FÉMININ PLURIEL

Sans Liszt connaîtrait-on la comtesse d’Agoult, se demandait Charles Dupêchez en 1990 ? Leurs amours tumultueuses et le déclassement qu’avait encouru l’intrépide Marie en « suivant » son beau pianiste étaient, il y a 25 ans, plus célèbres que les écrits de la frondeuse. L’oubli se construit, aiment à dire les féministes, selon qui la mémoire littéraire réserve  préférablement ses trous aux écrivains du beau sexe. Sans s’effacer, Marie d’Agoult (1805-1876) vit certes son étoile posthume pâlir au cours du premier XXe siècle. Mais ce fut le sort commun de tout un pan de notre romantisme, que de bons esprits dirent alors moins profond que le romantisme allemand ou moins touchant que le romantisme anglais. Pour nous avoir écartés d’une part de nous-mêmes, cette absurde hiérarchie n’eut pas raison du meilleur de Marie d’Agoult. On continua à consulter ses Mémoires et son livre décisif sur la révolution de 1848, dont elle fut une partisane ardente sur le mode lamartinien, on commença aussi à comprendre que sa correspondance, objet d’abord d’un culte familial, jetait une lumière nette sur l’époque où cette grande dame des lettres régna, les années 1830-1850, qui se trouvent être l’un des plus hauts moments de l’art français. Comme nombreux furent les écrivains, les peintres et les penseurs politiques à fréquenter son salon, elle donna à sa plume le tour souvent indiscret et drôle de la conversation. Aragon aurait dit qu’elle pratiquait un « français vivant », celui de son ami Drieu, qu’il opposait à la « langue morte » de Gide. Dans ses lettres, la comtesse ne parle pas seulement à ses destinataires choisis, elle nous parle, elle s’adresse aux lecteurs futurs de cet autre journal intime et mondain qu’est sa correspondance. Quatre volumes de ce monument sont parus. Les éditions Honoré Champion et Charles Dupêchez, seule maison et seul érudit capables de porter l’entreprise, nous en offrent deux autres. Ils courent ensemble du printemps 1844 à l’hiver 1848, qui vit l’élection massive de Louis-Napoléon Bonaparte et la fin des illusions pour Marie et ce qu’elle appelait, d’un mot qu’elle avait raison de ne pas aimer, le parti humanitaire.

Son cœur d’aristocrate chrétienne et libérale brûlait donc pour tous les hommes. Réconciliant en elle la banque allemande et la gentry française désargentée, Marie de Flavigny voit le jour au lendemain du Sacre de Napoléon Ier. À 22 ans, sans qu’elle ait son mot à dire, elle est mariée au comte Charles d’Agoult, auquel elle donnera, sans amour, deux filles qu’elle aimera éperdument. La différence d’âge s’aggrave des différences de goût. Marie tend au romantisme sa jeunesse bafouée et trouve chez les premières héroïnes  de George Sand, libres de vivre et d’aimer comme bon leur semble, de dangereux miroirs à ses frustrations. Liszt surgit en décembre 1832. Sa jeunesse, son génie, sa beauté se font adorer dès la première rencontre. Après deux années de rencontres clandestines, Marie lui abandonne tout, son mari, sa fille Claire et les convenances de son milieu. Sand, complice d’abord, jalouse ensuite, lui fera payer cher l’escapade italienne où les tournées du pianiste virtuose, en plus du besoin de s’éloigner de Paris, entraînent les amants vite légendaires. À travers leur couple improbable se réalisait le romantisme des unions impossibles, des couples byroniens, au mépris de la morale commune… L’idylle pouvait-elle durer, résister au priapisme et au narcissisme de Liszt ? Elle dura près de six ans et connut une lente et douloureuse agonie jusqu’en 1844. En mai, la rupture était consommée et Marie séparée des trois enfants nés de sa folie. Leur éducation ramenait le bourreau des claviers et des cœurs à ses pusillanimités petites- bourgeoises. Mais la reine déchue n’est pas nue. Elle a repris pied dès son retour, fin 1839, en France. Dans cette reconstruction de soi, tenir un salon est déterminant. Marie d’Agoult l’affirme à l’un de ses plus chers confidents, le peintre Lehmann, élève d’Ingres et le portraitiste des amants (notre ill.). Il faut que l’Europe sache que se réunit chez elle la fine fleur de la création française et que s’y discute le sort du pays. Car la revenante soutient Lamartine, ennemi déclaré du gouvernement de plus en plus conservateur de Louis-Philippe. Ayant vite rompu avec Sand, dont la rivalité l’avait aidée à se donner une identité littéraire, Marie ne cache pas ses réserves à l’endroit du « socialisme » de George et de « la sacristie poudreuse du culte Leroux ».

Ingres, Marie d’Agoult et sa fille Claire, 1849

Elle sait aussi, en parfaite femme du monde, ne pas parler politique aux plus fidèles de ses correspondants et visiteurs, Vigny en particulier. Elle parvient même, par amitié, à souffrir le conservatisme de la singulière Hortense Allart, qui n’admet de liberté qu’en matière de sexe, et de féminisme qu’en termes de mœurs. Agir en homme, tel est l’idéal. Dans ses échanges avec Michelet, Proudhon, Buloz ou le très pressant Girardin, Marie affiche un aplomb qui fait notre bonheur. Quant au sien, il est difficile de s’en faire une idée précise : la neurasthénie menace cette femme brisée, et le souvenir obsessionnel de Liszt semble cacher ou justifier une vie amoureuse en berne. Reste l’écriture, où elle excelle et se raconte. Daniel Stern, nom éloquent de plume, ne publie pas que de l’autofiction. Outre ses positions politiques, d’un républicanisme modéré, il faudrait gloser davantage ses choix littéraires, notamment son goût de Stendhal, de La Chartreuse notamment, dont elle partage l’admiration de Balzac. Le Salon de peinture, de même, la passionne. Marie est du parti d’Ingres, qui a laissé un portrait délicieusement patricien de son champion en jupons. Concernant le génial Chassériau, rival de Lehmann, on la sent partagée entre réflexes claniques et inclinaisons profondes. Marie avait croisé à Rome le portraitiste de Lacordaire, elle suit de près l’affaire du décor de l’escalier de la Cour des Comptes. A cet égard, l’histoire de l’art n’a pas tiré tout le parti possible de la lecture de cette correspondance au sujet de Chassériau et de ses protecteurs, Tocqueville et Delphine de Girardin, que la comtesse traite de Béatrix parce qu’elle a jeté son dévolu sur le jeune peintre… Étonnamment, il ne semble pas qu’elle se soit reconnue elle-même, en lisant Balzac, sous les traits fielleux de Béatrix de Rochefide. Mais si ce roman breton transpose génialement les amours de Franz et Marie, il est moins conforme à la vérité qu’à la perfidie de George Sand, qui souffla le sujet à Balzac. Ce dernier, du reste, ne se montrait plus chez Marie d’Agoult depuis 1841 et le fameux dîner où le peintre du Paris moderne rencontra Ingres, de retour d’Italie.

La comtesse a presque disparu du troisième et dernier tome de la correspondance de Balzac, dû au regretté Roger Pierrot et à son digne émule Hervé Yon, les deux éditeurs de La Pléiade. Entre 1842 et 1850, celui que Baudelaire nommait « le plus grand homme de notre siècle » sans exagérer le moins du monde, le titan dont David d’Angers fit le buste olympien en 1844-45, se multiplie dangereusement. Ces années, pour nous, brillent de la publication du plus grand roman de notre littérature, Illusions perdues, que Balzac dédie à Hugo sur épreuves… La scène l’occupe beaucoup alors, elle réveille d’anciens appétits de succès, lui fait écrire à Frédérick Lemaître et à Marie Dorval, assister à la renaissance de Musset, tandis que s’élance l’entreprise éditoriale de la Comédie humaine dont les volumes s’impriment, et donnent la mesure de leur auteur unique. Géant de papier, en tous sens, Balzac fascine Gautier et de plus jeunes, Baudelaire, Champfleury et Courbet. Lui rêve de l’Académie, brigue le fauteuil de Chateaubriand, ce qui politiquement et esthétiquement avait du sens. Le quai Conti, hélas, résiste plus qu’Eve Hanska, enfin veuve, et avec laquelle Honoré sillonne l’Europe, de Russie en Italie, avant de l’épouser… Cela donne à ses lettres une teinte voyageuse et amoureuse admirable. S’il s’octroie des vacances, c’est que le besoin de recharger sa palette et ménager sa monture se fait aussi de plus en plus sentir. Mais la réclusion totale ne va pas à ce Parisien, et sa correspondance nous permet de le suivre chez la belle comtesse Merlin, cantatrice d’origine cubaine, ou chez James de Rothschild, à la table duquel il croise Liszt en 1845… A rebours de cette dispersion et de sa santé flanchante, la fermeté idéologique de Balzac traverse le régime de Juillet à son crépuscule avec le même panache. Fidèle à sa particule de fantaisie autant qu’à la monarchie et à l’Église, l’écrivain fut horrifié par les journées de février 1848. Le sac des Tuileries, qui frappa aussi Delacroix et Flaubert, glisse dans sa correspondance une vraie page de roman. Jusqu’au bout, il prit plaisir à fréquenter les milieux légitimistes et taquiner la « démagogie » d’un Hugo ou d’un Lamartine, qu’il croisait chez Delphine de Girardin. Quant aux bourgeois parvenus, aux élites ralliées, il continua à en crucifier les combines à travers romans et théâtre. Son agonie ressembla à ses livres « avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel » (Hugo). C’est à Gautier qu’il revint de le dire complètement, dès 1859, dans une plaquette mémorable. Théophile fut le destinataire de l’un des derniers billets de Balzac. Daté du 10 juin 1850, il contient le fameux codicille, « Je ne puis ni lire, ni écrire », dont seul un écrivain et un lecteur aussi prolixes que Gautier pouvait sonder le fond de désespoir. On sait que l’annonce de la mort du maître, survenu le 18 août, foudroya Gautier alors qu’il lisait, au Florian, le Journal des débats, « la seule feuille dont l’entrée soit libre dans ce pays absolutiste » qu’était la Vénétie autrichienne.

Il devait mettre en scène ce coup du destin dans une des chroniques dramatiques que Patrick Berthier vient de recueillir dans le tome 9 de son édition complète, aussi passionnant que les précédents. L’actualité théâtrale des deux années qui précèdent le 2 décembre 1851 a beaucoup à nous apprendre sur le climat politique, justement, qui déteint sur tout. En accord avec le patron de La Presse, le centre-gauche Émile de Girardin, Gautier persifle une censure de plus en plus tatillonne, signe que la IIe République perd confiance en elle et se coupe de sa base, avant de pousser Louis-Napoléon aux extrêmes.  Théophile reste soumis au feu roulant des innombrables salles de la capitale, dont il est un des seuls chroniqueurs à couvrir le spectre entier. Point de repos dominical pour qui publie, chaque lundi, ses magnifiques colonnes, si belles à lire, si utiles à étudier aujourd’hui. En avril 1851, Gautier adresse le début de son feuilleton, respectueusement ironique, au comte Charles de Montalembert, auteur d’un projet de loi qui visait à réserver le dimanche au repos prescrit par l’Église ! Le sort des travailleurs troublait désormais moins l’ancien complice de Lacordaire que leur salut. A défaut du bois de Boulogne et des coteaux de Meudon, sa table, sa plume, ses chats et les forces vives de la scène meublaient les fins de semaine d’un Théophile enchaîné à la copie. Ce qu’il avait trouvé au théâtre des funambules sous Louis-Philippe, il le demande désormais au cirque et aux spectacles de ballon. Les danseuses espagnoles, qui font claquer l’espace, règnent toujours sur son cœur et ses souvenirs. Mais où trouver ailleurs cette énergique densité de vie ? Musset et Balzac restent, à ses yeux, la seule issue, à condition de les bien jouer. Aussi Gautier ne perd aucune occasion de réclamer un peu plus d’audace des romantiques qui dirigent désormais les salles parisiennes. Ils n’osent, ces anciens rebelles, pratiquer les changements à vue que réclame le théâtre si mobile et capricieux de Musset. Au lieu de cela, le rideau de manœuvre s’obstine à tomber, ralentir une action hachée en petits morceaux. Quand on ne toilette pas le texte, on pétrifie la parole et les corps. Balzac, qui eut tant à lutter avec les eunuques de son époque, sera mort sans avoir assisté aux représentations de son chef-d’œuvre, Mercadet, qui domine la vie théâtrale en 1851… Chacun s’y trouve flagellé, du politicien au journaliste, du soupirant veule au créancier volé, car tous sont agis par l’obsession de l’argent et l’égoïsme le plus noir. La censure grimaça mais autorisa la satire des spéculateurs parce que la forme n’en était pas trop agressive et la scène où elle se jouait peu populaire. Pour Gautier, Balzac y égalait le grand Molière. Mercadet, c’était la superbe de Don Juan allié aux chicaneries de M. Dimanche. Les bourgeois sont les nouveaux seigneurs d’un monde qui ne respecte ses lois qu’en apparence. Encore sous le choc d’articles le plus souvent négatifs, Mme Hanska écrit à Gautier : « Merci, Monsieur, merci, c’est tout ce que je puis vous dire. Merci pour lui qui vous a tant aimé – merci pour moi qui ai tant souffert. – Depuis plus de huit jours je suis abreuvée de fiel, de venin, de poison ». Balzac obligeait. Stéphane Guégan

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, édition établie et annotée par Charles Dupêchez, tomes 5 (mai 1844 – 1846) et 6 (1847-1848), Honoré Champion, 120 € et 95 €.

Honoré de Balzac, Correspondance, tome III, 1842-1850, édition de Roger Pierrot et Hervé Yon, La Bibliothèque de la Pléiade, 59 €.

Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome IX, juillet 1850 – octobre 1851, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 95 €.

Save the date /// Retrouvez Gautier, Fracasse, Charles Dantzig et votre serviteur sur France Culture, dimanche 25 février, dans l’émission Personnages en personne

Et lire aussi…

Étaient-elles faites pour se rencontrer et, plus encore, s’apprécier? Tout séparait, au fond, Marie d’Agoult et Hortense Allart, l’origine sociale, les opinions politiques, le rapport à l’écriture et le rapport au sexe. Puisque l’Italie les avait réunies en pleine fugue de la comtesse, Charles Dupêchez s’est senti autorisé à écrire leur biographie croisée. Il a fort bien fait, son livre possède l’esprit, la concision, la liberté de ton de ces deux femmes qui eurent l’intelligence de ne pas confondre leur libération avec le rejet de la société, le mépris des hommes et de ce qu’il faut bien appeler la nature, n’en déplaise aux assommantes suffragettes américaines ou américanisées.  D’extraction bourgeoise et tôt orpheline, Hortense (1801-1879) apprit vite à user de ses charmes et de sa plume. Elle était de ces femmes qui ont plus de chien que de beauté. Chateaubriand, dont elle fut la dernière maîtresse, la trouvait agitée et froide dans l’alcôve. L’enchanteur vieillissant avait-il su mettre en émoi cette femme de presque trente ans ? L’histoire ne le dit pas, elle dit, en revanche, que la menue Allart eut maints amants (dont Sainte-Beuve) apparemment conquis par son amour de l’amour. Sa religion en ce domaine consistait à suggérer aux femmes de disposer des hommes comme ceux-ci disposaient des femmes. Elle récusait la nécessité d’être vierge au moment du mariage et préconisait l’éducation poussée des demoiselles. Le temps du servage marital était fini. Quant au reste, elle s’opposa aux excès du démocratisme moderne avec la ferveur qu’elle mettait à dénoncer les leurres du romanesque à deux sous. Un sacré bout de femme. Plus qu’une confidente, la comtesse d’Agoult trouva auprès d’elle une émulation  saine et durable. Ce livre ne saurait être mieux venu. SG / Charles Dupêchez, Hortense et Marie. Une si belle amitié 1838-1876, Flammarion, 21,90€.

Simultanément au tome IX des Chroniques dramatiques, Honoré Champion fait paraître le tome I des Contes et Nouvelles de Théophile Gautier, au sommaire duquel se trouvent quelques-uns de ses meilleurs récits fantastiques, de La Cafetière à Omphale, des Jeunes France à Fortunio, la perle se trouvant être, hommage crypté à Balzac, La Morte amoureuse. De part et d’autre de Mademoiselle de Maupin (1835), le jeune romantique à crinière léonine s’est donc plu à pratiquer la forme courte, qui est aux cycles de poème ce que représente le sonnet, une manière de quintessence. Cette concentration de forme s’ajuste parfaitement au climat hoffmannien des premiers contes où le surnaturel s’immisce à petits pas et projette son trouble sur le lecteur. L’espace et le temps semblent aspirés par les désirs ou les inquiétudes des personnages, qui basculent soudain dans un autre temps et un autre espace, avant d’être rappelés, mais changés, à la vie normale. Le sommeil, la danse, l’ivresse ouvrent des portes sur un au-delà pré-freudien. Le romantisme dit le réel en saisissant l’imagination. Et le fantastique est autant l’occasion que la métaphore idéale d’une démarche qui refuse de réduire la fiction à un genre ou une lecture unique. C’est, du moins, la position de Gautier, comme Anne Geisler le note au sujet des Jeunes France. Loin d’être la simple parodie des extravagances 1830, comme on continue à l’écrire, le volume rend impossible toute catégorisation traditionnelle. Le thème de l’amour s’y révèle riche en harmoniques aussi dérangeantes. À sa manière, Gautier égratigne « la sainte institution du mariage », objet des attaques d’une Hortense Allart ou d’une Marie d’Agoult. L’attrait de la bigamie, traité de façon goguenarde, prendra un tour plus dramatique dans Laquelle des deux ? et Fortunio. De façon plus noire, La Morte amoureuse, où la chasteté des prêtres est décrite comme une torture masochiste, confronte le lecteur au choix du héros, partagé entre le désir et le renoncement, la castration volontaire et l’appel du diable. Avec Alain Montandon, on y goûtera la réécriture d’un XVIIIe siècle auquel se rattache Gautier, celui de Manon Lascaut ou de La Religieuse. Plus généralement, comme les éditeurs y insistent tous, le jeu référentiel, aux antipodes du mythe romantique d’une création pure de tout emprunt, se déploie en pleine et consciente liberté. SG // Théophile Gautier, Œuvres complètes. Contes et nouvelles, tome I, texte établi, présenté et annoté par Alain Montandon, Anne Geisler-Szmulewicz, Françoise Court-Pérez et François Brunet, Honoré Champion, 120 €.

« De tous les auteurs du XIXe siècle, Alfred de Musset est le seul, sans doute, dont le théâtre reste vraiment vivant de nos jours », écrit Simon Jeune, en 1990, au seuil de ce qui reste la meilleure édition en la matière (La Pléiade, Gallimard). En tête de l’essai qu’il vient de consacrer au sujet, Sylvain Ledda, grand expert du théâtre romantique, écrit plus généreusement : « Avec Victor Hugo, Musset est le seul dramaturge de l’ère romantique à susciter la curiosité durable des metteurs en scène. » La curiosité de notre pauvre époque se cognant vite à ses limites, nos planches sont plutôt chiches envers Balzac, Gozlan, Gautier, voire Scribe. Le génial Dumas père s’en sort mieux. Musset, du reste, mérite sa survie parmi nous. Le lire ou l’entendre, c’est l’adopter. Nul besoin même d’adapter à la scène ces pièces et proverbes qui ne furent pas écrits pour. Ses mots, dit Ledda, ont un tel pouvoir évocateur qu’ils peignent espace, intrigues et caractères hors de toute représentation matérielle. Musset invente, dès 1832, et après qu’on eut sifflé sa Nuit vénitienne, le spectacle chez soi… Les salles, les loges, le public, les directeurs, sont à sa merci. Son théâtre imaginaire, qu’on a cru longtemps impossible à jouer, postule les changements à vue et refuse d’interrompre une scène quand un personnage y entre. La vie est mobile, la vie est une, dira Gautier, le théâtre doit l’être… Ledda nous rappelle la fièvre des commencements. Né coiffé, un père spécialiste de Rousseau, un aïeul proche de Carmontelle, l’adolescent lit Shakespeare, Schiller, Goethe, se forme tôt à la pratique des comédies de salon. Hugo, Dumas et Vigny électrisent ses vingt ans. 1830 ! Le drame, historique ou moderne, demande un art des ficelles et des carcasses qui répugne à sa fantaisie et son goût des mélanges. Ledda parle bien de la diversité générique qui règne dans chaque pièce, comme de la porosité psychologique qui trouble les personnages. Ses grands thèmes sont connus, la perte de l’innocence, la force de l’amitié, la fragilité ou la cécité de l’amour, l’illusion politique, l’incurable besoin de plaire. On ne badine pas avec Musset. Le libertinage fut le masque d’une vision déniaisée des femmes et des hommes. Éternel. SG // Sylvain Ledda, Le Théâtre d’Alfred de Musset, Ides et Calendes, 10€.

GERMAINE, MAIS SI FRANÇAISE

« Elle restera », disait Napoléon au sujet de la postérité de Madame de Staël (1766-1817), farouche libérale qu’il avait poussée hors de Paris dès l’hiver 1802… Si la vie n’était pas contradictoire, on s’y ennuierait, n’est-ce pas ? Depuis Sainte-Hélène, lorsqu’il prononça ces mots historiques, l’Empereur avait pacifié sa conscience. Au seuil de son destin unique, en plein Directoire, il ressemblait davantage aux héros staëliens, peinant à concilier élans du cœur et ordre public, liberté sentimentale et collectivité, soi et les autres… Rappelons-nous le jeune Mars de la campagne d’Égypte plongé, en 1799, dans la lecture du premier chef-d’œuvre de celle qui n’est pas encore son ennemie, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Le Premier Consul, en exilant Madame de Staël, fera taire ses émois d’ancien lecteur…. En très bonne compagnie, De l’influence des passions reparaît chez Robert Laffont, et ce merveilleux livre de 1796, issu d’un XVIIIe siècle attentif au climat des humeurs, éclate encore de l’énergie qui frappa aussitôt Bonaparte. « La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées », y lit-on parmi un flux d’aphorismes marqués au sceau d’une féminité déjà libre de toute fatalité domestique. Trente ans, mal mariée à une particule suédoise, Germaine multiplie déjà les amants dont elle exige, comme du grand Benjamin Constant, un « enthousiasme » égal au sien. L’amour n’est accroissement d’être, divine illusion, qu’à ce prix. Avant que la douleur ne s’en mêle, il faut que les sens et l’âme aient d’abord brûlé. Ce livre bouillonnant de formules heureuses et de lucide exaltation fut l’un des bréviaires du romantisme. La dette est certaine et Sainte-Beuve l’a payée mieux que d’autres. Ayant à brosser le portrait de Madame de Staël, longtemps après la mort de son modèle, le grand critique fouille ses propres souvenirs d’adolescent et verse une petite larme, délicieuse, sur deux des lectures qui l’avaient galvanisé. De l’influence des passions est l’une d’entre elles ; De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions, l’essai fondamental de 1800 sur le subjectivisme post-révolutionnaire, était l’autre : « Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie ».

Face au choix de réunir le meilleur de Madame de Staël en un volume de La Pléiade, Catriona Seth a judicieusement inscrit De la littérature à son sommaire, plutôt que De l’Allemagne, qui a accrédité l’idée assez sotte que Madame de Staël aurait préféré les écrivains du Nord, tournés vers l’intériorité et ses affres, aux plumes du Sud, chez qui notre sentiment d’incomplétude se serait contenté d’une peinture grossière du réel et des affects qui s’y donnent carrière. Montesquieu et Rousseau, qu’elle a beaucoup lus, l’avaient prémunie contre une typologie aussi binaire. Car Madame de Staël, qui croit au magistère public de l’écrivain, fustige les catégories artificielles, les concepts indiscutés et, par conséquent, les poncifs concernant le beau sexe. Mais le féminisme sectaire a tort de l’avoir érigée en sainte patronne de la cause. Loin de refuser l’impact du social sur les mœurs, ou d’ignorer celui de l’éducation sur la nature, elle reste fidèle à la loi du biologique et combat seulement la morale des hommes qui, tolérante envers leur inconduite, accablent à jamais les femmes de leurs faux pas, ou de leur désir légitime de s’élever, amour ou gloire personnelle, au-dessus de leur sexe. Grande amoureuse et grand écrivain, détestant « l’esprit de parti » mais prenant le parti des femmes, elle se sent et se voit doublement visée. C’est qu’elle assigne au roman moderne l’impératif de remplacer le « merveilleux » du conte par l’observation concrète, pré-balzacienne, de la sphère privée et ses drames. Ses réussites indéniables dans le genre, Delphine (1802) et Corinne (1807), que le volume de La Pléiade associe au grand essai de 1800, ne réservent pas aux seules femmes les feux et les blessures de l’amour, bien que les héroïnes enflammées  fassent preuve de plus de courage et de noblesse au cœur de l’action. Ce ne sont donc pas, Dieu merci, des récits à thèse, et le thème ancien des amours contrariées, ou impossibles, laisse place à l’imprévu et à l’extase.

Avec un goût très sûr des caprices du destin et de la fiction, et peut-être, comme le suggère Catriona Seth, un faible pour le roman noir, Madame de Staël se prend à son propre jeu et va jusqu’à éprouver cruellement ses personnages positifs ou à révéler, soudain, la face sombre. L’écriture staëlienne s’applique à ciseler cette complexité où l’auteur et ses créatures se dévisagent souvent avec une force qui combla avant nous Stendhal, Barbey d’Aurevilly et même Drieu, malgré son addiction pour l’Adolphe de Constant. Delphine et Corinne, à les relire aujourd’hui, révèlent enfin une plasticité nourrie au contact, Salon et ateliers, du meilleur de la peinture du temps. Ce fait, bien étudié par Simone Balayé, n’échappera pas aux lecteurs « sensibles », dirait Madame de Staël, qui a truffé sa prose aussi modelée que colorée de fines allusions à David, Guérin et Gérard. Ces références, agents narratifs plus que cadre décoratif, disent aussi l’évolution politique du pays, autre sujet de préoccupation majeure. D’un roman à l’autre, la France a définitivement abdiqué l’idéal des années 1789-1792, âge d’or où communiait Germaine de Staël, qui eût tant aimé voir s’installer une monarchie parlementaire. « Vous gouvernez par la mort », lança-t-elle aux Conventionnels de 1793, après avoir quitté Paris. Germaine voulait, elle, gouverner par la vie… La Terreur, que de bons esprits tentent aujourd’hui de réhabiliter, comme l’Empire, qu’elle a contribué à noircir, ce n’était pas son genre. Aussi Delphine, comme Aurélie Foglia le souligne dans sa magnifique et « intempestive » édition Folio du roman, joint-il au travail du deuil le triomphe du moi désirant. D’un côté, c’est l’adieu à la bonne Révolution ; de l’autre, c’est l’aveu qu’on peut survivre à toutes les tyrannies, qu’elles entravent les libertés publiques ou les entreprises amoureuses. Le roman, pour ne céder ni sur les unes, ni sur les autres,  causa un petit scandale en 1802. Madame de Staël, déjà proscrite, se voyait accusée d’outrepasser le rôle usuel des femmes en matière politique et morale. « Dans Delphine, écrit Aurélie Foglia, l’actualité de la législation révolutionnaire est un actant redoutable. » Le roman, en effet, fait son miel de la loi de septembre 1792 sur le divorce, ultime rebondissement d’un roman qui n’en manque pas, et dont il nous reste plus qu’à engager le lecteur à y trouver le reflet de ses passions intimes. Stéphane Guégan

*Germaine de Staël, La Passion de liberté, préface de Michel Winock, édition de Laurent Theis, Robert Laffont, collection Bouquins, 32€. Le volume comprend De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, Considérations sur la Révolution française, Dix années d’exil.

*Madame de Staël, Œuvres, édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valérie Cossy, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 72,50€. L’éditeur, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Madame de Staël, a eu la délicatesse de réinscrire à son catalogue le volume Benjamin Constant, grand admirateur de Delphine et de Germaine.

*Madame de Staël, Delphine, édition d’Aurélie Foglia, Gallimard, Folio Classique, 9,80€.

*Concernant la riche actualité éditoriale et muséale de Madame de Staël, on lira la brillante recension de Michel Delon dans la dernière livraison de la Revue des deux mondes. Disons un mot du Montclar de Guy de Pourtalès (Infolio, 14€) que ce spécialiste de Diderot et Sade remet en circulation, roman des années 1920 qui s’ouvre sur une citation de Fénelon détournée de son sens théologique : « Il faut se perdre pour se retrouver. » Car le héros ne se perd que dans les bras des femmes pour mieux en changer. Mais la passion guette le « chevalier » des plaisirs vite expédiés. Ce qui aurait pu tourner au narcissisme libertin, dit Michel Delon, vire à l’éducation sentimentale et donc à la découverte de soi.  Scénario connu, que Pourtalès renouvelle en lointain petit-neveu de Benjamin Constant. Humour caustique et phrases courtes, auxquels s’ajoute la désinvolture de l’entre-deux-guerres et celle d’un aristocrate sûr de ses charmes. SG

*Quelques jours, c’est ce qu’il vous reste pour vous rendre à la Galerie Azzedine Alaïa et vous perdre, comme la scénographie labyrinthique y invite, parmi les singulières rêveries de pascAlejandro. Tout y est fusion, et d’abord ce patronyme androgyne. Mari et femme, Alejandro Jodorowsky et Pascale Montandon, le cinéaste et la plasticienne, ont enfanté ensemble cette centaine de grands dessins dont l’onirisme, tantôt loufoque, tantôt cruel, parfois tendre et même sensuel, voire sexuel, tient l’humaine condition sous sa loupe inquiétante. Rien n’en trahit, en revanche, les règles de fabrication… Traditionnellement, le dessin est mâle, et féminine la couleur. Cette répartition des rôles et des genres se voit ici discrètement subvertie. Car Pascale ne se borne pas à donner chair et éclat aux idées et embryons narratifs qu’Alejandro trace d’un trait net. La poésie de chaque image se pense à deux, mais s’accomplit dans l’unité d’inspiration qui enveloppe le processus dédoublé.  On n’imagine pas, du reste, ces feuilles réduites à la nudité du noir et blanc. Pour que le sublime danse, selon l’expression de Donatien Grau, il faut que l’alchimie opère, et que le dessin et la couleur ne fassent plus qu’un dans l’au-delà des mots et le souffle du fantasque. SG // pascAlejandro, L’androgyne alchimique, Galerie Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004, Paris, jusqu’au 9 juillet. Catalogue sous la direction de Donatien Grau, Association Azedine Alaïa / Actes Sud, 38€.

SOYONS ROMANTIQUES, QUE DIABLE !

arton52La postérité delacrucienne, fleuve capricieux, ne se laisse pas endiguer facilement et aucun livre ne s’est aventuré à dresser la carte d’un territoire aux frontières si mouvantes. Frontières d’espace, frontières du temps, elles se déplacent sans cesse, se brouillent ou se diversifient au gré de l’enquête. Où les situer, en effet ? Poser cette question, c’est rappeler d’abord que le cadre de référence ne se réduit pas, en l’espèce, aux œuvres du peintre,  : Eugène Delacroix incarne une « richesse », dirait Baudelaire, une valeur supérieure à ce que ses pinceaux ont produit. En conséquence, l’appréciation complète de son rôle dans l’histoire de l’art, rôle apparent et oblique jusqu’à nous, doit aussi s’appuyer sur l’impact des écrits et notamment du Journal à partir des années 1893-1895. La durable légende de l’artiste, figure exemplaire du créateur intraitable et/ou politiquement engagé, a aussi contribuer à élargir et allonger l’héritage. L’analyse requiert enfin une largeur de vue peu compatible avec la « modernité » telle qu’on l’entend aujourd’hui. Longtemps dominants, et donc peu discutés, les thèmes du coloriste libérateur et du non-fini révolutionnaire relèvent désormais d’une époque qu’on aimerait révolue, où le romantisme et l’impressionnisme semblaient marquer autant d’avancées vers le triomphe de la « peinture pure » et l’autonomie réfléchie du médium, inséparables perruches que le XXème siècle aurait réunies dès le fauvisme. De Delacroix à Matisse, la route en serait toute tracée.

9781857095753-fr-300Montrée à Londres et Minneapolis, Delacroix and the Rise of Modern Art n’avait pas choisi d’autre cadre chronologique à son panorama. Il pouvait ainsi apparaitre, à première vue, comme conforme à l’historiographie courante et à son sage modernisme. Mais ce serait mal connaître Patrick Noon et Christopher Riopelle, les deux commissaires de cette exposition qui comptait près de quatre-vingt tableaux, dont quelques-uns des Delacroix majeurs conservés aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Mon propos est moins de les discuter que d’interroger le sens des comparaisons et des rapprochements thématiques où ils prenaient place. Noon et Riopelle avaient décidé de confronter Delacroix à ceux qui subirent son « émulation », titre sous lequel s’ouvrait le parcours. Quelques-uns des principaux acteurs du tournant des années 1860-1870 s’y trouvaient regroupés, de Manet à Renoir, de Cézanne à Gauguin, chez lesquels les allusions directes à l’œuvre du grand aîné, mort en 1863, abondent. Aussi triste qu’électrisé de cette disparition qui laissait la presse dubitative, Fantin-Latour orchestra son Hommage du Salon de 1864 (Orsay) en faveur de Whistler. Mais Manet n’avait guère besoin de lui pour rendre explicite une filiation fort disputée. Le premier Cézanne, du reste, se servira de Delacroix afin d’échapper, en partie, au leadership du peintre d’Olympia, opposant le passionnel au faux détachement, comme André Dombrowski l’a montré.

tmp_a42f57723e0091ce6e0e58ab601f3c30 Plus encore que Renoir et Degas, pourtant liés à Delacroix par l’admiration et le collectionnisme, Cézanne fut un des héros de l’exposition de Noon et Riopelle. On sait que le peintre d’Aix a longtemps caressé son Apothéose de Delacroix, près de laquelle il se fit photographier au milieu des années 1890. Trente ans plus tôt, il rejetait déjà la formule de L’Hommage de Fantin-Latour et son impassible club d’hommes en noir. Au vrai, les deux extrêmes de la carrière de Cézanne puisèrent au même baroquisme, où l’Eros delacrucien de Sardanapale et du Lever était de mise. On sait aussi que la chute du Second Empire lui inspira deux projets faisant écho à la renaissante République, l’un dérive de La Liberté guidant le Peuple, l’autre peint Marianne sous les traits magnétiques de L’Eternel féminin, si l’on suit toujours Dombrowski. Plus fédératrice que l’insurrection, mais non moins explosive, la peinture de fleurs aura particulièrement servi le magistère de Delacroix. Le bouquet central de Fantin, en 1864, fut suivi de beaucoup d’autres, où s’affirmèrent davantage les accents pré-bergsoniens du microcosme végétal et de l’unité vitale. Courbet comme Bazille, Renoir, comme Monet, Redon comme Van Gogh, tous ont payé leur tribut, de même que Gauguin dans la superbe toile fleurie  de 1896 (Londres, NGA), qui a appartenu à Degas…

260px-Paul_Gauguin_1891Lecteur compulsif du Journal de Delacroix, le Tahitien est celui qui aura poussé le plus loin l’identification esthétique et existentielle. A relire ses ultimes carnets, Noa Noa ou Diverses choses, textes et images nous ramènent au lion du romantisme, à son graphisme félin, sa peinture mystérieuse et « musicale », à l’attrait de l’altérité exotique et au rapport ambigu que les deux peintres ont tissés avec les colonies françaises et ce qu’ils supposaient être la culture indigène en cours d’évolution forcée (voir le décisif Vanishing Paradise d’Elizabeth C. Childs). Bref, en Gauguin se télescopent les divers aspects de la démonstration de Noon et Riopelle, y compris le rôle du marché de l’art. On leur saura gré de nous avoir offert quelques-uns des seize Delacroix qu’avait rassemblés Gustave Arosa, le mentor de Gauguin. La vente Arosa, en 1878, s’accompagna d’un luxueux catalogue aux effets durables, bien étudiés par Richard Brettell. Car il ne faut pas attendre Tahiti pour voir s’approfondir un passionnant jeu de miroir : outre le besoin commun de faire consonner lignes et couleurs avec la pensée du tableau, il est d’autres correspondances entre ces deux peintres qu’obsède le désir de dépasser le pur rétinien. Celle qui excite la recherche actuelle concerne la culture catholique de Gauguin et son souci d’en conserver l’essentiel par-delà les prises de position anticléricale du petit-fils de Flora Tristan. La conscience du mal en est inséparable, qui contamine l’Eden tahitien. La faute adamique aura beaucoup retenu Gauguin, jusqu’au sublime tableau d’Ordrupgaard (1902), dernier écho à l’Adam et Eve de la Chambre des députés, dont Delacroix fit une succursale des illusions de 1830.

Noon et Riopelle referment leur enquête avec Signac et son disciple le moins docile, Henri Matisse. Elle aurait pu, si le dessein des commissaires et l’espace d’accrochage eussent été autres, pousser jusqu’à Masson –l’un des plus fins commentateurs de Delacroix – Picasso, qu’Aragon rapprochait sans cesse du grand aîné, et bien d’autres (Robert Motherwell a été, par exemple, un fin adepte du Journal). Kandinsky, que Noon et Riopelle ont associé aux intempérances chromatiques du Matisse de 1905-1906, appartient à la famille, indéniablement… La présente et riche exposition de la fondation Beyeler oblige toutefois à admettre que l’inspiration delacrucienne a trouvé ailleurs, au sein du Cavalier bleu, son plus viril avocat : Franz Marc, mort à Verdun, fut un francophile exemplaire et conséquent. Ulf Küster lui a fait la part belle, très et non trop belle, à Bâle, on doit l’en remercier. Ce grand gaillard, formé à l’Académie des Beaux-Arts de Munich et volontiers voyageur, s’est frotté par deux fois, en personne, à la modernité parisienne avant 1900. Les travaux d’Isabelle Jansen ont parfaitement analysé sa « rencontre » avec Manet, Van Gogh et Gauguin. Delacroix, subjectivisme et lyrisme, fauves et chevaux roses, l’a également secoué. On parierait qu’il a lu, en français, la première édition du Journal d’un œil empathique. Envahie de cerfs et de lièvres effrayés, de loups et de sangliers affamés, cette peinture a souvent l’odeur du sang quand elle ne galope sur le dos de coursiers bleus (couverture du catalogue). Marc, doux génie de la forêt goethéenne, montre les dents en Suisse. Stéphane Guégan

*Patrick Noon et Christopher Riopelle, Delacroix and the Rise of Modern Art, Yale University Press, 35£.

**Kandinsky, Marc et le Blaue Reiter, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 22 janvier 2017. Excellent catalogue sous la direction d’Ulf Küster, 60€, voir notamment sa contribution sur L’Almanach de mai 1912 et celles d’Oskar Bätchmann et Andreas Beyer.

Restons romantiques !

imagesJane Austen (1775-1817) est partie trop tôt pour broder des souvenirs sous la lampe. Mais l’eût-elle fait si le temps ne lui avait pas manqué ? Ses délicieux romans, très éloignés en cela des adaptations cinématographiques, tirent partie de leur force des silences, blocages et « intrications » (W. Scott) qui les habitent. Les sentiments n’intéressent Austen que dans leur évolution insoupçonnable. Jane vécut, cœur solitaire, auprès des siens, « dans un éloignement complet du monde des lettres », nous dit son neveu. C’est à lui que l’on doit le livre que sa tante n’a pas écrit, elle qui publia en rafale et s’éteignit. Friande de français et de littérature française – soit l’esprit épigrammatique de notre XVIIIème siècle, Nabokov l’a bien vu – elle écrivait pour elle et les « elfes intelligents ». Shakespeare l’envoûtait, théâtre et sonnets (les lecteurs de Raison et sentiments le savent). La Virginia Woolf de son temps méritait les honneurs de La Pléiade et ce portrait sensible (James Edward Austen-Leigh, Mes souvenirs de Jane Austen, traduit, préfacé et annoté par Guillaume Villeneuve, Bartillat, 20€). SG

product_9782070468614_195x320Rien n’est simple avec Percy Bysshe Shelley, nous avait avertis Judith Brouste dans un livre précédent, le superbe Cercle des tempêtes. Les 4500 vers de La révolte de l’Islam ne chantent donc pas, en traits de feu, le djihad et la négation d’une Europe mère de tous les maux… Au contraire, comme l’écrit Jean Pavans, ce long poème se laisse entrainer dans l’inconnu et les passions interdites par l’horreur de toute tyrannie théocratique. Les religions, la sienne comprise, ne sauraient faire obstacle à ce qui fait que la vie est vie. Là-dessus Percy et Mary n’ont pas l’ombre d’un doute. Au lendemain du naufrage napoléonien, la révolution française leur paraît d’autant plus belle qu’elle s’est affranchie, pour ces cœurs et corps ardents, des contradictions et violences de l’histoire. La Révolte de l’Islam, incomprise à sa parution, fera école plus tard. La boussole de cette « poésie combattante » (Judith Brouste) navigue entre Saint-Just et Rimbaud, et mène à Breton, qui a reconnu ses dettes dans Nadja. Quant au bonheur d’une édition bilingue, no comment (Percy Bysshe Shelley, La Révolte de l’Islam, préface de Judith Brouste, traduction de Jean Pavans, Poésie Gallimard, 12,80€) ! SG

9782262043865Stendhal fit paraître ses Promenades de Rome en 1829, quelques mois avant la chute entêtée de la Restauration. On peut y lire ce diagnostic étonnant, au détour d’une note qui signale l’élection récente de Pie VIII et parle du maintien de « l’ordre légal » comme du premier besoin des sociétés : « Il faudra peut-être des siècles à la plupart des peuples de l’Europe pour atteindre au degré de bonheur dont la France jouit sous le règne de Charles X. » La citation, étrangement torturée au regard de l’édition Del Litto, apparaît dès l’avant-propos de cette récente biographie du dernier Bourbon à avoir régné. C’est qu’elle en définit le sens : pourquoi la Restauration, et notamment son monarque ultime, reste-t-ils l’objet d’un malentendu massif ? Faut-il évaluer le bilan des années 1824-1830 à la personnalité et à l’acuité flottantes de celui qui leur donne nom dans l’histoire ? Le libéralisme démocratique dont Beyle est censé avoir porté les couleurs aveuglément n’est-il pas aussi un des fruits de la France post-napoléonienne ? Certains historiens peu soupçonnables de nostalgie pour les fleurs-de-lys l’ont affirmé. Chateaubriand, le premier, a toujours mêlé sa défense du trône et de l’autel restaurés des réserves qui s’imposaient à chaque faux pas. Jean-Paul Clément, expert du grand René, suit son exemple et livre une biographie alerte et déniaisée du roi qui fut moins grand que son règne. Mécène de David et Vigée Le Brun en ses folles années, le vieux libertin accueillit tout le romantisme à la cour, au Salon et au Louvre même. Revenir à lui, c’est aussi voir s’installer la paix dans une France prospère et se déchaîner une presse, et donc une opposition, qu’il avait favorisée. La Liberté guidant le peuple de Delacroix, en 1831 (et non 1832, comme une coquille le laisse croire), distillera la mauvaise conscience d’une condamnation injuste (Jean-Paul Clément, avec le concours de Daniel de Montplaisir, Charles X. Le dernier Bourbon, Perrin, 26€). SG

9782841006120Baudelaire adorait se surprendre autant qu’ébranler le lecteur. Le « pétard » de ses titres égale ainsi l’étalage de ses admirations « contradictoires », Joseph de Maistre et Marceline Desbordes-Valmore, par exemple. Il est vrai qu’il s’enflamma publiquement pour la poétesse, défunte depuis peu en 1861, bien après Dumas père et Sainte-Beuve, dont le goût lui semblait plutôt sûr. Desbordes-Valmore, à ses yeux, tranchait sur ces femmes qui rimaillaient en niant leur sexe ou maquillait le trouble des sens par raideur morale ou insuffisance maternelle. La poésie du cœur n’est haïssable, évidemment, qu’à verser dans le factice, le doctrinaire ou ce féminisme dont l’ami Gautier, dès 1830, signalait les effets destructeurs à long terme. Baudelaire vénère surtout Marceline d’avoir dit la tyrannie du souvenir et l’appel du Léthé, ce fleuve qui coule parmi certaines Fleurs du Mal. Lucie Desbordes a la chance d’être une lointaine parente de cette femme et auteur (sans « e ») accomplis, d’écrire bien elle aussi et d’avoir de bonnes idées. Enrichir le corpus de son aïeule d’un journal fictif en est une. Les meilleurs romans ressemblent à la vie de ceux qui la mettent en danger et, accessoirement, en vers (Lucie Desbordes, Le Carnet de Marceline Desbordes-Valmore, Bartillat, 20€). SG

MA RENTRÉE LITTÉRAIRE

9782213699127-001-X_0Parce qu’il y vit et l’aime, comme son grand-père et son père avant lui, Frédéric Vitoux raconte l’île Saint-Louis mieux que personne. C’est affaire de famille, de cœur et d’écriture. « Pays perdu », disaient les amis de Baudelaire, l’île a toujours semblé un peu désertique à ses étrangers. Mais on la sait habitée de fantômes prestigieux, joli paradoxe d’où elle tire une part de son charme. On pense aujourd’hui en avoir épuisé les adresses « incontournables », l’on se trompe, trou de mémoire où Vitoux est allé dénicher quelques souvenirs négligés, et quelques ombres obsédantes, les plus impudiques. Car ils et elles nous forcent à fouiller le passé avec une ardeur différente. Quai d’Anjou, à deux pas de Pimodan, s’est longtemps dressé un restaurant qui ne payait pas de mine. Mais ses habitués avaient fait de cet ordinaire-là le rempart de leurs plaisirs jaloux, ou de leurs amours bancales. Au rendez-vous des mariniers, nom adapté à ces rives encore industrieuses, en a vu défiler, entre 1904 et 1953, depuis sa proue ornée d’inscriptions alléchantes. La gargote fut l’élue d’une pléiade d’écrivains, femmes et hommes souvent un peu échoués, que la table des patrons soudait mieux qu’un cénacle de poètes. Quand la chère est bonne, les corps se détendent, les langues se délient, les mots sourient. Or l’on y mangeait « pas mal du tout », comme l’Aurélien d’Aragon tient à le préciser. Les Mariniers auront occupé dans l’espace littéraire du XXe siècle une place aussi remarquable que peu remarquée jusqu’ici. Et Vitoux en est le premier étonné qui fait remonter son récit à Richelieu et à l’un de ses aïeux du quai Conti, Marin Le Roy, sieur de Gomberville et zélateur du cardinal.

pierre-drieu-la-rochelle-et-chatSavait-il ce successeur d’Urfé qu’il accueillerait autant de confrères à sa table, une fois que son hôtel se serait transformé en cantine populaire ? Car l’île est encore aux mains des gueux quand notre histoire commence. Les artistes, par la force des choses ou la faiblesse des loyers, trouvent facilement à se loger au cœur de son silence envoûtant. Le paradis à petits prix, comme le menu des Mariniers. Vitoux, privilège de l’écrivain, se mêle vite aux conversations évanouies et croise des âmes chères, Jean de La Ville de Mirmont ou Henry Levet. La guerre de 14 attire quai d’Anjou ses premiers Américains, notamment Dos Passos, qui appartient vite aux murs. Dans The Best Times, il se penchera plus tard sur la « greatness » de ses années parisiennes, épinglant au passage cette fripouille d’Hemingway et la faune devenue cosmopolite des Mariniers. Vitoux appuie sur son témoignage l’un de ses meilleurs moments, le déjeuner de Drieu et Aragon avant la rupture de 1925, un Drieu charmeur dont Dos Passos dit qu’il se fourvoierait par «exigence» patriotique, quand Aragon devait tirer les marrons du feu en chantant, lyre increvable, les bienfaits du stalinisme… La lecture d’Aurélien fait pourtant entendre qu’ils se revirent autour de 1933-1934, alors que Drieu vivait encore à la pointe de l’île, du roman moderne (Blèche, Le Feu follet) et de l’histoire en marche. Peu de temps auparavant, autre épisode truculent du livre de Vitoux, les Mariniers abritèrent un dîner d’anthologie. Rien moins que Céline, Mauriac et Ramon Fernandez se retrouvent autour du Voyage et de son tsunami récent. Puis vint le temps où ces hommes se déchirèrent sur les illusions de l’Occupation. Après la guerre, plus rien ne serait comme avant. Picasso, que Marie-Thérèse et Maya appelaient sur l’île chaque semaine, en aura été la dernière célébrité avant que le rideau des Mariniers ne se baisse pour la dernière fois. Vitoux n’a plus qu’à s’éclipser, en silence, de peur de réveiller ses propres souvenirs d’enfance, ceux de l’époque qui s’ouvre pour lui, quand se referme celle des Mariniers, zinc éteint, transformé en club de judo ! Mais ceci est une autre histoire, selon la formule. Quelque chose me dit que Vitoux pourrait s’y atteler sous peu. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Au rendez-vous des mariniers, Fayard, 20€

Kerouac, Pautrel, des nouvelles de l’infini…

Jack-kerouacproduct_9782070776689_195x320De même que l’on ne naît pas Français, mais qu’on le devient (les derniers événements nous l’ont appris), on n’acquiert pas la nationalité américaine, par privilège du sol ou grâce du ciel, on l’obtient par ses actes, et on la confirme par sa vie. Jack Kerouac, canadien et breton en filiation directe, et fier d’être français, comme de plaire aux Françaises, a décidé  d’être le plus grand écrivain américain de l’après-guerre, il l’est devenu dès ses premiers romans, The Town and the City et On the road. L’amour de son pays ne se décrète pas, ni ne se confond avec les miles parcourus, les territoires descendus en soi, le jazz, l’alcool, la drogue et le sexe avalés à haute dose. Il se vit et s’écrit en amoureux, justement. Grand lecteur s’il en est, Kerouac tremble sans cesse de passer pour tel, de trop coller à Shakespeare, Stendhal, Balzac, Poe, Dostoïevski, Melville, Proust et Thomas Wolfe. Bref, d’être un écrivain de papier, de salon, et non de contact. Heureux qui comme Céline, autre lecture décisive, a fait de beaux voyages ! Le pluriel s’impose aussi avec Kerouac. Je m’étonne qu’en novembre dernier, alors que la médiocrité littéraire de la rentrée n’avait pas encore été effacée par la boucherie du 13, la presse se soit si peu occupée de ces indispensables Journaux de bord, terme qui renvoie moins au nomadisme festif de l’écrivain, à son passé de marin aux traits carrés, qu’à son besoin de fonder et d’ancrer son écriture. « Saint et voyou », comme il le dit lui-même à 25 ans, conscient de la portée catholique qu’il assigne à ses livres en train de naître, et à son existence qui ne dévisse qu’en surface, Kerouac ne traîne pas en route. Il y a un temps pour les flâneries, les beuveries et les filles, qui aiguisent son goût d’un romanesque vécu, il y a un temps pour l’écriture, les mots qui comptent et qu’il compte chaque jour pour se rendre digne du bonheur d’être. Beat comme béatitude, dit Kerouac. Ses carnets à spirales, où Douglas Brinkley a tiré la matière du volume et la beauté roborative de sa longue préface, sont riches d’images religieuses, de psaumes, d’instantanés urbains, de villes traversées, de flirts électriques. On the road n’a pas déboulé, comme ça, au fil de son rouleau légendaire. Le journal de bord en consigne le véritable accouchement après en avoir fourni le patient laboratoire. L’Amérique se mérite. SG / Jack Kerouac, Journaux de bord 1947-1954, édités et présentés par Douglas Brinkley, et (superbement) traduits par Pierre Guglielmina, Gallimard, L’Infini, 29,50€

contributor_75392_195x320product_9782070177837_195x320Ecrire sur Pascal, c’est toujours courir le risque de singer sa concision fluide, et de vouloir ajouter aux Pensées quelques réflexions inutiles sur le néant du moi et l’absolu du divin, la trop grande présence de l’un et la trop grande absence de l’autre. Pour rappeler à la vie de si belle façon celui qui aimait s’y soustraire de temps à autre, Marc Pautrel ne s’est pas converti au jansénisme de plume. Pas d’exercice de style dont la vanité empêche, dirait Pascal, d’admirer l’original… Du reste, ses précédents romans, toujours courts et vifs, conformes au génie d’une langue qu’ils ne surchargent pas, préféraient déjà le ciselé à l’abondance, la pointe à la veulerie, très en vogue, des sentiments ou de la rigolade. Pascal n’a pas été violé par son père, il n’a pas connu la pauvreté et s’il a frondé le pouvoir, ce fut par fidélité à Port-Royal. Philippe Sollers, ma foi, aurait dû décourager l’entreprise de son protégé. Sans doute se sont-ils rassurés en se disant que le Créateur reconnaîtrait les siens et qu’il serait beaucoup pardonné à ceux qui ne désespèrent pas des « classiques ». Au vu du résultat, ils ont bien fait. La jeunesse de Pascal, nous dit Pautrel avec quelque raison, s’interrompt au moment du fameux accident de carrosse de 1654, superbe morceau de littérature pure qui clôt son livre. On ne saurait parler d’une biographie contractée, une sorte de Vie de Rancé à l’usage des générations amnésiques ou impatientées par la clique des Onfray et Cie. Ce livre nous parle d’un adolescent qui apprit à dominer son corps souffreteux et affronter le réel à travers le feu d’une pensée sans cesse active et la projection des formes mentales au cœur des choses… Grand vivant, Pascal, devenu adulte, veut être un grand voyant. Mais les mathématiques ont besoin de «l’apparent désordre du monde» pour se justifier au regard de Dieu. Dans cette effrayante trinité, Pautrel trouve son bonheur, et fait le nôtre. SG / Marc Pautrel, Une jeunesse de Blaise Pascal, Gallimard, L’Infini, 12€

product_9782070106868_195x320La rentrée littéraire de janvier est aussi dans le numéro courant de la Revue des deux mondes. On y trouvera, notamment, ma recension du beau livre de Jean Clair, de l’Académie française, La Part de l’ange, Gallimard, qui fait parler, mots perdus mais sensations intactes, la France dont il vient.

 

TIENS, TIENS, FRAIGNEAU REVIENT

FRAIGNEAU_couv_0929.inddLa fantaisie a besoin de rigueur pour réussir en littérature. André Fraigneau l’a si bien compris qu’il a conduit ses romans et nouvelles comme sa vie, avec la fausse indolence des vrais jouisseurs. Dans le Paris de 1946-1948, la mode était encore aux piloris et aux femmes tondues, les épurés rasaient les murs, pas lui. C’est alors qu’il rencontra ses «résurrecteurs», Déon, Nimier et Blondin, hussards d’une après-guerre vaseuse et jeunes plumes à qui le sartrisme donnait la nausée. À l’inverse, la folie des années 20-30 les fascinait. Sous l’aile protectrice de Cocteau, Max Jacob et Drieu, Fraigneau en fut l’un des princes, et sans doute l’une des figures les plus injustement oubliées aujourd’hui. Mais l’indifférence des uns fait le bonheur des autres: Fraigneau, on l’aime en secret, écrit Déon, qui lui a dédié l’un de ses livres les plus personnels, et l’a tenu en affection jusqu’au bout. Au soir de sa vie, justement, Fraigneau se confia à Bertrand Galimard Flavigny, devant ce micro qu’il avait ouvert aux autres si souvent. Le résultat compose un livre allègre, raffiné et drôle, où palpite un demi-siècle de vie littéraire et artistique. Bien menés, ces entretiens n’isolent jamais Fraigneau des siens, des lieux et des époques qu’il a marqués de son empreinte espiègle. À partir de 1930, il avait été le conseiller littéraire favori de Bernard Grasset, un «fonceur», mais forgea sa réputation d’écrivain hédoniste chez Gallimard. Malraux, qui avait autant de nez que son cadet, servit de rabatteur. De Val de grâce à La Fleur de l’âge, en passant par le cycle de Guillaume Francœur, ses fictions ont le pied léger, le mot vif, elles se donnent, par élégance, des ellipses de journal intime. Sa lignée, Fraigneau l’a dit et redit, c’était Joinville, Pascal, Saint-Simon, Constant, Stendhal et Morand ; son style, le moins orné possible. Cela ne l’empêchait pas d’admirer le courant «oratoire», Rabelais, Chateaubriand, Céline, et de colorer sa palette quand la scène l’exigeait. Ses livres sont truffés de moments chauds, saisis à bonne distance, car estompés par le sourire de l’auteur et son sens inné de l’observation. L’Amour vagabond, le préféré des Hussards, montre en 1949 que les femmes, déjà entreprenantes chez Drieu, avaient achevé leur mue sous l’Occupation. L’initiative ne leur fait plus peur, le danger les transporte mieux que les voyages, les garçons, que notre romancier si grec préférait, sont à leur merci… Cynthia devance la nouvelle vague.

couv-coutaudFraigneau, qui écrivait et dessinait au café, eut aussi la passion des camaraderies, du cénacle nomade, des rencontres inattendues. Dan son cœur de Nîmois, on croise ainsi d’autres enfants du cru, Paulhan, Marc Bernard mais aussi Lucien Coutaud dont la récente et courageuse exposition du musée de Gaillac confirme le «retour». Le sort de ce «peintre du tragique» aurait été sans doute plus «heureux» s’il avait eu la bonne idée de rejoindre le groupe surréaliste, au lieu de «rouler vers l’inconnu» en solitaire. Entre octobre 1924, date de son arrivée à Paris, et décembre 1926, qui le voit partir sous les drapeaux en Rhénanie, Fraigneau l’aida à pousser bien des portes, celles du music-hall et du jeune théâtre notamment. Coutaud charme André Salmon, l’ami de Picasso, il plaît au grand Dullin, qui l’associe aux décors des Oiseaux d’Aristophane en 1926. Cocteau, emballé, l’écrit à Fraigneau: «L’eau qu’il met en bouteille reste bleue, même à petite dose. C’est le signe des poètes. Sa maquette d’Aristophane est étonnante de nouveauté, d’antiquité, de mystère, de silence céleste.» Les pinceaux ne le prennent vraiment qu’après l’Allemagne. «Un nouveau peintre nous est né», note Salmon en 1929, qui rapproche le bidasse libéré des romantiques d’outre-Rhin, une manière de caractériser sa manière cruelle et rêveuse, naïve et déroutante. La production des années 1930 se répartit entre l’illustration de livres, le décor de théâtre et les expositions d’un rythme soutenu, alors que son cercle s’élargit à Jean Blanzat, les frères Prévert, Rose Adler et Marie Cuttoli. Celle-ci a deviné sa vocation à la tapisserie, genre propice au merveilleux : Coutaud, en effet, allait insuffler une fantaisie et une énergie remarquables à la «renaissance» du médium, comme Lurçat le notera dès 1943. Il aura auparavant joint ses forces à celles du groupe Jeune-France. On le trouve parmi Les Jeunes Peintres de tradition française, l’exposition que Bazaine organise, galerie Braun, en mai 1941. Le Voleur (coll. part.) qu’il y présente, sorte d’insecte à tête de loup, inspiré du Bal des voleurs d’Anouilh, peut-elle se lire comme une allusion cryptée à l’Occupant? Ce n’est pas impossible, même de la part d’un artiste qui côtoya la résistance sans y entrer. Dans Beaux-Arts, en janvier 1942, Pierre du Colombier signale «l’humour baroque» de Coutaud, qui appelle la scène. L’année suivante, les décors du Soulier de satin de Claudel enchantent Cocteau par leur «côté Raymond Roussel». Son univers peu souriant ne détonnera pas dans le paysage artistique des années 1946-1949, et Georges Limbour n’oublie pas cet autre «peintre du mal» parmi sa critique d’art d’une après-guerre qu’on croit encore dominée par l’abstraction. Stéphane Guégan

*Bertrand Galimard Flavigny, André Fraigneau ou L’Élégance du phénix, préface de Michel Déon, de l’Académie française, Séguier, 21€

*Lucien Coutaud. Peintre du surréel, catalogue d’exposition, éditions Rafael de Surtris / Musée des Beaux-Arts de Gaillac, 2014, 20€

*Voir aussi Marc Bernard/Jean Paulhan, Correspondance 1928-1968, Éditions Claire Paulhan, 2014 et Dominique Paulvé, Marie Cuttoli. Myrbor et l’invention de la tapisserie moderne, Norma Éditions, 2010.

LES DEUX ETAGES DU TEMPS

054L’immense nostalgie qui a toujours porté Marc Fumaroli vers les sociétés savantes du premier XVIIe siècle français devait fatalement accoucher du beau livre que nous avons aujourd’hui entre les mains. Son horreur de la culture d’État, des Trissotins de cour, des imposteurs à réseaux, appelait cet éloge enflammé de la République des Lettres, puissance spirituelle étrangère aux religions et pouvoirs institués, quand bien même elle entendait, et entend encore, agir sur l’Église et la puissance publique par ses lumières héritées de l’Antiquité. Ils furent vite taxés de libertinage ces hommes qui aimaient à se réunir sous Louis XIII et Louis XIV, loin des dorures et du pédantisme, pour le bonheur de peser et penser ensemble la réelle valeur des idées et des livres. Car la conversation honnête, à laquelle Marc Fumaroli consacre le cœur de son ouvrage, est l’indispensable dynamique de ces réunions peintes par Le Sueur et Poussin. Proches à la fois des académies de la Renaissance et du troisième cercle de Pascal, elles ont inventé le gai savoir et réaffirmé sans cesse sa règle fondamentale, la libre érudition, c’est-à-dire l’intelligence affranchie des tutelles universitaires et royales, quelque part entre le miracle de Gutenberg et le Collège de France de François Ier. Un tiers-état peu ordinaire, en somme.

gallimardComment participer au monde, accepter certains liens de vassalité, sans s’y laisser enchaîner, tel est bien le paradoxe que les libertins du XVIIe siècle eurent à affronter et incarner sous leurs charges variées. Ce qu’écrit Fumaroli de Philippe Fortin de La Hoguette, figure oubliée du panthéon qu’il rajeunit, vaut pour les frères Dupuy et le grand Pereisc, relation épistolaire de Rubens, voire les écrivains pensionnés, de Racine à Perrault : «Fortin n’est pas cependant Balthasar Gracián, et il ne propose pas à ses “enfants” la tension solipsiste du “héros” ou de l’“homme de cour” espagnols. S’il veut la liberté, jusque dans les liens du monde, il veut aussi qu’elle soit partagée par des frères d’âme. La lecture, la méditation, la prière soutiennent dans la solitude celui qui participe à la cour sans y mettre son cœur.» Sociabilité et même citoyenneté idéales, elles font de la rencontre rituelle leur espace actif et leur symbole. Paris n’en est que l’un des foyers, à côté d’Amsterdam, de Londres et même d’Aix… La poste aidant, l’Europe entière se voit irriguée par la «solidarité encyclopédique» dont le XVIIIe siècle va élargir les points d’appui et durcir les fins. Aussi le bilan de Marc Fumaroli est-il plus international que celui de René Pintard, son illustre prédécesseur. En cette année Barthes, pourquoi ne pas avoir une pensée pour Pintard et sa grande thèse sur les libertins français antérieurs à Louis XIV? Publié en 1943, date qui fait rêver, ce livre monumental, si proustien de ton, remontait les siècles sur les traces du paradis perdu. Sa morale éclaire cruellement notre époque, tiraillée entre l’amnésie, le conformisme et l’intolérance. Pour échapper à ces Parques trop actuelles, nous dit Marc Fumaroli, il faut savoir vivre sur «deux étages du temps».

EdwardsNe serait-ce pas un signe d’élection que la capacité à se dédoubler dans la fidélité à soi? On le croirait volontiers à lire le discours que Marc Fumaroli, toujours lui, prononçait en mai dernier lorsqu’il remit à Michael Edwards l’épée qui complétait son uniforme, dessiné par David, de nouvel académicien. Menacée de toutes parts, la lingua franca est évidemment heureuse d’avoir gagné à sa cause un Anglais qui la sert si bien. Michael Edwards, n’ayant jamais séparé histoire et pratique littéraires, a donc adopté une autre langue que la sienne, pour la faire sienne justement, et y découvrir les raisons profondes de son attirance précoce pour le théâtre et la peinture du XVIIe siècle, dont il ne détache pas d’autres passions françaises, Villon et Manet parmi d’autres. Le 21 février 2013, il succédait à Jean Dutourd sous la Coupole. Le chassé-croisé n’aurait pas déplu à l’auteur d’Au bon beurre et des Taxis de la Marne, aussi anglais de cœur que Michael Edwards est français… Tout discours de réception ressemble aux dialogues de Fénelon. La mort y suspend son vol. Les âmes se parlent dans l’éternité d’une sorte de conversation amicale enfin renouée… L’une devient le miroir naturel de l’autre. Il arrive, bien sûr, que la rhétorique l’emporte sur la complicité affichée. Ce n’est pas le cas ici. Michael Edwards prend un plaisir évident à saluer l’écrivain inflammable du fauteuil 31, les choix qu’il fit sous la botte, l’alliance d’aristocratisme, de bonté chrétienne et d’humour rosse qui l’apparentaient à son cher Oscar Wilde. On ne lit plus guère les Mémoires de Mary Watson et l’on a tort. Dutourd réussissait le tour de force d’une métempsycose parfaite, entraînant derrière lui Whistler, Mallarmé et Verlaine, plus vivants que jamais. Avec son allure de pilote bougon de la R.A.F, Dutourd fut moins le décliniste dont on plastiqua l’appartement un 14 juillet, bel élan républicain, qu’un résistant à l’avachissement général. Un libertin Grand siècle, à sa manière. Stéphane Guégan

*Marc Fumaroli, La République des Lettres, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 25€

*Discours de réception de M. Michael Edwards à l’Académie française et réponse de M. Frédéric Vitoux, Éditions de Fallois, 13€

VitouxDans sa réponse à Michael Edwards, Frédéric Vitoux fait état, élémentaire politesse entre immortels, de ses lectures anglaises et du bon accueil que notre pays à toujours réservé à la «perfide Albion» en matière de littérature. Pour le reste, nous le savons, c’est une autre affaire… Le fait est que nous chérissons Shakespeare, Byron, Wilde et quelques autres comme s’ils étaient des nôtres. Et Vitoux, entre autres correctifs, de dépoussiérer l’idée fausse qui veut que les Français n’aient pas compris, ni admis, le créateur d’Hamlet avant 1820. Voltaire et Ducis ont ouvert la voie à Stendhal plus que ce dernier, romantisme oblige, ne souhaitait le reconnaître. Mais Vitoux, of course, ne lui en tient pas rigueur. Le polémiste et sa furia milanaise appartiennent à ses grandes admirations. Au fond de son cœur, certains le savent, brillent et brûlent la lueur de trois hommes, et de trois muses peu étanches: Rossini, Stendhal et Manet n’auront pas cessé de franchir les lignes de la vie sans crier gare. Les deux étages du temps, ils ont connu, un pied dans le siècle, l’autre on ne sait où. Les personnages des Désengagés ont aussi beaucoup mal à rester en place, à s’adapter et s’enrôler. Comme le roman n’a pas été inventé pour tout dire de ses héros, celui de Vitoux respecte leur clair-obscur malgré les appels de la grande histoire. Le chahut de Mai 1968 s’apprête à déferler et libérer son verbe assourdissant, Octave, Marie-Thérèse et Sophie n’y prêtent guère plus d’attention que ça. Une Révolution, ce chahut en blue-jeans? D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin pour faire l’amour quand ça leur chante et avec qui ça leur plaît. La musique, les livres, l’alcool les rapprochent ou les séparent avec une liberté nécessairement insolente. Jeunes ou moins jeunes, ils sont des enfants de Mai, sans le savoir, ils n’ont donc pas besoin de le hurler. Les anathèmes de l’après-guerre et le naufrage algérien leur semblent si loin… Bien que drapé dans sa bonne conscience contestataire, Mai 68 marque, sans le savoir non plus, la fin des engagements de grand-papa. André Breton a cassé sa pipe à temps, à temps pour ne pas subir ce qu’Aragon, Sartre et même Debord vont endurer. Vitoux, bon observateur des illusions et des passions de ce printemps éruptif, les peint à distance, depuis le milieu littéraire des années 1960. On en retrouve ici l’ambiance, les couleurs, le ton, les rites et ses camaraderies latouchiennes dans un livre qui doit plus à la nouvelle vague qu’au nouveau roman. Les plus malins en démasqueront les clefs, les autres n’auront qu’à se laisser porter par un récit vif et drôle, où la nostalgie des anciens combattants serait de mauvais goût. SG // Frédéric Vitoux, Les Désengagés, Fayard, 20€

cvt_Sous-lecorce-vive--Poesie-au-jour-le-jour-2008-2_1448Michel Butor est un admirable poète. Mais qui le sait en dehors de ses amis ou des artistes à qui il adresse ses vers libres en manière d’hommage ou de préface? Certains ont jugé presque criminelle cette confidentialité, contraire à leur évidence allègre ou malicieuse, et on les comprend. La bonne poésie, ont estimé Marc Fumaroli et Bernard de Fallois, est devenue chose trop rare pour ne pas en faire profiter un plus large lectorat, en manque de ces musiciens des mots qu’on disait bénis des dieux au temps de Gautier et Baudelaire. Étrangement, bien que Butor rime peu et refuse le carcan du sonnet, sa poésie n’est pas sans faire penser à celle des années 1850-1860. Nul symbolisme obscur, une légère ivresse du sens et des sens, aucune pesanteur. Quelque chose de très français nous ramène aux charmeurs de silence et aux fantaisistes, Villon, Marot, le trop oublié Germain Nouveau et Apollinaire, voire Banville, dont Butor, joli clin d’œil, cite avec sérieux le Traité de versification pour excuser ses «licences». Le mot sent la politesse des vrais inspirés, ceux qui font chanter leur verbe à la bonne hauteur et tirent le merveilleux d’un rien. «À travers les grands arbres / le ciel a rajeuni». Cette jeunesse du monde est le privilège des fils d’Apollon, aurait dit Banville. SG / Michel Butor, Sous l’écorce vive. Poésie au jour le jour 2008-2009, avant-propos de Marc Fumaroli, éditions de Fallois, 20€

Heureux qui comme…

Chateaubriand ne fut pas le premier Occidental à aller chercher en Amérique et en Orient des «tableaux» pour en colorer sa prose poétique et la décentrer. Mais son prestige aux yeux des jeunes romantiques n’avait pas d’égal. Il incarnait avec panache l’homo viator, tendu entre l’expérience existentielle, l’invention d’une écriture et les attentes d’un public de plus en plus sujet au «tourisme». Les très nombreux récits de voyage de Gautier, que François Brunet réexamine dans un livre précis et sympathique à son objet, ont été longtemps tenus pour un des sommets de l’œuvre. Baudelaire, en 1859, leur attribuait une double vertu, la beauté du texte donnant accès à une sorte d’intelligence cosmopolite des cultures étrangères. Puis vint la nette désaffection du premier XXe siècle: Gautier et ses vagabondages ne semblent plus alors assez «investis», enchanteurs ou caustiques, au regard de Lamartine, Nerval ou Flaubert. Depuis les années 1970, heureux coup de balancier, notre époque les redécouvre, au sens plein, et leur reconnaît à nouveau une valeur de vérité intacte sous la flamboyance et l’humour. Peut-être le charme et l’unité de ce corpus hétérogène, dont Brunet éclaire les composantes et les constantes sans niveler leur vitale inspiration, viennent-ils de la répugnance de l’écrivain à céder aux clichés du genre et au conformisme de ses contemporains, aussi soucieux de flatter l’Européen que d’embellir déjà les saintes altérités.

Parce qu’il estimait que la vie ou l’art n’avaient pas à se justifier, Gautier partait pour partir et voyagea pour voyager. Peu porté à la prédication, se fiant au hasard plus qu’au Baedeker, il n’emportait avec lui que ses lecteurs et un ou deux compagnons. La pérégrination solitaire heurtait son hédonisme et ses convictions. Impossible de s’exposer seul aux surprises du monde et aux aléas de l’ailleurs. La polyphonie lui apparaît conséquemment comme une nécessité de l’écriture viatique, l’objectivité du reportage ne pouvant s’entendre qu’à travers une subjectivité assumée. La diversité du réel, objet premier du récit, surgit de la diversité des perceptions. Si Gautier pratique la rupture de ton et de mode en émule de Sterne et de Heine, il ne dissocie pas l’exploration de l’expression, fût-elle tributaire de son goût de l’intertextuel et de l’auto-textuel. Lui qui intimait aux peintres d’aller parcourir la planète afin d’en fixer une image la plus exacte possible, et se comparait à un «daguerréotypeur littéraire», n’a jamais prétendu à quelque virginité optique ou plastique que se soit. Comme le souligne Brunet après d’autres, la langue inimitable de Gautier est riche d’allusions et de moqueries envers le flux d’imprimés et d’images que suscite et nourrit le nomadisme des modernes. Nul hasard, Chateaubriand le dispute à Hugo, celui des Orientales et du Rhin, dans ce jeu référentiel incessant, qui n’efface jamais toutefois la volonté de dire le divers. En 1837, faisant part à Mme Hanska de son regret de ne pas avoir franchi les Alpes avec le cher Gautier, Balzac pouvait écrire: « L’Italie y a perdu, car c’est le seul homme capable d’en dire quelque chose de neuf et de la comprendre. »

Dire pour comprendre donc, au point que Brunet, après avoir retracé les différents itinéraires de Gautier, s’intéresse à la complexité des motivations et des enjeux qui déterminent le texte par-delà son apparente désinvolture. Dès les Poésies de 1830, on le sait, l’image hugolienne de Mazeppa agit sur son tempérament casanier comme un memento vivere, et donc comme un memento movere. L’envie de voir des «sites nouveaux», de suivre l’hirondelle, prît-elle la forme d’une femme, et de «faire confiance à l’imprévu» ne le lâchera plus. S’agissant de voyages que Gautier eût été en peine de financer lui-même, Brunet fait la part des pulsions et des contraintes avant de souligner comment cette prose obligée déjoue sans cesse les attentes de ceux auxquels elle était destinée. Mais, on le sait, le lecteur n’aime rien tant que de pas être pris pour un abonné facile à combler. Gautier le savait, qui n’a jamais ménagé son auditoire. En plus de chahuter les registres, il se plait à déhiérarchiser ses descriptions, changer de focale, congédier toute fausse neutralité en se mettant en scène ou en jetant quelques notes discordantes. Cela vaut pour les pauvres de Londres, les couacs de l’Algérie coloniale ou l’irritante claustration où la Turquie tient ses femmes. Et cela vaut pour l’intrusion fréquente du monde moderne, dont Gautier très vite ne fait plus le repoussoir du paradis d’avant.

Cette attention positive au présent s’oppose à la valorisation émue du passé, objectif déclaré des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, l’un des étendards de la «nouvelle sensibilité» sous la Restauration et l’une des matrices de la nouvelle littérature. L’entreprise éditoriale était sans précédent, bien qu’on songe au souffle chaud de la Description de l’Égypte de Denon face aux 22 forts volumes dûment rangés dans le meuble austère de la fondation Taylor. S’y regroupent presque militairement trois mille lithographies, produites entre 1820 et 1878, par une armée d’artistes lancée sur les routes de la vieille France. Si l’image devance le texte et fait de chaque livraison une pierre du grand édifice final, les mots rivalisent avec la gravure qu’ils accompagnent et «illustrent», comme l’aurait dit l’Éluard des Mains libres. Là réside, comme la belle exposition du musée de la vie romantique permet de le saisir, l’une des singularités de cette aventure où le baron Taylor, futur introducteur d’Hernani à la Comédie française et de l’Espagne au Louvre, joua un rôle central. Meneur d’hommes exceptionnel, mais lucide quant à son génie propre, il abandonne d’abord la plume à son ami Nodier. Aussi les deux premiers volumes sont-ils les plus accomplis, poétiquement, de l’ensemble: « Ce n’est pas en savants que nous parcourons la France, mais en voyageurs curieux des aspects intéressants, et avides des nobles souvenirs. […] Ce voyage n’est donc pas un voyage de découvertes; c’est un voyage d’impressions.» Pour avoir fréquenté le cénacle de Nodier, que l’exposition fait revivre avec esprit, Gautier n’eut pas trop de mal à défier le lyrisme sentimental des Voyages au profit d’une approche moins nostalgique et plus sensuellement hétérogène de ses longues promenades. Stéphane Guégan

*François Brunet, Théophile Gautier, écrivain voyageur, Honoré Champion, 90€.

*La Fabrique du romantisme. Charles Nodier et les Voyages pittoresques, Musée de la vie romantique, 18 janvier 2015. Excellent catalogue sous la direction de Jérôme Farigoule, Paris-Musée, 30€.

D’autres voyages, d’autres voyageurs…

La très active société des Amis de Chassériau nous avait alléché avec l’annonce d’une «correspondance oubliée», laquelle devait contenir des lettres de Gautier et d’Alice Ozy, qui fut la maîtresse «tarifée» des deux hommes. On vient, en effet, d’exhumer des cartons familiaux plusieurs centaines de documents. Un grand nombre d’entre eux, confiés par le baron Chassériau à Léonce Bénédite, avaient déjà été exploités et cités dans la monographie de ce dernier. Connues sont aussi les lettres adressées à Gautier et celles d’Alice, toutes postérieures, comme on sait, à la mort précoce du peintre, et dictées par le désir de contrer les révélations désobligeantes des Choses vues de Hugo. De l’inédit, ce volume en propose beaucoup néanmoins; il touche souvent aux liens essentiels que l’art et la carrière de Chassériau nouèrent avec l’ancienne administration impériale et certaines des personnalités les plus impliquées dans la colonisation de l’Algérie. Pour ne citer qu’un exemple éloquent, on voit Henry Guillaume, qui avait été de l’expédition de Saint-Domingue en 1802, s’enquérir plusieurs fois des travaux du jeune prodige. En mai 1837, il demande ainsi à Frédéric Chassériau si son frère a enfin mis à exécution l’«envie de faire un tableau du débarquement à Marseille des Kabaïles [sic] envoyés d’Afrique par le maréchal Bugeaud». Bien avant de débarquer lui-même en Algérie, bien avant ses premiers chefs-d’œuvre inspirés par les populations arabe et juive d’Alger et de Constantine, Chassériau cède à son attrait pour les ressortissants de la seconde France. La fronde vibre déjà du jeune romantique envers Ingres, qu’on comprend mieux à la lecture du volume. De lettre en lettre, c’est aussi le réseau social, très utile et plutôt flatteur, de l’artiste qui reprend forme et s’offre à nous hors du manichéisme des historiens. L’annotation des lettres, partant,  pourrait être plus nourrie, il faudra aussi la nettoyer de quelques coquilles. L’une d’entre elles porte sur Louis de Cormenin, non pas le père comme indiqué, mais le fils, qui écrit à Chassériau peu de temps avant le décès du pourvoyeur de belles orientales: «Je désirerais de vous une tête de femme arabe sur un panneau de bois.» Gautier avait croisé Cormenin, à Oran, en août 1845 et traversé l’Italie à ses côtés, cinq ans plus tard. Il devait lui écrire en 1862: «J’ai passé avec toi les jours les plus heureux de ma vie.» Le génial Chassériau tenait aussi une place dans cette amitié inaltérable. SG // Théodore Chassériau, Correspondance oubliée, édition présentée et annotée par Jean-Baptiste Nouvion, Les Amis de Théodore Chassériau, 2014, 19€.

C’est la grandeur de Stendhal de pouvoir être lu en tous sens. Écrits «à bâtons rompus», à la manière d’une conversation de malle-poste, ses faux guides de voyage, ses «promenades», qui ont le caprice pour loi, conservent entière leur première fraîcheur, preuve de leur désobéissance à tout prêt-à-penser. Le lecteur serait mal inspiré de procéder autrement. Et Dominique Fernandez, aussi gautiériste que beyliste, en fait presque un impératif catégorique, nous encourageant à «pêcher ça et là ce qui nous amuse, sauter par-dessus ce qui nous amuse moins». Fernandez a raison aussi de désigner en Chateaubriand ce modèle admiré et haï d’une langue trop sublime à laquelle il faut tordre le cou. Dès son titre plein de dandymse anglais, Mémoires d’un touriste croise le fer avec l’Itinéraire de son aîné. La référence ne saurait être qu’une simple récusation camouflée en hommage. Sur la France où il nous entraîne, et où se rejoignent celle de Nodier, de son ami Mérimée et celle plus calculatrice de Balzac, auquel est rendu un superbe hommage, Stendhal pose le regard d’un aristocrate de cœur et de tête. S’il raille par convention la France boutiquière de Louis-Philippe, il accorde aussi à ces provinciaux obscurs, de temps à autre, l’énergie qui pousse l’Italien aux grandes choses. Les exilés de Paris, la crème d’entre eux du moins,  n’ont-ils pas des musées, n’aiment-ils pas la bonne peinture? Et notre cicerone, notre rude causeur de faire l’inventaire des bijoux à enfiler ici et là au collier de souvenirs. Les historiens de l’art ne devraient pas se contenter de ses Salons et de ses considérations italiennes de Stendhal. Ces Mémoires superbement spontanés, et qu’Albert Thibaudet comptait parmi les «quatre Stendhal à relire annuellement», déroulent une véritable galerie de tableaux. Delacroix trône au-dessus de la médiocrité ambiante. Mais on savourera aussi ce qu’il dit de La Mort de Féraud de Court ou de tel ami de Chassériau et de Gautier : « Poussin […] devrait bien enseigner à nos paysagistes à être moins pincés. Un seul que j’admire, fait reconnaître les arbres qu’il dessine; mais aussi M. Marilhat est allé étudier les palmiers en Arabie. » Bref, avec Stendhal en poche, la France n’a jamais été aussi exotique, aussi belle et étrangère à l’auto-dénigration romantique. SG // Stendhal, Mémoires d’un touriste, Folio Classique, Gallimard, avec une préface de Dominique Fernandez, de l’Académie française, 10€. Un index ne serait pas inutile… SG

 

 

 

 

 

T R I B U (T)

La revoilà la tombeuse, la dévoreuse, l’ensorceleuse, pour le dire comme Dominique Bona, qui consacre à Jeanne Loviton une biographie moins sévère que celles de ses prédécesseurs. Aurait-elle succombé à cette Calypso au physique ingrat qui injecta tant de passion dans le cœur de vieux écrivains qu’on lui pardonnerait presque le poison qu’elle y versait avec le même plaisir? Sans doute. Son livre brosse vivement, et vertement quand nécessaire, le portrait d’une séductrice ivre d’elle-même, plus maîtresse de ses transes que l’insatiable Giraudoux, et n’abandonnant qu’à de rares élus le privilège d’atteindre son cœur. Un seul parvint à la conquérir en totalité, à l’obliger à s’oublier, ce fut Robert Denoël, prédateur en tout, dont elle partageait la fougue naturelle, la frénésie sexuelle, le goût de la vraie littérature et la fascination des idéologies fortes. Qui dira le tropisme mussolinien de Jeanne, tôt contracté, et réchauffé plus tard entre les bras de Malaparte? Qui dira jusqu’où s’étendait son cercle sous l’Occupation quand, écrit Dominique Bona, elle continuait à brûler les planches du Tout-Paris et croquer hommes et femmes. Arrondissant les effets d’un divorce avantageux, ses affaires éditoriales l’avaient mise largement hors du besoin. La fête pouvait continuer. De temps à autre, elle y conviait Paul Valéry, qui aurait pu être son père et qui fut, par intermittences, son amant à partir d’un certain 6 février 1938, et non 1934, c’eût été trop beau.

Entre eux, d’emblée, il y a maldonne. Ils ne peuvent s’aimer du même feu. Valéry se sera pourtant dépensé en assauts virils, saine lubricité, attentions, tendresses, coups de main et, suprême hommage de cet éternel mallarméen, en poésies merveilleusement ciselées. L’Europe sombre, ses chères valeurs s’effondrent, et Valéry l’aura enregistré mieux que personne, lui pétrarquise comme un adolescent en verve et en manque, en attente de l’étreinte qui va le rendre à lui-même. Ces poèmes, chéris comme leur objet, il ne les a pas publiés. Et la mise en scène que donne Jeanne à leur rupture en avril 1945, coup de grâce précédemment évoqué ici, ne put qu’éteindre tout désir de donner à ses contemporains la jouissance d’en déchiffrer les aveux les moins impudiques. Bernard de Fallois, grand défenseur de la chose poétique, les a jugés dignes d’être lus et il avait bien raison de le penser. Offert en 2008 à la curiosité de celles et ceux qui avaient goûté à quelques miettes de la correspondance des deux amants, ce bouquet inespéré a la couleur de leur relation en dents de scie. Valéry, d’une plume toujours tenue, jamais égarée par la lave sensuelle qu’elle peine à endiguer, se fait ici Ronsard, Banville et Gautier, verlainise même, oubliant le conseil que lui donnait son ami Pierre Louÿs au tournant nouveau siècle. Si l’esprit ne manque jamais à ce prince de l’intelligence, l’ironie, et donc la lucidité, imprègnent aussi cette longue tresse amoureuse, qui procède du glissement des identités, de l’inversion du vide en plénitude, et de la souffrance en jouissance. Il va jusqu’à paraphraser Baudelaire et son Invitation au voyage. Mais le lecteur d’aujourd’hui songe moins à la douceur qu’à la douleur de fuir là-bas avec Jeanne la tueuse…

Cela dit, Dominique Bona a peut-être raison de nous laisser penser que le fiasco de cette idylle ne résulte pas seulement du cynisme et de la froide mythomanie de Lotiron. Valéry n’a-t-il pas cédé à l’illusion d’un dernier «grand amour»? Ne s’est-il pas laissé prendre au piège de son propre rêve? Du pur Mallarmé, en somme… De surcroît, ce n’était pas la première incartade que s’autorisait ce bon père de famille, marié à Jeannie Gobillard, la nièce de Berthe Morisot, depuis mai 1900. L’écrivain comblé d’honneurs, quarante ans plus tard, était loin de posséder le train de vie de sa dulcinée. Loviton roule carrosse quand lui et sa femme se déplacent en métro. Leur trésor à eux, c’est la sérénité domestique dont a besoin ce travailleur dur à l’effort, c’est aussi le couple que forment Julie Manet, la fille de Berthe, et Ernest Rouart. Tout ce petit monde, soudé par les souvenirs et une certaine idée de l’art français, constitue le phalanstère du 40 rue Villejust, qui a remplacé le libre amour par la libre pensée. Julie et Ernest ne sont pas seulement d’exquis voisins, ils vivent au milieu des tableaux et des chevalets, réconcilient bourgeoisie et bohème. La peinture moderne a trouvé ses dieux en Manet et Degas, deux aigles (surtout le premier) avec lesquels Henri Rouart, le père d’Ernest, a participé au siège de Paris sous l’uniforme (voir plus bas). «Heureux de peindre, insoucieux de gloire» (Paul Valéry), Henri sera ensuite de toutes les expositions impressionnistes, comme le rappelle l’astucieux hommage du musée de Nancy, où trois générations de Rouart viennent attester, chacune avec son style, la haine familiale du lâché et de l’informe.

Si Corot hante le premier, Degas et Caillebotte le second, Augustin est le plus séduisant des trois. Frédéric Vitoux note les dissonances holbeiniennes du petit-fils d’Henri. Sa musique, pour être moins déférente, réveille ici et là le souvenir des incursions de Manet dans les étranges songeries et mutismes de l’enfance. Le catalogue nancéen se referme sur un billet espiègle du fils d’Augustin, qui n’est autre que l’écrivain Jean-Marie Rouart. Écrivain de conviction et presque de contestation tant il lui a semblé impossible d’embrasser à son tour la marotte des pinceaux et de plier à la ligne dynastique son incurable romantisme. On entendra le mot dans ce qu’il possédait encore de fièvre magnétique pour un jeune homme, lecteur de Stendhal et de Drieu, se découvrant, vers 1960, une sévère dilection pour les femmes et la littérature. Ne pars pas avant moi – titre superbe soufflé par son complice Jean d’Ormesson – est une savoureuse boîte à souvenirs où circulent entre les hussards de l’époque, de Michel Déon à Nourissier, d’envoûtants parfums de femmes. On laissera à ses lecteurs le temps de découvrir par eux-mêmes le pouvoir des fringances de Miss Dior sur le bachelier sans bachot, un peu fauché, mais riche de son charme, et bientôt de sa vocation, dans le Paris pompidolien. N’était la tristesse qui sied aux hommes bien nés, et aux amoureux qui aiment à se «fondre dans la nuit», le roman de Rouart serait comme une Éducation sentimentale inversée, où le passage à l’acte, et non le renoncement, servirait de morale. Très Manet, au fond.

Stéphane Guégan

*Dominique Bona, Je suis fou de toi. Le grand amour de Paul Valéry, Grasset, 20€ // Paul Valéry, Corona et Coronilla. Poèmes à Jean Voilier, Editions de Fallois, 2008, 22€ // Les Rouart. De l’impressionnisme au réalisme magique, Musée des Beaux-Arts de Nancy, jusqu’au 23 février 2015. Catalogue sous la direction de Dominique Bona, avec des contributions de Frédéric Vitoux et Jean-Marie Rouart, Gallimard, 35€ // Jean-Marie Rouart, Ne pars avant moi, Gallimard, 17,90€

*Édouard Manet, Correspondance du siège de Paris et de la Commune 1870-1871, textes réunis et présentés par Samuel Rodary, L’Echoppe, 24€ // À tous ceux qui auraient envie de comprendre l’importance politique et esthétique que revêtent le siège de Paris et les lendemains de la Commune pour Manet, je ne saurais trop conseiller la lecture des lettres du peintre telles que Samuel Rodary vient de les éditer et de les commenter. Personne ne connaît aussi bien cette correspondance que lui. Il en détache pour l’heure la moisson de «l’année terrible». Elle devrait être prescrite à tous les écoliers de France. Avant d’en reparler, j’aurai le plaisir de présenter cette publication, mardi 25 prochain, salle Giorgio Vasari, à l’INHA et à 19h00, en présence de Samuel Rodary et de Juliet Wilson-Bareau, experte de Manet. SG

– Christel Pigeon et Gérard Lhéritier, L’Or des manuscrits. 100 lettres illustres et illustrées, Musée des Lettres et Manuscrits / Gallimard, 29€ // Parmi les merveilles du troisième volet de cette collection, indispensable aux amateurs de l’épistolaire, on notera la longue lettre (quatre pages aquarellées) adressée à Henri Guérard, le mari d’Eva Gonzalès, durant l’été 1880, par Manet… Cette perle a rejoint la fondation Custodia en 2002. Le temps passé et le temps (compté) de l’avenir la traversent joyeusement, et douloureusement. D’autres feuilles, où écriture et dessin ressoudent leur parenté profonde : Célestin Nanteuil à Marie Dorval en 1835, Nerval à Gautier en 1843, Gautier à Ingres en 1859, Derain à Cocteau en 1918, Duchamp à Yvonne Crotti en 1946. Que du très bon. SG

Ce nègre de Dumas !

Fils d’un mulâtre de Saint-Domingue qui avait fini général d’Empire – le fameux «diable noir» craint des Autrichiens et même de Bonaparte – , le bel Alexandre était fier de sa crinière crépue et sûr de son ascendant sur les dames. L’une d’entre elles, la célèbre Mélanie Waldor, ne lésinait pas sur les épithètes, dans ses tendres missives, pour rallumer une flamme déjà éteinte en 1831. «Sang africain», «âme de feu», le ton était celui de la passion ardente, ardente et meurtrie. Le premier volume de la correspondance de Dumas, éditée par le très savant Claude Schopp, croque sur le vif le grand écrivain et le premier romantisme, le plus frénétique, derrière le bourreau des cœurs et le forçat des lettres. Seuls les idiots et les incultes, ce sont souvent les mêmes, le relèguent encore parmi la littérature de distraction, dont la valeur s’épuiserait à trousser des récits haletants et camper des personnages typés. Si les romans de Dumas ne traînent pas en chemin, si ses héros des deux sexes aiment à forcer le destin, c’est que la littérature, avec le romantisme, eut soudain l’âge de ses auteurs. Mais ne confondons pas jeunesse et jeunisme. Le très combustible Dumas, celui que ce premier volume suit jusqu’à l’âge de 30 ans, ne se laisse pas vivre, et n’imagine pas qu’il lui suffit de remplir pièces et nouvelles historiques d’insolence Jeune-France ou d’indolence créole…

Ses lettres, qu’on découvre plus nombreuses et riches que prévu, le saisissent en action, à l’affût des comédiennes autant qu’acharné au travail. Avant de recourir à ses fameux nègres, le cher Maquet entre autres, Dumas n’a que son ambition de poète frustré et de saute-ruisseau fauché pour satisfaire aux exigences de la scène, sa première et durable maîtresse. Le théâtre est roi alors, et qui veut régner doit s’y faire un nom et s’y maintenir en prenant le public à revers. La guerre a changé d’armes, pas de stratégie. D’autres se sont polis au journalisme, Alexandre prend d’assaut les salles obscures, et très vite la Comédie-Française après l’ambigu-comique et avant la Porte Saint-Martin. Cette folle passion théâtrale donne son souffle roboratif à la biographie que Sylvain Ledda, expert inspiré de la scène romantique, vient de signer sur Dumas. Gravir et brûler les planches au milieu des années 1820 devient l’idée fixe de toute une génération, impatiente de redonner des couleurs à la tragédie et de parler au présent. Comme nous le vérifierons plus loin, le moment est propice, la Restauration, stupidement calomniée aujourd’hui, favorise les premiers succès de Dumas, malgré son affiliation libérale très affirmée, et Louis-Philippe, dont il a été proche très tôt, les parachève dès avant la Révolution de Juillet. En croisant la correspondance de Schopp et la biographie de Ledda, il faut donc saisir cette chance de revivre l’un des plus hauts moments du génie français, celui qu’aura ouvert la percée des romantiques au Salon et au théâtre.

Les meilleures pièces de Dumas, ce sont ses Trois glorieuses. Henri III et sa cour précède d’un an le triomphe d’Hernani. Dès mai 1829, Stendhal en signale aussitôt la nouveauté à ses lecteurs anglais, non sans souligner ce que Dumas a pris au Richard II de Shakespeare. Mais Dumas surtout parle au public contemporain, qui sympathise moins aux malheurs d’Agamemnon qu’aux turpitudes des Valois. À rebours d’Hugo, il n’allonge pas ses tirades, étire moins ses effets, et brise le verbe ou mêle les genres avec plus de flamme. Suivront Anthony, drame en habits noirs, Christine, où passe le souvenir d’une sculpture de Félicie de Fauveau exposée en 1827 et admirée de Stendhal, et La Tour de Nesle, dont Claude Schopp nous donne une nouvelle édition. Ce drame de 1832 se délecte des amours sanglantes de Marguerite de Bourgogne, dont la Seine reçoit chaque matin le cadavre de ses amants. Il s’imprègne aussi des récentes victimes du choléra, qui aboutirent aux barricades des Misérables. Si différentes soient-elles, ces pièces sont parentes par la langue rude et riante de Dumas, et les ponts qu’il jette entre le passé des rois et la France révolutionnée. À cet égard, la correspondance fourmille d’informations inédites sur les années 1822-1832, à l’heure où Shakespeare, Rossini et Byron dictaient à tous une urgence utile. Frappante est aussi le réseau de peintres que Dumas entretient autour de lui. Autant que Vigny et Hugo, auprès de qui il prend conseil mais qu’il tient à l’œil, Dumas croit aux vertus du contact entre l’écrivain et le rapin. Peu importe qu’ils chérissent la couleur ou la ligne, Dumas les aime et les invite tous à la première de Christine en mars 1830, Delacroix, Roqueplan ou les frères Johannot, d’un côté, Ingres (eh oui!), Amaury-Duval et Ziegler, de l’autre. Une claque, en tous sens!

N’allons pas croire pourtant que ce dialogue des muses soit une invention de fiers chevelus et de sangs mêlés! À s’en tenir seulement au théâtre moderne, c’est-à-dire postrévolutionnaire, auquel Patrick Berthier vient de consacrer une somme définitive, les preuves abondent de cette contiguïté entre les arts du spectacle et les arts du dessin. Autant que Julie Candeille (l’amie de Girodet) ou Mlle Mars (future duchesse de Guise et Dona Sol pour Dumas et Hugo, dont Fragonard fils a saisi les charmes piquants en 1800), le grand Talma, si bien remis en lumière par Madeleine et Francis Ambrière (Fallois, 2007), incarne cette émulation mutuelle sur fond de davidisme radical, et fait le lien entre l’âge de la Terreur et le triomphe du «terrible». N’a-t-il pas été dès 1792 un Othello électrisant? Un Oreste, un Néron ou un Sylla très peu marmoréen? Convaincu qu’il faut revenir au terrain, aux suffrages du public et donc au principe de «plaisir», triple postulat qui fait de lui l’héritier du Stendhal de Racine et Shakespeare, Patrick Berthier brosse en près de 1000 pages le plus précis des paysages jamais tentés de la scène théâtrale des années 1791-1828. Quand l’information la plus large et la mieux vérifiée se conjugue à l’art du récit et de la synthèse, cela donne ce que l’histoire littéraire française peut produire de plus ferme. Berthier excelle aussi à débusquer les poncifs de sa discipline. On croyait la production révolutionnaire écrasée de politique, faux! On pensait la période impériale étouffée d’idéologisme césarien, faux! On se moquait des premières traductions/trahisons de Shakespeare, Berthier les a relues, notamment celles de Ducis, d’un œil frais et son bilan surprend.

Sa traque fertile aux idées fausses nous rappelle, salutaire secousse, que l’histoire du théâtre moderne s’est longtemps écrite depuis les hauteurs d’un romantisme triomphant, altitude et attitude qui ne laissèrent pas de jeter un discrédit souvent injuste sur la production des années antérieures, qu’il s’agisse des mélodrames qui faisaient le bonheur de Nodier sous le Directoire et l’Empire, du vaudeville si méprisé des cuistres, des précurseurs du drame moderne (de L’Auberge des Adrets à Trente ans ou la Vie d’un joueur), et même de ces tragédiens libéraux qu’on dit un peu vite néoclassiques, alors qu’ils puisaient déjà au verbe turbulent de Shakespeare pour rajeunir l’héritage de Racine et Voltaire. Au plus actif de ces faux tièdes, Antoine-Vincent Arnault, réhabilité par Raymond Trousson de belle manière (Honoré Champion, 2004), il faut faire une place à part. Car le jeune Dumas, dès son installation parisienne de 1823, fréquente ce milieu qui aime à prendre le romantisme naissant pour un produit d’exportation contraire au génie national. Le fils du «diable noir» a longtemps partagé cette méfiance envers les chantres de l’obscur et les ennemis des trois unités. La comparaison s’impose avec les débuts de Nerval, très bonapartiste sous la Restauration, et que Gautier et Maquet allaient bousculer dès avant 1830. Pour comprendre la conversion de Dumas lui-même, la lecture de Berthier est indispensable, car il plante le vrai décor de ce moment pivotal, qu’on a eu tendance à résumer aux pamphlets géniaux de Stendhal, à la nomination de Taylor à la tête du Théâtre-Français et au débarquement des Anglais hamlétiques. Dumas aurait puisé à tout pour s’inventer et s’imposer. Comme le notait Alain Finkielkraut, dans L’Identité malheureuse, l’auteur des Trois mousquetaires ne méritait pas d’entrer au Panthéon parce qu’il avait une «goutte de sang noir» dans les veines. C’est son génie seul qui aurait dû lui en ouvrir les portes. Mais telle est notre époque qui croit plus à «l’hérédité» qu’à «la personnalité», quitte à réactiver le primitivisme le plus dépassé.

Stéphane Guégan

*Alexandre Dumas, Correspondance générale, tome I, 1820-1832, édition de Claude Schopp, Classiques Garnier, 59€

*Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Folio Biographies, Gallimard, 8,90€

*Alexandre Dumas, La Tour de Nesle, Folio Théâtre, Gallimard, 6,20€

*Patrick Berthier, Le Théâtre en France de 1791 à 1828, Honoré Champion, 140€

Retrouvez Girodet, Amaury-Duval et Ziegler dans nos Caprices…

Dis-moi qui tu es…

Pour avoir touché au plagiat et aux rédactions à quatre mains, Stendhal est bien un homme du XVIIIe siècle, d’un siècle où la création procède encore souvent de la simple réécriture. On aurait tort de s’en indigner au nom de nos principes étroits et d’une exigence d’authenticité inadéquate. Ne jette-t-elle pas un voile de pudeur sur la réalité des pratiques et plus fondamentalement la nature de l’art comme lieu d’une continuité entre les générations? La question du partage et de l’héritage est centrale à l’intelligence de ce que fut Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, publié à Florence en août 1840, au cœur de la saison touristique, mais sous le nom du peintre Abraham Constantin… Agrégé par Martineau aux Œuvres de Stendhal dès 1931, ce livre à deux voix dépasse en complexité scripturaire ce qu’il était convenu d’en dire jusqu’à la présente édition, d’une rigueur philologique sans faille. Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot nous font généreusement profiter de leurs patients efforts à démêler l’écheveau d’un manuscrit dont les balbutiements et l’évolution auraient découragé plus d’un spécialiste de la génétique littéraire. Les 150 pages d’appareil critique qu’elles nous offrent vont au-devant et au-delà de toutes les questions que suscitent le texte final et ses multiples étapes, des minces feuillets initiaux aux nombreux ajouts qui émaillent les jeux d’épreuves. On est très loin, à l’évidence, de ce que Stendhal mandait à son cousin Romain Colomb, quelques mois après la parution de l’ouvrage : « Il [Constantin] m’a réellement remis un manuscrit intéressant pour deux cents personnes qui l’eussent compris […]. J’y ai ajouté quelques tournures qui cherchent à être un peu piquantes. »

La rencontre des deux hommes remonte à 1826, et nous ramène à ce foyer du romantisme que fut le cercle du peintre Gérard, un élève de David qui avait eu la bonne idée de naître en Italie et de se défaire assez vite de tout mimétisme. Peintre sur porcelaine lui-même, et attaché à la manufacture de Sèvres pour avoir impressionné Joséphine sous l’Empire, le Genevois Constantin avait passé près de six années à Florence à partir de 1820, fréquenté Ingres et multiplié les copies de maître. Ses plaques d’émaux de grandes dimensions constituaient un défi technique et un défi au temps, comme Stendhal aimait à le dire. La transmission des chefs-d’œuvre de l’art italien n’avait plus à craindre les aléas de l’histoire ou le déclin fatal des œuvres. Lors de ses séjours amoureux à Milan, Beyle avait eu maintes occasions de voir L’Ultima Cena de Vinci grignotée par une mort qu’on pouvait croire certaine… Autant que l’émail, les mots serviraient donc de rempart au néant. Au milieu des années 1830, atteignant chacun à l’automne de leur vie, Constantin et Beyle décident en Italie d’associer leurs compétences et de redire ensemble leur passion des maîtres qui les avaient rapprochés, de Raphaël, Michel-Ange, Andrea del Sarto et Titien à Guerchin et Bernin. Au départ, le projet de Constantin était de se raconter en décrivant ses copies et ses prouesses en matière de peinture céramique. L’amour de Raphaël, dans lequel communiait son ami Ingres, devait y éclater sans détour. Stendhal ne semble pas avoir eu de difficulté à rejoindre cette «passion prédominante» et à convaincre le peintre d’élargir son propos. À terme, le livre se voudra le parfait viatique de « la fashion de Paris », comme l’écrit Stendhal à l’éditeur des Idées, le très libéral Vieusseux, en mai 1840.

S’ouvrant sur une vue de la maison de la Fornarina, à quelques pas des fresques très déshabillées de la Farnesina, le volume final contribue résolument au culte de Raphaël et de l’érotisme dont procèdent, selon les auteurs, et la peinture italienne et le regard attentif, caressant et vigoureux, qu’il convient de lui porter. Raphaël, Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot nous le rappellent, faisait alors l’objet de publications savantes et de débats érudits. Sans les mépriser, en y participant  même par leurs remarques fines sur la pratique du peintre et l’autographie d’œuvres douteuses, Constantin et Stendhal n’oublient jamais leur lecteur et l’émulation sensuelle qui anime l’ouvrage de bout en bout. Cette suite de descriptions n’est jamais sèche: d’ekphrasis en ekphrasis, une histoire de la peinture se définit et se déroule au gré d’une promenade virtuelle, qui donne du mouvement au texte et à sa lecture. Le hasard ne semble pourtant pas avoir présidé à sa construction, pas plus qu’aux nombreuses allusions aux «combats» de Stendhal depuis les années 1800-1820, telles sa défense du «beau idéal moderne » et ses diatribes contre les émules décolorés de Racine et Voltaire. Ce que ces Idées si peu françaises ont de plus piquant nous parle du jeune Beyle et de son horreur des tièdes ou des singes de l’antiquité. De là maintes digressions sur la modernité des maîtres italiens, innocente de leur postérité académique… Stendhal est donc bien présent au texte qu’il ne signe pas, mais qu’il griffe de sa verve insolente. Soulignons pour finir, plus que les éditrices ne souhaitaient le faire peut-être, combien ce livre de la mémoire est empreint de celle du grand remue-ménage impérial, de cette époque qui vit Beyle se former devant les chefs-d’œuvre de l’Europe française, de ce temps enfin où il fallut «rendre» ces trésors et où il priait le génial Denon de retenir au Louvre La Vierge à la chaise. Raphaël, doublement moderne, résumait en lui le destin de l’art et le destin des musées. Stéphane Guégan

– Abraham Constantin / Stendhal, Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, édition établie et présentée par Sandra Teroni / Hélène de Jacquelot, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.

D’autres idées sur la peinture…

À nouveau musée Picasso, nouveau guide des collections. Anne Baldassari ex-directrice de cette maison toute blanche enfin rouverte, a accroché l’un et dirigé l’autre. Ils ne se juxtaposent pas pour autant. Le premier, avec un luxe photographique que l’art de Picasso justifie amplement par sa science du détail signifiant, suit la chronologie et obéit aux désirs de l’artiste, celui qui avouait à la belle Françoise Gillot en 1946: «J’en suis arrivé au moment, voyez-vous, où le mouvement de ma pensée m’intéresse plus que ma pensée elle-même.» Au-delà de ce que la déclaration piégée avoue des liens plus que houleux de l’artiste avec le surréalisme, elle doit être lue comme un principe de lecture adressé à ses commentateurs futurs: on ne peut comprendre Picasso hors du lien nerveux, réactif, quasi érotique, qu’il a maintenu avec la nouveauté du présent, grande et petite histoire mêlées. Peu d’artistes de son calibre, quelque part entre Raphaël et Manet, ont signé et daté avec la même obsession nietzschéenne du dieu Chronos… Or, et les premiers visiteurs du musée Picasso le savent, ce rapport spécial au temps n’a pas entièrement commandé l’accrochage inaugural. Il se donne, il est vrai, les libertés d’une «exposition», laquelle durera donc trois mois. Bref, le guide colle davantage à l’horloge intérieure du grand d’Espagne, bien qu’il ne multiplie pas les images trop crues. On y verra se dessiner, entre autres potentialités d’avenir, une image exacte du Picasso de l’Occupation allemande, capable d’alterner le lugubre et le drolatique en moderne Cervantès. Très bel objet, concentrant en son milieu d’utiles essais ayant trait aux médiums que Picasso plia à son supposé caméléonisme, il sépare volontairement l’œuvre de sa documentation, le visuel du verbal, le virtuel du final. N’ont-ils pas toutefois vocation au contact? C’est que devrait nous montrer le musée Picasso à partir de 2015. SG // Anne Baldassari (dir.), Musée Picasso Paris, Flammarion/ Musée Picasso (existe en deux versions, 35 et 150 €).

Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es… Confie-moi tes lettres et je saurai quel être vibre en toi… Connue en partie depuis 1968, enrichie de 200 inédits et finement éditée grâce aux excellentes éditions du Bruit du temps, l’indispensable correspondance de Nicolas de Staël nous entraîne très loin dans l’intimité et l’itinéraire de ce peintre immense, l’un des rares de sa génération, celle qui eut 25 ans au moment des accords de Munich, à avoir porté la peinture française au degré d’«éminence» que l’exilé russe goûtait chez Keats et Baudelaire en poésie, Delacroix, Manet et Picasso en peinture. Pinceau et plume courent ici du même élan et atteignent  la même élégance sous la concision. L’écriture ne le trahit jamais. C’est une chance, car Nicolas de Staël, aussi fugitif que les saltimbanques de Rilke, a vu du pays, de la Belgique à l’Afrique du Nord, d’Agrigente à New York, et en a tiré mille impressions, mille pensées de peintre. Les lettres en recueillent l’élixir. On se délecte aussi de sa verve ramassée dès qu’elle cible les contemporains, marchands, critiques, hommes et femmes. Il sait aussi bien dire d’un mot les fulgurances du midi, les bars qui tanguent à Londres, les négresses de l’ABC, qu’achever d’une formule l’abstraction qu’il a déjà quittée quand il écrit fin 1950: «Soulages, c’est de la merde intégrale et sans discussion.» Et puis il y a la force inspiratrice de ses correspondants (quand nous donnera-t-on enfin les lettres reçues?). René Char, en premier lieu. Char et son génie, Char et son double jeu (il paraît qu’il ne faut pas en parler). Il y enfin Jeanne, pour laquelle il brûle quand il ne la couche pas sur la toile. En août 1954, Dorival défaille devant les Nus exposés chez Jacques Dubourg, c’est Olympia recommencé! S’est-il tué parce que Jeanne n’a pas voulu refaire sa vie avec lui? Les journalistes ne sont pas privés de l’écrire récemment, après la révélation des fameuses lettres d’amour, lyriques et impatientes, que l’artiste a envoyées de partout à son modèle de rêve… L’explication ne tient pas. Parlant du suicide, Drieu disait que c’était une façon de vaincre la mort et ses épuisantes étreintes. Mais il faut avoir brûlé la vie par les deux bouts auparavant. Le grand saut, pour Staël, vint à son heure. SG // Nicolas de Staël, Lettres  1926-1955, édition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte, Le Bruit du temps, 29€. Deux expositions viennent d’être consacrées au peintre, l’une au musée Picasso d’Antibes (catalogue Hazan) et l’autre au Havre (catalogue Gallimard), dont on recommande chaudement la lecture.