JOYEUX NOËL !!!!!

product_9782070594542_195x320J’ai, parmi ces petites bêtes, mes favorites, parce qu’elles ont amusé mes enfants et nous ramenaient subtilement à cette vie élémentaire dont le besoin se fait sentir à tout âge. Rien de plus risible qu’un citadin à la campagne, la vraie, au contact du pays d’en-bas… Mais revenons aux petites bêtes, si préférables aux grosses à maints égards. Léo Le Lérot, la dernière en date, a-t-il l’étoffe des meilleures créations d’Antoon Krings. Je veux parler, évidemment, de Loulou le pou, Léon le bourdon, Patouche la mouche, Oscar le cafard ou Grace la limace ? Est-il promis à devenir l’un des héros, que suggère son nom, de ce bestiaire où l’inversion des échelles et la palette saturée créent un premier charme ? De fait, il n’en manque pas lui-même, avec son œil noir, son rayé de bagnard et sa casquette empruntée aux marloux d’hier. Léo a tout de l’apache échappé d’un film de Carné ou de Duvivier. Les plus jeunes, brouillés avec les films en noir et blanc, s’arrêtent à son air de chenapan sympathique et ils ont raison de sourire à la gloutonnerie du noctambule affamé. Le gardien du jardin, un lutin un peu prévisible, s’émeut de ces prédations inacceptables et, contre les sauterelles, pratique des méthodes de fourmi. De fraises, de framboises et groseilles, Léon se voit soudain frustré. Que faire après une dernière ventrée de pommes ? Léo le Lérot, comme son protagoniste, manque un peu d’imagination. Léo n’a pas le goût de l’effort, vit au présent. Il ressemble, partant, au nôtre. La morale de l’histoire, qu’on ne dévoilera pas, en constitue la plus grosse surprise. Le déni d’éthique «élémentaire» gagnerait-il la littérature pour enfant ?

9782330068745On publie beaucoup sur Masaccio (1401-1428), et lui que Vasari disait associable, «négligé», ne l’est guère par les historiens et les éditeurs. Le volume d’Actes Sud, dû à la plume experte d’Alessandro Cecchi, dépasse le simple bilan : nourri des récentes avancées de la science, il les ordonne et les discute. Au regard du sacro-saint Roberto Longhi, qui avait fait de Masaccio le père de l’art moderne, une sorte de Courbet local qui annoncerait Caravage, la différence d’approche de l’auteur se déclare vite. Il refuse surtout de minimiser la valeur de Masolino, l’éternel «second», au prétexte que sa peinture serait plus féminine et gothique, moins virile et expressive. Ce dernier critère, longtemps indiscuté, en égara plus d’un, et Longhi lui-même, dès qu’il s’est agi de dissocier la part attribuable au peintre dans les œuvres de collaboration. Car l’expressivité fiévreuse des visages et des corps n’était pas l’apanage de Masaccio, bien que les sublimes copies de Michel-Ange aient permis d’accréditer une thèse qui n’aura cessé d’enfler depuis le XVIe siècle. Successeur de Giotto, Masaccio marche en tête de la Renaissance telle que le foyer toscan la théorise sous les Médicis. La réputation posthume de Masolino souffrira vite de la supposée «préciosité» de son art, dont on ne voudra bientôt plus comprendre les sources et les fins. Complice de tant de chantiers où ils avaient agi chacun selon son génie propre, Masolino n’est plus aujourd’hui que le faire-valoir de Masaccio. Or on ne saurait saisir ce qui s’est joué, au cours des années 1422-1427, en dehors de leur fructueuse complémentarité. La chapelle Brancacci, cette autre Sixtine de toutes les audaces, fut l’œuvre de deux génies. Ce livre scelle avec force leur réunion.

venisem351103Y-aura-t-il encore des Vénitiens à Venise en 2025 ? Et quelque chose comme Venise ? Pas besoin d’être Salvatore Settis pour s’inquiéter. A moins de croire au père Noël, nul n’ignore que la menace grandit de voir la ville flottante, en lutte avec son enlisement, sombrer sous l’effet d’autres maux, la massification du tourisme de tout acabit, l’essor symétrique du luxe transfrontalier, la sinisation des restaurants et le départ des natifs. On sait aussi que Pierre Cardin, dont les années de gloire sont loin, a voulu laisser sa griffe sur le tissu urbain et s’offrir une tour, futuriste évidemment, de 245 mètres. La transparence n’en était qu’apparente, quant à l’utilité… On a, miracle, remisé le périscope obscène. Mais il est des outrages plus discrets. Michel Hochmann, qui épingle Cardin, conclut son ample visite de la ville, et de son histoire, sur le danger d’adultérer l’une et l’autre par l’incurie et l’exploitation à outrance du site. Je connais peu d’historiens français qui ont autant fréquenté la Sérénissime avant d’en parler, et d’en parler aussi bien. Hochmann avait abondamment commenté la peinture vénitienne, son inscription sociale et marchande, son impact connu et inconnu… Mais il lui restait à étreindre la divine entière. Venise appartient à ces beautés universelles dont tout le monde se croit obligé de dire du bien ou du mal, d’entretenir le mythe ou de le rejeter. Dans les deux cas, le narcissisme l’emporte sur la connaissance. Le flux continu des Iphones masque une autre fait l’iconographie de Venise s’est appauvrie à la même vitesse que le savoir et la curiosité. Là où «tout est le produit de l’action de l’homme», on l’a compris, mieux vaut avoir Hochmann pour cicerone. Son livre, classique dans son découpage et sage dans sa maquette, plus libre dans sa riche illustration, est tendu vers  sa vérité conclusive : plus qu’une ville d’art, Venise est une œuvre d’art total, une oeuvre d’art aux attraits puissants, mais vulnérables.

9791092054651_1Edme Bouchardon (1698-1762), nous le savons désormais, ressemble peu à l’aimable précurseur du néoclassicisme des vieux manuels. La récente rétrospective du Louvre a rallumé le feu éteint par deux siècles de radotage. Elle fleurait bon la Rome baroque, le grand théâtre des passions où avaient communié, à 75 ans de distance, Le Bernin, L’Algarde et notre Français, descendu à Rome avec son Prix en poche. Certains pensionnaires du palais Mancini faisaient leur temps et rentraient au pays, lui s’attarde au cœur de la chrétienté, fait poser le cardinal de Rohan, le pape Clément XII, l’anticomane Melchior de Polignac, et thésaurise en copiant tout ce que son cœur lui dicte. Plus que les grands antiques, Raphaël ou Michel-Ange, le Seicento enflamme ses sanguines, on comprend que certaines de ses compositions, plus tard, sembleront préfigurer Greuze et Füssli. L’étude des dessins du Louvre, à laquelle s’est attelée Juliette Trey après de prestigieux amoureux du médium, confirme ou infirme l’autographie de certaines feuilles, précise les sources, majoritairement italiennes, et offre une couverture photographique impeccable de l’ensemble, soit près d’un millier de numéros. Nous sommes sans cesse ramenés à l’homosexualité fort probable du sculpteur. Tantôt il virilise ses modèles, de chair ou de marbre, tantôt il les féminise, comme cette tête de Christ aux lèvres entr’ouvertes, empruntée à Annibale Carracci, qui pourrait être une tête de la Vierge Marie ! Parmi les variations sur la statuaire antique, moins nombreuses que prévu, on croise un couple de lutteurs dont le point de vue aurait ravi Mapplethorpe (voir plus bas). « Le meilleur dessinateur de son temps » dénonçait par avance la théorie kantienne du désintéressement et du désinvestissement libidinal qui fonderaient la relation esthétique. Ce n’est pas l’un des moindres charmes de ce corpus indispensable.

l-enfer-selon-rodinUn cheminement, qui défie les apparences, mène de Bouchardon à Rodin, c’est celui de l’Eros inhérent à la sculpture française, héritière directe, géniale, de la morbidezza et de la furia italiennes. Aucun autre pays d’Europe ne s’est abandonné aux délices de Capoue avec la même force de conviction et liberté de mœurs. N’a-t-on pas retrouvé parmi les souvenirs de voyage de Rodin un moulage du visage pâmé de la Sainte Thérèse du Bernin ? La vieille Rome jésuite, bête noire du Grand Larousse au temps de la République des Jules, aurait-elle obsédé l’artiste qui se vit confier, en 1880, la commande de La Porte de l’Enfer ? Au fil d’une enquête superbe, le musée Rodin se penche sur ce chef-d’œuvre aussi mouvementé que sa réalisation. Au départ, et les documents en font foi, la référence littéraire est explicitement le divin Dante, et sa non moins divine Comédie. Puis, comme l’écrit Rilke, «de Dante, il passa à Baudelaire». François Blanchetière, à qui on doit cette exposition et son remarquable catalogue, ne s’en laisse pas compter pour autant. L’Italie de Dante et de Michel-Ange ne quitte pas ses écrans, et les cercles bien enchaînés du parcours. Le projet d’illustrer Les Fleurs du mal, à la demande de Paul Gallimard (le père de Gaston) ne viendra qu’en 1887. Le bibliophile, pas fou, se réserve l’exemplaire unique, l’édition de 1857, qu’il confie aux sensuelles et noires contorsions de la faune rodinienne. Le Guignon fait partie des poèmes que le sculpteur choisit d’accompagner, tant il est vrai que l’illustration, selon le mot de Mirbeau dont se souviendra Matisse, doit être une création parallèle au texte. Du Guignon, notamment, Rodin a compris le double symbolisme : la difficulté à créer et la difficulté d’être compris convergent simultanément dans le miroir d’une conscience malheureuse et d’un Eros compensatoire. «Mainte fleur épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes profondes», dit le poète. Rodin lui répond en creusant la page d’une béance ténébreuse d’où émerge la Vénus de ses rêves. La porte de l’Enfer s’ouvre devant eux.

photo_pdt_4567Xénophile et curieuse «de l’autre», notre époque l’est bien plus que nos rabat-joie professionnels ne le proclament. Un livre sur Henry Caro-Delvaille (1876-1928), Juif de Bayonne, peintre dit pompier, et oncle «d’Amérique» oublié de Lévi-Strauss, ne devrait pas être possible sous nos latitudes… Christine Gouzi et les éditions Faton l’ont fait, comme on dit outre-Atlantique justement. Caro-Delvaille relève de cette catégorie de peintres dont l’histoire de l’art récente s’est peu soucié, notamment en France où ils se couvrirent pourtant de gloire et d’or. Ces artistes, aux confins d’Orsay et du Centre Pompidou, n’ont pas bénéficié de la réhabilitation des Pompiers et des figuratifs de l’entre-deux-guerres. «Gloire déboulonnée», Caro-Delvaille symbolise parfaitement cette «génération perdue», à qui la Belle Epoque doit de nous paraître telle. En ce début heureux du XXe siècle, il passait pour le meilleur garant d’un whistlérisme assorti au goût français, qui exige des sujets nets, une aptitude à la décoration, au portrait direct, et un érotisme peu corseté. Manet, Renoir, Tissot et Rodin, dont il fut très proche, étaient passés par là, pour ne pas parler de Caillebotte, élève de Bonnat comme lui, et qu’il rappelle parfois. Combinées à un discret japonisme de composition, ses harmonies de noir, de gris et de rose alternent avec des tableaux savoureusement blancs, de même que les scènes intimes, d’une plaisante domesticité, balancent les nus plus scabreux. Beau dessin et couleur fraîche ne font qu’un, Caro-Delvaille idolâtrait Phidias, Titien et Velázquez. Non contente d’exhumer l’oncle oublié de l’auteur de La Pensée sauvage, l’étude savante et sensible de Christine Gouzi le ramène au milieu des siens, la communauté juive de Bayonne, Paris ou New York, et des critiques qui appuyèrent sa «3e voie», non sans le mettre en garde contre les pièges de la peinture mondaine.

product_9782072692734_195x320Nous abordons maintenant au royaume du luxe. Magnat du textile, collectionneur aux moyens illimités, éclaireur du goût dans un pays qui en avait bien besoin, le russe Chtchoukine (1854-1936) réunissait les attentes que la Fondation Louis Vuitton s’est fixée. A l’impossible seul se tiennent les maisons qui aiment l’exploit. Le mot n’est pas trop fort ici, aucun musée n’aurait les moyens d’importer en France 160 des 278 œuvres que le mécène de Matisse et Picasso parvint à réunir. Toutes ne sont pas nécessairement des « icônes », et encore moins de l’art dit moderne. Mais la sélection comporte suffisamment de vrais chefs-d’œuvre, notion moins contestable, pour faire date. Les ensembles de Gauguin et de Picasso surclassent le reste par leur homogénéité et leur force indomptable. Quant à la salle des Matisse, et bien qu’en soient absentes La Danse (déjà venue à Boulogne), La Musique (décidément trop fragile) et La Conversation de 1912, sorte d’Annonciation du Quattrocento en costumes modernes qui jouissait du statut d’un retable à fond d’or, elle tient son rang. Elle transcende même la muséographie par l’air palatial que le peintre et son patron moscovite donnèrent à leur collaboration. Au cours des 6 années qui précédèrent la grande guerre, les deux hommes ont vécu une promiscuité mentale, esthétique et financière, qui les rattache légitimement aux grandes heures du mécénat princier. Alexandre Benois comparait la munificence de Chtchoukine à celle des tsars. N’était-ce qu’un compliment ? Les maîtres de la vieille Russie n’eurent pas toujours les idées aussi larges que la main. Chtchoukine, si fastueux dans ses achats, pesa chacun d’entre eux. Le catalogue fastueux, riche en images et en documents, le fait mieux comprendre que l’exposition. L’étrange personnalité du collectionneur et son usage réglé du rocaille palais Troubetzkoï s’éclaircissent à sa lecture, portée par le luxe, revenons-y, de la maquette et des pages qui se déplient sur le mystère d’une demeure et d’une collection uniques, démembrées par l’obscurantisme stalinien.

On n’ira pas chercher plus loin ce que l’édition d’art française a produit de plus conséquent, cette année, sur l’art du XXe siècle. Familier de Louise Bourgeois (1911-2010), et l’un des grands conservateurs du MoMA au cours des années 1990, Robert Storr s’est toujours tenu à distance du modernisme, puritain et anti-littéraire, issu de Clement Greenberg. Il suffira de dire qu’il s’est davantage occupé de Guston, Richter ou Beckmann que de l’avant-gardisme bon teint. Le milieu le lui a fait payer. Mais l’usurpation ne dure jamais, les intrigants disparaissent, les autres restent et leurs écrits les accompagnent… Storr connaît la volatilité des choses et des personnes, il a assisté, au début des années 1980, à l’imprévisible résurrection de la géniale Louis Bourgeois. Compte tenu de ses origines françaises et des liens qu’on lui prêtait avec le surréalisme, l’épouse de Robert Goldwater ne faisait pas l’unanimité dans le milieu new-yorkais. Et William Rubin ne débordait pas d’enthousiasme, en 1982, à l’idée que le MoMA, dont il était le directeur très picassien, rendît hommage à une artiste de 71 ans, obstinée à défier l’art mainstream… Mais exposition, il y eut. Grâce en soit rendue aux deux commissaires, deux femmes, of course. Les aléas propres à la couverture du catalogue nous ramènent autrement au seuil de tolérance d’une époque encore hostile à la postmodernité montante. En effet, le choix des commissaires s’était porté sur la célèbre photographie de Mapplethorpe, l’un de ses chefs-d’œuvre, où la souriante et froufroutante artiste exhibe sa phallique et vénusienne Fillette de 1968. C’était trop, évidemment. On recadra le cliché, fit disparaitre ce que vous savez, l’artiste ne souriait plus qu’au plaisir de se voir admise à dérouler son parcours dans le temple, dit Storr, du grand «récit masculin et formaliste de l’art moderne». Tout le désignait donc pour signer cette monographie, monumentale à divers titres, que les non-anglophones pourront lire sans tarder. Des débuts oubliés, auprès de Brayer et Paul Colin, aux araignées fileuses de mémoire, de la culture visuelle au culte sexuel, du primitivisme sans âge à la mythologie privée, l’analyse n’abandonne rien en cours de route. Elle se redéploye au-delà du freudisme de comptoir et redonne chair et sens à l’une des créations majeures du XXe siècle.

thumb_5-continents-editions_9788874397488_mapplethorpe_cover_lowExposer Mapplethorpe n’est pas sans danger, mais le risque a muté en 25 ans… Le 12 juin 1989, peu de temps après la consécration du Whitney, la directrice de la Corcoran Gallery of Art de Washington renonçait à montrer le photographe par peur panique du scandale, scandale qui éclate, en avril 1990, à Cincinnati. Mapplethorpe, mort du Sida un an plus tôt, n’en aura rien su. Cela dit, il ne détestait pas les haut-le-cœur que provoquèrent, au départ, ses images les plus trash, plus dérangeantes dans leur mélange de culture SM et de perfection glacée. L’alliance du néoclassicisme et de l’homo-érotisme, fréquente par le passé, y trouvait une occasion de se renouveler, débouchant bientôt sur l’exaltation exacerbée de la «beauté noire», pour parler comme Baudelaire. Ces corps et ces sexes en grande forme, mais comme réduits à leur plastique immuable, ont fini par se retourner contre Mapplethorpe et sa folie sculpturale. Tel est le danger de l’exposer aujourd’hui, se voir accusé de racisme latent, d’eugénisme esthétique ou de préciosité narcissique. Et les emprunts à la statuaire italienne, de Canova au Duce, ne sont pas faits pour apaiser l’hostilité croissante que lui témoigne le nouveau moralisme US. On peut, du reste, adhérer aux libertés d’un des acteurs historiques de la postmodernité américaine des années 1970-80, et trouver un rien répétitives ses obsessions anales et phalliques. Pas plus que son splendide catalogue, la rétrospective de Montréal n’a commis l’erreur de l’y enfermer : sobres portraits et fleurs japonisantes alternent avec le bondage et les images frontales de la mort (fulgurance de l’ultime autoportrait d’outre-tombe !). La curiosité des commissaires nous dévoile surtout la face cachée du trublion affamé de gloire et de succès commercial. A l’instar de son ami Warhol, qu’il a si bien saisi, Mapplethorpe est resté fondamentalement la victime consentante de son éducation catholique très poussée. Ses premières œuvres, subtils collages, sentent la sacristie et le sacrilège à plein nez. Et si Patti Smith fut un temps sa sainte icône, elle ne fut qu’une des créatures de Dieu, belle d’être vulnérable, que l’œuvre entier conduit vers la rédemption du gélatino-argentique.

9782754109659-001-gLa formule est de Baudelaire Mais Thomas Schlesser la détourne sciemment de son sens initial et l’arrime à nos craintes écologiques : L’Univers sans l’homme interroge l’évolution de notre rapport au monde depuis le XVIIIe siècle, moment de bascule où le vieil anthropocentrisme se voit attaqué de toutes parts. Si l’homme reste le centre de tout, de Kant à Freud, il ne le doit plus à quelque primauté métaphysique. Seule sa conscience, malheureuse ou conquérante, lui garantit une place éminente au sein de la nature… Les lecteurs de Voltaire savent l’émotion que souleva, en 1755, le tremblement de terre qui pulvérisa Lisbonne et affaiblit les ultimes prestiges la Providence divine. L’alerte et imprévisible Thomas Schlesser suit d’abord l’onde de choc de cette hubris désarmante et électrisante : tempêtes, éruptions et cataclysmes en tout genre envahissent la peinture et colonisent la notion de sublime. L’homme prend plaisir à se confronter aux forces qui le dépassent ou semblent prêtes à l’effacer. Le siècle suivant, selon Schlesser, ne peut plus se vivre qu’à travers l’opposition entre l’arrogance de la technique, dirait Heidegger, et la valeur grandissante reconnue aux règnes animal et végétal, dont l’auteur observe la promotion chez Rosa Bonheur, Redon, les illustrateurs de Darwin et les paysagistes qui nient la figure humaine en tant que principe ordonnateur. La dilution cosmique mène aussi bien aux Nymphéas de Monet qu’à Jackson Pollock. Les atomisations plus heureuses du moi (Masson, Gorky) retiennent moins Schlesser. Son XXe siècle est plutôt noir. Face aux menaces qui pèsent sur l’humain et l’environnement, les artistes élus répondent, catharsis du désespoir, par une surenchère d’angoisse, voire de catastrophisme, dont Hollywood reste le foyer le plus actif. En nous habituant au pire, le spectaculaire cinématographique joue son rôle de régulateur social mais donne raison à Baudelaire et son rejet de «la nature sans l’homme». Autrement dit, de l’art sans imagination. Le cinéma actuel n’en a pas le privilège. Stéphane Guégan

*Antoon Krings, Léo le Lérot, Gallimard Jeunesse / Giboulées, 6,20€

*Alessandro Cecchi, Masaccio, Actes Sud, 140€

*Michel Hochmann, Venise, Citadelles & Mazenod, 205€

*Juliette Trey, avec la participation d’Hélène Grollemund, Inventaire général des dessins. Ecole française. Edme Bouchardon (1698-1762), Louvre éditions / Mare § Martin, 110€.

*François Blanchetière (dir.), L’Enfer selon Rodin, Musée Rodin / NORMA Editions, 34€

*Christine Gouzi, Henry Caro-Delvaille. Peintre de la Belle Epoque, de Paris à New York, précédé d’entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Editions Faton, 58€.

*Anne Baldassari (dir.), Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine, Gallimard / Fondation Louis Vuitton, 49,90€

*product_9782070177813_195x320Robert Storr, Louise Bourgeois. Géométries intimes, Hazan, 198€. La visite au grand homme, tradition française digne d’avoir rejoint Les Lieux de mémoire de Pierre Nora, s’est étendue très tôt aux peintres et sculpteurs. Historiens et critiques d’art ont toujours poussé la porte de « l’atelier » en quête de révélations sur la pratique et l’univers de tel ou telle. Montre-moi ta boîte à secrets, et je saurai qui tu es… C’est l’idée. Des artistes au travail, sexes et âges confondus, Philippe Dagen les rencontre, observe, interroge depuis près de 25 ans. Il en a tiré à chaque fois des articles vivants et informés, où la qualité d’écoute le dispute à la sobriété descriptive, le témoignage à l’analyse. Textes d’actualité, le recul leur donne aujourd’hui valeur d’histoire. Devenus autant de chapitres d’un livre qui s’écrivit sans le savoir, ces articles peuvent se lire de différentes façons, selon qu’on y cherche à reconstruire un moment qui s’éloigne ou à évaluer la durée des réputations. Louise Bourgeois occupe quelques-unes des meilleurs pages du recueil. Devant Dagen, elle se raconte, parle du père volage, du passé qui guillotine le présent, du pardon, de Pascal, devenu un « homme d’émotions » après l’accident qui faillit le tuer. Au sujet de sa supposée fréquentation des surréalistes, elle s’insurge. Son œuvre, martèle-t-elle, c’est l’inverse du surréalisme. Les hommes ? Elle a toujours eu « un os à disputer » avec eux. « Comme je n’ai pas appris à me défendre, j’attaque. C’est ma manière. » (Philippe Dagen, Artistes et ateliers, Gallimard / Témoins de l’art, 28€) SG

*Paul Martineau et Britt Salvesen (dir.), Robert Mapplethorpe / Photographies, 5 Continents / Musée des Beaux-Arts de Montréal, 60 €.

*Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme (1755-2016), Hazan, 2016, 56€

Demain, au Louvre

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.

DEUX PRINCES DU CHAOS

csm__s0a7601_02_d453fa2cd9Le nouveau et spectaculaire bâtiment du Kunstmuseum de Bâle, objet de débats stériles, donne sa pleine mesure avec l’exposition qui s’y tient depuis le 2 octobre : vrai chef-d’œuvre en tout, finesse du propos, intelligence de l’accrochage et force unique des œuvres réunies, elle vient nous rappeler que Jackson Pollock (1912-1956) fut un peintre éminemment figuratif, avant, pendant et après ce que l’histoire de l’art continue à sacraliser et isoler du reste de son corpus : les grands drippings du début des années 1950 ne scellaient ni l’abandon du désir de « représenter », ni l’avènement d’une peinture autoréférentielle, autonome et « américaine », parce qu’elle se serait débarrassée de ses attaches européennes… La chanson a fini par lasser, même aux Etats-Unis où les notions d’Action painting et d’Abstract expressionism paraissent désormais inadéquates. En tête du catalogue, l’article décisif de Michael Leja met les pendules à l’heure. Il est assez plaisant de sentir les choses enfin bouger. 70 ans ont passé… S’imaginant avoir à faire à un cul-terreux du Wyoming, la critique new yorkaise, au sortir de la seconde guerre mondiale, le barbarisa naïvement : il n’était qu’une « force qui va », un flux d’énergie dégondée, et surtout délestée de l’indigeste iconographie où il s’était trop longtemps attardé. Un grand coup de ménage ! Les visages déformés d’effroi, les corps en émoi, les couteaux phalliques, les monts de Vénus abrégés, les pluies d’étoiles, le dialogue magistral avec Picasso, Masson et Miró, le souvenir entêtant de Michel-Ange et Greco, le substrat catholique et la claque mexicaine, tout cela rejoignait soudain la préhistoire de l’artiste érigé en nouvel étalon.

file6rfyivhivbtoohnk685Fresh start… La paix revenue, il fallait que la peinture américaine repartît d’un pied neuf. Pollock incarna cet élan, prêta sa carcasse voutée, son masque taciturne et ses danses d’atelier à la photographie, au cinéma, à la mystification galopante. Puis la situation se compliqua à nouveau. Ce fut d’abord le problème des titres dont la suggestivité dépassait l’horizon d’une peinture censée n’être que pure matière, espace dérégulé, geste souverain. Quand revint plus nettement la figure, tout ou partie, à la faveur des Black paintings de 1951, la stupeur fut plus grande encore. Alors que l’alcool, lui aussi de retour, menaçait déjà les pinceaux de silence, Pollock se mit à parler. A un ami, et au sujet précisément des tableaux noirs, il avoue qu’ils sont traversés, comme malgré eux, par ses « early images ». Plus significativement, en 1956, quelques mois avant de mourir, il avoue à un journaliste bien inspiré : « I’m very representational some of the time, and a little all of the time. But when you’re painting out of your unconscious, figures are bound to emerge. » De cette inséparabilité du figuratif et de l’abstrait, génial conflit, toute la production témoigne. En examinant à la loupe les célèbres clichés de Hans Namuth, Pepe Karmel a révélé ces interactions permanentes, comme on parlerait de l’image cachée du tapis… Les années d’analyse freudienne et jungienne, la fine connaissance des surréalistes et le choc des Demoiselles d’Avignon et Guernica qu’on perçoit ici et là, auront préservé Pollock des pièges d’une banale tabula rasa.

november2015-211_450x190Autre exploit, autre lieu, mais toujours à Bâle, le regroupement quasi symphonique des quatre Méta-Harmonies de Jean Tinguely ! Dans l’atrium du musée qui porte son nom, ces assemblages bariolés dressent leur inquiétante démesure et s’animent quand passe le courant, l’invisible fée d’une exposition qui ne pouvait rester muette. La première de ces machines musicales date de 1978 et prend l’apparence d’un triptyque dont chaque élément, dans sa cage de fer, vise au bricolage le plus hétérogène. Artiste extrême, artiste des extrêmes, Tingely n’aime rien tant que leurs alliances. La roue primitive appelle le moteur qui l’actionne, le crâne de mouton l’orgue électrique de notre enfance. Bien entendu, il eût été malséant de produire quelque mélodie que ce soit : on n’est pas « nouveau réaliste » pour rien, on n’a pas mis le feu (symboliquement) au MoMA pour « suivre » sa participation comme le premier « créateur » venu… Papa Duchamp, terrible surmoi, veille. Le son n’a donc pas plus de valeur qu’un « objet trouvé », un ready-made. Tinguely ne joue pas la musique, il joue avec les sons, au-delà du son. Méta-artiste, il connait le sens des préfixes et préfère travailler aux confins du bruit. Mais le violon d’Apollon, saint patron des peintres et des sculpteurs depuis Le Parnasse de Raphaël, se venge de ce chaos organisé. Bien qu’il ait toujours affirmé avoir été sourd à toute expression musicale, Tinguely nous prouve sans cesse le contraire.

jean-tinguely Là réside l’autre vertu de l’exposition. Elle oblige autant à ouvrir l’œil qu’à tendre l’oreille. Les différences sonores, d’une pièce à l’autre, n’échapperont pas à toute ouïe quelque peu attentive. L’empreinte des seventies colle à la « machine » princeps, achetée dès 1979 par Peter et Irene Ludwig. Destiné au Japon, Pandämonium n°1 / Méta-Harmonie 3 se sert pourtant d’un instrumentarium décidément bâlois, plus percussif, plus proche du carnaval et de ce que Tinguely appelle la « burlesquification » de la mort. Nous sommes en 1984 et le morbide, le rituel macabre, grignote déjà l’humour initial. La morsure reste légère, il est vrai, et le sourire l’emporte. La vue de cette cloche suisse, briquée et joyeusement alpestre, déride, autant que celle de l’aigle impériale, dérisoire ersatz d’une après-guerre qui allait se dissoudre dans la proche destruction du mur que l’on sait. La pièce donne le vertige. Du grand spectacle, au sens allemand du terme, tapageur et théâtral, dès que l’ensemble s’ébranle et crépite. On n’oubliera pas que Tinguely, tout iconoclaste qu’il se voulait, fut un artiste d’exposition. Chacune de ses Méta-Harmonies a été créée pour ces grand-messes laïques et internationales dont nous sommes les fidèles plus ou moins moutonniers. Aussi vrai qu’il donna au MoMA un fragment de son Hommage à New York (1960), la pièce qui devait soi-disant s’autodétruire lors de son vernissage, l’artiste suisse a parfaitement orchestré sa carrière, prenant des poses à la Jackson Pollock face à l’objectif dès avant sa consécration américaine… Attitude qui ne différait guère de celle des trouble-fête de la musique contemporaine, John Cage ou Stockhausen, dont il se souffle que Tinguely était friand. Apollon a toujours le dernier mot. Stéphane Guégan

*Der Figurative Pollock, Kunstmuseum, Bâle, jusqu’au 22 janvier 2017. Catalogue (versions allemande et anglaise, 30 CHF) sous la direction de Nina Zimmer, aussi intéressant et précis que l’éblouissante exposition qu’il accompagne.

**Machines musicales / Musique machinale, Musée Tinguely, Bâle, jusqu’au 22 janvier 2017. Catalogue (à paraître, Kerber Verlag) sous la direction d’Annja Müller-Alsbach et Sandra Beate Reinmann.

2032787_la-beaute-du-mexique-moderne-au-grand-palais-web-tete-0211361166843***On prolongera l’exposition Pollock au musée de l’Orangerie et au Grand Palais. La peinture américaine des années 1930. The Age of anxiety, en 50 tableaux, dresse celui d’une Amérique prise dans l’étau du krach et de la guerre, et oscillant entre culte du terroir et ivresse industrielle, dépression et optimisme, abstraction et précisionnisme, Stuart David et Hopper. La peinture de Pollock, déjà duelle, se comprend mieux à proximité de Benton, son maître en régionalisme viril. C’est toutefois le cadet qui signe le tableau le plus puissant de la sélection, une scène sacrificielle brossée et presque sculptée sous l’emprise de Guernica. Mexique 1900-1950, au Grand Palais, fait entendre fortement les voix d’Orozco et de Siqueiros, à côté duquel Pollock se fait photographier, à New York, en 1936. On sait quelles étincelles jaillirent à la croisée des programmes artistiques de Roosevelt et de l’avant-garde mexicaine. Mexique 1900-1950 rappelle éloquemment la contribution de Diego Rivera à la double révolution mexicaine, vite détournée de ses origines libérales. Deux mots encore pour signaler l’exposition panoramique que la Royal Academy (Londres) consacre à L’Expressionnisme abstrait jusqu’au 2 janvier. Elle présente les vertus et les défauts des vastes synthèses où le nombre prime les angles et les perspectives autres que monographiques. Reste que les salles Gorky et De Kooning sont de tout premier ordre, de même que la salle des Pollock. Peint pour l’appartement de Peggy Guggenheim, l’immense Mural de 1943 dévore l’espace domestique et lui substitue une sorte de jungle primitive aux fantomatiques présences humaines. Il est aujourd’hui le fleuron du musée d’Iowa city, la ville de la grand-mère Pollock, et mérite amplement un coup d’Eurostar. SG

Livres (bien) reçus

product_9782070177592_195x320La Villa des Mystères en abritait un ultime, que Paul Veyne est parvenu à éclaircir après s’être heurté à l’énigme d’un décor qui en avait découragé ou abusé plus d’un. C’est qu’ils cherchaient, ces doctes aveugles, midi à quatorze heures. La présence de Bacchus parmi les figures peintes, et fermement détachées du fameux fond rouge, n’était-ce pas le signe d’un arrière-plan initiatique, d’une vérité profonde, enfouie sous l’apparence domestique de l’ensemble ? En lieu et place d’une exégèse dionysiaque qui se mordait la queue, et échouait à tout expliquer, Paul Veyne part de l’évidence et s’y tient : cette frise de 20 mètres déroule une simple épopée nuptiale sous les yeux de Bacchus et Ariane, symbole de l’union heureuse et fertile que la peinture a pour vocation de figurer, d’annoncer et faire advenir. Le paganisme, nous rappelle l’auteur, était une religion votive et plaçait l’espérance sur notre bonne terre. La jeune fille qui se prépare, d’abord la chevelure, puis l’étuve, sera un jour mère. Un fils lui est promis, qu’on voit déjà lire, privilège de la classe supérieure. Le savoir vaut alors titre aristocratique. On cherche en vain l’homme, protagoniste absent de ce gynécée en secrète effervescence. Mais la présence du van phallique suggère la sienne, non moins que l’effroi de la défloraison qui se peint sur différents visages féminins. La peinture sait aussi calmer cette inquiétude bien naturelle. Une jeune esclave enceinte, le front orné d’une couronne de myrte, porte un plateau de gâteaux au sésame, elle nous dit que la nuit sera riche de plaisirs et des fruits attendus, Vénus s’en porte garante. SG // Paul Veyne, La Villa des Mystères à Pompéi, Gallimard, 21€

9782841006175Pour avoir commencé par étudier Stendhal, Philippe Berthier n’ignore rien des effets secondaires, névrotiques de l’art, cette dangereuse « promesse de bonheur ». En quarante ans de brillants essais, son érudition allègre s’est laissé tenter par d’autres furieux de l’Eros esthétique, Chateaubriand, Barbey d’Aurevilly, Proust et Herbart. Il jette aujourd’hui les filets de sa curiosité insatiable, et de son humour intangible, sur les intoxiqués du wagnérisme, qu’ils aient cherché ou pas à se soigner du bacille de Bayreuth en racontant leur envoûtement. Dans un article féroce comme il les aimait, Claudel a dénoncé « le poison wagnérien » et « la ratatouille boche ». C’était quelques mois avant les accords de Munich… Gautier et Baudelaire, le premier avec plus de lucidité, ont pressenti ce qui allait devenir un « mal français », malgré la fameuse mise en garde de Nietzsche, au cours des vingt dernières années du XIXe siècle. Les auteurs dont Berthier nous parle ont en commun d’être de mauvais littérateurs et de n’être plus connus aujourd’hui que des spécialistes de la Décadence et de quelques illuminés. Ils n’en sont que plus révélateurs de l’épidémie en question. Ajoutons qu’ils réservent quelques perles à leurs courageux lecteurs et remercions Berthier de les rassembler en collier. Qui peut, du reste, se targuer d’avoir avalé in extenso les ouvrages d’Elémir Bourges, Joséphin Péladan, Teodor de Wyzewa, Henry Céard et beaucoup d’autres, plus obscurs, plus oubliés… Le comble du drôle est l’espèce de constance avec laquelle ces émules de Siegfried décrivent leurs héros, morts au monde pour mieux renaître en Wagner, moins habiles en amour qu’en catalepsies et autres tumescences rêvées. La lettre de Baudelaire indiquait déjà le potentiel des transferts et dégâts psychiques et, ce faisant, touchait au sublime. On n’en dira pas autant de ses émules tardifs. SG // Philippe Berthier, Toxicologie wagnérienne. Études de cas, Bartillat, 20€.

9782754109536-001-GSAVE THE DATE

Les 18 et 30 novembre prochains, la Revue des deux mondes organise deux tables-rondes Baudelaire au musée Delacroix. Programme à venir… A lire : Stéphane Guégan, « Matisse en fleur », Revue des deux mondes, novembre 2016.

QUAND LA PEINTURE (LUI) MONTAIT AU NEZ

185_0011919,  c’est l’an I de Dada, en sa flambée parisienne… A Tristan Tzara, gourou toujours suisse, André Breton écrit, le 4 avril : « Tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent». La destruction appelant la destruction, on mobilise les démobilisés, Paul Éluard et Louis Aragon, qui rentrent au printemps. Jacques Vaché a été rendu plus tôt à la vie civile, mais cet ange de l’excès s’est tué à l’opium. Qu’importe, Breton publie ses lettres de guerre en manière de béatification hâtive. Drieu, autre revenant, a quitté l’uniforme et comptera vite parmi les dadaïstes de la capitale, les habitués du Certa et de l’invective. Au Salon d’Automne, Picabia voit ses tableaux mécanistes relégués sous un escalier, marches détournées d’une gloire galopante. Bref, tout va bien, les années folles peuvent commencer, la vie pétiller… Car 1919, c’est aussi l’an I de la moutarde Amora, marque déposée simultanément à Dijon et aux États-Unis (on dirait un Duchamp). Au début des années 30, c’est déjà une institution. Comment douter que pareille coïncidence ait glissé sur Aragon lorsqu’il se mit à la rédaction du génial Aurélien, au lendemain de la débâcle de juin 1940, sous l’impression encore fraîche de Gilles. Drieu y avait démoli les surréalistes, Aurélien fait de Dada un de ses cœurs de cible, et de Picabia l’objet d’un portrait inoubliable. Car Picabia fait plus que percer sous le Zamora du roman, qui parut à l’automne 44.  Partant du principe que le rêve est l’ami et l’ombre de la réalité, les livres d’Aragon se délectent de la mécanique freudienne du déplacement et de la condensation, ils cachent un tas de petits secrets, et souvent de petites vacheries, derrière l’étrange état civil de leurs personnages. Résurrection acide du Paris dadaïste de 1919-1922,  Aurélien n’en épargne aucune des célébrités. Aragon, écrit justement Bougnoux, « ne se retient pas de régler de vieux comptes ».

bm_5953_1769223Se retenir, et se retenir de mordre, n’était pas dans les habitudes du beau Louis. Vingt-cinq ans après le chahut dont il avait été l’un des plus infatigables instigateurs, Aragon dissèque sa jeunesse, emballements esthétiques, fiascos sentimentaux et amitiés brisées. Aurélien regarde au-delà de Drieu, qu’il est loin d’assassiner, comme aiment à le dire ceux qui s’en tiennent à Wikipédia. On a plus commenté le pastiche de La Princesse de Clèves ou de Jacques le fataliste que l’espèce d’inventaire historique dans l’esprit de Hugo, Flaubert et Proust. Roman de l’amour impossible, dit-on, d’une Bérénice qui préfèrerait la chimère du sublime à l’expérience de l’imparfait, Aurélien est plutôt le chef-d’œuvre du désamour, un roman amer et noir, d’une drôlerie effrayante, où la sainte modernité de l’après-guerre passe un mauvais quart d’heure. Or quoi de plus moderne alors que Picabia ? Première apparition, Zamora surgit, of course, d’un dancing, le Lulli’s, «petit, engoncé dans son ventre, le visage spirituel, brun comme un Espagnol qu’il était, avec de l’argent aux tempes, tout rasé et mobile comme s’il avait été mince, des pieds d’une petitesse incroyable. Il se croyait le rival de Picasso, et cela l’avait jeté au dadaïsme, histoire de le dépasser. Il était méchant et drôle, trouvant tout affreux, pouvait tomber d’accord avec le pire philistin pour faire un mot d’esprit, faisait des tableaux métaphysiques en baleines de corset et n’aimait au fond que les jolies femmes, les tableaux de la Gandara, le luxe et les petits chiens.»

9789462301399_1 On ne laisse pas filer un tel individu, il ne quittera plus le lecteur. Le portrait de Bérénice aux lignes brouillées, le vernissage de minuit, les sorties de Zamora sur Manet, Picasso ou la Légion d’honneur, les cadres Art Déco de Legrain, faire-valoir essentiel de ses machines songeuses, constituent autant de relances du récit :  Aurélien a besoin de cet Espagnol qui plane au-dessus des frontières, de même qu’il ne peut se passer des doubles de Drieu, Breton, Jacques Doucet, Denise Lévy et d’Aragon lui-même, dont le poète Paul Denis personnifie l’un des avatars peu flattés. Portrait vitriolé et masochiste de la génération perdue, Aurélien eût été incomplet si Zamora l’avait déserté, comme Picabia avait fui les combats de 14-18 à la faveur de protections et de ce qu’Arnauld Pierre, le meilleur spécialiste du peintre, appelle une « névrose opportuniste », dûment soignée en Suisse… Aragon, l’ancien combattant, l’affranchi du surréalisme, n’a donc pas raté Picabia, l’embusqué, le mondain, le coureur, chic et scandaleux, un pompier déguisé en incendiaire. La Gandara ou Dada ? La Gandara et Dada, répond Aragon. Car Zamora, qu’il crédite anachroniquement des futures transparences de Picabia, est le seul protagoniste à avoir saisi la «ressemblance profonde» de la fuyante Bérénice, fuyante comme l’absolu. De ses chevauchements de lignes naissent de troublants palimpsestes !

album-picabiaFin 1944, témoin essentiel, Aragon jugeait le passé depuis son propre renoncement à l’avant-gardisme et les longs entretiens qu’il avait eus avec Matisse sous l’Occupation. Ce faisant, fertile paradoxe, il rendait possible une lecture de Picabia qui se serait délestée des poncifs modernistes et ferait son miel des tensions mises à jour par Aurélien. Pouvait-il imaginer que les historiens de l’art ne s’y résoudraient pas avant longtemps ? On se demande certains jours si les spécialistes de Picabia ont lu Aragon et Apollinaire, autre foyer de lumière qui me semble préférable à la vulgate dadaïste pour approcher le piquant Zamora. Si la rétrospective actuelle de Zurich et New York, d’une éblouissante richesse, invite au dépoussiérage, un reste de consensus baigne le catalogue malgré ses apports décisifs. On y voit l’éventail entier de l’historiographie picabiesque se déplier. Ils sont encore quelques-uns et unes à valoriser l’insolent dynamiteur, le sorcier d’un double jeu permanent, l’iconoclaste ou l’accoucheur putatif de la peinture abstraite. D’autres, on les préfèrera, contribuent à faire émerger un artiste dont l’ironie, la destruction de toute valeur et le cynisme n’auraient pas été les seules muses… Car cette rétrospective a le bon goût de rappeler que les débuts de Picabia n’eurent rien d’anarchique. On ne saurait le dire, en effet, de l’atelier de Cormon ou des tableaux qu’il expose au Salon des artistes français à l’orée du XXème siècle, d’un givernisme supposé suspect (comme si les impressionnistes n’avaient pas utilisé la photographie avant lui et répudié l’illusion du tableau reflet !).

9782754108270-001-GSes grands Pins de 1906, manifeste et chef-d’œuvre méditerranéen déjà, montrent avec quelle obstination et réussite Picabia – très proche des fils Pissarro  – s’est voulu aussi l’émule de Monet et Sisley. Or l’habitude est d’en faire un exercice de second degré, l’annonce de ce que Picabia devait raffiner ensuite, la disqualification du médium par la déconstruction de ses modes et la déroute de ses fins. A écouter les tenants d’un dadaïsme précoce, la vanité de peindre lui serait déjà apparue, de même que la nécessité de s’en faire le fossoyeur loufoque. Cette théorie résiste peu aux faits, que le catalogue regroupe avec avidité et, parfois, malaise. On aimerait tant que Picabia ait été un sage petit soldat de l’avant-gardisme heureux, que ses machines à rêves aient broyé jusqu’au souvenir des corps sexués, qu’il n’ait pas plaidé le «retour à l’ordre » à la fin des années 1920, ni accepté la Légion d’honneur en juillet 1933, ni vendu des tableaux à l’État en 1935, ni conspué le Front populaire et l’anti-franquisme, ni chanté la jeunesse du Maréchal en 1941 avec Gertrude Stein, ni ridiculisé enfin le triomphe de l’abstraction après 1945, ultime pied-de-nez au nihilisme de sa légende. S’il y eut « leurre » chez lui, pour employer un mot dont on abuse à son endroit, c’est d’avoir faire croire qu’il était né pour brûler les musées. Le « contre-idéal » qu’il se targuait d’incarner mieux que quiconque, en écho à son cher Nietzsche, séparait  « l’art démocratique » honni de la grande peinture, le banal du génial et surtout l’acte iconoclaste, son faux destin, de la recherche de l’absolu, son vrai credo. La peinture de Picabia, avec ou sans pigments, abonde en citations, qui ne proviennent pas toutes des revues de charme ou de naturisme : elle s’assigne d’emblée une hauteur d’idéal, une hygiène physique, une saveur érotique qu’Apollinaire, les partageant, a signalées. Pour ce lecteur du Zarathoustra, danser sa vie fut primordial. Ne sont-ce pas de meilleurs guides pour cheminer jusqu’aux toiles de l’Occupation et au-delà ? Nulle abstraction totale, nulle abjection fatale, c’est l’instinct de vie, ou de survie, qui flambe et chasse les démons du grand neurasthénique. Stéphane Guégan

*Anne Umland et Catherine Hug (dir.), Francis Picabia, une rétrospective, Fonds Mercator, 54,95€. Le même éditeur, merci à lui, rend enfin accessible L’Album Picabia d’Olga Mohler (39,95€). Olga fut successivement l’employée, la maîtresse et la compagne de Picabia. Ils traversèrent ensemble les années les plus controversées du peintre, de 1925 à 1953, celles qui, en conséquence, nécessitent compréhension sensible et documentation renouvelée. Olga était-elle consciente de la valeur que prendraient les notes et photographies, reproductions et coupures de presse qu’elle a colligées ? En tous cas, la dévotion amoureuse n’égare jamais ici le souci de se souvenir. Le keepsake d’Olga, qui remonte volontiers aux années qu’elle n’a pas connues, s’orne d’un nu féminin de l’époque Cormon, comme de toutes les déclarations anti-Dada de Picabia, dont la composante fêtarde est omniprésente. Un dessin de juillet 37, réalisé à Juan-les-Pins, montre Picabia et Picasso côte à côte : la guerre d’Espagne n’a pas l’air de les dresser l’un contre l’autre, ni de les empêcher de jouir de la plage. Cet album capital fait aussi danser les lignes. SG

Verbatim  // « Le pays qui va sans doute émerger de cet affreux matérialisme débordant partout depuis des années, sera la France, il me semble, car dans ce pays il n’y a plus de place que pour la jeunesse, la vraie jeunesse, enfin la vie, pour ceux qui croient, vivent et pensent sans avoir besoin pour cela de s’étendre sur le divan des ambitions mercantiles ou législatives. […] Le Maréchal Pétain est un homme jeune, plus jeune que tous nos députés ou ministres, car ces pauvres êtres, pour la plupart, n’étaient que d’ignobles égoïstes, malfaiteurs exploitant avec facilité un pays comme la France, lequel ne demande qu’à croire, à aimer, à vivre librement. » Picabia, « Jeunesse », L’Opinion, 1er mars 1941

Regards de femmes

9782070196913**Le charme et la séduction, l’impulsive Louise de Vilmorin (1902-1969) n’en fut pas avare, et les hommes qu’elle aima, jusqu’au terrible Malraux, ne purent altérer cette vie des sens et de l’esprit dont le moindre de ses livres respire l’exigence et l’urgence. Le bonheur, disait-elle, est une disposition naturelle du caractère, une forme de courtoisie qu’on doit aux autres comme à soi-même. Elle fuyait les raseurs et les mélancoliques. Aussi appartient-elle à la veine si française des écrivains, de Mme de La Fayette au cher Nimier, pour lesquels la noblesse de comportement, la folie secrète des êtres s’offre partout à l’analyse et à l’humour. Son œil, son style et son manque d’argent chronique la destinaient à la presse. Elle y fut accueillie à bras ouverts dès 1934, quelques semaines après la parution de Sainte-Unefois dans la Blanche. Minotaure abrite son premier article. Les derniers, trente-cinq ans plus tard, bousculent des feuilles moins prestigieuses. Entretemps, elle avait gagné mille lecteurs, ceux de Vogue, de Marie-Claire, d’Arts et d’Opéra, à son éthique de la distinction et du plaisir. Peu importait le sujet pourvu qu’elle l’abordât avec l’aplomb cocasse des grandes causeuses. La mode et son théâtre, la façon de se vêtir ou de se dévêtir, Noël et ses soupirs de joie, le destin brisé de l’Aiglon, la métaphysique de l’ornement chez Théophile Gautier, l’enfance retrouvée, les grands livres, du Napoléon de Job à La Princesse de Clèves sur laquelle elle a écrit le texte définitif, tout comble sa fantaisie ou allume son indignation. Son billet sur l’écrasement de la Hongrie, en 1956, « Le Temps des assassins » vaut mieux que les faux-fuyants de Picasso! Après les Hussards de 1950 et Patrick Mauriès, Olivier Muth sert merveilleusement la mémoire de la princesse de Verrières-le-Buisson(Louise de Vilmorin, Objets-chimères. Artistes et textes rares 1935-1970, édition établie et présenté par Olivier Muth, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 23,50€). SG

73544***La valeur des Cahiers de la Petite Dame n’a pas à être redite. Gide, tout compte fait, n’eut pas de meilleure amie et observatrice, éditrice et complice, que Maria Van Rysselberghe. Elle était l’épouse, peu sage, du pointilliste Théo, trop sage lui, qui a immortalisé le réseau franco-belge où l’écrivain a tenu une place éminente au début du XXème siècle. La correspondance d’André et Maria, d’une ampleur unique, l’est aussi par le ton et la «surface» qu’elle donne à la liberté de pensée et de mœurs. Ces deux-là, en effet, se comprenaient, s’épaulaient, et presque s’épousaient, du politique au sexuel, sans avoir besoin de passer aux aveux complets. Est-ce trahir la ferveur fusionnelle qui les unissait que de d’y rattacher l’enfant que Gide fit à la propre fille de Maria, enfant qui devait convoler plus tard avec Pierre Herbart, ultime péripétie nuptiale et clanique ? On a compris que leurs échanges épistolaires donnent de la république des lettres un tableau ouvert. Ce volume de 1200 pages, contribution essentielle à l’histoire des arts des années 1899-1950, regorge aussi d’informations sur la peinture du temps, notamment le cercle des néo-impressionnistes et des Nabis, de Paris à Bruxelles. Dunoyer de Segonzac passe aussi une tête après la guerre de 14, qui a resserré les liens avec la Belgique et arraché définitivement Gide aux conforts de l’individualisme bourgeois. A son souci d’agir, les causes ne manquent pas. Certaines, comme l’homosexualité, vont mettre la NRF en émoi. D’autres, les colonies, l’antifascisme, le bolchevisme, l’opposeront vite à ses « amis » de gauche. Dès janvier 35, Maria exécute Les Cloches de Bâle, «salade sans style », « sentimentalité romantique », « lyrisme de grand opéra » et «coquetterie »… Aragon n’oubliera pas Gide à l’heure des règlements de compte de la Libération, qui ont charrié plus de mauvaise rancœur qu’on ne veut le dire. Car Gide fut moins présent qu’Aragon dans l’actualité éditoriale des années d’Occupation. Et cette correspondance rappelle que, sous la pression de Valéry et Martin du Gard, il refusa rapidement de collaborer à la NRF de Drieu. Il écrivit tout de même, apprend-on, à Abel Bonnard pour protéger une comédienne de son entourage. Depuis l’Afrique du Nord, rejointe dès 1942, son entregent restait actif. Au lendemain de sa mort, Maria rendra hommage à son souci d’«élever dans les cœurs le niveau de l’être humain » (André Gide et Maria Van  Rysselberghe, Correspondance  1899-1950, édition présentée, établie et annotée par Peter Schnyder et Juliette Solvès, Gallimard, 40€). SG

L’HOMME COUVERT DE HAINES

illustration-lettres-de-guerre-de-jacques-vache_1-1463043997Avant de les pousser au défi esthétique, la guerre accule les écrivains à leur part d’inconnu. Se montreront-ils à la hauteur ? Face au danger, face à la mort, ces êtres de cabinet et de salon, maîtres des mots, seront-ils maîtres d’eux ? Seront-ils, dirait Drieu, des hommes ? En 1914, la fierté de servir son pays et de braver l’agresseur embellit, au mieux, la résignation générale à l’inévitable. On part rarement se battre la fleur aux lèvres. En 14, les écrivains se montèrent la tête, comme les autres, quelle qu’ait été la flamme de leur patriotisme. Du conflit qui s’engageait et s’embourberait vite dans ses millions de cadavres, les plus jeunes attendaient la fin du vieux monde. Des vieillards les envoyaient au feu, le feu les débarrasserait de la gérontocratie qui dominait le pouvoir et le haut commandement. Le champ de bataille souriait au sang vif, aux horizons neufs, ce serait un laboratoire plus qu’un mouroir. Quand bien même ces combattants, à peine sortis de l’adolescence, allaient rapidement douter du destin collectif qui les appelait, la littérature ne perdrait rien en chemin. Délire d’enthousiasme et déluge de violence, effroi et fascination devant l’indescriptible, elle ferait son miel de tout. Les mots, rempart à l’horreur ou à l’absurde, ont épousé l’épreuve dans sa fièvre et sa folie destructrices, ils ont aussi fait résonner le dépassement de soi, la fraternité des armes et le merveilleux insolite d’un chaos que certains crurent régénérateur au-delà de la paix.

product_9782070178759_195x320En ce centenaire de la bataille de la Somme, où tombèrent tant de britanniques (voir la série Peaky blinders quant au durable trauma outre-Manche), l’Historial de la Grande Guerre rend hommage à une quinzaine de poètes et romanciers, français, allemands et anglais. Neuf d’entre eux, en effet, vécurent l’offensive de juillet-novembre 1916, celle des Orages d’acier de Jünger, heureux de chanter l’avènement d’une virilité aussi trempée que les canons qui déchirèrent le ciel d’été. Faisant vite oublier ses modestes espaces par son lacis de boyaux sombres, l’exposition de Péronne est surtout riche d’un matériel rarement vu et confronté, du casque transpercé de Jünger à la pipe d’opium de Joë Bousquet, du portrait de Péguy par Egon Schiele aux dessins expressionnistes du grand poète Wilhelm Klemm (publiés aussi dans Die Aktion), du carnet militaire d’Apollinaire aux loufoqueries « explosives » de Jacques Vaché (photo, plus haut), du Feu d’Henri Barbusse (qui impressionna Otto Dix, Céline et Hemingway) au génial J’ai tué de Blaise Cendrars. Le « British side » du parcours est très brillant, des stances noires d’Ivor Gurney (qui pensait soigner sa neurasthénie en prenant les armes) au fameux Counter Attack de Siegfried Sassoon, qui rendit public son dégoût de l’inefficacité inhumaine de l’état-major en juillet 1917. A tout cela, qui est beaucoup et justifie une visite, s’ajoute le Cahier bleu de Georges Bataille, cahier d’un jeune guerrier de 18 ans, qui pleure la cathédrale de Reims, celle de son enfance, celle d’une France souillée, et dédie son poème rageur à Léon Bloy.

drieu-la-rochelleCe lyrisme doloriste, dont la cathédrale « vitriolée » (Cocteau) serait encore longtemps le motif exemplaire, le Drieu La Rochelle d’Interrogation (Gallimard, août 1917) n’en a cure. La Part du feu, l’un des poèmes du recueil les plus tributaires du futurisme italien, dénonce ceux qui pleurent la destruction des vieux temples : «Laissons ces eaux aux vieillards, qui ne sentent pas dans leurs têtes débiles la force de concevoir des chefs-d’œuvre. » Drieu est absent des cimaises de Péronne. Début 1916, le rescapé de Charleroi et des Dardanelles se blesse grièvement à Verdun, un éclat d’obus dans le bras. Sa main gauche se raidit, à jamais. La bataille de la Somme ne fut donc pas pour lui. En août, il publie Usine = Usine dans Sic : la revue de Pierre Albert-Birot tient Marinetti pour l’un de ses mentors. De nos jours, la phalange futuriste de l’intelligentsia parisienne, Apollinaire compris, n’a plus très bonne presse. Bellicisme nietzschéen,  jeunisme radical, horreur de la muséification du passé, ça ne cadre pas avec notre époque. On ne s’explique pas autrement le fait que la majorité des manifestations liées au centenaire de la guerre de 14-18 aient mis nos sulfureux futuristes hors champ. Drieu traine lui une telle réputation qu’il est devenu inutile d’invoquer son tropisme italien pour l’exclure des fêtes du souvenir. Il reste l’homme couvert de haines, bien que cette haine, toujours ambiguë, voire secrètement amoureuse, fasse la joie des éditeurs, comme on verra plus loin.

Julien Hervier n’est pas soupçonnable de pareils calculs. Le meilleur connaisseur de Drieu n’exploite pas un filon. Il sert une cause où se reconnaissent quelques-uns aujourd’hui. En février dernier, Bartillat publiait son édition des Ecrits de jeunesse, le volume que Drieu prépara durant la « drôle de guerre », dès 1939 probablement, et ne fit imprimer qu’en 1941. Date tardive, elle s’explique par la raclée de juin 1940, mais elle fit croire à quelque manœuvre collaborationniste ! Or, entre 1917 et 1927, où s’encadre la « jeunesse » de l’auteur, celui-ci tenta plutôt de concilier capitalisme, socialisme et briandisme. Aider l’Allemagne des années 1920 à surmonter le coût de sa défaite lui semble de meilleure politique, dans la perspective d’une Europe coincée entre la Russie et l’Amérique, que l’acharnement cocardier de courte portée. Il est d’autres manières d’écarter le risque d’une nouvelle guerre que l’angélisme pacifiste et l’esthétisme post-dadaïste… Mais accorde-t-on encore un reste de crédit à la pensée politique de Drieu ? Le fascisme n’en est-il pas le dernier mot? L’attention qu’il a portée très tôt à Mussolini, comme beaucoup d’hommes qui se disent encore de gauche alors, n’amorçait-elle pas sa conversion à Hitler ? Qu’il ait été un ardent antimunichois en 1937, en vomissant le soulagement qu’éprouvèrent une pléiade d’écrivains supposés plus respectables, n’effleure plus la bonne conscience de tous ceux, et ils sont nombreux à peser sur l’opinion publique, qui ont définitivement révoqué en doute le « service de la France » dont Drieu n’a jamais démordu.

product_9782070723072_195x320Comme Pierre Andreu et Frédéric Grover avant lui, Hervier prend au sérieux le poète iconoclaste de 1917, le réformiste socialisant des années 1920, l’électrochoc de février 34 et les déchirements du Journal 1939-1945 dont il fut l’éditeur courageux, voilà près de vingt-cinq ans, malgré la tempête qu’il savait soulever et souleva. C’est qu’Hervier s’était refusé à transformer cette ultime autobiographie en pièce à conviction du grand procès auquel, noblesse oblige, Drieu se sera soustrait. L’auteur du Feu follet s’était expliqué avant de se tuer, il n’avait plus rien à ajouter en 1945, encore moins à des tribunaux d’épuration où ne siégèrent, il est vrai, que des amis de la France et d’exemplaires résistants. Des explications sur sa conduite et son parcours politique, de la nouvelle gauche à la jeune droite, puis du socialisme fasciste au fascisme socialiste, le nombre impressionne, de même que sa répugnance inlassable envers tout nationalisme étroit. La patrie est affaire de valeurs partagées, plus que d’origine : un passage peu relevé d’Etat civil (1921) prend appui sur l’intégration réussie des Juifs français pour illustrer son idée, dirions-nous, du vivre-ensemble. Vraie crise morale, la guerre de 14 a enterré le patriotisme hérité de 1814 et de 1870 en démasquant les illusions qu’il avait trop longtemps camouflées. Comment nommer autrement, dit Drieu, la folie suicidaire des autorités, la bourgeoisie embusquée, l’ivresse technologique retournée contre l’infanterie et la propagande anti-boche ?

CVT_La-comedie-de-Charleroi_1844Il faut que la IIIème République, déchue, cède la place à une nouvelle organisation politique, économique et sociale, et se dote de nouvelles élites. La boucherie de 14-18 a révélé toute une jeunesse à elle-même, elle a réveillé son sens de l’action après lui avoir fait presque perdre celui de l’obéissance, elle a vérifié ce que Drieu a retenu de Nietzsche, Barrès et Rimbaud : l’histoire se recrée dans la violence, comme l’art dans le mal. Chance de l’individu moderne, que tout condamne à l’apathie, la guerre sonne l’appel au sursaut collectif. Tel est, du moins, le credo d’Interrogation et, avec moins de confiance prophétique, de Fond de cantine, second opus poétique de Drieu, paru en 1920, alors qu’il est devenu un solide compagnon des futurs surréalistes et que sa foi en un avenir neuf s’étiole un peu. Alimenté par l’argent d’une épouse qu’il délaisse, son libertinage ne connaît aucune borne : sexe et alcool, adultères et bordel, remplissent sa vie et ses romans d’un aristocratisme à part. Drieu n’en conserve pas moins une «tête politique ». Ce Don Juan insatiable ne peut abandonner le soldat de Charleroi au stupre des années folles. Rétif finalement à Mussolini, trop nationaliste, lucide quant à Moscou, refusant de suivre Aragon sur la pente du léninisme, il va publier coup sur coup, en 1927, deux essais, La Suite dans les idées et Le Jeune Européen, dédié au Breton de Légitime défense. Avec Interrogation et Fond de cantine, ils formeront plus tard les Ecrits de jeunesse, qui pivotent ainsi sur l’expérience de la guerre et les attentes de la paix.

Balançant de la confession intime à la réflexion globale, La Suite dans les idées appartient à ces objets indéfinissables chers à Drieu. Fait de bribes échouées, poèmes et récits courts, le premier volume n’a pas convaincu Gallimard, auquel Drieu avait tenté de le vendre dès 1925. Ce décousu ne doit pas abuser et Hervier donne la clef de l’étrange bouquet en rapprochant son Préambule de l’adresse liminaire des Fleurs du Mal. Drieu ne s’est jamais complu dans la lecture décadente de Baudelaire, celle de la fin du XIXème siècle, et ses complaisances obscures. Le Baudelaire de Drieu annonce plutôt celui de Valéry et Matisse, tout de résolution et de clarté roboratives. La recherche du plaisir ne saurait dédouaner les jouisseurs d’agir sur le monde environnant et d’interroger le sens de leur vie de débauches. La Suite dans les idées peint en tons crus et drôles, cruellement drôles, la difficulté de s’arracher aux délices de Capoue pour la jeunesse des cafés et des dancings, où les jeunes surréalistes ne sont pas les derniers à briller. A cet étourdissement généralisé, à ces femmes affranchies et qui éclatent de « toute leur fureur sexuelle » à la terrasse des bistrots, Drieu ne jette pas la pierre, il en fut, il en est encore un peu… Son besoin d’autre chose n’en est que plus impérieux et se fait entendre des lecteurs du Jeune Européen.

images« Rêveries lyriques sur l’état de notre civilisation », et les tourments de sa jeunesse turbulente, faudrait-il ajouter pour rester dans la ligne des Fleurs du Mal, ce grand livre passablement occulté attrape la décomposition contemporaine au filet de son étrange alliage. Dédié à André Breton, il cite Le Paysan de Paris d’Aragon en tête de sa seconde partie, où le music-hall et les divers attraits du merveilleux populaire illustrent « le tragique moderne » des surréalistes avec lesquels Drieu vient de rompre. Rupture de principe et non d’écriture, et rupture ambiguë dont il faudra un jour avouer tous les ressorts. Admettons, pour l’heure, qu’ils sont d’abord politiques ! En 1927, Aragon a rejoint le PCF et d’autres se tâtent parmi les fêtards du Cyrano. Drieu, par contre, redit « l’affreuse déconvenue » que la Russie soviétique lui a causée, il le redit en admirateur ancien et trompé de la Révolution de 17. Il lui semble, d’ailleurs, que l’actualité voit triompher les fausses valeurs, les engagements bidons, l’imposture des mots dévoyés… De même que la victoire du prolétariat masque celle du machinisme et de la servitude d’Etat, l’époque entière glisse vers le règne de la duperie, la France surtout. Où trouver la force d’un changement authentique ? Comment réveiller les appétits du fantassin devant lequel l’Europe déroulait un rêvé de fraternité par-dessus les clivages, les classes et les frontières ? Ce fut l’interrogation de 1927 ! Au-delà du toilettage que Drieu leur fera subir en 1939-1940 sous le feu d’une autre guerre, et que Julien Hervier passe savamment en revue, les Ecrits de jeunesse, livre de combat, étaient porteurs d’un projet auquel la Collaboration,  jeu de dupes, allait administrer un coup fatal. Stéphane Guégan

*Ecrivains en guerre. Nous sommes des machines à oublier, Historial de la Grande Guerre, Péronne, jusqu’au 16 novembre, catalogue sous la direction des commissaires, Laurence Campa et Philippe Pigeard, Gallimard, 24€

**Drieu La Rochelle, Le Jeune Européen et autres écrits de jeunesse 1917-1927, édition, avant-propos et annexes par Julien Hervier, Bartillat, 23€.

***Les excellentes Editions de Paris nous rappellent quel journaliste inspiré fut Drieu. Ne cherchons pas ailleurs l’un des ressorts de ses nouvelles et romans, où il a su faire passer le ton et le punch de la presse. Ce que Drieu écrivit de l’activité théâtrale en 1923-1924, pour la NRF, enchanta Zweig (il recommande sa lecture à Romain Rolland). Julien Hervier note justement combien Le Jeune Européen y a puisé une partie de son matériau et de sa verve. Vers 1930, pour revenir à notre précieux florilège, Drieu adore s’écarter des sujets nobles, il radiographie le présent, passion dévorante, vagabonde et rimbaldise de Lindbergh à Violette Nozière, de Stendhal à Borges et de Saint-Denis au Louvre. Journaux ou revues, gauche ou droite, peu importe. Au-dessus des partis et des patries, il caresse le rêve d’une France qui éviterait l’étau des fascismes et des communismes, une France qui soignerait son corps (vive le sport, le camping, les voyages) et sa santé spirituelle en lisant D. H. Lawrence. Drieu a beaucoup pratiqué le nudisme solitaire avec ses plus belles maîtresses. Du reste, les femmes qui refusent de vieillir et d’épaissir l’attendrissent plus que la veulerie des tribunaux face au mystère, ou des gouvernements face au danger. La peinture, autre marotte, se cogne ici et là à sa plume, la meilleure peinture, Manet, Picasso, Derain, le dernier Renoir et même Soutine, qui fait « souffrir la toile » et crier le désordre de l’atelier. La politique, rarement directe, peut l’être aussi. On relira les courtes notes qu’il donna à Paulhan sur l’épiphanie de février 34 et la guerre d’Espagne. SG (Pierre Drieu La Rochelle, Chroniques des années 30, présentation de Christian Dedet, Les Editions de Paris, 15€).

a18371-647x1024****La fable a tous les droits, sauf celui de torturer l’histoire. Dans le récit qu’il imagine d’un procès qui n’eut jamais lieu, ou qui n’eut pour assises intimes que le seul Drieu, Gérard Guégan ne blesse pas la vérité. Tout au plus se glisse-t-il dans ses silences avec tact. Il aime trop Drieu pour dramatiser banalement la confrontation finale du traqué avec lui-même… De jeunes communistes, qui n’ont pas digéré le pacte Ribbentrop-Molotov, lui ont mis la main dessus fin 44, c’est l’hypothèse de départ. Drieu a pactisé avec l’ennemi, il doit assumer les crimes de l’Allemagne, qui deviennent les siens, pense la plus énervée du groupe. Mais ses camarades la calment, la situation se complique, les esprits se troublent, à l’image des années d’Occupation et du rôle qu’y joua Drieu. S’enclenche la polarité des contraires, issue de la vulgate sartrienne, haine de soi et volonté de puissance. Plus hardie est la troisième voix, celle de Guégan lui-même, qui ne confond pas Drieu et les vulgaires collabos enrichis, renvoie son antisémitisme à ses singulières éclipses et amoureuses exceptions, n’oublie pas que son fascisme fut un « combat », au service de la France, et sa mort le sceau des âmes fortes. Ni création littéraire, ni document historique, le livre d’Aude Terray se saisit du dernier Drieu, quant à lui, de façon trop attendue. La finesse psychologique qu’annonce la 4ème de couverture consiste à remailler les poncifs usuels : Drieu a tout raté, il se déteste, bande un coup sur deux, tient sa «revanche » sous la botte et, évidemment, s’abandonne à sa fascination pour la mort et la force, ces maîtresses insatiables… Les raccourcis journalistiques abondent : Abel Bonnard et Jouhandeau se résument à leur passion homosexuelle pour l’Occupant, le « voyage » des écrivains français ne peut être qu’une « grotesque équipée », le choix que Drieu fait de « revenir » à Doriot, en 1942, « un spasme suicidaire ». On apprend, avec stupeur, que Gilles a été « ignoré » à sa sortie. L’assertion surprendra Jean-Baptiste Bruneau qui a consacré une livre décisif à la réception critique de Drieu. Il eût mieux valu se demander pourquoi, en 1939, la presse, gauche et droite confondues, « ignore » l’antisémitisme (toujours déchiré) de l’auteur et ne s’émeut que du vitriol jeté, à profusion, sur la classe politique et la cléricature surréaliste. Le livre refermé, une question surgit : la mode des précipités biographiques convient-elle à un sujet aussi « grave » (Paulhan, mars 1945) que la « fin » de Drieu ? SG (Gérard Guégan, Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 10€ ; Aude Terray, Les Derniers jours de Drieu La Rochelle, Grasset, 18€)

*****Sur Drieu lecteur de Bernanos, voir Stéphane Guégan, « Sous le soleil de Bernanos », La Revue des deux mondes, septembre 2016, 15 €

9782754109536-001-G******Sur Matisse lecteur de Baudelaire (et de Valéry), voir ma présentation de Matisse, Les Fleurs du mal, reprint de l’édition de 1947, avec un livret d’accompagnement, Hazan, septembre 2016, 25€.

SAVE THE DATE / Stéphane Guégan, Drieu, l’homme aux valises pleines, Conférence de l’Observatoire de la modernité. Dix phares de la pensée moderne, 2ème partie. Sous la direction de Chantal Delsol et Laetitia Strauch-Bonart. Collège des Bernardins, mercredi 5 octobre 2016, 20 h00.

DE QUEL BOIS VOUS CHAUFFEZ-VOUS ?

9782330057794-1Le corpus de Jérôme Bosch (1450-1516), une vingtaine de peintures et une soixantaine de dessins, vient de subir une sévère cure d’amaigrissement. Les fautifs en sont les doctes membres du Bosch Research and Conservation Project (BRCP). Désormais la Bible en la matière se présente sous la forme d’un ample catalogue, 600 pages informées et illustrées,  une manière de codex inépuisable dont Actes Sud publie la version française sans lésiner. Car l’excellence est requise dès qu’on s’aventure sur le domaine de l’attribution et de l’érudition, injustement calomnié par la critique d’art française, qui préfère sans doute la vulgarisation branchée… Texte et images précisent ici les critères qui permettent de retenir telle œuvre ou de rejeter telle autre du corpus boschien. Le lecteur évolue donc en pleine connaissance et transparence de la démarche rigoureuse des catalographes, aussi nets dans l’examen des candidats à l’immortalité que dans l’interprétation historique des élus. Tout bilan philologique fait des victimes. Certaines étaient prévisibles. L’Escamoteur de Saint-Germain-en-Laye, à moins d’être aveugle, ne pouvait être considéré comme du maître de Bois-Le-Duc, bien que l’invention de cette scène de vol, où l’image dénonce la crédulité dont elle est complice, lui en revienne. Sa réalisation a même été précédée par une série de rares dessins. Croire, c’est voir, pour Bosch, et non l’inverse. L’Escamoteur a donc rejoint la moisson posthume des « suiveurs » du peintre, bien plus nombreux qu’on ne le croit.

9782754107730-001-TCar Bosch, bourgeois presque gentilhomme, aura suscité, par son succès même, une légion d’émules ou de copistes. Aussi insatiable que Léviathan, le marché des images, tableaux et gravures, en redemandait. Fantaisies et diableries  se transformaient en or, quelle que fût la clientèle visée ou la composante moralisatrice. Le pire et le meilleur se partagent cette manne tout au long du XVIe siècle. Ainsi Le Portement de croix de Gand, longtemps considéré comme un des chefs-d’œuvre de Bosch a été peint une vingtaine d’années après sa mort, mais dans son sillage. L’attestent le cocasse de certaines trognes animalisées et la grâce, en tous sens, que leur oppose la belle Véronique, porteuse souriante du visage de notre Sauveur dans son voile (vera icona). Trois recalés du BRCP, en provenance tous du Prado ont fait couler beaucoup plus d’encre ces derniers mois. La Tentation de saint Antoine, thème éminemment boschien, est désormais tenue pour l’œuvre d’un suiveur, et les Sept péchés capitaux pour celle de l’atelier. L’Extraction de la pierre de folie, troisième panneau jeté hors du corpus, méritait-il pareil sort ? On peut s’interroger, La qualité  intrinsèque de la peinture, son paysage notamment, et sa provenance réclament sans doute une plus grande clémence. L’œuvre, en effet, a appartenu à Philippe de Bourgogne, évêque d’Utrecht, et doit avoir bénéficié d’une participation du maître. Pleinement autographe, Le Jardin des délices l’est restée quant à lui. Mais le Prado, en l’occurrence, n’avait rien à craindre de ce côté-là. C’est l’une des œuvres les mieux documentées de Bosch, l’une de celles qui s’inscrivent le mieux dans la culture de cour propre aux Bourguignons, aussi proche des attentes du Ciel que des appels de la chair. Reindert Falkenburg, dans une étude magistrale, en a redéployé  la chaîne d’échos, convaincu que ce triptyque princier, ballotté entre Paradis et Enfer, s’ouvrait d’abord aux multiples résonances, morales, religieuses et sexuelles, que son premier public était armé à dégager pour son édification et sa joie, deux domaines menacés des débordements  de la même libido. En adoptant le nom de la ville où il était né, Jérôme tirait du bois force et ancrage, feu salvateur et destructeur simultanément. Stéphane Guégan

*Bosch Research and Conservation Project, Jérôme Bosch. Peintre et dessinateur. Catalogue raisonné, Actes Sud, 99,95€

9782754108478-001-T**Reindert L. Falkenburg, Bosch, Le Jardin des délices, Hazan, 74€. Si l’œuvre de Bosch se prête historiquement et culturellement au protocole de la lecture ouverte chère aux modernes, elle satisfait aussi aux bonheurs de la lecture rapprochée par son culte du détail, séducteur, trompeur, voire faussement délirant. L’ouvrage de Till-Holger Borchert, au-delà de ses propres choix d’attribution et de datation, n’entend pas fixer un lexique invariable, que le peintre se serait contenté d’exploiter en croisant microcosme et macrocosme, variété du monde déchu et unité de sa source divine. L’auteur, au contraire, montre comment ces éléments de langage récurrents doivent être compris en fonction de leur emploi concerté, et souvent inattendu (Bosch par la détail, Hazan, 39,95€). SG

product_9782070105571_195x320Lectures // Les cafés ont tant de choses à donner, tant de rencontres à offrir, à ceux qu’ils attirent. Les solitaires peuvent s’y frotter au reste du monde à leur gré. Nulle obligation de parler ou de partager. On se laisse porter par le désir de l’instant, la poésie  de l’endroit, c’est tout. Les cafés ont toujours formé une part essentielle de la vie de Patti Smith, qui leur rend un  merveilleux hommage dans M Train, où la chaîne volontiers décousue des souvenirs possède la subtile amertume du kawa qu’elle idolâtre. Le Café ´Ino, en plein Greenwich Village, a encore sa préférence parce que l’esprit du lieu, comme ses chaises à deux sous, se moque du temps et des modes. C’est l’esprit du New York de 1965, lorsque Patti Smith quitta le sud du New Jersey pour une existence nettement moins rangée, aux côtés de Mapplethorpe assez vite. Elle avait vingt ans et foi en Rimbaud, Artaud, Genet et Kerouac : « Je crois bien que tout a commencé avec la lecture des histoires de la vie dans les cafés chez les Beats, les surréalistes et les poètes symbolistes français. Là où j’ai grandi, il n’y avait pas de cafés, mais ils existaient dans les livres et s’épanouissaient dans mes rêveries. » Les Beats … J’ai acheté son Just Kids à San Francisco, en 2010, dans l’incontournable librairie City Lights, où quelques poètes de comptoir cherchaient désespérément le génie au fond de leur verre. Patti Smith boit elle du café, des centaines de tasses par semaine, et du meilleur. Cette drôle de nomade, au visage d’indienne de western, promène ou plutôt pousse son obsession de l’or noir à travers le monde, à la faveur de conférences ou de concerts. M Train, écriture et géographie, s’abandonne à sa propre errance, au passé qui fait signe avec la grâce des chers fantômes, au défilement du temps réel qui étire soudain le récit. On comprend mieux sa passion pour le Japon, littérature et cinéma, et qu’elle parle si bien de l’Eyes Wide Shut de Kubrick, son dernier et meilleur film. À partir de 1975, entre la lente agonie  des New York Dolls et  l’arrivée de Richard Hell et des Ramones, Patti Smith fut de celles et ceux qui réveillèrent la scène rock new-yorkaise avant que le punk ne devienne un label de consommation courante. En 1980, elle épousait Fred Sonic Smith, enfant terrible de Detroit, avec lequel elle enregistra le superbe Dream of Life de 1988. Mort prématurément, son guitar hero ne quitte pas M Train d’une page et d’un éternel deuil. La beauté impossible de son visage osseux magnétise plus d’une des photographies du livre. Sans doute, pour Patti Smith, Fred réalisait-il l’idéal énoncé par Wittgenstein : « Le monde est ce qui arrive ». SG // Patti Smith, M Train, Gallimard, 19,50€. Durant l’été 1991, alors qu’elle vit à Detroit avec son mari et leurs deux enfants, Patti connaît sa mid-life crisis… En décembre suivant, elle aura 45 ans et achèvera son premier livre, longtemps caressé, et donc écrit sous la pressante emprise du temps passé. L’enfance et l’adolescence de Patricia, l’autre d’elle-même, se présentent désormais à bonne distance; laquelle rend aux premiers émois, aux premiers choix, leur sens alors opaque. Mais Glaneurs de rêve, qui reparaît en Folio (Gallimard, 4,80€), n’alourdit pas de psychanalyse sa subtile chronique, au plus près du sensoriel et de l’imagination des premiers âges.

Dernières heures !

catalogue-dans-l-atelier-l-artiste-photographie-d-ingres-a-jeff-koonsTout n’est que théâtre dans l’atelier des artistes. Tous y prennent la pose, le modèle, le bric-à-brac plus ou moins délirant et le créateur lui-même, qui se et nous convainc ainsi de sa vocation surhumaine. Les photographes se sont emparés très tôt d’une matière qui pouvait les hisser parmi les beaux-arts, modestement d’abord, avec éclat ensuite… La superbe exposition du Petit Palais, forte de près de 300 clichés, déroule un siècle et demi de dialogues multiples entre le nouveau médium et le laboratoire de ses rivales, peinture et sculpture. Nulle solution de continuité, autre constat, ne coupe ici les anciens des modernes. Même le foutoir d’un Francis Bacon prend sa source dans la profusion décorative des ateliers de la Belle Époque. Devenue aujourd’hui un genre en soi, la photographie d’atelier a seulement brouillé le protocole ancien : qui désormais, de l’artiste et du photographe, est l’objet de l’autre ? SG // Dans l’atelier. L’artiste photographié d’Ingres à Jeff Koons, jusqu’au dimanche 17 juillet. Catalogue, Paris-Musées, 49,90€, une mine…

catalogue-amadeo-de-souza-cardosoLes lévriers d’Amadeo de Souza-Cardoso ont le museau bien effilé des énigmes persistantes. Au fond, qui est ce jeune Portugais qui aimait la chasse et sa campagne autant que la peinture, Paolo Uccello autant que le cubisme, le futurisme et l’orphisme ? Salmon, l’ami d’Apollinaire et de Picasso, le découvre en 1911, aux Indépendants, et lui adresse une de ses légendaires piques. Le nouveau venu « orientalise avec des soucis de décorateur ». Bref, le train de la modernité a laissé derrière lui ce rejeton attardé de l’Art Nouveau et des Ballets russes première manière… Amadeo s’amendera vite, il n’en restera pas moins un moderne à part… La rétrospective du Grand Palais, qu’il eût fallu signaler plus tôt tant celui qu’elle exhume frappe par son originalité, le ramène dans le Paris qu’il découvrit en 1906. Son séjour se brise sur la guerre de 14, pas ses amitiés… Modigliani, Brancusi, les Delaunay… Ce couple peu patriote, fuyant le feu avec leurs disques irradiés en poche, il les retrouvera au Portugal, où notre peintre devait mourir de la grippe espagnole, un comble ! Soumise à un tel destin, l’œuvre aurait pu n’être qu’embryons et promesses non tenues. Or on découvre un artiste plein de lui-même, assez rimbaldien pour joyeusement bousculer la vulgate des avant-gardes et flirter avec le Malevitch le plus explosif. La dernière salle fera date. SG // Amadeo de Souza-Cardoso, Grand Palais, jusqu’au lundi 18 juillet. Catalogue sous la direction de Helena de Freitas, RMN-Grand Palais, 40€. L’exposition profite largement des prêts de la grandiose fondation Calouste Gulbenkian, qui fête ses 50 ans.

PICASSO EN 3D

catalogue-d-exposition-picasso-sculpturesLes voies de la création picassienne ne sont pas insondables. Ceux qui continuent à diviniser Don Pablo, par sotte dévotion au « génial touche-à-tout », sacrifient l’analyse aux mots, effaçant d’autorité le cheminement, long parfois, voire interminable, des œuvres mêmes. Bien que notre époque ait une fâcheuse tendance à préférer l’étude des processus à la pleine jouissance du fruit mûr, l’actuelle exposition du musée Picasso, très différente de sa version new yorkaise, fait son miel de métamorphoses peu glosées habituellement. Le regard se déplace, de l’amont vers l’aval, des sources aux variations, effets de série, mutations de matière et de médium. Là est la nouveauté. Car les sculptures de Picasso, contrairement à ce qui se lit encore, sont loin d’avoir été négligées par les chercheurs, les livres et les expositions. L’artiste n’avait pas agi autrement, qui se prêta à leur diffusion internationale. Très tôt, en effet, le marché de l’art, dont Picasso fut un as, s’enticha de ses multiples. Aussi étonnant que cela paraisse, la bibelot-manie de la Belle époque, féconde en petits bronzes de bureau ou de cheminée, a su s’accoupler avec le flair de Vollard et Kahnweiler. Jusqu’au fameux Verre d’absinthe, concrétion rodinienne et dérivante sous les effets de la fée verte (Picasso en avait mesuré les ravages autour de lui), l’andalou jette ses primes admirations (Rodin, Medardo Rosso, Gauguin, Cézanne, l’Afrique noire) dans le creuset de sculptures déclinables à plus ou moins grande taille et échelle. Cette Joconde alcoolisée et paradoxale du cubisme, dont les 6 variantes sont réunies pour la première fois depuis 101 ans, signale deux choses : nulle frontière ici entre peinture et sculpture, surface et volume ; nulle évolution progressive et progressiste vers l’épure du signe.

product_9782070179961_195x320Chaque choix stylistique emporte son contraire, ou le libère plus tard. Picasso n’use guère des vides et des pleins en dehors de leur union mouvante. L’effort « plastique », mot d’époque, ne s’autorise d’aucun gel des apparences… Le Monument à Apollinaire, dont les premières maquettes datent de l’automne 1928, ne tisse pas sa toile autour du « rien » de sa vulgate, il émerge du carnet de Dinard et des baigneurs en forme de l’été précédent. Naissent alors les futurs échos phalliques de son hommage posthume au grand poète (mort e 1918) et la production mi-solaire, mi-régressive de Boisgeloup, car héritière des Vénus callipyges de notre préhistoire et tributaire du compagnonnage distant avec les surréalistes. Si Breton excelle à comprendre dès 1933 en quoi le composite picassien fait sens (le statuaire ne cessera plus d’accroitre la part du bricolage et de l’assemblage hétérogènes), c’est Malraux et sa géniale Tête d’obsidienne de 1974 (étrangement absents du catalogue) qui diront le mieux la dimension fractionnelle (au regard de ses amis communistes) et hérétique (vis-à-vis des chapelles modernistes) des années 1950-1960. Avec sa répugnance instinctive pour toute concession sentimentale, Malraux préférait La Femme à la poussette, totem ironique et unique, à L’Homme au mouton, dont la propagande coco s’était emparée.

ob_ad6853_2015-special-picassoLe 6 août 1950, une foule compacte devait assister à l’érection du dit mouton sur la place du marché de Vallauris. L’événement se déroule sous la férule du PC, spécialiste des estrades au cordeau. Invité d’honneur, le camarade Picasso siège aux côtés de Françoise Gilot. Paul Eluard et Tristan Tzara, eux, se serrent parmi les membres du bureau politique. Cocteau, le pestiféré, observe le tout depuis le balcon de son hôtel. Claude Arnaud a très bien raconté la scène (Gallimard, 2003), le poète ostracisé jetant ensuite de terribles anathèmes, sous les yeux de James Lord, au sujet de « l’engouement stalinien » du peintre milliardaire. Cocteau réserva-t-il l’une de ses pointes assassines à l’espèce de carnaval auquel Picasso se pliait alors pour coller à l’image du bon « ouvrier de Vallauris » ? Dans le très remarquable numéro spécial des Cahiers d’arts que viennent de diriger Cécile Godefroy et Vérane Tasseau, les photographies d’atelier dont la revue abreuva ses lecteurs et appuya ses analyses nourrissent une série de nouveaux essais. Or, dès sa reprise en 1945, Zervos y seconde les visées hégémoniques du « parti des fusillés » et la mythologie naissante de L’Homme au mouton et du potier en espadrilles. Les Cahiers d’art, du reste, s’étaient toujours conduits en caisse de résonance du culte picassien. Autres temps, autres mœurs, Godefroy et Tasseau ne secouent plus l’encensoir sur les mannes de leur héros. Elles préfèrent le surprendre au travail, sa passion, et interroger, à neuf, le ballet des médiums.

product_9782070178681_195x320Picasso l’a dit à Pierre Daix, au sujet des œuvres produites après qu’il eut rejoint La Californie : « La peinture et la sculpture ont vraiment discuté ensemble. » la formule, on le sait, vaut pour d’autres époques de sa création, elle s’étend aussi à d’autres effets de capillarité, sur lesquels l’artiste s’est montré moins loquace. Il est des modèles qu’on avoue et d’autres qu’on cache, ou qu’on abandonne aux psychanalystes… A Marseille, sur les hauteurs du Fort Saint-Jean, à l’abri donc du freudisme banalisé, Bruno Gaudichon et Joséphine Matamoros ouvrent maints passages vers cet autre « musée imaginaire » où Raphaël, Rembrandt, Ingres, Goya et Manet s’effacent devant les toiles du père, les ex-voto du cru et toute une imagerie hispanique prête à resurgir dès que la psyché picassienne bute sur l’Éros des baratines et des mantilles, les sacrifices ritualisés de la corrida ou les jeux de l’enfance. Le primitivisme qu’il partage avec son siècle ne s’arrête pas à la supposée virginité de l’art nègre. Il fait sien, autant que son ami Jarry avant lui, l’entier trésor des formes et des pratiques populaires. A Vallauris, après la Libération, sa frénésie céramique fera coup double. Elle réveille son fond d’archaïsme méditerranéen et flatte l’image de l’homme qui, outre l’adhésion claironnée au communisme, a su revêtir son marcel et retrouvé l’humilité de l’artisan pour parler aux simples mortels. L’enfantin et le bricolage relèvent aussi des préoccupations de l’après-guerre et offrent des leviers efficaces à sa création polymorphe. Mais la véritable audace ne pouvait éclater avant que l’énergie du premier âge n’électrise ou ne vandalise les derniers tableaux. Ils sont là aussi, garants d’une jeunesse indomptée, aux portes du barbouillage.

Stéphane Guégan

*Picasso. Sculptures, Musée Picasso, Paris, jusqu’au 28 août. Catalogue sous la direction des commissaires, Virginie Perdrisot et Cécile Godefroy, Somogy Editions d’art/Musée Picasso, 45€. Pourvu d’utiles chronologies (mais d’où Malraux est banni), il propose une série d’essais. Le plus neuf et informé, de loin, est celui de Clare Finn, qui enrichit notre connaissance des bronzes que Picasso fit couler sous l’Occupation, jusqu’à l’été 1942. Il est amusant de penser que la fameuse Tête de mort, bibelot ad hoc des années sombres, ait connu plusieurs tirages malgré la pénurie… Le célèbre crâne serait de 1941, dit Finn, et non de 1943. Correctif que proposait déjà, à titre d’hypothèse, Elizabeth Cowling, à l’occasion de sa marquante exposition Picasso : Sculptor / Painter (Tate Gallery, 1994). Quant à Malraux, La Tête d’obsidienne et Picasso, voir mon Il faut tuer l’art moderne dans la dernière livraison de L’Infini (n°135, Gallimard, Printemps 2016, 20,50€).

** Cécile Godefroy et Vérane Tasseau (dir.), Picasso dans l’atelier, numéro spécial des Cahiers d’art, novembre 2015, 75€. Puisqu’il s’agissait d’éclairer l’« aller-retour entre les médiums » (V. Tasseau) et les échanges que provoque Picasso entre sa création et le reflux du photographique ou du filmique (le matériel de Clouzot), certains essais (Godefroy, Cowling, Tasseau), touchent au but mieux que d’autres. L’ensemble comporte une série d’interviews d’artistes d’aujourd’hui (Longo, Condo, Koons…).

product_9782070180844_195x320***Bruno Gaudichon et Joséphine Matamoros (dir.), Un génie sans piédestal. Picasso et les arts et traditions populaires, Gallimard /MUCEM, 35€. Gaudichon signe aussi l’alerte Hors-Série Découvertes (8,90€), chez le même éditeur, qui accompagne le catalogue sans le démarquer. Save the date : Conférence-lecture, Picasso est une fête !, Musée de l’Orangerie, mercredi 25 mai, 19h00, dans le cadre de l’exposition Apollinaire, le regard du poète, avec la participation d’Émilie Bouvard, Emilia Philippot, Stéphane Guégan et de comédiens du centre dramatique national Les Tréteaux de France.

BORDEAUX ENCORE ET TOUJOURS

product_9782070178377_195x320Vous rentrez de Rome le cœur gros mais l’âme retendue, reconnaissante envers ces empereurs et ces papes qui en firent un musée à ciel ouvert, un musée de l’esprit… Vous voilà regonflé par deux millénaires de beauté toujours active. Car vous avez su tenir à bonne distance la noria touristique, si prévisible dans son nomadisme et ses stations… Et tout vous tombe des mains, bien sûr, les romans à bons sentiments, les essais contrits, les philosophes officiels du repentir occidental, les journaux à retape, les expositions en trompe-l’œil, le vide sidéral, en somme, de la vie culturelle parisienne. Aux grands maux, les grands remèdes, vous vous saisissez du dernier Sollers et, miracle, la confiance revient. La musique des mots retrouve sa cadence et sa flamme, les idées leur flux naturel. Il y a une vérité de l’oreille, comme il y a une évidence du regard. Récompense immédiate, les dieux sourient à ceux qui les aiment et les respectent. Il faudra se demander un jour pourquoi le terrorisme actuel, qui croit pouvoir arrimer Saint-Just et Robespierre à sa haine du libéralisme et sa détestation des infidèles, ne sait plus écrire comme ces admirables stylistes et modèles trompés de l’iconoclasme anti-chrétien, et antipaïen, des temps actuels. Toutes les révolutions ne se valent pas, contrairement à ce que pensent ces jeunes Français et Françaises dépris de leur pays et de leur culture native par cécité, simple frustration ou lucre hypocrite.

HegelQue l’histoire ne se répète pas, Sollers le sait bien, lui qui mit éphémèrement un col Mao au dictionnaire, comme Hugo l’avait coiffé d’un bonnet phrygien. Plus il avance en âge, mieux il écrit et s’observe, admet ses faux pas et confirme ses vraies passions, Homère, la Bible, la poésie chinoise, Dante, Baltasar Gracián, Bach, Watteau, Mozart, Chateaubriand, Lautréamont, Céline, Bataille… On dira que Mouvement, parce qu’il met en branle cette armée d’ombres et converse avec Hegel (notre photo) et le premier Marx, hors du pacte et de l’ennui des récits balisés, n’est pas un roman, on dira que sa couverture ment qui s’en réclame. Ce qu’on ne dira pas, à moins de le lire, c’est la ciselure de sa prose, son humour dévastateur, son art romanesque de passer l’actualité au crible d’une lucidité décapante, son nez désormais aguerri aux pièges de la bienpensance de gauche et, au fond, son girondisme de grand Bordelais. Il ne vous a peut-être pas échappé qu’il rejoint plutôt Lamartine sur 1789 que l’historiographie montagnarde, ivre de ses violences rétrospectives. Né peu avant la guerre, Sollers se souvient que le premier acte des nazis, à Bordeaux, et donc en zone occupée, fut de détruire le monument dressé à la mémoire de Vergniaud et de ses compagnons… Guerre des symboles… On n’en est pas sorti… Drapée dans la tunique du bien, et l’oubli du péché originel, l’intolérance contemporaine, pareil au narco-système dont elle est souvent parente, a seulement changé de visage mais frappe toujours par ces « innovations » que Montaigne notait, inquiet, au temps des guerres de religion. Parce que « les nihilistes ne peuvent pas penser le néant, ils y courent», avertit Sollers, lanceur d’alertes, mais en bon et beau français.

la_charette_a_brasUn autre Bordelais propre à vous remettre d’aplomb, c’est Marquet (1875-1947), que la méchante vulgate aime à classer parmi les seconds couteaux du fauvisme. Colossale erreur dont la belle exposition de Sophie Krebs, sans faire de vagues, prend nettement la mesure. Seul Matisse, dans cette histoire pourtant collective, aurait eu du génie, seul il aurait porté la leçon de Gustave Moreau, leur maître à l’école des Beaux-Arts, vers la rupture qui ferait des Fauves les accoucheurs d’une peinture reconduite à l’essentiel. Bref, nous nous étions habitués à traiter le grand Marquet en apostat d’une virulence qu’il n’avait pas eu le cran de pratiquer longtemps. De fait, la synthèse subtile, l’appel direct au spectateur et le rapport intime au réel, comme le note Claudine Grammont, le définissent mieux que la pyrotechnie exclusive, celle que nous attachons, par sécheresse d’analyse, au groupe. Le fugace, l’émiettement ne captive pas Marquet. Nulle série, comme chez Monet, mais la chose sentie, savoureusement. Du fauvisme, à sa manière, il fut donc le Manet, comme le suggérait Claude Roger-Marx en mars 1939, et comme le confirment son sens de la composition solide, du dessin chinois ou japonais, des surfaces dépouillées et douces à l’œil. Le bavardage n’est pas français, ni le barbouillage. Et Dieu sait si ces peintres se sont voulus français !

nude-on-a-divan-1912En l’absence de l’implacable Portait de Rouveyre (MNAM, 1904), le groupe des nus féminins établit cette filiation décisive dès le premier moment du parcours, l’un des plus forts. A vouloir concentrer en Picasso l’Eros moderne, l’histoire de l’art, avec ou sans l’appui du puritanisme moderniste, a chassé de nos mémoires la part la plus sexuée des nouveaux fauves. Marquet, Camoin et Matisse, face au modèle, se sont pourtant vite dégagés des joliesses fin-de-siècle et des pudeurs nabies. Ils font sauter, ces supposés dynamiteurs, l’interdit qui frappe la toison pubienne et les autres signes d’une vérité reconquise. Quelle merveille de verdeur que le Nu au divan de 1914 (notre photo) ! Et combien nous aurions aimé le voir dans la lumière de La Femme blonde (MNAM, 1919), pour lequel on donnerait tout Vallotton… On se consolera avec l’album lubrique et saphique de 1920, diffusé sous le manteau et sous un titre, L’Académie des dames. Vingt attitudes par Albert Marquet, qui renvoyait au Modi de Giulio Romano. Le paysage et la marine gorgés de lumière pourront prendre bientôt le dessus, Marquet continuera à déshabiller son motif avec délicatesse. Qu’il scrute les berges de la Seine ou les bords de la Méditerranée, à Saint-Tropez, Naples ou depuis les hauteurs d’Alger, la volonté de pénétrer des beautés de la nature, et non quelque paresse, dicte le retour à certains motifs, élus autant que plébiscités par une clientèle et des marchands toujours plus avides. L’exposition aurait pu le rappeler, Marquet connut le succès commercial dès l’entre-deux-guerres, lequel fut loin de se démentir sous l’Occupation, qu’il vécut en Afrique du Nord. Cet épisode mal connu (voir nos Arts en péril, Hazan, 2015) n’aurait pas manqué de retenir le visiteur s’il avait été isolé de la séquence algérienne. Le 3 juillet 1943, LÉcho d’Alger reproduisait une photographie montrant De Gaulle et Camoin, côte à côte, quelques mois après le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord. Peintre d’histoire, Marquet ? Eh oui. Stéphane Guégan

product_9782070149728_195x320 product_9782070177967_195x320*Philippe Sollers, Mouvement, Gallimard, 19€. Puisque nous en sommes à signaler des lectures roboratives, on recommandera le nouveau roman de Philippe Bordas dont Chant furieux a révélé la verve célinienne et le lyrisme acide. Il avait su mettre de la passion dans une histoire de crampons, Cœur-Volant (Gallimard, 20,50€) observe la furie des corps dans une histoire de cœur. Amants, heureux amants, disait Valery Larbaud. On pense à leur incandescence en lisant Bordas, et aux virées du Paysan de Paris. La frontière entre prose et poésie s’annule, fusion charnelle et effusion sentimentale ne font plus qu’une. On ne se libère pas de l’amour par le sexe, ni du chant par l’ironie. L’aigre-doux est aussi le domaine de Marie Nimier, qui n’a pas son pareil pour alterner  la violence du réel et le cocasse de sa fantaisie, passer du cru au feutré, sans jamais trahir complètement l’âme de ses personnages. Ils sont trois, plongés dans un huis clos plus humide et torride que la pièce de Sartre. Je ne sais pourquoi La Plage (Gallimard, 14€), dont le temps revécu est l’autre protagoniste, me fait penser à ce mot de Heidegger ou de Hölderlin, c’est tout comme, cité par Sollers : « Il n’y a de secret que là où règne la tendresse. » Marie Nimier a le courage et la pudeur de ses sentiments, cela devient rare. SG

**Albert Marquet. Peintre du temps suspendu, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 23 août 2016. Catalogue (Paris-Musées, 39,90€) avec des essais de Sophie Krebs, Pierre Wat, Isabelle Monod-Fontaine, Claudine Grammont et Donatien Grau. Le parcours politique de Marquet et ses rapports avec le communisme, du milieu des années 1930 à la Libération, auraient mérité une analyse développée dont la notule d’Irina Nikiforova ne saurait tenir lieu, d’autant qu’elle s’émaille de formules étonnantes. Peut-on encore parler de la Russie de Staline, en 2016, comme du « premier pays au monde gouverné par le prolétariat » ?

book-08532830*** Vient de paraître : Ingres, Lettres 1841-1867. De l’Âge d’or à Homère déifié, édition établie, présentée et annotée par Daniel Ternois. Préface de Stéphane Guégan, 2 tomes, Honoré Champion éditeur, 230€. Indispensable, évidemment.

COMME UN GOÛT D’AVANT-GUERRE…

small_1454942355Deux yeux intelligents, un immense sourire, silhouette nerveuse et chevelure d’époque, Hélène Hoppenot (1894-1990) était de ces femmes qui ne voudraient obéir qu’à leur intrépide amour du monde. Incapables de rester en place, elles le parcourent, le savourent, et jouissent sans compter de cette nationalité multiple qu’offrent les professions voyageuses. Mois après mois, année après année, un véritable trésor s’accumule, une moisson d’images, d’impressions, de rencontres, heureuses ou pas. Certaines, plus têtues, demandent à survivre. Photographe et écrivaine, mais étanche au moindre cabotinage, Hélène Hoppenot ne s’est pas dérobée à la tâche, et nous a transmis le meilleur de son univers aux frontières mouvantes, bien décidée à le préserver de l’oubli et des menaces qui tiraient l’Europe vers le chaos. Photographier apprend à voir, active les perceptions et, au fil du temps, leste d’une émotion unique ce qu’on lui arrache. Plus profondément s’ancre le besoin de s’écrire, de livrer au papier la trace presque quotidienne de ses actes, pensées et doutes, à côté des rumeurs de la grande histoire. Hoppenot dont Claire Paulhan poursuit la savante publication du Journal, attribuait à son kodak et à sa plume une valeur de révélation différente, elle leur communiqua l’élégance et le mordant d’une femme d’ambassadeur… Le quai d’Orsay fut autrefois une pépinière d’écrivains, Claudel, Paul Morand, Saint-John Perse, autant de noms que nous croisons en la lisant avec ceux de Léon-Paul Fargue, Valery Larbaud ou des Milhaud, autant de figures qu’elle croque d’un trait, juste, vif, jamais cruel. Dans le cas des Hoppenot, en effet, c’est la femme qui tient la plume.

003648286En épousant son mari, jeune diplomate ambitieux, Hélène avait épousé une vie qu’elle savait promise à changer perpétuellement d’horizons. Elle allait vite le vérifier et devenir la gardienne de leur commune itinérance. Le Brésil, l’Iran et l’Amérique du Sud, au sortir de la guerre de 14, sont encore des destinations fabuleuses, à mille lieux, en tous sens, de l’Europe saignée et saignante. Vint ensuite la Chine, trois formidables années qui lui déchirent le cœur au moment du départ, et creusent le Journal d’une longue éclipse. Entre novembre 1933 et Noël 1936, elle choisit de se taire. L’étrange envoûtement que lui a causé Pékin et ses alentours n’aura eu que la photographie pour traductrice. Quelques-uns de ces clichés au grain caressant, vides de toute présence humaine ou riches d’une altérité secrète, sont visibles à Montpellier : on ne saurait faire moins exotique, moins « dominateur », plus « ouvert » au miracle d’avoir été là. Le deuxième volume du Journal redémarre donc en décembre 1936, et s’ouvre sur une citation de l’Anabase de Saint-John Perse : « Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice. » L’écriture est à nouveau possible, nécessaire : « Je crois que c’est la raison qui me pousse à reprendre cette conversation avec moi-même, ce Journal interrompu depuis trois ans par cette surcharge de bonheur. »

9782754108676-001-GRevenu à Paris, triste privilège des longues absences, le couple découvre que leurs amis ont très bien vécu sans eux. Le temps, en revanche, les a changés, courbés, d’autant plus que l’atmosphère, en 1937, n’est pas à l’optimisme. Même le faste des soirées poétiques de Paul-Louis Weiller, protecteur de Francis Jammes et de Claudel, se laisse entamer par les minces illusions dont chacun se berce. Mieux informée que quiconque du cours des « affaires étrangères », Hélène Hoppenot noircit son Journal des verbatim de son cercle, précieux dépôt. On entend ainsi Saint-John Perse, toujours lui, se plaindre de la veulerie de ses supérieurs, incapables d’opposer la moindre fermeté aux provocations d’Hitler. On voit un Abel Bonnard, plaider, au contraire, la nécessité d’une guerre, fût-ce pour préparer « l’aube des temps nouveaux ». Entre la chute de Léon Blum et les accords de Munich, l’angoisse monte : « Nous abordons à l’un des moments les plus périlleux de notre histoire depuis 1914 et, en scrutant l’horizon, il est impossible d’apercevoir un chef capable de nous tirer de là. » Daladier, Gamelin et Reynaud lui semblent déjà condamner le pays à l’échec L’attitude trop conciliatrice de Chamberlain, elle le pressent, mène au déshonneur. Le Reich, elle l’a compris, ne peut plus échapper à la logique belliciste de son chancelier et à ses brunes poussées de fièvre. Gisèle Freund, qui a laissé un merveilleux portrait d’elle, lui a raconté comment on y dépouillait déjà les Juifs et traitait les opposants au programme d’épuration ethnique. Rentré d’Allemagne, à la fin septembre 1938, Saint-John Perse en rapporte le détail des rencontres préparatoires aux « accords de Munich ». Des confidences du poète, qu’Hitler et Mussolini ont flatté, elle tire une page d’anthologie, grosse d’orages, de l’affaire des Sudètes et du Pacte Ribbentrop-Molotov. Peu avant que le volume ne se referme, en date du 22 août 1939, cette fusée : « Louis Aragon, dans Ce soir, se réjouit de la nouvelle politique des Soviets et ceux qui estimaient qu’il fallait à tout prix s’entendre avec Hitler triomphent. L’avenir est sombre et il nous faut vivre au jour le jour. » Le temps de l’avant-guerre, privé de futur, se disloque.

1540-1Qu’y croire ? Sur qui compter ? L’un des informateurs les plus aigus de l’observatrice a belle figure et n’est autre qu’André François-Poncet. S’il aime à friser sa moustache et tenir son auditoire sous les effets de sa parole étincelante, notre ambassadeur, fort actif à Berlin et Paris depuis 1931, se répand en indiscrétions et prévisions de moins en moins rassurantes. « A son avis, écrit Hoppenot, Hitler est un inverti de tendance. L’inversion en Allemagne étant considérée plutôt comme un signe de sur-masculinité que de dégénérescence : l’homme fort ne pouvant se contenter des seuls rapports intimes avec l’être inférieur qu’est la femme. » Homosexuelles ou pas, les frustrations du dictateur n’ont pas attendu Chaplin pour s’afficher. François-Poncet, que de mauvaises langues aiment à dire fasciné par le national-socialisme, a surtout été un témoin averti de son triomphe électoral et, une fois atteint, de la rouerie d’Hitler, « parjure né ». Le Français n’aura cessé de bombarder de documents et d’alertes le quai d’Orsay, et trompé ses hôtes sur ce qu’il pensait d’eux… L’un de ses livres majeurs, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, reparaît chez Perrin, enrichi du beau travail de Jean-Paul Bled, grand connaisseur du personnel hitlérien où beaucoup de médiocres se haussaient du col. Mais le propre des tyrans, cela se voit ailleurs qu’en politique, n’est-il pas de s’entourer d’intelligences modestes et d’âmes serviles ? Normalien et bon germaniste quant à lui, François-Poncet n’épargne guère les représentants de la « race supérieure », si petit-bourgeois de goût, pas plus que les rodomontades d’une France piégée par sa « politique d’apaisement ». Le haut fonctionnaire, à défaut de la croire suffisante, y aura toutefois contribué de la manière la plus efficace possible. Étrangement, il nous parle peu d’une entreprise négligée par les historiens, l’exposition d’art français, et d’art moderne, que l’ambassadeur organisa, à Berlin, en juin 1937, avec l’aide de Robert Rey, critique d’art aujourd’hui malfamé pour avoir publié Contre l’art abstrait (Flammarion, 1938) et surtout La Peinture moderne ou l’art sans métier (Que sais-je, 1941).

3023964087_435c349c03_zLe fait que Lucien Rebatet ait tenu en estime cet inspecteur général des Beaux-Arts, nommé par le Front populaire, n’a guère disposé la postérité en sa faveur. Ainsi Michèle C. Cone, en 1998, donnait-elle de l’exposition de juin-juillet 1937, voulue par le gouvernement Blum, un bilan plutôt négatif. Tout en reconnaissant que le critère de nationalité, alors indiscuté, excluait de facto les artistes juifs de l’Ecole de Paris ou l’espagnol Picasso, elle ne soulignait pas assez l’audace qui consistait à montrer en Allemagne, déjà très avancée dans la stigmatisation de « l’art dégénéré », des tableaux de Matisse (qui prêta son concours enthousiaste), Braque, Léger, Vlaminck, Derain et autres Fauves. Derrière les intentions de François-Poncet, soucieux de rappeler que l’art français véhiculait un parfum de civilisation autrement plus libéral et une esthétique moins régressive que les valets néoclassiques du Reich, il faudrait voir une démarche réactionnaire, et complaisante envers les Nazis ! Le Départ de Chapelain-Midy et Le Goûter des enfants de Maurice Asselin (notre photographie) ayant séduit la presse allemande par leurs thèmes et leurs accents quattrocentistes, Cone croyait tenir la confirmation de sa thèse, que conforterait la présence de Vuillard, Lucien Simon, George Desvallières, Maurice Denis, Despiau et Maillol parmi les exposants. Son erreur, assez courante, venait d’une confusion entre l’éclectisme ouvert de Robert Rey, conforme aux habitudes de l’administration des Beaux-Arts, et l’esthétique antisémite et étroitement nationaliste, selon les termes de Cone, qui définiraient la culture vichyste. Outre que le canon officiel, sous la botte, ne romprait guère avec toutes les options du Front populaire, la stratégie de François-Poncet tranchait, elle, sur la caporalisation nazie de l’art germanique. Laissons-lui, d’ailleurs, le mot de la fin : « En juin [1937], une exposition de peinture française moderne est organisée à Berlin par l’Académie des beaux-arts de Prusse. Hitler, dont les goûts, en la matière, ne vont pas au-delà de la peinture romantique du milieu du XIXe siècle et pour lequel l’impressionnisme et le cubisme, qu’il confond, ne sont que des produits de l’esprit juif, prend, cependant, la peine de venir la voir et d’y acheter une statuette. » Dont acte. Stéphane Guégan

product_9782070177646_195x320*Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940, Editions Claire Paulhan, édition établie et annotée par Marie France Mousli, 49€. Le controversé Alexis Leger (Saint-John Perse), en raison du non-interventionnisme qu’il aurait soutenu jusqu’à son renvoi en mai 1940, sort grandi du témoignage de Hoppenot. Où se situe la vérité ? La lecture des Lettres familiales 1944-1957 (Cahiers Saint-John Perse, n°22, édition établie, présentée et annotée par Claude Thiébault, Gallimard, 19,50€) confirme l’étrange situation où il se trouve à l’heure des règlements de compte que l’on sait. Interdit de séjour en France, où cette « crapule » de Paul Reynaud reprend du service et le tient pour responsable du « Pacifisme » qui avait perdu le pays, Saint-John Perse, très anti-gaulliste, vit d’expédients à Washington, rime peu et souffre de cet exil prolongé. Son statut littéraire le préoccupe, évidemment. Que Gaëtan Picon l’ait intégré à son Panorama de la Nouvelle Littérature française le rassure. Début 1953, Paulhan l’associera à la N.R.F, qui renaît après quelques années de bâillon. Le futur Prix Nobel, Ulysse peu commode, devra patienter encore avant de revoir sa patrie. SG

**Alain Sayag et Marie France Mousli, Hélène Hoppenot. Le monde d’hier, Hazan, 24,95€. L’exposition du Pavillon Populaire, espace d’art photographique de la ville de Montpellier, se tient jusqu’au 29 mai 2016. Cinq albums, tous publiés en Suisse, succéderont au Chine de 1946, que Skira accompagne d’un texte de Claudel. Les focales courtes de Hoppenot sont celles d’une diariste attentive au motif plus qu’aux effets.

***André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, préface et notes de Jean-Paul Bled, Perrin, 24€.

product_9782070105960_195x320****Peu de temps après l’exposition de juin 1937, et en manière de réponse, Entarte Kunst ouvrait ses portes à Munich. Parmi les artistes « dégénérés » qu’elle livrait aux rires de la foule en les apparentant aux bacilles dont la culture allemande devait se nettoyer, on trouvait deux « experts » honnis des déformations monstrueuses. Otto Dix (1891-1969) n’en était pas à son premier procès. Sous la République de Weimar, sa Tranchée de 1923 lui avait valu une bordée d’insultes. Ce De Profundis verdâtre, bouillie de corps anonymes et de terre éventrée, souleva alors le cœur de Meier-Graefe : « Le cerveau, le sang, les entrailles sont peints de façon à porter à leur paroxysme nos réactions animales. » Le procureur voyait juste, la « peinture infâme » de Dix annulait la distance mentale qu’induit l’esthétique traditionnelle. Nul ménagement, c’est, l’année suivante, la morale de Der Krieg, série de 50 eaux-fortes que l’artiste réalise en défiant Callot, Goya et Géricault, note Marie-Pascale Prévost-Bault dans sa présentation du rare exemplaire complet qu’abrite L’Historial de la Grande Guerre. Sa publication très soignée (Gallimard, 24€), papier et encrage, sert parfaitement le propos du peintre, croix de fer de 1915, et n’écoutant plus que le fracas de ses souvenirs et la voix éteinte de ses camarades de combat. Le pire se situe peut-être au-delà des motifs, cadavres obscènes, corps déchiquetés, macédoines de visage, fous errants, putes à soldats…

product_9782070178674_195x320Le pire surgit du cœur même de l’ancienne figuration que Dix déchire à pleines dents ou sublime ironiquement. No man’s lands lunaires et paysages de terreur, sous la lumière des fusées éclairantes, touchent au merveilleux des Calligrammes d’Apollinaire. Ce dernier, avant d’enfiler l’uniforme français, avait bataillé pour la survie du nu en peinture. Le fait qu’il n’ait jamais chanté ceux de Modigliani (1884-1920) n’en est que plus curieux, d’autant que les deux hommes eurent le temps de se fréquenter : il existe un portrait du poète par l’Italien, Juif de Livourne, auquel les nazis firent bel accueil, à l’été 1937, dans l’exposition d’art dégénéré… Celle du LaM (visible jusqu’au 5 juin 2016), sculptures et peintures de toute beauté, fait revivre le Montparnasse dont l’Allemagne hitlérienne voulait purger l’art d’Etat. Si Ingres et ses rondeurs imprévisibles sculptent en partie les nus de Modi, les portraits en portent également la marque, à égalité avec Greco, Picasso (fût-ce le Picasso ingresque) et la statuaire égyptienne ou africaine. Il en fallait plus pour effrayer le Paris des années 1910, et moins pour connaître les foudres de la propagande nazie. Le catalogue (Gallimard, 35€), sourd à la légende du maudit et du reclus, explore tous les liens, esthétiques, poétiques et commerciaux, qui inscrivaient l’apatride dans le paysage. Le Nu Dutilleul et le Nu d’Anvers en sont deux des fleurons. SG

PARIS EST (VRAIMENT) UNE FÊTE

victor-huho-marietta-750x400Les petits musées ont un gros avantage sur les grands. Inaptes aux opérations barnum et à la frénésie des chiffres souvent gonflés, ils font moins et souvent mieux, et ne tirent pas leur succès des « prêts » exceptionnels, des résonances « sociétales » ou seulement du tape-à-l’œil de leurs expositions, médiocres alibis au ressassement des idées creuses et des projets bâclés. L’histoire prouve que David finit toujours par triompher de Goliath, comme la ruse et l’acharnement de l’arrogance des pouvoirs mal établis. Un trio d’expositions, toutes trois dévolues au romantisme français, et toutes trois riches des lieux qu’il habita, comptent parmi ce qui se voit de mieux à Paris.

9782759603077_1Hugo, qu’on serait mal inspiré de châtrer de sa capitale aspirée, ouvrira la marche. N’est-il pas le romantisme français en personne, en chair et en os, en vers et en prose, cet écrivain si méconnu et si mal lu, que le temple béni de la place des Vosges rend patiemment à lui-même ? S’éloigne enfin l’image consensuelle et paternaliste que la IIIe République et l’institution scolaire auront fondée par haine de ses ardeurs malséantes, le royalisme de sa jeunesse, son orléanisme ultérieur, son adhésion « éclairée » à la conquête coloniale, son républicanisme athénien ultime et, plus encore que les virages politiques, son priapisme, ses poussées de plume, en tous sens, dirait Vincent Gille. Le commissaire d’Eros Hugo, bijou rose et noir à quatre facettes, ne s’en laisse pas compter. Entre la pudeur (apparente) de l’œuvre et les excès (faunesques) de l’homme, tarte à la crème de la critique, il y a évidemment plus qu’une contradiction commode, bien faite pour illustrer l’idée d’un siècle hypocrite et étouffer toute lecture sexuée de l’œuvre. On accable volontiers le XIXème siècle de duplicité bourgeoise, il aurait combattu en plein jour les signes, et les signes seulement, de la débauche organisée des amours de l’ombre. Les maisons de tolérance portent bien leur nom. Mais tout ordre social un peu responsable ne suppose-t-il pas une certaine surveillance, un certain confinement des désirs qui le rongent ? Et on ne voit pas pourquoi les images échapperaient à ce régime clivé. Celles qui émaillent le parcours, suggestives ou salées selon le type de regardeur qu’elles impliquent, privilégient les fragments et autres close-up troublants, alternent les corps allumés et ceux qu’on sent prêts à se brûler. Car le « baril de poudre » n’a pas toujours peur de « l’étincelle », pour détourner un vers célèbre des Voix intérieures. Avant Rops et Rodin, Ingres et Chassériau, amant d’Alice Ozy comme Hugo et Gautier, ont intégré limites morales et interdits visuels pour mieux en jouer. Le pornographique, terra incognita de l’histoire de l’art en gants blancs, obéit aussi à des codes et des modes de diffusion bien à lui. Quelques-uns de ses agents les plus vigoureux, des frères Devéria au jeune Musset, se recrutèrent, nulle surprise, parmi les proches d’Hugo au temps du grand Cénacle.

visages-de-l-effroiVictor pouvait encore cacher à son entourage le plus boutonné ce qui torturait sa chair et proclamer que la grande littérature devait être exemplaire, sa correspondance intime et sa poésie le trahissaient. Pas plus que Notre-Dame de Paris ne se résume à sa noble croisade contre d’obscurs édiles à la pioche déjà facile, Sara la baigneuse ne saurait être confondue avec les caprices innocents de son précoce vers-librisme, belle indolente suspendue au-dessus d’un miroir d’eau qui ne serait que la métaphore d’un art jaloux de son autonomie. Ouvrons les yeux, relisons les textes avec Vincent Gille, dont la leste mais fine rêverie nous entraîne du Vivant Denon le plus frénétique jusqu’aux pieuvres ensorceleuses des Travailleurs de la mer, roman qui enchantait Masson et André Breton… Le fameux romantisme noir, qui fait désormais recette, est donc passé par Hugo… Totor jouit, à juste titre, d’une présence multiple au musée de la vie romantique et au sein du bilan que Jérôme Farigoule et Hélène Jagot nous y offrent des ténèbres si séduisantes du premier XIXème siècle. En vingt-cinq ans, alors que le néoclassicisme davidien des guerriers de marbre a vu fondre le nombre de ses sectateurs, la face sombre des années 1780-1820 aura suscité maintes vocations chez les chercheurs, avides sans doute de frissons nouveaux. Croyant moins aux ruptures qu’aux rémanences, ils sont plus attentifs aux phénomènes de continuité et de contamination, d’une époque, d’un pays ou d’une culture à l’autre. Quel que soit le poids que nous accordons aux violences de l’histoire, s’agissant de la Révolution et de l’Empire, on ne peut se dissimuler les autres causes, antérieures et aussi puissantes, de la noirceur du siècle. De plus lourdes tendances, inséparables des Lumières et de leurs tensions, travaillaient la fin du XVIIIème siècle, qui aime se faire peur et jouir du macabre, source infini d’effroi et d’émois variés. L’ascendant que prit l’art britannique après 1760 parle de lui-même. Le musée de la vie romantique, à libérer cette vague noire en tous ses rouleaux, chahute à plaisir les hiérarchies. De multiples inconnus, avec un bonheur inégal, se frottent aux aigles, David, Vincent, Guérin, Girodet et Géricault, omniprésents tous deux, bien que je ne retrouve pas la main de ce dernier dans les numéros 58 et 59 du catalogue. Fort belles choses, au demeurant, elles évoquent la peinture des années 1830-1840, et peut-être Couture ou son cercle quant à la première, ceci dit en passant…

catalogue-d-exposition-delacroix-et-l-antiquePour s’être souvent vêtu de nuit et réclamé d’Ossian ou de Shakespeare, le vrai romantisme ne s’oppose pas au davidisme et à l’héritage gréco-romain aussi simplement que ne le prétendaient les vieux manuels. Ce serait ignorer un fait majeur : les premiers promoteurs du moderne, de Diderot à Baudelaire et Apollinaire, de Daumier à Manet et Picasso, n’ont pas cru bon de mépriser l’art des commencements et répudier l’empreinte des anciens. Malgré l’admiration que Delacroix, autre élu de Visages de l’effroi, vouait à Titien, Rubens et Rembrandt, au-delà même de sa dette immédiate envers la peinture d’actualité des années révolutionnaires et impériales, sa connaissance de l’antique était intacte et active. Hugo en aurait convenu, lui qui complimentait ses émules, Gautier en tête, d’être allé jusqu’à réintroduire le répertoire païen au mitan des années 1830… La virulence des années précédentes ne s’était exercée qu’à l’encontre des singes de Poussin ou de Racine. Et Voltaire, la prétendue bête noire des jeunes frondeurs, est l’écrivain le plus cité du Journal de Delacroix. Ainsi qu’en témoignent son Trajan et son Marc-Aurèle, le peintre du Sardanapale ne fut pas insensible à la revalorisation romantique des thèmes supposés davidiens après 1835, non moins qu’Ingres, trop heureux de voir les chevelus faire revenir la Grèce éternelle, mais vivifiée par de nouveaux regards, au théâtre et au Salon. Ces supposés rivaux, Ingres et Delacroix, s’écharpaient sur le style mais se rejoignaient sur le bon usage à faire des vieux moules. Autant l’imitation libre restait à prescrire, autant la sotte duplication était à proscrire. L’exposition de Dominique de Font-Réaulx l’établit avec force et nouveauté, Delacroix s’est construit avec et contre l’anticomanie de son siècle et ses modes de diffusion à grande échelle, estampes, moulages, photographies et, bien entendu, musées. La thèse de « la perte de l’aura », très portée depuis Walter Benjamin, ne prend pas en compte les effets heureux de la dissémination et de la démultiplication. Plus le legs des siècles pré-chrétiens semblait condamné à se banaliser, plus il apparaissait nécessaire de l’en préserver. « Ce que je réprouve, écrit Delacroix en 1853, c’est l’imitation unique ». Autrement dit, la pensée unique. Quatre ans plus tard, dans son Calepin sur le beau moderne, formulation stendhalienne s’il en est, il s’amuse à rappeler que Rubens était aussi féru d’antique que Raphaël. 1857, c’est l’année où Delacroix est élu par l’Institut et s’établit place Furstenberg. Le nouvel atelier s’élève du jardin en sa blancheur attique, celle trompeuse des métopes et d’une frise de Muses, copies de plâtre achetées au Louvre… En 1825, Delacroix avait découvert la galerie Elgin à Londres, choc de longue portée ; trente ans, plus tard, le vieux lion rugissait encore à la vue des moulages de l’Acropole. Stéphane Guégan

*Eros Hugo. Entre pudeur et excès, Paris, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 21 février. Catalogue de belle façon, avec d’excellents textes de Gérard Audinet, Vincent Gille et Pierre Laforgue, Paris-Musées, 35€.

**Visages de l’effroi. Violence et fantastique de David à Delacroix, Paris, Musée de la vie romantique, jusqu’au 28 février, puis musée de La Roche-sur-Yon (19 mars – 19 juin 2016). Catalogue sous la direction de Jérôme Farigoule et Hélène Jagot, Paris-Musées/LIENART 27€.

***Delacroix et l’antique, Paris, Musée national Eugène Delacroix, jusqu’au 7 mars. Catalogue très fouillé sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Louvre Editions / Le Passage, 28€.

MA RENTRÉE LITTÉRAIRE

9782213699127-001-X_0Parce qu’il y vit et l’aime, comme son grand-père et son père avant lui, Frédéric Vitoux raconte l’île Saint-Louis mieux que personne. C’est affaire de famille, de cœur et d’écriture. « Pays perdu », disaient les amis de Baudelaire, l’île a toujours semblé un peu désertique à ses étrangers. Mais on la sait habitée de fantômes prestigieux, joli paradoxe d’où elle tire une part de son charme. On pense aujourd’hui en avoir épuisé les adresses « incontournables », l’on se trompe, trou de mémoire où Vitoux est allé dénicher quelques souvenirs négligés, et quelques ombres obsédantes, les plus impudiques. Car ils et elles nous forcent à fouiller le passé avec une ardeur différente. Quai d’Anjou, à deux pas de Pimodan, s’est longtemps dressé un restaurant qui ne payait pas de mine. Mais ses habitués avaient fait de cet ordinaire-là le rempart de leurs plaisirs jaloux, ou de leurs amours bancales. Au rendez-vous des mariniers, nom adapté à ces rives encore industrieuses, en a vu défiler, entre 1904 et 1953, depuis sa proue ornée d’inscriptions alléchantes. La gargote fut l’élue d’une pléiade d’écrivains, femmes et hommes souvent un peu échoués, que la table des patrons soudait mieux qu’un cénacle de poètes. Quand la chère est bonne, les corps se détendent, les langues se délient, les mots sourient. Or l’on y mangeait « pas mal du tout », comme l’Aurélien d’Aragon tient à le préciser. Les Mariniers auront occupé dans l’espace littéraire du XXe siècle une place aussi remarquable que peu remarquée jusqu’ici. Et Vitoux en est le premier étonné qui fait remonter son récit à Richelieu et à l’un de ses aïeux du quai Conti, Marin Le Roy, sieur de Gomberville et zélateur du cardinal.

pierre-drieu-la-rochelle-et-chatSavait-il ce successeur d’Urfé qu’il accueillerait autant de confrères à sa table, une fois que son hôtel se serait transformé en cantine populaire ? Car l’île est encore aux mains des gueux quand notre histoire commence. Les artistes, par la force des choses ou la faiblesse des loyers, trouvent facilement à se loger au cœur de son silence envoûtant. Le paradis à petits prix, comme le menu des Mariniers. Vitoux, privilège de l’écrivain, se mêle vite aux conversations évanouies et croise des âmes chères, Jean de La Ville de Mirmont ou Henry Levet. La guerre de 14 attire quai d’Anjou ses premiers Américains, notamment Dos Passos, qui appartient vite aux murs. Dans The Best Times, il se penchera plus tard sur la « greatness » de ses années parisiennes, épinglant au passage cette fripouille d’Hemingway et la faune devenue cosmopolite des Mariniers. Vitoux appuie sur son témoignage l’un de ses meilleurs moments, le déjeuner de Drieu et Aragon avant la rupture de 1925, un Drieu charmeur dont Dos Passos dit qu’il se fourvoierait par «exigence» patriotique, quand Aragon devait tirer les marrons du feu en chantant, lyre increvable, les bienfaits du stalinisme… La lecture d’Aurélien fait pourtant entendre qu’ils se revirent autour de 1933-1934, alors que Drieu vivait encore à la pointe de l’île, du roman moderne (Blèche, Le Feu follet) et de l’histoire en marche. Peu de temps auparavant, autre épisode truculent du livre de Vitoux, les Mariniers abritèrent un dîner d’anthologie. Rien moins que Céline, Mauriac et Ramon Fernandez se retrouvent autour du Voyage et de son tsunami récent. Puis vint le temps où ces hommes se déchirèrent sur les illusions de l’Occupation. Après la guerre, plus rien ne serait comme avant. Picasso, que Marie-Thérèse et Maya appelaient sur l’île chaque semaine, en aura été la dernière célébrité avant que le rideau des Mariniers ne se baisse pour la dernière fois. Vitoux n’a plus qu’à s’éclipser, en silence, de peur de réveiller ses propres souvenirs d’enfance, ceux de l’époque qui s’ouvre pour lui, quand se referme celle des Mariniers, zinc éteint, transformé en club de judo ! Mais ceci est une autre histoire, selon la formule. Quelque chose me dit que Vitoux pourrait s’y atteler sous peu. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Au rendez-vous des mariniers, Fayard, 20€

Kerouac, Pautrel, des nouvelles de l’infini…

Jack-kerouacproduct_9782070776689_195x320De même que l’on ne naît pas Français, mais qu’on le devient (les derniers événements nous l’ont appris), on n’acquiert pas la nationalité américaine, par privilège du sol ou grâce du ciel, on l’obtient par ses actes, et on la confirme par sa vie. Jack Kerouac, canadien et breton en filiation directe, et fier d’être français, comme de plaire aux Françaises, a décidé  d’être le plus grand écrivain américain de l’après-guerre, il l’est devenu dès ses premiers romans, The Town and the City et On the road. L’amour de son pays ne se décrète pas, ni ne se confond avec les miles parcourus, les territoires descendus en soi, le jazz, l’alcool, la drogue et le sexe avalés à haute dose. Il se vit et s’écrit en amoureux, justement. Grand lecteur s’il en est, Kerouac tremble sans cesse de passer pour tel, de trop coller à Shakespeare, Stendhal, Balzac, Poe, Dostoïevski, Melville, Proust et Thomas Wolfe. Bref, d’être un écrivain de papier, de salon, et non de contact. Heureux qui comme Céline, autre lecture décisive, a fait de beaux voyages ! Le pluriel s’impose aussi avec Kerouac. Je m’étonne qu’en novembre dernier, alors que la médiocrité littéraire de la rentrée n’avait pas encore été effacée par la boucherie du 13, la presse se soit si peu occupée de ces indispensables Journaux de bord, terme qui renvoie moins au nomadisme festif de l’écrivain, à son passé de marin aux traits carrés, qu’à son besoin de fonder et d’ancrer son écriture. « Saint et voyou », comme il le dit lui-même à 25 ans, conscient de la portée catholique qu’il assigne à ses livres en train de naître, et à son existence qui ne dévisse qu’en surface, Kerouac ne traîne pas en route. Il y a un temps pour les flâneries, les beuveries et les filles, qui aiguisent son goût d’un romanesque vécu, il y a un temps pour l’écriture, les mots qui comptent et qu’il compte chaque jour pour se rendre digne du bonheur d’être. Beat comme béatitude, dit Kerouac. Ses carnets à spirales, où Douglas Brinkley a tiré la matière du volume et la beauté roborative de sa longue préface, sont riches d’images religieuses, de psaumes, d’instantanés urbains, de villes traversées, de flirts électriques. On the road n’a pas déboulé, comme ça, au fil de son rouleau légendaire. Le journal de bord en consigne le véritable accouchement après en avoir fourni le patient laboratoire. L’Amérique se mérite. SG / Jack Kerouac, Journaux de bord 1947-1954, édités et présentés par Douglas Brinkley, et (superbement) traduits par Pierre Guglielmina, Gallimard, L’Infini, 29,50€

contributor_75392_195x320product_9782070177837_195x320Ecrire sur Pascal, c’est toujours courir le risque de singer sa concision fluide, et de vouloir ajouter aux Pensées quelques réflexions inutiles sur le néant du moi et l’absolu du divin, la trop grande présence de l’un et la trop grande absence de l’autre. Pour rappeler à la vie de si belle façon celui qui aimait s’y soustraire de temps à autre, Marc Pautrel ne s’est pas converti au jansénisme de plume. Pas d’exercice de style dont la vanité empêche, dirait Pascal, d’admirer l’original… Du reste, ses précédents romans, toujours courts et vifs, conformes au génie d’une langue qu’ils ne surchargent pas, préféraient déjà le ciselé à l’abondance, la pointe à la veulerie, très en vogue, des sentiments ou de la rigolade. Pascal n’a pas été violé par son père, il n’a pas connu la pauvreté et s’il a frondé le pouvoir, ce fut par fidélité à Port-Royal. Philippe Sollers, ma foi, aurait dû décourager l’entreprise de son protégé. Sans doute se sont-ils rassurés en se disant que le Créateur reconnaîtrait les siens et qu’il serait beaucoup pardonné à ceux qui ne désespèrent pas des « classiques ». Au vu du résultat, ils ont bien fait. La jeunesse de Pascal, nous dit Pautrel avec quelque raison, s’interrompt au moment du fameux accident de carrosse de 1654, superbe morceau de littérature pure qui clôt son livre. On ne saurait parler d’une biographie contractée, une sorte de Vie de Rancé à l’usage des générations amnésiques ou impatientées par la clique des Onfray et Cie. Ce livre nous parle d’un adolescent qui apprit à dominer son corps souffreteux et affronter le réel à travers le feu d’une pensée sans cesse active et la projection des formes mentales au cœur des choses… Grand vivant, Pascal, devenu adulte, veut être un grand voyant. Mais les mathématiques ont besoin de «l’apparent désordre du monde» pour se justifier au regard de Dieu. Dans cette effrayante trinité, Pautrel trouve son bonheur, et fait le nôtre. SG / Marc Pautrel, Une jeunesse de Blaise Pascal, Gallimard, L’Infini, 12€

product_9782070106868_195x320La rentrée littéraire de janvier est aussi dans le numéro courant de la Revue des deux mondes. On y trouvera, notamment, ma recension du beau livre de Jean Clair, de l’Académie française, La Part de l’ange, Gallimard, qui fait parler, mots perdus mais sensations intactes, la France dont il vient.