LUMIÈRE

Ce nouveau Fiat lux dont s’est enorgueilli le XVIIIe siècle, quand débute-t-il précisément ? A l’aube de la période, dès que Louis XIV eut rejoint son créateur et abandonné ses sujets à la situation très dégradée du royaume ? La remarquable exposition du musée Carnavalet en fait l’hypothèse, la régence de Philippe d’Orléans marquerait l’aube des Lumières. Mieux, elle l’inaugurerait en tout, politique, beaux-arts, sciences et économie, jusqu’au rapport à l’argent et à la spéculation qu’autorise le perfectionnement (fragile) du système bancaire, comme le rappelle Chantal Thomas, en ouverture au catalogue. Il est vrai que le fils de l’incomparable Monsieur et de la non moins étonnante Madame Palatine était de race, et de taille, à séduire Saint-Simon, très remonté contre les enfants légitimés du vieux roi, notamment le remuant duc du Maine. Le diariste sublime, dont une vitrine expose la relique des Mémoires, n’a pas besoin de flatter le Régent, qui succède à Louis XIV en faisant casser son testament : soldat valeureux, musicien achevé, peintre licencieux, formé par le rubénien Antoine Coypel, il fut un grand politique, corrigea l’autoritarisme du règne précédent en préservant l’essentiel de la puissance publique, stoppa l’hémorragie de la dette en éteignant sa première cause :  la guerre. Secondé par l’abbé Dubois, dont Saint-Simon briguait secrètement la place, la paix se fit avec le reste de l’Europe, au gré des alliances et des mariages : le petit Louis XV épouse une princesse espagnole, comme bien des Bourbons avant lui. Outre les finances royales en voie de recomposition, qui suspend pour dix ans le Salon de peinture et le mécénat ordinaire de la couronne au-delà du strict nécessaire, le déplacement de la cour imprime un changement majeur à la vie des arts, ce que Marc Fumaroli aura très bien saisi dans son livre testamentaire sur Caylus et le milieu Crozat. Architecture, arts de vivre, sculptures et tableaux se détournent majoritairement du grand goût et, comme l’écrit Ulysse Jardat, de l’attraction versaillaise. L’aimable, le trait de mœurs et le libertin, à des degrés variés, concurrencent l’héroïque et le didactisme vertueux. Si la Régence, quand brillent Montesquieu et Marivaux, n’encourage pas la formation du parti philosophe, si elle reste ferme en matière confessionnelle, elle ne bride que les excès d’une époque qu’on savait transitoire par nature même. Peu importe ce qui n’a pu être emprunté par les commissaires, la démonstration est riche, diverse, la succession des thèmes nerveuse ; nous remontons le mouvement des idées et des arts en évitant les poncifs charriés par le cinéma (Que la fête commence…, 1975). Telle commode de Cressent, telle horloge d’Oppenord et l’admirable effigie de Jean de Julienne exhibant un portrait de Watteau (notre illustration) dissipent tout regret. Exposer une tranche de temps exige un propos : il y est, et n’écrase jamais les œuvres.

Le célèbre portrait que Largillière fit de Voltaire vers 1724, une version à Versailles, une autre à Carnavalet, fut peint peu de temps après les morts étrangement rapprochées de Philippe d’Orléans et de Dubois, avec lesquels les choses avaient mal débuté. Le jeune Arouet n’oubliera jamais les onze mois d’embastillement que lui valut la mauvaise idée de s’attacher au duc du Maine et d’attaquer le régent en 1717, d’une plume anonyme… Après sa libération, la surveillance de la police royale ne se relâche pas. La tragédie d’Œdipe, dès 1718, joue dangereusement des échos presque lisibles à l’actualité des débats religieux, très marqués par l’opposition du trône et de Rome aux jansénistes. L’imprévisible Voltaire tourne son encrier contre eux en 1722, et contre Louis Racine en particulier, le fils du grand Racine, auteur de La Grâce, dont il est l’ami et qu’il tutoie au fil des douze alexandrins acérés de sa réplique : « Cher Racine, j’ai lu dans tes vers dogmatiques / De ton Jansénius les erreurs fanatiques. / Quelquefois, je t’admire, et ne te crois en rien, / Si ton style me plaît, ton Dieu n’est pas le mien. / Tu m’en fais un tyran, je veux qu’il soit mon père, / Ton hommage est forcé, le mien est volontaire. » On lira la suite dans la très éclairante édition de Dieu et les hommes que Nicholas Cronk vient de faire entrer dans Folio Classique. Il faut tout le savoir et toute l’honnêteté du directeur de la Voltaire Foundation d’Oxford pour ne pas trancher là où ses aînés, et ses maîtres, étaient catégoriques. Alors, Voltaire athée ou déiste ? Déiste convaincu ou de convenance ? Dieu et les hommes, « œuvre théologique mais raisonnable », procède d’un comparatisme assez brutal entre les religions, des plus anciennes aux cultes du Livre ; la catholique se voit lourdement créditer, nul hasard, d’avoir été la plus sanglante. Celui qui parle au nom de l’Être suprême, commun aux religions débarrassées de la Révélation, est l’auteur du Traité sur la tolérance. Hostile au péché originel et à la résurrection des âmes, Voltaire ne veut pas d’un Dieu vengeur, il veut, il exige un Dieu bon, juste, et poussant les hommes à l’être, sans autre récompense pour eux que la satisfaction de faire le Bien et de jouir des lumières qui nous sont ainsi données. Ce Dieu universel, cette religion plus humaine et rationnelle, conclut Nicholas Cronk, parlait avec l’accent de Londres.

Une des premières toiles qu’ait peintes Pierre Subleyras (1699-1749) représente sans grand génie le Sacre de Louis XV. Une tendre bonhomie, due au jeune âge du roi et à la sollicitude des prélats, y règne cependant. Le peintre lui-même, en 1721-1722, débutait, et conformait le tableau cérémoniel au dessin d’Antoine Rivalz, son maître toulousain. Fier normand quant à lui, historien de l’art sensible aux « petites patries », et proche de Baudelaire, Philippe de Chennevières n’aimait rien tant que ces fils de la France profonde partis à l’assaut des places parisiennes. Le destin de Subleyras tient du prodige. A peine arrivé à Paris, il remporte le Prix de Rome de 1727, l’année où le duc d’Antin, surintendant des bâtiments du Roi galvanise la peinture d’histoire par un grand concours. Cette franche et dure émulation attendait Subleyras en Italie, qu’il ne quitterait plus et qui, à peu de choses près, fit seule sa gloire. Au palais Mancini, où l’élève de l’Académie passa huit ans, le directeur lui préférait Carle Van Loo, grossière erreur. Le duc de Saint-Aignan, notre ambassadeur à partir de 1731, montra plus de discernement, de même que la princesse Pamphili, poétesse très mêlée à la vie artistique de Rome, dont le Français fut l’astre, de très loin, durant vingt années. Pierre Rosenberg le fit comprendre à toute une génération en 1987, année de la rétrospective du musée du Luxembourg. On réalisait que ni Gautier, ni Charles Blanc, ni Chennevières donc, ne s’étaient trompés sur son compte, on mesurait surtout combien Rome avait été profitable à Subleyras. C’est là, et nulle par ailleurs, dans le souvenir de Poussin, la confrontation aux grands Bolonais et la rivalité du barocchetto contemporain, que son tempérament et ses pinceaux connurent leur plein développement. Est-il autoportrait plus parlant que le sien, son pinceau en travers de la bouche, comme un pirate prêt à en découdre et vieilli avant l’âge ? Accéder aux grandes commandes, peindre pour Saint-Pierre, ne fut pas toujours une partie de plaisir. La somptueuse monographie de Nicolas Lesur, au-delà du catalogue des œuvres qu’elle parachève, montre un goût appréciable pour la situation romaine de Subleyras. Il faut croire que la lutte contre les hérésies et la géopolitique n’en constituaient pas les paramètres uniques. Avec un aplomb sans pareil, le virtuose des blancs sacerdotaux sut être un portraitiste solide et inventif, l’avant-courrier du nu moderne et, plus franchement que Watteau et Boucher, plus innocemment, le peintre de l’amour, comme l’eût dit Baudelaire, auquel fut refusée la connaissance des merveilleuses incursions de Subleyras parmi les contes si gascons de La Fontaine. Elles n’eussent pas déparé la collection de Philippe d’Orléans. Rome pleura de bonne foi ce Français que le Vice et la Vertu se disputaient, et que Paris n’avait pas rappelé.

Vaccinée contre les grandeurs du passé et indifférente au déclassement de notre pays, l’époque actuelle ne pleure plus Marie-Antoinette, et encore moins Louis XVI, à part quelques nostalgiques, non pas d’un régime qui avait cessé d’être viable en l’état, mais du statut de la France dans l’ancien et le nouveau monde d’alors. Parce qu’il assiste traumatisé à l’effondrement de l’Europe, – le nazisme n’étant qu’une nouvelle étape de sa décomposition, Stefan Zweig peint admirablement la tragédie des Bourbons : la violence révolutionnaire, l’hubris de l’homme régénéré, préparait, en fait, la dissolution du « monde d’hier » dont il entend témoigner. La première traduction française de son Marie-Antoinette date de 1933… Celle que nous propose Françoise Wuilmart est autrement plus belle et fidèle, jonction que Milan Kundera, lui qui a tant souffert d’être mal traduit, disait essentielle. Le plaisir de relire ce chef-d’œuvre, rechargé d’une pétulance toute viennoise, ne faiblit jamais et, force de l’écrivain, résiste aux correctifs qu’apporteraient les historiens maintenant à sa vision des époux royaux. Marie-Antoinette, en « reine du rococo », heurte nos connaissances de l’histoire des arts, bien que Zweig use presque positivement de ce terme, dépréciatif à l’époque de David (assassiné, comme le sinistre Hébert, en une digression fracassante ) . Il n’oublie jamais que la princesse autrichienne vint adolescente à la cour, et qu’elle n’y fit jamais la loi. La transfuge séduit son biographe par son destin imposé et surtout par la vie qu’il aime sentir bouillonner en elle, l’audace aussi, dans les affaires privées d’abord, puis au moment de la fuite de Varennes et de sa calamiteuse agonie. Louis XVI souffre plus, car le biographe confond les faiblesses qu’il prête au monarque supposé irrésolu et les contradictions où celui-ci est pris dès 1789 : elles ont été parfaitement résumées par Emmanuel de Waresquiel lors de sa récente exposition des Archives nationales. La fin du livre, soit l’horreur des années 1791-1793 après le décès de Mirabeau, est digne de Dumas père. Le lecteur ne lit plus, il vibre et s’indigne, comme l’auteur, avec noblesse.

Certains mots ont le don de représenter, dynamiser, voire dynamiter leur siècle. Le vocabulaire des Lumières, de l’aube au crépuscule, a ainsi fait un usage massif de « l’énergie » héritée des Grecs, qu’elles voient ou mettent partout, et laissent finalement envahir le politique et la Terreur… Certains livres ont le privilège de survivre au temps de leur élaboration et de leur première résonance. C’est le cas de la thèse de Michel Delon, qui devient un livre en 1988 et ouvre une brèche aux futures éditions, dans La Pléiade, de Sade et Diderot, pour ne pas parler de l’Album Casanova… Elle propulsa son auteur si loin qu’il ajouta rapidement à l’expertise littéraire que l’on sait et à l’histoire des idées une compétence à analyser les autres arts. Ils apparaissent, du reste, au cours du présent livre et testent, de ce fait, la pertinence d’une sorte de zeitgeist. Il est vrai que cette exploration multiforme de la notion d’énergie, lien entre l’humain et l’organique, date de la redécouverte du mal nommé néoclassicisme en peinture, « mouvement » dont Delon dit bien qu' »il n’est pas un classicisme abâtardi et répétitif, [mais une] réaction contre l’affadissement de l’art rococo, une volonté de retour à la simplicité, à l’essentiel, à la force première. » Écrire, peindre, dès lors que le siècle redéfinit ce qui anime la nature et l’homme, et pourrait refonder le social, suppose la mise en œuvre de forces. Faire sens ne suffit plus, il faut ébranler qui lit ou regarde : on passe des Belles Lettres, où le code domine encore l’écrivain, à la Littérature, produite par ce même individu, désormais promoteur de sa vision propre. Bientôt Baudelaire pourra écrire que le tableau découle de la rencontre de deux individualités, d’un moi aux prises avec le non-moi. En conséquence, les limites de cette « liberté » se devinent : la récusation de tout surmoi chez Sade ou Robespierre. Leurs clones actuels se reconnaîtront. Car le livre de Delon, comme tout grand livre, nous aide à penser l’espèce de désastre environnant, un désastre qui dépasse l’environnement. Stéphane Guégan

*La Régence à Paris (1715-1723). L’aube des Lumières, Paris, musée Carnavalet, jusqu’au 25 février 2024, excellent catalogue sous la direction de José de Los Llanos et d’Ulysse Jardat, Paris-Musées, 39€ // Voltaire, Dieu et les hommes, édition de Nicholas Cronk, Folio classique, 7,50€ // Nicolas Lesur, Pierre Subleyras, préface de Pierre Rosenberg de l’Académie française, Président-Directeur honoraire du musée du Louvre, ARTHENA, 139€ // Stefan Zweig, Marie-Antoinette, traduction de Françoise Wuilmart, Bouquins, 24,90€ // Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Classiques Garnier, 29€.

Noces de lumière

Un à un, ils reviennent sous notre regard, on les sent pourtant inquiets, incertains peut-être d’avoir été pleinement pardonnés, lavés de leur crime. Ce sont les pompiers, ces peintres dont l’étoile s’est éteinte au siècle dernier, et qui n’ont pas recouvré leur éclat ancien, malgré l’effort de quelques téméraires… À l’enseigne des gloires déchues, les orientalistes ne sont pas si mal logés. Leur soleil les a en partie soustraits aux astres les plus froids de l’académisme des années Orsay. Vague formule, on le sait aujourd’hui, elle s’applique d’autant moins à nos voyageurs qu’ils s’attachèrent souvent à fuir Rome, la ligne abâtardie de Raphaël et le canon européen… La saillie en tout, voilà leur territoire, et la raison de leur actuel succès. Un succès planétaire et interconfessionnel, qui dit mieux? Soutenus par les collectionneurs arabes, bien contents de trouver en eux une image de leur monde épargnée par l’interdit de l’image, les peintres de l’ailleurs, qui firent les beaux jours d’un Salon qu’ils réchauffaient et érotisaient, sont les premiers à être revenus sur nos cimaises. Après Gérôme et avant Guillaumet ou Dinet, le sonore Benjamin-Constant (1845-1902) se présente à nous, entouré de ses odalisques disponibles et de ses janissaires peu partageurs, sous le ciel infatigablement bleu des mois de bonheur et de recherches éperdues qu’il passa au Maroc.

Sans doute cette méchante langue de Huysmans, avocat d’un naturalisme moins maquillé, plus authentique, et souvent moins enchanteur, était-elle en droit de dénoncer une peinture de bazar, une friperie débordante, et des modèles qui, pour proscrire toute pudeur, n’en étaient pas moins natives des Batignolles. Mais doit-on bouder ses harems trop chamarrés au prétexte que Benjamin-Constant n’y a jamais mis les pieds et qu’il veut nous faire croire le contraire de toutes ses forces? De fait, cette peinture joue à merveille de son partage instable entre le reportage et l’affabulation, le coup d’œil précis et le grand théâtre des Mille et une Nuits. Quand l’alchimie opère, cela donne un chef-d’œuvre comme Les Chérifas du Salon de 1884, immense panoramique rembranesque, traversé par un rayon de lumière tiède qui vient s’épanouir en caresses sur la gorge splendide d’une captive fière de sa beauté. Un demi-siècle plus tard, Edward Hopper retrouvera l’idée de ces bains de soleil indécents aux accents métaphysiques. Benjamin-Constant, qui préférait Delacroix au «savonneux Bouguereau» (dixit l’intéressé), n’était pas le sanguin que l’on croit. Peu de violence crédible, peu de mouvement, peu d’énergie même. Ses tableaux touchent au meilleur quand leur sujet rejoint la fascination de l’artiste pour la couleur pure et la contemplation infinie. Ce peut être des femmes prenant le frais sur les toits de Tanger, ce peut être la mort, sereine, dans le silence enveloppant des femmes voilées. En trente ans de carrière inouïe, le portraitiste de Victoria et de Léon XIII n’a jamais vraiment trahi son rêve marocain. Qu’il ait eu des hauts (enivrants) et des bas (terribles), ait oscillé entre l’invention et la routine, ajoute à l’hommage de Toulouse et Montréal.

Stéphane Guégan

*Benjamin-Constant. Merveilles et mirages de l’orientalisme, Toulouse, musée des Augustins (jusqu’au 4 janvier 2015), et musée des Beaux-Arts de Montréal (31 janvier-31 mai 2015). Riche et indispensable catalogue malgré l’indigence de certaines reproductions et la limite bienpensante de certaines analyses, Axel Emery et Nathalie Bondil dir., Hazan / Yale University Press, 49€.

Retrouvez pompiers et splendides nanars, parmi d’autres exhumés prestigieux, dans nos Caprices du goût en peinture. Cent tableaux à éclipse, Hazan, 39€

Lumière encore…

Les biographes de Giono n’ont plus qu’à reprendre leur copie. Ils avaient déjà du mal à parler des années de l’Occupation sans multiplier les précautions oratoires. L’après-guerre, assombrie par les règlements de compte jusqu’à la parution du génial et stendhalien Hussard sur le toit, les jetait pareillement dans l’embarras. La parution des Carnets intimes de Taos Amrouche, brûlants de bout en bout, et d’une ardeur de poèmes berbères mâtinés de Cantique des Cantiques, lève le voile sur la seconde vie de l’aède de Manosque. Entre 1953 et 1960, leurs amours adultères, balançant entre plénitude et douleur, ont fait vibrer la plume, elle aussi clandestine, de la superbe Taos? Sœur puînée du poète Jean Amrouche et comme lui issue de la culture fascinante des kabyles christianisés d’Algérie, elle a conquis sa légitimité littéraire plus tardivement que son frère. Et le travail exemplaire des éditions Joëlle Losfeld n’y aura pas été étranger, qui réédita récits et romans au cours des années 1990. C’est au tour de ces Carnets inédits de nous rendre sa voix, à tous égards, poignante. Le chant et l’oralité ont été une des grandes affaires de sa vie. L’écriture diariste ne pardonne pas aux âmes sèches! Et l’impudeur du déshabillage quotidien ne salit que les êtres vils. Dans le miroir de son journal violemment sensuel et noir en alternance, Taos Amrouche, quarante ans en 1953, n’observe pas que ses désirs insatisfaits et l’impossibilité de les vivre à plein, d’être à et en Giono, de vingt ans son aîné. Elle mesure et avoue aussi ce qui lui faut sacrifier à cette passion de tous les instants, qu’elle ne parvient pas à satisfaire entre les bras d’autres hommes, plus jeunes, plus disponibles à l’étreinte. Bref, c’est le grand amour. Elle avait rencontré Giono l’été précédent, à l’occasion des fameux Entretiens radiophoniques (Gallimard, 1990). Débute alors une longue succession de rendez-vous furtifs, d’embrasements magiques et d’attentes trompées. Car, bien qu’épris, Giono garde ses distances et s’économise, un peu trop sans doute pour ressembler à ses héros. À l’inverse, les Carnets de Taos Amrouche donnent sans compter. La femme impétueuse et l’écrivaine ambitieuse y croisent leurs voix, s’y réconfortent l’une l’autre. Ces pages mêlées de jouissances et de frustrations éclairent aussi l’époque, sa littérature, son théâtre et même son cinéma. Notre couple stendhalien, avec ce que le mot contient d’atermoiements, parle souvent écriture, Giono encourageant sa «sauvage» à pratiquer le «style blanc» pour décupler son exotisme. Vains conseils! Taos, qui préférait Bernanos à Robbe-Grillet et Butor, se veut de feu, corps et encre. Ces Carnets enfin dévoilés dansent comme une flamme continue. SG // Taos Amrouche, Carnets intimes, présentation et notes de Yamina Mokaddem, Editions Joëlle Losfeld / IMEC éditeur, 25 € (en librairie le 16 octobre)