D.E.L.P.H.I.N.E.

D comme… Féminisant et métamorphosant Tartuffe en 1853, Delphine de Girardin (1804-1855) n’annexe pas le chef-d’œuvre de Molière au sectarisme, souvent puritain, de certaines féministes de son temps, et du nôtre. La dénonciation du sexisme systémique eût insulté sa connaissance du monde et sa conception du théâtre. Elles se rejoignent précisément dans ce tableau des mœurs contemporaines où son pinceau superbe, coloré et drôle, moliéresque, s’abstient de « corriger la société ». Rire et faire rire de celles et ceux qui font profession de vertu suffit à sa tâche. Le mal et le bien, comme le soulignait déjà la Delphine de Germaine de Staël en 1802, ne sont pas de chimie pure, ils n’en gouvernement pas moins nos destinées, variant selon les individus, les circonstances, capables de renversements spectaculaires dès que le don de soi, c’est-à-dire la vraie charité, vous révèle à vous-même et dissout l’hypocrisie ambiante. En apparence, Madame de Blossac agit en fonction de ce que lui dicte un cœur sans limites ; en vérité, cette sainte, enlaidie et prude par ruse, cache une intrigante prête à tout pour conquérir une position que son sexe et son peu de fortune rendent moins accessible. Delphine de Girardin, pour se méfier des suffragettes, n’ignore pas les difficultés inhérentes à la condition féminine. Son coup de génie est de ne pas y enfermer les femmes de sa pièce, autrement énergiques que les hommes, et de ne pas excuser la faute de son héroïne par la force des entraves sociales. L’autre originalité de Lady Tartuffe, si irrésistible envers le cant trompeur des élites et des philanthropes d’occasion, tient à sa chute hugolienne, le contraire même des comédies à thèses. Du reste, la sienne s’élève au tragique, comme Rachel, pour qui le rôle fut écrit, l’a magnifiquement traduit sur les planches. L’amour vrai peut prendre tous les masques et « l’attrait de l’abîme » tenter les êtres les plus corsetés. Eminent connaisseur de la scène romantique, du texte aux acteurs, de la création à sa réception, Sylvain Ledda signe l’excellente édition d’un ouvrage que Gautier couvrit d’éloges et qui connut le succès. Digne d’être comparée à Dumas, Musset et même à Balzac, Lady Tartuffe, reprise aujourd’hui, désennuierait bien des salles parisiennes, agrippées au nouveau cant comme au graal.

E comme… L’Eros féminin n’est pas absent de la littérature masculine, qui reconnaît bien volontiers sa singularité et la difficulté de la percer. La passion, le désir, la jouissance et la frustration, avant d’ondoyer au flux des genres, ont une réalité biologique. Il est naturel que l’écriture en possède une également, et il est ainsi légitime de parler d’écriture féminine en matière amoureuse. Les 1500 pages de cette anthologie rose, doublement rose même, rayonnent de cette vérité aujourd’hui attaquée de toute part. Le paradoxe est qu’elle le soit souvent au nom de la libération des femmes. Romain Enriquez et Camille Koskas, d’un pas décidé, foulent donc un terrain dangereux. Ne les soupçonnons pas d’avoir plié devant la vulgate, et concédé à l’air du temps une partie de leur sommaire bien réglé, notamment son ultime moment, dévolu aux « regards militants sur l’Eros », autant dire à la guerre des sexes et aux violences masculines. Car nos ébats et nos débats sont bien lestés d’une indéniable continuité historique. Christine de Pizan, au début du XVe siècle, s’emporte contre les étreintes forcées et même ce que notre époque nomme « la culture du viol », généralisant à l’extrême et oubliant ce qui sépare les jeux de l’amour des crimes odieux. La brutalité masculine, objet de maintes gloses puisque sujette à variantes, n’est qu’un des nombreux thèmes du volume, ouvert à tous les sentiments et toutes les pratiques, soucieux des minutes heureuses et des transports douloureux, accueillant à la pudeur et à l’impudeur, à l’humour comme au silence des mots, conscient enfin de l’évolution des comportements. Aucune frontière n’a freiné nos deux compilateurs et fins analystes. Certaines, les géographiques, s’évanouissaient d’elles-mêmes, l’ailleurs et l’autre étant les meilleurs alliés de Cupidon ; d’autres craintes, d’autres liens, tel celui du charnel au sacré, traversent ce massif de textes souvent peu connus. C’est le dernier compliment qu’il faut lui adresser. George Sand, Marie d’Agoult, Judith Gautier, Rachilde, Renée Vivien et Colette l’unique y siègent de droit. On est surtout heureux de faire la connaissance des « oubliées dont l’œuvre est parfois rééditée ici pour la première fois », Félicité de Choiseul-Meuse, « autrice » peu rousseauiste de Julie ou J’ai sauvé ma rose (1807), ou Faty, SM anonyme, à laquelle on doit des Mémoires d’une fouetteuse restés sans lendemain. La préface nous apprend qu’Annie Ernaux n’a pas souhaité figurer dans cette anthologie où l’on regrette davantage l’absence de Marie Nimier, qui sait être crue et joueuse, joyeuse, chose rare.

L comme Longhi… Après avoir été son modèle dominant, la peinture est devenue la mauvaise conscience du cinéma au temps de sa majorité. Et l’invention du parlant n’aura fait qu’aggraver la dépendance coupable de la photographie animée et sonore aux poésies immobiles et muettes. Elève de Roberto Longhi au crépuscule du fascisme italien, un fascisme dont on préfère oublier aujourd’hui qu’il était loin de partager l’anti-modernisme des nazis, Pasolini n’a jamais coupé avec la peinture, ni accepté la séparation entre les anciens et les modernes. Elle n’avait, d’ailleurs, aucun sens pour Longhi, que Piero della Francesca a retenu autant que Courbet et Manet. Et les derniers films du disciple, à partir de Théorème (1968) et du tournant figuratif qu’il marque, se signalent par l’irruption de Francis Bacon et même, au cœur de Salo (1975), de Sironi et du futurisme. Dans l’une des innombrables scènes de cette allégorie pesante de l’ère mussolinienne, un tableau de Giacommo Balla appelle le regard du spectateur, Pessimismo e Ottimismo. La toile de 1923, contemporaine des tout débuts du Duce, dégage son sujet, éternel et circonstanciel, d’une simple opposition de couleurs (le noir et le bleu) et de formes (tranchantes ou caressantes). Pasolini montre, il ne démontre pas, importe la subtilité de la peinture au cœur d’un médium réputé plus assertif. Il était tentant d’arracher ses films aux salles obscures et d’en tirer le matériau d’une exposition riche des sources qu’il cite jusqu’à l’ivresse d’une saturation boccacienne. Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, furieusement iconophiles, ne s’en sont pas privés. L’une des plus hautes séquences de l’art italien, qui s’étend de Giotto au Caravage, en passant par Masaccio, Vinci, Michel-Ange, Bronzino et Pontormo, a durablement hanté Pasolini et provoqué une folie citationnelle très picassienne. La composante érotique de ce mimétisme saute aux yeux tant elle fait vaciller l’écran et rappelle que le cinéaste, ex-marxiste repenti, a vécu son art et sa sexualité en catholique, heureux d’affronter symboliquement le mal dans sa chair et sur pellicule, afin d’en dénoncer les avatars historiques, l’existence sans Dieu, le technicisme éhonté, le retour inlassable des guerres.

P comme... La langue des Fleurs du Mal et une certaine pratique du sonnet remontent à Ronsard, dont le nom évoque désormais une manière de sentir (les émotions) et de sertir (les mots). Il est aussi devenu synonyme d’un moment poétique soumis aux aléas du temps. La renaissance de la Renaissance date du romantisme. En 1828, le fameux Tableau historique de Sainte-Beuve, citant A Vénus de Du Bellay, résume les causes de la résurrection dont il se fait l’agent et que la génération suivante allait rendre définitive : « On y est frappé, entre autres mérites, de la libre allure, et en quelque sorte de la fluidité courante de la phrase poétique, qui se déroule et serpente sans effort à travers les sinuosités de la rime. » Les poètes de La Pléiade, ce groupe à géométrie variable, sont-ils sortis des habitudes de lecture au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ? Ils firent sur Hugo, Musset, Gautier ou Banville l’impression d’une source fraîche, trop longtemps écartée des salles de classe, en raison de leurs licences de forme et de fond. Même l’histoire de la censure confortait les cadets dans l’admiration des poètes d’Henri II. Le Livret de folastries de 1553, où sont impliqués Ronsard, Muret, Baïf et Jodelle, se pare d’une bien discrète feuille de vigne, deux lignes du grand Catulle : si le poète peut choisir d’être chaste, ses vers n’y sont en rien tenus, disaient-ils en substance. On brûla l’ouvrage délictueux, qui s’était déjà diffusé. En 1862, sa réédition subit le même sort pour ainsi dire, la condamnation des Fleurs du Mal était toute proche. L’inspiration de La Pléiade, si tant est que ce générique ait un sens, ne se réduit pas aux plaisirs vénusiens, loin s’en faut. Mais une nouvelle liberté de mœurs trouve là matière à mignardise et anacréontisme, exaltations et regrets, quand l’heure n’est plus à folâtrer. Le volume qu’a conçu Mireille Huchon, aubaine des lecteurs affranchis, florilège dont chaque notice rend plus savant, satisfait d’autres attentes : le règne d’Henri II (1547-1559), dont la salle de bal de Fontainebleau nous rappelle les magnificences, voit s’affirmer une politique de la langue qui vient de François Ier et aboutit à Richelieu. Tout un pan du présent recueil en découle, les poèmes de circonstance, bien sûr, et les traités de poétique, certes horaciens ou cicéroniens, qui plaident et servent, par leur beauté propre, un élargissement de l’idiome national. Cette embellie du lexique ne tient pas du mythe. Avant Baudelaire et ses vocables empruntés à la peinture ou aux chiffonniers, Ronsard et les siens agirent de même avec le grec, le latin, l’italien, l’espagnol et les termes techniques de leur temps. De vrais modernes.

H comme… Héliogabale est à l’imaginaire du premier XXe siècle ce que Néron fut aux représentations du précédent, le bouquet superlatif des crimes dont l’humanité se rend capable, un monstre à partir duquel penser le politique et l’homme vacille. Porté sur le trône à 14 ans, assassiné en 222, au terme d’un règne bref qu’on pensait aussi illégitime qu’indigne, il illustrait le concept pascalien de tyrannie, soit la force sans la justice. Le réexamen de ses méfaits est tout récent. Quand Jean Genet se saisit du sujet, l’historiographie dérive du passif accablant des sources anciennes. On sait aussi qu’il a été très impressionné par le livre qu’Artaud avait consacré à l’empereur dé(ver)gondé. Quoi de plus tentant pour un néophyte ? Au printemps 1942, Genet, 32 ans, se mue en écrivain sous les fers. C’est sa huitième incarcération et, en cas de récidive, le bagne l’engloutira, lui et ses amours masculines, lui et ses rêves de poésie. Car ce petit voleur, pas toujours adroit, pas toujours droit non plus, a des lettres et, tout de même, une conscience. Poésie, roman et théâtre, il les embrasse tous avec une fulgurance de style difficile à contrôler. En amoureux des classiques, il retient pourtant le lyrisme qui bouillonne en lui et que réclame l’époque de l’Occupation. « Boileau hystérique », disait-on de Baudelaire au soir de carrière. Au début de la sienne, Genet serait plutôt un « Racine dépravé ». Héliogabale, pièce que l’on pensait perdue et dont l’exhumation fait « événement », comme l’écrivent François Rouget et Jonathan Littell, c’est un peu Britannicus réécrit par Rimbaud, Verlaine, ou Léon Bloy. Sur l’empereur deux fois déchu, abandonné aux égouts après avoir été égorgé dans les latrines de son palais, Genet ne projette pas uniquement ses lectures et son désir d’écrire un drame antique (qu’il voulait confier à Jean Marais). Si la folie du pouvoir illimité y apparaît dans sa nudité tragicomique, le (faux) fils de Caracalla personnifie surtout une déviance sexuelle, un appétit de vie et une fascination de l’abject que la duplicité des mots permet d’exalter ou de transfigurer en feignant de les condamner. Si cette farce ubuesque avait eu droit aux planches sous la botte, elle eût effacé ses apparents semblables, de Sartre à Camus, en passant par Anouilh. Le boulevard se frotte à la toge, la verve populaire au grand verbe. La grâce à laquelle Héliogabale aspire entre deux turpitudes, deux boutades assassines, ou deux auto-humiliations, n’aura pas le temps de l’atteindre. Genet pourtant le fait mourir en romain (le glaive de son amant) et en chrétien : « Tu n’es plus qu’une couronne d’épines », lui dit Aéginus, avant de le frapper.

I comme Italie… Tempérament de feu et marchand proactif, Léonce Rosenberg n’a besoin que de quelques mois, entre mars 1928 et juin 1929, pour métamorphoser son nouvel appartement en vitrine de l’art moderne. Quelques noms, certes, manquent à l’appel, Bonnard et Matisse, qui appartiennent à Bernheim-Jeune, Braque, qui l’a molesté lors des ventes Kahnweiler, ou encore Picasso qui s’est éloigné et lui préfère son frère Paul, après l’avoir portraituré, vêtu de son uniforme, et lui avoir vendu L’Arlequin grinçant du MoMA, le tout en 1915. Deux ans plus tard, la figure sandwich du manager français de Parade, roi de la réclame, serait une charge de Léonce, à suivre la suggestion suggestive de Juliette Pozzo. Que voit-on, dès lors, sur les murs du 75 rue de Longchamp, immeuble des beaux quartiers, peu préparé à recevoir l’armada d’un galeriste œcuménique. En effet, sa passion du cubisme ne l’a pas détourné du surréalisme narratif, voire sucré, et des réinventeurs de la grande peinture, De Chirico et Picabia, las des culs-de-sac de l’avant-garde. A moins d’être aveugle, le visiteur du musée Picasso, où l’ensemble a été reconstitué et remis en espace avec soin et panache, plébiscite immédiatement nos deux renégats. A leur contact, Léger, Metzinger et Herbin semblent d’une terrible sagesse, Jean Viollier et Max Ernst d’un onirisme inoffensif. L’alternance de temps forts et de temps faibles, d’où l’exposition tire aussi sa nervosité, se conforme à la stratégie commerciale de Rosenberg et à son sens de la décoration intérieure, de même que le mobilier Restauration ou monarchie de Juillet. Le hall d’entrée remplit son besoin d’ostentation avec les gladiateurs mi-héroïques, mi-ironiques, de De Chirico ; la chambre de l’épouse de Léonce se remplit elle des transparences érotiques de Picabia, salées ici et là de détails insistants. Rosenberg a les idées larges et l’intérêt qu’il porte au régime mussolinien d’avant l’Axe, à l’instar de son ami Waldemar-George, juif comme lui, mériterait d’être plus finement analysé qu’il n’est d’usage aujourd’hui.

N comme… Les confidences, Marie Nimier ne se contente pas de les susciter, elle aime les provoquer, en manière de réparation. Il y a quelques années, en Tunisie déjà, lors d’une signature de librairie, une femme s’approche et l’invite à la revoir le lendemain, autour d’un couscous au fenouil. Elle veut lui parler de son frère, de « mon frère et moi ». Mais l’auteur de La Reine du silence, pressentant des aveux « trop lourds à porter », recule et monte, soulagée et coupable, dans l’avion du retour. Les années passent, les régimes politiques changent, le mouvement de libération des femmes s’intensifie dans l’ancien protectorat français, la question religieuse devient plus saillante… Les langues ne demanderaient-elles pas à se délier, de nouveau, à l’ombre de l’anonymat ? Le souvenir de la femme éconduite, du couscous manqué, a creusé entretemps son sillon. Que faire sinon retourner en Tunisie et recueillir les histoires des « gens sans histoires », au café, par internet ou par l’entremise, comme chez Marivaux, de « petits billets » ? Point de dialogues, juste des monologues. Marie Nimier se méfie des interrogatoires, dirigés en sous-main, les sondages de notre fallacieuse époque l’ont vaccinée. Le résultat est magique, simplicité des destins racontés en confiance, fermeté de la langue qui refuse aussi bien la neutralité clinique que la surchauffe sentimentale. Les propos recueillis, quand le rire du confident ne libère pas l’atmosphère, auraient pourtant de quoi ébranler la distance que s’impose Marie Nimier. Chaque confession forme un chapitre, en fixe la durée, le ton, le degré d’intimisme, le risque encouru. Le courage qu’il faut à ces femmes et ces hommes s’ajoute à leurs motivations de parler, et de parler de tout, l’emprise du social, le poids de la famille et des traditions, la sexualité dans ses formes diverses, conquérantes, clandestines, malheureuses, farfelues ou tristement mécaniques chez les plus jeunes, condamnées à réserver leurs fantasmes aux écrans d’ordinateur. Le lecteur referme le livre de Marie Nimier plus riche de couleurs, de senteurs, d’autres relations au corps, du sourire de cet enfant oublié dans un orphelinat, qui sait que pleurer est inutile, et de ce jeune homme, malade du sida, à qui l’on vient d’apprendre qu’il ne saurait contaminer sa famille, et qui se redresse à l’appel de la vie retrouvée.

E comme écriture… Gautier disait qu’on voyage pour voyager. Partant, on écrit pour écrire, pour mettre sa vie en récit et en musique. Le Chant des livres, titre rimbaldien du dernier Gérard Guégan, doit s’entendre dans les deux sens, l’écrivain et le lecteur sont liés par l’écoute, une sorte de pacte qui doit rester mystérieux, un dialogue que le texte appelle sans l’épuiser, une invitation frappée d’inconnu. Même quand on croit se parler, on parle aux autres, des autres. « En effet, on écrit pour écrire, me répond Guégan. Du moins, le croit-on. Car c’est moins certain qu’il n’y paraît. On voyage aussi dans l’espoir d’une nouvelle aventure. En tout cas, c’est ainsi que j’aurai vécu. » Guégan, de surcroît, aura fait beaucoup écrire, l’éditeur et le lecteur qu’il fut et reste l’exigent… Le Marseille des années 1950-1960 prête son décor canaille aux premiers chapitres du Chant des livres et aux souvenirs, les bons et les mauvais, qui toquent à la fenêtre : le PCF et ses oukases esthétiques, le cinéma américain et ses dissidences secrètes, les écrivains célèbres qui fascinent et bientôt aspirent le fils de la Bretagne soularde et de l’Arménie meurtrie. A Manosque, Giono roulait ses beaux yeux de pâtre libertin ; à Paris, vite rejointe, Paulhan paraît plus fréquentable qu’Aragon. Mai 68 décime, au moins, les menteurs « en bande organisée ». Puis le temps du Sagittaire, moins porté à l’idéologie, succède à Champ libre. Deux Jean-Pierre, Enard et Martinet, souffle court mais grand style, laissent la faucheuse les accrocher trop tôt à son tableau de chasse. Au lieu de les pleurer, Guégan les ressuscite fortement, c’est moins morbide, et plus utile aux nouvelles générations. Certaines rencontres se moquent du temps révolu avec un air de jeunesse délectable, Charles Bukowski auquel GG a converti Sollers, Michel Mohrt le magnifique, aussi breton que son cher Kerouac, ou Florence Delay, « la Jeanne d’Arc de Bresson » et l’écrivaine pétillante, autant de rencontres narrées sans rubato. Les détails qui disent l’essentiel sont serrés, et la nostalgie, qu’on lui pardonnerait, bridée. Les « années mortes » valent tous les « Fleuves impassibles ».  Stéphane Guégan

*Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 8,50€. Si ce n’est fait, les fous du théâtre à gilet rouge doivent absolument se procurer le grand livre de l’auteur, Des feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), Honoré Champion, 2009. Sachez aussi que Ledda prépare une biographie de Delphine de Girardin, heureuse perspective. / Romain Enriquez et Camille Koskas, Ecrits érotiques de femmes. Une nouvelle histoire du désir. De Marie de France à Virginie Despentes, Bouquins, 34€ / Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, Pasolini en clair-obscur, MNMN / Flammarion, 39€. L’exposition se voit au musée national de Monaco jusqu’au 29 septembre 2024 / La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 69€ / Jean Genet, Héliogabale, édition établie et présentée par François Rouget, Gallimard, 15€. Autre prose brûlante, brûlante de passions comprimées ou libérées, mais aussi d’incendies criminels et de xénophobie délirante, Mademoiselle, écrit pour le cinéma, reparaît. Effroi garanti et émois de toutes natures (Gallimard, L’Imaginaire, 7,50€). Ce scenario impossible, cet antiroman rustique, nous ramène à la question que Lady Tartuffe inspirait à Gautier. Peut-on faire d’un personnage (très largement) odieux le héros ou l’héroïne d’un drame ou d’un roman ? La réponse est oui, évidemment. C’est aussi celle que Balzac fit à George Sand. Et Genet à tous ses détracteurs. Mentionnons enfin la passionnante analyse que Jonathan Littell consacre à Héliogabale dans La Nouvelle Revue française, laquelle connaît une nouvelle renaissance (n°657, printemps 2024, 20€) et se donne une nouvelle ligne éditoriale sous le direction d’Olivia Gesbert. Le dossier voué à l’écriture de la guerre fait une place justifiée à Albert Thibaudet. Benjamin Crémieux, grande plume de la maison, aurait pu être appelé à la barre, lui qui sut si bien parler de Drieu et de La Comédie de Charleroi, qu’il faut ajouter à la petite bibliothèque idéale qui clôt cette livraison du renouveau/ Giovanni Casini et Juliette Pozzo (sous la dir.), Dans l’appartement de Léonce Rosenberg, Flammarion / Musée Picasso, 39,90€. L’exposition s’y voit jusqu’au 19 mai. Courez-y vite ! / Marie Nimier, Confidences tunisiennes, Gallimard, 20,50€. / Gérard Guégan, Le Chant des livres, Grasset, 16€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

Nous rendrons compte bientôt de la nouvelle édition des Œuvres compètes de Baudelaire, sous la direction d’André Guyaux et d’Andrea Schellino, à paraître ce même jour, dans la Bibliothèque de La Pléiade.

PERLES

Dans ses Cahiers inédits, qui le restèrent longtemps, Henri de Régnier rapporte en février 1896 : « Je rencontre Bonnières chez Judith Gautier et je lui dis : Si j’ai le plaisir de vous survivre, j’écrirai votre vie. » Trop occupé de lui-même, l’homme au monocle avala sa promesse, il a pourtant survécu plus de trente ans à celui qui contribua à le lancer. Les poètes à rimes fatiguées sont des ingrats. Mort en avril 1905, à 55 ans, Robert de Bonnières disparut assez vite des chroniques et anthologies littéraires de la Belle Epoque. Cet effacement absurde chagrinait Pierre Louÿs, autre cadet qui gagna à son commerce : le singulier érotomane avait bien connu notre « mondain » à la plume nette, aux névroses incurables, il avait aussi partagé son goût des « filles », de la poésie parnassienne, en son versant le moins guindé, et de la bonne peinture, la plus fraîche. Riche d’autres vertus encore, comme l’attachement au Christ et à la patrie, Bonnières appartenait à ces figures dont on prie chaque jour qu’un biographe alerte se saisisse, avec compétence et, selon le mot en vogue, empathie. Patrick de Bonnières, bon sang ne saurait mentir, a magnifiquement remis en selle cet ancêtre au blason terni par un siècle de négligence routinière. De onze ans l’aîné de Marcel Proust, qui jalousa un peu l’accueil que fit le grand monde à ce confrère du Gaulois et du Figaro, Bonnières précéda aussi Marcel dans la peinture acide du gratin. La lecture de Jeanne Avril et du Petit Margemont, deux de ses romans à succès, vous en convaincra en vous amusant. Car Bonnières ne laissait pas sa mélancolie maladive envahir manuscrits et correspondance. La présente biographie, forte des archives familiales, d’un goût sûr pour les arts et d’un vrai sens de l’Histoire, le suit depuis ses brillantes études (Stanislas !), le romantisme forcené de la fin du Second Empire (à vingt ans, il idolâtre Barbey d’Aurevilly !) et la sale guerre de 1870, expérience décisive qui le plonge parmi les pauvres diables de l’armée de la Loire. D’autres que lui, sous la IIIe République si hésitante et bientôt si anticléricale, auraient rejoint de mauvais combats en conservateur déçu, l’antiwagnérisme, l’agitation brouillonne à la Déroulède, l’antisémitisme… Patrick de Bonnières fait preuve de courage et de clairvoyance en dédouanant Robert de cette lèpre. Son analyse des Monach, roman qui observe les alliances multipliées entre la vieille aristocratie et les élites juives, confirme celle des Archives israélites, elle prélude aux pages très fines consacrées à l’Affaire Dreyfus, qui met le patriotisme de Bonnières et son respect de l’armée au supplice. Il était de ces hommes qui ne craignent pas de croiser le fer avec leur entourage, de Maurice Barrès à l’anti-baudelairien Brunetière. Au côté de son épouse Henriette, « beauté botticellienne » que James Tissot, Jacques-Emile Blanche et Albert Besnard ont mieux servie que Renoir, Robert fut aussi le Sainte-Beuve (parent éloigné) ou l’oncle de la vague de 1890, se frottant au monde de La Revue blanche, à Gide et Valéry, à Jean de Tinan, plus qu’au très haineux Jean Lorrain.

Vrai viveur 1900, se gardant bien de sacrifier à sa noblesse d’âme ce que lui dictaient ses désirs, Bonnières scandalisa, à l’occasion, la très effrontée Rachilde. Faste millésime que 1884 ! Ce fut l’année des Monach, d’A rebours et de Monsieur Vénus, peut-être ce que la future Madame Valette a écrit de plus cru, de plus drôle, de plus beau, de plus parfait. Les bonheurs allant par deux, ce bref roman des contorsions hermaphrodites de la libido reparaît en Folio classique flanqué de Madame Adonis. Née en 1860, précoce de plume et du reste, Marguerite Eymery sort de l’adolescence et de l’obscurité des débutantes à coup de petites audaces, un poème envoyé à Hugo en 1875, des publications de contes ici et là, avant de plus certaines témérités. Rachilde, contraction de Rachel et Mathilde, propose Martine Reid, sent l’Orient rococo. Ce sera le surnom, étiré jusqu’en 1953, d’une des grandes dames des lettres françaises, qui n’a pas défendu le beau sexe, semblable en cela à Colette, en pratiquant un féminisme qui l’eût coupée des hommes et de la porosité des genres. Monsieur Vénus, on l’a deviné, joue du transfert et du travestissement, et surtout du fantasme assumé jusqu’aux limites de la vraie cruauté. Rachilde n’a pas écrit pour rien un remarquable Marquise de Sade. Revenons à Monsieur Vénus où l’autre Sade a un petit rôle… Raoule de Vénérande, orpheline moins janséniste que son chaperon de tante, tisse d’imprévisibles liens avec un jeune homme désargenté sur lequel son dévolu prendra toutes les formes, sauf celles dont la nature la ou le prive. Car la chère enfant ne sait plus très bien, et le lecteur avec elle, si elle n’a pas changé d’instrument intime en changeant de masque ou de veston. Bref, c’est délicieusement décadent, déroutant, « abominable », ainsi que l’écrivit le malicieux Barrès, au lendemain d’une brève aventure avec Rachilde. Se succédèrent deux éditions bruxelloises en 1884 et 1885 (le roman sent le soufre), la seconde assortie d’une préface du vieil Arsène Houssaye, que donne le présent volume et que son incipit honore : « Le cœur est une cage où l’on tient enfermé l’Amour avec défense de chanter trop haut. » Il savait sa jeune amie de la race des oiseaux furieux. Du reste, Barrès, préfacier de la 3e édition en 1889, salue « Mademoiselle Baudelaire » en lui faisant gloire, sous l’apparent grief de lui reprocher son insolente impudeur, d’être une « fleur du Mal ». Les échos de Mademoiselle de Maupin ne pouvaient échapper à l’auteur de Sous l’œil des barbares. Mais je m’étonne que ni Barrès, ni Martine Reid, n’aient senti la parenté ironique qui fait de l’intrépide Raoule l’âme sœur ou damnée de certaines héroïnes de George Sand et d’Edmond de Goncourt. Rachilde s’offre même un autre larcin puisque sa Raoule possède un portrait d’elle par Bonnat. Ce dernier n’a pas toujours peint de sages petites filles. Mais le Bonnat de Monsieur Vénus est déjà un Balthus, l’amazone « portait un costume de chasse du temps de Louis XV et un lévrier roux léchait le manche du fouet que tenait sa main magnifiquement reproduite. » Roux comme sa victime à deux sexes, peintre médiocre, lui. « Soyons Régence » : Raoule et Rachilde s’y entendaient. Stéphane Guégan

*Patrick de Bonnières, Vie et tourments d’un homme de lettres fin de siècle, Honoré Champion, 48€ // Rachilde, Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, Gallimard, Folio classique, 9,90€. Signalons aussi la parution de La Tour d’amour (1899), un autre huis clos de Rachilde, moins érotique, mais plus nautique, qui ne retiendra pas que nos frères et fiers bretons (Gallimard, L’Imaginaire, préfaces de Camille Islert et de Julien Mignot, 8,90€). Un peu moins de vingt ans après Henriette de Bonnières de Wierre, Camille Barrère pose en 1906, à Rome, au palais Farnèse dont il est le maître depuis la fin des années 1890, devant Albert Besnard. Au sujet d’Enrico Serra, De la discorde à l’entente : Camille Barrère et l’Italie (1897-1924), Direction des Archives (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) / Ecole nationale des chartes (CTHS), 2023, postface de Maurizio Serra, voir mon compte-rendu dans Commentaire, hiver 2023, p. 919-920.

BONNARD BONNES ONDES

Au sujet de Bonnard (Hazan, 2023), la chronique de Laurent Delmas :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-mardi-09-janvier-2024-2912563

Stéphane Bern, Historiquement vôtre, Europe 1, 10 janvier 2024, La véritable histoire de Marthe et Pierre Bonnard, une histoire d’amour et de secrets :

https://www.europe1.fr/emissions/historiquement-votre/la-veritable-histoire-de-marthe-et-pierre-bonnard-une-histoire-damour-et-de-secrets-4224380

A venir : Alain Finkielkraut, La Postérité de Bonnard, Répliques, France Culture, 3 février 2024, 9h00, avec Stéphane Guégan et Benjamin Olivennes. J’emprunte le titre de ce blog au dernier livre d’Alain Finkielkraut. Pas plus qu’une apologie de l’opéra de Bizet, malgré ses références à Nietzsche qui faisait grand cas du musicien solaire, Pêcheur de perles (Gallimard, 19,50€) ne défend le fatalisme de l’huître, forgeant son or loin de la boue du réel. Alain Finkielkraut n’a pas déserté la cité et ses maux, le monde et ses fractures, à commencer par l’Europe de son cher Kundera, peut-être le premier à avoir pensé la survie d’une certaine « occidentalité » (verbatim) en dehors de toute intolérance identitaire. Ce n’est pas parce que le peuplement du vieux continent évolue à grande vitesse qu’il faudrait montrer moins d’ardeur à préserver notre culture que les nouveaux arrivants la leur. Il est vrai qu’à la théorie des seuils de coexistence, chère à Lévi-Strauss, l’intelligentsia dominante substitue désormais le miracle diversitaire.  La dégradation de plus en plus rapide de la planète ne laisse pas d’autre place, sans doute, à l’eschatologie de l’avenir radieux. De ce dernier avatar du rousseauisme moderne, Alain Finkielkraut a de bonnes raisons de se méfier, soucieux qu’il est davantage du présent et de ses faillites, le fléchissement des humanités, le naufrage scolaire, la criminalisation de l’art, l’abaissement continu de la civilité, l’atomisation sociale, les progrès de la peur et le recul du courage politique. En quinze citations, qui ouvrent chaque chapitre et guident de très actuelles divagations, au sens de Mallarmé, ce livre tire sa morale de la règle qu’il se donne : nos mots et nos idées ont des racines, nous sommes fondamentalement des héritiers, comme Mona Ozouf le disait de Jules Ferry, père d’une école qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, et d’une Nation qui ne croit plus en elle. Au même moment, L’Après littérature (Stock, 2021) entre en Folio (Gallimard, 8,90€), cet essai ferme sur une autre forme de déliaison, et bientôt de double divorce : celui des lecteurs avec la littérature d’avant, et de l’écrivain avec son magistère ou sa tendre aura. SG

« Cette fièvre appelée vivre »

Va-t-on encore longtemps imputer aux meilleurs romans français le mauvais usage qu’en font certains lecteurs, par préférence pour une littérature plus carrée, plus cadrée que la nôtre ? Le clair-obscur national, le génie national, dirait Régis Debray, ne ferait-il pas l’objet d’une aversion accrue ? A lire la superbe préface que Philippe Berthier signe en tête de son édition du Grand Meaulnes (1), la question taraude inévitablement. Habitué à les affronter sur d’autres terrains, le spécialiste de Stendhal et Barbey d’Aurevilly s’intéresse aux malentendus qu’a suscités, et qu’inspire encore, le chef-d’œuvre d’Henri Alain-Fournier, accueilli désormais par la Bibliothèque de La Pléiade, à équidistance de Claudel, Péguy et Dostoïevski… Ce simple voisinage, qui aurait enchanté l’auteur, nous met sur la piste des erreurs où tombent ceux qui le tiennent pour l’éternel avocat des dolentes adolescences, prises aux pièges croisés de l’amour, de l’amitié et du sexe. Il n’y manquerait pas même les faciles épanchements du rêveur incorrigible que chacun de nous nourrit en lui au seuil de la vraie vie. D’autres ambitions travaillaient le jeune écrivain, comme le rappelle aussi l’éclairante sélection de lettres, en fin de volume, qui documentent la genèse du roman de 1913. Elle prit près de 10 ans à Alain-Fournier et occupe, pour une bonne part, sa correspondance avec Jacques Rivière et d’autres anciens du lycée Lakanal de Sceaux. Cette khâgne, où se pratique le rugby à outrance et s’exalte une certaine anglomanie, est régulièrement révolutionnée par le jeune Henri, un être de feu sous ses sages dehors. Le sage, c’est Rivière, le métaphysicien. Lui, plus ancré dans les sensations, se sait promis à l’écriture, au roman, genre que son ami juge inférieur à la poésie. Proust ne l’a pas encore retourné… Mais Rivière et ses réticences poussent Alain-Fournier à s’expliquer, à clarifier ses buts. Las du symbolisme désenchanté et de la décadence, en sa version mondaine, Henri brandit le Rimbaud d’Une saison en Enfer et proclame l’urgence d’inventer, à son tour, « un verbe poétique accessible à tous les sens ». En juillet 1907, au même Rivière, il précise, en catholique sensuel : « mon livre sera peu chrétien. […] Ce sera un essai, dans la Foi, de construction du monde en merveille et en mystère. » Le réalisme qu’appellent la prose et les aspirations du khâgneux à l’intensité, son roman doit les accorder à une subjectivité plus tangible et moins saisissable à la fois. Voilà pour le mystère ! Si Le Grand Meaulnes nous touche encore, c’est qu’il s’est voulu bien plus que le reliquaire des premiers émois de la puberté et l’adieu à l’innocence présomptive de l’enfance. Ce roman, plein du souvenir de l’école d’avant, d’une école qui formait et intégrait sans aliéner, affiche aussi tout l’impur de nos années de classe. Alain-Fournier, sans jamais forcer la voix, sans céder à l’autobiographie trop littérale, déroule souvenirs et fantasmes amoureux, reconstruction du temps passé et recomposition du temps présent, d’une plume qui sait alterner ruses, pauses et accélérations, comme au rugby.

On ne reviendra pas ici sur ce que le roman sublime et liquide des amours impossibles d’Alain-Fournier et Yvonne de Quiévrecourt. Les héros du Grand Meaulnes, victimes de l’existence, le sont aussi d’eux-mêmes ou de ceux qui leur sont les plus chers. L’amertume, la perte, la culpabilité, la trahison, la dissimulation, ou encore les obstacles à l’accomplissement charnel, dominent, comme y insiste Berthier. Il n’y a pas à s’étonner que les figures de la pureté, ou les références plastiques et scéniques qui s’y rapportent, soient toujours doubles, des créatures de Dante Gabriele Rossetti à celles du cher Debussy. Meaulnes, ange « porteur de la bonne nouvelle du Désir », dit encore Berthier en pensant au Théorème de Pasolini, embrase le livre dès son début et lui imprime son goût de l’aventure, des écarts, des disparitions soudaines. Plus qu’un fantôme, c’est un personnage rimbaldien à qui Claudel et Péguy auraient inculqué le sens du remords, du devoir et donc du retour. Loin d’être linéaire, du coup, le récit se brise à l’envi et se donne des accents cubistes. Le peintre André Lhote, Rivière et Alain-Fournier formèrent après 1907, l’année des Demoiselles d’Avignon, un trio passionné et passionnant… En moins de deux mois de l’été 14, la guerre, une guerre de mouvement encore, devait enlever à la France, et aux lettres françaises, le génial Péguy et l’auteur du Grand Meaulnes, ce roman qui avait frôlé le Prix Goncourt, ce petit bijou qui venait d’être fêté par André Billy, un proche d’Apollinaire, Rachilde, Henri Massis et Henri Clouard, lequel trouvait délectable cet «élève de Gide» mâtiné de Dickens et de Barrès (2). A Gide, précisément, en juillet 1911, Alain-Fournier avait avoué sa plus grande peur en citant Edgar Poe : « Lorsque nous guérirons de cette fièvre appelée vivre » (3). Le feu de l’ennemi, aux Eparges, lui épargna cette dernière blessure. Stéphane Guégan 

(1) Alain-FournierLe Grand Meaulnes, suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, édition établie par Philippe Berthier, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 42€. /// (2) Voir, plus complètement, la note de Berthier sur la publication et la réception du Grand Meaulnes , p. 491-496 /// (3) La génération lectrice des Nourritures terrestres et de Nietzsche fut furieusement sportive autour de 1900. Je lis dans Pascal Rousseau (Robert Delaunay. L’invention du pop, Hazan, 2019, p. 151-152) qu’Alain-Fournier, en mars 1913, « décide de fonder le Club sportif de la jeunesse littéraire, à partir d’un petit noyau regroupant ses amis du lycée Lakanal et de Normale sup (on y retrouvera notamment Jacques Rivière, Gaston Gallimard, Pierre Mac Orlan ou encore Jean Giraudoux […]). Péguy accepte d’en être le président d’honneur. » On comprend que le toujours spirituel Giraudoux, en 1937, ait pu déclarer : « Et moi aussi j’ai été un petit Meaulnes. » Et on devine pourquoi Robert Desnos, en septembre 1940, ait pu parler du « potentiel de santé » du Grand Meaulnes. Les bons romans métaphysiques commencent toujours pas être physiques.

TANT DE NOBLESSE…

9782841005901Il y a ceux qui vénèrent Jean de Tinan (1874-1898), et ceux qui l’ignorent. Mais rien ne vous force à les fréquenter… Si vous appartenez à la première catégorie, par contre, c’est votre fête. Merci donc aux éditions Bartillat, pourvoyeuses régulières de ce genre de bienfaits. La biographie de Jean-Paul Goujon en est un. Fruit de trente ans de patiente et amoureuse enquête, elle alterne la tendre ironie de son modèle et l’érudition dont ce spécialiste de Léon-Paul Fargue, de Pierre Louÿs et des Heredia père et fille sait s’entourer. Evoquer ces quelques écrivains et poètes, plus ou moins ternis par notre belle époque, c’est déjà dessiner la constellation d’une autre fin-de-siècle. Le symbolisme des lys et le naturalisme des parias, loupes inversées d’une même myopie, n’en seraient plus les seules paroles légitimes. Mort à l’âge où il commençait à exister, au dire d’un Mallarmé ou d’un Jean Lorrain, Tinan, en quatre années de météorique carrière, a fait bouger les lignes et les mentalités plus que la mémoire littéraire, toujours un peu cléricale, ne veut l’entendre. Le père de Jean, un baron morphinomane assez curieux, sema les premières graines de décadence, malgré la réputation d’ours obtus que lui a faite son fils. Jean-Paul Goujon nous dépeint pittoresquement ce vieux maniaque, ami du grand Rops, fou des livres comme sa progéniture unique sera folle des femmes ou plutôt, dirait Baudelaire, des «filles». Jean de Tinan, Valmont et Werther du boulevard, noie le deuil de l’Unique entre les cuisses de mille prostituées, ces fleurs un peu pâles du Paris de Toulouse-Lautrec (l’un des illustrateurs du jeune débauché). Cette dispersion fut aussi la chance de son style, tout d’humour anglais, de verve sarcastique, d’instantanés photographiques et d’attention sensible à ces papillons de nuit câline. Tinan parle du sexe en connaisseur, il en parle aussi en observateur d’une bourgeoisie incapable de marier le sentiment et la chair par puritaine horreur de ses propres élans. A la génération suivante, Drieu fera de cette impuissance, mot cher à Tinan, le nerf de ses romans cruels.

220px-Jean_de_Tinan_par_Henry_BatailleMais le cadet ouvre aussi la voie au fantaisisme joyeux ou scabreux dont Apollinaire sera le plus génial héritier. En lisant Jean-Paul Goujon, on se dit qu’il manque une catégorie à nos manuels où ranger ceux qui s’exemptèrent du terrible esprit de sérieux propre à l’essor des «intellectuels» sur fond d’affaire Dreyfus (Tinan et Louÿs ne furent pas de ses partisans). Ouvrons Penses-tu réussir… !, son livre le plus abouti, pour sentir vibrer la phrase et surprendre l’écrivain affranchi en pleine irruption dans son propre texte : « Et Vallonges arriva au d’Harcourt, tourna lentement le coin de la place de la Sorbonne, jouissant, dans la lumière crue, des allées et venues, des toilettes claires, des figures jeunes, des boissons voyantes, de l’odeur de femme, de fumée et d’alcool, du perpétuel rire de cette foule…». Et le héros narrateur de se demander «comment faire grouiller des choses comme cela dans un roman». Guy Ducrey, en 1999, avait très bien repéré les «jeux narratifs» internes au récit et leur «façon de refléter le mécanisme même de la création tandis qu’elle se constitue». L’influence du Gide des Cahiers d’André Walter (1891) n’a pas échappé à Jean-Paul Goujon, bien que Tinan n’ait pas été payé de retour. Gide n’aime guère cette littérature-là et pousse Ghéon à stigmatiser la furie existentielle où Tinan ne saurait attirer que ceux qui font rimer Cythère avec éther.

72056Sans doute aurait-il eu du mal à y entraîner le réputé très chaste Albert Samain (1858-1900) dont il déclarait pourtant aimer la poésie. Était-ce concession clanique à l’une des têtes de proue du Mercure de France ? Tinan, si proche fût-il de Vallette et Rachilde, n’était pas homme à farder ses dégoûts… La possibilité nous est enfin donnée de juger sur pièce puisque Samain, au complet, revient en librairie. A enrichir et polir cette édition inespérée, Christophe Carrère a mis sa science rare de la poésie parnassienne et symboliste. Sortir Samain de l’oubli, la tâche tenait de l’impossible… De leur propre difficulté à le classer, certains avaient autrefois conclu à la molle indécision du poète, tout juste bon à être mis en musique par le gentil Fauré et coupable d’avoir assuré au Mercure des rentes jusqu’à la guerre. Gustave Kahn, qu’Apollinaire avait raison d’éreinter, et Charles Derennes ont forgé de vilains mots, qui les peignent, sur ce «lyrique pour sous-préfètes». Car Samain, à le saisir aujourd’hui dans sa presque fraîcheur, sait faire oublier ce qu’il doit au Verlaine des Fêtes galantes, au Vigny du Dieu absent et au Hugo des petites légendes, voire à ceux que Christophe Carrère appelle les créoles du Parnasse, Leconte de Lisle et Heredia. Quand Samain y aurait trop cédé à sa nature d’âme navrée et de poète vierge, Au Jardin de l’infante (1893), son recueil le plus inaltérable, nous toucherait encore par cette espèce d’émotion filtrée, moins retenue que pénétrante. Le volume s’était placé lui-même sous la triple autorité de Mallarmé, Gautier («L’incorruptible orgueil de ne servir à rien») et, ici et là, Baudelaire. Cela n’a pas échappé au très inflammable Lorrain, toujours lui. Luxure, notamment, érigeait la volupté et les chimères en solides ennemis de l’Ennui… Dans le recueil qui suivra, Aux flancs du vase (1898), Samain rejoint le néo-grec de Louÿs et de Tinan, quoique sans folâtrer autant. Le pittoresque antique y baigne dans «une atmosphère de rêve» afin d’écarter «la réalité trop directe». C’est la Grèce de Chénier qu’il réinvente avec une égale sincérité.

otto_visuel_affiche_retroucheLancé par François Coppée, Samain fut aussi un de ces albatros blessés de la fonction publique qui parviennent, de temps à autre, à se hisser parmi les heureux de la terre. Ainsi en novembre 1897, invité par Robert de Montesquiou à l’Opéra pour assister aux Maîtres chanteurs, est-il présenté à Maurice Barrès et à Elisabeth de Greffulhe. Double étincelle qu’il décrit lui-même à sa sœur : «L’Opéra présentait un coup d’œil vraiment féérique! Tout le balcon en grande tenue de parade, épaules nues, diamants, perles, fleurs, tout ce que le snobisme met en mouvement pour les grands soirs de Wagner. […] J’avais ainsi réuni tous les éléments d’une vraie et exceptionnelle fête, et j’avoue qu’à me carrer dans mon fauteuil, en jetant les yeux sur l’éblouissant spectacle de la salle, je me trouvais très bien.» Les épaules de la comtesse Greffulhe et son interminable nuque, sous le crayon prédateur de Helleu ou l’œil de Paul Nadar, sont parvenues jusqu’à nous, accompagnées de la légende proustienne que l’on sait. L’exposition du musée Galliera ne cherche pas à dissiper ces visions dorées, qui appartiennent bien au personnage et à l’ascendant qu’elle exerça sur le Tout-Paris dont le petit Marcel eut tant de mal à se faire accepter. Nous confronter au sublime textile de Worth, Fortuny et Babani égratigne moins le mythe qu’il ne l’explicite. Face à la réalité de ses accessoires, on comprend mieux les rouages de la haute mondanité. Arrière-petite fille de Madame Tallien et donc de lointaine lignée espagnole, Montesquiou-Fezensac par sa mère et donc parente du poète des Hortensias bleus, la comtesse Greffulhe portait avec grâce une lourde hérédité. Elle s’autorisait même un petit air d’exotisme très charmant. En princesse sûre de ses effets et consciente de ses limites, elle demanda aux plus grands couturiers de gommer ce que sa beauté avait d’imparfait et ce que la photographie ne pouvait toujours masquer. Sa ligne naturellement superbe se confond désormais avec la sophistication de ses fournisseurs et son maintien de reine. Elle aura vécu en héroïne de Carpaccio et de Titien comme la duchesse de Berry, autre reine de et à la mode, avait vécu en héroïne de Walter Scott. L’éclat qu’Elisabeth donna à sa vie sociale, à ses accointances politiques de gauche (au grand dam de Léon Daudet) et à son mécénat (elle soutient Le Centaure de Tinan) compensait un destin d’épouse bafouée. Pour nous, plus que pour elle, indifférente qu’elle semble avoir été à La Recherche, Proust l’a vengée des «désordres» du mari en chargeant le duc de Guermantes et ses indélicatesses sues de tous. Longtemps dissoute dans la beauté de ses robes, semées de fleurs et d’or, et captive de la légende dont elle se para pour séduire la vie, cette «figure décorative», selon le mot incorrect d’Emile Henriot, n’en était pas une. Avec la belle exposition d’Olivier Saillard et son très élégant catalogue, une page se tourne.

Stéphane Guégan

9782841005895*Jean-Paul Goujon, Jean de Tinan, Editions Bartillat, 28€. Le même auteur vient d’éditer une part substantielle du Journal intime de l’écrivain. Document inédit, document essentiel, il peut se lire de deux façons au moins. S’y déroule, en effet, la chronique vivante des  20 ans d’un jeune homme déjà voué aux lettres et à la mort, comme le dira Colette. Durant l’été 1893, l’aveu était tombé: «Je peux vivre intensément puisque je dois mourir jeune.» La seconde approche privilégiera le laboratoire des romans à venir qu’est l’écriture diariste. En effet, de multiples passages, maints transferts littéraux se tissent entre la confidence du viveur et le ciselage du prosateur. Avant Céline, il lui paraît indispensable de conserver la musique même d’un monde où les jeux de l’amour et du hasard s’élèvent, devant nos yeux, à la hauteur des mythes que ce néo-grec occasionnel maîtrisait autant que son cher Louÿs (Jean de Tinan, Journal intime, 1894-1895, édition établie par Jean-Paul Goujon, Bartillat, 28€).

**Albert Samain, Œuvres poétiques complètes, édition de Christophe Carrère, Classiques Garnier, 79€

9782081312586FS***Olivier Saillard (dir.), La Mode retrouvée. Les robes trésors de la comtesse Greffulhe, Palais Galliera / Paris Musées, 37€. Nul n’ignore l’espèce de délire dont Proust fut saisi chaque fois que la divine entra, miracle du Faubourg Saint-Germain, dans son champ visuel. Mais faut-il croire sur parole la correspondance de Proust, la tenir pour une matière biographique transparente ? La lecture qu’en propose Jérôme Picon l’a fait entrer dans l’ère du doute et du double. Pour travailler sur l’écrivain depuis une vingtaine d’années, et avoir pris la mesure des métamorphoses du texte que livrent brouillons, carnets et épreuves corrigées, Picon ne voit aucune raison de séparer la masse épistolaire des pièges de la fiction (Marcel Proust. Une vie à s’écrire, Flammarion, 26€). Il s’agirait ici moins de simple duplicité que de multiplicité volontaire dont son inversion et sa judéité ne seraient pas les seuls ressorts. Ainsi s’est imposée à Picon l’idée d’un autre récit biographique, d’un récit biographique travaillé par l’autre en permanence et en profondeur. L’écriture est aussi ferme que la thèse, aussi plastique que ce qui l’anime. «Je ne suis qu’un corps neutre», avouait le lycéen Proust en septembre 1888 à l’un de ses camarades. Ce neutre n’est pas celui d’une libido indécise, elle ne l’était pas. Ce neutre, dit Picon, le destine à jouer et se jouer, écrire pour s’écrire, comme on renaîtrait chaque jour : «Je voudrais me donner la comédie.» Celle des autres devait aussi le passionner très tôt, du jeu littéraire au jeu mondain. Au début des années 1890, frôlements ou rencontres, le jeune Marcel, que Tinan croise, touche timidement au monde des revues, prise chez Samain, Fernand Gregh et Henri de Régnier la poésie qui se refuse à sa plume mais court sa prose, comme le rappellent ses indispensables Chroniques, à nouveau disponibles (L’Imaginaire / Gallimard, 8,50€). Chaque théâtre, quel qu’il fût, le requérait, l’exaltait, avant que l’écriture seule ne satisfasse son besoin d’ubiquité. Mais l’on sait que cette réclusion ne fut jamais totale. Aurait-il été autrement l’un des meilleurs témoins du Paris de la guerre de 14 ? SG

S.U.R.R.E.A.L.

9782754107945-001-GS comme silence (celui, effarant, qui régna sur Paris le jour d’après)… S comme sale époque… S comme (no) surrender… S comme Save the date (voir plus bas)… Mais S aussi comme surréalisme puisque livres et expositions nous ramènent par des voies multiples à ce foyer de bonnes et mauvaises violences… Et, tout d’abord, S comme Soupault. Nous l’avions quitté dans les prisons de Vichy, à Tunis, et nous le retrouvons, au milieu des années 1960, en traducteur de la plus haute poésie de Kandinsky. Philippe Sers commençait alors à travailler sur le peintre russe et fort de la confiance de Nina Nikolaïevna, la veuve de l’artiste, se mit en tête de faire traduire l’album Klänge de son héros par le vétéran, très vert encore, des Champs magnétiques. L’idée lumineuse n’aboutit pas au livre escompté, et la belle traduction rejoignit les limbes de l’impossible pour un demi-siècle… Gageons que l’ouvrage de Sers n’aurait pas eu l’ampleur et l’allure du présent ouvrage, deux volumes sous étui, le premier contenant le fac-similé de l’édition allemande de 1913 et le texte de Soupault, le second le travail d’interprétation de l’historien. Du Spirituel dans l’art et l’almanach du Blaue Reiter ont paru, à Munich, en 1912. Mais les 38 poèmes de Klänge, si portés soient-il par la pensée eschatologique de leur auteur, n’en sont pas moins tributaires d’une esthétique qui tend d’abord à réveiller le mystère des choses et des êtres à la faveur de sonorités élues (le son résiste au sens et l’enrichit), d’images incongrues et  d’une syntaxe heurtée, autant de traits singuliers qui les désignent aussitôt aux yeux (et aux oreilles) des futuristes russes et bientôt de Dada. Du reste, Kandinsky et Hugo Ball (futur activiste du Cabaret Voltaire) travaillent ensemble, dès 1914, à l’écriture d’un livre sur le nouveau théâtre qui ferait sienne la « négation de l’illusion » au profit des « résonances » et de la saisie directe de l’âme. De l’autre côté du Rhin, à la veille de la grande guerre, un poète français, le plus grand de son temps, agit en tête de pont des expressionnistes allemands, toutes tendances confondues : l’aura française de Kandinsky eut Apollinaire pour médiateur décisif. On en dira autant du mal aimé Alfred Jarry.

product_9782070149315_195x320U comme Ubu, pardi, puisque Etienne Delessert en donne une belle « mise en images » aux accents dramatiquement actuels depuis le Connecticut où ce Vaudois dessine pour la presse américaine et française, dessine et étrille à sa façon. Ubu, le tyran parfait, scatologique, bâfreur et impuissant, l’un ne va pas sans l’autre, semble s’être imposé à ses crayons aux rondeurs enfantines, cruelles donc, et aux déformations glaçantes. Explication du dessinateur/tireur d’élite : « On se bat à la hache et à la kalachnikov, les têtes volent au bout des piques : on voit cela de nos jours. Les Ubs parviennent à échapper au carnage, geignant et ricanant comme deux pies qui auraient volé les diamants de la Couronne ; ils les ont enfouis dans leur poche et ne savent qu’en faire. Merdre ! Que tout cela serait triste si ce n’était fort gai ! » La terreur et le rire s’installent aussitôt, en contrepoint au texte où ils sont aussi d’inséparables compagnons. Sans les démarquer le moins du monde, Delessert convoque les joyeux fantômes de l’« ymagier » jarryque, estampes à la serpe, marionnettes nabiques et décors des Quat’z’Arts, ce cabaret du boulevard de Clichy où la pièce génialement monstrueuse fut reprise en 1911 et où la revirent « la bande à Picasso ». Sollers rappelait récemment que Jarry était l’un des points aveugles de notre mémoire littéraire. L’histoire de l’art muséale l’ignore aussi avec sa superbe grandissante, malgré les efforts de l’admirable collège de Pataphysique. Il ne serait pas superflu qu’une exposition se penchât sur Jarry et les arts de son temps, et montrât l’impact d’Ubu, au-delà du symbolisme des belles âmes, sur Bonnard (l’homme-clef de la reprise de 1898), Apollinaire, Picasso, Marinetti et Tzara entre autres.

catalogue-d-exposition-tristan-tzara-l-homme-approximatifR comme Roumanie. Samuel Rosenstock y est né en avril 1896, aux pieds des Carpates et des forêts dont sa famille, des notables juifs de Moinesti, tirent une confortable fortune. Paradoxe, le premier d’une longue liste, le futur Tristan Tzara est un fils à papa. Lycéen remarqué, il continue à briller, à Bucarest, par ses précoces éclats littéraires. Ces jeunes gens étudiants, Marcel Janco compris, traduisent la révolte en dandysme, leur cri en costumes biens taillés et monocle vissé à l’œil. Laforgue, Jarry et le cubisme excitent leur faim de Paris. Et la guerre de 14 ne diffère le grand saut que d’un an… Étape suisse, les parents de Samuel envoient leur fils à Zurich pour l’éloigner d’un éventuel engagement de la Roumanie, neutre d’abord, dans le conflit naissant. C’était le jeter dans la gueule du loup, ce loup qu’on nomme Dada par euphémisme. Le Cabaret Voltaire ouvert en 1916, les Allemands et les Alsaciens refusant de servir, les soirées chaudes à faire crépiter futurisme et art nègre, les masques en dérision des gueules cassées, le grand carnaval des valeurs inversées, tout cela est trop connu. Il y a plus pourtant… Serge Fauchereau, le commissaire de la remarquable exposition de Strasbourg, s’est intéressé dès 1973 aux liens entre le dadaïsme bon teint et le nihilisme de l’entourage de Bakounine. Cela donne, par exemple, en 1918, sous la plume incendiaire (comme on dit) de Tzara : « Il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l’état de folie, de folie agressive, complète, d’un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent et détruisent les siècles. » L’anarchisme adolescent aura contribué, fût-ce sur le plan symbolique des têtes chaudes, à cette sacralisation très moderne d’une hygiène de la violence. Le plus drôle, si l’on ose dire, c’est que le même Tzara, grand poète et critique d’art influent des années 1920, devait rejoindre le parti communiste en 1947. D’une terreur l’autre ! Breton, qui n’avait pas besoin de monocle pour viser juste, ne le loupera pas. Ses amis roumains non plus. Pour Gherasim Luca, le complice de Picabia et Duchamp avait tourné au « patriarche nauséabond ». Du reste, comme son ami Picasso, Tzara se gardera bien de quitter le parti après le « balayage » et le « nettoyage » de la Hongrie.

R comme Rescue ou plutôt Emergency Rescue Committee. André Masson, son épouse Rose (sœur de Sylvia Bataille) et leurs deux fils, doivent à l’administration Roosevelt d’avoir embarqué pour les Etats-Unis en mars 1941. D’autres, tel Brauner, n’eurent pas cette chance. Il est vrai que Masson est déjà un nom outre-Atlantique, comme il pourra le vérifier, avec amusement et fierté, durant un exil de quatre ans. Depuis Marseille, que les Allemands allaient bientôt « nettoyer », un homme agit. Cet Américain dont la légende et le (mauvais) cinéma se sont emparés servit de « passeur » : Varian Fry est fin, rusé, déterminé, il apprend à contourner les quotas d’émigration de son pays, comme les milles difficultés du terrain, sous l’œil de Vichy (qui a toutefois accordé au peintre l’autorisation de quitter le Paris en vue d’une exposition new-yorkaise). Les différentes branches de la famille Masson ont donc uni leurs forces pour cet hommage que le musée Cantini rend à Fry autour de son humide et torride Antille. La France s’obstinant à ne montrer Masson qu’incidemment et partiellement (aucune rétrospective en presque 40 ans, encore celle du Grand Palais, en 1977, avait-elle été voulue par le MoMA), félicitons-nous de la possibilité de voir regroupées une soixantaine d’œuvres, peintures et dessins, aussi révélatrices d’un artiste qui avait dès la fin des années 1930 débordé définitivement l’automatisme et dit non à Franco, Hitler et Staline. Breton, avec lequel il s’était réconcilié, partageait son refus et son mépris d’un milieu artistique parisien trop polarisé. Mais le peintre et le poète, après un séjour mémorable en Martinique et un livre sublime à quatre mains, se brouilleront en Amérique. C’est que Masson conçoit son éloignement comme un exil de combat et ne craint pas la peinture patriotique. Son retour, en France, n’en sera que plus dur. Lui a-t-on pardonné sa brouille avec les surréalistes ? Pas sûr.

822_xlE comme Eden tropical… On pense immédiatement aux luxuriances très animées de Wifredo Lam. Le Centre Pompidou, transcendant les limites de l’œuvre, le montre dans une présentation superbe, émaillée de sections documentaires passionnantes. S’est jointe à la fête, prêt exceptionnel, La Jungle (1943) du MoMA, dont la dimension sexuée et heureuse, propre à ravir Breton, ne retient guère les commentaires. On n’en regrettera que davantage le poids dont pèse encore le multi-métissage de l’artiste cubain (un père chinois, une mère mi-africaine, mi espagnole) sur la lecture de l’œuvre. Mais Lam n’est-il pas pour beaucoup, par l’exploitation de son image androgyne et le primitivisme de ses pinceaux, dans la surenchère que feront de son « altérité » ses amis surréalistes ? Du reste, il fait d’abord connaissance de Picasso (l’œuvre d’abord, puis l’homme fin 1938) avant de conquérir Tzara, Éluard, Péret et Michel Leiris (ce dernier regrettera plus tard d’avoir accordé autant de crédit aux origines ethniques de l’artiste). Première exposition d’importance, galerie Pierre, à l’été 1939… Les Zervos, qui veillent au grain, parlent d’une peinture… picassienne. Un an plus tard, c’est la débâcle et l’épisode de la villa Air-Bel, sans doute l’un des moments les plus poignants du parcours voulu par Catherine David. A Marseille, autre point peu glosé, il croise Masson, puis le retrouve, lui et Breton, sans parler d’Aimé Césaire, à Fort-de-France, en avril-mai 1941. Les forêts mystérieuses de l’arrière-pays martiniquais, qu’ils découvrent au prix d’excursions inoubliables, leur donnent le frisson et confirment la puissance divinatoire des attentes du surréalisme. La Jungle de 1943 s’est sans doute d’abord rêvée au contact de Breton et de Masson. Exposée chez Pierre Matisse en juin 44 (quelle date !), elle sera acquise par le MoMA en avril 1945. Mais il faudra du temps pour qu’elle acquière son statut iconique. Celui dont elle jouit dans la formidable exposition du Centre Pompidou.

product_9782070108114_195x320A comme Annie Lebrun… Nulle autre personne, elle qui fut son âme sœur, n’aurait pu conduire aussi bien l’hommage que le musée d’art moderne de Zagreb vient de rendre à Radovan Ivsic (1921-2009). Nous avons déjà évoqué, à propos de Rappelez-vous cela, rappelez-vous tout (Gallimard, 2015), la façon dont « l’enfant du pays » n’avait pas toujours été traité comme tel par les autorités du pays, qu’elles fussent néofascistes ou titistes. Sa chance, on le sait aussi, fut de pouvoir s’expatrier en France, à partir de 1954, et consolider ses liens d’amitié avec André Breton et Benjamin Péret. La vérité oblige à parler d’un second exil puisque Ivsic aura vécu quelques années, avant le grand départ, dans les bois, loin de la culture jdanovienne, « à un peu moins de mille mètres d’altitude, sans eau courante, sans électricité, sans téléphone. » Les persécutions, le dressage des consciences, il en avait  fait l’expérience dès 1942-1942 dans la Croatie nazifiée. Interdiction du poème Narcisse, interdiction du Roi Gordogane, pièce de théâtre qui fait penser à Ubu roi, la censure ne frappe pas à moitié. Après la guerre, elle changera de couleur mais ciblera, fût-ce sournoisement, avec une identique clairvoyance «l’ennemi idéologique». Le poète ne le serait-il pas par définition ? Et la forêt, réelle ou imaginaire, peu importe, son refuge et donc son lieu d’épanouissement ? L’idée, sous-jacente aux contes populaires et aux mythes, méritait d’être confrontée à l’univers visuel d’un écrivain qui fut proche des peintres, la grande Toyen en premier lieu, et dont l’imaginaire forestier trouve ses meilleurs échos chez Masson, l’artiste le mieux représenté de l’exposition avec l’artiste pragoise. Il est vrai que les deux hommes enracinent dans le romantisme allemand leur commune attention au cosmique et à l’Eros, l’une et l’autre se vérifiant et se fortifiant mutuellement. La forêt, enchantements et peurs archaïques, aura beaucoup occupé le Masson des années 1920 et son étape martiniquaise, cruciale comme on sait, lui donnera définitivement le goût des jungles et des entrelacs secrets de la nature naturante… Le surréalisme fut aussi à l’écoute de ces forces-là.

Sur_Marcel_DuchampL comme Lebel… Ni Hopi (avec qui je viens de faire un film sur Picasso), ni Jean-Jacques (qui vient de me parler de son beau projet « beat ») mais Robert, dont reparaît le Sur Marcel Duchamp grâce à la pugnace politique éditoriale du Musée d’art moderne et contemporain de Genève. Je ne dois pas être le seul, j’en ai bien peur, à ne pas ne pas avoir lu, lourde bourde, ce chef-d’œuvre d’érudition, d’élucidation et d’anticipation, tant nous domine, consciemment ou non, l’assurance qu’un livre de 1959 n’a pu que se périmer en un demi-siècle de recherches… Or le déluge ininterrompu d’expositions et de publications duchampiennes, enfermées le plus souvent dans une insupportable logorrhée occultiste, nous fait regretter le temps où l’intelligence des propos s’alliait à la clarté de langue. Je connais peu de livres aussi bien écrits sur l’une des figures les plus complexes et fécondes de l’art du XXe siècle (après Picasso.mania, une Duchamp.mania s’impose !). Hauteur de vue et hauteur de ton, Lebel le laisse vite comprendre, prennent leur source chez Apollinaire, qui lui fournit quelques intuitions opératoires. Ainsi l’idée que Duchamp, fin 1912, est l’un des rares « nouveaux » artistes à s’occuper de nu (Picasso va y revenir) et à se préoccuper de transformer les « relations intersubjectives » entre l’art et son public. Si dadaïsme il y a, si surréalisme il y aura, Duchamp les marque tous deux de son empreinte subtile, espiègle, savante, hors de toute inféodation de groupe. Laforgue et Jarry s’agitent derrière son faussement iconoclaste, et son érotisme obsessionnel, plus que Freud et les masques nègres. Peu affecté lui-même par les vieilles lunes de l’avant-gardisme de son siècle, Lebel donne toute sa place à l’engagement pictural de Duchamp et ne se laisse pas piéger par l’apparence nihiliste du Porte-bouteille de 1914 et de Fontaine. « Fondamentalement donc, le ready-made est un défi à la notion de valeur. Mais vise-t-il au nivellement d’une équivalence générale ? Certes non, puisqu’il est suspendu lui-même à un choix qui est la source même de son existence. » L’art reste affaire de souveraineté, et non de soumission. La lucidité de Lebel est d’autant plus appréciable que les années 50 voient renaître l’intérêt pour Dada et ses plus fâcheux effets, le mythe de l’instinct roi et de la violence salvatrice.

Stéphane Guégan

*Wassily Kandinsky, Klänge (Résonances), fac-similé de l’édition originale, traduction de Philippe Soupault et présentation de Philippe Sers, Hazan, 79€

product_9782070744220_195x320*Alfred Jarry, Ubu Roi, mise en images par Etienne Delessert, Gallimard, 29€. Signalons la réédition de l’admirable Marquise de Sade de Rachilde (L’Imaginaire, Gallimard, 9,50€) qui, peu avare en décadences de plume, fut l’une des rares femmes à gagner la confiance de Jarry. Aujourd’hui, sa réputation «sulfureuse», incontournable vocable des histoires littéraires, l’empêche d’être lue. Quel écrivain pourtant…

*Serge Fauchereau (sous la direction de), Tristan Tzara. L’homme approximatif, Musées de la Ville de Strasbourg, 35€.

*André Masson. De Marseille à l’exil américain, Musée Cantini, jusqu’au 24 juillet 2016 (avec deux sélections successives de dessin). Catalogue LIENART Editions, 19€, avant-propos de Claude Miglietti et essai de Stéphane Guégan.

*Wifredo Lam, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, jusqu’au 15 février 2016. Catalogue sous la direction de Catherine David, éditions du Centre Pompidou, 39,90€.

*Annie Le Brun, Radovan Ivsic et la forêt insoumise, Musée d’art contemporain de Zagreb / Gallimard, 30€.

*Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, fac-similé à 1200 exemplaires de l’édition de 1959 (dont Duchamp avait supervisé la mise en pages), Editions Mamco, 35€

Save the date….

L’association Regards sur André Derain a le plaisir de vous convier au Palais du Luxembourg, salle Monnerville, pour une soirée-débat :

Un nouveau regard sur la peinture française du XXe siècle

Derain et son temps : la fin des tabous ?

MERCREDI 16 DÉCEMBRE 2015 DE 17H30 À 20H

Avec la participation de Jean Clair, de l’Académie française

Michel Charzat, historien d’art, membre honoraire du Parlement

Cécile Debray, conservateur au musée national d’Art moderne (Centre Pompidou)

Stéphane Guégan, historien et critique d’art

Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la ville de Paris

Accueil par Madame Bariza Khiari, Sénatrice de Paris

Entrée 26, rue de Vaugirard 75006 Paris

Merci de confirmer impérativement votre présence avant vendredi 11 décembre par mail à regardssurandrederain@outlook.fr et de vous munir d’une pièce d’identité lors de la soirée-débat.

Aucune inscription au-delà de cette date, en raison du plan vigipirate.

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