ÉPIPHANIE

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L’Avenir de l’intelligence, en 1905, contient notamment une série d’articles publiés deux ans plus tôt sous le titre Le Romantisme féminin. Charles Maurras évalue en détails la panne que la poésie française lui semble avoir connue entre 1893 et 1903, consécutive, pense-t-il, à la lente agonie du Parnasse et du symbolisme, accrochés à un maniérisme stérile et à une liturgie de l’absolu désormais sans objet. Notons au passage que les spécialistes actuels d’Apollinaire partagent son constat d’une crise, non des vocations, mais des réalisations. Or, Maurras, s’il se montre sévère envers la muse masculine, s’avoue presque conquis par une poussée féminine autrement stimulante. Vers 1900, à le lire, « il s’est produit un phénomène singulier : subitement et presque simultanément, quatre poètes sont nés dont la chanson, bonne ou mauvaise, a réveillé les amateurs. Enfin, voilà donc des vivants ! » Ces vivants sont donc des vivantes, et elles se nomment Renée Vivien, Marie de Heredia, Lucie Delarue-Mardrus ou Anna de Noailles. Quelles que soient les réserves émises par Maurras en cours d’examen, et ses considérations sur la virilité ou la féminité en art, elles ne justifient pas la façon dont l’histoire littéraire et la parole féministe aiment à dénaturer la longue et scrupuleuse analyse qu’il accorde aux voix et aux audaces de ces « sirènes ». La seule possibilité que le fondateur de L’Action française ait vibré à cette poésie si souvent saphique fait horreur aux gardiens et gardiennes de la doxa. Il en découle des citations tronquées, des références erronées, des approximations sectaires. Et je ne parle pas, contagion oblige, de ce qui traîne sur les réseaux et autres blogs animés d’un militantisme ignare. On peut penser ce que l’on veut du monarchisme nationaliste de Maurras, et on doit condamner l’antisémitisme qui en découle, l’écrivain royaliste n’en aura pas moins apporté aux Sapho de la Belle Epoque un soutien inattendu, au mépris des multiples résistances que le nouveau siècle oppose à ces poétesses fières de leur sexe et de leur verbe. La position courante de la presse et du milieu littéraire oscillait entre la condescendance et le rejet : comparées aux innombrables imitateurs de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, nos aèdes en jupons subiraient davantage leurs limites physiologique et donc l’ascendant des maîtres.

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Le premier des trois articles à ouvrir Le Romantisme féminin fait judicieusement de Renée Vivien (1877-1909) son étendard. Cette année-là, celle qui signait R. Vivien est devenue Renée Vivien en publiant sous son nom, ou plutôt sous un pseudonyme à résonnance féminine, ses traductions de Sapho, assorties de nouveaux vers. Les précédents recueils, Etudes et préludes, et surtout Cendres et poussières, avaient déjà eu pour éditeur Alphonse Lemerre, le complice des Parnassiens depuis le Second Empire. Mais l’habit ne fait pas le moine, et Maurras ramène plutôt la prêtresse de Sapho sur les rivages du Verlaine de Parallèlement et des pièces condamnées de Baudelaire. Le premier dit la couleur lesbienne des vers de Vivien, non moins qu’une maîtrise de l’idiome de son pays d’adoption : « Le français dont elle use est, en prose et en vers, d’une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l’euphonie. Elle connaît que le e muet fait le charme de notre langue. » Maurras ne cède à aucune xénophobie, contrairement à ce qu’on lit ici et là, en insistant sur les origines étrangères de René, née à Londres d’un père britannique et d’une mère américaine. A 24 ans, Pauline Mary Tarn change d’identité et demande à la poésie, d’inspiration aussi antique que chrétienne, d’y contribuer. Maurras s’intéresse à cette dualité nourrie très tôt de la lecture fascinée de Baudelaire. Il n’est pas d’écrivain, selon lui, qui ait autant pénétré la jeune femme à l’heure où elle a commencé à traduire ses secrètes langueurs. Mais quand d’autres commentateurs accusent Vivien de singer son modèle, en outrant ses effets, Maurras l’innocente du mimétisme des suiveurs : « Imitations, sans doute, mais imitations trop ardentes, trop passionnées, trop près des choses pour n’être pas reconnues tout aussi original que n’importe quoi. » C’est de réincarnation qu’il préfère parler tant la langue frémissante de Renée Vivien s’écrit avec les sens. Lesbos, et ses nuits chaudes, précède Femmes damnées, et leurs « caresses puissantes », dans l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, avant que la justice de Napoléon III ne les marque au fer rouge. Ils restaient inscrits en Renée et vibraient d’une irrévérence jumelle, cela n’a pas échappé à Maurras. La « conscience religieuse » de notre affranchie, qui croit au mal moral, lui paraît aussi irréfutable. Il estime la transfuge plus chaleureuse que Baudelaire, et plus soucieuse du plaisir. Le billet inédit que Renée adressa à Maurras en 1905, et que la librairie du Feu follet a exhumé, ne contient pas le plus petit reproche : « Monsieur, En feuilletant votre si intéressant volume : De l’Avenir de l’Intelligence [sic], j’ai relu, avec un plaisir ému, les pages – trop indulgentes vraiment ! – que vous avez consacrées à mes ouvrages. Merci infiniment. Et veuillez agréer mes très reconnaissants sentiments de confraternité littéraire. Renée Vivien. » Plus d’un siècle s’est écoulé… Les amazones 1900, surnom d’époque qui convient mieux à Liane de Pougy et Natalie Barney, n’ont pas quitté les feux de l’actualité, et l’on se réjouit que les éditeurs, Bartillat en premier lieu, fassent pleuvoir inédits et correspondances. Stéphane Guégan

*La suite est à retrouver dans « Les Sapho 1900 », Revue des deux mondes, décembre-janvier 2024-2025 / A lire : Liane de Pougy, Dix ans de fête. Mémoires d’une demi-mondaine, Bartillat, 2022 ; Je suis tienne irrévocablement. Lettres de Renée Vivien à Natalie Barney, Bartillat, 2023 ; Natalie Clifford Barney, Lettres à une connue. Roman de notre temps, Bartillat, 2024 / Le même éditeur remet en librairie L’Inconstante de Marie de Régnier, avec une bonne préface de Marie de Laubier, 23€. Ce roman rapide, intrépide de 1903, que Rachilde plébiscita, superpose les triangles amoureux et divise les amants dévoilés, malgré ou à cause de l’anonymat (Pierre Louÿs, Jean de Tinan) ; la langue est aussi décorsetée que les situations, d’un libertinage déjà 1920 / On lira aussi La Passion selon Renée Vivien, la biographie romancée de Maria-Mercè Marçal, traduction, préface et notes de Nicole G. Albert, éminente spécialiste de Vivien et du saphisme 1900, ErosOnyx éditions, 2024, 25€. Etrange livre que celui de Marçal où l’écrivaine, transfert aidant, s’efface si peu devant son objet qu’elle éclaire davantage les années 1980 (jusque dans son identité catalane réaffirmée) que le moment 1900 ! Je ne m’appesantis pas sur les parallélismes entre patriarcat et franquisme, et ne réagis pas aux oppositions entre « l’ordre hétérosexuel », qui serait propre au récit linéaire, et l’écriture féminine/féministe, favorable elle à « l’éclatement » narratif.

Encres féminines

Le motif de l’exil, très porté par la bienpensance transfrontalière, a toujours stimulé la littérature et la peinture. Ovide l’expulsé, merveilleux exemple, a fait rêver jusqu’aux pinceaux et crayons de Delacroix et Degas. Plus tard, le monde chrétien, en se déchirant, a connu ses migrations et ses martyrs.  Germaine de Staël, protestante de foi, janséniste de cœur, n’ignorait rien des éloignements forcés dont elle fut un brillant avatar, et ajouta au tableau d’honneur la proscription politique. Son père y avait goûté, elle fit mieux encore après avoir échoué à séduire Bonaparte entre Directoire et Consulat. Un rendez-vous manqué, selon la formule d’Annie Jourdan. N’y voyons pas seulement agir la répugnance du général corse envers les femmes de tête. Certes les idées et le génie littéraire ne manquaient pas à la fille de l’ex-ministre de Louis XVI. L’inconvénient, c’est que ces idées et ce génie, pour s’être vite affranchis du jacobinisme invétéré des Français, restaient trop marqués de libéralisme. Bonaparte, impatienté par Benjamin Constant – l’amant de la dame, n’était plus d’humeur à tolérer la moindre résistance à sa réorganisation institutionnelle du régime. A gauche et à droite, à mots plus ou moins mouchetés, on s’émeut de l’inflexion autoritaire, voire anti-démocratique, en cours. Le bannissement doré de notre Clorinde intervient en 1802, il durera dix ans, selon des modalités diverses. Il semble que Germaine y ait mis du sien et participé à la conspiration de Moreau et Bernadotte. Du reste, il suffisait qu’elle en fût soupçonnée pour devenir persona non grata. La proscrite a laissé un superbe récit, à froid, des années qui suivirent, et la virent parcourir l’Europe. La conquérir aussi. Philippe Roger tire avec superbe les leçons du texte, publié après la mort de l’auteure, mais où revit un moment d’histoire. Ce posthume confirme la théorie de Chateaubriand, frondeur monarchiste : la nouvelle littérature, la sienne, comme celle de Constant, Bonald, Népomucène Lemercier (auquel on revient) et « madame de Staël » a été la langue de l’opposition et du nouveau magistère de l’écrivain, quel qu’en soit le sexe. SG / Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition de Philippe Roger, Folio Classique, 9,90€. Edition que Roger dédie à la mémoire du regretté Jean-Claude Berchet, éminent spécialiste de Chateaubriand, disparu en juillet dernier.

Le duel a disparu des mœurs littéraires, et il faut regretter qu’on n’échange plus plomb ou fer en défense d’un livre, de son auteur ou de son autrice, comme ce fut le cas, en 1833, quand Lélia déchaîna les passions et fit se battre Jean-Gabriel Capo de Feuillide, « nature chaude » (Charles Monselet), et Gustave Planche, peu imaginable en bretteur. Du reste, le pistolet fut préféré à l’épée et le sang ne coula pas… Proche de George Sand, qui signe de ce pseudonyme vaguement hermaphrodite le roman à scandale, Planche ne jure que par l’idéalisme dont Lélia serait le triomphe. Entendons un livre où l’action et les sentiments céderaient le pas au symbolisme philosophique, le grossier au céleste. L’argument ne convainc pas Capo de Feuillide et le « renoncement » de l’héroïne ne trompe pas sa perspicacité. Après avoir subi la brutalité d’un premier amant, Lélia sème le malheur, non par vengeance, mais par impuissance d’aimer les hommes, avant de tenter de se racheter. Trop tard, Sténio, son amant frustré et même trompé, a déjà rendu l’âme.  C’est le grand mot du livre, livre qui dénonce avec fermeté l’athéisme moderne. Mais ce mot, la critique d’alors et d’aujourd’hui, le comprend mal et le défigure en lui opposant le corps et ses démons. Sand est réputée très réceptive aux appels de la chair et aux félicités de l’amour. Leur accord, voilà son bel idéal. On a pu écrire que le roman de 1833, plus que la version chaste de 1839, était celui de la frigidité ou du lesbianisme, autant de notions faciles à colorer désormais de féminisme américain. Le vent qui souffle des Etats-Unis a tendance à tout vivifier et « la dissatisfaction sexuelle », franglais répandu aussi, ne saurait s’expliquer que par l’affirmation d’une sexualité proprement et fièrement féminine. Théorie intéressante, mais insuffisante au regard du texte même, assez labyrinthique, fascinant par ses détours moins vraisemblables que chargés de symptômes ou de symboles à éclaircir. Un certain scabreux, voire un scabreux certain, ne l’oublions pas, lui est reproché en 1833. Musset le trouvait « plus hardi et plus viril », c’est que Sand l’a plié aux mouvances et aux caprices de sa libido. Le personnage de la sœur courtisane, double plus que repoussoir, ne permet pas d’en douter. L’édition savante d’Isabelle Hoog Naginski nous confronte donc aux lectures du moment et aux prolongements iconographiques du personnage, Delacroix (pastel bien connu), Courbet (la toile fiévreuse d’Erevan, fort belle a priori, se confond-elle avec le « mauvais tableau » que Théophile Silvestre dit avoir été peint « après la lecture » de Lélia ?) et Clésinger. En mars 1846, plus d’un an avant de devenir son gendre, celui-ci écrivait à la romancière afin de lui faire savoir qu’il exposait une sculpture inspirée de son personnage, mixte féminin d’Oberman et de René. Au sujet de cette Mélancolie, aujourd’hui à l’Ermitage (dessin préparatoire à Orsay), qu’on me permette d’ajouter que l’œuvre fut mentionnée et prisée par Gautier au Salon, cette année-là, avant qu’il ne la retrouve en Russie. Clésinger, sur le point d’immortaliser la Présidente en 1847, avait su ne pas trop refroidir sa propre Lélia. SG / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, Lélia, 1833, suivi de l’édition de 1839, édition critique par Isabelle Hoog Naginski, deux volumes, Honoré Champion, 190€.

Devenue un cas d’école en raison du succès grandissant des expositions qui lui sont consacrées, et des combats qu’elle incarne, Rosa Bonheur (1822-1899) s’est acquis une audience très supérieure à la valeur intrinsèque de son œuvre peint, plus appliqué qu’inventif, théâtral que réaliste. Les tableaux de Salon, à cet égard, n’ont pas la fraîcheur des études, exécutées d’une main plus légère, dans une visée moins rhétorique. Saturée de lions et de lionnes, têtes et corps, l’une de ces pochades séduisantes (couverture) pourrait être signée de Delacroix ou de Barye, familiers des fauves du jardin des plantes sous la Restauration. La beauté des animaux les fascinait, comme ce qui les rapprochait de l’humain dans leur différence. Les dissections au cours des deux siècles précédents avaient renouvelé l’approche d’un problème proprement philosophique, car impliquant le privilège du cogito ; les peintres du XIXe siècle ne l’ignoraient pas, initiés qu’ils étaient aux sciences de la nature. La correspondance de Rosa Bonheur la montre ainsi très curieuse de la chose animale, et très soucieuse de la cause animale. La SPA est née sous la monarchie de Juillet et notre peintre en fut ; elle a vécu, d’ailleurs, entourée de toute une ménagerie, qui faisait sa part au sauvage au sein du domestique et du rustique. Laurence Bertrand Dorléac l’étudie comme un miroir de l’œuvre, sujet aux évolutions anthropologiques et historiques. Après 1870, et la statue de Bartholdi le confirme, la majesté du lion se veut le reflet inversé d’un patriotisme blessé. Le cœur de Rosa saigne aussi. On parle généralement moins de cet amour-là que de son amour des dames. Bertrand Dorléac, quant à elle, refuse de dissocier les identités et les secrets dont Rosa était faite. C’est là que nous retrouvons l’étude féline autour de laquelle s’enroule ce livre, et l’étrange présence d’une forme, en haut, à gauche, anatomiquement ambiguë. Le lecteur découvrira lui-même ce que Bertrand Dorléac tire de cette anamorphose digne de Charles Le Brun et, pour revenir à lui, de Delacroix, deux peintres que Baudelaire aimait à rapprocher. Ô surprise, la quatrième de couverture stigmatise ce siècle de fer, celui de Rosa, « qui ne donne presque aucune chance à une femme d’exister », oubliant que rugissement de lion n’est pas nécessairement raison. SG / Laurence Bertrand Dorléac, Le Lion de Rosa (Bonheur), Gallimard, 23 €.

C’est en réunissant cinq de ses biographies, où le beau sexe a le beau rôle, que Dominique Bona en a perçu la profonde unité : « Il y a une chaîne entre toutes ces femmes. Elles se parlent et se répondent d’un livre à l’autre. » N’allez pas croire que cette chaîne pèse sur les écrivaines et les peintres élues comme les fers du patriarcat dont le XIXe siècle et le premier XXe siècles auraient été les gardiens intangibles… Pas plus qu’elle n’emploie le ton victimaire de rigueur, Dominique Bona ne leste le destin de ses héroïnes d’un « message », ou d’une « morale » distincte de leur pente à créer et aimer. Si les sœurs Lerolle n’ont pas été aussi heureuses en amour que les sœurs Heredia, si Berthe Morisot a noué, par et dans la peinture, une relation avec Edouard Manet plus intense que le couple qu’elle forma avec son frère Eugène, Colette et Jeanne Voilier, la terrible maîtresse de Paul Valéry, ont mieux additionné ferveur artistique et Eros vécu, à l’instar de Marie de Régnier. Mais un même « fil rouge », celui de la passion, les dote d’une complicité fertile aux yeux de la romancière. Car Dominique Bona documente et narre ces « vies », comme le disaient Vasari et Félibien, d’une même verve littéraire. Pour que nos existences ressemblent à un roman, mieux vaut demander à une vraie plume d’en tracer le dessin, de creuser, dit la biographe, un chemin de vérité parmi « les pistes buissonnières de l’imagination ». Il arrive que les forts volumes de la collection Bouquins prennent l’apparence d’une famille recomposée, d’un réseau fraternel ou sororal, c’est le cas ici, et le lecteur, pris à son tour au jeu des correspondances, n’est pas mécontent d’y contribuer. SG / Dominique Bona, de l’Académie française, Destins de femmes, Bouquins, 32€.

Une nouvelle occasion nous est donnée de saluer, en même temps que ses éditeurs, l’acuité et la valeur littéraire du Journal d’Hélène Hoppenot, indispensable à qui veut connaître l’avant-guerre et les années de l’Occupation. Photographe dans l’âme, proche de Gisèle Freund au demeurant, « l’épouse de l’ambassadeur » serre la réalité, enregistre les conversations de table ou de vernissage, cisèle sa langue d’historienne du présent. Quand les boches quittent Paris, elle se trouve toujours à New York, en sympathie avec le milieu gaulliste et avec la nébuleuse surréaliste, Marcel Duchamp, Mary Reynolds, Jacqueline Breton… Qui peut alors se prévaloir de toucher à ces extrêmes sans se brûler les ailes ? Des ailes, justement, elle en use le 7 mars 1945 afin de de rentrer au pays. Elle note au passage l’inquiétude de ceux qui se sont exilés (Alexis Leger), même quand ils y étaient forcés (Henry Bernstein), tous redoutent les reproches de ceux qui étaient restés. Le spectacle, à son arrivée, lui soulève le cœur, l’épuration souvent expéditive ne saurait apaiser les attentes d’une femme d’expérience, prête à punir qui le mérite, mais pas n’importe comment. 17 mars 1945 : « Drieu la Rochelle a réussi à se suicider après avoir reçu l’ordre de comparaître devant la Commission d’enquête. […] Tant d’autres qui ont été pire […] vont s’en tirer à meilleur compte… » Les « hommes du jour » sont finement croqués, Picasso, qui « vieillit bien », Aragon, qui triomphe comme si la place rouge s’était installée à la Concorde. Hoppenot ne le loupe pas fin août : « Il a grisonné et conservé cet air hypocrite de chat qui s’apprête à laper de la crème en surveillant les alentours. Grande amabilité cachant un grand fanatisme. » Même regard percutant chez la fille d’Hélène, au sujet du médiocre roman d’Elsa Triolet, Les Amants d’Avignon : « Ce n’était pas l’atmosphère de la Résistance :  elle n’a pas dû en être. » Jusqu’en 1951 ainsi, sur fond de déconfiture, on croise le ban et l’arrière-ban de l’après-guerre, lettres et beaux-arts – pas seulement donc Sartre et ses sbires, entre Paris et Berne, où Hoppenot est muté, au poste que Paul Morand, l’homme pressé, n’avait pas eu le temps d’occuper. SG / Hélène Hoppenot, Journal 1945-1951, éditions Claire Paulhan, édition établie et annotée par la regrettée Marie France Mousli, 36€.

Remuer la mémoire familiale ne va pas sans risques, chacun en fait, un jour ou l’autre, l’expérience. Les mauvaises rencontres, à ce petit jeu, sont souvent plus nombreuses que les heureuses découvertes. Récidiviste vivifiante, Marie Nimier pensait avoir épuisé la figure du père, l’insaisissable et noir Roger, avec La Reine du silence, magnifique portrait de celui qu’elle a si peu connu, mais qui la poursuit comme une énigme pugnace. A la lecture du livre, son amie Juliette Gréco, pour qui elle a ciselé quelques chansons, l’enjoint à lui donner un pendant. Après les dérobades paternelles – et la mort à toute vitesse en fut une à maints égards, vient donc le clair-obscur de la mère et, à travers cette femme forte, les hommes qu’elle fit entrer en abondance dans sa vie, à défaut de pouvoir ou de vouloir toujours les retenir. Si l’âge a cruellement altéré sa beauté de blonde rayonnante quand le livre débute, le tempérament reste de feu. Marie Nimier ne compte plus les brûlures que lui a values une relation filiale plutôt compliquée, hantée par le fantôme d’un père qui ne se donnait même pas la peine d’y ressembler. La vieillesse n’est pas toujours tendre envers sa propre progéniture, elle peut, à l’occasion, se rendre détestable lorsque les enfants acculent leurs parents à leurs échecs ou leurs secrets. Marie Nimier a le don de mettre son lecteur dans la confidence avec une émouvante franchise et, s’il le faut, une saine impudeur. Et je ne parle pas, legs familial, de son humour unique. Une fois ouverte, la malle aux souvenirs, que réveillent une indiscrétion ici, un parfum là, ne peut plus se refermer, ou se taire, comme cette correspondance longtemps enfouie de la grand-mère de l’autrice, Renée Vautier, une des passions du faunesque Paul Valéry (dont elle a laissé un buste aux yeux éteints). Du reste, l’épistolaire joue un rôle quasi hitchcockien dans le cas présent, autant que certains objets arrachés à l’oubli et porteurs d’aveux troubles. Un livre poignant donc, digne en tout des exigences de la collection où il prend place et fait entendre une musique qui eût enchanté le hussard foudroyé, quelque part, sur l’autoroute de l’Ouest, un jour de septembre 1962. SG / Marie Nimier, Le côté obscur de la Reine, Mercure de France, collection Traits et Portraits, 22,50€.

Meilleurs vœux aux lectrices et lecteurs de ce blog dont l’audience a quadruplé depuis 2020.

Le diable probablement

La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…

Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.

Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.

La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].

François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre

L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.

C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.

Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]

D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.

Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »

Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.  

Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.   

Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.

Stéphane Guégan

BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS

Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu.  Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.

Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.

Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay

Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847 (Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.

Une île…

Napoléon, que le navet de Ridley Scott salit en pure perte, n’aura passé que 300 jours sur ce rocher-là. Que d’imprudences, il est vrai ! Confier l’Aigle à un Britannique volage, l’obliger à nicher entre la Corse, qui le poussait à agir, et la Toscane, qui le poussait à revenir. Ecoutons François Furet, en 1988 : « C’est l’aventure la plus extraordinaire de cette vie extraordinaire. L’île d’Elbe est mal gardée, la France vaguement inquiète, le grand homme inconsolé dans son minuscule royaume d’exil. Il a gardé intacte cette puissance d’imaginer. » Plusieurs historiens ont déroulé le film des Cent-Jours avec maestria, de Jean Tulard à Emmanuel de Waresquiel, et peint l’évadé auquel le pays fit un accueil mitigé, mais suffisant, avec l’aide de l’armée, à son retour. On est moins disert quant à l’épisode précédent, plus terne de prime abord. La détention confortable et la fuite du souverain déchu, pauvres en péripéties, réclamaient donc l’intervention d’un vrai romancier. Né coiffé, coiffé d’un bicorne veux-je dire tant le régime des abeilles continue à bruisser à ses oreilles et tenter son encrier, Jean-Marie Rouart a lui aussi réussi l’impossible, greffer un livre d’évasion sur celle de Buonaparte, pour parler comme le Chateaubriand de 1814, rallié aux Bourbons par haine de la tyrannie et génie du rebond. D’habitude, le roman historique laisse en coulisse ses figures les plus éminentes, par peur qu’elles paraissent inférieures à l’idée que nous nous en faisons. Affaire de vraisemblance, que les romantiques, dont Rouart est le digne héritier, ont vivement discutée. Bien qu’il ait cherché à accompagner Louis XVIII jusqu’à Gand, comme d’autres mousquetaires du roi, Alfred de Vigny ne croyait pas blasphémer en offrant à ses lecteurs le spectacle complet des infortunes et des insuffisances du pouvoir royal sous Louis XIII : c’est la leçon politique et esthétique de Cinq-Mars en 1826. Elle règle la marche de La Maîtresse italienne, autrement dit la comtesse Miniaci, dont les charmes indéniables débordent la place que les chroniqueurs du temps lui ont accordée. Avec Rouart, elle saute le pas et joue sur la scène des grands. Le colonel Neil Campbell, le geôlier à galons et absences, s’est laissé enfumer par « l’ogre corse » et son apparent renoncement à remettre ça. Il s’est surtout jeté dans les bras et les draps de la belle Italienne, comme l’agneau écossais dans la gueule du loup florentin. On découvre vite que notre tunique rouge est aussi aveuglée par le sexe qu’obsédée par le sac de Badajoz, moins le siège de 1812, du reste, que les jours d’orgie et de sang qui couronnèrent la victoire des Anglais. Se sera-t-il rendu coupable lui aussi des viols et des meurtres en série qui s’abattirent sur la ville espagnole, alors aux mains des Français ? Rouart ne le dit pas, il laisse toutefois deviner que l’officier n’a pas su retenir ses soudards ou qu’il les imita. En pensée, at least. Cet homme à visions lugubres souffre pourtant d’une réelle cécité, et laissera filer deux proies en une, la maîtresse d’une nuit, l’empereur de toujours.

Et Waterloo n’y fera rien : la légende napoléonienne ne se brise pas sur 1815, elle s’y renforce du prestige que confère une chute héroïque.  La puissance des « souvenirs » et leur mythologisation par les mots et l’image, en plus de ce qui survécut de 1789 dans l’Empire, allaient donner des ailes à l’ambition autoritaire du « neveu » et une caution possible à plusieurs courants de gauche. On ne saurait comprendre le 2 Décembre 1851, et le plébiscite plus victorieux qui s’ensuivit, en les soustrayant à cet entre-deux, où Francis Démier précisément replace le coup d’Etat. En signe d’impartialité, cet historien de la Restauration – mais d’une Restauration qu’il disqualifie politiquement pour mieux s’intéresser à sa dimension sociale, cite Maurice Agulhon, qui fut le meilleur connaisseur de 1848 et de son rapide naufrage. Passer de Lamartine à Bonaparte, n’était-ce pas un aveu d’échec ? Après les erreurs et le manque d’audace du gouvernement de février, que Baudelaire foudroya en son temps, la politique des élites apeurées favorisa l’étrange épiphanie de décembre, qui vit l’élection massive de Louis-Napoléon au suffrage universel (masculin). Or le regretté Agulhon, fier et ferme républicain, en appelait à une lecture éclairée du 2 Décembre, aussi loin de ses « légendes noires » que de ses « légendes roses ». Comment le vainqueur des élections de 1848, le porteur d’un nom (et d’un programme) à cheval sur l’ordre (rétabli), la représentation (nationale) et les promesses (sociales), n’aurait-il pas senti le moment venu de frapper un coup fatal aux errances du régime, fin 1851, lorsque la Chambre des députés lui interdit de briguer un second mandat ? Ses chances de réussite s’étaient même accrues des prudences suicidaires d’une assemblée de notables, inquiète de la rue et de la virulence de la Montagne où siégeaient les amis de George Sand et Hugo lui-même. Au-dessus des factions, « le neveu » distribua des garanties aux uns (la politique romaine) et des gages aux autres (il désapprouva la loi électorale du 31 mai 1850 qui avait racorni l’exercice du suffrage universel). Au matin du deux décembre, Paris se couvrit d’affiches. Démier nous les fait relire. Leur habileté consista à convertir la violation du Droit en rétablissement de la souveraineté du Peuple ; une certaine rhétorique convoquait « l’oncle », Brumaire, voire l’île d’Elbe : « Je ne veux plus d’un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d’actes que je ne peux empêcher et m’enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l’abîme. »  Dès février 1851, en rupture ouverte avec la Chambre, il s’était dit refuser et le « retour à l’ancien régime, quelle que soit la forme qui le déguise », et « l’essai d’utopies funestes et impraticables ». S’il rétablit le suffrage universel, préalable à l’onction du plébiscite, il trahit vite sa parole et sortit du pacte républicain un an plus tard. Pour les victimes et les proscrits de décembre 1851, députés d’un Paris ensanglanté et tétanisé, ruraux du Sud-Ouest, du Centre et du Midi, le crime avait déjà eu lieu. Napoléon III en porterait la marque jusqu’à Sedan et son exil anglais.

Les destins du neveu et de Jules Verne ont cela de commun qu’ils s’inscrivent entre deux îles. Quand paraît Cinq semaines en ballon (1863), l’écrivain nantais, 35 ans et enfin maître de sa forme, laisse entendre clairement son admiration pour Daniel Defoe et son Robinson Crusoé (1719), découvert enfant à travers la traduction de Pétrus Borel (1836) et les multiples adaptations récréatives à l’usage du jeune public. Le papier engendrant le papier en littérature, l’image l’image au XIXe siècle, et donc l’illustre naufragé le naufrage illustré, cette rencontre du tendre âge déterminera l’inspiration du romancier et les éditions Hetzel, également iconophiles, au-delà de ce que l’on soupçonne aujourd’hui. Ainsi le créateur des Voyages extraordinaires, lecteur aussi du Gordon Pym de Poe, auquel il donnera une suite après l’avoir lu dans la langue splendide de Baudelaire, a-t-il multiplié les robinsonnades, les voulant tantôt ironiques, tantôt seulement toniques. Jean-Luc Steinmetz, aussi féru de Borel que de Verne, a réuni trois d’entre elles, et les a lestées d’une bonne partie de leur illustration originelle. Car les romans de Verne possèdent deux langues, et invitent à jouir de l’une par l’autre, comme à rejoindre le troisième mode de l’intertextualité qui commande chacun de ses livres. C’est là où ce nouveau volume de La Pléiade produit le plus d’étincelles. Le désir tenace de refaire Robinson, que Verne a lui-même associé au délice de frayeurs précoces, ne pouvait aboutir à de banales contrefaçons. Prolonger Defoe ou Johann David Wyss, père d’un Robinson suisse plus rousseauiste et sermonneur, exigeait davantage du prosélyte français. L’Ecole des Robinsons (1882), hommage déclaré aux grands aînés, arbore la fantaisie du « plaisant » (Verne à Hetzel), et presque du comique. La scène d’entrée, au cours de laquelle se vend aux enchères une île devenue « inutile » au large de San Francisco, est à se tordre, autant qu’à méditer sur la marche et le marché du monde. L’humour domine ici jusqu’au bout, et la révélation, qu’on taira, de l’origine des félins prédateurs. A l’étape suivante (Deux ans de vacances, 1888), Robinson, quittant la gentry américaine, se réincarne et se démultiplie. A l’adulte déniaisé se substitue un groupe d’enfants, tout « un pensionnat de Robinsons » venus d’Auckland, et prêts à démontrer leur débrouillardise ou leur culture livresque. L’un des aventuriers en herbe prête voix à Verne et, note Steinmetz, au dévoilement cocasse des artifices de la fiction : « Il y a toujours un moment, s’écrie-t-il, où les sauvages arrivent, et toujours un moment où l’on en vient à bout. » L’Autre, chez Verne, se dédouble, avatars éduqués de Vendredi ou anthropophages irrécupérables. La prétendue « bonne conscience coloniale » affiche une plus grande fragilité dans ce qui forme l’ultime réponse à Defoe et, plus encore, à Wyss : Seconde patrie (1900), titre éloquent, se raccorde aussi à l’utopie de l’île bienfaisante, abri d’une refondation économique et sociale, sur qui soufflent les vents tièdes de Thomas More et de Chateaubriand, fils de Saint-Malo, autre phare de Jules Verne. Stéphane Guégan

*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, La Maîtresse italienne, Gallimard, 19€ // Francis Démier, Le Coup d’Etat du 2 décembre 1851, Perrin, 24,50€ // Jules Verne, Voyages extraordinaires. L’Ecole des Robinsons et autres romans, édition sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie-Hélène Huet et Henri Scepi, La Pléiade, Gallimard, 65€.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

Ce nègre de Dumas !

Fils d’un mulâtre de Saint-Domingue qui avait fini général d’Empire – le fameux «diable noir» craint des Autrichiens et même de Bonaparte – , le bel Alexandre était fier de sa crinière crépue et sûr de son ascendant sur les dames. L’une d’entre elles, la célèbre Mélanie Waldor, ne lésinait pas sur les épithètes, dans ses tendres missives, pour rallumer une flamme déjà éteinte en 1831. «Sang africain», «âme de feu», le ton était celui de la passion ardente, ardente et meurtrie. Le premier volume de la correspondance de Dumas, éditée par le très savant Claude Schopp, croque sur le vif le grand écrivain et le premier romantisme, le plus frénétique, derrière le bourreau des cœurs et le forçat des lettres. Seuls les idiots et les incultes, ce sont souvent les mêmes, le relèguent encore parmi la littérature de distraction, dont la valeur s’épuiserait à trousser des récits haletants et camper des personnages typés. Si les romans de Dumas ne traînent pas en chemin, si ses héros des deux sexes aiment à forcer le destin, c’est que la littérature, avec le romantisme, eut soudain l’âge de ses auteurs. Mais ne confondons pas jeunesse et jeunisme. Le très combustible Dumas, celui que ce premier volume suit jusqu’à l’âge de 30 ans, ne se laisse pas vivre, et n’imagine pas qu’il lui suffit de remplir pièces et nouvelles historiques d’insolence Jeune-France ou d’indolence créole…

Ses lettres, qu’on découvre plus nombreuses et riches que prévu, le saisissent en action, à l’affût des comédiennes autant qu’acharné au travail. Avant de recourir à ses fameux nègres, le cher Maquet entre autres, Dumas n’a que son ambition de poète frustré et de saute-ruisseau fauché pour satisfaire aux exigences de la scène, sa première et durable maîtresse. Le théâtre est roi alors, et qui veut régner doit s’y faire un nom et s’y maintenir en prenant le public à revers. La guerre a changé d’armes, pas de stratégie. D’autres se sont polis au journalisme, Alexandre prend d’assaut les salles obscures, et très vite la Comédie-Française après l’ambigu-comique et avant la Porte Saint-Martin. Cette folle passion théâtrale donne son souffle roboratif à la biographie que Sylvain Ledda, expert inspiré de la scène romantique, vient de signer sur Dumas. Gravir et brûler les planches au milieu des années 1820 devient l’idée fixe de toute une génération, impatiente de redonner des couleurs à la tragédie et de parler au présent. Comme nous le vérifierons plus loin, le moment est propice, la Restauration, stupidement calomniée aujourd’hui, favorise les premiers succès de Dumas, malgré son affiliation libérale très affirmée, et Louis-Philippe, dont il a été proche très tôt, les parachève dès avant la Révolution de Juillet. En croisant la correspondance de Schopp et la biographie de Ledda, il faut donc saisir cette chance de revivre l’un des plus hauts moments du génie français, celui qu’aura ouvert la percée des romantiques au Salon et au théâtre.

Les meilleures pièces de Dumas, ce sont ses Trois glorieuses. Henri III et sa cour précède d’un an le triomphe d’Hernani. Dès mai 1829, Stendhal en signale aussitôt la nouveauté à ses lecteurs anglais, non sans souligner ce que Dumas a pris au Richard II de Shakespeare. Mais Dumas surtout parle au public contemporain, qui sympathise moins aux malheurs d’Agamemnon qu’aux turpitudes des Valois. À rebours d’Hugo, il n’allonge pas ses tirades, étire moins ses effets, et brise le verbe ou mêle les genres avec plus de flamme. Suivront Anthony, drame en habits noirs, Christine, où passe le souvenir d’une sculpture de Félicie de Fauveau exposée en 1827 et admirée de Stendhal, et La Tour de Nesle, dont Claude Schopp nous donne une nouvelle édition. Ce drame de 1832 se délecte des amours sanglantes de Marguerite de Bourgogne, dont la Seine reçoit chaque matin le cadavre de ses amants. Il s’imprègne aussi des récentes victimes du choléra, qui aboutirent aux barricades des Misérables. Si différentes soient-elles, ces pièces sont parentes par la langue rude et riante de Dumas, et les ponts qu’il jette entre le passé des rois et la France révolutionnée. À cet égard, la correspondance fourmille d’informations inédites sur les années 1822-1832, à l’heure où Shakespeare, Rossini et Byron dictaient à tous une urgence utile. Frappante est aussi le réseau de peintres que Dumas entretient autour de lui. Autant que Vigny et Hugo, auprès de qui il prend conseil mais qu’il tient à l’œil, Dumas croit aux vertus du contact entre l’écrivain et le rapin. Peu importe qu’ils chérissent la couleur ou la ligne, Dumas les aime et les invite tous à la première de Christine en mars 1830, Delacroix, Roqueplan ou les frères Johannot, d’un côté, Ingres (eh oui!), Amaury-Duval et Ziegler, de l’autre. Une claque, en tous sens!

N’allons pas croire pourtant que ce dialogue des muses soit une invention de fiers chevelus et de sangs mêlés! À s’en tenir seulement au théâtre moderne, c’est-à-dire postrévolutionnaire, auquel Patrick Berthier vient de consacrer une somme définitive, les preuves abondent de cette contiguïté entre les arts du spectacle et les arts du dessin. Autant que Julie Candeille (l’amie de Girodet) ou Mlle Mars (future duchesse de Guise et Dona Sol pour Dumas et Hugo, dont Fragonard fils a saisi les charmes piquants en 1800), le grand Talma, si bien remis en lumière par Madeleine et Francis Ambrière (Fallois, 2007), incarne cette émulation mutuelle sur fond de davidisme radical, et fait le lien entre l’âge de la Terreur et le triomphe du «terrible». N’a-t-il pas été dès 1792 un Othello électrisant? Un Oreste, un Néron ou un Sylla très peu marmoréen? Convaincu qu’il faut revenir au terrain, aux suffrages du public et donc au principe de «plaisir», triple postulat qui fait de lui l’héritier du Stendhal de Racine et Shakespeare, Patrick Berthier brosse en près de 1000 pages le plus précis des paysages jamais tentés de la scène théâtrale des années 1791-1828. Quand l’information la plus large et la mieux vérifiée se conjugue à l’art du récit et de la synthèse, cela donne ce que l’histoire littéraire française peut produire de plus ferme. Berthier excelle aussi à débusquer les poncifs de sa discipline. On croyait la production révolutionnaire écrasée de politique, faux! On pensait la période impériale étouffée d’idéologisme césarien, faux! On se moquait des premières traductions/trahisons de Shakespeare, Berthier les a relues, notamment celles de Ducis, d’un œil frais et son bilan surprend.

Sa traque fertile aux idées fausses nous rappelle, salutaire secousse, que l’histoire du théâtre moderne s’est longtemps écrite depuis les hauteurs d’un romantisme triomphant, altitude et attitude qui ne laissèrent pas de jeter un discrédit souvent injuste sur la production des années antérieures, qu’il s’agisse des mélodrames qui faisaient le bonheur de Nodier sous le Directoire et l’Empire, du vaudeville si méprisé des cuistres, des précurseurs du drame moderne (de L’Auberge des Adrets à Trente ans ou la Vie d’un joueur), et même de ces tragédiens libéraux qu’on dit un peu vite néoclassiques, alors qu’ils puisaient déjà au verbe turbulent de Shakespeare pour rajeunir l’héritage de Racine et Voltaire. Au plus actif de ces faux tièdes, Antoine-Vincent Arnault, réhabilité par Raymond Trousson de belle manière (Honoré Champion, 2004), il faut faire une place à part. Car le jeune Dumas, dès son installation parisienne de 1823, fréquente ce milieu qui aime à prendre le romantisme naissant pour un produit d’exportation contraire au génie national. Le fils du «diable noir» a longtemps partagé cette méfiance envers les chantres de l’obscur et les ennemis des trois unités. La comparaison s’impose avec les débuts de Nerval, très bonapartiste sous la Restauration, et que Gautier et Maquet allaient bousculer dès avant 1830. Pour comprendre la conversion de Dumas lui-même, la lecture de Berthier est indispensable, car il plante le vrai décor de ce moment pivotal, qu’on a eu tendance à résumer aux pamphlets géniaux de Stendhal, à la nomination de Taylor à la tête du Théâtre-Français et au débarquement des Anglais hamlétiques. Dumas aurait puisé à tout pour s’inventer et s’imposer. Comme le notait Alain Finkielkraut, dans L’Identité malheureuse, l’auteur des Trois mousquetaires ne méritait pas d’entrer au Panthéon parce qu’il avait une «goutte de sang noir» dans les veines. C’est son génie seul qui aurait dû lui en ouvrir les portes. Mais telle est notre époque qui croit plus à «l’hérédité» qu’à «la personnalité», quitte à réactiver le primitivisme le plus dépassé.

Stéphane Guégan

*Alexandre Dumas, Correspondance générale, tome I, 1820-1832, édition de Claude Schopp, Classiques Garnier, 59€

*Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Folio Biographies, Gallimard, 8,90€

*Alexandre Dumas, La Tour de Nesle, Folio Théâtre, Gallimard, 6,20€

*Patrick Berthier, Le Théâtre en France de 1791 à 1828, Honoré Champion, 140€

Retrouvez Girodet, Amaury-Duval et Ziegler dans nos Caprices…

Bordeaux se refait une beauté

Le musée des Beaux-Arts de Bordeaux a perdu son directeur mais retrouvé l’usage de son aile nord, qu’occupent superbement les XIXe et XXe siècles. Quatre ans de travaux et de réflexion scénographique  ont été nécessaires à cette réouverture très attendue. Et pour cause! Les deux perles de la galerie moderne, La Grèce sur les ruines de Missolonghi et La Chasse aux lions de Delacroix, s’impatientaient autant que leur public. Mais le résultat en valait la peine. Ce long chantier (il y a pire) a permis à l’aile sud de faire sa toilette et de modifier son offre. Les points forts de l’accrochage restent la peinture nordique et la séquence britannique, une rareté dans le panorama des musées de France, qui s’explique naturellement par la forte communauté anglaise qu’attira le port de Bordeaux au XVIIIe siècle. L’heureux réaménagement s’organise cependant autour des trésors du lieu, le Tarquin et Lucrèce du Titien (cadeau de Mazarin à Louis XIV en 1661), La Vierge à l’Enfant de Pierre de Cortone, Le Martyre de saint Georges de Rubens (saisi à Anvers par les soldats de l’an II) et la grande Présentation au Temple de Restout. Loin de nous l’intention de réduire la galerie de peintures anciennes à ce quarté gagnant, principaux envois de l’État de 1803 et 1805. Mais il faut reconnaître que Napoléon, avant et après son Sacre, n’a pas négligé cette ville qui passe aujourd’hui pour le symbole de la fidélité monarchiste.

La conduite des Bordelais lors des Cent-Jours n’en est pas la seule raison. Louis XVIII lui-même répandit ses largesses sur la «cité du douze mars» et fit expédier à son tour quelques tableaux de poids, dans tous les sens du terme. L’un d’entre eux, Le Christ en croix de Jordaens, dépassait largement les possibilités spatiales de l’embryon de musée, problème chronique à Bordeaux. Ce retable, emporté de Lierre en 1794, reliquat donc de la France révolutionnaire, fait toujours pénitence à la cathédrale. L’autre cadeau de Louis XVIII, L’Embarquement de la duchesse d’Angoulême de Gros, correspondait parfaitement à sa propagande éclairée. Si le sujet flattait l’ancrage populaire de la Restauration, son auteur, rallié, personnifiait l’épopée napoléonienne. À travers Gros, le monarque miraculé faisait allégeance à cette Révolution que les ultras avaient en horreur. On sait ce qu’il advint du pays après la mort de l’intelligent Louis XVIII. Lorsqu’il rejoint l’aile nord, en traversant le beau jardin de la mairie de Bordeaux, le visiteur ne peut pas ne pas penser à ces deux France que ses propres pas relient à défaut de les réconcilier.

Parvenu au seuil de la galerie moderne, un grand portrait équestre de Charles X lui indique le départ d’un parcours qui le conduira jusqu’à la France de De Gaulle puisque un Masson de 1968, donné par Michel Leiris, marque une sorte de terminus ante quem. La réputation du musée s’est faite sur les fonds Redon, Marquet et Lhote. Ils sont bien en place et produisent leur effet. Du portrait peu connu du jeune Matisse par son ami Marquet surgit le souvenir de leurs années communes chez Gustave Moreau. Et un Picasso néoclassique, à proximité de Lhote, fait moins l’effet d’un intrus que d’une alternative nécessaire au cubisme trop sûr de lui. Entretemps, c’est tout le XIXe siècle qui aura déroulé ses héros d’hier et d’aujourd’hui. La place manque cruellement pour montrer le fonds Roll ou le fond Smith, ce Bordelais au nom anglais qui aura été le De Nittis du cru. Les adeptes locaux de Courbet et d’Auguin réclament aussi des salles, comme on réclamait du pain sous les fenêtres de Versailles en d’autres temps. Compte tenu de l’espace, l’ensemble à belle allure et offre un panorama nerveux et dense de la peinture française du XIXe siècle. Ma préférence, tout bien pesé, ira à la salle où Gros et Delacroix se jettent un défi éternel. Ce n’est pas une vaine formule de journaliste. Delacroix, lié à la ville depuis son enfance, lui vendit sa Grèce sur les ruines de Missolonghi en 1852 pour une somme modique. La confrontation que le musée lui offrait, il l’a voulue. Quatre ans plus tard, sa Chasse aux lions, ce «chaos de griffes» selon Théophile Gautier, cette «explosion de couleurs» selon Baudelaire, viendra y confirmer son rang, royal ou impérial, c’est selon.

Stéphane Guégan

Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 20 cours d’Albret. Catalogue des peintures, sous la direction de Guillaume Ambroise, Le Festin, 2010

*Matisse-Rouault. Correspondance 1906-1953, lettres rassemblées et annotées par Jacqueline Munck, La Bibliothèque des arts, 19€.

Chez Gustave Moreau, qui fut au fauvisme ce que Guérin fut au romantisme, un accoucheur involontaire plus qu’un libérateur, Matisse n’a pas seulement croisé Marquet. Il s’est également lié d’amitié avec Georges Rouault. La parution de leur correspondance, rendue possible par la découverte des lettres de Matisse en 2006, montre que les fauves ont vite calmé le jeu. Rappellera-t-on le mot cruel de Cocteau? On les sent plus préoccupés par leur carrière que des questions d’esthétique ou de politique. Seuls les échanges datant de l’Occupation et de l’après-guerre, marqué par l’ascendant des communistes, pour ne pas dire leur dictature dans le milieu intellectuel, dérogent à la règle. Santé et négoce l’emportent sur les autres considérations bien qu’on puisse glaner ici et là d’intéressantes informations ayant trait aux voyages de Matisse en Afrique du Nord et à leur passage chez Moreau. Cette relation, du reste, est triangulaire: Pierre Matisse, fils du peintre et marchand à New York, prend vite une place prépondérante dans cette correspondance qui révèle des liens plus profonds que ne le laissaient penser les années pauvres en lettres. SG

 

À feu et à sang

Amateurs de peinture sage, s’abstenir ! La volupté fut la grande affaire du XVIIIe siècle et l’art français s’y voua plus qu’aucun autre. Dès les années 1720, Eros sort de sa clandestinité, tableaux et gravures de l’ombre, s’empare des cimaises officielles et domine aussi bien la fable que l’évocation du quotidien. La licence fait loi, et le vice florès. Il suffit d’un masque, qui ne trompe personne, pour entrer dans la ronde. Monarque et élites, à l’unisson, saluent l’ivresse des sens et de l’esprit comme leur maître absolu après Dieu. C’est, pour grossir le trait et l’attrait, « le siècle de Louis XV ». Charles-Joseph Natoire (1700-1777) en fut l’un des plus incontestables pourvoyeurs. On n’accorde jamais assez de soin aux peintres luxurieux, chairs frémissantes, sujets lestes et « rois de l’instant », selon le mot si juste de Proust. Leur soleil agace ou aveugle les amateurs de peinture torturée ou asexuée. Et croyez-moi, ils sont encore légion. Le livre de  Susanna Caviglia-Brunel, si gazé soit-il, s’adresse aux autres, aux amoureux du charnel et des sensations piquantes, aux partisans du frisson et des ruses de l’image. Ouvrage monumental, il recense tout ce que l’auteur a fini par savoir, et elle en sait beaucoup, de la carrière et de l’œuvre d’un artiste prolixe, dont on saisira mieux désormais la double nationalité. A mesure que nous redécouvrons l’art romain du premier XVIIIe siècle, il paraît de plus en plus clair que les jeunes artistes français, en résidence académique dans la cité des papes, s’y sont forgé une religion propre.  Est-il si étonnant, du reste, de les voir regarder l’art du temps présent ? Les modernes qui ont nom Cadès, Masucci et Trevisani, sans parler des Vénitiens avec lesquels on a parfois confondu certaines œuvres mal attribuées de Natoire ? Il n’y a pas que l’antique et les Carrache dans la vie des Prix de Rome, pensionnés par le roi ! Ces jeunes gens hautement inflammables relèvent le gant, assouplissent leur manière, s’ouvrent à un art de l’extase, fût-elle mystique en premier lieu. Car il faudra le contexte parisien des années 1730-1740 pour que s’épanouisse la fermentation du séjour italien et que le transport des âmes change de registre. Celui de la galanterie connaît mille nuances, il convient de les maîtriser pour faire entendre, sous les « grâces » de l’époque, une autre musique. Natoire possédait cette oreille-là et ne peignait pas le décor lascif de l’alcôve de Philibert Orry, contrôleur des finances, sur le même ton que l’hospice des Enfants-Trouvés… Pour Susanna Caviglia-Brunel, l’érudition n’est pas une fin en soi ; ses commentaires prennent en compte l’érotique de la représentation, formes, signes et surtout glissements. Et, comme Natoire, elle a l’art de suggérer.

Restons encore un moment avec les peintres de Louis XV, qui cédèrent aux délices de Capoue par conviction, et non par horreur du drame. Carle Van Loo (1705-1765), très oublié aujourd’hui, passait du plaisant au tragique à volonté. Fleuron du Louvre, son Enée portant Anchise a été peint à Rome, en 1729, avec le feu d’un jeune Niçois de 24 ans. Le groupe des fuyards se jette sur nous, mouvement superbe, composition tournoyante, nuit d’effroi, dans le fracas des armes et l’exil qui commence pour les Troyens… L’Enéide, on le voit, n’a pas attendu le XIXe siècle pour nourrir une esthétique du crime très contagieuse. Il est vrai qu’il y a manière et manière de traduire l’épopée de Virgile et de peindre le mal, ou la perte. Celle de Guérin, un siècle exactement après Van Loo, opte pour la violence débridée quand ses prédécesseurs, fidèles au caché/montré du théâtre classique, relèguent l’explosion pulsionnelle parmi les vagues échos de l’arrière-plan. L’exposition du musée d’Angers et le beau travail de Mehdi Korchane, à l’inverse, la posent au centre de la peinture de la Restauration. L’heure est alors à Géricault, Scheffer et Delacroix, tous élèves de Guérin. Tiens, tiens. On aura compris que la démonstration vise ici à interroger le fameux conflit entre néoclassicisme et romantisme. Opposition qu’il faut à la fois comprendre et dépasser, accepter et refuser au nom de ce que les Américains appellent le « big time ». Et si l’ultime tableau de Guérin, l’immense et enveloppant Incendie de Troie, nous captive aujourd’hui (mais Baudelaire en avait déjà signalé l’esquisse comme une heureuse anomalie), c’est qu’il travaille précisément sur cette ligne de rupture, se penche au-dessus du gouffre qu’il ouvre sous ses pieds. Vertige et retrait d’un même élan. Doctus pictor, comme Girodet, cet autre adepte des extrêmes, Guérin brode à plaisir sur Virgile et sur Racine qu’il connaît par cœur et déborde en moderne. Par le vécu, en somme. On sait qu’il a vibré au spectacle du Vésuve en fusion, l’une des matrices de cette lave troyenne. Une lave très féminine. Mehdi Korchane le signale justement, c’est là le principal écart que s’autorise le peintre : les femmes, presque absentes du poème virgilien, les femmes dont Guérin sculpte la douleur ou la culpabilité en déchaînant la folie meurtrière des Grecs et la vengeance du fils d’Achille, trop longtemps comprimées par l’interminable siège. Cette ville qui croule devant nos yeux greffe le grand opéra baroque sur les nouveaux divertissements de la capitale, diorama et autres panoramas. L’incendie de Moscou semble aussi y pousser ses dernières lueurs. Un théâtre de la cruauté donc, où se résument la veine la plus noire de l’art des Lumières et les abus de la Terreur, dont Guérin s’était fait le dénonciateur sous le Directoire.

Le parallèle serait facile à tracer entre ce faux classique et Chateaubriand, qui « inventa » le romantisme (dixit Gautier) en revenant à Bossuet. Le premier a beau être le cadet du second d’une poignée d’années, ils atteignent tous deux au succès vers 1800 et se croisent sous l’Empire, traversé sans encombre.  Le retour des Bourbons, certes, leur est plus favorable, puis ils assistent tous deux au naufrage du régime. Avant la chute de Charles X, ils se retrouvent à Rome. Nous sommes en décembre 1828, Guérin dirige la Villa Médicis depuis quatre ans ; Chateaubriand vient d’être placé à la tête de la diplomatie française auprès du Saint-Siège. Ultime rencontre qui nous vaut un beau passage des Mémoires d’Outre-tombe, éclairé par les lumières du soleil couchant sur le Pincio. Au sujet du peintre que la tuberculose détruit à petit feu, l’ambassadeur a ces mots qui mêlent nostalgie et divination : « Guérin est retiré, comme une colombe malade, au haut d’un pavillon de la Villa Médicis. Il écoute la tête sous son aile, le bruit du vent du Tibre ; quand il se réveille, il dessine à la plume la mort de Priam. » La grande toile d’Angers sera bien le tombeau de celui qui avait été, une vingtaine d’années auparavant, le portraitiste de Chateaubriand. Il est étonnant que Jean-Claude Berchet, au fil de la superbe biographie qu’il consacre à l’enchanteur, ait si peu prêté attention au monde de l’art. Bien sûr, Girodet surgit ici et là, de même que Guérin et Fabre, l’art des anciens, la pratique du paysage, la poétique des ruines, etc. Mais il n’eût pas été inutile de dire un mot des autres usages et présences de l’image, des éditions illustrées d’Atala à la promotion que lui procurent ses portraitistes, et tous ceux qui firent vivre sur la toile, dans le marbre ou sur de plus humbles pendules ses héros de papier. Le chantre de la solitude douloureuse s’est donné un statut médiatique, au sens moderne de la communication efficace, qui l’apparente à ses vrais modèles, Rousseau et Napoléon. Pour le reste, et c’est l’essentiel, le livre de Berchet domine d’une plume vive, et souvent drôle, un sujet complexe et qu’hypothèque le prêt-à-penser contemporain. Se méfiant de « l’histoire à rebours », aussi bien de l’inquisition contre-révolutionnaire que de ceux qui stigmatisent la Restauration par ignorance, le biographe ne dédouane pas le grand homme de ses intrigues politiques et littéraires. Le libéralisme de René reste lui au-dessus de tout soupçon, la nouveauté de son verbe aussi, qui fait éclater son supposé classicisme en faisant image de toute sensation, les plus vagues de préférence. Le mérite de Berchet est de nous montrer ce séducteur tardif se poussant au cœur de la presse et de la République des lettres. Ses détracteurs se méfiaient de cet être sans gravité ni fond… Il les a enterrés pour toujours. Ce livre en est la preuve. Stéphane Guégan

*Susanna Caviglia-Brunel, Charles-Joseph Natoire, Arthena, 149 €.

*La Dernière nuit de Troie, Musée des Beaux-Arts d’Angers, catalogue avec textes de Patrick Le Noëne, Ph. Heuzé, Ph. Bordes, M. Korchane et F. Lissarrague, éditions Somogy, 29 €. Exposition du 25 mai au 2 septembre 2012 .

*Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Gallimard, 29,50 €.

  • Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Folio Histoire inédit, 14 €. Le « retour en grâce » de la période appelait une nouvelle synthèse. C’est fait et bien fait. Ce volume de près de mille pages confirme surtout un changement de perspective profond. Vu dans la continuité de l’Empire, le régime de la Charte installe plus qu’elle ne conteste la France révolutionnaire. Même si la réaction ultra en trouble le développement et en invalide les chances, cette mutation profonde du fonctionnement démocratique va suivre son cours jusqu’au Second Empire. Ce que Démier montre bien également, c’est que le tournant industriel, l’idée d’une économie en mouvement, date de là. Autant que les clivages idéologiques anciens, le débat sur le calcul du cens, ce sont les nouveaux désirs de la frange la plus industrieuse qui allaient renverser le trône. On lira avec grand intérêt les considérations de Démier, pour qui le « matériel existe », sur le « libéralisme cadré » que plébiscitent les forces neuves du pays. Les chapitres sur l’art, la littérature et le théâtre sont plus cursifs, voire plus confus. Rien non plus de solide sur l’édition et le boom de la presse, sans lesquels le romantisme français eût été bien différent.