MÈCHES COURTES

Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara.  Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.

1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».

Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.

Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. »  Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice.  En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue).  De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan

*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.

Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.

La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.

Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus :  « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.

A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.

Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

LE GRAND ART DE VOYAGER

L’âge venu, Chateaubriand cessa d’avaler les kilomètres et déroula ses souvenirs du haut de la plus belle prose française qui ait jamais été. Il est vrai que la nostalgie de ses anciens périples, du nouveau monde aux terres bibliques, apporte une chaleur particulière, celle de la piste ou de « l’histoire ancienne », aux Mémoires d’outre-tombe. Du reste, il n’y avait pas lieu d’aller toujours très loin pour éprouver ces différences d’aspect, de langage et de mœurs qui font le sel des voyages. En juillet 1830, sous un soleil d’Orient, le temps de quelques jours d’effervescence, Paris devint un terrain d’observations comparable aux contrées lointaines. La jungle américaine, l’islam andalou, le spectacle ou l’appel en soi de l’Autre, Chateaubriand les retrouve alors dans la rue parisienne. Du moins, nous l’a-t-il fait croire… Rentré trop tard de Dieppe où Juliette Récamier villégiaturait, il s’est replié, à partir du 28 juillet, rue d’Enfer, avec son épouse, qui y donna refuge à des prêtres en difficulté. Des Trois Glorieuses, en fait, Chateaubriand a ramassé quelques miettes, un peu d’éphémère brûlant, de rares choses vues, une bonne pincée d’effroi, beaucoup d’exaspération envers les derniers ministres de Charles X. Cet événement qui lui aura échappé occupe pourtant l’ensemble du Livre 32 des Mémoires. Comment expliquer un tel écart ? Thomas Bouchet s’y emploie dans un livre bref et vif où, après l’avoir annoté, il commente le récit d’une insurrection que René a surtout vécue à travers les mots des autres et qu’il a fixée à travers les siens, au lendemain des faits. Peu prolétaire, peu sanglante (700 morts), la révolution de 1830 n’avait rien pour fasciner Marx, qui lui préféra juin 1848. Le peuple, que Chateaubriand ne méprisait pas, réagit moins aux ordonnances liberticides qu’au commandement militaire de Marmont, le traître d’avril 1814, traître à Napoléon. Le mémorialiste contient moins sa rage concernant l’incompétence des proches du roi déchu, et se montre très occupé, on le comprend, par les chances dynastiques de plus en plus minces de l’héritier de la couronne, le tout jeune Henri V. Le pair de France est bien décidé, en conséquence, à ne pas se rallier à Louis-Philippe, l’usurpateur de la branche cadette. Quand il parle de « victoire populaire », Chateaubriand désigne ainsi les adversaires du monarchisme libéral, le « parti démocrate », aux contours flous, mais habile à mettre en scène « sa misère et ses lambeaux ». On le sent près de ramener 1830, pour le dire comme Louis Blanc qu’il a pillé, à une « querelle toute bourgeoise », à peine dénaturée par la « racaille » et la « populace » qu’on reprochera à Delacroix d’avoir logées au premier plan de sa Liberté. Quoi qu’on pense des vitupérations du vieil écrivain, l’écriture rétrospective des Glorieuses ajoute à sa propre gloire. Son lyrisme sec, son reportage s’ouvre au contingent et à la confusion du réel, dès que l’espace et le temps, les hommes et les femmes, semblent devenir étrangers à eux-mêmes.

Aux yeux d’André Suarès (1868-1948), – et surtout à son oreille rétive à la moindre emphase, il était deux Chateaubriand. Le seul bon avait écrit Les Mémoires d’outre-tombe, l’autre ployait sous le fardeau d’un triple crime, conservatisme politique, rhétorique incontrôlée, vanité incorrigible. Suarès ne prétendait pas juger en toute indépendance le fautif vicomte, que d’autres maltraitent au début du XXe siècle, de Gide à Thibaudet. Au-delà d’eux, c’est tout le stendhalisme qui réordonne notre patrimoine littéraire et vise les autorités qui le régissent après 1900, les trois B notamment, Brunetière, Barrès et Bourget. Les deux derniers présentaient cette singularité de lire et élire aussi bien le grand Beyle et l’admirable René. Je me souviens encore d’un colloque de la Fondation Singer-Polignac, voilà trente ans, au seuil duquel Marc Fumaroli félicita Philippe Berthier d’avoir su réaliser le même exploit, je comprends mieux aujourd’hui le sens de ses paroles. Elles résonnaient d’une brouille qui resta vive jusqu’aux années 1960-1980. Quant à séparer la graine de l’ivraie, Suarès a probablement salué la plume voyageuse de Chateaubriand à la faveur de ses plusieurs centaines d’articles et d’essais. Une même appétence sensuelle au divers les soude, un même attachement à la mare nostrum, bien que l’appellation trop possessive ait déplu à Suarès. D’ancienne souche portugaise, Juif marseillais comme mon cher Gozlan, styliste merveilleux, il se disait, telle Vénus, né de l’eau. Une bonne partie de son immense corpus en provient. La passionnante anthologie d’Antoine de Rosny nous y replonge, car l’essentiel des pérégrinations de Suarès, en plus de l’Italie qui obséda ce condottiere de la beauté, suivit une boussole hexagonale, la Méditerranée, Marseille la phocéenne, port et porte du monde, mais aussi, – les Bretons le savent -, le pays où la terre finit et baigne dans le vert salé. Partagé entre la Provence et la Bretagne, Gauguin et Cézanne, ce Celte d’adoption, Lord Spleen à ses heures, refait escale parmi nous, il était temps. On avait un peu froid sans lui, et l’ardeur nietzschéenne ou baudelairienne qu’il met dans le moindre de ses textes. A Jean Paulhan, qui le repêcha après sa rupture (1914) avec Gide et la NRF, Suarès écrivait ceci, nous étions le 9 septembre 1933 : « Un pays sans la mer est un visage sans yeux. » C’était paraphraser Stendhal… 1933 : Suarès avait été dreyfusard, il ne serait pas hitlérien, le fascisme originel, du reste, lui rappelait la tyrannie des foules, fléau du tourisme moderne. Tout est clair, en 1902, dès le merveilleux Livre de l’Émeraude : « Je vais au bord le plus lointain de la terre, là où la Bretagne s’enfonce dans la mer, maintenant que tous les hommes et ses propres fils se précipitent vers les lieux de la foule ; je leur tourne, comme elle, un dos de granit. » Il y a mur et mur.

Usera-t-on de la même pirouette au sujet d’Henri Béraud (1885-1958) qui traine encore de lourdes et sonores chaînes ?  S’il échappa à la mort en janvier 1945, Mauriac ayant obtenu qu’on la lui épargnât, il reste frappé d’une mort plus certaine, la mort littéraire. Ses choix politiques, après février 1934, le poursuivent, lui qui fut aussi hostile au Front populaire qu’enthousiaste des accords de Munich et de Pétain. Très actif sous l’Occupation, oubliant de réduire la voilure fin 1943, débarqué alors de Gringoire par un Horace de Carbuccia plus prudent, il expia derrière les barreaux un parcours politique qui ne penchait pas à droite au départ. On dira que c’est banal, on se procurera surtout le volume de Séguier éditions afin de revenir à sa prose prophétique d’avant 1934. Comme le soulignait le récent album Joseph Kessel de La Pléiade, Béraud fut, très jeune, un as du journalisme à grand horizon, très admiré de ses contemporains (Kessel, donc), une plume au vent, mais plus lestée que le jazz de Paul Morand. Rabelais, Michelet et Flaubert sont certains de ses mentors intimes. Loin d’être un « antisémite de toujours », – Simon Epstein a corrigé ce point crucial -, Béraud ne cède à la xénophobie qu’au lendemain de l’affaire Stavisky. Encore ne s’attaque-t-il qu’aux « métèques » jusqu’au Front populaire… Cet ancien dreyfusard, ce lieutenant d’artillerie en 14, appelait encore à la guerre contre Hitler en 1933… L’antisémitisme qu’il a longtemps vilipendé et qu’il rejoint à l’heure de Léon Blum se justifie, selon lui, par la trop grande présence des Juifs dans l’appareil d’État. On connaît la suite, on connaît moins les textes qu’il signa entre 1919 et 1932 dans la presse, souvent radical-socialiste. Cédric Meletta nous dit que « Stendhal et Chateaubriand auraient pu reconnaître » l’Europe de Béraud, malgré les modifications apportées à sa carte et les tensions afférentes. De l’Irlande à l’Albanie, de l’Alsace-Lorraine repassée sous pavillon français à l’Autriche rabotée, Béraud est partout, et il ouvre les yeux. Il tire sur les poncifs de l’arrière : une Allemagne rendue insolvable et pacifiste par les traités de paix, l’euphorie sociale de la Russie soviétique, etc. Ce sont Rome et Vienne, où il séjourne à plusieurs reprises, qui mobilisent son attention. Plus clément envers l’autoritarisme mussolinien, il ne l’exonère pas de son muselage des Italiens et de ses violences instituées, il note aussi avec humour, en 1929, le virage du régime : « La révolution de 1922, qui se proclamait futuriste et crachait avec dégoût sur les vieux plâtras, se réclame à présent de la Rome d’Auguste, des victoires de Scipion. » Mais sa grande peur en 1932-33, c’est la menace de l’Anschluss généralisé. Le feu couve à Prague, Vienne, Budapest, écrit-il alors : « Que cherchez-vous, camarades, dans les dernières lueurs de ces beaux jours ? Une menace ? Un grand signe d’espoir ? N’avez-vous pas assez souffert ? Oubliez-vous ? » Faut-il oublier ce Béraud-là ?

Venu de la gauche anti-capitaliste et anti-communiste, George Orwell (1903-1950) n’en varia pas. Comme Drieu, il perçut vite en Hitler un socialisme dénaturé, et dans l’hitlérisme un authentique mouvement populaire trompé sur ses fins. Comment l’étiqueter lui-même ? Socialiste et tory à la fois, bourgeois fier et contempteur de ses origines, bourlingueur épisodique des bas-fonds, il fut tout cela et, sans contradiction, un écrivain du genre « sharp », abominant l’angélisme orné d’un William Morris, crucifiant l’héroïsation chère aux séides de Moscou et leur façon indécente de chanter le productivisme ou le sacrifice de l’ouvrier à la grande cause… Son journalisme d’investigation, disait le grand Simon Leys, est aussi vécu que littérairement tendu. Dire qu’il n’a pas pris une ride, ce n’est pas en confirmer la valeur artistique (elle n’a plus besoin de nous), c’est répéter, après le dernier préfacier du Quai de Wigan, la persistante pertinence de sa description des classes laborieuses, peu enclines au socialisme, pas toujours très propres, quand le minimum vital interdit le superflu, et l’espace domestique condamne les familles nombreuses à son insalubre exiguïté. En 1936, avant la guerre d’Espagne, le POUM anti-stalinien et la balle qui faillit l’emporter, Orwell se frotte aux mineurs du Nord de l’Angleterre, entre Liverpool et Manchester. Y a mieux comme Paradis. Les gueules noires, veinées de bleu indélébile sous la suie, menacées de partir tôt par les bronches ou de voir leurs yeux s’éteindre avant l’âge, lui font une place parmi eux. Mais il n’est pas des leurs. D’où la question qu’Orwell se pose à lui-même : peut-on être un transfuge de classe, nier la sienne afin de faire tomber les barrières et de réinventer le socialisme ? Peut-on abdiquer ses goûts, son habitus, diraient les cuistres ? Et est-ce la condition suffisante d’une nouvelle organisation sociale ? L’incipit traduit un éloignement qui demande, en vain, à disparaître : « Le premier bruit, le matin, c’étaient les galoches des ouvrières martelant les pavés. Plus tôt encore, il y avait sûrement des sirènes d’usine, mais n’étant pas réveillé je ne les entendais pas. » Au cœur du réacteur, car le charbon mène le monde, Orwell en vient à citer son confrère D. H. Lawrence, enfant des terrils, et la réaction de l’amant de Lady Chatterley qui, après avoir échappé à sa classe, refuse d’y retourner… Le simplisme n’a pas cours chez Orwell. Même les villes industrielles, reconnait Le Quai de Wigan, possèdent leur beauté, les parias leur dignité. Leçon qui ramène le futur auteur de 1984 à Baudelaire, qu’il cite fort à propos : la beauté moderne ne s’abreuve pas seulement à nos laideurs morales.

Rien n’autorise désormais à séparer l’anthropologue du XXe siècle, objectif et relativiste dans sa quête de diversité, des voyageurs qui l’ont précédé sur les routes du monde et même hors d’elles. Cela reviendrait à opposer le scientifique froid au promeneur subjectif, se payant de sensations dépaysantes avant d’y faire rêver ses lecteurs, mais refusant la réalité dès qu’elle contrevient aux attentes du départ. Claude Lévi-Strauss (1908-2009), sur lequel paraît un dictionnaire attentif à ses innombrables centres d’intérêt, s’était préparé, par ses lectures, à subir et surmonter l’« amer savoir qu’on tire du voyage ». Son cher Baudelaire, objet d’une notice qui aurait pu dépasser la linguistique, l’avait averti : l’altérité absolue est un leurre, mais un leurre utile. Les premiers mots de Tristes tropiques parlent le langage d’un romantisme conscient des limites propres à tout dialogue interculturel : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Lévi-Strauss le savait. A défaut de Théophile Gautier, sans doute peu pratiqué, Chateaubriand, en plus des explorateurs des XVI et XVIIe siècles, marqua son approche de ceux qu’on appelait encore les sauvages dans les années 1930. Le terme, du reste, ne relevait pas d’une pure négativité avant que l’ethnologie ne s’en débarrasse. Chateaubriand et Baudelaire, qui avait bien compris Atala, sont précisément là pour en témoigner. Bref, Tristes tropiques, en 1955, peut changer de continent américain, il reste arrimé au meilleur romantisme, celui qui se sait aller au-devant de la désillusion, celui qui surtout n’y sacrifie pas les autres « savoirs » qu’on tire du voyage. L’amertume, voire la crainte de précipiter le nivellement des cultures ou, pire, la souillure généralisée de la planète, ne le fait pas reculer d’horreur. Et si Lévi-Strauss nous est si utile aujourd’hui, il ne le doit pas au prêt-à-penser contemporain et à sa détestation criminalisante de l’homme blanc, voire de la vieille Europe en son entier. Dans ce qui semble être son premier article, la recension de Voyage au bout de la nuit en 1933, le jeune professeur de lycée n’ignore pas les pages très acides de Céline sur l’Afrique coloniale et la lèpre moderne. Plus tard, la neutralité axiologique de l’approche structurale mettra en évidence des invariants au sein de groupes humains, de mythologies et de formes artistiques que tout, par ailleurs, sépare. Mais il y a aussi une conscience des différences chez Lévi-Strauss, une reconnaissance du droit des cultures et des sociétés à préserver dans leur être, une pensée des frontières, un souci de ne pas torturer la langue commune et un refus raisonné de l’écriture inclusive, au temps de l’Académie (objet d’une notice inutilement sarcastique). De même que l’art, dont il était friand et expert, n’avait pas à renoncer à sa « visée objective », qu’il soit réaliste ou pas, l’intellectuel ne devait pas abdiquer l’hygiène du franc-parler aux convenances du jour. Le dernier Lévi-Strauss n’aura pas hésité à durcir le ton au sujet des idéologies identitaires, il n’a pas moins déploré, rappelle Jean-Claude Monod, l’apologie croissante « d’un brassage qui conduirait à condamner tout souci de préserver une culture ou une tradition propres. »

Stéphane Guégan

*Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, La Fabrique éditions, 15€ / André Suarès, Ports et rivages. Anthologie, édition d’Antoine de Rosny, Collection Les Cahiers de a NRF, Gallimard, 21 € / Henri Béraud version reporter, préface et choix de textes par Cédric Meletta, Séguier Editions, 22€ / George Orwell, Le Quai de Wigan, préface de Jean-Laurent Cassely, nouvelle traduction de Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, Climats / Flammarion, 21€ / Jean-Claude Monod (sous la direction de), Dictionnaire Lévi-Strauss, Bouquins, 33€. / Les préventions de Stendhal à l’égard de « l’emphase » de Chateaubriand ne l’ont pas empêché de le lire et de le citer sans cesse, en bien plus qu’on ne le pense ; elles ne sauraient non plus nous écarter du dernier et bel essai de Philippe Berthier, entièrement dédié aux passions viatiques de son héros.  Mérimée, premier beyliste, a parlé du « besoin de locomotion » de Stendhal comme d’un trait qui peignait autant l’homme que son style allègre, alerte, accordé à l’électricité de l’existence et de ses heureux court-circuit : incurable vivant, Stendhal fut, de fait, un touriste impénitent, mais conséquent, l’opposé du vagabond, malgré la foi qu’il vouait aux miracles de l’imprévu ou, à défaut, aux charmes de la rencontre. « Le grand art de voyager », comme il le dit à sa sœur Pauline, exige du sérieux, conseil que Flaubert et Gobineau feront leur. Savoir voyager, au XIXe siècle de la bougeotte standardisée, n’est plus l’affaire de tout le monde. Remède contre la déprime, la promenade, mot stendhalien, varie dans les distances parcourues, non dans sa recherche du plaisir. Femmes, cuisine, musées ou simples béatitudes de l’attente, « le métier de touriste » consiste à butiner ici et là ; par essence, il résiste au curieux patenté, répertorié, « incontournable ». Un must : fuir évidemment les fâcheux qui chantent leurs trésors locaux. N’étant pas à une contradiction près, Stendhal a écrit quelques-uns des meilleurs guides de son temps, il semble même avoir cru au progrès, à la démocratie illimitée en tout. Ce qu’il dit du voyage et des devoirs du flâneur montre les limites de cette utopie politique. SG / Philippe Berthier, Stendhal et le « grand art de voyager », Honoré Champion, 38€.

COLLOQUE // Gaëtan Picon et la pensée de l’art

Vendredi 3 et samedi 4 juin 2022 // École Normale Supérieure, Salle Dussane, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris, programme en ligne.

C’est dans la proximité d’André Malraux, rencontré lorsqu’il est très jeune, que Gaëtan Picon (1915-1976), philosophe de formation, précise son adhésion à la pensée de Nietzsche et qu’il élabore, peu à peu, une esthétique de la création fondée sur la triade : connaissance, culture, création. Construit sur le principe « une communication/un livre », le colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art s’attache au questionnement qui a conduit Picon jusqu’aux « Sentiers de la création », la collection qu’il dirige chez Skira à partir de 1969.

PASSEUR PAS SEUL

Philippe Le Guillou ne lit pas, il navigue à vue, sans boussole autre que son goût, et tire des bords en marin à qui on ne la fait pas. Soit le livre le laisse sur la rive, soit notre lecteur se laisse embarquer, pas de troisième option… Un romancier qui aime et défend ses frères et sœurs en littérature, la française, c’est moins banal que cela en a l’air. Il y a tant de raisons, n’est-ce pas, de les jeter au feu ces romans du cru, si contraires à la nouvelle morale ? Du reste, rassurez-vous, l’épuration des bibliothèques universitaires, outre-Atlantique et ailleurs, a débuté. Le Guillou a l’âge d’avoir connu le terrorisme des années 1960-1970, auquel notre époque préfère les affolements du genre et la vulgate antiraciste. Une chose est de dénoncer le sexisme, l’intolérance, la xénophobie et les violences ou les crimes perpétrés en leur nom, une autre de croire que l’art ne peut se sauver, se rédimer, qu’en s’appliquant la morale binaire du noir et blanc.  Hypokhâgneux en plein culte marxo-structuraliste, Le Guillou les a donc subis les maîtres à penser du « retour au texte », les fous de la littéralité, les liquidateurs du roman « bourgeois » à intrigue, identification psychologique, ambiguïté assumée et érotisme partagé. Contre le bourrage de crâne, Breton têtu, il continua à s’empoisonner et devint, en marge de l’enseignement, un écrivain aux douteuses fréquentations et troubles préférences, un double passeur… Son Roman inépuisable prouve qu’il est des richesses partageuses. Cinquante ans ou presque après ses premiers émois – ah ! la collection Rouge et or, Jules Verne… – Le Guillou se dit encore l’enfant qu’il était alors, prêt à se laisser croquer par les mots et leur faculté à tout étreindre, le réel et les rêves, les filles et les garçons. La légende arthurienne, le célinien Rabelais, Les Liaisons dangereuses, La Vie de Rancé, Lucien Leuwen, Béatrix, et même Les Misérables, auxquels j’aurais substitué Quatre-vingt-treize, Le Temps retrouvé, ce sont plus que des souvenirs, c’est un viatique pour la vie. Le moment était arrivé, nous dit l’auteur des fortes Années insulaires, de payer ses dettes. S’il est assez facile de s’acquitter de ce que l’on doit à ses mentors, d’évoquer les rencontres décisives qui lui ouvrirent la voie, de Gracq à Grainville, la tâche se complique vis-à-vis des livres qui précipitèrent le passage à l’âge adulte, l’éclairèrent à jamais sur lui-même. Les plus belles pages du Roman inépuisable s’en font l’écho avec une éloquence indéniable. Ainsi l’année 1976 résonne-t-elle encore de deux coups de tonnerre, L’Immoraliste et Rêveuse bourgeoisie, deux romans intenses, nets et voilés en alternance, et propres à forger une éthique de la lecture affranchie. Citant Jean-Marie Rouart et son superbe Ils ont choisi la nuit de 1985, Le Guillou avoue le compagnonnage, « attachant et encombrant », qui le lie à Drieu, au Drieu d’État civil, du Feu follet et surtout des Mémoires de Dirk Raspe. Au sujet de ce testament apolitique, où le travail de la grâce se frotte désespérément à l’appel du suicide, il trouve les mots, pas un de trop. Non, Drieu, en cavale, ne peine pas à écrire Dirk Raspe. Oui, « le texte porte déjà la marque de son inachèvement ». Mais, deux jours avant de se tuer, Drieu pensait s’y remettre. La littérature est souveraine.

Stéphane Guégan

*Philippe Le Guillou, Le roman inépuisable. Roman du roman, Gallimard, 22,50€. L’auteur vient d’ajouter une préface inédite à son roman de 2001, Le roi dort (Folio, 2019, 8,40€), où ses grands thèmes, la fidélité à soi, la haine des intrigants, la possibilité d’une autre France, « plus France que jamais » (Hugo), bâtissent une fiction toujours active du pouvoir politique et de sa chute.

GÉNIE DU DÉSORDRE

Gautier, Borel, Dumas, trois frénétiques de premier ordre, et de la première heure. Que le romantisme procède bien d’une nouvelle « manière de sentir », et donc d’être et de créer, selon la formule de Baudelaire, la flambée de 1830 continue à nous en infliger la confirmation définitive, dérangeante et décapante. Pour la jeunesse qui eut vingt ans lors de la révolution de juillet, le « bourgeois » ventru et glabre, son parfait symétrique et repoussoir, symbolise moins un état social qu’un état mental, moins un désir de loi que le renoncement à la loi du désir… L’oubli de ce distinguo a égaré un grand nombre des commentateurs de l’art et de la littérature du premier XIXème siècle, victimes des anachronismes et réductionnismes d’une sociologie brutale. Nos révoltés, sans exception ou presque, sortaient de bonnes familles, firent de bonnes études, écrivaient le latin, n’eurent pas à fronder l’interdit familial et ne connurent la misère, pas tous, qu’au temps de la sainte bohème. En politique, quand la fantaisie les prenait d’agiter le drapeau rouge et le souvenir glacé de Saint-Just, la provocation et l’ironie l’emportaient, très souvent, sur les convictions montagnardes. 1793, avant que Victor Hugo ne l’idéalise, n’eut pas le lustre de 1789… Loin de moi l’intention de nier le républicanisme de certains, sincère et parfois virulent sous Louis-Philippe, plus conséquent que l’actuelle agitation de nos gavroches illuminés. Mais, par dévotion à Marianne, les chevelus et barbus de 1830 mirent eux-mêmes une limite sérieuse à leur urgence de refaire le monde ou de « changer la vie ».

Furtivement emporté par la fièvre des lendemains révolutionnaires, Théophile Gautier incarna surtout l’aspiration aux libertés imprescriptibles, celles de l’âme, du corps et de l’art. Ses premiers livres, Albertus, Les Jeunes-France, Maupin et La Comédie de la mort, dessinèrent vite au-dessus de sa crinière une auréole d’extravagance et d’outrance qu’il conforta jusqu’à sa mort, malgré le poids des ans et des concessions, au point d’embarrasser la critique littéraire, de son vivant, et les comptables de sa gloire posthume. De ce double tribunal, Aurélia Cervoni vient d’éplucher et d’analyser les jugements. Son sens de la synthèse et de la formule ne la quitte jamais au fil des pages, malgré ce qu’eurent de répétitif et de borné les censeurs de celui que nous appelons le « bon Théo », alors qu’il passait pour l’apôtre d’une éthique du plaisir et d’une esthétique de l’abus. Gautier aura toujours scandalisé pour de mauvaises raisons, la gratuité flamboyante qu’on reproche à l’hernaniste, au gilet rouge, et la froideur immorale ou indifférente qu’on déplore à partir d’Émaux et camées. La presse, souvent de gauche, commença par flétrir l’émule de Byron, l’empoisonneur de la saine jeunesse, le chantre des noceurs orgiaques, avant de conspuer l’impassible Parnassien. Les temps changent, de Louis-Philippe à Napoléon III, pas les arguments, ni le fiel des journaux « responsables », incapables d’admettre que la littérature puisse chanter autre chose que les bonheurs du vivre-ensemble. Guidée par les rares pourfendeurs de cette doxa, Barbey d’Aurevilly et Baudelaire essentiellement, Aurélia Cervoni nous oblige à en penser les résonances ou les résurgences. Notre époque, comme le vertueux Céline de Taguieff l’atteste, s’honore à nouveau de faire barrage à la « mauvaise » littérature. On disait de Gautier, faute de saisir sa hantise d’une humanité déchue, qu’il manquait de profondeur, de sens métaphysique et donc d’utilité sociale. L’art pour l’art, la liberté de parole au pilori ! Nous y sommes revenus. Le livre d’Aurélia Cervoni, on l’a compris, vient à sa date.

Moindre écrivain que Gautier et Nerval, ses complices du Petit Cénacle, Pétrus Borel a pris sa revanche au XXème siècle. On aime à citer, à son crédit, les témoignages d’admiration de Tzara, Breton et Eluard. Aussi louangeurs soient-ils, ils ne sauraient nous aveugler sur la réelle valeur de Borel et la mythologie nihiliste qu’il alimenta involontairement. Du reste, les surréalistes valorisèrent davantage le parcours vertigineux du « lycanthrope », en gommant l’épisode algérien final, que son œuvre stricto sensu. Certes, il faut lire ou relire la poésie bizarre et éructante de Borel, ses romans gothiques, céder à leur force d’entraînement et à leur humour macabre, savourer le goût qui s’y prononce des situations les plus noires et des sensations les plus fortes, où abondent les motifs et les poncifs du frénétisme 1830. Mais l’écrivain véritable qu’il fut, assurément, n’en sort pas toujours vainqueur. L’excès tuant l’excès, on se lasse par endroits des convulsions de style un peu forcées, de son acharnement à paraître plus byronien ou shakespearien que tous ses amis réunis. Borel avait tâté de l’architecture, fréquenté les peintres, fait sa cour à Nodier et Hugo, bataillé au théâtre, pratiqué le naturisme, et appelé à l’insurrection permanente, en raison de son « besoin d’une somme énorme de liberté ». Ne réservant pas le rouge à ses pourpoints, il s’affilia aux républicains de l’ombre sous la Monarchie de juillet et fut surveillé par la police du roi, qui le suspectait de sodomie et de sédition, comme le rappelle Michel Brix dans le volume très soigné des éditions du Sandre. Ce spécialiste du romantisme sait de quoi il parle et tente, de bonne foi, une réévaluation de Borel. Au passage, il réexamine une lettre de Gautier fraîchement exhumée, qu’on croyait adressée à Nerval et datée de 1836. Borel en serait le destinataire et 1838 le bon millésime. Plausible. Mais ce faisant, Brix affaiblit la thèse qui voudrait que Gautier, devenu l’homme incontournable de La Presse d’Émile de Girardin, eût alors préféré se faire oublier de Borel par prudence politique…

Les frénétiques n’ont pas cantonné leur enthousiasme de jeunes farfelus à Hugo, celui de Han d’Islande, des Orientales et d’Hernani. Alexandre Dumas fut l’autre dieu de leurs planches idéales. On devrait le jouer davantage sur les nôtres, comme Gautier s’égosilla à le réclamer toute sa vie. Outre Anthony, figure identitaire de toute une génération, sorte de James Dean des passions fatales, Kean ramasse génialement le climat et les ardeurs de ce début, fort turbulent, des années 1830. Il y avait tout de même beaucoup d’audace à vouloir faire du comédien anglais, mort en 1833, après avoir été un Hamlet, un Othello, un Roméo ou un Richard III exceptionnel, le personnage d’une pièce qui entendait rivaliser, elle aussi, avec le modèle shakespearien et profiter de sa vogue. Le pire, c’est que Kean y parvient à merveille, alternant le cocasse et le lyrisme amoureux, et dévoilant le métier de l’acteur dans la tension qui sépare le don de soi, sous les feux de la rampe, à la solitude du verbe, une fois le rideau tombé. Durant l’été 1836, Frédérick Lemaître en fit l’un de ses rôles les plus explosifs et réflexifs. Car Dumas mêle le drame à la comédie, et hisse le génie au-dessus des privilèges, mais ne gomme rien de sa réalité. Comme l’écrit Sylvain Ledda, « il dissèque les tourments de l’incarnation, scrute avec humour et profondeur le conflit entre l’Art et la Vie ». En effet, on s’y amuse beaucoup, jamais au détriment pourtant de la tragédie qui se joue sur une scène en perpétuel dédoublement. Avant que Sartre n’en signe une adaptation, Jacques Prévert, celui de l’Occupation, y trouva de quoi nourrir le scénario des Enfants du Paradis. Le reste, il l’emprunta aux chroniques de Gautier. Imparable. Stéphane Guégan

*Aurélia Cervoni, Théophile Gautier devant la critique 1830-1872, Classiques Garnier, 56€

**Pétrus Borel, Œuvres poétiques et romanesques, textes choisis et présentés par Michel Brix, Éditions du Sandre, 45€.

***Alexandre Dumas, Kean, édition de Sylvain Ledda, Gallimard, Folio Théâtre, 6,60€.

Et aussi… Depuis les romantiques, qui en firent un frère de rires et de larmes, on ne lit plus Rabelais de la même façon. Sans doute, par amour, par accord du cœur et des sens, l’ont-ils trop peint à leur semblance. Qu’on pense au beau portrait de Delacroix et ses éclats de sensualité heureuse, qu’on se tourne vers Daumier et son Louis-Philippe-Gargantua se goinfrant des biens du peuple, ou qu’on pense à Gustave Doré, aussi glouton que le texte qu’il choisit d’illustrer en sa complexité amusante et savante. Gautier lui-même, dans la chaleur du souvenir, devait décrire le Petit Cénacle comme une abbaye de Thélème enfin reconquise. On pourrait pousser plus loin la reconnaissance des filiations. Le lecteur qui le souhaiterait n’aura qu’a ouvrir ce volume riche de mille informations, livrées avec esprit et érudition, alliance rare, voire surprenante ici. Rabelais, au gré des traverses qu’aime à emprunter Marie-Madeleine Fragonard, y retrouve le chemin d’une Renaissance royale, farcesque, peu bégueule, très française jusque dans ses italianismes et sa catholicité éclairée. Le texte n’a rien perdu à être un peu adapté. Mais ni traduction, ni trahison : le génie d’un écrivain-monde et d’une prose sublime qui « attend un lecteur à sa mesure » ou à sa démesure, c’est selon. SG / François Rabelais, Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel, édition publiée sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, Gallimard Quarto, 32,00€.

L’AMOUR, TOUJOURS

product_9782070197187_195x320Délicieusement cruelle, adorablement perverse, suprêmement croqueuse, la garce ressemble parfois aux grands livres qu’elle a inspirés. Ces récits mal famés, Jean-Marie Rouart les connaît, les adule et leur a fait une place royale parmi ses « passions littéraires ». On se souvient du beau volume qu’il a dédié, chez Robert Laffont, en 2016, aux écrivains qui, de Rabelais à Drieu la Rochelle, de Lawrence à Jack London, ou encore d’Aragon à Michel Déon, « enchantent la vie ». Le héros de son dernier roman a bien du mal, lui, à enflammer la sienne. La revue d’art qu’il dirige, ou qui le dirige, avec un sens très aigu des compromissions monnayables, ne l’a pas protégé des usures du temps, et encore moins des sursauts de sa virilité déclinante. Au contraire, les feux de l’amour le rongent et le narguent. Il se sent affreusement seul, tragiquement vieux. Dans la rue, au café, en avion, les corps, jusque-là disponibles, se ferment aux appels de sa libido en détresse. L’inconnue n’a plus de visage, la passante ne trace plus qu’un sillon de douleur… Écoutons cet exilé du désir, cet orphelin du sexe, et son brame au seuil de l’aventure où le jettent ses ardeurs inapaisées : «Je venais de franchir la plus dangereuse des frontières. J’abordais ce temps glacé que le printemps n’égaie plus. A quoi bon les rencontres quand les yeux des femmes ne s’allument plus ? » Le narrateur d’Une jeunesse perdue se confondant avec son protagoniste central, l’envie m’a pris de poser quelques questions à l’auteur. Rendez-vous au Bistrot de Paris, chez l’ami Jean-Gabriel. « Se soustraire à l’amour physique, c’est renoncer à vivre… On renonce toujours trop tôt, n’est-ce pas ? » Rouart acquiesce: « Mon histoire est celle d’un homme qui paie une femme, c’est un grand classique. J’y ajoute une variante : il ne sait pas qu’il a affaire à une courtisane, une professionnelle de l’Est. J’y ajoute aussi une bonne dose d’humour. Une jeunesse perdue, c’est un peu L’Ange bleu avec le sourire. » A moi, d’acquiescer et de préciser : « Votre héros en quête du grand frisson suit de plus hauts modèles, Chateaubriand et Hortense Allart, ou votre cher Valéry et la terrible Jeanne Voilier. Pourtant il dégringole plus vite de l’illusion à l’abjection, du rêve au cauchemar… »  A ces noms, Rouart s’anime de plus belle : « Chateaubriand, Valéry, Nabokov, bien sûr… Plutôt la souffrance que la mort, le chagrin que le rien, disait Faulkner… Je vais peut-être donner à mes lecteurs l’impression de piétiner la pureté qu’on associe d’ordinaire aux élans du cœur. Mais les relations entre la passion et l’argent m’ont toujours fasciné. L’amour a toujours un prix. Et le plus cher, c’est le mariage. » Nouveau sourire. Tout en laissant parler nos assiettes, nous passons au crible les raffinements de sa Lilith, les amnésies de la critique d’art et l’air du temps, plutôt chargé… Puis je quitte Rouart en lui disant qu’Une jeunesse perdue est sans doute son meilleur roman depuis Avant-guerre !

9782221196168Heureuse coïncidence, Laffont republie le Renaudot de 1983, avec Le Cavalier blessé, Le Scandale, Les Feux du pouvoir, La Blessure de Georges Aslo, sous un titre un peu racoleur. Il est vrai que Rouart aime à frotter ses fictions aux jeux de l’amour et du pouvoir, toile d’araignée infinie où ses romans tissent leurs propres pièges. L’Eros et l’Etat sont deux des sources d’inspiration les mieux établies de son œuvre romanesque, que Philippe Tesson retraverse en tête de ce nouveau Bouquins. Il y décèle, après Jean d’Ormesson, l’héritage d’Aragon et Drieu, peut-être les auteurs préférés de Rouart, et ceux qui l’ont définitivement initié à la complexité de la machine humaine. Au fond de l’homme, nous dit-il, il y a le refus d’être trompé par la vie, l’aspiration à vivre ses désirs les plus secrets, à exercer une sorte de droit de conquête. Mais tous les ambitieux dont Rouart observe l’agitation brownienne ne se ressemblent pas. Comment confondre l’aristocratie et la valetaille ? L’appétit du pouvoir, dès La Blessure de Georges Aslo, offre le spectacle dégradant des mesquineries d’antichambre. On croit oublier la femme qui vous échappe en se saisissant des miettes de l’autorité publique. Mais la chimère se venge et vous renvoie au crime de votre existence fausse. En général, la volonté d’arriver, voire l’arrivisme, n’est pas l’ami de l’écrivain pour rien, ils s’échangent cette faculté d’invention et cette énergie destructrice qui valent toutes les séances de psychanalyse. Rouart, moraliste sans raideur, s’en émeut et s’en amuse selon la sympathie qu’il accorde à tel ou tel des intrigants nés de sa plume. Leurs actes plus ou moins coupables se laissent emporter par la grande histoire, de Napoléon à De Gaulle, autre force d’entrainement aux effets variables… Le lecteur insatiable qu’est Rouart tient la résurrection du passé pour l’un des charmes de la littérature, et s’y attelle. Sa plus grande réussite, à cet égard, sa reste Avant-guerre, loué en son temps par Michel Mohrt, qui n’ignorait rien de la guerre civile, où l’Occupation allemande précipita la France, et des amitiés qu’elle brisa. Ne se privant d’aucune des libertés du romancier, Rouart empruntait aux destins de Pucheu, Emmanuel Berl et d’Astier de La Vigerie de quoi brosser vivement le drame de cette époque et redonner ses vraies couleurs à une tragédie encore mal comprise. Dans Guerre et Paix, Tolstoï est de tous les côtés à la fois. L’ambiguïté, l’ambivalence, tel sont les privilèges du roman, et du roman d’amour, sur l’historien. Stéphane Guégan

*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Une jeunesse perdue, Gallimard, 19€

Jean-Marie Rouart, Les Romans de l’amour et du pouvoir, préface de Philippe Tesson, Bouquins, Robert Laffont, 30€.

9782851971821_1_75Henri Raczymow (dir.), Maurice Sachs, Les Cahiers de L’Herne, 35€ /  Dans Ces amis qui enchantent la vie (Robert Laffont, 2016), Rouart a regroupé trois écrivains sous la catégorie des Voyeurs, pervers, nymphomanes. Entre Samuel Pepys et Anaïs Nin, Maurice Sachs s’y trouve en bonne compagnie. L’habitude est plutôt de le traiter en épigone de Gide et Cocteau, en progéniture malodorante de la veulerie et de l’abjection, ou en proxénète d’une gloire imméritée. Les clercs en robe de chambre, distributeurs de bons points et de certificats de vertu, flétrissent ou vomissent son parcours singulier de juif collabo, d’homo à femmes, de séminariste défroqué, de noceur apatride. Qu’il écrive mieux qu’eux malgré tout ça, et inspire plus d’intérêt, voire de connivence, ils préfèrent l’oublier… Pour le dire comme Henri Raczymow, qui connaît bien l’animal et dirige ce nouveau Cahier de L’Herne, Sachs nous attire trop souvent par sa seule « part d’ombre ». Elle fascine, il est vrai, à juste titre, et nous rappelle, s’il était besoin, le trouble d’une époque dont « Maurice, la tante » a épousé les excès, les risques et les équivoques. Ça commence avant la défaite, du reste. C’est la richesse de cette publication, dont il faut saluer le courage et le sérieux, que de nous plonger dans un entre-deux-guerres différent de celui des manuels scolaires. Les années folles, en tous sens, ont mauvaise presse. Critique d’art occasionnel, mais pointu (son article sur Soutine vaut celui de Drieu), grand éditeur à sa façon (Max Jacob, Cocteau, De Chirico), viveur magnifique (Le Bœuf, etc.), Sachs, à cheval sur deux continents, joua de ses charmes et de ses dons avec une effronterie qui n’avait d’égal que la sympathie et la passion qu’il ne cessa d’inspirer. L’immoraliste du père Gide, que Sachs démasqua au premier coup d’œil, c’était lui. Un grand nombre de lettres, souvent inédites, et d’un style admirable, recomposent l’autre facette du personnage, le séducteur avide d’être aimé, ou souffrant de ne pas l’être assez, insistant même pour l’être davantage. Son côté Proust… Cela déplaisait, indisposait. En 1936, dans L’Action française, Marcel Jouhandeau crucifie le « flatteur » au nom d’un antisémitisme qu’il dit patriotique. La même année, Gaston Gallimard bombarde Sachs directeur des collections Détective et Catholique. Il avait flairé chez l’auteur du futur Sabbat une âme blessée et un grand écrivain. En novembre ou décembre 1942, quelques semaines avant de quitter la France pour l’Allemagne nazie, Maurice lui dira encore son affection et sa gratitude. Sont-ce des pratiques de voyou ? SG