LUMIÈRE

Ce nouveau Fiat lux dont s’est enorgueilli le XVIIIe siècle, quand débute-t-il précisément ? A l’aube de la période, dès que Louis XIV eut rejoint son créateur et abandonné ses sujets à la situation très dégradée du royaume ? La remarquable exposition du musée Carnavalet en fait l’hypothèse, la régence de Philippe d’Orléans marquerait l’aube des Lumières. Mieux, elle l’inaugurerait en tout, politique, beaux-arts, sciences et économie, jusqu’au rapport à l’argent et à la spéculation qu’autorise le perfectionnement (fragile) du système bancaire, comme le rappelle Chantal Thomas, en ouverture au catalogue. Il est vrai que le fils de l’incomparable Monsieur et de la non moins étonnante Madame Palatine était de race, et de taille, à séduire Saint-Simon, très remonté contre les enfants légitimés du vieux roi, notamment le remuant duc du Maine. Le diariste sublime, dont une vitrine expose la relique des Mémoires, n’a pas besoin de flatter le Régent, qui succède à Louis XIV en faisant casser son testament : soldat valeureux, musicien achevé, peintre licencieux, formé par le rubénien Antoine Coypel, il fut un grand politique, corrigea l’autoritarisme du règne précédent en préservant l’essentiel de la puissance publique, stoppa l’hémorragie de la dette en éteignant sa première cause :  la guerre. Secondé par l’abbé Dubois, dont Saint-Simon briguait secrètement la place, la paix se fit avec le reste de l’Europe, au gré des alliances et des mariages : le petit Louis XV épouse une princesse espagnole, comme bien des Bourbons avant lui. Outre les finances royales en voie de recomposition, qui suspend pour dix ans le Salon de peinture et le mécénat ordinaire de la couronne au-delà du strict nécessaire, le déplacement de la cour imprime un changement majeur à la vie des arts, ce que Marc Fumaroli aura très bien saisi dans son livre testamentaire sur Caylus et le milieu Crozat. Architecture, arts de vivre, sculptures et tableaux se détournent majoritairement du grand goût et, comme l’écrit Ulysse Jardat, de l’attraction versaillaise. L’aimable, le trait de mœurs et le libertin, à des degrés variés, concurrencent l’héroïque et le didactisme vertueux. Si la Régence, quand brillent Montesquieu et Marivaux, n’encourage pas la formation du parti philosophe, si elle reste ferme en matière confessionnelle, elle ne bride que les excès d’une époque qu’on savait transitoire par nature même. Peu importe ce qui n’a pu être emprunté par les commissaires, la démonstration est riche, diverse, la succession des thèmes nerveuse ; nous remontons le mouvement des idées et des arts en évitant les poncifs charriés par le cinéma (Que la fête commence…, 1975). Telle commode de Cressent, telle horloge d’Oppenord et l’admirable effigie de Jean de Julienne exhibant un portrait de Watteau (notre illustration) dissipent tout regret. Exposer une tranche de temps exige un propos : il y est, et n’écrase jamais les œuvres.

Le célèbre portrait que Largillière fit de Voltaire vers 1724, une version à Versailles, une autre à Carnavalet, fut peint peu de temps après les morts étrangement rapprochées de Philippe d’Orléans et de Dubois, avec lesquels les choses avaient mal débuté. Le jeune Arouet n’oubliera jamais les onze mois d’embastillement que lui valut la mauvaise idée de s’attacher au duc du Maine et d’attaquer le régent en 1717, d’une plume anonyme… Après sa libération, la surveillance de la police royale ne se relâche pas. La tragédie d’Œdipe, dès 1718, joue dangereusement des échos presque lisibles à l’actualité des débats religieux, très marqués par l’opposition du trône et de Rome aux jansénistes. L’imprévisible Voltaire tourne son encrier contre eux en 1722, et contre Louis Racine en particulier, le fils du grand Racine, auteur de La Grâce, dont il est l’ami et qu’il tutoie au fil des douze alexandrins acérés de sa réplique : « Cher Racine, j’ai lu dans tes vers dogmatiques / De ton Jansénius les erreurs fanatiques. / Quelquefois, je t’admire, et ne te crois en rien, / Si ton style me plaît, ton Dieu n’est pas le mien. / Tu m’en fais un tyran, je veux qu’il soit mon père, / Ton hommage est forcé, le mien est volontaire. » On lira la suite dans la très éclairante édition de Dieu et les hommes que Nicholas Cronk vient de faire entrer dans Folio Classique. Il faut tout le savoir et toute l’honnêteté du directeur de la Voltaire Foundation d’Oxford pour ne pas trancher là où ses aînés, et ses maîtres, étaient catégoriques. Alors, Voltaire athée ou déiste ? Déiste convaincu ou de convenance ? Dieu et les hommes, « œuvre théologique mais raisonnable », procède d’un comparatisme assez brutal entre les religions, des plus anciennes aux cultes du Livre ; la catholique se voit lourdement créditer, nul hasard, d’avoir été la plus sanglante. Celui qui parle au nom de l’Être suprême, commun aux religions débarrassées de la Révélation, est l’auteur du Traité sur la tolérance. Hostile au péché originel et à la résurrection des âmes, Voltaire ne veut pas d’un Dieu vengeur, il veut, il exige un Dieu bon, juste, et poussant les hommes à l’être, sans autre récompense pour eux que la satisfaction de faire le Bien et de jouir des lumières qui nous sont ainsi données. Ce Dieu universel, cette religion plus humaine et rationnelle, conclut Nicholas Cronk, parlait avec l’accent de Londres.

Une des premières toiles qu’ait peintes Pierre Subleyras (1699-1749) représente sans grand génie le Sacre de Louis XV. Une tendre bonhomie, due au jeune âge du roi et à la sollicitude des prélats, y règne cependant. Le peintre lui-même, en 1721-1722, débutait, et conformait le tableau cérémoniel au dessin d’Antoine Rivalz, son maître toulousain. Fier normand quant à lui, historien de l’art sensible aux « petites patries », et proche de Baudelaire, Philippe de Chennevières n’aimait rien tant que ces fils de la France profonde partis à l’assaut des places parisiennes. Le destin de Subleyras tient du prodige. A peine arrivé à Paris, il remporte le Prix de Rome de 1727, l’année où le duc d’Antin, surintendant des bâtiments du Roi galvanise la peinture d’histoire par un grand concours. Cette franche et dure émulation attendait Subleyras en Italie, qu’il ne quitterait plus et qui, à peu de choses près, fit seule sa gloire. Au palais Mancini, où l’élève de l’Académie passa huit ans, le directeur lui préférait Carle Van Loo, grossière erreur. Le duc de Saint-Aignan, notre ambassadeur à partir de 1731, montra plus de discernement, de même que la princesse Pamphili, poétesse très mêlée à la vie artistique de Rome, dont le Français fut l’astre, de très loin, durant vingt années. Pierre Rosenberg le fit comprendre à toute une génération en 1987, année de la rétrospective du musée du Luxembourg. On réalisait que ni Gautier, ni Charles Blanc, ni Chennevières donc, ne s’étaient trompés sur son compte, on mesurait surtout combien Rome avait été profitable à Subleyras. C’est là, et nulle par ailleurs, dans le souvenir de Poussin, la confrontation aux grands Bolonais et la rivalité du barocchetto contemporain, que son tempérament et ses pinceaux connurent leur plein développement. Est-il autoportrait plus parlant que le sien, son pinceau en travers de la bouche, comme un pirate prêt à en découdre et vieilli avant l’âge ? Accéder aux grandes commandes, peindre pour Saint-Pierre, ne fut pas toujours une partie de plaisir. La somptueuse monographie de Nicolas Lesur, au-delà du catalogue des œuvres qu’elle parachève, montre un goût appréciable pour la situation romaine de Subleyras. Il faut croire que la lutte contre les hérésies et la géopolitique n’en constituaient pas les paramètres uniques. Avec un aplomb sans pareil, le virtuose des blancs sacerdotaux sut être un portraitiste solide et inventif, l’avant-courrier du nu moderne et, plus franchement que Watteau et Boucher, plus innocemment, le peintre de l’amour, comme l’eût dit Baudelaire, auquel fut refusée la connaissance des merveilleuses incursions de Subleyras parmi les contes si gascons de La Fontaine. Elles n’eussent pas déparé la collection de Philippe d’Orléans. Rome pleura de bonne foi ce Français que le Vice et la Vertu se disputaient, et que Paris n’avait pas rappelé.

Vaccinée contre les grandeurs du passé et indifférente au déclassement de notre pays, l’époque actuelle ne pleure plus Marie-Antoinette, et encore moins Louis XVI, à part quelques nostalgiques, non pas d’un régime qui avait cessé d’être viable en l’état, mais du statut de la France dans l’ancien et le nouveau monde d’alors. Parce qu’il assiste traumatisé à l’effondrement de l’Europe, – le nazisme n’étant qu’une nouvelle étape de sa décomposition, Stefan Zweig peint admirablement la tragédie des Bourbons : la violence révolutionnaire, l’hubris de l’homme régénéré, préparait, en fait, la dissolution du « monde d’hier » dont il entend témoigner. La première traduction française de son Marie-Antoinette date de 1933… Celle que nous propose Françoise Wuilmart est autrement plus belle et fidèle, jonction que Milan Kundera, lui qui a tant souffert d’être mal traduit, disait essentielle. Le plaisir de relire ce chef-d’œuvre, rechargé d’une pétulance toute viennoise, ne faiblit jamais et, force de l’écrivain, résiste aux correctifs qu’apporteraient les historiens maintenant à sa vision des époux royaux. Marie-Antoinette, en « reine du rococo », heurte nos connaissances de l’histoire des arts, bien que Zweig use presque positivement de ce terme, dépréciatif à l’époque de David (assassiné, comme le sinistre Hébert, en une digression fracassante ) . Il n’oublie jamais que la princesse autrichienne vint adolescente à la cour, et qu’elle n’y fit jamais la loi. La transfuge séduit son biographe par son destin imposé et surtout par la vie qu’il aime sentir bouillonner en elle, l’audace aussi, dans les affaires privées d’abord, puis au moment de la fuite de Varennes et de sa calamiteuse agonie. Louis XVI souffre plus, car le biographe confond les faiblesses qu’il prête au monarque supposé irrésolu et les contradictions où celui-ci est pris dès 1789 : elles ont été parfaitement résumées par Emmanuel de Waresquiel lors de sa récente exposition des Archives nationales. La fin du livre, soit l’horreur des années 1791-1793 après le décès de Mirabeau, est digne de Dumas père. Le lecteur ne lit plus, il vibre et s’indigne, comme l’auteur, avec noblesse.

Certains mots ont le don de représenter, dynamiser, voire dynamiter leur siècle. Le vocabulaire des Lumières, de l’aube au crépuscule, a ainsi fait un usage massif de « l’énergie » héritée des Grecs, qu’elles voient ou mettent partout, et laissent finalement envahir le politique et la Terreur… Certains livres ont le privilège de survivre au temps de leur élaboration et de leur première résonance. C’est le cas de la thèse de Michel Delon, qui devient un livre en 1988 et ouvre une brèche aux futures éditions, dans La Pléiade, de Sade et Diderot, pour ne pas parler de l’Album Casanova… Elle propulsa son auteur si loin qu’il ajouta rapidement à l’expertise littéraire que l’on sait et à l’histoire des idées une compétence à analyser les autres arts. Ils apparaissent, du reste, au cours du présent livre et testent, de ce fait, la pertinence d’une sorte de zeitgeist. Il est vrai que cette exploration multiforme de la notion d’énergie, lien entre l’humain et l’organique, date de la redécouverte du mal nommé néoclassicisme en peinture, « mouvement » dont Delon dit bien qu' »il n’est pas un classicisme abâtardi et répétitif, [mais une] réaction contre l’affadissement de l’art rococo, une volonté de retour à la simplicité, à l’essentiel, à la force première. » Écrire, peindre, dès lors que le siècle redéfinit ce qui anime la nature et l’homme, et pourrait refonder le social, suppose la mise en œuvre de forces. Faire sens ne suffit plus, il faut ébranler qui lit ou regarde : on passe des Belles Lettres, où le code domine encore l’écrivain, à la Littérature, produite par ce même individu, désormais promoteur de sa vision propre. Bientôt Baudelaire pourra écrire que le tableau découle de la rencontre de deux individualités, d’un moi aux prises avec le non-moi. En conséquence, les limites de cette « liberté » se devinent : la récusation de tout surmoi chez Sade ou Robespierre. Leurs clones actuels se reconnaîtront. Car le livre de Delon, comme tout grand livre, nous aide à penser l’espèce de désastre environnant, un désastre qui dépasse l’environnement. Stéphane Guégan

*La Régence à Paris (1715-1723). L’aube des Lumières, Paris, musée Carnavalet, jusqu’au 25 février 2024, excellent catalogue sous la direction de José de Los Llanos et d’Ulysse Jardat, Paris-Musées, 39€ // Voltaire, Dieu et les hommes, édition de Nicholas Cronk, Folio classique, 7,50€ // Nicolas Lesur, Pierre Subleyras, préface de Pierre Rosenberg de l’Académie française, Président-Directeur honoraire du musée du Louvre, ARTHENA, 139€ // Stefan Zweig, Marie-Antoinette, traduction de Françoise Wuilmart, Bouquins, 24,90€ // Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Classiques Garnier, 29€.

DRÔLES DE COUPLES

L’histoire de leur désamour est bien connue, comme l’admiration qu’ils se vouaient mutuellement au départ… Le général Bonaparte a autant vibré à la fièvre des premiers livres de Mme de Staël que l’empereur s’est obstiné à l’écarter de Paris, de peur, dit-il, qu’elle enflamme les têtes de ses récriminations, personnelles ou trop libérales, contre le régime. Sans prétendre le révolutionner, Annie Jourdan rouvre le dossier à partir d’éléments plus fiables que ceux dont ont usé certains de ses prédécesseurs, le terrible Henri Guillemin en particulier. C’est que nous disposons désormais d’une édition non édulcorée de la correspondance de Napoléon et de l’ensemble des lettres de celle qui voulut s’en faire aimer ou, au moins, tolérer.  Entre outre, le regain de faveur dont jouit Benjamin Constant, les travaux d’Emmanuel de Waresquiel sur ces renards de Talleyrand et de Fouché, rendent plus aisé un examen équitable des torts en présence. La première partie du livre d’Annie Jourdan retrace la vie de l’écrivaine et théoricienne politique jusqu’au tournant autoritaire, et largement nécessaire, du Consulat. On y voit une femme aux attraits contradictoires, et mariée hors du cercle des passions libres, butiner souvent ailleurs. Il semble que Constant, autre adepte des liens élastiques, n’ait pas trouvé auprès d’elle le feu qu’il en attendait. Allez savoir. Ce que l’on sait mieux, et que souligne Annie Jourdan, pourtant peu favorable au nouveau Charlemagne, ramène le lecteur aux millions que la France devait au père de Germaine, Necker, malheureux pompier d’une Couronne qui avait couru à sa perte. Cette dette, la fille du ministre de Louis XVI, qui ne déteste pas le luxe, n’est pas prête de l’oublier. Or, le calcul de cet argent dû, capital et intérêt, crée un premier abcès au plus haut niveau de l’État. D’autres sujets d’irritations expliquent l’attitude de Napoléon, qu’on est aujourd’hui tenté de moins noircir que ne le fait l’auteure du Rendez-vous manqué : l’anti-catholicisme de Germaine agace, de même que sa façon de se lier, en France ou en Allemagne, avec les ennemis de l’aigle, parfois plus démagogues que démocrates, ou moins soucieux de la paix européenne que de l’abaissement de la France. Faut-il le blâmer de voir en Madame de Staël le spectre de Rousseau qu’il abomine ? Quelles que soient les dérives de l’Empire, surtout après 1810, Bonaparte craignait davantage, et d’autres avec lui, le retour d’une autre terreur. Et sa politique en matière religieuse fut plus intelligente que notre protestante ne le concédait. « L’impératrice de la pensée » (Sainte-Beuve), bien servie par la plume d’Annie Jourdan, n’aura pas su toujours dompter « l’indiscrète amazone » qui rugissait en elle.

Toutes les expositions dédiées à Claude Monet et à l’impressionnisme ne ménagent pas autant de surprises, d’informations neuves, de rapprochements stimulants, que la nouvelle proposition du musée du Luxembourg. Il n’avait pas échappé aux plus doctes que le peintre de Giverny avait un frère, et l’exploration récente du milieu rouennais avait permis de dégager une figure d’influenceur qui demandait à s’étoffer. Mais nul ne pouvait soupçonner une personnalité aussi attachante et active, un collectionneur aussi insatiable en Léon Monet ? Il était l’aîné de la fratrie et le premier espoir d’une famille typique de la bourgeoisie commerçante, des Parisiens malthusiens vite partis s’installer au Havre et rejoindre le négoce local. Le génie manque singulièrement à cet Adolf Rinck qui portraiture les parents des frères Monet en 1839. Certes, les modèles n’attendaient de lui qu’un savoir-faire sans vague, apte à dire un rang derrière l’image souriante de leur couple sans histoire. A voir ces deux tableaux si convenables et convenus au seuil du parcours, le visiteur comprend beaucoup de choses aux destins qui lui sont contés. Il saisit, par exemple, les raisons qui poussèrent Léon, devenu fabricant de couleurs industrielles, à rejeter le portrait que Claude brossa de lui en 1874 (notre illustration). Ce tableau quasi inédit, d’une écriture fulgurante, aux limites de l’inachevé mais dûment signé, possède l’aplomb avec lequel Manet et Degas avaient rectifié le genre, social par essence, souvent flatteur par faiblesse, sous le Second empire. Mais le feu du regard n’appartient qu’à Léon et à sa volonté de réussir, que symbolise au premier plan une chaîne de montre traitée avec une suprême économie de moyen. La torsion du corps n’est pas moins superbe que les gris et les noirs accordés, sur le mode espagnol, au blanc de la chemise et au beau visage du chimiste lancé. N’était la Lise de Renoir, chef-d’œuvre présenté au Salon de 1869 et aujourd’hui à Berlin, la représentation humaine serait presque absente de la collection de Léon, si bien étudiée et reconstituée par Géraldine Lefebvre, à qui l’on doit un livre important sur Impression, soleil levant (Hazan, 2016). Est-ce à dire que les paysages et marines, où hommes et femmes sont réduits à de distantes silhouettes, rencontraient mieux les attentes de l’amateur, moins disposé aux audaces de la nouvelle peinture quand elles semblaient frapper de disgrâce les créatures de Dieu ? Tout incline à le penser. Quoi qu’il en soit, ce que le Luxembourg réunit des tableaux et des crépons de Léon (il avait aussi la bosse du japonisme) compose, autour de son portrait exhumé et de La Méditation d’Orsay, un fameux bouquet. Mon tiercé gagnant : La Route de Louveciennes de Sisley, Les Petites-Dalles de Berthe Morisot et La Seine à Rouen de Monet, où le bleu du ciel et du fleuve n’a besoin que de rares touches céruléennes pour éclater de vie. De cet ensemble désormais disséminé aux quatre coins du monde, le catalogue (indispensable) de la commissaire restitue l’ampleur, et précise la valeur, en tous sens. Léon Monet a cessé d’être un simple nom, un fantôme de chronique familiale, merci à elle.

Mixte de grand bourgeois et de gamin de Paris, comme aimait à le peindre Maurice Denis, Henry Lerolle (1848-1929) n’était pas sorti de nos mémoires, loin s’en faut. Homme du monde, homme des mondes plutôt, il a marqué le collectionnisme fin de siècle de sa griffe, accumulant les Degas, se tournant très tôt vers Gauguin et Bonnard, osant les attelages de vrais connaisseurs, des nus de Renoir à la Sainte Famille de Poussin (version Cleveland). En musique, son goût et ses relations sonnent au même diapason : Chausson, dont il est le parent par les femmes, Debussy, D’Indy et Dukas eurent pour auditeurs Gide, Pierre Louÿs, Claudel et Mallarmé lors de soirées familiales qui soudèrent une communauté d’élite. Les filles d’Henry, belles comme leur mère (voir le somptueux portrait de Fantin-Latour), ont posé devant les meilleurs, on regrette pourtant que Manet (Lerolle l’a souvent croisé) n’ait pas été de l’autre côté du chevalet au moins une fois… Nous nous consolons avec les photographies de Degas (notre ill.), uniques à tous égards, où Yvonne et Christine ont inscrit leur éclat un peu sombre. On sait qu’elles épousèrent deux des fils d’Henri Rouart, Eugène et Louis, le grand-père de Jean-Marie. L’histoire serait trop belle si Lerolle, avec le temps, n’avait vu son étoile de peintre s’éclipser. Car peintre il fut, au sens plein, comme l’attestent deux de ses chefs-d’œuvre, le portrait de sa mère (Orsay) et À l’orgue (Met, New York). Élève de Lamothe comme Degas, et donc de formation ingresque, il se convertit bientôt au réalisme de son temps, mais sans singer Manet, ni rejoindre les impressionnistes. Drôle de carrière que la sienne, plus proche de ces artistes qui brillent dans les sujets sacrés sous Mac Mahon et chantent la terre de France, la probe ruralité, sous Grévy. Mais le corpus, enfin révélé par un livre salutaire, restitue mille aspects négligés de sa personne et surtout de son œuvre. La contradiction apparente entre le peintre et le collectionneur s’estompe enfin, il y avait aussi en lui un peintre de la vie moderne, un sensuel à fleur de peau, à côté du pieux serviteur de l’Église (le décor du couvent des Cordeliers, à Dijon, est digne de son sauveteur, Lacordaire). Son portrait âgé, génialement charbonné par Ramon Casas, ce proche du jeune Picasso, en offre le prisme inoubliable..

S’il est un peintre américain de génie qui adula Degas, et laissa même une ou deux copies de Manet, ce fut Edward Hopper (1882-1967), virtuose des espaces noués autour de leur vide, des solitudes urbaines, des étreintes froides et des désirs têtus, nourris de frustrations aussi tenaces. L’œuvre ressemble tellement à la macération d’un ermite réfugié au cœur du vieux New York qu’on a largement gommé Josephine, son épouse, des survols rapides de la vie du peintre. Cela dit, mêmes les spécialistes n’ont pas toujours eu la main légère au sujet de Jo et, arguant du caractère difficile qu’elle se reconnaissait, se sont moins intéressés à son œuvre, ses journaux intimes qu’aux transfigurations, le mot n’est pas trop fort, qu’elle subit d’une toile à l’autre. On pense à La Corde de Baudelaire, à Manet, mis en scène par le poème, et au garçon d’atelier, futur pendu, se prêtant à tous les rôles que dictait au peintre du Fifre son inspiration romanesque. Madame Hopper hante l’univers obsessionnel de son mari, les bars, les « diners » (dans l’esprit des Tueurs de Siodmak), les pompes à essence désertes, les dancings et les salles de cinéma vues de la mélancolie des ouvreuses… Comme l’écrit Javier Santiso, qui fait d’elle l’héroïne, la voix unique d’un premier roman, Jo eut le sentiment d’incarner les femmes que son mari peignit à foison sans être jamais vraiment la sienne. Renouant avec la technique du monologue intérieur, qui déporte parfois sa langue ferme et ses fortes images vers un lyrisme plus doloriste, le traducteur de Christian Bobin a du mal à résister aux pièges de son beau sujet. Josephine a-t-elle renoncé aux pinceaux pour s’enchaîner à ceux de Hopper ? Sa carrière d’artiste, bien partie, s’est-elle sacrifiée à la gloire grandissante d’Edward ? Jo en arrive, la fiction aidant, à lui reprocher d’avoir préféré Verlaine et Proust à l’amour fou, la vie rêvée à la vie réelle. Quant à son génie propre, on jugera bientôt sur pièce, puisqu’une partie de ses œuvres qu’on pensait détruites a resurgi en même temps que des papiers du plus haut intérêt. Ce pas de deux, comme dans l’acte 2 de Giselle, eut-il toujours ce goût de cendre ? Il serait étonnant, en effet, qu’un Américain aussi français, fort de son long séjour chez nous avant la guerre de 14, se soit si mal conduit avec les dames. Manet et Degas lui avaient inculqué les bonnes manières.

Les sœurs Lerolle, leurs maris et leurs peintres, Dominique Bona les a fait revivre dans un beau livre de 2012. Douze ans plus tôt, ces « muses de l’impressionnisme » avaient été précédées par une actrice décisive du mouvement, Berthe Morisot. Les femmes de cœur ou de tête dominent les biographies de Dominique Bona qui y a élu aussi bien Gala que Clara (Malraux), les sœurs Heredia que la sœur de Paul Claudel, Colette que Jacqueline, comtesse de Ribes et reine du goût français. Cette galerie de femmes illustres ne procède évidemment pas de la réparation obligée, de plus en plus répandue chez nous. Outre qu’elle aime mettre en scène des couples combustibles à parité égale, l’écrivaine adore se glisser dans les méandres amoureux de certains monstres sacrés de notre littérature, voire de ses confrères du quai Conti. Les ultimes démons de Paul Valéry, qui ne brûla pas qu’en présence de Degas, avaient tout pour lui inspirer un livre poignant, cruel et tendre, comme le sont les ultimes embrasements. Dès la fin des années 1980, pour ne pas quitter les grands fauves, Dominique Bona s’était saisie du cas Romain Gary, première incursion parmi les héros de la France libre. Elle signe, cette année, une véritable fresque, Joseph Kessel partageant l’affiche avec son neveu, l’aussi électrique Maurice Druon. Malgré leur complicité en tout, ce n’était pas une mince affaire que de tresser ensemble leurs destinées remuantes, et de redonner une voix et un corps aux femmes et hommes avec lesquels ils traversèrent la guerre, deux dans le cas de Jef, les déchirures de l’Occupation, l’atmosphère empoisonnée des années 1950-1960, et la vie après le père de substitution, puisque l’auteur des Rois maudits survécut trente ans à celui de Belle de jour. S’ils ne quittent la France qu’en décembre 1942, par les Pyrénées, à pied, seuls avec la nuit et la peur (expédition qui nous vaut la belle scène d’ouverture des Partisans), les deux compères se sont déjà liés à la résistance, en zone libre, grâce à la femme qui les accompagne à Londres, Germaine Sablon, une des « belles » de Kessel, « un cœur qui chante », précisait Cocteau. La vie du trio et leur activisme gaulliste occupent une séquence essentielle du livre et nourrit la réflexion de Dominique Bona sur les nécessités de l’histoire. L’écriture de propagande quelle qu’elle soit déroge rarement aux excès, surtout quand Kessel charge Drieu plutôt que Béraud, son ancien camarade de Gringoire. Druon, de même, souligne sa biographe impartiale, « devra apprendre à mesurer son lyrisme ». Mais la modération convient aussi mal au jeune tribun qu’à l’époque. Le Chant des partisans trouvera pourtant dans la gravité de l’heure un frein à la rhétorique. Le « vol noir des corbeaux sur nos plaines » semble sortir d’un tableau de Millet ou de Van Gogh : c’est que ces slaves de Kessel et Druon restent des artistes, fous de littérature et de peinture, sous les bombes. Ils en verront d’autres… Dominique Bona conte les combats, les livres et les amours à venir comme si chaque jour de leur existence avait été le dernier. La « morale parfaite » de Marc Aurèle veille sur sa forte et émouvante saga « familiale ». Stéphane Guégan

*Annie Jourdan, Le rendez-vous manqué, Flammarion, 23,90€. En 2022, le même éditeur nous donnait l’excellent Sympathie de la nuit de Stéphanie Genand (18€), éminente experte de Germaine de Staël, qui faisait suivre son essai de Trois nouvelles inédites de son auteure préférée. Les amoureux du préromantisme (étiquette éculée mais commode) et du roman noir (anglais) y trouveront leur bonheur et mille preuves que les Lumières ne brillèrent jamais mieux qu’en se confrontant à ce qui leur semblait contraire et les structurait néanmoins, la folie, le monstrueux, les passions indomptables. Dans le même ordre d’idées, et parce que le marquis de Sade, ce concentré du XVIIIe siècle français et du génie de notre langue, a lu et annoté en prison le Delphine de Germaine (dès l’édition de 1803), on ne saurait trop recommander le volume où Michel Delon a regroupé des textes négligés de Sade (La Marquise de Gange et autres romans historiques, Bouquins, 32€). Seul le premier titre connut, anonymement, les presses du vivant de l’auteur (1813), ultime tolérance (quoique paradoxale) accordée à l’éternel prisonnier. Après d’autres, Chantal Thomas ou Jean-Claude Bonnet, Delon se penche sur ces textes injustement relégués qui jouent avec le romantisme contemporain jusqu’au plagiat et surtout l’ironie. La mélancolie doucereuse et l’extase dévote ne sont pas le fort de Sade, qui goûte peu Chateaubriand ou plutôt, fin lecteur d’Atala, perçoit l’ambiguïté du conte exotique. La longue et remarquable introduction de Delon déchiffre d’autres interférences d’époque, notamment le passage de la chronique monarchique à l’histoire des mœurs au cœur de l’essor du roman national. Revenu de ses frasques, mais privé de liberté, Sade avait plus de raisons de se plaindre de l’Empire que Madame de Staël. Napoléon et lui se retrouvaient sur l’horreur de l’anarchie, la haine des foules révolutionnaires, mais l’homme de Justine passait pour l’incarnation du crime et des dépravations du vice. Derrière les barreaux il devait rester muré, et sa famille le pensait aussi. Qu’il est émouvant de lire, à cette lumière, ses annotations de Delphine et notamment celle-ci : « L’inaction du corps, quand l’âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter. »// Léon Monet, frère de l’artiste et collectionneur, exposition visible au Musée du Luxembourg, jusqu’au 16 juillet 2023, commissariat et direction de catalogue (Musée du Luxembourg -RMN Grand Palais, 39 €) : Géraldine Lefebvre. La même signe, sur Léon, l’excellent titre de la Collection Découvertes Gallimard Carnet d’expo, 9,90€ // Aggy Lerolle (dir.), Henry Lerolle, Paris 1848-1929, Éditions Wapica et Société des Amis d’Henry Lerolle, collection « Cultura Memoria », 272 pages, 70 € // Javier Santiso, Un pas de deux, Gallimard, 20 €// Dominique Bona, de l’Académie française, Les Partisans. Kessel et Druon. Une histoire de famille, 24€. Un tel livre, aussi écrit, enflammé qu’informé, mériterait d’être assorti d’un index // S’agissant de l’auteur des Cerfs-Volants, n’oublions pas la délectable suite que Kerwin Spire a donnée à sa biographie (romancée dans le respect des sources) de Roman Gary, elle débute par un inénarrable déjeuner à l’Élysée, à l’invitation du général, plus vert que jamais. Ce volume II possède l’éclat, séduisant et inquiétant, de Jean Seberg (Monsieur Romain Gary : écrivain-réalisateur ; 108 rue du Bac, Paris VIIe; Babylone 32-93, Gallimard, 20,50€).

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

https://www.theartnewspaper.com/2023/03/02/degas-and-manets-mix-of-friendship-and-rivalry-chronicled-in-major-new-show

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas

RETOUR À CYTHÈRE

Une forte reliure entoilée de noir, une garde rose, 300 photographies, 560 pages, 1700 notes, L’Amour peintre de Guillaume Faroult porte fièrement les promesses de son titre, emprunté à Molière, mais appliqué à plusieurs siècles d’images lascives. Le XVIIIe du nom, cœur de cette étude saisissante, ne fut peut-être pas plus dépravé que le précédent, mais il le montra davantage. A partir de la Régence de Philippe d’Orléans, que chante Voltaire et qui amorce « une brusque libération des mœurs » (Michel Delon), la France des Lumières exhibe son libertinage plus ou moins brutal, sans comprendre encore où la portera cette révolution peu appréciée de l’Eglise, des Parlements et de la Censure. L’exemple vient pourtant du plus haut, dès que Louis XV, vers 1735, lance le programme des petits cabinets de Versailles, les commandes de peinture afférentes et instaure le règne des favorites et autres licences vécues au grand jour. Douceurs ou fureurs du corps, désirs et fantasmes de l’esprit, l’homme de la philosophie sensualiste retrouve son unité perdue dans l’ivresse des sens et des sentiments, qu’il faut moins séparer que le pauvre et malaimé Sartre le croyait. L’érotisme, sous toutes ses formes, envahit la littérature et les images, sans parler de cet entre-deux qu’est l’illustration plus ou moins grivoise, clandestine ou pas, sur laquelle Faroult apporte une connaissance de première main. Elle semble même avoir conditionné sa méthode, courageusement interdisciplinaire, et une ambition globale, éclairer les passages qui relient l’iconographie des livres, scabreuse ou pornographique, à l’art de Watteau, Boucher et Fragonard, les trois héros de ce bilan des turpitudes heureuses et des accointances oubliées. Toute une forêt d’éminents artistes, que Faroult n’oublie pas, se cachent derrière ces grands arbres aux ramifications multiples.

L’interdépendance de l’image et de son public, sous l’emprise nouvelle de la galanterie et des roués, trouve une première et parfaite illustration en Watteau. Les thuriféraires de ce Parisien des Flandres, au lendemain de son décès précoce, le disaient aussi pur de mœurs que libertin d’esprit, tension qui travaille sa merveilleuse peinture et lui vaut de compter parmi les Phares de Baudelaire. Multiplié par la gravure, l’univers de Watteau allait structurer l’art moderne jusqu’à Manet et Bonnard. Plus qu’un répertoire de gestes, postures et regards, il offre ensemble une méditation sur les formes du désir, sa violence parfois, et ses modes d’énonciation. Comme l’amour lui-même, ses images sont affaire de proportion et de disposition. Watteau a tellement perfectionné le jeu des apparences qu’il aura fallu attendre près de deux siècles pour ramener la sublime Toilette de la Wallace collection (ill.) dans l’orbe de la prostitution espiègle. Avec Patrick Wald Lasowski (Scènes du plaisir. La Gravure libertine, Editions du Cercle d’Art, 2015), Faroult nous rappelle que boudoirs (le mot apparaît en 1708) et bordels se tapissent ordinairement d’images propres à mettre le feu aux poudres (pour paraphraser un Fragonard justement célèbre). Du Régent à La Popelinière, mécène insigne de Rameau, certains amateurs soucieux de préserver leur vigueur, ou de meubler leurs chimères, iront jusqu’à produire eux-mêmes textes ou images à circulation très réduite. L’autre piment que Watteau dérive de Rubens, c’est la modernité, au sens double de Baudelaire, l’alliance des mythes du vieil Eros et des atours du siècle. Comme l’écrit Le Mercure de France en novembre 1726, sous la plume de l’abbé Fraguier, il sut représenter « les nymphes de nos jours / Aussi charmantes qu’à Cythère / Sous les habits galants du siècle où nous vivons. » Jean-François de Troy fut aussi très habile à ce genre de tressages, comme Christophe Leribault l’avait signalé dans sa monographie de 2002. Aussi combustible que ses tableaux, il les peuple de nudités fort avenantes et même de baigneuses dé-mythologisées. Son autre coup de force, c’est l’invention de ce que Mariette, un siècle avant Baudelaire et les Goncourt, appellera les « petits tableaux de mode ». De Troy y observe ses jeunes élégants varier les approches du beau sexe avec une distance que compromet généralement la présence d’un chien agitant la queue ou l’écho d’une peinture insérée au décor de la scène, comme l’étreinte de Mars et de Vénus au sommet de La Déclaration d’amour du Met (1724). Pour être porté sur la chose et avoir fréquenté le monde de l’argent, Crozat ou Samuel Bernard, De Troy n’a pas dissocié le leste et le lascif du raffinement. Jean Starobinski y voyait la clef d’un rococo autoréflexif en tous sens : « Un jeu de miroirs : un art qui veut dispenser le plaisir, en prenant le plaisir même pour sujet ; des peintures qui cherchent à séduire en représentant des scènes de séduction. » 

Le Sopha de Crébillon, source piquante de L’Odalisque brune de Boucher (ci-contre), Le Portier des chartreux et Thérèse philosophe furent autant de romans propres à « irriter la lubricité » et mettre en verve les artistes, ils fixent l’atmosphère des années 1740, et génèrent une imagerie où toutes les libidos et fantaisies se donnent carrière à couvert. Les modes de diffusion, tabatières et miniatures coquines comprises, s’adaptent au sujet et à sa dangerosité. En art, de même. On ne saurait peindre pareillement pour le salon d’un particulier et le Salon du Louvre. Il y a tableaux et tableaux, comme il y a gravure et gravure. Les artistes les plus libres pratiquent une double entente salutaire, duplicité qui permet de sauver souvent une décence élémentaire et de pimenter d’implicite l’imagerie amoureuse. A la prudence succédera une véritable stratégie de contournement dans les années 1750-1760, quand des voix toujours plus nombreuses s’élèveront pour dénoncer le succès de la peinture licencieuse et l’impulsion que lui donne le pouvoir royal en favorisant la mythologie galante. Boucher, peintre de Louis XV et de Madame de Pompadour, va personnifier cette déconfiture de l’honnête beauté en sa mutation libertine. Ses collègues cherchent à en tirer profit, et les philosophes, quoi qu’ils en aient, l’attaquent, au prétexte fallacieux qu’il faudrait peindre l’amour sain ou réserver ses écarts à la sphère privée ; c’est que le Salon devient une manière de forum détourné de sa fonction d’ostentation royale, et qu’un Diderot, oubliant Les Bijoux indiscrets de 1748, s’y métamorphose en prédicateur des bonnes mœurs et du mariage bourgeois dont Greuze devient le parangon. C’est La Font de Saint-Yenne qui ouvrit les hostilités lors du Salon de 1753. Boucher, synonyme des attouchements peu gazés et des regards louches, est rappelé à l’ordre d’un jansénisme qui ne dit pas son nom. L’érotisation outrée de l’image en dégrade la fin traditionnelle, qui est d’élever l’âme, forme et fond. Boucher, dont le critique admet le génie, est encouragé à ne pas tout montrer de son pinceau intempérant : « Bien des personnes du sexe, qui en ont encore la modestie, ont jugé à propos de n’y point mener leurs filles. » 

Le règne de Boucher, dont Faroult éclaire les facettes et les connections les plus secrètes, aura tout de même duré près d’un demi-siècle. Dès le début des années 1730, en émule pressé de Watteau et de François Lemoyne, le jeune peintre dit les élans de la chair comme nul autre. La fable antique n’a plus besoin d’être froide ou stoïcienne pour être savante, ingénieuse, raffinée. Sexe et invention s’accouplent dans une matière picturale onctueuse, mordante à l’œil, énergique aussi, qui vaut métaphore. Le corps de la femme, où se résument à la fois une esthétique et un imaginaire, déborde sa définition usuelle, dessin et proportions, contour et rigueur anatomique. A rebours des peintres glacés par la bienséance, Boucher brosse ses belles en pleine pâte, joue de la continuité des pigments libérés et de l’épiderme en fleur, du coloris en rut et de l’afflux de sang qui fait rosir poitrines, fesses, cuisses et mont de Vénus. Une toile comme l’Hercule et Omphale du musée Pouchkine (ill.), qu’il faudrait rapprocher d’un précédent de Jean-Baptiste Pater, est à peine croyable. Il faut remonter aux images les plus raides du cercle de Raphaël, toujours présentes aux consciences, pour trouver une fougue priapique équivalente. En 1690, du reste, l’admirable Dictionnaire de Furetière associait les très impudiques « postures de l’Arétin » à sa définition de l’obscène. Hercule et Omphale, que Fragonard copiera en manière d’initiation à la Valmont, rougeoie comme l’ardeur qui soude les deux corps. Bouches collées, sein empoigné, jambes tricotées, draps et draperies en vagues agitées, l’action ne repose jamais dans cette alcôve orné d’un médaillon de pierre. Antithèse parfaite de la lave centrale, ce bas-relief montre un homme chauve pointant d’un doigt réprobateur le couple délictueux. Boucher masque davantage la réalité des transports, à l’aide du saphisme ou des accessoires à pointe (ah, l’épée d’Enée!), quand il s’agit de peindre pour le roi ou le Salon. Car, face à Diderot, il n’aura jamais plié, et Baudouin, son gendre pareillement étrillé par la fausse pruderie, n’en continue pas moins à exposer ses gouaches « infâmes », tandis que son ami Fragonard se repliera hors de la sphère publique jusqu’à la Révolution. Le génial Verrou, que Faroult scrute sous ses coutures les moins avouables, condense le génie du siècle et pose une rose, symbole ici du sexe féminin et non de la virginité, entre le lit aux prometteurs remous et le couple qui mime le viol mental des ébats à venir. « La complicité dans le viol », aurait ajouté Malraux, en fin greffier de des rêveries fantasmatiques.

Puisque Faroult lui-même s’autorise quelques retours en arrière, signalons enfin deux livres propres à nous faire réviser nos idées sur le siècle de Louis XIV, réputé plus sévère que le suivant, notamment en sa phase ultime. René-Antoine Houasse (vers 1645-1710), auquel Matthieu Lett vient de donner une seconde vie presque inespérée, patientait encore au purgatoire des suiveurs de Charles Le Brun. Il avait connu l’Enfer des oubliés de l’histoire de l’art, nuit épaisse dont l’avait partiellement tiré Antoine Schnapper, en 1967, dans son beau livre sur les peintres du Trianon de marbre. Parmi eux, Houasse se détache aisément, la mythologie galante lui convenant mieux que les allégories régaliennes du vieux château. Son superbe Apollon et Daphné de 1677, destiné à l’appartement des bains, doit à sa destination humide d’y échapper déjà. Le chiasme des carnations, chaude chez le mâle, déjà marmoréenne chez la nymphe qui se transforme en laurier, est contrebalancé par l’intensité des regards et l’audace des contacts. Le même peintre, décidément surprenant, saura hisser les scènes d’onirisme, d’effroi ou de violence physique à un degré inconnu de Le Brun, son mentor et parent. Le Tombeau violé par un soldat et Minerve frappant Arachné annoncent, non moins que les tableaux érotiques, la génération davidienne, Girodet et Gros en premier lieu. Béatrice Sarrazin a raison d’en faire la remarque dans son avant-propos. En 2018, elle s’était penchée sur le sort aussi peu enviable de Jean Cotelle (1646-1708), exact contemporain de René-Antoine Houasse et autre pourvoyeur, en ce Trianon des voluptés et de l’étiquette assouplie, d’un vieux monarque assez vert. Les fêtes des débuts du règne, auxquelles Molière fut d’un apport décisif, se perpétuent à l’écart de Versailles et défient le temps. Plutarque et Tacite cèdent ici à Ovide et au Tasse. Car, sur les murs de cette maison de plaisance, la galanterie française étend son empire sous le voile assez transparent de la fable antique. Cotelle, très réceptif aux « grâces » un peu sucrées de l’Albane, va les répandre à foison dans la galerie qui porte aujourd’hui son nom. Ce faisant, il flattait les goûts de Louis XIV à qui André Le Nôtre devait offrir, en 1693, sept peintures du Bolonais. A cette date, le Français avait livré sa série de vues des jardins de Versailles. Les bosquets et bassins de Le Nôtre y fournissaient le décor idéal de la jeunesse illusoire dont le spectacle était comme la raison d’être du lieu où il prenait place. Apollon en était la figure obligée, pas moins que les nymphes et leurs gorges dévoilées dans la tiédeur d’un éternel printemps. Ailleurs, les amours de Flore et Zéphyr ne dérangent pas les putti que l’on voit ratisser sagement. Houasse et Cotelle, inlassables enchanteurs du monarque que le rigorisme n’a pas encore piégé, méritent une place dans le musée de l’Amour de Baudelaire. Stéphane Guégan

Guillaume Faroult, L’Amour peintre. L’imagerie érotique en France au XVIIIe siècle, Cohen & Cohen, 160€ // Matthieu Lett, René-Antoine Houasse. Peindre pour Louis XIV, ARTHENA, 99€ // Béatrice Sarrazin (dir.), Jean Cotelle des jardins et des dieux, Château de Versailles / LIENART, 39€. Lors des différentes perquisitions qui précédèrent, en 1801, l’enfermement définitif de Sade, on découvrit un Boccace français. S’agit-il de l’édition illustrée que Gravelot dota d’une vingtaine d’images lascives en 1761? Car Sade, l’écrivain et son univers, est impensable sans toutes celles qui mènent à ses propres romans et leur solide illustration… Michel Delon le sait bien qui consacre au sujet un chapitre de son nouveau livre (Albin Michel, 19,90€), passionnant, émouvant par son tour presque intime et courageux au regard de notre triste époque, soumise qu’elle est à l’infantilisation des esprits. Devenus incapables de séparer la littérature de ce qu’elle décrit, l’auteur de ce qu’il met en scène, perdant tout sens de l’autonomie de l’art et des réalités comparables (Michel Onfray, en 2014, exploitait encore le filon nauséabond, mais lucratif, d’un Sade dur au Peuple, pré-nazi, préfigurant, voire préludant aux camps), un grand nombre de nos contemporains rêvent de brûler le rouleau des Cent Vingt journées de Sodome. La morale mal placée aveugle et détruit, on en a la preuve chaque jour. Élevé in-extremis au rang de Trésor national, le manuscrit sulfureux forme un morceau de notre passé et continue à faire Histoire. Se pencher sur ce double vertige, sans négliger ceux et celles qui nous ont transmis ce phylactère de 12 mètres, ne pouvait que tenter Delon, qui se livre ici à une fine archéologie de son objet, et y imprime un romanesque aussi contrôlé que savoureux. SG

A lire aussi : Stéphane Guégan, Bonnard / Verlaine, Parallèlement, Hazan, 35€: « Livre orgiaque, sans trop de mélancolie », aux dires de son auteur paraphrasant Baudelaire, Parallèlement met en scène les amours et les haines de Verlaine, sa double nature de pécheur et de chrétien convaincu, sa double identité sexuelle aussi. Celui qui avait été l’amant de Rimbaud, le temps d’une saison infernale, publie une manière de portrait intime en 1889, non sans craindre la censure. Onze ans plus tard, Verlaine étant mort entre-temps, Vollard et Bonnard, le marchand et le peintre, donnent une seconde vie au livre, choisissant avec soin format, papier et typographie, ainsi qu’une illustration somptueuse, tirée en rose à dessein. Sans jamais trahir le texte et sa façon piquante de mobiliser les sens, Bonnard laisse ses motifs, femmes entrelacées, corps lascifs, faunes exténués ou personnages de Watteau, et même odalisques fessues de Boucher, sortir des marges, envahir la page, culbuter les vers imprimés. Ce sommet de la poésie française et du livre d’artiste reparaît dans un coffret qui rend hommage à cette rencontre originale, à ce dialogue artistique au plus haut. Un livret explicatif se penche sur la verdeur poétique de Verlaine et explore l’Eros inventif de Bonnard. SG

JEAN (VOIT) CLAIR

De la terre, il faut entretenir le « souci », répète le Virgile des Géorgiques, dont Frédéric Boyer vient de nous offrir une traduction et une présentation d’une rare vigueur. Que ce souci, cet attachement amoureux, dépassent l’humain, imposent des devoirs sacrés, garantissent un au-delà de la mort par la vie continuée, le poète mantouan, né en milieu agricole, est peut-être le premier à l’avoir établi avec autant d’émotion non contenue. Nos écolos, si charitables envers la planète, préfèrent dissocier le salut des abeilles du Salut des âmes. Ils ont tort, comme notre époque a tort de dissoudre le spirituel et le politique dans l’organique. Le nouveau livre de Jean Clair s’arrache à cette erreur commune dès la tension que produisent titre et sous-titre. Terre natale, nous dit le premier, Exercices de piété, corrige le second. Chez les vrais catholiques, que la foi les habite ou pas, le désespoir est un crime, le renoncement une lâcheté. J’imagine l’effroi de ceux qui s’étaient habitués à reléguer Jean Clair parmi les déclinistes impénitents et les fossoyeurs de notre belle modernité. Il leur faisait l’effet d’un de ces réactionnaires que la presse bienpensante désigne à la réprobation vertueuse de leurs lecteurs.

L’inquisition peut se réjouir, la morale officielle exulter, le contempteur de l’art dit contemporain, le nostalgique des terroirs perdus, le chantre d’une langue trahie de toutes parts se doublait d’une identité chrétienne, depuis laquelle Terre natale embrasse aussi bien le passé de la France, l’histoire de l’Europe, que leur présent dégradé. Ira-t-on, cette fois-ci, jusqu’à lui reprocher sa manière unique, tendre et crue, de parler des femmes, objets, si l’on ose dire, d’une réflexion parallèle aux propos qu’il tient sur la paysannerie de son enfance, le destin dévoyé des musées et la corruption, en tous sens, qui gangrène le milieu de l’art ? Le rapprochement, s’il peut paraître étrange, s’impose dès les premiers mots, qui réveillent le souvenir de Bernanos plus que Sartre, ce stakhanoviste de la conscience pleine d’elle-même. Jean Clair, à la première personne, y fait l’aveu de la déprise de soi, d’une ipséité caduque, souffrante, ramenée au doute originel de ne plus savoir qui et où l’on est. La nuit, dont Jean Clair parle si bien, s’épaissit. Je est un autre, dit le poète ; je suis un autre, préfère-t-il écrire, loin de toute boutade et dérobade. Une béance, un gouffre peut-être, s’est bien ouverte, où il serait presque tentant, afin d’en finir, de se laisser glisser. Résonnant à chaque page d’un besoin de confession, avec ce que cela implique d’humilité et de courage, Terre natale n’élude pas l’angoisse dont le livre procède, angoisse de l’ennui baudelairien, angoisse de la mort, angoisse de voir mourir ce pour quoi on avait vécu, résisté, écrit. «Ecrire, c’est toujours rencontrer des morts », affirme l’auteur, parti à la recherche de ses parents, de paysages chers, d’un parler, mais aussi du Pantin des années 1950, où le spectre de Huysmans commence à céder le pas aux barres d’immeubles. Avec le temps, les mots, les images ont perdu le sens du sacré qui les portait. Terre natale les ramène dans sa lumière, non angélique, salvatrice.

Stéphane Guégan

*Virgile, Le Souci de la terre, nouvelle traduction des Géorgiques par Frédéric Boyer, Gallimard, 2019, 21€ / Jean Clair, de l’Académie française, Terre natale. Exercices de piété, Gallimard, 2019, 22€ (en librairie, le 28 juin) / On peut quitter la res rustica chère à Virgile et Jean Clair, sans quitter la grande littérature. Pour l’épouse de Necker, trois livres concentraient l’essence de la francité souveraine, les Lettres de Mme de Sévigné, les fables et contes de La Fontaine et cet ovni miraculeux que sont les Mémoires du comte de Gramont, publié en 1713 sous le manteau, par des libraires hollandais qui l’avaient long. On ne peut que résumer pesamment un tel livre où la dent de Saint-Simon, l’esprit de la fête galante et le cynisme blessé de Valmont semblent se donner la main ou lutter de mots qui font tous mouche. Dans un texte éblouissant, redonné ici, Sainte-Beuve ne sait comment dire, en 1849, la perfection de ce texte que l’on doit à un Anglais de race écossaise. Cet Hamilton fut le Plutarque d’un Français de vieille souche et de vrai sang bleu, plus habile aux joutes verbales, ébats de boudoir qu’aux armes. La préface de Michel Delon relève le gant de Sainte-Beuve avec un art qui nous rappelle qu’il est le meilleur avocat et connaisseur de Diderot, Sade et Casanova. L’hédonisme décomplexé de Gramont n’aura plus de mystères pour vous, de même que le récit plein d’auto-ironie de ses exploits galants et autres. Aux heures sombres de l’Occupation, rappelle Delon, Georges Duhamel s’en délectait. Est-il plus beau compliment à faire à cette « Vie » qu’on pourrait croire légendaire tant elle apprivoise le merveilleux et, à plein, le bonheur de respirer ? SG / Hamilton, Mémoires du comte de Gramont, édition de Michel Delon, Gallimard, Folio Classique, 9€.

13 TÉLEX D’OUTRE-TOMBE

Puni de mort pour avoir fauté et surtout foutré de façon peu catholique, Sade prend la route de l’Italie en juillet 1775. Louis XVI vient de monter sur le trône, il a fait le ménage parmi le personnel de son lubrique grand-père. Les temps changent, pas Sade. Le bon air de la Toscane l’attire d’abord, Donatien s’éloigne du théâtre de ses méfaits, Arcueil, Marseille, Lacoste, convaincu que d’autres plaisirs, licites ou pas, l’attendent à Florence, en plus des trésors de la Renaissance. C’est son Grand Tour, certes obligé, mais ouvert aux rencontres et à l’imprévu. De jeunes Italiennes se donnent à lui sans pouvoir se l’attacher. Après Florence, Rome, bientôt Naples. Stendhal s’annonce. L’écrivain qu’il n’est pas encore le devient en noircissant cahier après cahier, les impressions s’y mêlent aux documents, pratique que les Goncourt prolongeront après leur propre traversée de l’Italie. Convention d’époque, le mode épistolaire, souligne Michel Delon, déploie ici les premiers vertiges d’une parole singulière. Outre les beautés du tourisme moderne, auquel il touche par l’intermédiaire de peintres qui guident ses visites, les mœurs du haut clergé lui sont d’un enseignement utile. Son oncle l’avait déniaisé très tôt quant aux successeurs et serviteurs de saint Pierre. Le cardinal de Bernis, cher à Jean-Marie Rouart, complète son éducation. C’est déjà Sodoma, mais en mieux écrit et plus varié. Du reste, Sade pratique les deux sexes avec le même entrain. Sa peinture des hypocrisies de l’institution cléricale, autre différence, reste étanche au ton victimaire actuel. Face à « l’orgueil et l’intolérance […] des hommes enfroqués », la révolte lui va mieux déjà. Somptueusement présenté, enrichi d’un entretien avec Pierre Leroy, l’heureux propriétaire de ces cahiers que Delon et la Fondation Bodmer exposaient en 2014, Voyage en Italie a bien des charmes, celui du génie français en plus. SG/ Sade, Voyage d’Italie, édition établie et commenté par Michel Delon, Flammarion, 2019, 22€.

Monde ingrat, oublieux des gloires les moins usurpées ! L’immense Senancour, cher au regretté Jean Borie, aurait raté sa sortie, le 10 janvier 1846, au dire de sa fille… A 76 ans, l’immortel auteur d’Obermann se serait vu souffler la vedette par le mime Jean-Gaspard Debureau, mort pourtant en juin de cette année, et que les journaux encensent. La presse, encombrée du mime, enterra donc l’écrivain discret sous son indifférence. Ce pieux mensonge, aux couleurs de l’hagiographie nécessairement contrite, éclaire toutefois une situation. Malgré le soutien actif des romantiques, de Sainte-Beuve à George Sand, en passant par Nerval, Senancour, au moment de retrouver un Créateur dont l’existence lui semblait incertaine, n’avait pas acquis sa place au Paradis des lettres modernes. Est-ce une cause perdue ? Béatrice Didier et ses disciples se refusent à le penser. Avec un soin digne des plus grands éloges, ils ressuscitent les premiers écrits de Senancour, tout parfumés de la Révolution naissante et de l’inventaire que cette jeune plume exilée (volontaire), depuis la Suisse, opère parmi les ténors des Lumières. Buffon et Rousseau, à la faveur de ce tri, entraînent le « rêveur des Alpes », ce marcheur malheureux en amour, vers des réflexions que France Culture dirait actuelles. Mieux, (op)pressantes. Senancour, rousseauiste déniaisé, ne croit pas à la bonté de Dieu, ni à celle de l’homme, n’idéalise pas plus la civilisation et le progrès que les origines de l’humanité. Il faut raison garder en tout, art, éthique et politique. Les bassesses sucrées de Chateaubriand à la chute de Napoléon l’écœurent. Témoin des veuleries de l’âge moderne, il aimait à reporter ses espoirs vers les liens renouvelés de la nature et du citoyen, chacun faisant un pas vers l’autre, hors de toute mystique primitiviste et de toute barbarie libératrice.  Actuel, ô combien ! SG / Etienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes sous la direction de Fabienne Bercegol, Tome I, Les Premiers Âges, Sur les générations actuelles édition de Dominique Giovacchini, Classiques Garnier, 2019, 42€

Senancour et Chateaubriand, son aîné de peu, appartiennent à cette génération, celle qui a 20 ans quand implose le monde de leur enfance protégée, mais frottée aux lectures portant à l’exotisme, de Raynal aux digressions de Rousseau sur l’homme primitif et le paradis perdu. « Sous-lieutenant d’artillerie en disponibilité » (Marc Fumaroli), le jeune François-René laisse également son imagination s’allumer aux récits de Peaux-Rouges. Mais, point de naïveté ici, sa décision de passer dans le nouveau monde, en avril 1791, ne répondait pas seulement au besoin de charger sa palette et d’alimenter sa « Muse vierge ». La politique, son intérêt propre d’abord, est toujours entrée dans les desseins du futur enchanteur. Songeons avec effroi qu’un an plus tôt il hésitait à rejoindre Saint-Domingue, pierre angulaire du commerce américain, et bientôt terre de révolte des esclaves, à laquelle la République reste attachée. Bonaparte, jusqu’à la vente de la Louisiane, en était obsédé. Le nouveau monde, bien fait pour attirer un rejeton de l’aristocratie malouine, lui paraît, donc, une « terre d’opportunités » alternative. De ces huit mois passés dans la région des grands lacs et du Mississippi, où les Français ne manquent pas, il devait tirer, en 1829, son Voyage en Amérique. En quarante ans, ses impressions viatiques ont eu le temps de se décanter, les Indiens et la nature de devenir plus sauvages. Sébastien Baudouin, éditeur inspiré de ce grand texte nostalgique et déjà critique du technicisme Etats-Unien, en a bien repéré l’arrière-plan : la perte de l’empire colonial en sa composante atlantique, le mariage manqué entre l’Ancien régime et la première révolution, la promesse non tenue du « genre humain recommencé », le tout écrit à la lumière de son opposition croissante aux ultras de la Restauration agonisante. Un livre clef, prélude aux Mémoires d’outre-tombe. SG / Chateaubriand, Voyage en Amérique, édition de Sébastien Baudoin, Gallimard, Folio Classique, 2019, 10,80€.

Après avoir fait entrer Le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia et Marie Tudor en Folio-Théâtre, Clélia Anfray y intronise doctement le moins joué aujourd’hui des drames de Victor Hugo, Marion de Lorme. Se pourrait-il qu’il scandalisât notre époque pourtant riche en prostitutions et en bassesses politiques de toutes natures ? Les empêchements forment le cortège historique d’un ouvrage où Hugo voit d’abord l’occasion de défier Corneille, son idole, et Charles X, son roi, le premier avec admiration, le second avec dépit. Quel caillou dans sa chaussure de poète pensionné que la fin lamentable de la Restauration (les libéraux y mirent du leur) ! La chose, tragique et comique, d’une langue bondissante quand elle évite le sentimental, s’appela d’abord Un duel sous Richelieu. En 1829, Dumas et Taylor s’emballent. Le second voit déjà la pièce triompher sur la scène de la Comédie-Française. La Censure s’y oppose : on ne traite pas ainsi Louis XIII et Richelieu. La pièce bâillonnée attendra l’éclair de juillet pour être jouée. Maigre succès, déjà. Les vrais romantiques, Gautier en tête, ne s’identifient pas aux larmes de la courtisane au grand cœur, qui n’est pas la seule entorse à l’histoire. « Maintenant l’art est libre : c’est à lui de rester digne », proclame la préface d’août 1831. Ce n’est pas la « dignité » du drame, ce sont ses traits baroques, comme le costume bleu et orange d’un des protagonistes, ce sont ses saillies comiques et sexuées, qui ont le mieux vécu. « Pas de grâce ! », prononce le Dieu caché qu’est Richelieu, invisible au spectateur. Au contraire, grâce, grâce, pour Marion de Lorme. SG/ Victor Hugo, Marion de Lorme, édition présentée, établie et annotée par Clélia Anfray, Gallimard, Folio-Théâtre, 6,80€.

Avant de devenir les historiens de leur temps, les Gavarni, voire les Degas des mœurs contemporaines, Jules et Edmond de Goncourt se firent les chiffonniers de la France d’avant 1789, avant le règne du nombre et de la bigoterie morale. On sait ce que Baudelaire doit à leur Femme du XVIIIe siècle (1862). Précédemment, avec le zèle des dépités du présent, ils publièrent toutes sortes de précis où revivait la société ancienne, croquée à partir des traces qu’elle avait laissées dans les correspondances, les journaux intimes et la presse de l’Ancien Régime. En 1857, l’année des Fleurs du mal et sous la même enseigne, paraissait le livre qu’ils consacrèrent à l’actrice Sophie Arnould, nourri essentiellement de sa correspondance et de ses mémoires inédits. Il en allait plus que de la simple curiosité maladive de chineurs invétérés. Emboîtant le pas d’Arsène Houssaye et de Gautier, les deux frères, partis à la recherche d’eux-mêmes, reconquièrent, réinventent l’âge du rococo, leur âge d’or, temps des libertés individuelles, d’un hédonisme qui transcendait les classes et électrisait les arts et les lettres. Barbey exagère en les accusant d’avoir chanté les beautés et les licences qui auraient été fatales à la royauté. Au contraire, Les Portraits intimes du XVIIIe siècle (1857-1858), admirablement réédités, en s’intéressant aussi bien à Louis XV et Louis XVI qu’à Beaumarchais et Madame du Barry, rêvent d’un siècle qui eût très bien pu accoucher d’une révolution heureuse. Il y a beaucoup plus réactionnaires qu’eux, il y a surtout plus mauvais écrivains. Les Goncourt, comme Paul de Saint-Victor le voit aussitôt, inventent un style accordé à leur enquête, d’un faux laisser-aller et d’un vrai bonheur. Cette « entreprise de résurrection d’une société morte » (Catherine Thomas) marquerait tout le siècle suivant. SG / Edmond et Jules de Goncourt, Œuvres complètes, Œuvres d’histoire sous la direction de Pierre-Jean Dufief, tome IV, Portraits intimes du XVIIIe siècle, textes établis, annotés et préfacés par Catherine Thomas, Honoré Champion, 2019, 80€

De toutes les nouvelles qui composent Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, la moins gazée est La Vengeance d’une femme, la plus apte assurément à avoir attiré la censure sur le volume de 1874. Le connétable sulfureux, par un double retour sur soi, y arpente d’un même pas le Paris de la monarchie de Juillet finissante, la mémoire du roman balzacien et la réalité brutale de la haute prostitution qui les relie. On rappellera l’intrigue. Une superbe créature en robe safran surgit aux alentours du café Tortoni, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Elle lève un lovelace dont le sang bout à sa vue. Ils rejoignent un hôtel rue Basse-du-Rempart, près de la Chaussée d’Antin, où règne le sexe tarifé. Le récit n’épargne rien au lecteur des « détails libertins » qui mirent Barbey et les censeurs en émoi. Parce que toute jouissance se complique de fantasmes, nés de lectures et de tableaux pour certains, le récit se tresse de représentations, ici la Judith de Vernet (Salon de 1831), là quelque bronze élégamment salace dont Pradier pourrait avoir été l’auteur. Ces références actives préparent la révélation finale. La « fille » n’en est pas pas une, la pierreuse de luxe n’est que le masque d’une grande d’Espagne qui se donne pour salir son mari, qui a fait tuer l’homme qu’elle aimait. Sa vengeance appelle aussi l’image, un médaillon enchâssant celle du bien-aimé pur de tout commerce charnel ! Aussi le plaisir qu’elle feint d’éprouver dans le coït ancillaire, autre piège, n’est-il que celui qu’elle se donne en utilisant ses partenaires d’occasion comme autant de substituts du défunt idéalisé. Judith Lyon-Caen, dans ce livre foisonnant, fait la démonstration des vertus de la « lecture documentaire » : tout grand livre fait sens en faisant signe vers le réel, dépose sur la matière du temps une griffe unique. SG / Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Gallimard, NRF Essais, 22€.

Aurélie Petiot n’a pas tort d’user de la formule rituelle au sujet du préraphaélisme britannique : son ouvrage, dont l’illustration est aussi riche que variée et même surprenante, comble une lacune de la librairie française. Un beau livre manquait qui fît la synthèse de «l’abondante et récente littérature anglophone sur le sujet». Il ne s’écoule pas une année sans qu’une ou deux expositions ne mobilisent ces artistes que l’outre-Manche tient pour ses premiers modernes. Puisque cette modernité se voulut aussi esthétique que politique vers 1848, Petiot ne fait pas l’économie d’une analyse du réalisme et de la pensée sociale dont Millais, Hunt et Rossetti se prévalaient. Au sujet des femmes du cercle, on n’évite pas toujours les protestations anachroniques ou simplement sans fondement. A-t-on besoin, dans le même esprit, de parler de « queer » au sujet de l’androgynie chère à Burne-Jones, suiveur de Michel-Ange ? A propos des maîtres anciens que ces faux naïfs pillent tant et plus, Petiot apporte beaucoup, texte et images. On regrettera d’autant plus que l’inspiration religieuse de nos « rebel(les) » ne soit pas confrontée aux différences confessionnelles propres aux artistes anglais et au contexte anglican. Alors que ces mêmes artistes se réclamaient d’une probité anti-académique et d’un primitivisme réparateur, leur usage de la littérature ne fait jamais l’objet d’une véritable approche sémiologique. Plutôt que d’opposer les Préraphaélites à la peinture victorienne, l’auteur enfin aurait pu montrer l’évolution mondaine d’un Millais, portraitiste très vite recherché. Le chapitre final sur la réception française ne laisse pas moins à désirer, il souffre d’approximations pour le fou de Gautier que je suis. Le texte que Théophile consacre à l’école anglaise, lors de l’Exposition universelle de 1855, est mal cité, ce qui fausse sa lecture de l’Ophélie de Millais, l’un des trois tableaux dont le poète dit explicitement qu’il comptait parmi « les plus singuliers » de la compétition internationale voulue par Napoléon III. De chauvinisme et de cécité, point. Le texte de Gautier ne parut pas dans la Gazette des Beaux-Arts, qui n’existait pas encore, mais dans Les Beaux-Arts en Europe, deux volumes promis à être lus par Baudelaire, Huysmans, Mallarmé. La crème du génie français ne détestait pas, de temps à autre, changer de rivage. SG / Aurélie Petiot, Le Préraphaélisme, Citadelles et Mazenod, 189€.

On sait la terrible gêne financière où se débat le dernier Verlaine, celui des années 1892-1896, durant lesquelles le poète revenu au Christ n’échappe pas à la fée verte. Étrange cocktail !  Le prince de la Décadence y noie doucement un reste de génie et de vie. Les conférences qu’il donne alors le soutiennent un peu sans l’enrichir. C’est le cas de celle qu’il prononça péniblement au Procope, lieu idoine, le 29 mars 1894, dont le texte était supposé perdu et sur lequel Patrice Locmant a remis la main. Dans la salle, Catulle Mendès, Armand Silvestre et Gabriel Yturri, le secrétaire de Robert de Montesquiou. Lors de la causerie en question, il dira la haute estime que ce dernier portait à Marceline Desbordes-Valmore. Que diable Verlaine, direz-vous, avait-il besoin de priser en public la poétesse romantique, au Procope, en cette année d’attentats anarchistes ? A la demande de l’association des Rosati, une société anacréontique née en Artois au XVIIIe siècle, il avait accepté de chanter les fortes vertus du régionalisme et notamment la santé de ces félibres du Nord, dont il rapprochait, outre Marceline, le Sainte-Beuve des Rayons jaunes. L’absence d’emphase qui les caractérise lui semble préférable à la lyre des grands romantiques… Au-delà, Verlaine en vient à exalter la « réaction des patries contre, non pas au grand jamais et Dieu Merci ! la Patrie, mais contre l’unité factice, forcée, contre l’absorption par le préjugé jacobin et monarchique de toutes les forces intellectuelles et morales françaises… » Ne sourions pas trop vite, son ami Mallarmé, à la même époque, lié au Félibre de longue date, ne manquait pas une occasion de célébrer les expressions régionales du génie français (voir notre recension de la Correspondance du faune dans le numéro d’été de la Revue des deux mondes). SG / Paul Verlaine, Les Poètes du Nord, édition établie, présentée et annotée par Patrice Locmant, Gallimard, 12€.

De 1898, Elisabeth II aurait pu dire qu’elle fut une « annus horribilis », expression qui n’aurait pas déplu à Jean de Tinan pour toutes sortes de raisons. La première, c’est qu’il se meurt à 24 ans, en pleine possession de sa tête et de ses moyens littéraires. 1898, c’est aussi L’Affaire, bien sûr, qui affleure sous sa plume vive, exacte et drôle, chargée de cette « ironie tendre » qu’il aimait chez Fargue. A force de le lire trop vite, on l’a classé parmi les anti-dreyfusards. Ses Lettres à Madame Bulteau, une bénédiction que l’on doit à l’impeccable curiosité de Claude Sicard, obligent à corriger cette fausse évidence. Évidemment, son humour fera jaser les tristes sires. Ce trait d’élégance amusée, il le partageait avec un groupe qui ne se confond ni avec le décadentisme fin-de-siècle, ni avec le grave et ennuyeux symbolisme. Augustine Bulteau, collaboratrice du Gaulois et du Figaro, sa mère de substitution, l’associait à « la fleur de l’esprit français », ce dont Mallarmé, qui correspond avec Tinan, eût convenu. Inédit décisif, au même titre que le Journal intime des années 1894-1895 édité par Jean-Paul Goujon (Bartillat, 2016), cet ensemble de lettres a été sauvé par le grand Jean-Louis Vaudoyer. On vérifie à chaque page la valeur de la constellation des amis de Tinan, notamment Maxime Dethomas et un certain Toulouse. Les experts de Lautrec ne se soucient pas de ses accointances littéraires, bien que Paul Leclercq ait été catégorique à ce sujet et notamment le lien qui unissait le peintre et l’auteur de L’Exemple de Ninon de Lenclos dont il dessina la couverture, en 1898 ! SG/Jean de Tinan, Lettres à Madame Bulteau, édition établie, présentée et annotée par Claude Sicard, Honoré Champion, 2019, 48€.

C’est l’histoire de l’exhumeur exhumé ! Car qui connaît Frédéric Lachèvre (1855-1943) en dehors des fanatiques du libertinage français des XVIIe et XVIIIe siècles ? En le tirant de cet oubli relatif, Aurélie Julia, son arrière-arrière-petite-fille, aujourd’hui très active à la Revue des deux mondes, ne s’est pas seulement acquittée d’une dette de famille. Du reste, elle aborde la figure et la frénésie bibliophilique de ce burgrave maurrassien avec la bonne distance, bien qu’on ne puisse pas se défendre de tendresse et d’admiration pour ce rentier austère qui aura donné sa vie, et une partie de sa fortune, aux grandes plumes de la libre pensée et des mauvaises mœurs. Certes, il y a libertins et libertins, surtout aux yeux d’un chercheur, d’un dénicheur de livres rares, dont la vie rangée, politiquement, moralement et religieusement nette, s’opposait aux écarts de ses sujets d’étude. Sans doute, moins inquisitrice, son exigence éditoriale eût-elle été moins scrupuleuse et son héritage plus sujet à caution aujourd’hui. Aurélie Julia fait entendre la voix de ses adversaires, ceux qui ne lui pardonnent pas « l’exécration morale et idéologique » dont il accablait les responsables du grand naufrage. Les lecteurs des Grotesques de Gautier, résurrection flamboyante de la littérature mousquetaire, sauront apprécier cette douche froide. Par ailleurs, l’homme de Théophile de Viau, Claude le Petit, Cyrano de Bergerac (le vrai) et Blessebois, « Casanova du XVIIe siècle », n’a pas négligé, parmi les ombres et les oubliés à repêcher, la cohorte des petits romantiques. Un saint ! SG / Aurélie Julia, Frédéric Lachèvre (1855-1943). Un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin, Honoré Champion, 2019, 35€.

Louise Bourgeois (1911-2010), que son Amérique d’adoption aura tant tardé à consacrer, était française jusqu’au bout des ongles. Son élégance, précoce et durable, ne trompe pas. La famille a des moyens et sa fierté. L’enfant, puis la jeune fille, porte des robes Poiret et Chanel dans les années 20-30, tient un journal, découvre son pouvoir sur les hommes. L’un d’entre eux, le brillant Robert Goldwater l’épouse en 1937, mais n’étouffe pas les ambitions artistiques de Louise. A l’Académie de la Grande-Chaumière, où elle se forme, les rencontres comptent autant que l’apprentissage. Elle croit, Louise, au savoir-faire, n’idéalise pas l’instinct. En 1938, l’année où Goldwater organise la mythique exposition Primitivism in Modern Art (qui lui vaudrait aujourd’hui les foudres du communautarisme bien-pensant ), le couple a rejoint New York, la ville du MoMa. Auprès de ses amis restés en France, elle se fait mousser ingénument, en prétendant, par exemple y avoir croisé Picasso. Cette tendance à l’affabulation, Marie-Laure Bernadac, dans l’excellente et très sourcée biographie qu’elle lui consacre, en donne d’autres exemples. Mais, Dieu soit loué, elle ne les condamne pas. Louise, épouse infidèle, ne voit simplement pas la nécessité de ne pas colorer sa vie, présente et passée, d’un peu de fiction, de même qu’elle laissera croire que son œuvre découle du « roman familial », œdipien en diable, où elle aurait grandi… Comment y voir clair dans le vertige des apparences? Bernadac, qui a déjà beaucoup publié sur l’artiste, en connaît bien l’archive, très fournie. Elle parle et exploite aussi bien le fétichisme de Bourgeois, qui n’est pas sans rappeler celui de Picasso. Ce dernier, par un hasard qui n’en est peut-être pas un, fascine très tôt Louise, on l’a vu. L’emprise picassienne ne saurait, évidemment, faire oublier l’attention qu’elle porte vite au surréalisme dont New York devient la seconde capitale bien avant l’exil de Masson et Breton. Il lui répugne vite, toutefois, de n’être qu’une séide des marchands de rêves. Le sexe, dans sa crudité, fait souvent défaut à l’art du cercle de Breton. « Je suis femme. Je n’ai pas besoin d’être féministe », aimait-elle à rappeler. Il est peu de Françaises qui aient autant montré de génie dans les arts visuels et su leur donner un sexe, le sien. SG / Marie-Laure Bernadac, Louise Bourgeois, Flammarion, 32€.

Genre littéraire, la visite à l’écrivain, a accouché du meilleur et du pire depuis la fin du XIXe siècle, son premier pic… Patricia Boyer de Latour, cent ans plus tard, est entrée dans la vie de Dominique Rolin et n’en est jamais sortie. Aux questions qu’elle pose, aux réponses qu’elle obtient, aux livres qu’elle a tirés de leurs longues et libres conversations, recommencées selon un rituel intangible, on comprend la raison de leur confiance mutuelle. Quand le dialogue s’amorce, Dominique Rolin aborde le grand âge sans crainte du grand saut. Elle a tellement charmé la vie qu’elle charme sa mort, en parle comme d’une présence familière qui va et vient, à la manière de souris. L’écrivain arrachera, du reste, une douzaine d’années à cette complice espiègle. « Oui, pas de morbidité », intime-t-elle avec douceur à Patricia Boyer de Latour, devenue vite une amie aussi chère que les vivants et les ombres avec lesquels elle chemine chaque jour. Les entretiens que forment Plaisirs et Messages secrets se veulent d’outre-tombe, la formule ne surgit pas fortuitement au cours des échanges. Elle n’est porteuse d’aucun dolorisme et d’apitoiement. Célèbre à moins de trente ans, dans le Paris de l’Occupation, elle est proche alors de Cocteau, qui a fait un accueil triomphal au Marais, publié chez Denoël. Première histoire d’amour avec l’éditeur, son aîné, belge comme elle, dont la mort la bouleversera. Plaisirs évoque sans cachoterie cette époque et certaines amitiés littéraires, de Marcel Aymé à Blondin, que d’autres auraient préféré ne pas commenter. L’auteur du Singe en hiver, siégeant au Prix Nimier, aimait à lui dire : « Sois belge et tais-toi ». Conseil que Blondin ne lui demandait pas de suivre, bien sûr. La preuve, ce sont ces deux livres du souvenir, réunis dans la lumière du bonheur d’avoir à parler littérature, peinture, amants et amours, Europe buissonnière, musique, toutes les musiques. « Il faut faire attention à la vie », conseillait-elle au jeune Sollers, en pleine guerre d’Algérie. Plus qu’un avis, une philosophie, une esthétique de l’existence. SG / Dominique Rolin, Plaisirs suivi de Messages secrets. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, L’Infini,  2019, 15,25€.

Nos Dioscures n’ont pas toujours roulé en habits verts, mais une même fureur de vivre et d’écrire, durant un demi-siècle, les anima, les aimanta. Cette amitié, qui tient du pacte amoureux et avale les brouilles passagères, ne s’est pas éteinte avec la disparition de Jean d’O, comme Jean-Marie Rouart aime à le désigner dans ce livre ému, ce dialogue continué, qui respire l’hédonisme, l’espièglerie, la noblesse et l’irrévérence des Hussards. Ce fut, certains l’ont oublié, la première famille de Jean d’Ormesson. On peut s’étonner à cet égard qu’il ait précédé, sous les dorures de la Pléiade, Nimier, Déon, Blondin et Jacques Laurent, auprès de qui, au temps d’Arts, il fit ses armes. Et quelles armes! Jean d’Ormesson n’avait pas son stylo dans sa poche. Au meilleur des années 1950, on tirait à vue, à gauche et à droite, on tirait son épée, veux-je dire. D’un roman de Pierre Brisson, le grand homme de presse et l’ami de Wladimir d’Ormesson, son oncle, le cadet n’hésite pas s’écrier : « On ne peut pas être directeur du Figaro et avoir du talent. » Du talent, Jean d’Ormesson en eut à revendre. Mais le roman, comme Rouart le note à plusieurs reprises, convenait mal à son grand ami, écrivain plus cérébral que tripal. Paul Morand, le premier mentor, le pensait déjà, avant que les romans de Jean d’Ormesson se mettent à ne plus ressembler à des romans… La formule était trouvée, où son intelligence, sa culture et sa passion des femmes ne s’embarrassaient plus d’aucune limite. L’éclatement du dictionnaire rend justice aux jouisseurs insatiables de son espèce, la plus raffinée, la plus opiniâtre aussi. Qu’il ait mis Chateaubriand au-dessus de tout ne surprend, ni ne choque. Il aura également, personne n’est parfait, chéri Aragon autant que Rouart vénère Drieu. Les amitiés indéfectibles, les âmes soeurs ont aussi besoin de petites divergences pour se reconnaître. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson, Plon, 25€.

TOUJOURS LUI ! LUI PARTOUT !

  • « L’art de Picasso a toujours été capable d’émotion, de compassion, d’attendrissement, bien au-delà de la période bleue », me dit Raphaël Bouvier en désignant Acrobate et jeune Arlequin, grande gouache du début 1905, où la mélancolie des saltimbanques de Baudelaire et d’Edmond de Goncourt prend les couleurs presque délavées de ces moments incertains qui précèdent ou suivent la féerie  du spectacle. La scène, c’est le sacré, le merveilleux ; les coulisses en sont le purgatoire ou l’Enfer. Confisqué par les nazis en 1937, aujourd’hui en mains privées, ce chef-d’œuvre a été choisi pour répandre dans Bâle l’annonce que l’exposition Picasso bleu et rose avait quitté Paris. En passant la frontière, elle s’est resserrée autour des peintures et a élargi son champ jusqu’au seuil du cubisme, dissipant l’idée fausse d’une rupture. D’Orsay à la Fondation Beyeler, la sélection des tableaux et gouaches ne pouvait demeurer identique, certaines n’ont pu venir, mais les nouvelles suffisent à justifier la visite de l’étape suisse, quelques-unes d’entre elles n’ayant jamais été vues depuis un demi-siècle. On s’en tiendra ici à cette moisson de raretés, qui débute avec La Gommeuse de 1901, un tableau que Vollard exposa alors, et que Joseph von Sternberg posséda. Ce tableau unique, c’est déjà L’Ange bleu de 1930, mais deviné par Manet, pour le regard d’Olympia, par Lautrec, pour les bas rouges, et par Vallotton, pour la synthèse incisive. Picasso se cherche, dit-on. Mais quels tâtonnements sublimes! Si les bleus picassiens n’engendrent, ni n’expriment toujours la déréliction, contrairement à ce que répète la vulgate, ils peuvent signifier la douleur infinie de la perte, et la solitude sans horizons des parias de la société.

Deux tableaux poignants se confrontent au malheur ordinaire avec une concision admirable, La Mort de 1901, une scène de lamentation collective, et La Miséreuse de 1902, une Vierge de douleurs dont nos regards sacrilèges remplacent les épées manquantes. Cette dernière est bien la preuve que le Picasso d’alors, en retour, ne transperce pas seulement le spectateur que nous sommes, il nous emplit des échos de sa catholicité profonde. Le Greco, l’un des grands modèles des années 1900-1906, l’a aidé à entrelacer le profane et le religieux de façon à les rendre indissociables et universels. Un simple marchand de gui, à l’image de la grande gouache de 1902-1903, creuse la scène d’une perspective chrétienne qui sacralise ces figures de pauvres faméliques au même titre que, selon Apollinaire, les personnages forains touchent aux dieux anciens. L’hypothèse d’une veine christique souterraine pourrait trouver sa confirmation dans La Tête d’Arlequin du début 1905. L’œuvre a appartenu à Jacques Doucet, elle annonce Les Deux frères de Bâle, et oblige donc à se méfier de la rupture qui se serait produite des bleus aux roses. Il faut penser autrement l’évolution stylistique de Picasso et y réintroduire d’autres facteurs que l’attrait du neuf et de la surprise, pour employer un des mots préférés d’Apollinaire. Les commissaires de cette magnifique collaboration internationale nous y aident efficacement. Picasso s’était construit à travers Manet, Degas, Lautrec, Van Gogh et Cézanne, pour ne citer que quelques-uns de ses phares, il devint très vite, à son tour, un modèle stimulant ou encombrant. Telle est habituellement notre façon d’envisager les rapports d’influences. On en oublierait presque le souci qu’eut toujours l’Espagnol d’aller vers la nouveauté des ateliers et des galeries, notamment au cours des années 1920 qui voient se dresser la phalange surréaliste et fleurir différentes poussées d’abstraction.  En 1931, Picasso franchit la porte de la galerie Percier qui présente des œuvres de Calder sous le titre byzantin de Volumes-Vecteurs. Densités/Dessins-Portraits. Un pur aficionado de Mondrian n’aurait pas fait plus sec. Mais les œuvres ne le sont pas… L’Américain Calder vient d’un monde où l’on ne craint pas de fréquenter, avec la distance poétique que s’imposait déjà Picabia, les formes et les matériaux de l’âge industriel. Parce que tout s’accélère autour d’eux, les artistes depuis Lautrec et Kupka cherchent à apprivoiser le mouvement et à changer d’espace-temps. Il ne fait aucun doute que Calder, vers 1928-1930, ait compris le message et la nécessité d’inventer un cinétisme nouveau, souvent très ludique : ses danseurs et danseuses, dont la mémorable Josephine Baker, s’animent avec humour et s’élancent avec détermination grâce à l’emploi d’un fil de fer aussi gracieux que réactif au moindre souffle.

Alexander Calder, « Sans titre », vers 1937. Pablo Picasso, « Projet pour un monument à Guillaume Apollinaire », Paris, octobre 1928

Suspendus par le haut, et non plus ancrés par le bas, ils redéfinissent, redéploient l’espace qui les accueille, l’illimitent en quelque sorte, à la façon dont le cubisme avait donné une valeur égale aux formes et à leur milieu ambiant. Du reste, Picasso et son ami Julio Gonzalez n’ont pas attendu Calder pour donner vie au vide et jouer des transparences en tous sens. Bien que soclé, le Monument à Apollinaire, confine à l’anti-ronde-bosse.  Qui d’autre que Picasso alors, lui qui restaure en peinture le poids des corps et l’appel des visages, aurait pu imaginer le poète d’Alcools et son érotomanie en une compénétration arachnéenne de tiges métalliques passées au feu? Cela ne signifie pas que la rencontre de Calder, ou leur réunion dans les espaces du pavillon de la république espagnole lors de l’Exposition Universelle de 1937, soient restées sans effet sur la production de l’aîné. Avec un rare bonheur d’accrochage, Calder-Picasso, qui vient d’ouvrir, rapproche leurs rêves icariens. Car la voie lactée, « les points dans l’infini », rappelait Gonzalez en 1931-1932, a bien tracé une possibilité de « dessiner dans l’espace » par et pour la sculpture. La lumière de ce printemps précoce, que l’Hôtel Salé laisse entrer autant qu’il se doit, contribue à la fête aérienne, chorégraphique, qui naît de la confrontation si bien orchestrée. Quelque chose d’allègrement supérieur circule de salle en salle, étonnante alchimie qui fait sienne la leçon de ce qu’elle montre. Le mariage réussi, en somme, du pondéreux et de l’impondérable. « C’est la poussée de l’espace sur la forme qui compte », disait Picasso. Encore fallait-il une scénographie qui sût percer la dynamique des corps sans la singer. Stéphane Guégan

Picasso bleu et rose, commissaires : Laurent Le Bon, Claire Bernardi, Raphaël Bouvier, Stéphanie Molins et Emilia Philippot. Fondation Beyeler, jusqu’au 26 mai 2019, catalogue de la Fondation Beyeler  sous la direction de Raphaël Bouvier, éditions anglaise et allemande, 68 CHF.

Calder-Picasso, commissaires : Claire Garnier, Emilia Philippot, Alexandre Rower et Bernard Ruiz-Picasso, catalogue Skira / Musée Picasso, 42€.

Picassons, picassons…

Vers 1900, Rodin rayonne en Europe comme une multinationale à hauts profits, appuyée à Londres, Vienne, Munich, Turin, Rome ou Barcelone sur des agents locaux. Né à Prague et sujet de l’Empire du milieu, Rilke entre dans leur cercle, à 27 ans, en 1902, au lendemain de la rétrospective que le maître s’était offerte en marge de l’Exposition Universelle. Les machines et Rodin, double vertige… Son électricité à lui, c’était l’humaine condition, Eros et Thanatos sans masque, dans le sillage de Balzac et Baudelaire, envers lesquels le créateur de La Porte de l’Enfer et Rilke manifestent le même respect religieux. Les deux hommes, que 35 ans séparent, vont s’écrire au gré des déplacements du poète volant et volage. Au-delà de la sympathie que Rilke suscite immédiatement, Rodin perçoit le bienfait possible des ramifications de l’écrivain avec le monde germanique. Du reste, la rencontre est provoquée par le livre que Rilke vient de se voir confier sur le grand Français, il a appris à l’admirer aux côtés de son épouse, sculpteur aussi, Clara Westhoff. Signe des temps, on se préoccupe plus aujourd’hui de cette dernière dans l’analyse des relations des deux hommes. Et l’on fait bien, comme le prouve ce qu’en tire Hugo Hengel, éditeur de leur correspondance dont l’édition précédente (1928) appelait un retour aux manuscrits. Erreurs et manques ont été redressés. Ces dix années d’avant-guerre, quand l’Europe de la pensée était encore une, fleurent un cosmopolitisme aux accents parfois espagnols. Zuloaga, admiré de Rilke et de Rodin, n’en constitue pas la seule cause. Essentielle, en effet, fut la vague Greco, qui ébranle le tout-Paris lors du Salon d’Automne de 1908 ; elle avait pénétré les milieux d’avant-garde dès avant. Zuloaga et son ami Picasso s’y étaient employés. Nul hasard si la Ve des Elégies de Duino reste à ce jour le commentaire le plus éloquent de la Famille de Saltimbanques (Washington) où Pablo, entre bleu et rose, se rêva en errant magnifique, entouré de ses chers Max Jacob, Salmon et Apollinaire. Le présent livre donne ainsi accès à une histoire qui le déborde. On le lira aujourd’hui en se souvenant que Picasso, avant de conquérir la France et le monde, griffonnait des Rodin sur du papier journal. SG // Rainer Maria Rilke – Auguste Rodin, Correspondance 1902-1913, édition de Hugo Hengel, Arts et Artistes, Gallimard, 28€.

La présence de poètes à ses côtés, leur parole déliée et libératrice, lui fut toujours vitale, Picasso l’aura dit, peint et sculpté sur tous les modes. En prélude à l’exposition qui se prépare à Barcelone, sous l’égide d’Emmanuel Guigon, Hazan réédite le seul volume qui ait été le fruit d’une véritable collaboration entre Eluard et celui qu’il tenait pour l’artiste majeur du siècle. Le Visage de la Paix paraît aux éditions du Cercle d’art en octobre 1951, sous contrôle communiste donc. Doublement, même. Le Congrès mondial des partisans de la Paix, qui s’est tenu en avril 1949 à Paris, avait marqué, et inquiété… Les discours de la salle Pleyel et les parades du parc des Princes eurent, en effet, une odeur de victoire annoncée, et Picasso aurait dit alors à Aragon : « Alors, quoi ? Dis-moi. C’est la gloire ? » Apocryphes ou pas, ces mots disent aussi l’ambiguïté de l’engagement paradoxal d’Eluard et de Picasso aux côtés de Moscou. Rappelons-nous les vers à double entente que le premier consacre au second dans Poésie ininterrompue (Gallimard, 1946), oscillant entre le cri de guerre («Nous nous portons notre sac de charbon / A l’incendie qui nous confond ») et l’aveu de tenaces scrupules (« Aujourd’hui je voudrais aller / En U.R.S.S. ou bien me reposer »). Michel Murat, dans le livret qui accompagne le présent volume, pointe astucieusement la tension d’un poème clivé. Il suggère aussi, et à raison, qu’il est d’autres désaveux latents parmi les textes et les œuvres que les deux hommes lièrent au « bon combat », la colombe douce et cruelle incarnant, au su d’Aragon, la structure schizoïde où s’inscrivent les intellectuels communistes depuis les années 1920 et les révélations sur le totalitarisme régnant en U.R.S.S. On lira ici, réunis au Visage de la Paix et pareillement illustrés, quelques-uns des poèmes, certains admirables, qu’Eluard rassembla lui-même en hommage à Picasso et à sa force érotico-démiurgique. Il y passe aussi, dans l’amertume et presque la culpabilité du survivant, l’ombre des années de l’Occupation et de ceux qui exposèrent en totalité leur vie. SG / Eluard / Picasso, Pour la paix. Le Visage de la paix et autres poèmes de Paul Eluard, en dialogue avec des œuvres de Pablo Picasso, livret d’accompagnement de Michel Murat, Hazan, 29,95€.

Imagine-t-on le musée Picasso privé du mobilier filiforme, tirant ici sur le bestiaire, là sur l’herbier, de Diego Giacometti ? Non, certainement pas. L’Hôtel Salé, encore poussiéreux de son passé Grand siècle, avait conquis le frère d’Alberto au soir de sa vie. Il avait pourtant hésité à accepter la commande que lui fit Dominique Bozo de glisser sa manière féline dans le temple de l’ogre espagnol. On ne sait ce qui le décida. Était-ce l’illusion de renouer avec ses premières années parisiennes et le Picasso que les frères Giacometti avaient fréquenté sans en faire un ami? Mais la chose était impossible, Alberto l’a dit à Stravinsky dans une archive éblouissante de 1965… Quoi qu’il en soit, il existe une table, commande de Kahnweiller, que Pablo et Diego signèrent de concert en 1956. Ce qui poussa ce dernier à accepter le chantier du futur musée Picasso, c’est peut-être plus le génie du lieu que le génie de celui qu’on allait y célébrer… Car la manière de Diego, quelques superbes tentatives rocailles mises à part, est largement tributaire des sources antiques et classiques. Il suffit d’ouvrir au hasard le très beau livre que lui consacre Daniel Marchesseau pour retrouver Georges Jacob dans tel lit de repos auquel il ne manque, dessus, qu’une moderne Récamier en vamp un peu froide. La source de cette sobriété indémodable, Marchesseau la révèle assez vite, elle vient de Jean-Michel Frank, ce décorateur qui attira à lui une modernité dont il arrivait à apaiser les clivages. Peu d’hommes surent ainsi faire travailler ensemble des ex-cubistes et des surréalistes, Man Ray comme Dalí. Ce petit monde touche, bien sûr, aux cercles raffinés de la mode parisienne, sortie plus forte des années d’Occupation. La ligne de Diego n’était pas perdue chez Lucien Lelong et Elsa Schiaparelli, chez qui le jeune Hubert de Givenchy découvre en 1947 le travail des frères Giacometti. Il sera, entre 1965 et 1985, nous dit Marchesseau, l’ami, pour de vrai cette fois,  et le plus fidèle collectionneur de Diego. On comprend que ce livre lui doit une partie de son existence et qu’il constitue une manière d’hommage à ce grand homme de la mode récemment disparu. SG / Daniel Marchesseau, Diego Giacometti. Sculpteur de meubles, Éditions du Regard, 49€.

Sade avait été net, comme toujours : à sa mort, interdiction était faite qu’on ouvre son corps et qu’on l’emboîte avant quarante-huit heures. Ce dernier enfermement était réglé comme le théâtre dont il avait eu la passion plus que le génie. Donatien demandait aussi à être enterré sur ses terres, en forêt de Malmaison, et la tombe devait être invisible, meilleur moyen d’être partout, à jamais. L’hypothèse du dieu caché n’avait pas quitté l’élève des Jésuites, devenu moins orthodoxe dès qu’il put, cœur tendre mais sexe intempestif, se livrer à ses fantaisies de toute nature et antinature. Très tôt, ressac des frasques du personnage, sa famille eut à couvrir ses excès… Une fois son père définitivement éteint, le fils cadet et exécuteur testamentaire, s’empressa de trahir les volontés paternelles et de sauver au mieux les apparences. On fit venir un prêtre en ce mois de décembre 1814, à Charenton, où Bonaparte l’avait bouclé depuis plus de dix ans, et on enterra Sade chez les fous, autre manière d’en confirmer l’inhumanité. Las, en 1818, à la faveur des travaux qui touchèrent le cimetière de l’asile, il fut permis au docteur Ramon d’examiner les restes de cette tête dérangée : son crâne allait enfin sceller le destin posthume du dénaturé. Le médecin féru de phrénologie eut beau observer l’os sous tous les angles, échec : « son crâne était en tous points semblable à celui d’un père de l’Eglise ». Ces notes seront publiées, en 1957, par Gilbert Lely quand la justice, n’en ayant jamais fini avec Sade, s’en prendra à Pauvert et Paulhan. Elles ont inspiré à Stéphanie Genand l’ouverture piquante de sa biographie qui ne l’est pas moins. Simplement, mais remarquablement écrite, elle nous emmène sans mal sur les chemins d’une vie et d’une « identité qui inclut l’altérité ». Homme de naissance, mais traître à toutes les classes sur le terrain du grand art, il pensa la dualité des sphères publique et privée avec une audace prémonitoire. Sa vie volée, violée, violente, est un « roman », proclame Sade en direction de ses futurs biographes. Stéphanie Genand, experte de Mme de Staël, n’a pas oublié d’équilibrer le respect du document et l’aura de la fiction. Sade, toujours au bord du mythe, n’est jamais mort, les romantiques, les décadents, les surréalistes, Bataille et Paulhan, Gilbert Lely, Maurice Lever et Michel Delon, plus récemment le musée d’Orsay, l’ont arraché à ses fers et aux affabulations. Mais n’oublions pas Apollinaire, Eluard et Picasso dans cette seconde vie, Picasso qui faisait lire du Sade à ses jeunes amies en mal d’éducation, de même que le marquis encourageait sa chère Renée, si froide d’abord, à s’échauffer par la lecture de ses concurrents. SG // Stéphanie Genand, Sade, Folio biographies, Gallimard, 9,40€.

Vient de paraître : Stéphane Guégan, Van Gogh  en 15 questions, Hazan, 15,95€

QUI VOYAGE VOYAGERA

  • De la quinzaine de tableaux que Gauguin rapporta de Martinique, les frères Van Gogh achetèrent aussitôt le plus beau. L’œuvre, Aux mangos, et son reçu, daté du 4 janvier 1888, font partie de la formidable exposition qui vient d’ouvrir à Amsterdam et distribue, selon un dispositif spatial astucieux, œuvres, objets et documents. Naturellement, le musée Van Gogh a fait du chef-d’œuvre dont il est propriétaire le cœur de sa démonstration et de son accrochage. Gauguin aurait approuvé ce choix, lui qui prétendait, à rebours de sa légende, avoir méthodiquement peint la toile indolente, la plus grande en dimension et en poésie de la production martiniquaise, et la plus accomplie dans sa volonté de synthétiser, à travers trois figures stylisées, les différentes phases de la cueillette des fruits exotiques. Un soin infini fut donc donné à la réalisation des Mangos et l’on est plus qu’heureux de pouvoir accéder à deux de ses feuilles préparatoires, petits croquis enlevés ici, personnages en gros plan ailleurs. Cette dernière feuille a été quadrillée pour le report de l’étude sur la toile, elle montre les deux figures, au contour net, qui concentrent l’attention sur le premier plan du futur tableau. Au fond, le processus graphique que s’impose Gauguin est digne d’un élève de Gérôme ou de Bouguereau ! Résumant d’un trait très sûr ligne et volume, il détaille ce couple de « négresses », pour user du titre que l’œuvre portait initialement.

Parler ainsi heurte aujourd’hui les sensibilités et l’exposition informe ses visiteurs que le séjour martiniquais de Gauguin, entre juin et octobre 1887, doit désormais s’apprécier selon les critères de la lecture postcoloniale. Certes, le choix des Antilles découle, en partie,  de l’envie consciente de jouir des avantages d’une terre française, au-delà du frisson inter-ethnique qui devait plus tard le pousser jusqu’à Tahiti, au-delà même de la simple nécessité de retremper sa peinture antimoderne dans l’univers exote d’une société encore peu atteinte par la mécanisation du travail et des transports. On sait que Gauguin, en avril-mai 1887, et en compagnie du peintre Laval, avait d’abord tenté sa chance au large du canal, en construction, de Panama. L’expérience se solda par un fiasco terrible et une lourde pathologie, malaria et paludisme, qui se déclarèrent peu après que les deux amis firent le choix de s’installer à 2 km, au sud, de Saint-Pierre, « Petit Paris des Antilles ». A l’évidence, Gauguin doit d’avoir survécu aux fièvres et à la dysenterie aux établissements sanitaires de l’île accueillante. Derrière la beauté des tableaux martiniquais, derrière leurs échappées japonaises vers l’océan ou la montagne Pelée, derrière l’exubérance végétale qui devait fasciner Breton et Masson en 1941, n’oublions pas que la mort fut du jeu. Au fond du canal, où il trima dur au contact des parias du monde entier, Gauguin avait vu tomber les Noirs et compris la ségrégation : «Quant à la mortalité elle n’est pas aussi effrayante qu’on le dit en Europe ; les nègres qui ont le mauvais ouvrage meurent 9 sur 12 mais les autres sont de moitié.»

Après avoir fui cet enfer pour une plantation martiniquaise, il peut décrire à sa femme, le 20 juin, sa nouvelle position, « une case à nègres et c’est un Paradis à côté de l’isthme. En-dessous de nous la mer bordée de cocotiers, au-dessus des arbres fruitiers de toutes espèces à vingt-cinq minutes de la ville [Saint-Pierre]. » Un éden, dit-il, mais seulement au regard de l’isthme de Panama. Abondante en cacao, café, sucre et rhum, fleuron du commerce triangulaire, sa prospérité repose sur la main d’œuvre noire des ex-esclaves venus d’Afrique. Malgré le mauvais temps et avant que sa santé ne sombre, l’île le séduit, au point d’évoquer une possible vie future en famille : « la vie dans les colonies françaises […] ayant pour tout travail [à] surveiller quelques nègres pour la récolte des fruits et des légumes sans aucune culture ». Militaires, administrateurs, prêtres et missionnaires, pas même quelque croix chrétienne plantée dans la nature luxuriante, rien ne vient troubler la sublime mélopée, le plus souvent très sensuelle et féminine, des tableaux arrachés à la maladie. Car voyager, et faire voyager la peinture, c’est d’abord en repousser les limites, s’étonner soi-même, se recréer. Laval, qui partageait les vues de son mentor socialisant sur les bienfaits de la colonisation, avoue à un tiers le profit esthétique et commercial à attendre de l’île : « Il y a à observer et produire dans une voie absolument inexploitée pour plusieurs existences d’artistes. » La nouveauté, étalon des avant-gardes et aiguillon des deux amis, signifie d’abord un éloignement plus marqué du strict impressionnisme.

Mais l’on sait déjà que cette subjectivité plus nette n’exclut pas un abandon tenace au réel. Gauguin et Laval, le second avec plus d’énergie cocasse, coupent les ponts avec la peinture parisienne, palette, espace, construction du sujet. Le terrain, du reste, n’était pas vierge. Et le catalogue en donne maintes preuves, certaines remontant au passé caribéen de Pissarro, qui fut l’un des « pères » de Gauguin. Les stéréotypes, des marcheuses aux causeuses, des cocotiers aux tamariniers, des plages étonnamment blanches aux ciels providentiellement bleus, n’ont pas disparu de la nouvelle peinture, mais ils ne l’enchaînent plus au pittoresque touristique. Sans cesse se déplace le point de vue, comme l’utile repérage topographique de l’exposition et du catalogue le confirme. Je crois que l’on peut même parler de projet épistémologique, au risque de froisser les nouveaux détracteurs du peintre «  eurocentré », voire pire encore. Notre voyageur prit vite conscience des changements opérés en quelques mois. Avant de s’embarquer pour Paris, il écrivait ainsi à Schuffenecker que sa moisson était « d’attaque ; malgré ma faiblesse physique, je n’ai jamais eu une peinture aussi claire, aussi lucide (par exemple beaucoup de fantaisie). » Et plus tard, il devait dire à Charles Morice, le poète de Noa Noa et l’un des découvreurs du jeune Picasso : « L’expérience que j’ai faite à la Martinique est décisive. Là seulement je me suis senti vraiment moi-même, et c’est dans ce que j’ai rapporté qu’il faut me chercher, si l’on veut savoir qui je suis, plus encore que dans mes œuvres de Bretagne. » Le pays des mangos porta ses fruits.

Stéphane Guégan

*Gauguin et Laval en Martinique, Van Gogh Museum, Amsterdam, jusqu’au 13 janvier 2019. Remarquable catalogue sous la direction de Maite van Dijk et Joost van der Hoeven, avec une contribution essentielle de Sylvie Crussard, Fonds Mercator, 24,95€

D’autres voyages, d’autres voyageurs…

*Ce fut donc un Milanais de moins de trente ans, un certain Michelangelo Merisi, assez fils de famille, qui, vers 1600, dans la Rome fière de Clément VII, libéra la peinture d’un bon nombre de ses pratiques idéalisantes. En choisissant d’observer Caravage au milieu de ceux dont il contesta l’autorité ou bouleversa le destin, voire bouscula l’existence, le Musée Jacquemart-André, n’ayant peur de rien, s’offre l’une des affiches les plus ambitieuses de cette rentrée. Une dizaine de tableaux du maître, parmi les plus beaux, sont venus d’Italie, mais ils ne sont pas venus seuls. Et tout l’art des commissaires a consisté à mettre en musique de façon inattendue cette constellation de rivaux à fort tempérament que les expositions sur le caravagisme abordent avec plus ou moins d’originalité. Un ton s’impose dès la première salle, tapissée de figures de David et Judith saisies en pleine action. Artaud n’aurait pas détesté ce « théâtre des têtes coupées » et cette énergie noire vouée à ébranler le spectateur au-delà du raisonnable. Une des grandes affaires de Caravage, tandis que la Contre-Réforme est loin d’être achevée, fut de combiner la saisie du spirituel et du physique, voire du pulsionnel, en chaque spectateur, de l’espace rituel aux galeries d’amateurs qui alors se multiplient. Cette peinture qu’on dit réaliste en regard de ce qu’elle invalide cherche évidemment autre chose que le trompe-l’œil. Les sublimes Saint Jean-Baptiste au bélier et Saint Jérôme écrivant parviennent à dramatiser la solitude édifiante d’élus encore ignorants de leur valeur exemplaire. La vie et le divin se tiennent dans une tension qui débouche, à Emmaüs, sur le coup d’éclat que l’on sait. Mais si géniales soient-elles, les toiles de Caravage dialoguent ici avec les autres, amis et ennemis… Baglione symbolise le rival aussi hargneux que fasciné, incapable de ne pas mêler au morbide sa morbidezza, cette sensualité pénétrante pour laquelle notre langue n’a pas mot aussi suggestif. De Cecco del Caravaggio, le Saint Laurent tourne le dos, à proprement dit, aux conventions de son sujet. Le gril et la palme sont écartés de notre regard, accentuant à défaut la présence du livre qui occupe le premier plan. Mais que le patron des bibliothécaires a les ongles noirs, les traits plébéiens, un vrai héros pasolinien ! Au titre des confrontations dignes des visiteurs les plus pointus, on citera enfin le Manfredi de Florence, livré dans son jus, un Couronnement d’épines à faire s’agenouiller, et un superbe Ribera, l’Espagnol sans lequel Valentin n’aurait sans doute pas développé son plein génie. L’esprit du connoiseurship se prolonge jusqu’au bout avec deux propositions pour le modèle de la justement célèbre Madeleine de Finson, mais deux tableaux qui n’ont pas renversé l’expert de Caravaggio que je ne suis pas. Je préfère quitter cette exposition soufflante avec le souvenir du tableau de Milan, ce Repas à Emmaüs, évoqué plus haut, dont seul Rembrandt réussira à égaler la profondeur d’émotion et de signification. Devenu romain autour de 1592, le jeune Merisi fit la conquête de l’Urbs en moins de dix ans. Avec Raphaël et l’autre Michel-Ange, il en est encore le maître. SG // Caravage à Rome. Amis et ennemis, Musée Jacquemart André / Institut de France, catalogue sous la direction de Francesca Cappelletti et Pierre Curie, jusqu’au 28 janvier, Fonds Mercator, 32€.

*Si l’Europe du XVIIIe siècle parlait le français, elle chantait en italien et aimait, comme Casanova, dans les deux langues. La passion rêvée ou vécue devance alors les accords de Schengen, elle ne connaît aucune frontière. Les Vénitiens, rois de l’en-dehors à maints égards, se confondent avec cet irrédentisme transalpin qui déborde la musique et, par exemple, l’aura internationale de Vivaldi. Ils sont partout, de Madrid à Londres, de Paris à Dresde, ces enfants de la Sérénissime, insolents de virtuosité ou d’intimisme sensible. Le Grand Palais les accueille, à bras ouverts, ces migrants du bonheur. Soufflé par Catherine Loisel et Macha Makeïeff, un air de fête et de cocasserie s’est emparé d’espaces d’exposition peu habitués à l’esprit du masque et à l’hygiène de la surprise. On se laisse vite prendre à cette succession théâtralisée de salles où se résume une civilisation que les vrais amoureux de Venise ne sont pas malheureux de goûter en plein Paris. Une culture du regard déploie devant nos yeux ses accessoires de prédilection et les genres qu’elle a servis et chéris. Il y a ici, après quelques perruques officielles, les lunettes de longue portée, les miroirs somptueux, les vêtements de lumière, non loin des vedute où la cité lacustre, dédale sans fin, se donne elle-même en spectacle. A croire les peintres, qui exagèrent à peine quand ils célèbrent le culte des jouissances élémentaires, les Vénitiens se livrent plus que d’autres à la danse, aux jongleries du carnaval, à l’intrigue amoureuse, à la curiosité des merveilles de la nature. Sous la protection des doges, dont portraits peints et bustes patriciens restituent les plus glorieux noms, la cité flottante s’octroie les plaisirs les plus variés et les fait entrer dans sa légende inusable. Longhi détache sa chronique de tout anecdotisme, Guardi passe du quotidien ensoleillé à la grande peinture religieuse, où se distingue Piazzetta, qui hésite entre Couture et Manet, et triomphe Tiepolo, dont l’exposition est parvenue à réunir quelques-uns de ses purs chefs-d’œuvre : ils sont pleins d’ardeur catholique ou d’appels érotiques. Mais la frontière, là aussi, s’évanouit. L’Europe, on l’a dit et l’exposition surtout le montre à foison, s’est entichée de cette peinture assez souple pour combler les cœurs et les âmes en toutes circonstances et tous lieux. Pareille victoire n’est pas le fait du hasard… Pierre Rosenberg nous le rappelle en préfaçant un catalogue de grande tenue : si Venise, écrit-il, puait autant que les autres capitales d’Europe, peut-être plus même en raison des baisers marins, elle n’en était que plus attentive à faire régner en reines la liberté et la licence. Au XVIIIe siècle, qui ne voit aucunement la ville de Canaletto s’éclipser, comme on le dit encore, elle exporta aussi un précieux savoir-vivre. SG / Éblouissante Venise. Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle, jusqu’au 21 janvier 2019. Luxueux catalogue sous la direction de Catherine Loisel, RMN-Grand Palais, 45€.

*Casanova, cet élixir de la diaspora et de l’ethos vénitiens, ne quitte plus les rayons de nos librairies et Michel Delon reste son meilleur ambassadeur. Il fallait sa connaissance du manuscrit qui a rejoint la BNF pour y tailler l’anthologie très vivifiante et très illustrée qu’en donne Citadelles § Mazenod avec le souci évident de privilégier ce que la peinture vénitienne et française du temps a produit de plus leste. Le fameux épisode des Plombs, évasion très romancée, comme on se gardera de le condamner, clôt le récit qui débute dans le quartier de San Marco, où notre héros voit le jour en 1725. Trente ans plus tard, il fuira une ville qui en avait pourtant vu d’autres. « Sur la première page de l’histoire de sa vie, note Delon, le mémorialiste se présente comme « Jacques Casanova de Seingalt Vénitien ». Chevalier de Seingalt est un titre qu’il s’octroie avec une désinvolture d’aventurier, mais Vénitien est plus qu’une origine, c’est une identité qu’il peut revendiquer légitimement. » Les quartiers de noblesse ne se gagnent pas seulement en naissant, en se battant ou en achetant une charge royale. Ils récompensent aussi les princes du sexe et de l’esprit. Et puis il y a les mots que le frère défroqué manie mieux que l’encensoir et son frère les pinceaux, les mots et leur puissance de vie, bientôt de mémoire. Comme Canaletto, et comme tout grand artiste, Casanova est un composé magnifique d’observation aiguë  et d’invention masquée. Capitale de la douleur, disait Paul Eluard en 1926 ; « capitale de la couleur », lui réplique Delon, et Casanova à travers lui. SG // Casanova. Mes années vénitiennes, anthologie réunie et présentée par Michel Delon, relie en soie sous boîte en tissu vénitien, 199€.

*L’Andalousie fait entrer très tôt dans la géographie des modernes un pur concentré d’Orient et de nostalgie primitive. Arabes et gitans se partagent ce nouvel imaginaire anthropologique, à peine contrebalancé par le sentiment que le catholicisme reste fervent en terre d’Espagne… Rendant compte des premières livraisons du Voyage pittoresque et historique d’Alexandre de Laborde en juillet 1807, Chateaubriand rêve tout haut de L’Alhambra et colore de volupté, de fanatisme religieux et de cruauté africaine ce palais des Mille et Une Nuits… Un mythe prend forme et deux singularités s’accordent sous sa plume, René qui dit je et le motif exotique qui le fait sortir de lui. Trois ans plus tard les rôles s’inversent, c’est à Laborde de lire et de commenter l’enchanteur pour la presse impériale. Il a compris que L’Itinéraire de Paris à Jérusalem déplace audacieusement le curseur de l’art grec vers l’arabo-andalou. L’autre nouveauté du texte de Chateaubriand se dévoile dans la concurrence émergente à laquelle se livrent chez lui l’écriture artiste et les nouveaux dispositifs optiques. Comme l’écrit Nikol Dziub, le panorama, cette lanterne magique démesurée, « crée à l’écrivain des obligations». La génération suivante, de Nodier à Gautier et Dumas, affrontera l’essor de la photographie, en plus de l’imagerie de presse, plus génératrice encore de poncifs iconographiques. Que reste-t-il de l’authenticité, de la fraîcheur d’impressions dont se prévalaient les romantiques lorsque leur expérience de la route et de l’ailleurs doit composer avec les clichés dont ils sont parfois les initiateurs par excès de couleur locale ? Voilà donc un livre qui réinscrit utilement l’écriture viatique dans son champ contradictoire de libertés et de contraintes à l’ère du tourisme de masse naissant, cette plaie. SG //  Nikol Dziub, Voyages en Andalousie au XIXe siècle, La fabrique de la modernité romantique, Droz, 38€

GERMAINE, MAIS SI FRANÇAISE

« Elle restera », disait Napoléon au sujet de la postérité de Madame de Staël (1766-1817), farouche libérale qu’il avait poussée hors de Paris dès l’hiver 1802… Si la vie n’était pas contradictoire, on s’y ennuierait, n’est-ce pas ? Depuis Sainte-Hélène, lorsqu’il prononça ces mots historiques, l’Empereur avait pacifié sa conscience. Au seuil de son destin unique, en plein Directoire, il ressemblait davantage aux héros staëliens, peinant à concilier élans du cœur et ordre public, liberté sentimentale et collectivité, soi et les autres… Rappelons-nous le jeune Mars de la campagne d’Égypte plongé, en 1799, dans la lecture du premier chef-d’œuvre de celle qui n’est pas encore son ennemie, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Le Premier Consul, en exilant Madame de Staël, fera taire ses émois d’ancien lecteur…. En très bonne compagnie, De l’influence des passions reparaît chez Robert Laffont, et ce merveilleux livre de 1796, issu d’un XVIIIe siècle attentif au climat des humeurs, éclate encore de l’énergie qui frappa aussitôt Bonaparte. « La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées », y lit-on parmi un flux d’aphorismes marqués au sceau d’une féminité déjà libre de toute fatalité domestique. Trente ans, mal mariée à une particule suédoise, Germaine multiplie déjà les amants dont elle exige, comme du grand Benjamin Constant, un « enthousiasme » égal au sien. L’amour n’est accroissement d’être, divine illusion, qu’à ce prix. Avant que la douleur ne s’en mêle, il faut que les sens et l’âme aient d’abord brûlé. Ce livre bouillonnant de formules heureuses et de lucide exaltation fut l’un des bréviaires du romantisme. La dette est certaine et Sainte-Beuve l’a payée mieux que d’autres. Ayant à brosser le portrait de Madame de Staël, longtemps après la mort de son modèle, le grand critique fouille ses propres souvenirs d’adolescent et verse une petite larme, délicieuse, sur deux des lectures qui l’avaient galvanisé. De l’influence des passions est l’une d’entre elles ; De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions, l’essai fondamental de 1800 sur le subjectivisme post-révolutionnaire, était l’autre : « Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie ».

Face au choix de réunir le meilleur de Madame de Staël en un volume de La Pléiade, Catriona Seth a judicieusement inscrit De la littérature à son sommaire, plutôt que De l’Allemagne, qui a accrédité l’idée assez sotte que Madame de Staël aurait préféré les écrivains du Nord, tournés vers l’intériorité et ses affres, aux plumes du Sud, chez qui notre sentiment d’incomplétude se serait contenté d’une peinture grossière du réel et des affects qui s’y donnent carrière. Montesquieu et Rousseau, qu’elle a beaucoup lus, l’avaient prémunie contre une typologie aussi binaire. Car Madame de Staël, qui croit au magistère public de l’écrivain, fustige les catégories artificielles, les concepts indiscutés et, par conséquent, les poncifs concernant le beau sexe. Mais le féminisme sectaire a tort de l’avoir érigée en sainte patronne de la cause. Loin de refuser l’impact du social sur les mœurs, ou d’ignorer celui de l’éducation sur la nature, elle reste fidèle à la loi du biologique et combat seulement la morale des hommes qui, tolérante envers leur inconduite, accablent à jamais les femmes de leurs faux pas, ou de leur désir légitime de s’élever, amour ou gloire personnelle, au-dessus de leur sexe. Grande amoureuse et grand écrivain, détestant « l’esprit de parti » mais prenant le parti des femmes, elle se sent et se voit doublement visée. C’est qu’elle assigne au roman moderne l’impératif de remplacer le « merveilleux » du conte par l’observation concrète, pré-balzacienne, de la sphère privée et ses drames. Ses réussites indéniables dans le genre, Delphine (1802) et Corinne (1807), que le volume de La Pléiade associe au grand essai de 1800, ne réservent pas aux seules femmes les feux et les blessures de l’amour, bien que les héroïnes enflammées  fassent preuve de plus de courage et de noblesse au cœur de l’action. Ce ne sont donc pas, Dieu merci, des récits à thèse, et le thème ancien des amours contrariées, ou impossibles, laisse place à l’imprévu et à l’extase.

Avec un goût très sûr des caprices du destin et de la fiction, et peut-être, comme le suggère Catriona Seth, un faible pour le roman noir, Madame de Staël se prend à son propre jeu et va jusqu’à éprouver cruellement ses personnages positifs ou à révéler, soudain, la face sombre. L’écriture staëlienne s’applique à ciseler cette complexité où l’auteur et ses créatures se dévisagent souvent avec une force qui combla avant nous Stendhal, Barbey d’Aurevilly et même Drieu, malgré son addiction pour l’Adolphe de Constant. Delphine et Corinne, à les relire aujourd’hui, révèlent enfin une plasticité nourrie au contact, Salon et ateliers, du meilleur de la peinture du temps. Ce fait, bien étudié par Simone Balayé, n’échappera pas aux lecteurs « sensibles », dirait Madame de Staël, qui a truffé sa prose aussi modelée que colorée de fines allusions à David, Guérin et Gérard. Ces références, agents narratifs plus que cadre décoratif, disent aussi l’évolution politique du pays, autre sujet de préoccupation majeure. D’un roman à l’autre, la France a définitivement abdiqué l’idéal des années 1789-1792, âge d’or où communiait Germaine de Staël, qui eût tant aimé voir s’installer une monarchie parlementaire. « Vous gouvernez par la mort », lança-t-elle aux Conventionnels de 1793, après avoir quitté Paris. Germaine voulait, elle, gouverner par la vie… La Terreur, que de bons esprits tentent aujourd’hui de réhabiliter, comme l’Empire, qu’elle a contribué à noircir, ce n’était pas son genre. Aussi Delphine, comme Aurélie Foglia le souligne dans sa magnifique et « intempestive » édition Folio du roman, joint-il au travail du deuil le triomphe du moi désirant. D’un côté, c’est l’adieu à la bonne Révolution ; de l’autre, c’est l’aveu qu’on peut survivre à toutes les tyrannies, qu’elles entravent les libertés publiques ou les entreprises amoureuses. Le roman, pour ne céder ni sur les unes, ni sur les autres,  causa un petit scandale en 1802. Madame de Staël, déjà proscrite, se voyait accusée d’outrepasser le rôle usuel des femmes en matière politique et morale. « Dans Delphine, écrit Aurélie Foglia, l’actualité de la législation révolutionnaire est un actant redoutable. » Le roman, en effet, fait son miel de la loi de septembre 1792 sur le divorce, ultime rebondissement d’un roman qui n’en manque pas, et dont il nous reste plus qu’à engager le lecteur à y trouver le reflet de ses passions intimes. Stéphane Guégan

*Germaine de Staël, La Passion de liberté, préface de Michel Winock, édition de Laurent Theis, Robert Laffont, collection Bouquins, 32€. Le volume comprend De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, Considérations sur la Révolution française, Dix années d’exil.

*Madame de Staël, Œuvres, édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valérie Cossy, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 72,50€. L’éditeur, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Madame de Staël, a eu la délicatesse de réinscrire à son catalogue le volume Benjamin Constant, grand admirateur de Delphine et de Germaine.

*Madame de Staël, Delphine, édition d’Aurélie Foglia, Gallimard, Folio Classique, 9,80€.

*Concernant la riche actualité éditoriale et muséale de Madame de Staël, on lira la brillante recension de Michel Delon dans la dernière livraison de la Revue des deux mondes. Disons un mot du Montclar de Guy de Pourtalès (Infolio, 14€) que ce spécialiste de Diderot et Sade remet en circulation, roman des années 1920 qui s’ouvre sur une citation de Fénelon détournée de son sens théologique : « Il faut se perdre pour se retrouver. » Car le héros ne se perd que dans les bras des femmes pour mieux en changer. Mais la passion guette le « chevalier » des plaisirs vite expédiés. Ce qui aurait pu tourner au narcissisme libertin, dit Michel Delon, vire à l’éducation sentimentale et donc à la découverte de soi.  Scénario connu, que Pourtalès renouvelle en lointain petit-neveu de Benjamin Constant. Humour caustique et phrases courtes, auxquels s’ajoute la désinvolture de l’entre-deux-guerres et celle d’un aristocrate sûr de ses charmes. SG

*Quelques jours, c’est ce qu’il vous reste pour vous rendre à la Galerie Azzedine Alaïa et vous perdre, comme la scénographie labyrinthique y invite, parmi les singulières rêveries de pascAlejandro. Tout y est fusion, et d’abord ce patronyme androgyne. Mari et femme, Alejandro Jodorowsky et Pascale Montandon, le cinéaste et la plasticienne, ont enfanté ensemble cette centaine de grands dessins dont l’onirisme, tantôt loufoque, tantôt cruel, parfois tendre et même sensuel, voire sexuel, tient l’humaine condition sous sa loupe inquiétante. Rien n’en trahit, en revanche, les règles de fabrication… Traditionnellement, le dessin est mâle, et féminine la couleur. Cette répartition des rôles et des genres se voit ici discrètement subvertie. Car Pascale ne se borne pas à donner chair et éclat aux idées et embryons narratifs qu’Alejandro trace d’un trait net. La poésie de chaque image se pense à deux, mais s’accomplit dans l’unité d’inspiration qui enveloppe le processus dédoublé.  On n’imagine pas, du reste, ces feuilles réduites à la nudité du noir et blanc. Pour que le sublime danse, selon l’expression de Donatien Grau, il faut que l’alchimie opère, et que le dessin et la couleur ne fassent plus qu’un dans l’au-delà des mots et le souffle du fantasque. SG // pascAlejandro, L’androgyne alchimique, Galerie Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004, Paris, jusqu’au 9 juillet. Catalogue sous la direction de Donatien Grau, Association Azedine Alaïa / Actes Sud, 38€.

VISITE OBLIGATOIRE !

Sade_Delon Ces trois expos-là sont à voir. Plus discrètes que certains blockbusters, elles ont aussi trouvé leur public, et l’ont comblé surtout, loin des coups de projecteur assez prévisibles de la presse. Sade en Suisse, à Genève même, pour commencer. A priori, cela paraît presque aussi improbable que les recherches de l’oncle du divin marquis sur les amours platoniques de Pétrarque et de sa Laure adorata. Et pourtant la chose est vraie dans les deux cas. Michel Delon, qui a déjà tant fait pour ce centenaire et nous libérer de la vulgate post-surréaliste, est parvenu également à diriger l’exposition de la fondation Martin Bodmer et son somptueux catalogue, où chaque document, une partie de sa correspondance inédite et savoureuse notamment, fait l’objet d’une reproduction lisible en miroir de sa transcription. Les amateurs d’autographes et de verve épistolaire apprécieront. Ce luxe ravit, car il est le signe que Sade a acquis définitivement rang parmi les aigles de la République des lettres malgré son Eros dévorant. A part quelques puritains incurables, notre époque accepte désormais son double moi, même si les excès de l’un n’étaient pas nécessairement indispensables aux débordements de l’autre. Plume et sexe, l’atavisme familial réclame désormais des droits… De père en fils, le visiteur s’en convaincra, les Sade pratiquaient une sexualité plus rude et plus papillonnante que la moyenne. L’oncle, aussi abbé soit-il, ne manifeste aucun goût pour la supposée abstinence de sa charge. C’est à lui que l’on doit l’un des premiers livres savants sur Pétrarque et l’idée hautement séduisante, mais jamais vérifiée à ce jour, que Laure avait été Sade par mariage. Michel Delon s’amuse, et nous avec lui, des réserves que multiplie l’abbé au sujet de ce poète plus lyrique que viril, échec qui fait dire à l’oncle déniaisé que le XVIIIe siècle était supérieur au Moyen Âge en matière de romance. Son très combustible neveu va bâtir son œuvre sur le distinguo des désirs physiques et des sentiments, que sa vie de roué, de voluptueux, ne lui a permis d’éprouver ensemble que fortuitement. En somme, Sade fut bien un «athée en amour», déhiérarchisant et requalifiant sans cesse les instances du corps et de l’âme, «un questionneur exceptionnel qui nous protège des moralismes et des dogmatismes. La leçon d’amour qu’il nous donne, conclut superbement Delon, reste à lire parmi ses défis et ses paradoxes.»

ViolletComme Sade, Viollet-le-Duc a été mangé à toutes les sauces. La comparaison s’arrête là, bien que la formidable exposition de la Cité de l’architecture ait tenu à mettre l’accent sur la part d’ombre du rationaliste, vénéré de tout le XXe siècle, celui d’Auguste Perret avant celui des structuralistes. Si nous sommes encore réticents à assumer les ambivalences de notre histoire, s’agissant du colonialisme ou de Vichy, nous acceptons volontiers les ambiguïtés de nos héros nationaux. Viollet-le-Duc l’est resté pour le pire et le meilleur. Lui colle à la peau le souvenir d’un restaurateur autoritaire, qui aurait confondu l’amour du Moyen Âge et l’amour de soi, l’exhumation des traces et le fantasme de la complétude. Autre reproche qui le poursuit, son rationalisme froid mérite lui aussi d’être réexaminé à l’instar des autres poncifs de sa légende. Ce que l’exposition nous montre, ce que le catalogue nous dit avec éloquence, cadre peu avec «les orientations profondes» (Antoine Pinon) du personnage, autant dire l’imaginaire hyperactif sous la logique constructive apparente. On n’échappe pas ses fantasmes, Sade l’affirme jusqu’en prison, Viollet-le-Duc le confirme en marge de sa droiture inflexible. Des beaux dessins qu’il a tracés tôt en Italie, faisant primer l’atmosphère des vieilles églises sur l’ordre gothique, jusqu’aux détails de ses chantiers, de Notre-Dame à Pierrefonds, le diable s’est bien logé dans les détails. Par un ultime pied-de-nez aux faveurs qu’il avait reçues du Second Empire, il déclare, en 1874, sa flamme républicaine et se rangera derrière le panache de Gambetta. Décidément, l’imprévu marchait à ses côtés.

BissiereRoger Bissière est aussi un être de légendes. Il y a le camouflet de 1964, peu avant sa mort, lorsqu’il se fit souffler par Rauschenberg le grand prix de la Biennale de Venise. Il y aussi l’aura respectée du vieux maître, brouillant à plaisir la frontière entre figuration et abstraction depuis son Lot d’adoption, saisissant la nature, cycles et lumières, dans le filet d’une peinture pudique aux fragiles damiers. Son beau visage à la Titien, ses grandes mains noueuses et tordues à la Renoir, et ses casquettes de marin, alimentaient une image fièrement rustique à la Gauguin, sauvage retiré de tout, ne vivant que pour sa peinture et l’espèce de panthéisme qui l’habitait… Il y avait enfin l’homme que l’Occupation avait fait entrer dans le silence, en réserve de meilleurs jours, quand tant d’autres, à divers titres et différentes fins, avaient préféré continuer à travailler. Le choix n’a rien pour étonner. Comme le rappelle la splendide exposition de Bordeaux, la première rétrospective consacrée au peintre depuis trop longtemps, Bissière, fils de notaire et pas paysan le moins du monde, avait les idées et un tempérament bien trempés. Après une formation fort académique et même un passage un peu forcé à la Villa Médicis avant la guerre de 14, il s’impose parmi les cubistes les plus soucieux de marier Cézanne, Ingres et Fouquet. Ils ont aujourd’hui mauvaise réputation, accusés et accablés qu’ils sont d’avoir parlé de «rappel à l’ordre», et non de «retour à l’ordre», aux lendemains des tranchées. Avant de condamner ces artistes proches de Le Corbusier ou de la N.R.F., il eût peut-être fallu se demander contre quoi ils dressaient leur besoin de discipline… Le Bissière des années 1930, marqué par Picasso, se faisait une idée très libérale des exigences du «tableau», au regard de la peinture qui «se confinait dans une imitation imbécile et sans espoir.» La différence entre réalisme et mimétisme était donc consommée au moment où éclata la guerre. Vint donc le grand silence. Du moins est-ce la thèse la plus répandue. Est-elle juste pour autant ? Une partie de production des années 1945-1946 pourrait remonter plus tôt. Certains documents invitent à se poser la question. Bissière expose galerie de France en février 1944, sauf erreur… Qu’y montra le grand peintre? Cela reste à voir.

Stéphane Guégan

*Sade, un athée en amour, fondation Martin-Bodmer, Coligny (Genève) jusqu’au 12 avril 2015. Catalogue sous la direction de Michel Delon, Albin Michel, 49 €.

*Viollet-le-Duc. Les visions d’un architecte, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Paris, jusqu’au 3 mars 2015. Catalogue sous la direction de Laurence de Finance et Jean-Michel Leniaud, Norma Editions, 38€, désormais le livre de référence sur la question.

*Bissière. Figure à part, musée des beaux-Arts de Bordeaux, jusqu’au 15 mars, catalogue sous la direction d’Ivonne Papin-Drastik et Isabelle Bissière, Fage éditions, 30 €.

Samedi 14 février 14h 30
Deuxième séance du Séminaire : La querelle de l’art contemporain : quel état de la modernité?
Sous la direction de Robert Kopp
Faculté de théologie protestante
83, boulevard Arago – 75014 Paris
Questions d’esthétique
avec Nathalie Heinich et Jean Clair

S.A.D.E.

Sade, bien sûr, dirait cette chère Annie Le Brun, qui manie le franc-parler comme d’autres le paradoxe. Elle est, toute de noir vêtue, la grande prêtresse du bicentenaire de la mort du marquis de Sade dont on pensait la cause entendue. Quelle erreur! Une nouvelle croisade, lancée par Michel Onfray en 2007, se plaît à tancer la mémoire de cet aristo qu’on dit indifférent à la cruauté avec laquelle il aurait traité les femmes et les hommes du peuple qu’il payait et pliait à ses monstrueux jeux érotiques. Les meilleures biographies, à commencer par le monument de Maurice Lever en 1995, ont dénoncé, inutilement semble-t-il, outre quelques légendes tenaces, les abus d’une interprétation trop littérale du texte sadien. Au diable la narratologie moderne, disent ses détracteurs vertueux, au diable la spécieuse distinction entre celui qui écrit et la voix du récit, au diable même la polyphonie de ces contes et romans brodés sur le mode du théâtre et de ces dialogues où la licence sourit parfois d’elle-même! Que nous font les dénégations de Sade et sa correspondance si fine, poursuivent ces Torquemada sûrs de leur droit à bouter hors de la littérature un roué à particule, que ses années d’emprisonnement n’ont pas absout. On noiera leurs vapeurs ridicules dans la liqueur ténébreuse de l’essai, flamboyant, qu’Annie Le Brun signait en tête des Œuvres complètes de Sade, voilà près de 30 ans, et qui, détaché, est devenu un livre à ranger parmi ceux qui nous rendent  sensible cette philosophie inversée.

Anniversaire oblige, la collection Folio rhabille aussi quatre de ses titres, nouvelles couvertures et étuis lestes (le mot désignait tout autre chose au XVIIIe siècle). La Philosophie dans le boudoir date de Thermidor pour ainsi dire, Sade sort de prison peu après que «l’infâme Robespierre» ait mordu la poussière. Sous couvert d’un demi-anonymat, puisque l’auteur masqué se dit être celui de la très «poivrée» Justine de 1791, Sade se livre à un double exercice. D’un côté, l’initiation de la tendre Eugénie, qui prend plaisir aux pires lubricités dans une sorte de crescendo verbal et phallique qui, miracle de l’art, ne dissipe jamais l’impression d’une délicieuse farce. «L’obscénité en moins, écrivait Yvon Belaval, on l’assimilerait à la comédie légère.» Où l’on retrouve la théâtralité centrale de Sade dont  il ne serait pas malvenu de jouer les pièces. Mais La Philosophie dans le boudoir contient aussi une étrange digression politique (Français, encore un effort…), où se fait jour un autre Sade, l’admirateur de Rousseau («un être de feu») et des penseurs de la morale naturelle. Ce qu’il faut entendre par là révolterait pourtant aujourd’hui jusqu’à nos hédonistes de service, si rétifs à un vrai divorce entre mœurs privées et ordre public. Je ne suis pas sûr que Sade y programme le rêve libertaire d’une société entièrement déliée, ce que Foucault aurait appelé avec son sens des nuances «la sortie de l’âge disciplinaire». Moins inconséquent que ses supposés émules, et faisant son miel de la tourmente révolutionnaire plus qu’il ne l’épouse, Sade se serait reconnu dans le bel aphorisme de Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe : «Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux.»

De la prison, au reste, Sade fit le meilleur usage. N’était la difficulté de se pourvoir en papier, encre et livre, le calme cellulaire n’aurait pas d’équivalent pour travailler en paix, remanier ses manuscrits, limer son style, à défaut d’autre chose. Image indélicate, je le concède, elle convient assez bien toutefois à la couleur des songes érotiques qui viennent peupler la solitude du prisonnier et nourrir sa théorie du manque fertile. L’imagination, l’un de ses mots favoris, s’échauffe dans la réclusion célibataire dont l’onanisme, que Sade pratique en furieux, est le compagnon miraculeux. On a souvent dit qu’il observait ses désirs et ses dérives en clinicien. Certains des témoins de sa vie, très tôt, ont noté son caractère «combustible». Les étreintes dont il est privé sous les barreaux, il les jette dans ses fictions où rode évidemment la question du mal. Afin de désamorcer l’adversaire par un titre faussement contrit, Sade fait imprimer sous son nom, en 1800, Les Crimes de l’amour, nouvelles héroïques et tragiques, qui déclenchent à son encontre une vague d’hostilité. À cette date, même les critiques d’art signalent l’essor détestable d’un certain sadisme au cœur du Salon de peinture (voir notre contribution au catalogue Mélancolie de Jean Clair, récemment réédité).  Quelques mois plus tard, Sade (61 ans) est jeté à nouveau en prison: il ne fait pas bon fronder la mise au pas imposée par Bonaparte. Viendront alors ce que Maurice Heine, en les publiant au XXe siècle, appellera Les Contes étranges, plus désinvoltes et insolites que violemment scabreux, mais aussi ironiques à l’égard de l’ubris social.

En les rééditant, Michel Delon les a agrémentés d’une belle préface, tout entière tournée autour de la technique et l’esthétique romanesque de Sade. Son aura d’érotomane incurable a en effet jeté un voile d’impudeur sur l’écrivain, ses options et ses refus en matière de récits galants. Évidemment, le souffle corrosif de Tallemant des Réaux s’y reconnaît plus que l’ombre des histoires lénifiantes d’un Jean-Baptiste Grécourt. Delon toujours, l’admirable éditeur des trois volumes de la Pléiade en 1990-1998, en regroupe la fleur en un quatrième volume: Justine ou les Malheurs de la vertu prend place entre Les Cent Vingt Journées de Sodome et La Philosophie dans le boudoir. De 1785 à 1795, en somme, l’écrivain se présente sous les trois modes qu’il a pratiqués avec une conscience générique dont il faudrait tenir compte. Sade a du métier, assurément, et la folie des vrais stylistes. Longtemps le XXe siècle a moins prisé l’habile conteur et l’ironiste (qui n’a pas échappé à Barthes) que le pulvérisateur de toute morale puritaine. Arrogance ou ignorance, comme le rappelle Delon, Apollinaire et ses suiveurs, tous les saints du surréalisme notamment, se sont fait passer pour les redécouvreurs, les réinventeurs du divin marquis que le siècle précédent, prison de silence, aurait mis en veilleuse ! C’était faire peu de cas de Balzac, Jules Janin, Gautier, Borel, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly ou Huysmans, émules avoués pourtant  d’une littérature dont «la morale se moque de la morale», qu’ils soient catholiques ou pas. Classer Dieu parmi les «chimères» et le désigner comme le prête-nom des forces répressives d’une société qui n’admet pas l’innocence des passions privées, blasphémer donc en imagination, c’est précisément restaurer la toute puissance du Créateur et la nécessité d’un ordre collectif. La Philosophie dans le boudoir, on le sait, justifie par un égoïsme bien réglé le besoin d’une République qui repenserait les droits de l’homme et surtout de la femme (insistons-y après Apollinaire et Éluard). Rien n’y fit. En 1955, cette chère Simone de Beauvoir voulait encore «brûler Sade», apôtre supposé de la sujétion volontaire et de la mort. Au poteau, l’aristo macho. En cet automne de toutes les inconvenances, Annie Le Brun et Michel Delon l’arrachent joyeusement à cette proscription d’un autre âge. Le plaisir et la vie, en pleine conscience. Et pourquoi la révolution ne pourrait-elle pas se poudrer les cheveux ? Stéphane Guégan

*Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio essais, Gallimard, 8,40€

*Sade, La Philosophie dans le boudoir, préface d’Yvon Belaval, nouvelle édition comportant cinq gravures de l’édition d’origine, Folio, classique, Gallimard, 9,40€

*Sade, Contes étranges, édition de Michel Delon, Folio classique, 5,60€

*Sade, Justine et autres romans [Les Cent Vingt Journées de Sodome et La Philosophie dans le boudoir], La Pléiade, édition à tirage limité, Gallimard, 60€