Délicieusement cruelle, adorablement perverse, suprêmement croqueuse, la garce ressemble parfois aux grands livres qu’elle a inspirés. Ces récits mal famés, Jean-Marie Rouart les connaît, les adule et leur a fait une place royale parmi ses « passions littéraires ». On se souvient du beau volume qu’il a dédié, chez Robert Laffont, en 2016, aux écrivains qui, de Rabelais à Drieu la Rochelle, de Lawrence à Jack London, ou encore d’Aragon à Michel Déon, « enchantent la vie ». Le héros de son dernier roman a bien du mal, lui, à enflammer la sienne. La revue d’art qu’il dirige, ou qui le dirige, avec un sens très aigu des compromissions monnayables, ne l’a pas protégé des usures du temps, et encore moins des sursauts de sa virilité déclinante. Au contraire, les feux de l’amour le rongent et le narguent. Il se sent affreusement seul, tragiquement vieux. Dans la rue, au café, en avion, les corps, jusque-là disponibles, se ferment aux appels de sa libido en détresse. L’inconnue n’a plus de visage, la passante ne trace plus qu’un sillon de douleur… Écoutons cet exilé du désir, cet orphelin du sexe, et son brame au seuil de l’aventure où le jettent ses ardeurs inapaisées : «Je venais de franchir la plus dangereuse des frontières. J’abordais ce temps glacé que le printemps n’égaie plus. A quoi bon les rencontres quand les yeux des femmes ne s’allument plus ? » Le narrateur d’Une jeunesse perdue se confondant avec son protagoniste central, l’envie m’a pris de poser quelques questions à l’auteur. Rendez-vous au Bistrot de Paris, chez l’ami Jean-Gabriel. « Se soustraire à l’amour physique, c’est renoncer à vivre… On renonce toujours trop tôt, n’est-ce pas ? » Rouart acquiesce: « Mon histoire est celle d’un homme qui paie une femme, c’est un grand classique. J’y ajoute une variante : il ne sait pas qu’il a affaire à une courtisane, une professionnelle de l’Est. J’y ajoute aussi une bonne dose d’humour. Une jeunesse perdue, c’est un peu L’Ange bleu avec le sourire. » A moi, d’acquiescer et de préciser : « Votre héros en quête du grand frisson suit de plus hauts modèles, Chateaubriand et Hortense Allart, ou votre cher Valéry et la terrible Jeanne Voilier. Pourtant il dégringole plus vite de l’illusion à l’abjection, du rêve au cauchemar… » A ces noms, Rouart s’anime de plus belle : « Chateaubriand, Valéry, Nabokov, bien sûr… Plutôt la souffrance que la mort, le chagrin que le rien, disait Faulkner… Je vais peut-être donner à mes lecteurs l’impression de piétiner la pureté qu’on associe d’ordinaire aux élans du cœur. Mais les relations entre la passion et l’argent m’ont toujours fasciné. L’amour a toujours un prix. Et le plus cher, c’est le mariage. » Nouveau sourire. Tout en laissant parler nos assiettes, nous passons au crible les raffinements de sa Lilith, les amnésies de la critique d’art et l’air du temps, plutôt chargé… Puis je quitte Rouart en lui disant qu’Une jeunesse perdue est sans doute son meilleur roman depuis Avant-guerre !
Heureuse coïncidence, Laffont republie le Renaudot de 1983, avec Le Cavalier blessé, Le Scandale, Les Feux du pouvoir, La Blessure de Georges Aslo, sous un titre un peu racoleur. Il est vrai que Rouart aime à frotter ses fictions aux jeux de l’amour et du pouvoir, toile d’araignée infinie où ses romans tissent leurs propres pièges. L’Eros et l’Etat sont deux des sources d’inspiration les mieux établies de son œuvre romanesque, que Philippe Tesson retraverse en tête de ce nouveau Bouquins. Il y décèle, après Jean d’Ormesson, l’héritage d’Aragon et Drieu, peut-être les auteurs préférés de Rouart, et ceux qui l’ont définitivement initié à la complexité de la machine humaine. Au fond de l’homme, nous dit-il, il y a le refus d’être trompé par la vie, l’aspiration à vivre ses désirs les plus secrets, à exercer une sorte de droit de conquête. Mais tous les ambitieux dont Rouart observe l’agitation brownienne ne se ressemblent pas. Comment confondre l’aristocratie et la valetaille ? L’appétit du pouvoir, dès La Blessure de Georges Aslo, offre le spectacle dégradant des mesquineries d’antichambre. On croit oublier la femme qui vous échappe en se saisissant des miettes de l’autorité publique. Mais la chimère se venge et vous renvoie au crime de votre existence fausse. En général, la volonté d’arriver, voire l’arrivisme, n’est pas l’ami de l’écrivain pour rien, ils s’échangent cette faculté d’invention et cette énergie destructrice qui valent toutes les séances de psychanalyse. Rouart, moraliste sans raideur, s’en émeut et s’en amuse selon la sympathie qu’il accorde à tel ou tel des intrigants nés de sa plume. Leurs actes plus ou moins coupables se laissent emporter par la grande histoire, de Napoléon à De Gaulle, autre force d’entrainement aux effets variables… Le lecteur insatiable qu’est Rouart tient la résurrection du passé pour l’un des charmes de la littérature, et s’y attelle. Sa plus grande réussite, à cet égard, sa reste Avant-guerre, loué en son temps par Michel Mohrt, qui n’ignorait rien de la guerre civile, où l’Occupation allemande précipita la France, et des amitiés qu’elle brisa. Ne se privant d’aucune des libertés du romancier, Rouart empruntait aux destins de Pucheu, Emmanuel Berl et d’Astier de La Vigerie de quoi brosser vivement le drame de cette époque et redonner ses vraies couleurs à une tragédie encore mal comprise. Dans Guerre et Paix, Tolstoï est de tous les côtés à la fois. L’ambiguïté, l’ambivalence, tel sont les privilèges du roman, et du roman d’amour, sur l’historien. Stéphane Guégan
*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Une jeunesse perdue, Gallimard, 19€
Jean-Marie Rouart, Les Romans de l’amour et du pouvoir, préface de Philippe Tesson, Bouquins, Robert Laffont, 30€.
Henri Raczymow (dir.), Maurice Sachs, Les Cahiers de L’Herne, 35€ / Dans Ces amis qui enchantent la vie (Robert Laffont, 2016), Rouart a regroupé trois écrivains sous la catégorie des Voyeurs, pervers, nymphomanes. Entre Samuel Pepys et Anaïs Nin, Maurice Sachs s’y trouve en bonne compagnie. L’habitude est plutôt de le traiter en épigone de Gide et Cocteau, en progéniture malodorante de la veulerie et de l’abjection, ou en proxénète d’une gloire imméritée. Les clercs en robe de chambre, distributeurs de bons points et de certificats de vertu, flétrissent ou vomissent son parcours singulier de juif collabo, d’homo à femmes, de séminariste défroqué, de noceur apatride. Qu’il écrive mieux qu’eux malgré tout ça, et inspire plus d’intérêt, voire de connivence, ils préfèrent l’oublier… Pour le dire comme Henri Raczymow, qui connaît bien l’animal et dirige ce nouveau Cahier de L’Herne, Sachs nous attire trop souvent par sa seule « part d’ombre ». Elle fascine, il est vrai, à juste titre, et nous rappelle, s’il était besoin, le trouble d’une époque dont « Maurice, la tante » a épousé les excès, les risques et les équivoques. Ça commence avant la défaite, du reste. C’est la richesse de cette publication, dont il faut saluer le courage et le sérieux, que de nous plonger dans un entre-deux-guerres différent de celui des manuels scolaires. Les années folles, en tous sens, ont mauvaise presse. Critique d’art occasionnel, mais pointu (son article sur Soutine vaut celui de Drieu), grand éditeur à sa façon (Max Jacob, Cocteau, De Chirico), viveur magnifique (Le Bœuf, etc.), Sachs, à cheval sur deux continents, joua de ses charmes et de ses dons avec une effronterie qui n’avait d’égal que la sympathie et la passion qu’il ne cessa d’inspirer. L’immoraliste du père Gide, que Sachs démasqua au premier coup d’œil, c’était lui. Un grand nombre de lettres, souvent inédites, et d’un style admirable, recomposent l’autre facette du personnage, le séducteur avide d’être aimé, ou souffrant de ne pas l’être assez, insistant même pour l’être davantage. Son côté Proust… Cela déplaisait, indisposait. En 1936, dans L’Action française, Marcel Jouhandeau crucifie le « flatteur » au nom d’un antisémitisme qu’il dit patriotique. La même année, Gaston Gallimard bombarde Sachs directeur des collections Détective et Catholique. Il avait flairé chez l’auteur du futur Sabbat une âme blessée et un grand écrivain. En novembre ou décembre 1942, quelques semaines avant de quitter la France pour l’Allemagne nazie, Maurice lui dira encore son affection et sa gratitude. Sont-ce des pratiques de voyou ? SG













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*Sarah Frioux-Salgas (dir.), «L’Atlantique noir de Nancy Cunard», Gradhiva, Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, n°18, Musée du Quai Branly, 20€. /// Celle qui se voulait «l’inconnue» ne l’est pas aux lecteurs d’
*Serge Sanchez, Man Ray, Folio biographies, Gallimard, 8,49€. /// Récit alerte comme le fut la vie du plus français des Américains. Que serait la planète du dadaïsme historique sans le cosmopolitisme du New York des années 1910? Man Ray, issu de l’immigration des Juifs russes, s’est rêvé peintre avant de découvrir que la photographie pouvait en être plus qu’un succédané. C’est un trentenaire déjà riche de multiples expériences et d’une culture solide (lecteur et mélomane, il a même croisé Robert Henri, le maître de
Les Gérôme d’aujourd’hui ne sont pas ceux que l’on croit. Ils ne forment plus la bande des pompiers indécrottables en butte aux attaques d’une presse éclairée, ils illustrent souvent, au contraire, la phalange extrême du goût actuel ou ce qui en tient lieu. Entre l’art officiel et le conservatisme esthétique, inutile d’y insister, la rupture est consommée. Depuis les années 1980, sous l’impulsion notable de Jack Lang, les pouvoirs publics ont définitivement expié le vieux divorce qui les avait, dit-on, opposés à l’innovation «plastique» à partir des impressionnistes. Fin d’une ère, début d’une autre, l’époque qui s’ouvrait, effervescente et optimiste, ne pouvait évidemment prévoir ce à quoi, trente ans après, elle ferait place. C’est que l’art «contemporain» le plus radical, quelle que soit la nature de cette radicalité, en devenant la norme, a pulvérisé l’ensemble des critères d’appréciation qui fondaient l’art dit «moderne». Pour le meilleur et surtout le pire, la surenchère visuelle et l’opacité sémantique constituent désormais l’alpha et l’oméga de la création, peu désireuse généralement de se faire comprendre du grand public. Elle a le sien et il lui suffit. Mais quel est-il ce nouveau «monde de l’art», dont les initiés passent si facilement de l’espace de la galerie à celui de la finance, du musée au marché, de la presse aux rouages de la commande publique? Comment fonctionne-t-elle cette nébuleuse aussi peu transparente, de l’extérieur, que les œuvres dont elle assure la visibilité, la valeur et la reconnaissance? Le nouveau livre de
«C’est en 1985, lorsque Christo emballa le Pont-Neuf, que j’ai voulu comprendre ce qui était en train de changer dans la pratique et les médiations de l’art. Deux ans plus tard,
Quand elle annonçait «en finir avec la querelle de l’art contemporain», à la faveur d’un article du Débat qui suscita autant de bruit que de méprise, Nathalie Heinich enregistrait déjà, en 1999, un changement de régime ou de paradigme. L’art «moderne», celui du premier XXe siècle en gros, s’était donné pour l’expression directe d’une subjectivité ou d’un idéal collectif, à travers un langage formel en tension ou en rupture avec les conventions précédentes ; l’art «contemporain», à l’inverse, se construit chaque jour sur le rejet de ce modèle transitif et se veut «un jeu sur les frontières ontologiques de l’art, une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art telle que l’entend le sens commun». N’aspirant plus à être compris, ni même parfois à produire une forme stable, refusant souvent de «faire œuvre» et d’établir ainsi un lien psychologique et physique entre l’artiste et ce qu’il signe par délégation, la création actuelle cherche moins l’adhésion d’un public que la complicité d’un milieu. Sans doute y aurait-il danger à trop vouloir généraliser ou noircir l’espèce d’emballement qui pousse les artistes à raffiner dans la «transgression» et leur commentateurs attitrés à gloser le vide communicationnel qu’ils ont à combler. Danger, il y a pourtant, que couvre le bruit des mots. On n’a jamais autant devisé de l’art qu’en ce moment, bavardé qu’à raison de son obscurité. La logorrhée se plaît aux circonvolutions du sens où elle trouve une preuve de sa puissance et de sa nécessité. L’humour de Nathalie Heinich fait mouche en parlant d’«acharnement herméneutique».

La littérature abonde sur l’érotisme de Bataille. Bien que le sujet ait perdu l’attrait de l’interdit, il continue à susciter réflexions et contorsions plus ou moins inspirées. Le thème n’est-il pas consubstantiel à son auteur, à sa pensée, être et esthétique, des premiers contes licencieux au livre final sur
Ce tournant structure le bel essai de Juliette Feyel, qui ne craint pas de s’aventurer sur un terrain surinvesti. Elle le fait avec un grand calme et une érudition maîtrisée, sans héroïser Bataille, ni le dédouaner de ses concepts les plus faibles, les plus éculés aujourd’hui, la sortie du rationnel, la dépense gratuite et l’animalité retrouvée. Feyel prend même plaisir à explorer ces failles afin d’étayer la thèse du livre : les récits les plus lubriques de Bataille, ceux qu’il ne put faire paraître sous son nom, constituent encore la «part maudite» de l’œuvre. Mais ce serait celle où l’auteur de L’Histoire de l’œil se serait «approché au plus près» de son objet et de sa subversion agissante. Si l’ethnologie a souvent coloré ses textes théoriques d’un primitivisme douteux, arqué sur l’opposition convenue entre le civilisé et le sauvage, les grands mystiques ont révélé Bataille à lui-même autant que
La réflexion sur la peinture restant aux marges de cet essai, rappelons ici que Manet, et notamment Olympia, aura offert à l’ontologie paradoxale de Bataille une manière d’épiphanie. Le chef-d’œuvre de l’art français ouvre ses lourds rideaux sur la pure présence : «C’est la majesté retrouvée dans la suppression de ses atours. C’est la majesté de n’importe qui, et déjà de n’importe quoi… – qui appartient, sans plus de cause, à ce qui est, et que révèle la force de la peinture.» On retrouvera Manet, Picasso, Masson et quelques autres peintres de son musée imaginaire dans mon livre, Cent peintures qui font débat (Hazan, 39€).
Ce fut d’abord une rumeur, alimentée par le premier intéressé : Yann Moix allait accoucher d’un livre de poids. En d’autres temps, on aurait parlé d’un livre de prix… C’est que le bébé avait eu le temps de s’arrondir in utero. Maintenant qu’il respire et fait ses premières nuits, le dernier né de Moix embarrasse autant la gent littéraire que le héros de Naissance consterne papa et maman. S’agit-il, en effet, d’un gros livre ou d’un grand livre ? Difficile à dire tant il alterne le meilleur et de sacrés tunnels, retient et refroidit, fait rire et fait peur. On n’est peut-être pas forcé de le lire en entier, ou d’une traite, comme me le souffle une amie à qui rien ne fait peur. Moix, éternel moderne, aurait-il ajusté au papier les nouvelles pratiques du net, où l’on butine au hasard en ajoutant benoitement au panier ses glanes aléatoires ? Il y a fort à parier pourtant que ce flot ininterrompu de mots, et de bons mots très souvent, et même de vraie littérature, affronte secrètement de plus grandes ombres que la lobotomie mémorielle de la toile. Moix ne répète-t-il ici et là que le roman du siècle dernier s’est joué entre Proust et