Où allons-nous ?

Passionné de peinture, certes. Mais Jacques Rivière fut-il un authentique critique d’art ? Et un de ceux qui défendirent les esthétiques les plus neuves, du fauvisme au cubisme, de la Belle Epoque finissante ? La chose est moins sûre et peut paraître fort douteuse à qui se contente d’un rapide survol de la vingtaine d’articles, principalement confiés à la N.R.F., dont il fut l’auteur entre 1907 et la guerre de 1914. Il ne reviendra plus, pour ainsi dire, à l’actualité des salons et des galeries après 1918, signe ou pas, nous le verrons, d’un désaveu. Les intercesseurs de sa jeunesse bordelaise sont bien connus, il suffira de rappeler l’importance que prit alors le cercle de Gabriel Frizeau (1870-1938), collectionneur éclairé d’Odilon Redon et de Paul Gauguin. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? trôna chez lui entre 1901 et 1913, séquence temporelle qui n’est pas sans rapport avec l’activité journalistique de Rivière. De même qu’il conciliait Claudel, Gide et Francis Jammes dans ses lectures, Frizeau ouvrait ses cimaises aux principales voies du postimpressionnisme, à l’exception du néo-impressionnisme des émules de Seurat, ce en quoi Rivière devait le suivre. Il lui doit aussi d’avoir connu, la vingtaine atteinte, André Lhote aux côtés duquel il finira par voir en Cézanne le peintre élu et s’intéresser au cubisme. L’histoire de l’art, s’agissant de la formation intellectuelle de Rivière, se contente le plus souvent de ce compagnonnage. Force serait d’isoler une sorte de girondisme, en tous sens, parmi les représentants de l’art moderne, à l’articulation des deux siècles, un girondisme raffiné, voire précieux, et tenté par la revitalisation de l’ut pictura poesis dans le sens où l’entendait un Maurice Denis en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé. » Si l’on ajoute que Denis préconise en peinture d’arriver à la beauté par la nature, et à la poésie par la facture, entre-deux qui proscrit moins le sujet en soi que tout développement narratif superflu, et dépouille la représentation de tout mimétisme banal ou grossier, on saisit déjà ce que le jeune Rivière a tiré de son aîné, et notamment des articles parus dans L’Occident, revue chrétienne très militante, à partir de 1901. Jacques y collabore lui-même dès juillet 1907, il vient d’avoir 21 ans et oscille entre Fénelon et Proust. Deux autres composantes de son premier bagage critique méritent aussi d’être citées, l’héritage de Baudelaire et l’apport de La Revue blanche (1889-1903), prototype de ce que voudra être, à divers égards, La Nouvelle revue française. L’année 1907, départ de sa correspondance avec Lhote, le voit aussi publier une première chronique artistique, dédiée à la 23e édition du Salon des indépendants qui l’a déçu. De façon à en souligner les insuffisances, Rivière y regrette l’absence de Bonnard et Vuillard, les peintres préférés de la défunte Revue blanche et, en particulier, de Thadée Natanson. Peu importe l’extrême confidentialité de la revue tunisienne où apparaît cette recension inaugurale, son tranchant témoigne d’une conscience mature et inquiète. Stéphane Guégan / Lire la suite dans Jacques Rivière, Critique et création, édition de Robert Kopp, préface de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Olivier Bellamy, Ariane Charton, Paola Codazzi, Stéphane Guégan (peinture), Jean-Marc Quaranta et Jürgen Ritte, postface d’Agathe Rivière, Bouquins / Mollat, avec le soutien du CNL, 32€.

Une exposition

Parallèlement à la sortie de Rétro-Chaos (édition établie par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, voire notre recension à venir dans la Revue des deux mondes), une exposition se tient à la Galerie Gallimard, jusqu’au 15 mars, Daniel Cordier. Mémoires d’une vie 1920-2020 (livret, 9,90€). Homme du visuel, secrétaire du très iconophile Jean Moulin, peintre frustré et galeriste à succès après la seconde guerre mondiale, Cordier aura semé beaucoup d’images sur son chemin, autant que les écrits de toutes sortes. Leur réunion impressionne. Dès les premières photographies de famille, une certaine façon de charmer ou de dévorer la vie saute aux yeux. Sa jeunesse fut très maurrassienne, puis son patriotisme humilié, plus que De Gaulle, l’envoya à Londres. L’exposition retrace ses engagements et vérifie surtout la passion de la lecture et de littérature, qui fit de lui, sur le tard, le superbe scribe de sa vie. SG

Deux rendez-vous

Conférence de Stéphane Guégan / Passion française : Ribera entre David et Manet, auditorium du Petit Palais, Paris, jeudi 6 février 2025, 12h30 / La France s’est entichée très tôt de Ribera, elle a collectionné sa peinture, et contribué à sa légende, aussi noire que l’autre. « Tu cherches ce qui choque », écrit de lui Gautier, à l’heure où la Galerie espagnole de Louis-Philippe donne une impulsion définitive à l’hispanisme de l’école française. //// Maurizio Serra et Stéphane Guégan présentent le Décaméron de Boccace, illustré par Luc-François Granier, Bibliothèque polonaise de Paris, 6 quai d’Orléans, 75004, Paris, mercredi 26 février 2025, 19h00.

Romantismes

Géricault serait-il au creux de la vague ? 2024 s’en est allée sans que l’anniversaire des deux cents ans de sa naissance ait beaucoup secoué l’institution muséale ? Théodore, il est vrai, n’eut pas la chance de naître femme et pauvre. Et que serait l’indifférence de notre triste époque s’il était resté mousquetaire du roi après Waterloo ou s’il n’avait hissé au sommet du Radeau le magnifique survivant noir qui agite le fanion de la délivrance, torse du Belvédère repeint aux couleurs de son abolitionnisme ? Du coup, l’impétueuse ferveur du dernier roman de Patrick Grainville prend des allures réparatrices. Il y a les romanciers qui nombrilisent, ceux qui pantouflent, nombreux désormais sont ceux qui catéchisent (les non éveillés), et puis il y a ceux qui cravachent, éperonnent le verbe ou écrivent à tout crin. Depuis son prix Goncourt de 1976, la flamboyance du français tient Grainville dans ses exigences et son baroquisme romantique. La Nef de Géricault – fin titre qui rattache le peintre de la Méduse à la Navicella de Giotto et à la folie de Bosch, débute à la veille des Cent Jours, comme Monte-Cristo. Au moment où la France, pas toute, comme l’a montré Waresquiel, s’apprête à renouer avec l’aigle un rien déplumé, Théodore rejoint la jeune épouse de son vieil oncle et lui fait l’amour sans compter. Etreinte inaugurale où je verrais volontiers un idéal littéraire toujours actif. Comment les mots peuvent-ils lutter avec l’empathie de l’image, triompher d’elle ? Roman charnel, à la mesure de son héros, roman noir aussi, à proportion des mélancolies tenaces du peintre (seule certitude, nos peines), La Nef de Géricault réussit à être un roman politique en écartant les pièges du genre. Michelet, nous rappelle-t-on, a simplifié l’auteur de l’Officier chargeant et de la Méduse. En 1815, avant et après les ornières boueuses de Waterloo, pour qui brûlait l’insaisissable Géricault ? Grainville remet en scène autour de lui ces anciens officiers de l’Empire qui ruminent leur demi-solde, et ces peintres, qui tel Horace Vernet, « rossignol de la résistance », bombent le torse et cabrent discrètement leurs pinceaux sous Louis XVIII. La réalisation dantesque du Radeau se réserve les meilleures pages du livre, avant l’autre agonie, celle du peintre fauché dans sa fleur. La pietà finale, par la grâce d’un simple pigeon, clôt le drame sur une note flaubertienne. SG / Patrick Grainville, de l’Académie française, La Nef de Géricault, Julliard, 22,50€.

Dumas fait un tabac. La récente et décevante adaptation de Monte-Cristo à l’écran, où seul le ténébreux Pierre Niney était à sauver, a déclenché un vrai phénomène de librairie. Soudain, ce fut le raz-de-marée, les aventures de Dantès se trouvèrent ou retrouvèrent entre toutes les mains. Qui s’en plaindra ? C’est l’une des perles de notre littérature, et c’était le roman de Dumas que préférait Delacroix, fasciné comme nous d’y lire le tableau des années 1815-1838 (cruciales dans le cas d’un peintre qui avait vu s’effondrer par deux fois la France de l’Empire). La belle édition de Sylvain Ledda, très attentive au cadre historique, et à cette tentative de « roman en habits noirs », ne conteste pas ce qu’Umberto Eco et Claude Schopp ont souligné avant lui, la « configuration christologique » du roman. Le sémiologue italien l’apparentait aux trois temps de la Passion, de la prison (dont il parvient à se libérer) jusqu’à l’autre libération, puisque Dantès renonce à pousser le désir de se venger au-delà des limites de la justice. Dumas et sa créature, d’abord ivres de violence, sont rattrapés par leur sagesse judéo-chrétienne et la nécessité de proportionner la punition au crime. Ils sont de toute nature au cours de ce livre comparable à bien des titres, Ledda a raison, à la Divine comédie. Dantès renvoie onomastiquement à Dante, l’abbé Faria à son compagnon Virgile… Chemin faisant, le lecteur croise mêmes des brigands italiens doués de la noblesse que les ennemis de Monte-Cristo ne sauraient que singer. Et Dumas, fin collectionneur de peinture moderne, de comparer ces despérados à ceux de Léopold Robert et Schnetz. La force continue du livre et sa puissance picturale, nous le savons, doivent beaucoup au nègre de Dumas. Je veux parler d’Auguste Maquet, ex-Jeune France si cher aux amis de Gautier. Lequel, en février 1848, à la veille d’une nouvelle déposition royale, affirmait que les héros de Dumas avaient désormais détrôné les personnages légendaires. SG / Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 12,50€.

Découvrant récemment La Fleur du mal, excellent petit Chabrol de 2003, j’ai réalisé combien la structure d’On ne badine pas avec l’amour avait tracé son sillon de fièvre et d’amertume dans la mémoire de nos créateurs les plus curieux des méandres du cœur. Et des blocages du corps. Comme le proverbe de Musset, écrit pour être lu plus que joué, paraît dans la Revue des deux mondes de juillet 1834, la lecture biographique a longtemps dominé l’exégèse et expliqué Badine par les déboires sandiens et le fiasco vénitien. Ledda, aussi familier d’Alfred que d’Alexandre, n’emprunte pas ce chemin et nous rappelle, au seuil de son brillant essai, que les premières ébauches datent, du reste, de décembre 1833. Les ratés de la Sérénissime, dont on dira que les torts sont partagés, sont encore à venir. Illusoire avait été leur coup de foudre, dure et humiliante fut la chute. Mais Musset n’avait pas besoin d’éprouver sur lui les chimères du sentiment, la fragilité de l’absolu amoureux, l’horreur de la jalousie ; la littérature ancienne et récente en avait fait grand usage. Au carrefour de plusieurs traditions, et de plusieurs imaginaires érotiques, se situe l’analyse agile et savante de Ledda ; on dira, en simplifiant, qu’il y a choc ici entre les tendances lourdes de notre XVIIIe siècle, celles de Rousseau, Carmontelle et Marivaux, au contact de l’influence britannique, triple elle-aussi, Shakespeare, Byron et le Lovelace de la Clarisse Harlowe de Richardson. D’abord suivi, le modèle de La Nouvelle Héloïse ne résiste pas à une telle concurrence et le péché originel, effacé par la candeur rousseauiste, redresse vite son front. Le genre du proverbe imposait une morale claire. Musset la complique à plaisir en glissant le personnage de Rosette, qui ne croit qu’aux preuves d’amour, entre Camille et Perdican, frustrés pour des raisons différentes de la réalisation du désir qui les aimante l’un à l’autre. Est-ce la morale du libertin qui l’emporte ? Ce serait trop simple. Plus subtil, Musset ne stigmatise même pas l’Eglise et ce qu’elle inculque aux jeunes femmes de bonne société. La beauté cruelle de Badine, en dernière analyse, croise le tragique de la vie et le temps métaphysique, le hasard et la nécessité. SG / Sylvain Ledda, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset ou Les Cœurs égarés, Champion / Commentaires, 10€.

Contrairement à certains de ses frères (Ferdinand) et sœurs (Marie), Louise d’Orléans, première fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie à laquelle elle ressemblait, dit Hugo, n’avait jamais eu droit à une exposition qui croisât histoires dynastique et artistique. C’est fait et bien fait, à la faveur du rapprochement du château de Chantilly, où veille encore le duc d’Aumale, et de diverses institutions, souvent royales, de Belgique. La princesse exhumée revit au milieu de ses atours, bijoux et autres signes de sa nature attachante . Nos voisins ont des raisons de l’avoir moins oubliée que les Français, il est vrai, de plus en plus en froid avec leur passé monarchique. En 1832, l’année de ses vingt ans, que le peintre Court a merveilleusement éternisés, Louise épousait à Compiègne le roi des Belges, Léopold Ier, qui semble ne pas mériter sa réputation de rudesse teutonne. L’épouse du Saxe-Cobourg, épouvantée d’avoir à quitter Paris et les siens, s’acclimata vite, associa les artistes à sa cour et abreuva sa famille de lettres riches en impressions de lecture. Balzac, Sand, la Revue des deux mondes, la France, en somme. Bien entendu, son éducation politique et artistique n’avait pas été négligée, on est plus étonné d’apprendre l’agacement, voire l’hostilité, que lui inspiraient les ministres de son père les moins ouverts au « mouvement ». Il semble néanmoins que 1848 ait mortellement compromis sa santé. Elle meurt à 38 ans, en 1850, entourée des Orléans, alors exilés en Angleterre. Le Sommeil de Jésus de Navez, l’un de élèves bruxellois du vieux David, accompagna peut-être les derniers moments de la reine catholique. SG / Julien De Vos (dir.), Louise d’Orléans, première reine des Belges, In Fine éditions d’art, 35€.

Né l’année de la prise de la Bastille, mort celle du Salon des refusés, François-Louis Poumiès de La Siboutie, avouons-le, s’était un peu éloigné de nos radars. Ses souvenirs, parus en 1910, sont donc à lire de toute urgence. Ce médecin, avec son nom fabuleux d’enracinement périgourdin, fut aussi un enfant enthousiaste de la Révolution (celle de 1789), époque qui réforma le monde de la médecine, avant que les guerres napoléoniennes, triste bienfait des charniers, fissent faire à la chirurgie des bonds de géant. Lui s’est formé dans les deux disciplines à la faculté de Paris ; en 1812, il débute à la Salpêtrière, puis l’Hôtel-Dieu l’aspire, il y retournera, en 1832, lors de l’épidémie de choléra, hécatombe d’où sortirait l’insurrection que l’on sait. Sous l’uniforme de la garde nationale, il participe à la reprise en main des quartiers populaires. Entretemps, alternant le faubourg Saint-Germain et les bureaux de bienfaisance de l’Est parisien, il s’était constitué une clientèle socialement diverse, l’une des clefs de sa justesse quand il s’agit d’amasser, lui aussi, des choses vues et entendues. Récit limpide de près d’un siècle de turbulences politiques, il sait entrelacer aux événements collectifs des considérations très personnelles. Car notre Hippocrate moderne, qui a lu Chateaubriand sous Napoléon Ier et dansé avec la future Delphine de Girardin en 1825, s’intéresse aux arts. Quand il croise Gérard et Gros, habitués du Salon d’Antoine Portal, il écoute ou engage la conversation. Bref, on va de surprise en surprise. En plus de sauver des vies, Poumiès de La Siboutie eut le don de graver la sienne. SG / François-Louis Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris, Le Temps retrouvé, Mercure de France, édition de Sandrine Fillipetti, 13€.

« Il me semble fort laid », note Marie d’Agoult, à la naissance de Daniel, le fils qu’elle donna à Franz Liszt, le troisième des enfants nés de leur union peu conventionnelle, et de leur existence nomade. On aurait pu inventer le terme de Bobo pour ces amoureux un peu tziganes en rupture de ban. Blandine a vu le jour en 1835, Cosima en 1837, leur frère en 1839, à Rome, où l’enfant peu désiré est déclaré de mère inconnue. La connaîtra-t-il jamais ? La comtesse ne débordera pas d’affection à son égard, elle est trop occupée d’elle-même et bientôt du mariage de ses filles. Quant au papa, c’est pire, rien n’existe en dehors de sa personne, de sa musique et de son aura de concertiste de plus en plus charlatanesque. L’enfant de 1839, alors que le couple se lézarde, est expédié chez une nourrice de Palestrina. De plus en plus distante envers Franz et Marie dont elle avait été la confidente au début de l’aventure, Sand s’indigne qu’ils ne fassent pas plus de cas de leur progéniture que d’« une portée de chats ». Le sort de Daniel, en revanche, apitoie le peintre Henri Lehmann, éminent élève d’Ingres et portraitiste des parents, en séjour à la Villa Médicis. A lire Charles Dupêchez et son émouvant plaidoyer, on comprend que lui aussi s’est ému de ce fils peu ou mal aimé, qui possédait tout, l’intelligence, la culture, l’esprit, la beauté, et méritait d’être, au contraire, poussé où il était appelé. A onze ans, ce fou de Molière écrit et pense comme peu de candidats au baccalauréat d’aujourd’hui. Brillant au collège, étudiant aussi doué que dissipé, il ne sera pas parvenu à gagner l’estime de son père que Dupêchez flatte en lui accordant du génie. Une bonne part de sa musique est inaudible. N’est pas Beethoven ou Chopin qui veut. Emile Ollivier, qui avait épousé Blandine en présence de Manet, jugeait plus sévèrement le corpus de son beau-père, qui aurait gagné certains accents « s’il avait eu pour ceux qu’il a mis au monde un cœur plus paternel ». La théorie peut faire sourire, elle n’en désigne pas moins une réalité accablante. SG / Charles Dupêchez, Daniel Liszt. Un fils mal-aimé, Mercure de France, 17€.

RÉVÉLATION

Entre Marcel Proust et Paul Claudel, une certaine image de Vermeer s’est fixée, faite de dépouillement, de pureté cristalline, d’intériorité poignante, elle penche tantôt vers l’harmonie domestique ou méditative, tantôt vers la douceur ou la mélancolie amoureuse. Rien ne saurait en troubler le silence pour certains commentateurs, pas même la musique, détournée du plaisir des sens, à les écouter, au profit de l’union des cœurs ou des âmes. Imaginons ce qu’il en serait si le corpus de l’artiste était aujourd’hui diminué de La Jeune fille au verre de vin, si heureuse des assiduités de son galant, ou de L’Entremetteuse de Dresde, joyeuse scène de bordel à double présence masculine. C’est là le tableau le moins lisse de Vermeer. Un homme en rouge, évidemment, a posé une main sur la poitrine d’une prostituée, son autre main tend une pièce de monnaie assortie d’un imperceptible éclair de lumière. La transaction a lieu sous les yeux d’une maquerelle casquée de noir, temps et espace s’animent. A gauche, le jeune Vermeer, la vingtaine mais habillé à l’ancienne pour accroître l’ébriété de l’ensemble, s’est glissé dans son propre tableau, il nous décoche un sourire complice et gaillard. Il tient un verre de vin et le manche d’une cithare qu’on dira phallique avec Edwin Buijsen. La récente radiographie du tableau a révélé maints changements, qui accusent et le scabreux décomplexé du sujet, et la tension dramatique voulue. En cours d’exécution, Vermeer a assombri les visages masculins et supprimé la pièce d’or ou d’argent qui se trouvait déjà au creux de la main de la fille de joie, vêtue du jaune citron de la tentation.

Retenons deux choses de cet exemple éloquent des débuts de Vermeer, encore tenté par la peinture d’histoire, sacrée (Le Christ chez Marthe et Marie) ou profane (Diane et ses nymphes), mais capable aussi d’appliquer à un sujet moderne (le sexe tarifé) les ressorts et la complexité symbolique du grand genre. Marié depuis peu à une catholique, et probablement converti à cette occasion, Vermeer n’échappe alors ni aux conséquences de cette inflexion confessionnelle, ni aux lois du marché. Les travaux de John Michael Montias ont reconduit la peinture de Vermeer, y compris celle de la maturité, à son lot de contraintes extérieures. La vie de l’artiste, père de maints enfants (quatorze ou quinze) et exposé à toutes sortes de difficultés matérielles, ne ressemble pas à ses tableaux épurés et méthodiques, sûrs du magnétisme que leur assurent l’élégance des situations, le refus du pittoresque et le raffinement décoratif ou vestimentaire. L’idéal du gentilhomme, fantasme nobiliaire commun aussi à Ter Borch, Mestu et Peter de Hooch, s’empare de Vermeer dès avant 1660, et le pousse à transfigurer l’ordinaire. Que le réalisme pictural ait toujours procédé de la fiction, le peintre de Delft n’en est pas seulement conscient, il en exploite chaque ressource afin de donner vraisemblance à ses plus fines inventions. La plus vaste de ses compositions, La Peinture, se présente sur le mode de l’allégorie, « allégorie réelle », comme le sera L’Atelier de Courbet, sauf que Vermeer s’y peint moins en enfant de la nature qu’en constructeur du sens et en magicien des yeux. Une obligation s’impose par conséquent à l’historien, aller au-delà de l’apparence première des tableaux et les situer dans le contexte de production de Delft. Ce fut toujours l’approche d’Albert Blankert, l’inoubliable expert de Vermeer auquel le catalogue de la dernière rétrospective du Rijksmuseum était dédié. Cette même exposition, la plus complète à ce jour, la plus inclusive aussi au regard de la catalographie, aura profité de toutes sortes de découvertes ou les aura précipitées, autant de preuves de la concision narrative qui, parallèlement à une morale plus nette, poussa l’artiste à remanier les toiles antérieures à cette montée en gamme. Les examens que le Met de New York a menés sur La Jeune fille endormie, achevé peu après L’Entremetteuse, ont exhumé la présence d’un homme, probablement l’artiste lui-même, qui explique pourquoi l’œuvre a pu être décrite, lors de sa vente en 1696, comme « une jeune fille dormant ivre à une table ».

Stéphane Guégan // Lire la suite dans John-Michael Montias, Albert Blankert et Gilles Aillaud, Vermeer, nouvelle édition, 2024, avec un avant-propos de Stéphane Guégan, « De révélation en révélation », Hazan, 49,95€.

et sept autres boules…. de Noël !

Guillon Lethière et Bonnat l’ont copié, Théophile Gautier vénéré, Manet médité, nous l’adulons… C’est que Ribera, au tournant des XX et XXIe siècles, s’est dédoublé, et son corpus, déjà conséquent, étoffé de tableaux attribués à d’autres. La réunification de l’œuvre fait de lui le plus précoce des disciples du Caravage et l’un des plus proches de l’esprit, comme de la sacralité, de « l’unico », qui électrisa toute une jeunesse venue d’Europe seconder la Rome tridentine. « Ceci est mon corps », nous disent les tableaux christocentrés de cet Espagnol si franc qu’on a pu le croire français. En plus de visiter l’exposition d’Annick Lemoine, ordonnatrice de l’inoubliable rétrospective Valentin de Boulogne, et de Maïté Metz, il faut lire leur catalogue, aussi international que la recherche si active sur le caravagisme. « Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise […] / Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise. », écrivait Gautier au début des années 1840, à l’ombre du musée espagnol de Louis-Philippe, qui changea le destin de l’art français. La devise vaut pour l’historien. SG / Annick Lemoine et Maïté Metz (direction), Ribera. Ténèbres et lumière, Paris-Musées / Petit Palais, 49€.

Si certains de ses tableaux avaient pu être déplacés, le peintre Guillon Lethière (1760-1832) eût été plus présent sur les cimaises du Modèle noir, l’exposition pivotale d’Orsay (2019). Les relations interethniques, cet élève de Doyen, ce rival de David, ce proche de l’abbé Grégoire et du général Dumas, les a vécues dans sa chair avant de les traduire fortement en peinture. De père blanc et de mère métisse, peut-être non affranchie encore à sa naissance, l’enfant voit le jour à la Guadeloupe, comme le rappelle l’exposition du Louvre dès son titre, laquelle s’accompagne d’un vrai livre en manière de catalogue. Lecture faite, on comprend pourquoi pareille ampleur de vue était impérative. Les simplifications, tentantes, sont trop fréquentes au sujet de l’histoire coloniale et, plus précisément, des Antilles françaises. Notre peintre, quoique abolitionniste, ne s’est défait de l’exploitation sucrière de son père, et des esclaves qui y travaillaient, qu’en 1809 ; son destin de sang-mêlé, loin d’entraver sa brillante carrière, a favorisé un parcours qui brûle les étapes avec l’aide d’un réseau social et politique que nous pouvons désormais mieux pénétrer, de même que son corpus, qui touche au néoclassicisme sévère entre 1788 et 1794, puis s’abandonne au préromantisme post-thermidorien, sans sacrifier la fierté, dit Grégoire, d’être homme de couleur. SG / Esther Bell, Olivier Meslay et Marie-Pierre Salé (dir.), Guillon Lethière né à la Guadeloupe, Snoeck/Clark Art Institute/Louvre, 59€. Le livre fera date malgré une ou deux concessions aux post-colonial studies, inutiles tant la démonstration et l’information d’ensemble convainquent.

Peut-il exister une sculpture romantique ? Stendhal, partisan du renouveau pictural en 1827, reste dubitatif. C’est que la statuaire, art du volume par essence, en faisant le choix du vrai et de la couleur, risque de sombrer dans l’illusionnisme des musées de cire. L’écrivain est pourtant le premier à noter et soutenir, cette même année, le recul de « l’imitation gauche et servile de l’antique » chez les plus jeunes. François Rude (1784-1855) fut de ceux-là et, comme David d’Angers, son rival en art, son semblable en politique, aura vécu ce dilemme, d’autant plus que, lui aussi, était de formation néoclassique. Elle eut deux temps, la première est bourguignonne, ce qui lui vaudra les faveurs de Vivant Denon sous l’Empire, et les commandes d’ardents bonapartistes sous Louis-Philippe. Paris succéda vite à Dijon, et les premiers honneurs aux débuts obscurs. Prix de Rome 1812, mais privé de Rome pour des raisons financières en partie personnelles, Rude rejoint les exilés et sa belle-famille en Belgique, un an après Waterloo. David, l’autre, le peintre de Brutus, pousse à nouveau celui qu’il a toujours protégé. Rude ne redevient français que pour d’autres batailles, car le romantisme en est une en 1827 ! Là commence une carrière à coups d’éclat, du voluptueux Mercure (très Jean de Bologne) au terrible gisant de Godefroy Cavaignac (très Germain Pilon), du Départ des volontaires de l’arc de l’Etoile, cri inextinguible (on l’a vérifié en décembre 2018), au Ney de la place de l’Observatoire, ultime chef-d’œuvre que Brassaï a divinisé des halos de la nuit parisienne. En 1928, Luc Benoist avait exclu Rude de sa synthèse dépassée sur la sculpture romantisme. Porté par le regain que le sujet suscite depuis une trentaine d’années, notamment les travaux de Jacques de Caso et June Hargrove, Wassili Joseph signe plus qu’une monographie remarquable. Son livre, monumental en tous sens, remplace le Benoist, dont la réédition de 1994 laissa sur sa faim plus d’un fou du romantisme. SG / Wassili Joseph, Rude. Le souffle romantique, avant-propos de Claire Barbillon, préface d’Isabelle Leroy-Jay Lemaistre, ARTHENA, 139€.

Le « soft power », anglicisme aujourd’hui répandu hélas, ne fut pas toujours à sens unique. Projetons-nous un siècle en arrière, en pleine vogue et vague Art Déco. Paris donnait le ton alors au reste du monde, lequel se pliait à cette dictature du goût avec une bonne volonté confondante. A lire le dernier ouvrage d’Alastair Duncan, l’un des plus éminents experts du style 1925, maintes fortunes du nouveau monde, durant plus d’un demi-siècle, ont orné leurs intérieurs fastueux des créations de Rateau, Legrain, Dunand, Frank, Groult, Ruhlmann, Süe et Mare. Au lendemain de la guerre de 14-18, alors que l’Amérique du Nord pèse très lourd sur les règlements de paix et l’économie mondiale, on traverse l’Atlantique pour un rien, à bord de ces navires de croisière qui se font vite les vitrines de la nouvelle sensibilité décorative. La presse de Miami ou de New York s’intéresse de près à leurs importateurs, issus du gratin d’Hollywood ou des tycoons du chemin de fer. Et cela va durer plus d’un demi-siècle, comme ce livre le cartographie enfin. SG / Alastair Duncan, Le style Art Déco. Grands créateurs et collectionneurs, Citadelles § Mazenod, 2024, 79€.

« La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé », confiait Matisse à Tériade, en 1933, dans Minotaure. Bien qu’abritées par la revue surréaliste chic, ce n’étaient pas des paroles en l’air. Le nomadisme matissien, qui n’a pas d’équivalent chez Picasso et Derain, évoque davantage la mobilité et la liberté bonnardiennes. Certaines étapes en sont bien connues, la Bretagne et la Corse avant 1900, l’Algérie et le Maroc, l’Espagne et l’Italie, New York et Tahiti après. Elles ont toutes été des occasions d’élargir l’horizon ou de modifier, ce que Matisse désigne d’un mot, l’espace. Espace physique, espace politique, espace mental, espace pictural. A son exposition viatique, la plus somptueuse jamais organisée depuis celle du Centre Pompidou (2020, aussitôt fermée qu’inaugurée pour cause de Covid), Raphaël Bouvier a donné un titre baudelairien, qu’il faut comprendre dans sa dimension fictionnelle. Pour le lecteur serré des Fleurs du Mal que fut Matisse, le voyage, déceptif par essence, nécessite de surmonter son vice de nature ou de départ. La promesse d’un monde différent, d’une culture autre, d’une relation moins grippée au cosmique et au divin, ne saurait être pleinement satisfaite. Ce que le voyageur perd à l’épreuve du relatif, son œuvre, peinture ou écriture, le remplit, dirait Matisse, d’émotions, de sensations, de sentiments « personnels », nés de l’étrangeté d’être soi-même et autrui là-bas, comme le poète des Foules. Matisse atteint au chef-d’œuvre par la conscience de ses limites. Prêt insigne, ses Baigneuses à la tortue font de l’altérité et de l’ailleurs impossibles leur horizon fatal. SG / Raphaël Bouvier, Matisse. Invitation au voyage, Fondation Beyeler / Hatje Cantz, 2024, 58€. Depuis le 23 novembre dernier, le musée départemental Henri Matisse, au Cateau-Cambrésis, sa ville natale, a rouvert ses portes. Plus grand, plus lumineux, plus orchestré, il peut désormais proposer un parcours permanent, au-delà de la riche séquence des débuts de l’artiste, et une exposition ambitieuse. Celle consacrée aux livres illustrés de Matisse, domaine très sous-évalué en France de sa création, eût mérité un catalogue, que le chantier de réouverture a peut-être obligé de sacrifier. L’homme du Cateau appartenait à la race des peintres lecteurs, celle qui a fourni à notre pays ses plus grands créateurs. La règle ne souffre aucune exception.

Feu Philippe Sollers parlait volontiers de la profonde empreinte matissienne de l’art américain des années 1940-1970 ; elle l’enchantait et, fruit de ses séjours outre-Atlantique, l’avait même poussé à la servir. Aurait-il classé et accepté Tom Wesselmann parmi les émules du maître ? La plus grande vertu de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton, son exploit même, ne s’évalue pas au nombre d’œuvres iconiques rassemblées – on pense à ces grands nus roses des années 1960, heureux de faire la roue au premier plan du tableau et de troubler le spectateur dans ses désirs et ses certitudes. Wesselmann ne déshabille-t-il pas ses modèles (les photographies le prouvent) et les codes de la pin-up standardisée d’un même mouvement ? Non, ce qui intéresse le plus le visiteur un peu saturé de popisme (tendance forte de la sensibilité contemporaine), ce sont les premiers essais, vers 1959-1960, de cet artiste né en 1931. La dépendance à Matisse et Bonnard y est criante, amusante et stimulante déjà. Ses odalisques prennent des poses éloquentes, qui ont déjà beaucoup servi en Europe. Les citations masquées deviennent ensuite explicites en raison même du recyclage propre au Pop Art. Les intérieurs de Wesselmann s’ornent de reproductions de Matisse, aveu (coupable ?) des détournements multiples opérés ici et là. Le catalogue reproduit à son tour une sélection des avatars actuels de cette surenchère du collage à forte teneur érotique ou plus. Que l’on y trouve son bonheur ou pas, l’étal passionne. Que pense Wesselmann de l’école à laquelle il a donné naissance malgré lui ? Probablement ce que Baudelaire pensait de « l’école Baudelaire ». SG / Suzanne Pagé, Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer (dir.), Pop Forever. Tom Wesselmann, Gallimard / FLV, 45€.

Sans doute le rêve, en raison de sa part d’énigme irréductible, tient-il en éveil toutes les cultures humaines depuis la nuit des temps. La nôtre s’est toujours préoccupée de ce « langage hiéroglyphique dont je n’ai pas la clef », dit Baudelaire à Asselineau en 1856. Des clés, les auteurs antiques en désignent, voire en prescrivent plusieurs, étant entendu que le songe peut être de diverses natures, mémoire des états de veille, heureux ou non, ou divination de ce qui adviendra, bon ou mauvais. Le passé ou l’avenir se chiffrent obscurément et se déchiffrent difficilement. D’où la question ancienne, qui mène à Freud : les rêves procèdent-ils par images, comme le pensait le Viennois, ou selon le langage des mots ? « Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde », souligne le Baudelaire de 1859. Très tôt aussi les arts visuels ont regardé au-delà de cette équivalence valorisante, ils sont entrés dans « la fabrique du rêve », ils ont descendu, une à une, vaille que vaille, les strates de la psyché humaine. L’ample et belle réflexion que nous livre Victor Stoichita débute sous l’antiquité, quant aux textes fondateurs, et fouille plus de quatre siècles de représentations picturales, des enluminures du Moyen Âge aux illuminés conscients, c’est-à-dire cartésiens, du XVIIe siècle. On devine ce à quoi un auteur expéditif se serait borné : capturer ce flot d’images, superbement réunies ici, dans le filet de la psychanalyse. Stoichita, peu réceptif aux délices de l’anachronisme, procède lui en historien des idées. Giotto, Dürer, Bosch, Schongauer, Raphaël et Michel-Ange, Jordaens et Vermeer nous tiennent par la main, comme l’ange qui conduit Pierre au Vatican, chacun dans sa lumière et son approche de l’onirique. SG / Victor I. Stoichita, La Fabrique du rêve, Hazan, 2024, 110€.

Signalons aussi…

Théophile Gautier, Œuvres complètes, section VII, Critiques d’art, tome 2, Salons 1844-1849, textes établis et annotés par Stéphane Guégan, Lois Cassandra Hamrick, James Kearns et Karen Sorenson, édition relue, complétée et assemblée par Marie-Hélène Girard, Editions Honoré Champion, 95€. Ouvrage indispensable à qui veut comprendre le rôle essentiel joué par Gautier dans l’inflexion de la peinture française au crépuscule de la monarchie de Juillet et au début de la IIe République, quand sonne l’heure de la modernité baudelairienne et du réalisme de Courbet.

La puissance d’opposition propre à la littérature, dirait Balzac, se vérifie au fil du dossier qui ouvre la dernière livraison de la NRF, elle s’orne de photographies extraites ou pas du livre que j’ai signé avec Nicolas Krief (Musée, Gallimard, 2024). Krief, en voilà un qui n’a pas ses yeux dans les poches, et qui tend l’oreille aux mots que suscitent les images. C’est le sujet du second dossier voulu par Olivia Gesbert, très consciente du rôle que la NRF a joué dans leur rapprochement. De cette seconde moisson, un texte, sublime, émerge, Cioran sur Nicolas de Staël. Quant à L’Origine du monde de qui vous savez, elle mène Emma Becker jusqu’au bout d’elle-même. Parlerait-elle plus volontiers du petit bout d’elle-même ? SG / Nouvelle Revue Française, numéro 659, Gallimard, 20€.

Au cœur de l’histoire, Europe 1, lundi 2 décembre 2024, Auguste Renoir, le peintre fou de couleurs avec Stéphane Bern et Stéphane Guégan,

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/auguste-renoir-le-peintre-fou-de-couleurs-4283174

MAG(I)E

Sous couleur de constituer le premier volume d’une histoire de l’art universel, L’Art magique (1957) d’André Breton a tout de l’objet surréaliste à fonctionnement désagréable, pour le dire comme Giacometti (1). Je ne veux pas insinuer que sa lecture en est déplaisante ou décourageante. Au contraire, le plaisir, et souvent le grand plaisir qu’on y prend, résulte de sa diversité de ton, tour à tour doctoral, nébuleux, pamphlétaire, puissamment poétique et cruellement déloyal. J’ajouterai même que ce livre de commande et de collaboration me semble appartenir de plein droit aux œuvres complètes de Breton, que La Pléiade a ramassées en quatre volumes chronologiques. C’est, du reste, en situant historiquement L’Art magique qu’on se donne la possibilité de lui rendre la fraîcheur d’écoute dont son titre fade et son érosion progressive l’ont presque définitivement privé. Bien sûr, il est d’autres manières de lire ou de relire L’Art magique, au regard de la densité du texte, de ses sources, de son empreinte ethnographique, de l’enquête qu’elle intègre auprès d’éminents penseurs, mais je préfère m’en tenir ici à ma remarque liminaire. En quoi cette manière de synthèse historique, destinée aux lecteurs du Club français du livre, s’est-elle construite, dans la douleur et l’obstination, contre le projet éditorial qui l’a fait naître ? À quelles fins Breton s’est-il détourné de la neutralité axiologique inhérente à la vulgarisation ordinaire ? Le désagrément dont je parlais ne relève-t-il pas plutôt du « disagreement » anglo-saxon. Du désaccord, en quelque sorte.

Dans une collection où Louis Hautecœur et André Chastel avaient accepté d’écrire trois des cinq volumes, Breton pratiqua, en effet, le flou de l’agent double, trop heureux de se situer en ce point où le discours d’autorité, celui du conservateur de musée ou de l’universitaire, et l’approche moins extérieure du critique d’art fusionnent sans mode d’emploi strict. Sans m’attarder sur le contexte littéraire de l’après-guerre, où l’on sait qu’André Breton eut tant de mal à reprendre pied après son exil américain, il convient de dire un mot des contours de cette commande qui allait le river aux affres d’un manuscrit interminable, avec son lot de pannes, de doutes et de désespoir, entre 1953 et 1957. L’époque donc voit le « pape du surréalisme » subir le feu de l’intelligentsia de gauche, notamment les staliniens qu’il stigmatise avec une constance admirable, et l’opprobre des esthétiques concurrentes. Les diverses voies et voix de l’art abstrait trouvent notamment en Breton un courageux contradicteur. De même, l’inspirateur de la collection, Marcel Brion, très porté sur le romantisme, n’entendait ni céder aux sirènes du moment, ni mettre ses pas dans ceux de l’histoire canonique de l’art. Le volume de Breton inaugurait une série qui en compta cinq. Suivaient L’Art religieux, L’Art baroque, L’Art classique et L’Art pour l’art, autant de titres dont l’hétérogénéité accusait ce qu’ils avaient de vague, de trompeur et de déficient. Le surréalisme, ultime avatar de l’art magique, pouvait y apparaître comme le symétrique et l’antithèse de l’art pour l’art, selon la vulgate qui réduisait Théophile Gautier à la théorie d’un art gratuit, superficiel et faux par religion de soi (2). Or, par bien des aspects, nous le savons, le surréalisme prolonge la radicalité romantique, comme le volume de L’Art magique, en 1957, le montrerait d’une manière conséquemment biaisée.

En raison du champ propre à chaque volume, Breton se vit également porté à durcir le clivage, certes usuel chez lui, entre la mimesis héritée de l’art gréco-romain et toute libération plastique et mentale des apparences, pourvu qu’elle n’aboutît pas à l’abstraction honnie. Outre cette détermination d’ensemble, le volume de Breton s’avérait problématique dès son titre. L’a-t-il dit à Marcel Brion ? Il s’en est ouvert, en tout cas, à Jean Paulhan, le 12 août 1955 : « Ces mots d' »art magique », que bien sûr je n’aurais pas choisis et l’acception dans laquelle il était sinon licite, du moins fructueux de les prendre, m’auront traité comme le chat la souris. Et cela deux ans durant, sans pouvoir vaquer à rien d’autre, piétinant de plus en plus sous la griffe (3). » Mais la formule imposée de la synthèse trans-historique n’avait pas que des défauts et on sent Breton rejeter parfois sur elle les difficultés d’un exercice auquel il était peu rompu, et qui l’obligea à faire appel largement au pragmatisme éclairé de Gérard Legrand. Si L’Art magique ne désignait pas clairement son sujet ou enchaînait son auteur au monde du spiritisme et de l’occultisme, le titre imposé et retenu avait un double avantage. D’un côté, la formule faisait écho au premier Manifeste du surréalisme. En 1924, le lien avait été ainsi nettement affirmé entre « voix surréaliste », « art magique » et anciennes traditions oraculaires. Quoiqu’il ne prétendît pas agir sur le réel de façon magique ou ésotérique, le surréalisme se donnait pour l’héritier des pratiques occultes quant à l’exercice de la pensée et à l’exploration de l’inconscient. Médium, au début des années 1950, sera le titre de l’une des toutes dernières revues du groupe. D’un autre côté, la magie, qu’on y adhérât ou non, se doublait d’une aura de mystère dont Breton n’a jamais caché l’attrait et l’utilité, ne fût-elle que poétique et existentielle. D’où une ambiguïté très consciente : avant de se refermer, L’Art magique salue ainsi le privilège que Wifredo Lam doit à ses « Antilles natales » et son initiation à la culture vaudou.

Dans le monde post-atomique, le mage « existe ailleurs », dit Breton en 1957, mais la parole des rêveurs faustiens ramène à l’essentiel de notre commun destin : « Le développement de la civilisation et le progrès incessant des techniques n’ont pu totalement extirper de l’âme humaine l’espoir de résoudre l’énigme du monde et de détourner à son profit les forces qui le gouvernent (4) », énonce L’Art magique, à la veille de L’Exposition universelle de Bruxelles et du tout-nucléaire qu’elle proclamera. Entouré et même enveloppé du prestige des grands initiés, Breton veut faire entendre une vérité supérieure, celle du poète ou plutôt celle du Verbe qui parle à travers lui, et l’investit d’une puissance de pénétration unique des arcanes de la nature. Il s’agit encore, et toujours, d’en appeler aux forces de vie et à la puissance qu’à l’art de rénover les rapports humains. Dès la vaste introduction, Breton choisit Novalis pour guide, comme Dante s’en remet à Virgile au seuil de L’Enfer. Conscient que le concept d’art magique est peu opératoire si on perd de vue les réalités distinctes qu’il recouvre, il réfute d’abord ce brouillard terminologique et historique. Parler de magie varie de sens et de portée selon les époques et les cultures. Aux croyances anciennes ou non-occidentales répondent les pratiques modernes, qui ne conservent de la magie que la possibilité du langage analogique, en dehors de tout rituel constitué en passage vers l’au-delà. Novalis, le poète fou, le médiateur d’un univers avec lequel il communique de l’intérieur, dresse l’autre moi de Breton, adepte de la « loi de sympathie » qui règle la nature. Nulle sorcellerie n’entre donc dans son propos, sinon la sorcellerie évocatoire que Baudelaire prêtait au Verbe, en tant qu’accès aux secrets du monde et au miroir qu’ils tendent à l’homme. Baudelaire, on ne l’a pas assez souligné, offre à l’argumentation sinueuse de Breton, tout au long de L’art magique, une de ses références les plus opiniâtres. C’est que le poète des Fleurs du mal, à rebours de la « démarche desséchante des professeurs (5) », joint en lui les pouvoirs de la « conscience lyrique » et ceux du critique d’art. Pour lui, rappelle l’introduction de L’Art magique, notre imagination est « positivement apparentée avec l’infini », ce qu’elle confirme par l’emploi poétique de l’analogie et de la métaphore.

Par l’attraction qui nous relie au monde, l’art trouve sa matière et sa raison d’être, qui est de dire un réel distinct de la réalité commune et mieux accordé à nos perceptions subjectives et nos désirs secrets. L’image, verbale ou visuelle, doit en être l’expression mystérieuse, dépassant ainsi l’usage banal de la langue et de la peinture, usage banal qui consiste à rendre crédible l’idée d’un monde stable, étranger au sujet et aux forces qui le meuvent. En dernier lieu, tout art véritable est magique, « au moins dans sa genèse », et consiste à muer cette magie constitutive en magie active. C’est que le beau est toujours bizarre, écrit-il avec Baudelaire, en donnant à cet aphorisme célèbre la portée d’un étendard à double résonance, esthétique et métaphysique. À l’aune des siècles, seule trajectoire qui intéresse Breton, la dépendance de l’art et de la magie n’aura été refoulée qu’au temps où, dit-il, le « courant rationaliste [s’était] soumis la pensée (6) » L’alliance de l’art et de la magie, selon lui, trouve son âge d’or dans les temps et les peuples les plus reculés. Le reflux date de la Renaissance, le regain de l’agonie des Lumières. Puis, floraison inachevée, le surréalisme est venu couronner l’effort de ceux que le livre de 1957 présente comme les dignes successeurs de Bosch, Piero di Cosimo, Vinci, Watteau, Goya ou Füssli. S’ensuit la longue éclipse du premier XIXème siècle malgré le romantisme… Aux antipodes de l’académisme, terre stérile, et de l’impressionnisme, « qui entend tout devoir à la perception », surgirent enfin Gustave Moreau, Gauguin, Filiger, le douanier Rousseau, ce dernier remettant, plus que les autres, « tout en question ». Pourquoi ? Aux prises avec la peinture de Rousseau, une certaine déroute gagne notre capacité analytique : « C’est qu’en effet, dit Breton, la communication qui s’établit entre elle et nous – ceux d’entre nous que des préjugés d’ordre esthétique ou rationaliste ne mettent pas hors d’état de l’apprécier – est d’un caractère si soudain et enveloppant, elle s’avère en outre d’une telle efficacité et déjoue si bien toute tentative de réduction à des moyens connus que tout autorise à faire intervenir ici la causalité magique (7). »

Aussi rapidement brossé que soit le panorama de l’introduction, il confirme déjà ce que L’Art magique, en son entier, doit au temps de son écriture. Depuis son retour des États-Unis, Breton assume, avec plus ou moins de bonne grâce, son rôle de vétéran et de témoin, alimentant la « nostalgie des professeurs d’histoire littéraire ». Si L’Art magique peut être tenu pour le 5e manifeste du surréalisme, après ceux de 1924, 1929, 1942 et 1955, il s’apparente à un texte de résistance plus que de combat. Le caractère tranchant, voire cassant, de certaines assertions n’en est que plus sensible et parfois pénible. Ainsi Breton expédie-t-il en enfer Rembrandt et Rubens, et disqualifie péremptoirement Delacroix, « adroit metteur en pages d’illustrations romantiques assez vides (8) ». Le fait de préférer Delacroix à Ingres, par exemple, l’insupporte : « il est consternant de penser que l’erreur commence à Baudelaire (9) », écrit-il à la suite. Du même durcissement doctrinal procèdent les absences et les révisions qui donnent au texte de 1957 sa couleur d’époque. Glissons sur les coups de griffe attendus, du misérabilisme de Bernard Buffet au réalisme socialiste cher à Aragon. Parmi les exclus, on trouve aussi d’anciens camarades. Max Ernst, qui a failli en acceptant le Grand Prix de la Biennale de Venise de 1954, n’a plus voix au chapitre. Hormis la rapide mention de Martinique charmeuse de serpent, l’effacement volontaire de Masson, que Breton avait fait entrer dans sa collection dès 1925, résonne encore des différends de l’exil américain (10). Picasso se voit aussi privé de son statut éminent. L’homme des Demoiselles d’Avignon, devenu un laquais du stalinisme, est à peine cité, et le plus souvent de façon dépréciative. Parce que trop inféodé à la tradition réaliste, selon Breton, le cubisme est systématiquement minoré après avoir été si valorisé, de façon symétrique, au temps des premiers manifestes et de Minotaure. Matisse n’est guère mieux traité que les Fauves, traîtres à l’héritage de Gauguin, trop rétiniens, trop décoratifs. De façon générale, la géographie élective de L’Art magique, en délicatesse affichée avec la culture que Breton dit latine, trahit une attirance nordique aussi révélatrice que la récente campagne de l’écrivain en faveur des monnaies gauloises et du « génie celte ». S’agissant de Munch, chez qui il décèle la trace épanouie de Gauguin, Breton fait l’apologie de l’expressionnisme germanique. Il s’attarde longuement sur Franz Marc, sa faune incendiée et la vie inépuisable de ses sous-bois, occasion de faire écho à l’un des passages les plus célèbres du Dialogue créole entre Breton et André Masson : « On finira par s’apercevoir que les paysages surréalistes sont les moins arbitraires. Il est fatal qu’ils trouvent leur résolution dans ces pays où la nature n’a été en rien maîtrisée (11). »

Breton, par irrédentisme, en arrive même à tresser quelques couronnes à Chagall, avant d’ajouter : « C’est dans des ténèbres plus profondes que descend la lampe de Kandinsky : le malentendu « abstrait » n’a jamais été poussé plus loin qu’à son propos. Surgie de cet expressionnisme qu’une critique chauvine (…) s’obstine à nous cacher ou à nous défigurer, la comète Kandinsky trace au ciel de l’art de grands paraphes à la fois monotones et constamment renouvelés, qui sont avant tout la signature d’un esprit (12). » On l’aura compris, le livre de 1957 vaut surtout par la révision des valeurs et des hiérarchies qu’elle opère au sein de l’art, et notamment de l’art du XXe siècle, révision qui étonne encore et devrait appeler de plus longs commentaires. Certes, il n’est pas indifférent que Breton mentionne avec bienveillance les travaux de Robert Lebel sur Bosch et Piero di Cosimo, ceux de Jean Ehrmann sur Antoine Caron, voire ceux de René Huyghe sur Goya et de Focillon sur Blake.  Qu’il ait souhaité donner à Ingres une place éminente, quitte à forcer le témoignage d’Amaury-Duval dans le sens d’un recours à l’inconscient que l’élève eût réprouvée chez le maître, n’étonne pas plus que le choix affiché de placer sa propre voix sous la triple autorité de Baudelaire, Jarry et Apollinaire. Force est aussi de constater avec quelle insistance il fait de Gauguin l’« artiste magique au plein sens où je l’entends », « l’homme de toutes les presciences», et véritable promoteur de « l’irrésistible mouvement qui a porté les artistes du XXe siècle vers les œuvres des artistes dits primitifs ». Je cite ici l’interview de Breton qu’André Parinaud publia dans Arts, le 24 avril 1957, à l’occasion de la parution de L’Art magique. Le mage y redit avec flamme sa conviction d’une alternative possible aux ornières balisées de la vielle mimesis : « Les œuvres qui depuis trente à quarante ans jouissent du plus haut prestige sont celles qui offrent le moins de prise à l’interprétation rationnelle, celles qui déroutent, celles qui nous engagent presque sans repère sur une voie autre que celle qui, à partir de la prétendue Renaissance, nous avait été assignée. » Ces œuvres marquantes du premier XXe siècle, quelles sont-elles? Ces artistes magiques, qui sont-ils ? 

Picabia et même Duchamp, si décisifs aient-ils été dans le mouvement de la sensibilité contemporaine, sont finalement moins célébrés, en 1957, que Kandinsky, on l’a dit, et deux peintres qui auront probablement plus compté que beaucoup d’autres dans la vie de Breton. Le premier, c’est Derain dont Breton reproduit une des gravures de L’Enchanteur pourrissant et le Portrait du chevalier x, « toile pour qui l’on donnerait tant de laborieux « papiers collés » du cubisme […]. Nous sommes avec lui, comme avec l’inclassable Seurat, au bord de la fin de l’art. (13) » L’autre peinture au mystère chevillée, c’est celle de Giorgio de Chirico, en sa phase métaphysique. Entre 1913 et 1917, souligne Breton, Chirico « opposera le refus le plus hautain aux servitudes acceptées par l’ensemble des artistes de son temps, y compris des novateurs sur le plan formel tels que Matisse et Picasso, envers la perception externe. Son esprit, nourri des présocratiques et de Nietzsche, rejette toute sollicitation qui ne soit celle de la vie secrète des choses (14). » Le « modèle purement intérieur », dont Le Surréalisme et la peinture faisait un impératif catégorique dès 1928, avait trouvé en lui son terrain d’application absolu. Derain et Chirico, enfin, illustrent l’autre fin-de-non-recevoir que Breton adresse à son temps d’explosion formaliste et moderniste. Peinture et poésie étant indiscernables dans la « magie retrouvée » de l’art moderne, rien ne lui paraît plus sot et typique de l’hérésie contemporaine que sa « peur de la littérature » et de la peinture dite littéraire. Cette réserve majeure, que Breton aura souvent exprimée, me semble grosse, à bien y réfléchir, des débats orageux et des évolutions fertiles qu’engagera notre postmodernité. Il se pourrait que L’Art magique, jugé à contretemps en 1957, soit redevenu d’actualité. Stéphane Guégan.

*Ce texte est la version réduite de ma communication, « Relire, relier L’Art magique », au colloque Breton après Breton. Philosophies du surréalisme qui s’est tenu à l’INHA et à la BNF, les 26 et 27 avril 2017. Les actes en ont été publiés en avril 2021 par Myriam Blœdé, Pierre Caye, Jacqueline Chénieux-Gendron, Martine Colin-Picon (L’Œil d’or. Mémoires § Miroirs, 26€).

(1) Quant à l’historique de L’Art magique, voir la notice d’Etienne-Alain Hubert dans André Breton, Écrits sur l’art et autres textes, Œuvres complètes, volume IV, édition de Marguerite Bonnet, sous la direction de d’Etienne-Alain Hubert pour ce volume, avec la collaboration de Philippe Bernier et Marie-Claire Dumas, La Pléiade, Gallimard, 2008, 1218-1226 / (2) Voir Stéphane Guégan, Théophile Gautier, collection « Biographies », Paris, Gallimard, 2011. A l’occasion des 150 ans de la mort de l’écrivain, l’éditeur proposera une version numérique du livre à partir d’octobre 2022 / (3) André Breton à Jean Paulhan, 12 août 1955, nous citons d’après Mark Polizzotti, André Breton, collection « Biographies », Paris, Gallimard, 1999, p. 680. / (4) André Breton, L’Art magique, nous citons d’après Œuvres complètes, volume IV, ouvr. cité, p. 84. / (5) Ibid, p. 61. / (6) Ibid, p. 78. / (7) Ibid, p. 95. / (8) Ibid, p. 243. / (9) Ibid, p. 243. / (10) Sur les rapports dégradés de Breton et Masson durant l’exil américain, voir ma recension d’André Breton et Benjamin Péret, Correspondance 1920-1959, Paris, Gallimard, 2017 / (11) André Breton et André Masson, Martinique charmeuse de serpents, Éditions du Sagittaire, 1948, p 18. / (12) André Breton, L’Art magique, nous citons d’après Œuvres complètes, volume IV, ouvr. cité, p. 104. / (13) Ibid, p. 261 / (14) Ibid, p. 101-103.

Breton, quelques publications récentes : outre l’utile reprise en Folio (Gallimard, 7,60€, couverture en illustration supra) de L’Amour fou (1937) de Breton, livre assez fou pour juxtaposer la défense (fort surprenante dans son cas) de la monogamie et le coup de foudre objectif, puis s’attarder longuement sur Giacometti, arracher les portraits de Cézanne à la lecture banalement formaliste qu’on en faisait encore dans les années 20-30, revenir au Vinci de Freud, évoquer la guerre d’Espagne et s’offrir une série de photographies désynchronisées du texte courant, signalons la parution de Nadja, un itinéraire surréaliste (Gallimard / Réunion des Musées Métropolitains, 39€, couverture en illustration supra), catalogue publié à l’occasion de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Rouen (jusqu’au 22 novembre 2022). Si Jacqueline Lamba règne sur L’Amour fou, deux autres femmes, dix ans plus tôt, déterminent la cartographie amoureuse de Nadja, que sa préciosité a fait vieillir, mais que sa nature composite, éclats d’images contre éclats de texte, photographies d’art ou de rues attelées aux objets et dessins, maintient en vie. Celle des deux femmes en question ramène à la folie et au jeu dangereux que les surréalistes ont joué avec certains êtres. Le sujet est encore un peu tabou, mais ne le restera pas éternellement. Drieu l’aborde dans Gilles. Quoi qu’il en soit, nous savons depuis 2009 que Nadja est l’autre nom, dramatisée et comme détachée d’elle, de Léona Delcourt, que Breton « croise » à plusieurs reprises en octobre 1926 ; elle est internée en mars de l’année suivante et meurt dans les liens, de mauvais traitements, en 1941. Breton écrit le livre éponyme, à Varengeville, durant l’été 1927, la fiction n’a plus besoin de son motif. L’autre femme, si nécessaire aussi à la trame convulsive de cette manière de poème en prose, c’est l’étrange et volage Suzanne Muzard, ancienne prostituée que Drieu a bien connue aux côtés de son ami Berl, qui l’épousa (pour son malheur) en décembre 1926. N’écoutant que son désir, peu de temps après leur rencontre, Breton la lui enleva, avant que la très chère ne joue au yoyo avec ses deux amants. Berl s’accrochant malgré le conseil de Drieu, les surréalistes s’acharnèrent sur le mari trompé, attaques répétées dont il faudra établir un jour le bilan exact et détestable, pour ne pas dire plus. C’est le seul chapitre qui manque à cette passionnante publication. SG

Renaître

La théorie des vases communicants, chère à André Breton, rate parfois sa cible. Autrement dit, le réel et le rêve ne se rejoignent pas toujours. Comment se fait-il, par exemple, que le public ne soit pas plus nombreux dans l’exposition du Louvre sur la première Renaissance, qui est la vraie perle de cette rentrée encombrée? Et pourquoi se rend-il massivement à des manifestations qui ne la valent pas? Il est vrai que la presse ne l’aide pas toujours à faire le bon choix, perdue qu’elle est dans le dédale de l’offre parisienne. Le nombre anormal d’expositions, et de lieux qui y prétendent, devrait pourtant rendre la critique bien plus exigeante si elle veut conserver sa valeur prescriptive. Pour quelle raison a-t-elle tardé à signaler Le printemps de la Renaissance comme étant un des must du moment? Nous ne le saurons jamais, à moins que tant de beauté effraie, à moins que la Renaissance italienne nous écrase de sa supériorité ou que le sublime ne soit plus de saison… Cette situation n’est peut-être pas si nouvelle. Gautier, il y a 150 ans, se désespérait de l’aura déclinante du grand art, un des cadeaux du nivellement de la culture par le bas. Ses contemporains commençaient à bouder l’antique. La sculpture du XVe siècle souffrirait-elle aujourd’hui d’un désamour comparable? Donatello, pour reprendre la boutade de 1905, serait-il à nouveau jeté aux fauves? C’est une hypothèse à creuser.

Mais revenons à l’essentiel, à Donatello et ses contemporains justement, à cette Florence heureuse, fière de ses richesses, de sa République patricienne, et de ses artistes décidés à y faire revivre les formes de l’Antiquité en les réinventant. Nul doute que leur plus géniale invention fut le concept même de Renaissance dans le rejet qu’il induit du Moyen Âge, temps obscur, voire obscurantiste, et qui aurait tout ignoré de l’héritage des anciens, la perspective comme les autres principes de la bonne imitation. Qu’un tel mépris soit infondé, l’exposition du Louvre nous le rappelle dès nos premiers pas. D’une part, le gothique italien reste plus marqué qu’ailleurs par le panthéon païen ; d’autre part, dès l’époque de Giotto, la volonté de renouer avec la leçon de Rome pousse les sculpteurs à accentuer de plus en plus le sens de l’humain, le drame terrestre et l’illusion poignante. À cette Renaissance qui s’invente dans les mots et les faits après 1400, les Français n’associent pas aussitôt le rôle qui échut à la statuaire. Le propos des commissaires, Marc Bormand et Beatrice Paolozzi Strozzi, est de dissiper le mythe de son «retard» au regard de la peinture et de la fameuse «fenêtre» qu’elle ouvre sur le monde. La métaphore vient du De Pictura d’Alberti. Sait-on que ce dernier citait trois sculpteurs parmi les acteurs essentiels de la Renaissance florentine? Voilà le Louvre justifié. Après nous avoir rappelé avec finesse combien ces sculpteurs avaient butiné les sarcophages, les médailles et la grande statuaire du monde gréco-romain, il importait de les confronter aux peintres, d’Andrea del Castagno à Lippi. D’une salle à l’autre, les chefs-d’œuvre pleuvent, la palme revient tout de même à Donatello et à la Madone Pazzi, dont l’impact se prolonge jusqu’à Ingres et Picasso.

On ne quittera pas l’exposition sans mentionner son ultime point d’orgue, la salle de portraits dominée par Desiderio da Settignano, que les contemporains rapprochaient de la «merveilleuse grâce» de Lippi ou de «l’enjouement» de Fra Angelico. Son Olympias, reine des Macédoniens, ouvre une autre modernité… Nous étions au Louvre, restons-y. Deux étages plus haut, et un siècle plus tard, voilà les Cousin, père et fils. Le premier est célèbre, l’autre oublié. À voir leurs œuvres rapprochées, dans l’exposition si précise de Cécile Scailliérez et Dominique Cordellier, cela se comprend. Aux créations du père, à son maniérisme sans frontière, capable de glorifier l’Église comme la force militaire, le mal d’amour ou l’inverse, apte aussi à s’associer à la mode des puissants (ah le plastron de l’infortuné François II!), le fils n’ajoutera que constance et virtuosité. Cousin père, c’est avant tout un tableau et un seul, l’un des plus envoûtants de l’art français, l’Eva Prima Pandora, présentée ici comme le point de fuite d’une création à la fois polymorphe et centrifuge. Un tel tableau repousse les murs. Sous le cartouche qui la nomme, la belle impure repose, occupant tout l’espace du tableau et concentrant sa lumière vénéneuse. À travers une arcade digne de Léonard, l’arrière-plan, très clair aussi, s’hérisse d’une ville fantôme, image du monde déchu. La chute, le tableau ne parle que de ça. Un crâne, un serpent, deux vases, l’un fermé, l’autre ouvert, fatalement. Le tableau s’inscrit dans le double héritage de la Bible et des Grecs, réunis par la force de l’art, qui sut toujours tourner le vice en vertu.

Contrairement à sa sœur Olympia, Eva ne nous regarde pas, et fixe en se détournant on ne sait quel songe. À ce titre, elle aurait pu figurer, au Luxembourg, dans les salles de l’exposition consacrée à la Renaissance et au rêve, non loin du Lotto de Washington. Affrontant les yeux ouverts le conflit interne entre Voluptas et Virtus, cette jeune fille, sur laquelle un amour vaporise une nuée de fleurs blanches, est la seule à échapper au sommeil. La nuit, ses visions et ses chimères, étend son empire sur le reste de la sélection où abondent les merveilles, du grand Véronèse de Londres au plus soufflant encore Greco de L’Escorial. Bien qu’aspirée généralement par l’action d’éclat et le positif de l’existence, la Renaissance sut donc aussi lire dans les songes et leur donner forme. À dire vrai, la peinture du temps, en Italie surtout, s’est le plus souvent contenté de nous montrer de beaux dormeurs à défaut de nous mettre en communication avec ce qui les agitait. Le défi de l’exposition fait donc écho aux difficultés qu’affrontaient les artistes, et à la première d’entre elles, représenter «l’irreprésentable». Il arrive pourtant que le tableau, au prix d’une entorse plus ou moins troublante à la mimesis, laisse apparaître ensemble le dormeur et les fruits de sa psyché libérée, tant il est vrai que la Renaissance, après Platon et la Bible, s’intéresse de près aux phénomènes oniriques, aux enfantements nocturnes, images poétiques ou prophétiques, au cœur desquelles les modernes – qu’on pense à André Breton – verront danser l’ancêtre de leur «modèle intérieur». Stéphane Guégan

Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence 1400-1460, Musée du Louvre, jusqu’au 6 janvier. Catalogue sous la direction de Marc Bormand et Beatrice Paolozzi Strozzi, Musée du Louvre éditions/Officina Libraria, 45€.

Jean Cousin père et fils. Une famille de peintres au XVIe siècle, Musée du Louvre, jusqu’au 13 janvier. Catalogue sous la direction de Cécile Scailliérez, Somogy/Musée du Louvre éditions, 49€.

La Renaissance et le rêve. Bosch, Véronèse. Greco, Musée du Luxembourg, jusqu’au 26 janvier. Catalogue sous la direction d’Alessandro Cecchi, Yves Hersant et Chiara Rabbi-Bernard, RMN/Grand Palais éditions, 35€.

– À voir aussi : La musique à la Renaissance, Musée national de la Renaissance, château d’Écouen, jusqu’au 6 janvier. Catalogue sous la direction de Thierry Crépin-Leblond, Benoît Damant et Muriel Barbier, RMN/Grand Palais éditions, 29€. // Si l’on a pu parler d’ «œil du quattrocento», on s’intéresse de plus en plus à l’oreille de la Renaissance. Cette exposition savante et intime à la fois, où la peinture le cède aux manuscrits et gravures, aux partitions et instruments eux-mêmes, interroge la pratique comme la représentation de la musique. Il n’est pas de meilleure façon pour faire émerger son rôle dans l’espace, sacré ou profane, de la société du XVIe siècle. L’exposition montre bien que les spéculations cosmogoniques du Moyen Âge sont loin d’avoir cessé et qu’elles cohabitent avec la volonté de retrouver, en ce domaine aussi, la supposée pureté grecque. On sait que l’opéra dit moderne (Monteverdi) est issu d’une mutation majeure de la polyphonie vocale au profit du drame en musique et en écho à la rhétorique des passions propre à l’antiquité. Mais ne pensons pas que l’époque ne prise ou n’épouse que le grand genre, elle se montre friande de pièces plus légères, galantes souvent, qui font le bonheur des concerts en chambre. La danse, longtemps refoulée, libère son énergie dans la dernière salle.