos du livre de Pomian et Une étrange obstination de Pierre Nora : chacun y témoigne d’une reconnaissance sans limite envers l’autre. Pour avoir participé à deux ou trois des réunions hebdomadaires du Débat au cours des années 1990, alors que l’art et son histoire cherchaient à s’émanciper de la stricte sémiologie ou du structuralo-foucaldisme, je revois parfaitement le trio très soudé qu’ils formaient avec Marcel Gauchet et n’ai pas oublié le feu roulant des discussions. Tous y apportaient, en plus de leurs sensibilités, le souci évident de ne pas laisser retomber le champ culturel aux mains des nouveaux sectateurs de sa diabolisation, sous l’effet déjà sensible des post-colonial et gender studies. Qui aurait pensé alors que le combat serait de plus en plus ardent, voire dangereux ? Ce qui me manquait alors, c’était la connaissance exacte d’autres combats, ceux du demi-siècle écoulé, ceux dont Une étrange obstination offre le récit avec un allant, un humour, un sens du portrait et du panoramique, une fidélité aux disparus et un respect des contradicteurs, qui rend plus nostalgique son lecteur, condamné à vivre désormais en régime de terreur. Il est vrai qu’au mitan des années 1960, lorsque Nora entre chez Gallimard et en fait la tête de pont des sciences humaines, le climat n’était pas toujours plus serein. Son témoignage saisit parfaitement l’agitation des forces en présence, l’ébullition pré-soixante-huitarde, en somme. Il y a les anciens gourous, tentant de résister à leur effacement déjà programmé, Aragon et Sartre, il y a les jeunes loups, poussés par la fin de l’eschatologie révolutionnaire, les nouveaux savoirs et leur propre soif de pouvoir, qu’incarne un Michel Foucault biface. Nora le croque en quelques pages admiratives et justement sévères, bilan d’une relation privilégiée, qui se distendit à mesure que l’auteur des Mots et les choses, étonnante évolution, eût sacrifié au systématisme et au mépris des faits. On sait que, plus tard, Gauchet, sur l’enfermement psychiatrique et la société de surveillance, le rectifiera à son tour. Foucault aura trahi assez vite l’historien des catégories mentales qu’il avait été, d’autres devaient accompagner plus longtemps Nora dans sa volonté de faire évoluer la discipline au sortir du magistère des Annales et de l’approche classique du politique. Ce fut bien un âge d’or de la recherche historienne, et de ses objets inédits, que son livre dépeint de l’intérieur, et d’une touche probe plus que neutre : avancées et excès de la science s’y lisent clairement. Le même équilibre s’observe au cours des pages si vivantes où les ténors (Duby, Furet, Le Roy Ladurie, Lévi-Strauss, Mona Ozouf) et les oubliés de cet aggiornamento reçoivent une attention égale. Nora parvient à synthétiser l’apport des uns et des autres sans jamais perdre de vue le paysage d’ensemble. La tâche était d’autant plus ardue que le contexte obéit à cette « accélération de l’histoire » (Daniel Halévy) qui fascine l’auteur. Réaction prévisible à l’hypercriticisme dissolvant des années 1960-1980, qui avait pris pour cible aussi bien la subjectivité souveraine, les processus d’objectivation que les liens d’appartenance traditionnels, on assista bientôt au retour du sujet et du biographique, de la Nation et de ses « lieux de mémoire », de la France et de ses valeurs, avant que le droit-de-l’hommisme, le séparatisme et le devoir de repentance, dernier temps du livre, ne compromettent peut-être les chances d’un nouveau destin commun. Retracer en 300 pages ces mouvements de balancier ou de fuite en avant, à partir de sa double identité de chercheur et d’éditeur, n’a pas dû être chose facile, mais l’obstination de Nora a payé. Et son vœu d’agir maintenant en écrivain, après Jeunesse, s’est exaucé une fois de plus. Stéphane Guégan

*Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale. 3. A la conquête du monde 1850-2020, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 45€. // Pierre Nora, de l’Académie française, Une étrange obstination, Gallimard, 21€. Son précédent livre de souvenirs, Jeunesse, est désormais accessible dans la collection Folio (Gallimard, 7,80€).

TROIS LIVRES D’ART

En plus d’adoucir les mœurs, la musique fait chanter les formes du peintre, arrondit les angles, wagnérisme et cubisme non compris, ou « libère » le visible du lisible pour le meilleur et souvent le pire. Mais leur long compagnonnage, attesté dès la Grèce, a servi les pinceaux dans leur très ancienne prétention à l’affect immédiat et profond…  La Sainte Cécile de Raphaël, perle de cette autre perle qu’est Bologne, inscrit sa belle personne entre sons célestes et sons terrestres, orgue d’église et violon séculier. Mais quiconque connaît le divino Sanzio sait qu’il ne s’abaissait pas à de telles oppositions. La musique est une, comme la vraie peinture. J’ai toujours pensé que le fameux Apollon des chambres de Jules II, qui fascina Poussin, se cachait derrière le Vieux musicien de Manet, le Parnasse du Vatican derrière la Petite Pologne, future plaine Monceau avant gentrification : la musique est ailée, spirituelle en tout, rassembleuse pour ces génies, et non clivante. L’Église n’ignore rien des charmes de l’ouïe, l’associe au culte et aux tableaux de dévotion, quand elle ne pousse pas leurs auteurs à mêler luths et flûtes à la cohorte des tentations. Excitant chez ceux qui font profession de poésies muettes, la musique est grosse du musicalisme qui a tué, par sa facilité, plus d’un artiste. Mise enfin à la portée de toutes les oreilles et de toutes les bourses, la réédition de la somme de Florence Gétreau n’a pas écarté de sa riche iconographie les victimes de l’ut musica pictura aux XIXe et XXe siècles. Elle aurait pu pousser sa belle partition au-delà de Picasso, Mondrian et Kandinsky. Le futurisme italien et l’anti-mélisme, Dubuffet et le jazz, Warhol et le Velvet, Damien Hirst et le Clash, pour ne pas parler des plus récentes aventures sonores, autant de fructueux duos. La prochaine édition n’aura qu’à s’enrichir d’un chapitre plus bruyant. SG / Florence Gétreau, Voir la musique, Citadelles § Mazenod, 79€.

Ce n’est pas parce que nos machines prétendent reconstituer le brame du mégacéros préhistorique qu’il faut laisser l’érosion planétaire des espèces animales s’accélérer. Leur effacement de plus en plus rapide a de quoi effrayer, et les commissaires de l’actuelle exposition du musée de la musique ne se font pas faute d’y insister dans le catalogue qui l’accompagne, belle publication qui ne limite pas le vert à sa couverture joliment plissée. Dans l’écoute, si l’on ose dire, qu’il faut réapprendre à accorder aux mammifères et volatiles, certains compositeurs nous ont largement précédés, du plus grand, Rameau, au plus franciscain, Olivier Messiaen. Musicanimale résonne du très ancien magnétisme des sons de la nature. On les pensait éternels, on accédait à l’ordre cosmique par eux, nos instruments s’en inspiraient, nos machines les imitaient. Qu’on pense à la mélancolie de La Serinette de Chardin et à ces coucous que le gazouillis électronique a sinistrement remplacés. Sonore, mais de mille façon, est le bestiaire à poil ou plumes que Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin ont recomposé, le sourire ou l’angoisse des artistes en alternance. Baleines, ânes, cerfs et singes y retrouvent leur bonne humeur, loin de nous. Amère modernité. Encore le Paris de Manet et de Caillebotte pouvait-il encore séduire. A l’heure actuelle, on ne comprend plus la clef du sol qu’au large de nos villes, où cacophonie, puanteur, hideur sont en hausse. Très tôt, en vérité, les arts visuels ont tenté de dire « l’univers sans homme », que Baudelaire repousse et recherche à la fois… Mais le silence des peintres et sculpteurs résiste souvent à son harmonieuse inversion. Le pauvre Snyders, malgré son rubénisme d’excellent ramage, ne tire rien de ses concerts d’oiseaux, sinon le triste spectacle d’orchestres atones à volatiles courroucés. D’autres furent et sont plus heureux. Tous les pupitres sont dans la nature pour la Philharmonie, c’est vrai, et bon à entendre. SG / Musicanimale. Le grand bestiaire sonore, Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin (dir.), Gallimard / Musée de la Musique – Philharmonie de Paris, 39€.

Les brusques passions de l’adolescence ne sont pas nécessairement les moins durables. Guillaume Durand a brûlé pour Manet, il brûle encore. Au milieu des années 1960, Le Déjeuner sur l’herbe a cent ans, lui moins de quinze. Jimmy Page, John Lennon, le Peter Blake de Sergent Pepper, la concurrence est rude. Au milieu des décibels et du Pop londoniens, Durand découvre l’électricité de la vraie peinture, qui n’a pas d’âge. Ses parents, mêlés à certains artistes du moment, ont dû vite l’édifier : l’art contemporain, ça n’existe pas, ou alors ça disparaît vite, dans le vide soudain visible de sa propre indigence. Soixante plus tard, Manet est toujours là, Le Déjeuner continue à sidérer Durand, et Victorine, surprise de sa présence répétée, salue le visiteur d’Orsay en complice… Difficile de s’expliquer pourquoi, un jour, Manet efface tout le reste, et ce que touche en vous son appel. Sans en épuiser l’attrait mystérieux, Baudelaire, Mallarmé et Berthe Morisot, avant Drieu, Morand, Déon et Vitoux, ont dit le double charme de sa peinture et de sa personne. Durand, prenant la plume à son tour, ne les dissocie pas davantage, il a raison : ce serait séparer de la retenue des tableaux le feu secret qu’ils laissent deviner. Le dandysme, vie et art, n’est pas affaire de pose, mais de relation au monde. Baudelaire résumait son cher sphinx en parlant du romantisme natif de Manet, c’était le plus beau des compliments qu’il pût lui adresser. Il ne lui en fit pas mille. Dans ce livre d’une émotion tendue, qui a le courage de ses aveux intimes et de ses obsessions esthétiques, Durand croise et interroge d’autres victimes de sa manetomanie, Robert Longo, hanté par le Bar, ou Miquel Barceló, poursuivi, comme Matisse, par L’Homme mort de Washington (notre enseigne). Chacun son Déjeuner, c’est peut-être la morale de ce livre où je cueille, au passage, une formule que Durand applique à Catherine Nay, mais qui habillerait très bien son héros : le culot sous le chic. SG / Guillaume Durand, avec la collaboration d’Elena Ghika, Déjeunons sur l’herbe, Bouquins Essai, 29,90€.  

PICASSO AU LOUVRE

Certaines expositions échouent à raconter l’histoire qu’elles promettent au public, celle du Louvre-Lens nous en content deux, vite complémentaires, sans que l’une ne nuise à l’autre, et sans que le visiteur physiquement et mentalement s’y perde. Chapeau ! Le pluriel que Dimitri Salmon a donné à son exploit se trouve donc justifié. A partir d’un corpus élargi à maintes découvertes, et autant de propositions qui devraient durablement occuper les experts, Les Louvre de Pablo Picasso réexamine une problématique dont on pensait avoir fait le tour, la migration continue des sources entre le « plus grand musée du monde » et l’artiste qui s’y identifia dès 1900. Le musée imaginaire de Picasso s’était déjà offert de vastes salles auparavant, où l’Espagne de l’âge d’or, du reste, ne logeait pas seul. La voracité picassienne en matière d’images et de formes a toujours ignoré limites et frontières. Mais le choix de faire carrière à Paris, la vingtaine à peine atteinte, change immédiatement la donne. La première force de l’exposition de Lens, c’est de nous faire éprouver l’immense souffle, autre nom de l’ambition, auquel le jeune Picasso tend ses toiles. « A Paris, je suis tout de suite allé au Louvre. J’ai vu les Poussin », a-t-il confié à l’un de ses biographes. L’aveu se vérifiera à chacune des variations poussinesques de Don Pablo, variations précoces sur l’autoportrait Chantelou, ou tardives, concernant Le Triomphe de Pan en 1944, et Les Sabines en 1962, dont le catalogue a raison de rappeler le conditionnement politique. Mais le Louvre, en ce début du XXe siècle, c’est aussi le musée qui, sur ordre de Clemenceau, vient d’accrocher Le Déjeuner sur l’herbe de Manet à proximité de La Grande Odalisque d’Ingres, deux œuvres matricielles. Comme Picasso gardait jusqu’aux tickets de corrida et billets de train, son archive croule sous les cartes postales de musée, et désigne d’elle-même les moyens de prendre la température de ses passions en matière artistique. Le parcours nourri de Salmon les égrène en variant les exemples et les angles de vue, comme si notre perception empruntait le regard très ouvert de Picasso, cueillant ici une figure entière, là une attitude ou un simple geste, voire même un infime détail, toujours fertiles à brève ou lointaine échéance. L’Egypte, la Grèce, l’Etrurie, l’Espagne archaïque, la fixité d’au-delà du Fayoum, telle Tête de taureau en provenance de l’Irak du IIIe millénaire avant J.-C., rien ne saurait borner la curiosité du visiteur et ses remplois. Mais ce primitivisme, bien connu, s’il gagne à l’être davantage comme de nouveaux rapprochements l’autorisent, ne doit pas nous masquer le reste. Et là réside sans doute le vent de fraîcheur que l’exposition fait passer sur nos certitudes. Car Poussin, Ingres et Manet, voire Rodin, n’étaient pas les uniques cauchemars de Picasso, d’autres génies français ont stimulé sa faconde et lissé sa vision de l’humanité, souffrante et désirante, tirée simultanément par le haut et bas. Un catholique, et encore moins un catholique espagnol, ne saurait se dérober à sa conscience, quoi que martèle l’actuelle guérilla woko-laïcarde. Aussi Picasso se plut-il aussi à revisiter, outre la ferveur terrienne des Le Nain, Watteau, Lancret et Boucher. Picasso rocaille ? Eh oui.

Si Picasso usa du Louvre comme d’un dictionnaire, aussi sacré que vivant, l’institution tarda à le lui rendre. Le second volet de l’exposition de Lens était, bien entendu, plus délicat à traiter que l’autre. Car, comme Manet avant lui, Picasso n’eut pas que des partisans parmi les conservateurs du lieu et les membres du Conseil artistique des musées nationaux. Il s’en fallut de peu que le Portrait de Coquiot, premier Picasso à entrer dans les collections publiques, n’échappât en avril 1933 à l’audacieuse initiative d’André Dezarrois conservateur du Jeu de Paume, alors le musée des écoles étrangères contemporaines. Il s’agit pourtant d’une œuvre de 1901, largement dérivée d’Ingres et Lautrec. Germain Bazin, en 1932, n’avait pas été tendre avec la rétrospective de l’Espagnol, organisée par Georges Petit, enflammée par les nus impudiques de Marie-Thérèse. La mise à niveau du musée ne se produira qu’en 1947, fruit de l’amitié de Georges Salles et du peintre, qui donne alors dix œuvres au musée d’art moderne, et que le Louvre expose, le temps d’un hommage, parmi les maîtres du Louvre, de Zurbaran à Delacroix. Seule l’affaire du plafond de Braque devait mettre un nuage dans le ciel de leur complicité. L’impatience de Picasso à prendre rang au milieu des dieux de la peinture s’est dite ailleurs et plus tôt. Ainsi l’un de ses poèmes en prose de 1935, inspiré du Bât de La Fontaine, évoque le dessin d’un des protagonistes imaginés par Picasso, dessin « si pur qu’il était digne d’être au Louvre ». Ce récit érotique sans pareil, dont Subleyras, Oudry et tant d’autres ont fait leur miel, offrait le moyen d’actualiser l’analogie entre pénis et pennello. Les indispensables Ecrits de Picasso, que la collection Quarto propose en une version enrichie des papiers Dora Maar et d’annexes, ne rejoignent l’écriture automatique de ses « amis » surréalistes que superficiellement. Comme Michel Leiris en reçut confidence, le merveilleux picassien procède davantage du burlesque tel que les écrivains espagnols l’ont toujours pratiqué, et que Verlaine et Rimbaud, Jarry et Apollinaire l’ont réinventé, un burlesque qui en raison de son surmoi religieux se permet de fouiller la psyché et l’Eros en termes drus et miroitants. Quand son lyrisme goguenard s’adresse à Jaime Sabartès, très porté sur la chose, on atteint des sommets de drôlerie scabreuse, dont il faut toute la cécité des nouveaux censeurs pour ne pas comprendre comment cette verdeur se rit d’elle-même et de nous. Aucun artiste du XXe siècle n’a su restituer, par les mots ou la peinture, le théâtre imaginaire, mythique quand il touche à la fable, mystique quand il cite la Bible (notamment Le Cantique des Cantiques), sur lequel se jouent la tentation et l’étreinte amoureuses. L’analyse est tombée si bas qu’on revient aujourd’hui à la bonne vieille théorie du reflet, l’art comme expression directe d’un état social ou, dans le cas de Picasso, d’une obsession sexuelle évidemment coupable. Au nom des viols dont on l’accuse en dénaturant le propos de ses maîtresses et en induisant brutalement ses crimes de ses images, on insulte l’intelligence et on condamne l’art aux bienséances totalitaires. Cela dit, le climat délétère où nous baignons est peut-être le meilleur contexte de lecture que puisse rêver cette poésie des deux infinis que Cézanne, un connaisseur, eût dit couillarde.

Verbatim

« Inutile d’insister le complexe d’Œdipe est au cabinet » (Picasso, 21 mars 1939).

« Il y avait chez lui beaucoup de livres […]. Les romans policiers ou d’aventures voisinaient avec nos meilleurs poètes : Sherlock Holmes et les publications rouges de Nick Carter ou de Buffalo Bill avec Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Le XVIIIe français qu’il aimait beaucoup y était représenté par Diderot, Rousseau et Rétif de la Bretonne. […] Grâce à Rimbaud et à Mallarmé, il est certain que l’œuvre de Picasso doit un peu à la littérature. » (Maurice Raynal, 1922)

Stéphane Guégan

*Les Louvre de Pablo Picasso, Musée du Louvre-Lens, catalogue sous la direction de Dimitri Salmon, Louvre Lens / Louvre éditions / MuséePicassoParis / Lienart, 39€

*Pablo Picasso, Ecrits 1935-1959, édition annotée et présentée par Marie-Laure Bernadac et Christine Piot, Quarto Gallimard, 29€.

*Caillebotte brûle aux enchères… et en librairie…

SAUVONS LES MAYS

L’émotion qu’a soulevée l’incendie de Notre-Dame de Paris ne pouvait être qu’impure. Elle le fut. Devant les flammes, inséparables pourtant de l’Enfer, peu se sentirent saisis du message qu’elles adressaient à la part chrétienne, subsistante, mais diminuante, de notre identité européenne. On pleura un joyau médiéval, un vestige du vieux Paris, voire un haut lieu du bas tourisme, quand il eût fallu prendre appui sur le désastre pour en relever la vraie signification. Discours, polémiques et arguties ne quittèrent pas le champ des responsabilités et des choix de restauration. Il est vrai que le feu, emportant charpentes, toitures et une partie de la voûte, a épargné ou presque les œuvres qu’elles abritaient. C’eût pu être pire… On pense aux rosaces et à la sublime Pietà de Coustou que les photographies, dès le lendemain du drame, ont montrées en léger retrait des débris qui les auraient, autrement, foudroyées (ill. 1). Les Mays du XVIIe siècle, ces immenses tableaux peints en hommage à la Vierge, « embellissaient » jadis les colonnes du vaisseau central, pour le dire comme leurs commanditaires, les riches maîtres orfèvres de la confrérie Sainte-Anne-et-Saint-Marcel. Depuis la Révolution, qui ne les ménagea guère, leur sort est resté problématique, leur déplacement constant. Ceux qui retrouvèrent le chemin de la cathédrale aux XIXe et XXe siècles ont rejoint les chapelles latérales où ils étaient peu visibles. On peut aujourd’hui s’en féliciter. Mais ce que le feu n’a pas détruit devrait davantage aujourd’hui nous préoccuper. L’heure n’est-elle pas venue de statuer convenablement sur ce qui subsiste, série unique, des 76 tableaux qui furent exécutés entre 1630 et 1707, et que les amateurs du siècle suivant regardaient comme formant le premier musée de l’école française ? En tête du formidable livre que Delphine Bastet leur a consacré, Pierre Rosenberg forme le vœu qu’on agisse enfin et que, pour une fois, on agisse vite : « Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays », écrit-il en suggérant qu’on les réunisse à nouveau et qu’on les expose, en bonne lumière, dans un « grand musée de l’œuvre Notre-Dame ».

Dans la mesure où il est impensable qu’ils retrouvent leur place originelle, le regroupement s’impose, d’autant plus qu’une vingtaine d’entre eux manquent à l’appel et qu’un bon nombre, roulés dans les réserves du Louvre et du musée d’Arras, ne sont pas en état d’être ramenés à la vue du public, on n’ose dire des fidèles que le tout-gothique seul semble émouvoir. Or, si hétérogènes de qualité soient-ils, c’est la vision d’ensemble qu’ils offrent qui importe. Il ne faut surtout pas renouveler le geste des révolutionnaires qui retinrent ce qu’ils tenaient pour les chefs-d’œuvre du groupe, les toiles de Le Sueur et Le Brun notamment, et reléguèrent ou vendirent le reste. Une toile, non des moindres, bien qu’elle dérive d’Annibal Carrache, le Jésus et la Samaritaine de Louis Boullogne le jeune, n’a rien moins qu’atterri en pleine campagne anglaise ! D’autres, par on ne sait quels détours, pendent aux murs d’églises modestes, loin de Paris. Dispersion et dépréciation ont rompu la chaîne. Elle avait pourtant fière allure, se dira tout lecteur de la somme de Delphine Bastet qui fait souffler sur le corpus qu’elle a doctement reconstitué les vents de la spiritualité tridentine, de la rhétorique picturale et de la politique pré ou post-gallicane. Préférant parfois donner leur chance à de jeunes peintres par économie, les orfèvres ont contribué à les lancer, ils ont aussi fait résonner, durant plus de soixante-dix ans, toutes les nouveautés, notamment le souffle romain de Simon Vouet, dont l’absence étonne, ou le style plus viril du jeune Le Brun, porté qu’il était par le mécénat du chancelier Séguier et les discussions théologiques qui prospéraient dans ce cercle, autour du degré de réalisme, entre autres exemples, qu’il était licite d’observer par respect du verbe incarné et souci d’efficience. Dès le second May de Laurent La Hyre, le choc visuel prévaut. Pour un Le Sueur qui peint la force des mots, ses contemporains, le siècle avançant, ne reculent devant aucune audace, aucune violence, lorsque le sujet le commande. Tirées des Actes des Apôtres, puis des Évangiles sous Louis XIV, quand l’anti-protestantisme du roi anime tout un programme christologique, les scènes à peindre, note Delphine Bastet, valorisent l’autorité, le martyre, le sacrifice, la figure paulienne (Pierre, c’est Rome), l’héritage de l’église primitive dans le catholicisme français et, contre le jansénisme cette fois, la vérité de l’eucharistie et des sacrements.  

L’«injonction faite à l’homme de participer à son Salut », excellent principe, s’observe partout, et elle n’est jamais plus nette qu’à travers l’explication et le sonnet qui, chaque année, accompagnaient la présentation d’un nouveau tableau. Il en va ainsi, en 1678, du May de Bon Boullogne, Le Christ guérissant le paralytique au bord de la piscine, dont le sous-texte tranche sur le mode de l’impératif : « La confiance du paralytique doit animer, pêcheur, ta foi ; / Espère ; ton salut ne dépend que de toi, / Et si tu veux guérir, la Grâce est toujours preste. » Nous ne pouvons donner plus qu’un faible aperçu de l’information et des analyses dont Delphine Bastet gratifie son lecteur. Elle s’intéresse aussi à la postérité de ces toiles redevenues visibles, en grand nombre, entre 1802 et 1862. C’est le cas de La Vision de saint Étienne avant la lapidation de Houasse dont Schnetz et Ingres n’ont pas oublié la figure du martyre, marche contrariée et bras ouverts embrassant déjà le ciel… Pour ma part, je verrais volontiers un lien de filiation entre La Décollation de saint Paul à Rome de Louis Boullogne le père, gravé vers 1750, et L’Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Regnault (1870, Orsay, ill. 3). Le tableau de 1657 fait partie des six Mays que Nicolas Milovanovic reproduit et commente dans son Catalogue des peintures françaises du XVIIe siècle du musée du Louvre, dont la plupart des notices apportent leur lot d’informations et de suggestions précieuses, voire de réattribution plausible. Une seule toile en provenance de Notre-Dame garnit les vastes salles du deuxième étage depuis leur ouverture en 1993, La Prédication de saint Paul à Ephèse dont nous avons déjà parlé. Les autres sont roulées et appellent des restaurations profondes. Pierre Rosenberg a bien raison de s’inquiéter de leur avenir. On aimerait voir bientôt entre des mains réparatrices la lugubre Décollation de saint Jean Baptiste de Claude II Audran, dont le climat carcéral n’est pas sans faire penser au chef-d’œuvre du Caravage peint pour la cathédrale Saint Jean de La Valette. Le musée du Louvre, en plus de deux cents ans, s’est progressivement ouvert à d’autres peintres du Grand Siècle que le club des cinq déjà fêté par le musée révolutionnaire, Poussin, Le Sueur, Champaigne, Le Brun et Claude Gellée…

En introduction, Milovanovic éclaire le destin de ces plus de cinq cents tableaux, leur accrochage ayant aussi varié que leur place dans le cœur des conservateurs et des directeurs du Louvre. On rappellera ici que Pierre Rosenberg a magistralement catalogué les 40 Poussin du Louvre, dont le sensuel Mars et Vénus Mazarin qu’il a réhabilité. Tous les régimes politiques de la France postrévolutionnaire ont tenu à exalter la richesse et l’excellence du « siècle de Louis XIV », et la IIe République, centralisatrice et patriote, plus que tout autre. Villot, l’ami de Delacroix, et Jeanron, peintre réaliste, sont aux commandes, comme on dit, ils poussent alors Le Brun, Jouvenet et Valentin parmi les dieux de la peinture du Salon carré, vraie tribune de la peinture européenne où Vinci, Raphaël et Véronèse ont leur fauteuil, en plus de Poussin, Le Sueur, Lorrain et du Christ mort de Champaigne comme du Bossuet de Rigaud (préféré à Louis XIV, évidemment). Étrangement, les grands chefs-d’œuvre de Louis le Nain sont acquis plus tard, Le Repas de paysans entre sous Napoléon III, Famille de paysans (le sommet de l’œuvre) en 1915 et La Tabagie, quoique plébiscité par Paul de Saint-Victor en 1850 et par Champfleury en 1860, en 1969. À cette époque, Michel Laclotte, disparu cet été, dirige le département des peintures et vient d’inaugurer un nouvel accrochage, aux antipodes de celui de Germain Bazin, dont Milovanovic nous apprend qu’il s’était attiré les foudres de L’Humanité en 1953. La réaction très violente des communistes devant la moindre visibilité des peintres du Grand siècle reconduisait, de fait, la philosophie du Louvre de 1848. Sachant dominer son amour de la peinture italienne, Laclotte mit en œuvre un vaste redéploiement de l’école française, prélude au bouleversement du Grand Louvre en 1993. Les espaces d’accrochage, dilatés et remodelés, furent soudain compatibles avec la grandeur, comme Baudelaire le disait de Le Brun, que cette peinture mettait surtout dans tous les esprits. On vit revenir les immenses cartons de tapisserie de Le Sueur et de Champaigne, Les Batailles d’Alexandre redéroulèrent leur fièvre épique et les Jouvenet purent s’étirer à volonté… En dehors du Saint Paul de Le Sueur, décidément iconique, les Mays ne participèrent pas à cette fête nationale. Leur résurrection n’avait pas sonné alors que la présentation du musée d’Arras montrait ses limites… Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays. La France actuelle a plus que besoin de ces signes-là. Stéphane Guégan

*Delphine Bastet, Les Mays de Notre-Dame de Paris, avant-propos de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, et préface de Stéphane Loire, Arthena, 125€ // Nicolas Milovanovic, Peintures françaises du XVIIe siècle du Musée du Louvre, Gallimard / Musée du Louvre, 65 €.

Peinture (dite) ancienne, toujours !

« Un livre toujours à lire ou à relire », disait Philippe Lançon du Vermeer de Daniel Arasse en 2017. C’est, sans doute, en effet, son meilleur ouvrage, moins célèbre que Le Détail et On n’y voit rien, mais de méthode plus serrée et de portée plus large. La raison en est, d’abord, l’esthétique propre au XVIIe siècle néerlandais dont le réalisme semble légitimer la sociologie banale ou le formalisme aveugle. Après avoir cité les célèbres et beaux articles de Jean-Louis Vaudoyer qui émurent tant Marcel Proust en mai 1921, mais dont le lyrisme ignore l’importance du sujet chez ce peintre dont l’univers domestique lui semblait dénué d’au-delà symbolique, politique, religieux et théorique, Arasse annonce son propos, qui est contraire en tout à la vision fin-de-siècle de son prédécesseur. Plus encore que l’iconographie de Vermeer, commune à la plupart de ses contemporains, il vise « l’ambition » du peintre, sa façon d’être singulier à l’intérieur d’une culture visuelle qui le déborde et qu’il détourne. D’étranger à toute glose, le « mystère de Vermeer », – ce sphinx, disait déjà Théophile Thoré en 1866 -, regagne le cœur de l’analyse, à partir des conditions historiques de sa possibilité même. Le chapitre qu’il consacre à L’Art de la peinture, l’un des plus grands formats de l’artiste, constitue le moment le plus décisif du livre. Elle n’a cure évidemment des oppositions scolaires entre les pôles Nord et Sud de la peinture moderne : Vermeer, pour Arasse, n’identifie pas moins sa pratique à la « cosa mentale » qu’un Léonard. Ce que son réalisme a de construit, de fictif, de latent, L’Art de la peinture le proclame avec une pointe d’humour. On y voit une jeune femme déguisée en Clio dont la tête ornée se perd dans une immense carte des Pays-Bas ; un peintre de dos y ébauche la tête de la Muse dans un style du tableau qui les englobe. Familier du tableau dans le tableau, Vermeer réitère le geste en s’incorporant à la scène par l’artiste qu’il y montre aussi solidement assis qu’actif.  Or, L’Histoire que figure Clio et la cartographie sont des sciences connexes : les apparenter à la peinture elle-même équivaut à rattacher celle-ci au domaine de « la connaissance démontrée ». Cette peinture pourtant ne conduit pas à l’idée en toute transparence ; au contraire, comme Manet plus tard, Vermeer voile le contenu de ses toiles sous l’effet d’une présence vivante, qui semble à première vue sans arrière-plan d’aucune sorte. Citant Vasari, qui prêtait à Léonard l’art de balancer entre « le vu et le non-vu », Arasse en réattribue la stratégie à son héritier de Delft. Cette capacité de l’image à faire sourdre une signification en partie occultée (et non occulte) pousse finalement l’auteur à examiner ce qu’elle doit au catholicisme de ce papiste de Vermeer. Poétique et religion sont inséparables. SG / Daniel Arasse, L’Ambition de Vermeer, Flammarion, Champs, 12€.

De tous les martyrs hérités de l’agonie de l’Empire romain, il est le plus représenté et peut-être le plus cher aux peintres, l’Italie de la Renaissance voyant en lui, tout à la fois, le signe électif d’une reconquête de l’idéal grec et le dualisme même de la vision chrétienne de l’homme. Saint Sébastien et son ambivalence principielle ne pouvaient espérer meilleur exégète que Patrick Wald Lasowski, cet éminent expert de la littérature et de l’imagerie libertines connaît aussi bien les cheminements du désir que leurs accointances avec la spiritualité la plus efficace, voire la plus haute. Ce petit livre, aussi érudit et bien écrit que du Marcel Schwob, nous procure un ravissement assez similaire à celui que les représentations de Sébastien étaient censées éveiller ou réveiller chez le fidèle. Cet enfant de Narbonne, centurion à Milan et favori de Dioclétien, meurt dans les plus atroces douleurs, par ordre de son ancien protecteur, après avoir subi l’outrage des flèches et été soigné par Irène (inoubliables tableaux de La Tour et de Delacroix). La littérature de l’Église apparente ces flèches aux traits de la parole qui convertit. Du reste, l’imagerie immense de Sébastien, plus ou moins habile à dire la douleur qui ne doit plaire qu’à Dieu, a vocation à nous fait sentir qu’il mourut par là où il avait fauté, en criblant l’antichristianisme d’Etat de sa fureur. Si la souffrance du preux ne vise que le Ciel, sa beauté remue les Eros d’en-bas. Où débute, se demandera-t-on avec Patrick Wald Lasowski, l’affranchissement homosexuel du personnage issu de la Légende dorée ? Sodoma, auquel le jeune Tennessee Williams consacra un poème en 1948, n’est sans doute pas le premier peintre à libérer quelque chose de lui dans l’icône du sacrifice. Wackenroder, en 1797, théorise en poète romantique la confusion des affects profane et sacré à l’intérieur de « l’expression flottante du désir ». Robert de Montesquiou éprouve une égale exaltation à la vue des tableaux et à la lecture de D’Annunzio. Puis, d’Alfred Courmes à Jean-Paul Gaultier (auquel la Cinémathèque dédie une exposition), maints artistes, plus proches de nous, lui ont déclaré leur flamme. Merci, une fois de plus, à Patrick Wald Lasowski d’avoir donné d’autres ailes à la milice du Ciel et à l’explication des images. SG / Patrick Wald Lasowski, Saint Sébastien martyr, suivi de Des roses sous la Terreur, Stilus, 13€.

En librairie, mercredi 13 octobre 2021…

Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

Europe 1, Historiquement vôtre / Lundi 11 octobre 2021, 16h00.

Édouard Manet, Léon, Berthe Morisot, Le Balcon (et donc Caillebotte) : Stéphane Bern, Matthieu Noël et Stéphane Guégan

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/ils-sont-sacrement-secrets-4070967.

SURSAUTS

Pour qu’il y ait génocide, il ne suffit pas que le massacre de vies humaines soit hors norme, il faut que le criminel ait agit avec méthode et détermination, le « cœur fermé à la pitié », comme Hitler l’intimait à ses soldats. L’abattoir s’inscrit dans un plan, reçoit une justification officielle, repose sur une organisation et des intermédiaires aguerris. Cela, et plus encore, la commission Vincent Duclert vient de l’établir au sujet du Rwanda. Raymond Kervokian en fut l’un des membres et, semble-t-il, l’un des plus actifs quand il s’est agi d’éditer le rapport du collectif. Nous le retrouvons derrière la publication du terrible Journal d’une déportée du génocide arménien, qui exhume ensemble un document accablant et l’image radieuse de son auteure, Serpouhi Hovaghian. Rarissimes sont les témoignages directs du martyre où, durant le printemps et l’été 1915, près de deux millions des siens périrent majoritairement ou furent assimilés de force, sans qu’il entrât la moindre charité, le plus souvent, dans le sauvetage de rares femmes et enfants. Jeune mère de 22 ans, Serpouhi dispose d’armes certaines au moment du drame qui l’emporte, sa beauté, sa haute éducation, sa fermeté de caractère. Lorsqu’elle quitte Trébizonde, sur la Mer Noire, en juillet 1915, son fils Jiraïr (photographie ci-contre) l’accompagne, non sa fille, hospitalisée, qu’elle ne reverra pas. Les seuls hommes qui ont grossi le convoi des « exilés », selon l’euphémisme turc, sont des vieillards. Car l’élimination des plus valides, commencée en avril à Istanbul, s’est poursuivie à l’Est du territoire, le plus proche de l’ennemi russe. Les alliés du Reich dans le conflit mondial ont trouvé là un des « motifs » du génocide dont les pogroms de 1894-1896 avaient sonné l’annonce. Après avoir vu mourir la plupart de ses coreligionnaires, victimes de la faim, de la soif, de la fatigue et des coups, voire d’exécutions sommaires, Serpouhi faussa compagnie à ses « gardiens » à la faveur de complaisances intéressées. Son Journal dit aussi sa détresse, sa culpabilité, lorsqu’elle remit son fils à des paysans turcs, probablement sans enfants, pour le sauver. Le récit des années clandestines qui s’ensuivirent ne serait pas si bouleversant s’il ne dénotait pas un souci des détails insupportables, un effarement avoué devant les « scènes dantesques » auxquelles elle assista et une qualité littéraire aussi paradoxale qu’indéniable. Elle est le fruit d’une scolarité en Terre sainte où son père, haut ingénieur ferroviaire du royaume ottoman, l’avait envoyée étudier, notamment le français dans lequel est écrite une partie du manuscrit que publie, l’ayant reçu en don, la BNF. Ces pages arrachées à l’oubli et au silence des négationnistes rejoignent les preuves déjà réunies par l’Histoire, et elles font mentir la Phèdre de Sénèque : non, les grandes douleurs ne sont pas toutes muettes. De l’Enfer, Serpouhi a voulu rapporter une image exacte de ses rouages, mais ce carnet vaut aussi reconnaissance de dettes. Dettes envers les disparus, d’abord, dettes envers la littérature qui l’aida à survivre, Corneille, Voltaire, Hugo, Vigny, Stendhal, Dumas… Il est heureux que son Journal ait désormais la France, rejointe en 1921, pour dépositaire et foyer de rayonnement.

Aux Arméniens chassés de leur ancien fief, d’autres destinations s’offraient. Mais la France de l’après-guerre de 14, où tradition républicaine et tolérance religieuse faisaient meilleur ménage qu’aujourd’hui, devait accueillir, nul hasard, un grand nombre d’entre eux. Terre des libertés, elle incarnait aussi la grandeur d’une civilisation où la littérature, modelée par l’héritage judéo-chrétien, jouissait d’un prestige unique au monde. Deux des plus grandes intelligences d’alors, Ernst-Robert Curtius et Friedrich Sieburg devaient bientôt théoriser la prééminence que nous accordons au littéraire dans sa triple dimension d’opération de l’esprit, de principe spirituel et d’abri aux courants religieux et idéologiques qui nous définissent depuis Clovis. Malgré le schisme de 1905, l’esprit du Concordat de 1802, coup de génie de Bonaparte, semblait encore régner sur nos têtes. Il anime plus certainement les convictions profondes de Jean-Marie Rouart chez qui la mémoire napoléonienne, insupportable aux sots, s’accorde au catholicisme de ses père et grand-père. Quand on descend de Louis, l’éditeur de Maritain et Claudel, et d’Augustin, le peintre dont le Petit-Palais va bientôt recevoir quelques toiles, on refuse soi-même d’associer fanatiquement le bonheur des hommes, le vivre-ensemble et la stabilité des pouvoirs publics au pur laïcisme, au refus d’un sacré, d’une éthique, d’un surnaturel logés au-dessus des individus. À la confusion actuelle, au naufrage de certaines de nos valeurs les plus vitales et la langue qui les portait, aux hésitations du gouvernement face au séparatisme, l’essayiste du Pays des hommes sans Dieu oppose l’enseignement oublié de l’Histoire et des écrivains. Rouart ne croit pas à l’éradication du religieux, il plaide la cohabitation des cultes, islam compris, et relève avec dépit qu’Emmanuel Macron, après avoir lancé l’idée judicieuse d’un « nouveau Concordat », semble en avoir écarté l’hypothèse. Seule la coexistence réglée et surveillée des cultes, assortie d’une France, et donc d’une république forte, sûre de son droit, fière de son passé, fidèle à ses racines comme à tout ce qui l’a constituée, peut ouvrir le chemin d’une pacification sociale et d’un sursaut chrétien. Ce ne serait pas le premier. Le brillant essai de Rouart ne cache rien de la famille de pensée où l’auteur, dès l’enfance, qui fut presque mystique, a cherché ses lumières. Sans craindre de laisser résonner en soi les paroles si différentes de Chateaubriand et Renan, de Pascal et Jean Guitton, d’Isabelle Eberhardt et autres Européens gagnés au soufisme, il se sera donné la capacité de mieux comprendre le destin de l’Église, affaiblie et « enlaidie » par Vatican II, comme la dérive des sociétés en mal de surplomb. Les dangers de la radicalisation sont bien là, ils se mesurent au nombre croissant des attentats et assassinats sur notre sol. Ils s’accroissent aussi des errements de nos nouveaux laïcards prêts à instaurer un « droit au blasphème » par haine des cultes, quels qu’ils soient, et folie vertueuse. L’incrédulité comme religion faisait déjà sourire de pitié un Jacques Rigaut, que Rouart cite en exergue. Hier même, le grand-rabbin Korsia disait ceci : « La laïcité ne peut être utilisée pour fonder une société athée. » Aux sourds de l’entendre.

Au XVIIe siècle, la France étant toujours la fille aînée de l’Église, la sculpture, art du tangible, du politique et des vanités sociales, se devait aussi d’ouvrir les portes du Ciel. Nul n’excella plus qu’Antoine Coysevox dans l’exercice spirituel du monument funéraire. C’est que sa capacité unique à sonder et fixer le réel, à portraiturer le vif des âmes, fit de lui l’intercesseur des « visions de l’au-delà », pour le dire comme Alexandre Maral, son dernier et plus complet historien. Le livre qu’il signe avec Valérie Carpentier-Vanhaverbeke se range à côté de son monumental Girardon puisqu’il n’est plus permis de les opposer, comme on opposerait l’eau et l’huile, le classique et le baroque. Sans le citer, la préface de Geneviève Bresc-Bautier désigne l’auteur de ce paragone trop court, Sir Anthony Blunt, dont le cœur (d’espion communiste travaillant pour la Couronne) penchait résolument en direction du fougueux Coysevox, sorte de Bernin français (ne fut-il pas choisi pour lancer dans l’immortalité le cardinal Mazarin qui avait rêvé de confier ses restes au génial Italien ?). Cela dit, bien que vieillie, la synthèse de Blunt sur l’art français (1ère parution anglaise en 1953, l’année de la mort de Staline) reste de grande valeur, et contient des fulgurances superbes, inspirées par les artistes qui défièrent les limites de leur art. L’un de ses morceaux de bravoure est la page consacrée au Louis XIV du Salon de la Guerre, à Versailles, où Coysevox fut vite amené à donner le meilleur de lui-même. Son royal cavalier crève l’écran et révolutionne le genre de la frise par des saillies audacieuses, des torsions inouïes et un sens réaliste de l’allégorie. Blunt portait aux nues « la sculpture la plus baroque qu’ait produit à cette date l’atelier versaillais ». Ce que ses critères formels l’empêchaient de comprendre, ce dont précisément les auteurs de la présente somme nous livrent les clefs, c’est la dimension collective, extraterritoriale, du miracle que Charles Le Brun et Jules Hardouin-Mansart, « les donneurs d’ordre et de modèles », rendirent possible. Le baroque versaillais ne résulte d’aucune greffe italienne directe (Coysevox ne fut pas romain, à rebours de Girardon), il représente l’une des voies que le château et son monarque empruntèrent parmi d’autres, en fonction des commandes et de l’idiosyncrasie des créateurs. Rien ne résistait, pas même le marbre, aux frissons nouveaux dont Coysevox fut le messager idéal. Bouleversants sont ses portraits qui n’éteignent pas la vie par nécessité d’immortaliser : le vieux Cézanne copiait encore au Louvre le buste sublime de Le Brun (dessin dans la collection de Louis-Antoine Prat) ! Et que dire de celui de Robert de Cotte, au regard jeté latéralement, où Blunt devinait tout le XVIIIe siècle ? Et que dire encore de l’inspiration funéraire étudiée par Maral avec un soin religieux ? L’exploration documentaire et stylistique est poussée si loin que chaque monument, ceux de Vaubrun, Colbert, Créqui, Le Brun et donc Mazarin, semble s’enfanter devant nos yeux. Les grands hommes, vices et vertus, se présentent à Dieu sans l’assurance du Salut éternel. Mais ils vivent, nous interpellent, nous saisissent, d’en-Haut déjà. Stéphane Guégan

*Serpouhi Hovaghian, Journal d’une déportée du génocide arménien, édition critique par Raymond Kervokian et Maximilien Girard, Bibliothèque Nationale de France, 19€. Signalons aussi de Sonya Orfalian, née en Libye de parents arméniens, ses Paroles d’enfants arméniens 1915-1922, traduit de l’italien par Silvia Guzzi, avec la collaboration de Gérard Chaliand, Joël Kotek et Yves Ternon, Gallimard, 2021, 18€. Trente-six témoignages de survivants, chacun précédé d’une lettre de l’alphabet arménien, se succèdent hors de toute rhétorique victimaire, ils parlent la langue de l’enfance trahie. Comment les années auraient-elles pu effacer chez les adultes que Sonya Orfalian a interrogés le souvenir des atrocités sans nom, et le regard même de ces filles et garçons trop jeunes pour comprendre le nettoyage ethnique, les marches de la mort, ces colonnes où l’on voit tomber les siens, les pillages sans fin et le troc de chair humaine ? La mémoire de l’innommable retrouve les mots, les sensations, la peur radicale des victimes livrées à elles-mêmes, brisées à jamais. « J’ai passé beaucoup de temps à écouter, au sein de mon entourage familial diasporique et auprès d’amis, descendants comme moi de rescapés du génocide, ces paroles d’enfants », explique Sonya Orfalian. Plus que tout, en Turquie comme dans l’Allemagne nazie, les agents du génocide (le mot a été forgé par Raphael Lemkin au lendemain de la Shoah et en référence aussi aux Arméniens) redoutaient qu’on sût, que les témoins se vengeassent. L’extermination, c’était l’oubli assuré. Or l’écho des massacres, viols et rapines a traversé le siècle de leur difficile reconstruction. Ce livre indispensable y contribue parce que ces récits « de mort et de souffrance infinie », écrit Joël Kotek, spécialiste de la Shoah, nous glacent d’effroi. SG

*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Ce pays des hommes sans Dieu, Bouquins essai, 2021, 19€. L’auteur vient de faire une importante donation au Petit Palais (où elle sera visible à partir du 1er juin) de douze œuvres  (Henri et Augustin Rouart, Henry Lerolle Maurice Denis), douze œuvres qui peignent, à leur tour, le destin d’une dynastie familiale et de son cercle. Signalons, à cet égard, la reparution de l’excellent Roman des Rouart de David Haziot, Fayard/Pluriel, 2020, 11€. On relira, entre autres, le chapitre consacré à Louis Rouart, « le Condottiere », selon le mot de son petit-fils. En quelques pages, la figure se dresse de cet homme impétueux dans son patriotisme, sa ferveur catholique, son goût des arts (il préférait Degas et Lautrec à Moreau et Mallarmé), ses amours… Avant de créer la Librairie de l’art catholique, sise place Saint-Sulpice, le cadet des fils d’Henri Rouart fut l’un des principaux collaborateurs de L’Occident, où certains des futurs cadres de la NRF firent leurs armes à partir de décembre 1901. Puis la Loi de séparation de 1905, après l’Affaire Dreyfus, sema la zizanie. Pour certains, l’esprit des missionnaires demandait à renaître. Parmi d’autres sacrilèges, celui de la laideur de nouvelles églises blessait au plus profond le jeune éditeur. Proche de Maurice Denis, Louis préférait Fra Angelico aux sucreries malséantes de la Belle Epoque. Sa position, sur ce point-là , ne faiblit jamais. Car régénérer l’art catholique, c’était « restituer à la foi sa force et sa jeunesse. » SG

*Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverberke, Antoine Coysevox (1640-1720). Le sculpteur du Grand Siècle, ARTHENA, 2020, 139€. Autant que Le Brun et les artistes placés sous son autorité, La Fontaine se passionna pour le théâtre intime des passions, et fit œuvre d’anthropologue en rapprochant sphère humaine et sphère animale sans fixer de nette frontière entre elles. La loi métamorphique à laquelle obéissaient Versailles et ses groupes sculptés, si bien mise en évidence par Michel Jeanneret, convenait bien au génial fabuliste. Bien qu’en délicatesse avec Louis XIV, La Fontaine a chanté la grotte de Thétis, le parc et sa conversion de la nature sauvage en terre des miracles. Son monde, du reste, tient la mobilité et la subtilité pour souveraines, comme le rappelle Yves Le Pestipon en préface du tirage spécial de La Pléiade qui rassemble l’ensemble des fables et toutes les gravures dont Grandville les illustra (1837-1840). Le volume y joint une bonne partie des dessins préparatoires de ce dessinateur qui effrayait Baudelaire par sa fantaisie implacable. Parce qu’il ne tranche jamais entre deux options, animaliser les hommes ou humaniser les animaux, La Fontaine souriait à la bizarrerie du caricaturiste romantique. Ils aiment, tous deux, troubler le contour des règnes ou en inverser la hiérarchie. Les plus grands moralistes, tel La Rochefoucauld, ne se lassèrent jamais de la lecture des fables, où les pires instincts et les plus beaux élans alternent avec bonheur. L’homme et ses masques ne peuvent rien contre la drôlerie du texte, sa vivacité diabolique, qui a fait parfois dire (Fabrice Luchini) qu’on n’avait jamais aussi bien écrit le français. Les spécialistes du XVIIe siècle, du reste, avouent encore leur perplexité devant l’audace de certaines allitérations et certains rejets. La Fontaine fouille et irrigue le vers, comme Coysevox ses draperies et ses visages. Tout doit parler et parle, émouvoir et émeut. En émule revendiqué des Anciens, il prend pour modèle « l’ingénieux » Ésope et laisse deviner derrière les « apparences puériles » mille « vérités importantes ». C’était agir en chrétien, conscient qu’il n’est pas d’homme innocent, et ramener ses lecteurs au merveilleux de leur enfance, quand tout était matière à plaisir, même la brutalité du présent. SG (La Fontaine, Fables, tirage spécial illustré, préface d’Yves Le Pestipon, édition de Jean-Pierre Collinet, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 49,90€).

Raphaël en Beauce

La période qui sépare la fin de la guerre de Cent ans du début des guerres de religion ne pouvait demander aux arts que réparation et exaltation. En un mot, passion. C’est le beau titre de l’hommage que Guillaume Fonkenel et Thierry Crépin-Leblond rendent à deux sculpteurs insignes de la Renaissance française. L’un est justement connu, Jean Goujon (ill.1), l’autre injustement oublié du grand public, après qu’une partie de son œuvre a sottement été vandalisée par la Révolution française (Directoire inclus), François Marchand. La pandémie, accrue du lobbying des mondes du cinéma et du théâtre, nous a empêchés de voir l’exposition du château d’Écouen, puisqu’il a fallu maintenir les musées fermés plus longtemps que nécessaire. Espérons que la presse, qui se nourrit de la peur qu’elle engendre, soutiendra le gouvernement dans sa volonté de les rouvrir sous une quinzaine de jours. Pour l’heure, le musée de la Renaissance offre de remarquables visites virtuelles depuis son site, on les complétera par la lecture du catalogue dont l’érudition ne lasse jamais, réconforte même. Il y eut la France de l’an mille, celle de 1540 voit aussi le royaume de François Ier se couvrir d’édifices religieux nouveaux ou renouvelés. Architectes et sculpteurs, « ymagiers » de toutes natures s’activent, à Paris et ailleurs. Du reste, la circulation des artistes et des modèles, italiens ou indigènes, nous oblige à relativiser la notion d’écoles provinciales… François Marchand fut-il natif d’Orléans ? Probable. Les chantiers de Chartres l’appellent dès 1542, ce n’est pas très loin. À mi-chemin des deux villes, le modeste patrimoine foncier du sculpteur itinérant rendait l’avenir moins incertain (la culture subventionnée n’avait pas encore fleuri…). L’autre trésor dont Marchand va estampiller son art viril, expressif, parle le romano-toscan, l’idiome de Raphaël en somme. Les vertus de la confrontation en histoire de l’art valent tous les discours. À Écouen, la Tenture des Actes des Apôtres dont Raphaël a conçu le dessin, et que la gravure a diffusée, se déroule derrière les bas-reliefs de l’ancienne église Saint-Père de Chartres, église d’abbaye longtemps fière de son jubé où Marchand s’était surpassé. Cette manière d’arc de triomphe catholique, frontière de pierre ajourée entre les clercs et les simples fidèles, monument dans le monument, c’est le rêve de tout artiste. 

La bêtise iconoclaste (elle revient), individuelle ou municipale, s’y abat dès après 1789, et jusqu’en 1797, date où l’admirable Alexandre Lenoir réagit au lent massacre. Des trois figures du maître-autel (dont les bas-reliefs se trouvent peut-être aux Beaux-Arts de Paris) ne s’est conservé qu’un puissant Saint Paul d’albâtre, suffisamment maniériste pour avoir été un temps attribué à Germain Pilon. Les bas-reliefs ornant le jubé lui-même associaient Paul à Pierre : terriblement mutilés, ils conservent assez du génie de Marchand pour que s’oublient les emprunts iconographiques et le cadre antiquisant de chacune des scènes, animées qu’elles sont par la seule force des corps, des gestes, comme des visages et des regards. Tout se dégage de la pierre de Tonnerre avec une vigueur incroyable, un sens du drame, une urgence d’action, qui marquent les époques de regain. Mais, comme disait Baudelaire, il faut savoir aussi oublier Raphaël. L’intense sensualité qui électrise La Conversion de la prostituée (ill.2) n’est pas loin d’être unique, tandis que La Conversion de saint Paul rivalise avec les cavalcades endiablées de Jean Cousin. Marchand n’ignore rien de l’actualité artistique et des chantiers royaux, où le maniérisme, souvent italien, hésite entre furia et poesia. Dans le chœur de la cathédrale de Chartres, autre chantier et vaste entreprise collective, il pousse la violence narrative aux limites du licite. Son Massacre des innocents entremêle beauté et tragédie des mères en un cri que les mutilations, là encore, ne privent pas de sa stridence. Deux ans avant de s’éteindre, durant l’été 1551, notre homme travaillait encore au tombeau de François Ier, qui l’avait précédé au Ciel. 

Sous la direction de Philibert Delorme, le monument funéraire de Saint-Denis repose sur la collaboration de Marchand et de Pierre Bontemps. Voilà qui confirme une carrière ! Les gisants du roi et de Claude de France sont si merveilleux de toucher et de vie seconde qu’on aimerait, avec Geneviève Bresc, les attribuer à Marchand plutôt qu’à Bontemps. Il ne restait plus au parcours d’Écouen qu’à rapprocher cette perfection de celle, plus caressante, dont Jean Goujon sut doter les reliefs du jubé démantelé de Saint-Germain-l’Auxerrois. Les spécialistes y ont décelé l’effet de deux sources modernes, l’une tient à Parmigianino, l’autre à Rosso (la Pietà du Louvre, qui a tant frappé le Delacroix de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement). Une récente et éblouissante exposition nous a rappelé que le goût de François Ier et de ses contemporains comportait une solide composante nordique, contrepoids à l’irrédentisme italien du monarque et de certains de ses meilleurs artistes. Il s’en faut que les frontières du Beau aient été étanches au sein de ce champ de forces et contre-forces. Les portraits du roi se colorent ainsi des manières en vogue, de Joos van Cleve à Titien, comme si diversité esthétique et politique territoriale s’épousaient. Jean Clouet italianise à des degrés divers, mêlant ici Fouquet à Raphaël, ou se laissant séduire par la façon plus mousseuse de Léonard dans l’autre effigie royale qu’il a peinte, celle en saint Jean Baptiste que Guy et Alec Wildenstein ont donnée au Louvre en 2005 (ill.3). On trouve chez François Marchand pareilles allusions à Leonardo, le plus illustre des exilés italiens de Touraine… Le Baptiste était le patron du jeune roi ; malgré les infidèles de tout bord et l’intérêt de sa sœur Marguerite de Navarre pour la Réforme, il tiendra le cap dans les tourmentes religieuses à venir. Le perroquet dont Clouet l’a affublé est gage d’éloquence et de prédication active. L’exposition d’Écouen le confirme avec passion.

Stéphane Guégan

*Le Renouveau de la Passion. Sculpture religieuse entre Chartres et Paris autour de 1540, date de fermeture reportée au 23 août 2021, Musée national de la Renaissance, château d’Écouen, catalogue sous la direction de Guillaume Fonkenel et Thierry Crépin-Leblond, In Fine Editions d’art, 35€.

ENNUI ET ENNUYEUX

Il est un mot que Baudelaire et Gautier se disputaient. Et ce mot, synonyme de malédiction, mais aussi étymologiquement de haine, c’était l’ennui, que le poète des Fleurs du mal renvoyait à sa racine latine et orthographiait avec une majuscule. Gautier, à qui il dédie lesdites Fleurs en 1857, et sur lequel il publiera une plaquette bientôt envoyée à Manet, aura essuyé toutes les formes de l’ennui, notamment au théâtre. L’ennui, rappelle-t-il ici et là, c’est « ce qu’on doit éviter en art ». Gautier suit si bien son propre conseil que sa critique théâtrale, souvent privée de biscuit, se divertit d’être condamnée aux fausses valeurs de la rampe. Certes, à vivre parmi nous, il aurait davantage souffert à exercer son métier de chroniqueur, forcé qu’il serait d’avaler, dans la même pilule, la médiocrité des scènes, le français bâclé et les pleurnicheries, ou les vitupérations, de rigueur. On pouvait encore, sous Napoléon III, dire ce qu’on avait sur le cœur et s’amuser des libertés du théâtre puisque le rire ou l’ironie, disait Baudelaire, n’est diabolique que lorsqu’il animalise sa victime, l’arrache à la communauté des âmes et absout le rieur de ses péchés. Le droit au blasphème, Gautier et Baudelaire eussent été contre… Entre avril 1857 et juin 1859, période que couvre le tome XIV de sa critique théâtrale impeccablement éditée par Patrick Berthier, les deux poètes se retrouvent aussi en Edgar Poe, dont les Nouvelles histoires extraordinaires paraissent alors avec grand succès. Autant que les Fleurs, où respire l’esprit de 1830 comme réinventé et chauffé à blanc, la traduction de « notre ami Charles Baudelaire » se promène dans les présents articles de Gautier. Leur morale ? Il suffit d’un peu d’imagination pour enrichir le réel du fantasque ou du fantastique qu’il suggère et contient. Et voilà que Le Diable dans le beffroi, Conversation d’Eiros avec Charmion s’imposent à l’avaleur de spectacle sur sa faim. Il est assez drôle que Le Retour du mari de Mario Uchard, en mars 1858, l’encourage à s’interroger sur la lucidité de Poe en matière de mal ordinaire : « En effet, il n’y a pas de raison à l’inexplicable, et le caprice n’a pas de lois. A moins qu’on n’admette cette perversité dont parle Edgar Poe, qui fait une chose parce qu’elle ne le devrait pas, espèce de rébellion intérieure par laquelle l’homme se prouve son indépendance. » Plus loin, voguant sur Les Mers polaires de Charles Edmond, grand spectacle en cinq actes et six tableaux du Cirque-Impérial, Gautier salue le cosmopolitisme de l’époque dont il est l’un des dévots. Le Gordon Pym, que Baudelaire a fait paraître dans le Moniteur en février-avril 1857, lui traverse la mémoire face au pôle de carton, notamment l’ultime dérive du canot des héros de Poe, défendu par on ne sait quel « inconnu formidable ».

L’art, et notamment l’essence du théâtre, ne saurait se plier complètement aux attentes du clan réaliste : le réalisme doit rester un moyen de rajeunissement, non une fin dogmatique, il ne doit pas sacrifier l’expression à l’impression, oublier qu’il est affaire de transposition subjective et de refus du banal. Gautier le répète à loisir et le confirme dans le grand essai qu’il publie alors sur Balzac, irréductible, dit-il, à Champfleury et ses amis. Au théâtre, il ne plébiscite pas davantage ce que Berthier nomme le réalisme bourgeois, Dumas fils et Augier, il leur préfère le trop oublié Léon Gozlan, qui avait été l’un des secrétaires, un peu nègre, de Balzac en son jeune temps. Mais les nouveautés de cet ordre restent rares. Gautier ne se gêne pas pour reprocher à la Comédie française de s’abonner aux reprises malheureuses (son horreur de Casimir Delavigne n’a pas faibli) ou attendues. Certes, Molière et Racine valent mieux que leurs supposés héritiers, surtout qu’au respect du texte s’ajoute enfin le respect de la structure narrative et scénique initiale : le concours de la danse et de la musique dans la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme, les chœurs dans Athalie. Les classiques, à rebours de ce que croit notre époque, n’ont pas à être « adaptés » au goût du jour : « Que dirait-on si, dans quelque musée, on couvrait une ou plusieurs figures d’un tableau de Raphaël comme nuisant à la composition ou n’étant plus à la mode du jour. » Gautier ne savait pas si bien dire. Et que penserait-il des crimes qu’on brandit à la face de nos modernes metteurs en scène, de l’appropriation culturelle ou soupçon de racisme ? En 1857-1858, la négritude d’Othello ne lui semble pas ainsi un vain combat, c’est qu’il connaît Shakespeare par cœur et sait que la clef du drame réside dans l’amour d’une jolie blanche pour le Maure, amour que la Venise patricienne ne saurait tolérer. « Mais quand verrons-nous le noir Africain étouffer la blanche Desdemona ? » Blanchir Othello ou ne pas recourir à un acteur noir, comme il s’en trouvait déjà sur les scènes anglaises et américaines, c’était trahir le dramaturge élisabéthain que Gautier met au-dessus de tous, et tromper le public. Préserver la vérité de l’un et les intérêts de l’autre, il n’en démord pas. Pour rester avec Othello, son affadissement usuel lui semble intolérable. Et Gautier de rappeler, en ce domaine, l’apport d’un Vigny au regard de Ducis et ses prudences de gazelle. Dumas père a aussi arraché Hamlet aux usages corrupteurs du XVIIIe siècle. Et quand un acteur hors norme s’en mêle, la performance dépasse les attentes les plus folles, celles que la peinture radicale faisait encore germer dans l’esprit de Gautier : « Figurez-vous que dans une soirée Rouvière peint sur son corps trente ou quarante tableaux de Delacroix, aussi beaux, aussi fiers, aussi romantiques que s’ils étaient signés par l’illustre maître. »

A l’aube des années 1860 qui afficheront une sorte de renaissance romantique, Gautier n’a pas de mots assez allègres pour chanter chaque retour des premiers drames de l’auteur d’Antony.  Juin 1857 : « La jeune génération ne connaît pas ce drame si hardi, si neuf, si simple et si vrai dans son exagération passionnée, qui transporta le chaleureux public de 1830 et valut à l’auteur d’ardentes ovations. » Mais il lui arrive aussi d’égratigner le premier romantisme. Berthier juge « émue » sa recension du Chatterton de Vigny ; elle l’est, mais les réserves balancent l’enthousiasme général. Elles visent à congédier définitivement les mythes de sa jeunesse chevelue, l’artiste maudit, élu de la Muse et vivant dans l’Olympe de sa pensée, fatalement pauvre et incompris, doublement étranger au monde donc. Cette histoire de suicide trop sentimentale se noie dans ses propres larmes. Gautier et sa bourse vide en profitent pour ironiser à propos du « noble auteur que sa position personnelle mettait à l’abri de semblables infortunes ». Loin d’être un don du ciel, la poésie est affaire de « rêverie, de temps et de hasard » ; quant au mal dont souffre le poète, il n’est pas uniquement d’origine sociale. En fait de vrai romantisme, coloré et exotique, Gautier ne dédaigne ses propres exploits chorégraphiques. Sur la scène mythique du théâtre de la Porte-Saint-Martin, la première de Yanko le bandit a lieu le 25 avril 1858. Située en Hongrie, l’intrigue vaguement policière fait la part belle à l’inévitable brigand, intrépide et aimé de deux bohémiennes au sang chaud. Il s’agissait autant d’importer une réalité autochtone en ethnologue que d’évoquer un monde positivement sauvage, qui rappelait Nodier et l’Esmeralda de l’exilé Hugo. Avec Sacountalâ, changement de décor et d’ambition. Le wagnérien Ernest Reyer et Gautier s’attaquaient à la scène de l’Opéra en adaptant une pièce indienne du poète Kâlidâsa. Le roi Douchmanta brûle pour la jeune et belle Sacountalâ. Amours compliquées, ermite castrateur (comme dans Atala), perte de la raison, contrée mystérieuse et nostalgie des bayadères… Le succès vint aussi des décors luxuriants, et surtout de la musique. Contrairement aux ballets antérieurs de Gautier, Yanko et Sacountalâ ne donnaient aucune prise au merveilleux. Seule la distance géographique creusait le monde ordinaire d’une dimension lyrique et poétique, extérieure au prosaïsme, que ni lui, ni Baudelaire, n’était disposé à laisser mourir.

Stéphane Guégan

Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XIV, avril 1857 – juin 1859, texte établi, annoté et présenté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 2020, 90€. A lire également Théophile Gautier halluciné. Le Club des haschichins ou comment écrire sous l’emprise du cannabis, Collection Revue des deux mondes, 7€.

Parue dans la Revue des deux mondes en février 1846, la nouvelle géniale de Gautier, très ironique quant aux pouvoirs créateurs de la drogue, offre à Lucien d’Avray, auteur de l’avant-propos, l’occasion d’un développement passionnant sur l’usage et la nuisance des narcotiques au temps du romantisme. Mais il vaut jusqu’à nous.

L’exposition de la semaine / Pour être « extrêmement singulier », comme le XVIIe siècle le disait déjà de lui, Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538) le fut au dernier degré. Aucune exposition, en France, avant celle du Louvre, – et malgré les conséquences de la Covid-19 sur les prêts –, n’avait cherché à le vérifier par la peinture, le dessin et l’estampe. Il n’était peut-être pas exceptionnel de briller en tout dans l’Europe des années 1500-1540. Mais l’idéal de l’artiste encyclopédique, et capable même de concevoir au-delà de la seule peinture, s’est merveilleusement réalisé en Altdorfer, maître et édile de Ratisbonne, au service des plus grands comme du petit peuple que ses xylographies volontiers naïves ravissaient, rival plus que suiveur de Dürer. Tenant tête commercialement à Nuremberg et Munich, grand pôle de la Bavière aux portes de la Bohème, la cité d’Altdorfer attendait de ses artistes une grande flexibilité d’inspiration et de diffusion. Et, habilement, le Louvre ne dissocie jamais création et réception. Voire migration : Mantegna et Raimondi, le graveur de Raphaël, étaient bien connus du peintre danubien, qui les cite ici et là… Les romantiques allemands, sous l’effet de l’oubli qui a vite recouvert la carrière d’Altdorfer prisèrent surtout le mystère des forêts épaisses, le charme puissant de la nature, qu’il acclimata aux sujets les plus variés et amplifia plus qu’aucun autre. En trois siècles d’amnésie, Altdorfer était devenu un homme des bois, l’antithèse rustaude et bonhomme de Dürer, au point que le IIIe Reich s’empara d’Albrecht et le fit revivre dans un roman imprégné d’idéologie Blut und Boden (sang et sol). L’instrumentalisation est certaine, quoique Altdorfer fût un fier représentant de la maniera tedesca et s’associât à l’expulsion de la très importante communauté juive de Ratisbonne, en 1519, peu de temps après la mort de l’empereur Maximilien Ier, l’un de ses patrons. On doit à ce sinistre épisode deux des estampes les plus émouvantes du parcours. Si nous ignorions qu’elles représentent la synagogue de la ville, quelques heures avant sa destruction, nous pourrions en vanter, le coeur léger, la remarquable perpective oblique et sa scrupuleuse attention au culte désormais interdit, comme aux deux personnages qui significativement s’effacent. Ces images nourrissent une section audacieuse, dédiée à l’église de la Schöne Maria de Ratisbonne et à la dévotion qu’elle suscita sur le lieu même qui symbolisait l’anti-judaïsme catholique d’une part de ses habitants. Les visiteurs pressés, il en est, ne retiendront peut-être que la composante religieuse et le prosélytisme d’un artiste qui y aura adapté son style singulier, fait de ruptures, disproportions, fulgurances et stridences, une esthétique que Friedrich Schlegel apparentait positivement à la dislocation générique des modernes. Les catégories de la peinture, en effet, risquent ici toutes sortes de fusions. Mais on ignore trop que le serviteur du Christ, le lecteur des deux Jean, l’illustrateur poignant de la Passion, satisfit d’autres demandes, moins ou autrement vertueuses. Le surprenant Altdorfer, en vérité, fut l’un des premiers, en Allemagne, à peindre la fable antique et son Eros propre, à pointer l’ambivalence gloutonne du lansquenet paillard et dévoreur, à s’attarder sur les amours champêtres des jeunes gens. En loyal sujet, il décora de nus impudiques, voire d’attouchements et de voyeurisme, la salle des bains du palais épiscopal de Ratisbonne dont un dessin des Offices permet de comprendre l’organisation ; quant aux fragments de fresque qui ont survécu, ils sont pleins de la sève sensuelle d’une Renaissance méridionale. Si étrange que fût Altdorfer, l’époque le lui rendait bien, et l’exposition les emboîte parfaitement. SG

*Albrecht Altdorfer. Maître de la Renaissance allemande, musée du Louvre, exposition (jusqu’au 4 janvier 2021) et catalogue indispensable (Louvre éditions /LIENART, 39€) sous la direction d’Hélène Grollemund, Séverine Lepape et Olivier Savatier Sjöholm.