DÉCHIRURES

Les 228 lettres que Huysmans a adressées aux époux Leclaire ne sont pas entrées à la Bibliothèque nationale, en 1935, sans causer l’effroi des familiers de l’écrivain. Lucien Descaves, son exécuteur testamentaire, tombe de haut. Il écrit aussitôt à Julien Cain, administrateur de la BN, afin de le mettre en garde contre une diffusion non tamisée du corpus : « Outre qu’il y ait lieu de craindre que cette divulgation ne porte atteinte à la mémoire du grand écrivain catholique, celui-ci émet à l’égard de certaines familles et de tiers encore vivants des allégations erronées de nature à provoquer, de la part des familles et de ces tiers, des protestations légitimes. » En publiant cette correspondance avec l’exigence qu’il met à l’édition des Œuvres complètes de Huysmans, Jean-Marie Seillan confirme le bienfondé des craintes de Descaves. Nous ignorons si Julien Cain, que Vichy devait chasser de son poste, a pris connaissance du corpus et de ce qu’il révèle des positions de l’écrivain tant au moment de l’affaire Dreyfus qu’au réveil des « guerres de religion » provoqué par la politique anticléricale de la IIIe République. On s’empressera d’ajouter que ces lettres, rédigées entre 1896 et 1907, se remplissent souvent d’une verve affolée, et d’éléments biographiques marqués par l’amertume, la douleur et la foi, trio inséparable, avec l’humour noir, des ultimes romans de Huysmans, et du livre dantesque sur Lourdes.

Au-delà des déchirures répétées de la communauté nationale, le fait majeur du présent volume reste l’échec de l’oblature. Rappelons que l’écrivain s’est converti entre les publications de Là-bas (1891) et d’En route (1895), et qu’il a connu plusieurs retraites à la trappe d’Igny. Les époux Marguerite et Léon Leclaire, rentiers éduqués, très catholiques, se rapprochent alors de lui à la demande de l’abbé Gabriel-Eugène Ferret, son directeur de conscience. Or le vicaire de l’église Saint-Sulpice se meurt. Confesseur des Leclaire, il leur recommande l’âme et l’existence de l’écrivain tourmenté, peu fait pour la solitude et les tracas du quotidien. Le premier moment de la correspondance Huysmans – Leclaire se déroule au rythme d’une agonie, celle de Ferret, et d’une épiphanie, celle de La Cathédrale. Au monastère Saint-Pierre de Solesmes, où il a séjourné en 1896 et 1897, le romancier fit prier pour la guérison du vicaire et le dit aux Leclaire. L’abbaye, très surveillée par les forces publiques, fait aussi l’objet d’attaques anticléricales. Une époque se referme quand paraît La Cathédrale, dédiée à Ferret en 1898, et que son auteur, suspecté de vouloir rejoindre les ordres, quitte le ministère de l’Intérieur pour opinions dangereuses, à la faveur d’une mise à la retraite précipitée.

Par une coïncidence que Huysmans juge « déplorable », car nuisible aux articles et aux ventes, son roman chartrain voit le jour en plein tournant médiatique de l’affaire Dreyfus. Dreyfusard, Huysmans ne l’a pas été aux première heures de la polémique, il ne le sera pas au lendemain de la condamnation de Zola. On peut même affirmer que son éloignement du naturalisme, sensible dès avant A Rebours, se durcit au début de l’année 1898. Mais il avait tort de craindre le silence des journaux, ils vont s’abattre sur La Cathédrale, les plus cléricaux n’étant pas les moins violents dans leur rejet d’un ouvrage jugé aussi monstrueux de style que de pensée. La rage de Huysmans écume au détour de plusieurs lettres, indignation qui assombrit soudain le projet d’oblature. De nouveaux séjours en abbaye, au cours du crucial été 1898, renforcent son désarroi. Le 14 juillet, il en informe ainsi les Leclaire : « Ma vie est à orienter d’une façon autre. Les cloîtres, c’est beau en rêve, mais affreux en réalité ; et l’on y fait certainement moins son salut que dans le monde. » Pourtant l’ordre bénédictin, sans le « posséder », ne l’a pas encore perdu. Début août, il est accueilli à Ligugé pour un bref séjour, décisif celui-là. Il avertit les Leclaire de son nouveau dessein, faire construire une maison à l’ombre du monastère, où ils vivraient tous les trois, devenir enfin oblat et constituer autour de lui une colonie d’artistes, où figureraient Charles Dulac, Pierre Roche, Georges Rouault (ill.1, à droite) et son vieil ami Forain.  La correspondance apporte un éclairage essentiel sur ces entreprises vouées à l’échec et frappées d’impossibilité, voire d’interdit, en 1901, par la Loi sur les Associations. Avant le transfert des moines en Belgique et en Espagne, il a vu une population locale, souvent manipulée par l’Etat, répandre ses menaces vociférantes dans la rue.

Lorsque Huysmans se décide lui-même à quitter Ligugé en octobre 1901, et pousse les Leclaire à mettre en vente leur maison commune, une troisième phase s’ouvre. Le nomadisme du couple, alors que leur ami se refait parisien, favorise le courrier. Le ton en devient plus acerbe, et la cible, outre les Juifs et les protestants, en est souvent les francs-maçons. Amplifiée des commentaires que lui inspire la lecture des journaux, dont ceux de Rochefort et Drumont, la correspondance de Huysmans sert de plus en plus de laboratoire, ou de chambre d’écho, aux derniers écrits. Ils n’abusent pas de mansuétude envers les monastères et leurs occupants, pestiférés de la France d’Emile Combes. A cet égard, L’Oblat (Stock, 1903) tient de l’expulsion du jardin d’Eden au regard de ce que Huysmans, en privé, s’autorise à dire des clercs. Son roman, l’un des plus balzaciens par l’admirable peinture de la province, enregistre l’agonie du monachisme tel qu’il l’avait rêvé. La correspondance prend elle des accents presque maistriens pour expliquer l’attitude de Combes, instrument involontaire d’un Dieu déçu par ses serviteurs. Mais peut-on s’en tenir à l’amertume du proscrit? D’autres aveux intimes enregistrent la tristesse consécutive au départ des moines, imparfaits parce qu’humains, et donc pardonnés au nom de ce qu’ils avaient représenté collectivement. Comme A rebours ou le dernier Baudelaire, L’Oblat conclut au salut par l’action personnelle. Appui d’un moi souffrant, et bientôt d’un corps rongé par le cancer, la Croix plane également au-dessus des logiques partisanes du champ politique. Pareil surplomb convient au conservatisme imprescriptible de Huysmans. Pas plus monarchiste que tenté par La Ligue de la patrie française de certains de ses amis, François Coppée notamment, il meuble ses derniers jours de peinture primitive, de rêveries sentimentales et des épreuves de la maladie. La dernière lettre aux Leclaire, deux mois avant de s’éteindre en mai 1907, confesse le désir de ne pas guérir, d’être épuré par le martyre, d’être emmené là-haut par la Vierge. Le comble du bonheur serait de partir à Pâques, « mais je n’en suis pas digne, hélas. »

Stéphane Guégan // Joris-Karl Huysmans, Lettres à Léon et Marguerite Leclaire (1896-1907), édition de Jean-Marie Seillan, Classiques Garnier, 2024, 38€. La version longue de cette recension, « Lettres d’un oblat déçu », est à lire dans le n°188, hiver 2024, de Commentaire. Réjouissons-nous de la parution du Tome II des Œuvres complètes de Huysmans, dont il a déjà été fait souvent état ici. L’équipe éditoriale s’est renforcée afin d’absorber la variété des écrits d’un romancier définitivement acquis, entre 1879 et 1883, à la critique d’art, voire à l’écriture artiste des frères Goncourt. En ménage et A vau-l’eau s’éloignent doucement du naturalisme de Marthe et, comme le souligne l’introduction générale, semblent déjà donner le pas au « tempérament » sur « le coin de la création », dans une inversion ébauchée du dogme zolien. La désaffiliation découle aussi des thématiques propres à Huysmans, le mal être ou le Paris canaille, traités avec plus de liberté ou de cruauté que le maître ne s’en autorisait. Il faut aussi considérer L’Art moderne (Charpentier, 1883) et son éclectisme rageur comme autant de signes d’une dissidence en marche. La peinture de Gustave Moreau, aberration « historique » pour Zola, apparaît aussi « moderne » à Huysmans que celle de Manet, aussi nécessaire à l’époque que les peintres de la vie moderne, dominés , insiste le cadet, par Degas et Caillebotte. Notons, avant de conclure, que ce dernier n’a pas exposé au Salon de 1880 et 1881, à rebours de ce qui se lit p. 1111. Stéphane Guégan // Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, Tome II – 1880-1883, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, avec la collaboration de Gilles Bonnet, Aude Jeannerod, Eléonore Reverzy et Henri Scepi, Classiques Garnier, 2024, 58€.

AUTOUR DE JORIS-KARL

Il y a deux manières de changer la vision des tableaux, les nettoyer de leur crasse ou les débarrasser de leur vulgate, une action en entraînant souvent une autre. Aussi l’exposition du Louvre appelle-t-elle ensemble à « revoir Cimabue » et réévaluer sa contribution au renouveau figuratif et narratif de la peinture toscane du Duecento. Le Dante de la Divine comédie et le Vasari des Vite, chantres de Giotto, ne nous avaient pas pleinement préparés à lui reconnaître ce rôle. De la « manière grecque », en provenance de l’Orient chrétien, Cimabue se serait moins affranchi que son disciple ou que Duccio, autre héros de la démonstration menée avec brio par Thomas Bohl. Restaurée, sa Maesta se présente à nous comme au premier jour, riche de ses couleurs variées, de ces visages réalistes, de ces corps sensibles sous le plissé parfait des vêtements. Du coup, on réalise que les anges qui bordent la Vierge ont taille humaine et qu’une partie d’entre eux ont les yeux tournés vers la droite. A Pise, le grand panneau de Cimabue avait pout voisin un immense Christ en croix et se pliait à l’éminent symbole eucharistique, suspendu au-dessus de l’autel. Le Louvre s’est récemment offert un autre Cimabue, un des trois éléments qui aient survécu au naufrage d’un diptyque à six images internes. Les deux autres, empruntés pour l’occasion à Londres et New York, rendent plus saillante la force dramatique de notre Dérision du Christ. A force de réduire Cimabue au hiératisme de ces panneaux les moins animés – ses cycles de fresque ayant beaucoup souffert, on a perdu de vue son sens de l’action et l’espace où il la déploie avec une force expressive qui la génération montante lui a d’abord enviée. Venue en France sous Napoléon Ier, la Maesta ne fut pas réclamée par les commissaires italiens après Waterloo. Nous en étions aux balbutiements du primitivisme, peut-être plus répandu en France. Quoi qu’il en soit, le tableau que Vivant Denon transplanta de Pise à Paris, et auquel il assigna une place éminente dans l’accrochage de « son Louvre » (voir le catalogue de l’exposition mémorable de Pierre Rosenberg), se verra désormais autrement. Avec ses cinquante numéros, peints entre Florence et la Cilicie arménienne, l’hommage du Louvre oscille entre réévaluation et révélation. SG /Cimabue. Aux origines de la peinture, jusqu’au 12 mai, catalogue sous la direction de Thomas Bohl, Louvre / SilvanaEditoriale, 42€.

Déshabiller la vérité de ce qui nous la masque, la montrer toute nue, ce fut aussi l’ambition du naturalisme à ses débuts, très polémiques, car attentatoires au bon goût. Huysmans, disciple de Zola sous Mac Mahon, a vite dépassé le maître en effeuillage salé. Le sujet de ses deux premiers romans, des petites ouvrières emportées par la vie, ses hauts et ses bas, est aussi canaille (mot cher au romancier et aux proxénètes) que leur faconde. Marthe, histoire d’une fille date de 1876, et trouve en Belgique les éditeurs qu’elle ne peut s’offrir en France. Bruxelles n’accueillait pas que les anciens communards, elle éditait les dissidents de la chose esthétique. La deuxième édition paraît après la rupture politique de 1879 et s’orne d’une eau-forte hilare de Forain, laquelle -je m’en aperçois seulement aujourd’hui, annonce les globes lumineux très équivoques de l’affiche de Toulouse-Lautrec pour le Moulin-Rouge ! Forain, proche de Degas, fut une des admirations de l’Albigeois aux mirettes décillées. La peinture, inhérente au style de Huysmans, gagne une visibilité certaine avec Les Sœurs Vatard, dont le personnel s’enrichit de Cyprien Tibaille, double romanesque de Huysmans, dit justement Francesca Guglielmi. L’experte signe cette édition (en partie) distincte de La Pléiade de 2019 et très sensible aux ambiguïtés du rapport au réel qu’entretenait notre écrivain. Avant La Fille Elisa d’Edmond de Goncourt, Marthe aura ainsi montré que la prostitution, dans certains cas, valait mieux que la domesticité aliénée ou dégénérée, voire l’alcoolisme des prolétaires sans futur. L’imprévu, disait Duranty qu’admirait Huysmans, doit primer chez les modernes. SG / Huysmans, Marthe et Les Sœurs Vatard, Gallimard, Folio classique, 9,40€..

Peu de revenants chez Huysmans, malgré l’admiration baudelairienne qu’il vouait à Balzac (préféré, au fond, à Zola) ! Cyprien Tibaille, aperçu dans Les Sœurs Vatard, fait à peine meilleure figure au cœur d’En ménage (1881), livre dont Cézanne conseilla aussitôt la lecture à Pissarro et dont Caillebotte forme l’autre ombre portée. Des deux héros assez médiocres du livre, Cyprien est à la palette ce qu’André, son acolyte, est à la nouvelle littérature. Leur désir de révolutionner l’art les dépasse, et ils vivent mal ce décalage terrible. Huysmans, qui ressemble physiquement à Cyprien, parle à travers lui de la jeune peinture et de son rêve d’y briller, Pierre Jourde le note et le commente. Il y a du Forain et du Raffaëlli en lui, puisqu’il passe de la ville moderne à sa banlieue désolée, des gazomètres aux chemines d’usine, ces obélisques dérisoires, disait Gautier, de la civilisation industrielle. Quant à la nature morte, elle se cueille dorénavant à la surface envahissante des étals ou des vitrines de boucher. Pas moins qu’A vau-l’eau, où la malbouffe se teinte de détresse pascalienne, En ménage cultive l’humour noir, dont Breton attribuait l’invention à Huysmans, quand il n’en accordait pas la paternité à Swift. Or l’humour noir, quand Dieu reste encore hors de portée, désigne les ultimes traces du divin en nous. Car il vaut mieux rire de nos misères que d’en accepter la tyrannie ou, pire, de les flatter. Huysmans douche les faciles accommodements que notre complaisance s’autorise avec le présent dévalué, ou nos propres désillusions. SG /  Huysmans, En ménage et A vau-l’eau, édition de Pierre Jourde, Gallimard, Folio classique, 9,40€.

Pour un peu, on l’exposerait comme le premier ready-made, une vraie robe de chambre enduite de plâtre et qui, vide de corps, composerait l’allégorie géniale de l’impossibilité de représenter son usager, Honoré de Balzac. Mais « l’objet », je ne parlerai pas d’œuvre, et encore moins de chef-d’œuvre, dont Marine Kisiel scrute toutes les coutures résulte du moulage de l’accessoire en question, un moulage que Rodin a fait réaliser en vue de statufier le grand romancier mort en 1850. Mais statufiable, l’était-il, se demandèrent les sculpteurs qui, très tôt, voulurent en faire autant ? On nomme ici Etex, Clésinger et le génial Préault, confrontés à deux difficultés, en plus du manque de fond et du manque d’enthousiasme des édiles susceptibles d’ériger le grand homme sur une place publique. Deux difficultés : sans parler des réticences à immortaliser un écrivain jugé grossier, scabreux et réactionnaire, Balzac n’était pas un Apollon et, peintre de la vie moderne, ne se prêtait guère aux exercices d’idéalisation, fussent-ils modernisés par la sensibilité romantique. Eve de Balzac, du reste, refuse qu’on en affuble la tombe du défunt, mais elle ne saurait s’opposer à tel monument hors du cadre funéraire. Rien pourtant ne bouge avant la mort de la veuve, qui fit beaucoup pour sa mémoire (il ne faudrait pas l’oublier). Le désir de statuomanie envahit, de nouveau, la gente littéraire en 1888. Trois ans plus tard, sous la pression zolienne, Rodin est choisi. Ses malheurs ne font que commencer. Il se documente, croque des tourangeaux sanguins, met à contribution le tailleur de Saché, et cherche un entre-deux – ladite robe de chambre, entre prosaïque et éternité ; il finit par exposer le chef-d’œuvre que l’on sait en 1898. La Société des gens de lettres le refuse, indigne qu’il serait de l’écrivain ou plutôt de l’idée qu’elle voudrait en diffuser. Que l’habit fasse le moine, si j’ai bien compris Kisiel, a beaucoup gêné. Son livre, très caustique, redore le blason du bricolage rodinien et le surpoids du corps balzacien plus qu’il n’adhère au « caractère éminemment phallique » de l’œuvre. Trois petits points suivent la formule déceptive au bas de la page 97. Qu’habillent-ils ? Moins atterrée, « affolée », écrit-elle, que je ne le suis des déboulonnages récents, l’autrice laisserait-elle entendre que la partie vaut mieux ici que le tout, la robe de chambre que son occupant traité de façon érectile ? Faudra-t-il bientôt remiser le plâtre d’Orsay, le bronze du musée Rodin, les faire « tomber », pour parler comme Paul B. Preciado, selon qui l’iconoclasme contemporain revient à ouvrir « une espace de resignification ». No comments. Relisons plutôt les textes du regretté Alain Kirili (mort en 2021, à New York), fou de Rodin, passionné de Rude, et sa défense de la verticalité en sculpture, dans les turbulentes années 1970. SG / Marine Kisiel, Dérobades. Rodin et Balzac en robe de chambre, Editions B42, 15€.

A la charnière des deux siècles, et autour de la défense des cathédrales, une conjonction s’établit entre Huysmans et Rodin, aussi peu dreyfusards l’un que l’autre. Le second a laissé peu de traces dans la critique d’art du premier, mais elles sont de signification égale au combat qu’ils menèrent en faveur des lieux de culte menacés. Ainsi lit-on dans son compte-rendu du Salon de 1887 : « le sculpteur Rodin pousse les cris embrasés du rut, tord les étreintes charnelles, violentes, comme les superbes phallophories d’un Rops ! » Quel trio ! La lecture poussée des Fleurs du Mal le soudait. Ce qui lia Rops à Baudelaire fut d’une rare force et l’inverse est presque aussi vrai. Le frontispice des Epaves, preuve parmi d’autres, traite le motif du péché originel sur le mode loufoque, combinaison du rire et de l’épouvante qui annonce la réaction vive que suscitera chez Rops, en 1883, la lecture de L’Art moderne de Huysmans. Agacé par son éloge appuyé de Degas, peintre de la femme actuelle et de sa « carnation civilisée », le Belge flamboyant se promet d’en remontrer à l’auteur de Marthe. A bien des égards, La Tentation de saint Antoine avait réalisé, dès 1878, le métissage surprenant de la féérie et du stupre. Connue de Freud, qui découvre avec bonheur une image accordée au « retour du refoulé » qu’il théorise alors, cette feuille majeure fut l’alibi d’une exposition remarquable, qui s’achève au musée de Namur, autre terre de pèlerinage. C’est peu de dire qu’elle ne pratique pas la dérobade en matière d’Eros, de dépense libidinale et de résonnances catholiques. Même franchise quant au catalogue, passionnant de bout en bout. Il ne pouvait faire l’économie d’une d’exégèse précise de la Tentation où se voient une superbe créature, entourée du Diable et de Jésus, qu’elle a remplacé sur la Croix. La coquette aux cheveux fleuris, mais au pubis glabre (à la manière des nus de Bouguereau), fait saillir ses charmes et en dirige l’armada vers l’ermite horrifié, contrairement à son cochon, dressé sur ses pattes avant, débonnaire, que ce spectacle démoniaque n’effraie guère. Du grand spectacle, digne de L’Eden-Théâtre que Rops avait en tête ! Car le lubrique ropsien a pour espace la scène grandiloquente du fantasme. On ne saurait donc le condamner pour ce qu’il dévoile : au péché de chair, innocenté, revient le privilège d’éclairer les forces du Mal, si dangereuses quand elles s’exercent sur d’autres planches. SG / Véronique Carpiaux et Philippe Comar (dir.), L’Album du diable. Les tentations de Félicien Rops, Musée Rops / Snoeck, 28 €, avec d’excellentes contributions, notamment d’André Guyaux et Hélène Védrine.

En 1931, année du centenaire de la mort d’Hegel, les surréalistes et les nazis se disputent son cadavre et, plus hypothétiquement, son message, à coups d’articles agressifs dans la revue du groupe et la presse Völkisch. Amusant chassé-croisé, car le vieux philosophe, conservateur progressiste, qui trinquait une fois par an à 1789, n’aurait adhéré, ni au communisme des uns, ni à l’hitlérisme des autres. Mais le parallèle ne s’arrête pas là, nous apprend le captivant essai de Thomas Hunkeler. On s’arrache aussi le masque funéraire du sage de Tübingen, reproduit en pleine page, seule diffère son exploitation, les surréalistes usent du profil mystérieux, les nazis de la présentation frontale, plus propre à insuffler au visage pétrifié leur fascination pour la mort salvatrice ou sacrificielle. Pour abusif qu’en soit l’emploi, le masque de Hegel accomplit le destin réservé à cette pratique de l’empreinte faciale des grands morts, culte des modernes en perte de transcendance, sacré profane, alors que les anciennes religions reculent et font place aux plus dangereux des shamanismes. Jankélévitch a parlé de « piété nécrophile » au sujet de ce transfert, 1931 le confirme. Le plus beau, comme l’établit Hunkeler au terme d’une enquête à la Sherlock Holmes, est qu’il s’agissait d’un faux forgé par un sculpteur raté, mi-autrichien, mi-grec. En vue des célébrations, Anton Antonopulo inventa de toutes pièces le masque auquel le philosophe, hostile à la physiognomonie et la phrénologie (à rebours de Balzac), s’était refusé. C’est Paul Eluard, en 1929, qui découvre le livre d’Ernst Benkard, la Bible du masque, où celui supposé d’Hegel figure avec d’autres, de Robespierre à l’Inconnue de la Seine (elle fascinait Drieu) : il montre l’ouvrage aussitôt à Breton, et le convainc même de laisser mouler son visage après qu’il eut fait tirer un plâtre du sien. Aragon ébauchant son exfiltration, les deux mages sont inséparables et deviennent les Castor et Pollux du surréalisme jusqu’en 1938. Une ample iconographie documente la façon dont ces masques, les yeux clos, bien sûrs, étaient supposés agir sur leur modèles et la dévotion du cercle. Les bouffeurs de curé souffrent souvent de reflux de soutane. SG / Thomas Hunkeler, Le Masque de Hegel, Seuil, 17€.

Est-ce parce que la vie la fuyait, ou que la mort la tentait, que Virginia Woolf s’est montrée aussi sensible à toutes les formes d’empreintes, de la photographie (la fameuse rencontre de Man Ray et la série de 1934 qui s’ensuivit) aux masques funéraires ? Le livre qu’Ernst Benkard leur avait consacrés, non traduit en France malgré l’intérêt des surréalistes, le fut en Angleterre, et Undying Faces eut ainsi les honneurs de Hogarth Press. La maison d’édition des Woolf, Virginia et son mari Leonard, avait précédemment mis à son catalogue un essai de la patronne sur les cires royales de Westminster. Rappeler le goût qu’elle a toujours manifesté pour ces visages figés entre la vie et l’au-delà par un fil invisible, c’est aussi entrer dans le meilleur de sa production romanesque, dont un tirage spécial de La Pléiade nous offre un précipité judicieux, aussi homogène qu’hétérogène. Homogène car Mrs. Dalloway, Orlando et Une pièce à soi paraissent entre 1925 et 1929, date où se publie la traduction du Benkard. Hétérogène car ces livres relèvent de récits qui divergent de type et de tonalité. Ils partagent aussi le privilège d’être très célèbres, bien que la célébrité des deux derniers ne réponde plus seulement aujourd’hui à leur valeur littéraire : Orlando, dont le personnage change de sexe social, et Une pièce à soi, que le féminisme a rangée aux côtés de Simone de Beauvoir parmi ses trésors, peuvent être lus en dehors de toute prescription. Les causes les plus justes ne sauraient suffire à fonder la valeur des livres qui en sont l’expression, n’est-ce pas ? Ceci dit, le grand chef-d’œuvre reste Mrs. Dalloway qu’il faut avoir lu, ou cherché à lire en anglais ; on n’en saisit que mieux la difficulté de transposer dans notre langue ce style sans pareil, cette façon de faire vibrer le temps et le moi de ses personnages en tenant tête à deux maîtres de l’époque, Joyce qui irrite Woolf, Proust qui l’a instantanément conquise. Nous savions qu’une journée, fût-ce la journée d’une lady des beaux quartiers, ne durait pas 24 heures. Encore fallait-il, en variant les états de conscience, les modalités ou les accélérations du verbe, le rendre sensible aux lecteurs et, ne les oublions pas, aux lectrices. A sa sortie, faute de mieux, le roman fut comparé au cinématographe (autre processus d’empreinte) et à Cézanne. On se trompait, c’était du Woolf, et du meilleur. SG / Virginia Woolf, Mrs. Dalloway et autres récits, La Pléiade, tirage spécial, 62 €, excellente préface de Gilles Philippe, traductions, notices et annotations de Jacques Aubert, Laurent Bury, Marie-Claire Pasquier et Michèle Rivoire.

PERLES

Dans ses Cahiers inédits, qui le restèrent longtemps, Henri de Régnier rapporte en février 1896 : « Je rencontre Bonnières chez Judith Gautier et je lui dis : Si j’ai le plaisir de vous survivre, j’écrirai votre vie. » Trop occupé de lui-même, l’homme au monocle avala sa promesse, il a pourtant survécu plus de trente ans à celui qui contribua à le lancer. Les poètes à rimes fatiguées sont des ingrats. Mort en avril 1905, à 55 ans, Robert de Bonnières disparut assez vite des chroniques et anthologies littéraires de la Belle Epoque. Cet effacement absurde chagrinait Pierre Louÿs, autre cadet qui gagna à son commerce : le singulier érotomane avait bien connu notre « mondain » à la plume nette, aux névroses incurables, il avait aussi partagé son goût des « filles », de la poésie parnassienne, en son versant le moins guindé, et de la bonne peinture, la plus fraîche. Riche d’autres vertus encore, comme l’attachement au Christ et à la patrie, Bonnières appartenait à ces figures dont on prie chaque jour qu’un biographe alerte se saisisse, avec compétence et, selon le mot en vogue, empathie. Patrick de Bonnières, bon sang ne saurait mentir, a magnifiquement remis en selle cet ancêtre au blason terni par un siècle de négligence routinière. De onze ans l’aîné de Marcel Proust, qui jalousa un peu l’accueil que fit le grand monde à ce confrère du Gaulois et du Figaro, Bonnières précéda aussi Marcel dans la peinture acide du gratin. La lecture de Jeanne Avril et du Petit Margemont, deux de ses romans à succès, vous en convaincra en vous amusant. Car Bonnières ne laissait pas sa mélancolie maladive envahir manuscrits et correspondance. La présente biographie, forte des archives familiales, d’un goût sûr pour les arts et d’un vrai sens de l’Histoire, le suit depuis ses brillantes études (Stanislas !), le romantisme forcené de la fin du Second Empire (à vingt ans, il idolâtre Barbey d’Aurevilly !) et la sale guerre de 1870, expérience décisive qui le plonge parmi les pauvres diables de l’armée de la Loire. D’autres que lui, sous la IIIe République si hésitante et bientôt si anticléricale, auraient rejoint de mauvais combats en conservateur déçu, l’antiwagnérisme, l’agitation brouillonne à la Déroulède, l’antisémitisme… Patrick de Bonnières fait preuve de courage et de clairvoyance en dédouanant Robert de cette lèpre. Son analyse des Monach, roman qui observe les alliances multipliées entre la vieille aristocratie et les élites juives, confirme celle des Archives israélites, elle prélude aux pages très fines consacrées à l’Affaire Dreyfus, qui met le patriotisme de Bonnières et son respect de l’armée au supplice. Il était de ces hommes qui ne craignent pas de croiser le fer avec leur entourage, de Maurice Barrès à l’anti-baudelairien Brunetière. Au côté de son épouse Henriette, « beauté botticellienne » que James Tissot, Jacques-Emile Blanche et Albert Besnard ont mieux servie que Renoir, Robert fut aussi le Sainte-Beuve (parent éloigné) ou l’oncle de la vague de 1890, se frottant au monde de La Revue blanche, à Gide et Valéry, à Jean de Tinan, plus qu’au très haineux Jean Lorrain.

Vrai viveur 1900, se gardant bien de sacrifier à sa noblesse d’âme ce que lui dictaient ses désirs, Bonnières scandalisa, à l’occasion, la très effrontée Rachilde. Faste millésime que 1884 ! Ce fut l’année des Monach, d’A rebours et de Monsieur Vénus, peut-être ce que la future Madame Valette a écrit de plus cru, de plus drôle, de plus beau, de plus parfait. Les bonheurs allant par deux, ce bref roman des contorsions hermaphrodites de la libido reparaît en Folio classique flanqué de Madame Adonis. Née en 1860, précoce de plume et du reste, Marguerite Eymery sort de l’adolescence et de l’obscurité des débutantes à coup de petites audaces, un poème envoyé à Hugo en 1875, des publications de contes ici et là, avant de plus certaines témérités. Rachilde, contraction de Rachel et Mathilde, propose Martine Reid, sent l’Orient rococo. Ce sera le surnom, étiré jusqu’en 1953, d’une des grandes dames des lettres françaises, qui n’a pas défendu le beau sexe, semblable en cela à Colette, en pratiquant un féminisme qui l’eût coupée des hommes et de la porosité des genres. Monsieur Vénus, on l’a deviné, joue du transfert et du travestissement, et surtout du fantasme assumé jusqu’aux limites de la vraie cruauté. Rachilde n’a pas écrit pour rien un remarquable Marquise de Sade. Revenons à Monsieur Vénus où l’autre Sade a un petit rôle… Raoule de Vénérande, orpheline moins janséniste que son chaperon de tante, tisse d’imprévisibles liens avec un jeune homme désargenté sur lequel son dévolu prendra toutes les formes, sauf celles dont la nature la ou le prive. Car la chère enfant ne sait plus très bien, et le lecteur avec elle, si elle n’a pas changé d’instrument intime en changeant de masque ou de veston. Bref, c’est délicieusement décadent, déroutant, « abominable », ainsi que l’écrivit le malicieux Barrès, au lendemain d’une brève aventure avec Rachilde. Se succédèrent deux éditions bruxelloises en 1884 et 1885 (le roman sent le soufre), la seconde assortie d’une préface du vieil Arsène Houssaye, que donne le présent volume et que son incipit honore : « Le cœur est une cage où l’on tient enfermé l’Amour avec défense de chanter trop haut. » Il savait sa jeune amie de la race des oiseaux furieux. Du reste, Barrès, préfacier de la 3e édition en 1889, salue « Mademoiselle Baudelaire » en lui faisant gloire, sous l’apparent grief de lui reprocher son insolente impudeur, d’être une « fleur du Mal ». Les échos de Mademoiselle de Maupin ne pouvaient échapper à l’auteur de Sous l’œil des barbares. Mais je m’étonne que ni Barrès, ni Martine Reid, n’aient senti la parenté ironique qui fait de l’intrépide Raoule l’âme sœur ou damnée de certaines héroïnes de George Sand et d’Edmond de Goncourt. Rachilde s’offre même un autre larcin puisque sa Raoule possède un portrait d’elle par Bonnat. Ce dernier n’a pas toujours peint de sages petites filles. Mais le Bonnat de Monsieur Vénus est déjà un Balthus, l’amazone « portait un costume de chasse du temps de Louis XV et un lévrier roux léchait le manche du fouet que tenait sa main magnifiquement reproduite. » Roux comme sa victime à deux sexes, peintre médiocre, lui. « Soyons Régence » : Raoule et Rachilde s’y entendaient. Stéphane Guégan

*Patrick de Bonnières, Vie et tourments d’un homme de lettres fin de siècle, Honoré Champion, 48€ // Rachilde, Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, Gallimard, Folio classique, 9,90€. Signalons aussi la parution de La Tour d’amour (1899), un autre huis clos de Rachilde, moins érotique, mais plus nautique, qui ne retiendra pas que nos frères et fiers bretons (Gallimard, L’Imaginaire, préfaces de Camille Islert et de Julien Mignot, 8,90€). Un peu moins de vingt ans après Henriette de Bonnières de Wierre, Camille Barrère pose en 1906, à Rome, au palais Farnèse dont il est le maître depuis la fin des années 1890, devant Albert Besnard. Au sujet d’Enrico Serra, De la discorde à l’entente : Camille Barrère et l’Italie (1897-1924), Direction des Archives (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) / Ecole nationale des chartes (CTHS), 2023, postface de Maurizio Serra, voir mon compte-rendu dans Commentaire, hiver 2023, p. 919-920.

BONNARD BONNES ONDES

Au sujet de Bonnard (Hazan, 2023), la chronique de Laurent Delmas :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-mardi-09-janvier-2024-2912563

Stéphane Bern, Historiquement vôtre, Europe 1, 10 janvier 2024, La véritable histoire de Marthe et Pierre Bonnard, une histoire d’amour et de secrets :

https://www.europe1.fr/emissions/historiquement-votre/la-veritable-histoire-de-marthe-et-pierre-bonnard-une-histoire-damour-et-de-secrets-4224380

A venir : Alain Finkielkraut, La Postérité de Bonnard, Répliques, France Culture, 3 février 2024, 9h00, avec Stéphane Guégan et Benjamin Olivennes. J’emprunte le titre de ce blog au dernier livre d’Alain Finkielkraut. Pas plus qu’une apologie de l’opéra de Bizet, malgré ses références à Nietzsche qui faisait grand cas du musicien solaire, Pêcheur de perles (Gallimard, 19,50€) ne défend le fatalisme de l’huître, forgeant son or loin de la boue du réel. Alain Finkielkraut n’a pas déserté la cité et ses maux, le monde et ses fractures, à commencer par l’Europe de son cher Kundera, peut-être le premier à avoir pensé la survie d’une certaine « occidentalité » (verbatim) en dehors de toute intolérance identitaire. Ce n’est pas parce que le peuplement du vieux continent évolue à grande vitesse qu’il faudrait montrer moins d’ardeur à préserver notre culture que les nouveaux arrivants la leur. Il est vrai qu’à la théorie des seuils de coexistence, chère à Lévi-Strauss, l’intelligentsia dominante substitue désormais le miracle diversitaire.  La dégradation de plus en plus rapide de la planète ne laisse pas d’autre place, sans doute, à l’eschatologie de l’avenir radieux. De ce dernier avatar du rousseauisme moderne, Alain Finkielkraut a de bonnes raisons de se méfier, soucieux qu’il est davantage du présent et de ses faillites, le fléchissement des humanités, le naufrage scolaire, la criminalisation de l’art, l’abaissement continu de la civilité, l’atomisation sociale, les progrès de la peur et le recul du courage politique. En quinze citations, qui ouvrent chaque chapitre et guident de très actuelles divagations, au sens de Mallarmé, ce livre tire sa morale de la règle qu’il se donne : nos mots et nos idées ont des racines, nous sommes fondamentalement des héritiers, comme Mona Ozouf le disait de Jules Ferry, père d’une école qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, et d’une Nation qui ne croit plus en elle. Au même moment, L’Après littérature (Stock, 2021) entre en Folio (Gallimard, 8,90€), cet essai ferme sur une autre forme de déliaison, et bientôt de double divorce : celui des lecteurs avec la littérature d’avant, et de l’écrivain avec son magistère ou sa tendre aura. SG

Entre 24 et 31

Pour qu’il y ait une petite sœur, il faut un grand frère… Mais la taille et l’âge sont indifférents à l’enfance qui réinvente sans rien dire l’autorité. Celle de Mika, tendre, audacieuse, cocasse, Alice en fit la grâce de ses jeunes années. De 13 mois l’aînée, elle s’est fondue dans cette relation inversée, qui confortait sa décision de ne pas grandir, vieillir. Frère et sœur ont aimé ce lien, si fort qu’il refusait de s’expliquer, ils ont aimé leur vie gémellaire, sous la vigilance aléatoire de leurs comédiens de parents. Comme sorti d’un film de Jean Cocteau, Mika n’a pas seulement jeté un filet protecteur autour d’Alice et son visage d’ange, tracé un espace de rêve et d’insolence, il l’a tenue sous l’emprise de désirs de plus en plus menacés, l’adolescence venue, par l’inceste qui les travaillait. Un soir, l’alcool et le jeu libérant les fantasmes, tout aurait pu basculer. Tout aurait dû faire place au drame le plus sordide, comme dans les mauvais romans qui pullulent depuis que l’intimisme glauque, mais cadré, fait recette. Là où d’autres se seraient complus à symboliser la violence masculine, le malaise des petits secrets bourgeois et l’horreur des blessures inguérissables, Marie Nimier retisse le canevas plus subtil des relations familiales et des sentiments qui les soudent. Elle élargit vite à d’autres personnages le soin de nous éclairer sur Alice, devenue une jeune femme, auteure du livre qu’elle a entrepris d’écrire sur ce frère dont elle ne saurait faire son deuil. Ce livre la conduit à occuper un appartement que son propriétaire en voyage lui confie, à charge de veiller sur des plantes carnivores et un chat tigré, Virgile, aussi insaisissable que la poésie. Ce lieu inconnu devient aussitôt le lieu de l’inconnu, la chance d’une vie que la solitude avait dressée contre elle-même. Si l’on y retrouve l’extrême finesse de touche de Marie Nimier, sa psychologie oblique, son humour des raccourcis, Petite sœur n’oublie pas, autres traits de fabrique savoureux, la truculence, la justesse érotique et cet art consommé de faire progresser le récit comme s’il ignorait jusqu’où Virgile aime à disparaître. SG / Marie Nimier, Petite sœur, Gallimard, 19€.

A consulter Claude Leroy, auquel rien de la vie de Cendrars n’a échappé, 1938 fut une année presque blanche. Silence des sources. Hiver des cœurs ?  Un an plus tôt, les amours de Blaise n’allaient pas fort. Raymone Duchâteau, auprès de qui il espérait, à 51 ans, un second souffle, lui préféra son ami Bénouville, que la guerre allait rendre célèbre… Point de roman sur le feu, et pas d’argent en poche. Ce serait le moment de décamper ou de découcher. Pierre Pucheu l’a compris, l’étonnant Pucheu, promis lui à s’activer à Vichy, puis à tomber, malgré sa rupture avec Laval et Pétain, sous les balles communistes en Algérie… Cendrars lui doit d’avoir été présentée à Elisabeth Prévost, autrement plus jeune et riche, en février 1938. Ont-ils, là-bas, dans les Ardennes où elle l’entraîne ? Bu, lu, écrit ensemble, certainement. Mais le reste ? Un nuage d’incertitudes flotte au-dessus de la forêt impénétrable (Guderian, en mai 1940, prouva le contraire). François Sureau, qui a servi dans les Ardennes, à la fin des années 1970, n’a pas épuisé les prestiges de la sylve obscure, il se glisse, le temps d’une plongée temporelle et éminemment littéraire, parmi quelques fantômes au salut amical. Avoir porté l’uniforme ne lui semble pas un crime, impardonnable aux gens de lettres. La preuve par Apollinaire, la preuve par Cendrars, deux étrangers devenus français et lyriques, au feu, en 1914. Un an dans la forêt, sur les traces de « Bee and bee » (Beth et Blaise), tricote les époques et les émotions : cela finit par durer plus de douze mois, tant il est vrai que l’écrivain est maître du temps et que les flirts plus ou moins consommés, à cette altitude et à cette époque, réchauffent les cœurs en hiver. SG / François Sureau, de l’Académie française, Un an dans la forêt, Gallimard, 12,50 €. Claude Leroy a mis en poche deux recueils de textes parmi les moins connus de Cendrars. Voyages, cinéma, peintres modernes, vertus et malheurs du monde accéléré, détestation du renfermé et de l’art en vase clos, deux manières de manifeste : Aujourd’hui (Folio Essais, Gallimard, 8,40€) sort en 1948, Trop, c’est trop (Folio, Gallimard, 8,40€) en 1957. L’après-guerre a dû compter avec le bourlingueur d’un autre temps et d’une autre géographie.

La Russie où Cendrars a reconnu, vif adolescent et mauvais élève, une seconde patrie, moins suisse que poétique, la Russie n’a pas attendu les ballets de Bakst et Diaghilev pour faire des ravages loin de ses frontières. Bien avant même la création du Transsibérien, l’Europe d’Orient s’est frottée à sa sœur d’Occident et mêlée notamment au Tout-Paris, cette internationale moins regardante que celle qui ourdissait 1917. Deux milieux auront favorisé le transfert Est-Ouest à la Belle-Epoque, la littérature et la galanterie, entendons le roman peu farouche et les mœurs peu corsetées. Quant à croiser les lettres et le leste, le chic et le stupre, on peut faire confiance à Jean Lorrain (1855-1906), il n’eut pas son pareil : écrire, décida-t-il très tôt, était un vice parmi d’autres, voire une prostitution plus savoureuse que les autres. Si le génie lui manque, il a du style, et il a appris des mentors qu’il s’est donnés, Baudelaire et Poe, ou qui lui accordèrent, tels Barbey d’Aurevilly ou Edmond de Goncourt, plus qu’un talent de polygraphe sans morale. Une plume intempérante et payée à tant la ligne ou plutôt à tant l’indiscrétion salée… Les clefs de lecture, à ce petit jeu, doivent être, selon le danger encouru, d’une transparence flatteuse ou d’une pointe blessante. Paru en 1886, Très russe, son deuxième roman, aussi peu discret et retenu que son titre, lui vaut un duel avec Guy de Maupassant, évité à la dernière minute. Ils appartenaient tous deux à l’école normande et situaient Flaubert au-dessus de tout. Très russe cite en ouverture La Tentation de saint Antoine dont les décadents, qu’ils soient de Fécamp ou pas, firent un bréviaire vénéneux : « Avance tes lèvres. Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. » Celle qui incarne cette promesse de bonheurs illimités fut une précoce experte de la chose. Russe de naissance, Madame Livitinof change de maris et d’amants dès que sa fantaisie, qui n’est pas exclusivement vénale, l’exige. Autour d’elle, on ramasse avec gratitude les miettes de l’amour dont elle ne cède que l’illusion. Il y a bien parfois une âme tendre assez candide, quelque poète symboliste comme cet Allain Mauriat, pour croire à la comédie des sentiments : les hommes sont si puérils ! Voilà un livre qui comblera les féministes et les amateurs de bel esprit, un livre drôle et tordu, français et russe. SG / Jean Lorrain, Très russe, roman suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier, édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion, 48 €. L’éditrice montre bien ce que la pièce tirée du roman, plus sanglante et piquante que son précédent, doit à l’intertexte moliéresque, et notamment au Misanthrope. Ah ! Célimène qui ne peut « empêcher les gens de [la] trouver aimable » !

Il est vertueux d’écrire ou de peindre pour le grand nombre, légitime de faire entrer le peuple dans les romans et les tableaux susceptibles d’être compris de lui. Mais l’histoire nous apprend que les hommes et les femmes qui s’y employèrent, au cours des 250 dernières années, ont le plus souvent sacrifié ces louables intentions au pire des catéchismes et des académismes, le contraire même de la liberté, de la complexité humaine et morale, de l’imprévisibilité, qui devraient présider à toute écriture du réel. La critique de la culture dite bourgeoise, l’examen de ce ou de ceux qu’elle exclurait de son champ, n’est pas d’hier. Et Dominique Fernandez fait justement précéder sa défense et illustration du « roman soviétique » d’un utile rappel des débats qui mirent en émoi un Lamartine en 1840, un Gide ou un Henri Poulaille (grand amateur de Maupassant et de Cendrars) au cours des années 1920-1930. Le Céline du Voyage, qui doit beaucoup à Charles-Louis Philippe, Barbusse et Carco, a été touché par les partisans d’un roman populaire : parler d’en-bas, personnages fort en gueule, situations noires. Mais il s’est bien gardé de prétendre créer une littérature saine à l’usage d’une société dont il importait d’abattre, d’un même mouvement, le classes et les ferments d’immoralité. Une littérature faite de l’acier, de l’hygiène collective, de la tempérance sexuelle que la construction de l’avenir rendait impératifs. Grand connaisseur du roman russe, s’en faisant l’avocat dès 1955, au temps de la renaissance de la NRF sous la conduite de Jean Paulhan, Fernandez n’a jamais confondu littérature révolutionnaire et corsetage stalinien. Certes, la propagande la plus détestable, entre des mains géniales, est capable de nous rappeler que l’esthétique est irréductible à ses conditionnements les plus prescriptifs. On préfère toutefois les vraies découvertes que ce livre décomplexé nous oblige à faire parmi la production pré-jdanovienne. Dans l’élan de la rupture bolchevique, de la pire des guerres civiles, ou de la résistance à la Wehrmacht, il s’est écrit de vrais romans, incarnés, de respiration large, loin du nombrilisme ou du wokisme qui encombrent nos librairies bienpensantes. Blanche, comme le premier Kessel, ou rouge, comme les cavaliers d’Isaac Babel, la littérature russe post-Tolstoï, et même post-Gorki, peut sortir de sa longue satellisation. SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Le roman soviétique, un continent à découvrir, Grasset, 26€.

Parvenu à l’âge de les relire, Théophile Gautier fit le triste constat que ses belles éditions romantiques s’étaient envolées plus vite que ses cheveux : victime de petits larcins, de prêts amnésiques, la bibliothèque de sa jeunesse pileuse avait notamment perdu les plus rares Renduel de 1830, Hugo, les frénétiques… Il en eût été plus attristé si la bibliophilie des créateurs ressemblait à la thésaurisation obsessionnelle des traqueurs d’incunables. Au contraire, elle reflète, comme une véronique, leur vie de bosses, de déboires et de combines. Fut-il existence plus secouée que celle de Georges Bataille (1897-1962) qui, clerc renoncé, chartiste atypique, vécut pourtant au milieu des livres, à défaut de jamais vivre de sa plume, même au temps de Critique (née en 1946) ? Parce qu’il eut à en vendre une partie, parce qu’elle eut à se déchirer au gré d’un destin sentimental complexe, la bibliothèque de Bataille s’est lentement soustraite à l’ordre du connaissable. En outre, lorsqu’il se défaisait d’un livre avec envoi, l’auteur du Bleu du ciel en déchirait la page qui l’eût trahi, reste de culpabilité catholique et de dévotion aux mots. L’ensemble compta donc plus que les 1283 références consultables sur le site des excellentes éditions du Sandre. Une petite moitié d’entre eux ont fait l’objet de la présente publication, très illustrée, très informée, qui rend accessibles, entre autres, les fameuses dédicaces manuscrites, bon témoignage des vraies fidélités (Michel Leiris, André Masson, Maurice Blanchot…) et des fausses réconciliations (Breton, Eluard, Tzara…). L’anthropologie et la sociologie sont évidemment d’une présence écrasante, conforme à l’idée quasi tauromachique que Bataille se faisait de la culture, définie par l’impératif du sacrifice et la nécessité du rachat. Du reste, la tragique figure de Colette Peignot, entre un Pilniak et le Staline (1935) de Boris Souvarine, nous adresse un énième signe de détresse. Bataille n’avait ni l’envie, ni les moyens, de faire relier ses livres. Certains le furent malgré tout, signe d’élection, tel L’Âge d’homme de Leiris ou le Manet de Tabarant. Les logiques d’argent se brisaient sur l’essentiel, car les livres touchent au sacré. SG / La Bibliothèque de Georges Bataille, Librairie Vignes § librairie du Sandre, 20€.

« A la belle étoile » : Herman Melville n’était pas loin d’estimer que le génie français se résumait à cette formule riche de poésie, d’aventure et d’humour. Le titre que François Gibault a donné à son récit, pour en être proche, promet une harmonie différente avec les éléments, et une manière de fatalité heureuse, si l’on accepte que le bonheur dans un monde sans transcendance, ni restauration écologique possible, peut prendre des formes inattendues. C’est la force du conte d’éveiller chez le lecteur pareil optimisme, c’est surtout la force du conte de Gibault, formé à bonne école, Céline, Marcel Schwob et, pour la note douce-amère, Marcel Aymé. On suit le vagabondage de Sigmund et Gisella, errance mêlée d’aphorismes et de surprises, comme s’il nous était donné à lire quelque version post-atomique de Daphnis et Chloé. Le paysage, certes, s’est singulièrement assombri depuis Longus, mais son exploration très grecque des caprices de l’amour, maladie sans âge, reste exemplaire. La pastorale, mythe infini, n’est-elle pas une sagesse plus qu’une paresse ? Croire à sa « bonne étoile », suggère Gibault en souriant à lui-même, c’est accorder foi aux incertitudes du réel, c’est se rendre disponible aux accidents de la route, pas ceux de la banale automobile, ceux du grand véhicule. Pouvait-on imaginer que l’encre si parisienne de Libera me contenait cette aptitude au merveilleux cosmique, qui ramène à Gide et Giono par le chemin de l’enfance ? La preuve. SG / François Gibault, La Bonne Étoile, récit, Gallimard, 14€. On s’intéressera, au printemps 2023, à la nouvelle édition, revue et augmentée, du Céline de Gibault (Bouquins, 32€), première biographie moderne jamais consacrée à l’écrivain sulfureux. La lecture de Londres (Gallimard, 24€, édité par Régis Tettamanzi), plus fou et fort que Guerre, ne devrait pas lui concilier les nouvelles ligues de vertu. L’actualité célinienne, la refonte notamment des volumes de La Pléiade en raison des manuscrits retrouvés, sera alors plus propice à un bilan.

Puisque Shakespeare l’a dit et que nous sommes faits de l’étoffe des songes, autant rêver les yeux ouverts, marcher tout éveillé dans son rêve, disait Hugo, considérer, dirait Sylvain Tesson, que l’aventure est le nom que nous donnons au besoin de se hisser au-dessus des fourmis, des écrans, des masques, des grèves rituelles, des bâfreries de réveillon… À dates fixes, quatre années durant, notre traceur de cime s’est attelé à la même expédition, rejoindre Trieste par les hauteurs alpines en quittant Menton, skis et paquetage de survie au dos : « Je porte tout ce que je possède », conseillait Cicéron, qui aurait méritait d’être chrétien. Le blanc, là-haut, appelle l’immersion dangereuse, l’exclusion volontaire, la conversion à on ne sait quel absolu. Les peintres et les poètes l’ont mieux dit que les simples ascètes, en raison de leur sens du concret, de leur abandon magnétique à la frousse, au vide et à ce qui semble, dans l’effort absurde, vouloir le combler. « La montagne était notre église. » Tenté par le recentrement métaphysique et les dialogues qu’inspirent l’ivresse des sommets ou les rencontres de hasard, animales ou humaines, ce Journal de bord, aux antipodes de la chronique sportive, possède des accents picturaux qui ne trompent pas : « Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceaux chinois. » Le skieur de Cuno Amiet, visible à Orsay et filant ici sur la bande du livre, en fut assurément l’un des déclencheurs. « Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. » Le romantisme cher à Tesson, lecteur de Pascal et Byron, n’est pas sans rejoindre Baudelaire, le Gautier le plus goethéen ou le Gide des Caves du Vatican. Rien n’est préférable au sentiment d’être démodé à l’heure de l’hyper-présentisme et, selon le mot de Jarry, du décervelage servile. Du reste, les refuges de montagne, à lire Blanc, sont aussi les derniers refuges de la pensée occidentale, de vrais cabinets de lecture, saint Augustin, Proust, Cendrars y traînent à côté des allumettes. Un livre qui donne envie de grimper ne saurait avoir manqué son but, celui-ci pince, de plus, comme la glace salvatrice, et vous enveloppe de ses silences. SG / Sylvain Tesson, Blanc, Gallimard, 20€.

CHACUN SA CHIMÈRE

On a longtemps estimé qu’il portait un nom trop grand pour lui… Il s’effaça donc plus vite que d’autres de nos mémoires. Puis certaines de ses meilleures œuvres retrouvèrent le chemin des expositions et des musées. Comme beaucoup de ses contemporains frappés par l’amnésie générale, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850) doit sa résurrection au bilan définitif que fut l’exposition De David à Delacroix. En 1974, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, rappelant que le romantisme était né de son apparent contraire, exhumèrent autour des ténors de la peinture révolutionnaire et impériale, David ou Regnault, leurs plus inspirés émules, ou leurs plus inattendus disciples. Le ferme correctif qu’ils apportaient au palmarès habituel des années 1780-1830 ne fut pas toujours compris. Or, tout révisionnisme est bon quand les causes de la relégation ne le sont pas. Le préfacier et l’auteure de la belle monographie qu’ARTHENA lui consacre n’en réclament pas tant pour Fragonard fils. Une plus juste évaluation des faits et gestes de l’artiste qu’ils ont étudié avec un soin digne des plus grands peintres suffirait à leur bonheur. Le livre, d’emblée, confirme ce qui a pu troubler ou chagriner, un temps, je veux parler des excellentes relations qu’entretenaient, sous la Terreur, David et Fragonard père. Le peintre du Marat prit aussi sous son aile Alexandre-Evariste, gratifié très tôt de commandes à fortes résonances politiques. Une certaine ambiguïté marque toutefois sa première participation au Salon, l’adolescent y expose, en 1793, un Timoléon sacrifiant son frère, dont deux lectures sont possibles : l’assassinat du tyran Timophane, auquel Gros devait donner des accents noirs inoubliables, vaut-il acceptation de la dérive robespierriste ou, prélude à la pièce de Chénier, rejet oblique ?  Rébecca Duffeix ne tranche pas alors qu’elle accumule les raisons de créditer son peintre d’un jacobinisme inflexible. Tout y conspire, les concours de l’an II qu’il gagne, les estampes révolutionnaires qu’il dessine d’un trait aussi dur que la loi du sang qu’elles servent. Mais l’œuvre va connaître son Thermidor et, sous l’Empire, s’accorder autant aux besoins du régime qu’au sage anacréontisme qui s’est emparé, dès le Directoire, de l’inspiration antique. Le martial, requis ici, fait souvent place à l’Éros gracieux et à l’élégie retenue. Au cours de la Restauration qui n’a pas écarté l’élève de David des commandes et faveurs, le courant troubadour, entre drame et nostalgie, le rattrape. Le plus savoureux, comme Rébecca Duffeix le signale, est de voir l’ancienne discipline davidienne se teinter de l’interdit rocaille, venu du père ou de sa tante Marguerite Gérard. Mais l’inversion des temps, à la suite du double naufrage politique qu’il aura vécu avant les années 1820, ne s’arrête pas là. Alexandre-Evariste, ce libéral qui vibre au combat des Grecs contre l’Ottoman, signe bientôt un grand nombre des envoûtantes illustrations qui feront des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France le livre d’une jeunesse. Pareille boucle pousse au rêve.

Fragonard fils l’aurait confirmé, lui qui fut associé au chantier du Palais Bourbon à partir de 1806, Napoléon 1er ne pouvait voir un mur sans l’habiller de livres ou d’un décor approprié. Où qu’il se trouvât, il agissait en grand architecte et en maître des signes. Toute surface avait vocation à servir et parler. A peine eut-il coiffé la vieille couronne lombardo-carolingienne, en mai 1805, que l’Empereur entraînait les principales villes du royaume d’Italie vers de nouveaux horizons. A Milan, capitale administrative, répondait Venise, vitrine du prestige qu’il entendait répandre sur la péninsule, avant que Rome, bientôt confisqué, n’entre en scène. La Sérénissime, dès mars 1806, se voit même attribuer un statut spécial, le prince Eugène, vice-roi d’Italie, devenant alors prince de Venise. Les crédits d’embellissement de la ville suivent sans tarder, ils se chiffrent en millions. Il importe, en effet, de doter Eugène d’un palais d’habitation et le couple impérial d’une résidence idoine. Napoléon y sera d’autant plus présent symboliquement que son séjour physique sur le grand canal, durant l’hiver 1807, fut bref et sans lendemain. De son côté, marié à une princesse allemande, Eugène ne peut décevoir Napoléon qui a imaginé et précipité cette union qu’on dirait aujourd’hui disruptive ; elle fut, sur le moment, heureuse. Les travaux vénitiens allèrent bon train, les appartements vice-royaux et impériaux n’avaient pas d’autre choix que de s’insérer dans les constructions existantes de l’Area Marciana, aux abords du palais des doges et de Saint-Marc, double cœur de l’ancien pouvoir. Les procuraties nouvelles, nouvelles parce que datant de la fin du XVIe siècle, furent rapidement réquisitionnées et le palais royal lancé. Une armée d’artistes et d’artisans, le plus souvent italiens, transforment l’ancien bâtiment en somptueux écrin du style Empire, lequel n’avait pas de frontières et, loin de Paris, se mariait aux saveurs du cru. Après la chute de l’aigle, les Habsbourg et le trône de Savoie s’y plurent, et conservèrent l’essentiel en état. Les amoureux de Venise et de Sissi en hériteraient au XXe siècle… C’était sans compter les mutations du goût, les rancœurs politiques et le chauvinisme anti-français local. Un tournant s’opéra en septembre 2001 lors du dîner d’inauguration de la grande exposition Balthus de Jean Clair, au palazzo Grassi, lorsque Gianni Agnelli salua « le renouveau de l’Ala Napoleonica sous l’impulsion degli amici francesi di Venezia ». Il n’était pas de meilleur auteur possible que Jérôme Zieseniss pour raconter le destin houleux du lieu. Le biographe de Berthier fuit toute mauvaise rhétorique, manie aussi bien le trait assassin que l’humour impérieux. Historien de l’Empire, il en a manifestement contracté le goût de l’action, le sens des méandres administratives et le souci de bien faire. Depuis plus vingt ans, en effet, il préside le Comité français pour la sauvegarde de Venise, intitulé conforme à la situation désastreuse dans laquelle il trouva notamment le palais royal, dénaturé ou abandonné à sa poussière de moins en moins auguste. Sans son énergie et son amour du beau, sans sa rage à convaincre édiles inflexibles et très riches mécènes, la restauration exemplaire dont nous jouissons enfin fût restée chimère.

Si la réouverture d’un lieu historique oblige à repenser notre rapport au passé, certains événements y conduisent plus brutalement. Il est révélateur que le romantisme français se soit souvent voulu la victime d’une double chute, comme l’écrit Musset en 1836 : « Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes ; le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus, tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. » Vingt ans plus tard, une autre voix, celle d’Edgar Quinet que le 2 décembre 1851 avait condamné à quitter son pays, se brise sur le désastre de 1814-1815 et l’invasion militaire : « L’écroulement d’un monde avait été ma première éducation. » Après la rupture salvatrice, qu’on la place en 1789, 1799 ou 1804, les illusions perdues… La conviction que le processus historique s’était vidé de tout « sens inscrit » commençait à s’emparer des Français. Ce sentiment, le XXe siècle s’en est rechargé régulièrement, à chaque crise majeure même, et les menaces qui pèsent sur la biosphère l’amplifient aujourd’hui. Autre objet d’inquiétude et de dénonciation médiatique, le retour du nationalisme, formule sous laquelle on masse les expressions les plus opposées de la crainte identitaire, agite nos conversations. Ce long préambule était nécessaire à la bonne compréhension du dernier livre de Jonathan Ribner qui fait précisément entendre, en manière d’ouverture lugubre, le lamento de Musset et Quinet. Car, dédié aux années 1820-50, et à la façon dont les images, de la grande peinture à l’estampe, interagissent avec le désenchantement de l’époque, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics admet faire écho aux interrogations du présent. C’est ce qui le distingue des habituelles analyses de la séquence que forment la Restauration et la monarchie de Juillet, aussi mal nommées que mal comprises en dépit des efforts d’une nouvelle historiographie. La thèse d’une parenthèse inutile, politiquement, voire esthétiquement, n’a-t-elle pas conservé ses adeptes ? Que faire, en effet, de cette profusion de textes et d’images en proie au doute ou à la mélancolie, quel sens attribuer aux multiples figures de la perte, de l’exil et de la trahison que véhiculent alors la nostalgie napoléonienne, l’évocation diverse du « bon vieux temps » ou le ténébrisme de la peinture religieuse ? Plus encore qu’au thème du bannissement, celui des émigrés de 1789 ou des Polonais de Paris, Ribner s’intéresse au dramatisme accru que Delacroix et Chassériau imprimèrent à la Passion du Christ. Rapporté aux célèbres poèmes de Vigny et Nerval, l’angoisse du jardin des oliviers et l’agonie du Golgotha peuvent s’interpréter à la lumière sombre d’une détresse personnelle. La perspective où se place Ribner, familier de Chateaubriand, Lamennais et Lacordaire, lui permet d’élargir la lecture de ces chefs-d’œuvre de l’art sacré : la mort et la perte qui hantent alors les peintres débordent leur personne, ils renvoient, hors du dogme et de l’idéologie, à plus grave : la « vacance de Dieu » qui fissure et l’individu et la société qu’on dit modernes.    

La première lettre qu’ait adressée Redon à Andries Bonger, le 7 mai 1894, débute par l’aveu d’affinités communes : « J’ai bien reçu votre envoi du Journal intime de Delacroix dont je vous remercie. Une bonne lecture que je fais là, à certaines heures, grâce à votre aimable attention. » Delacroix n’était pas à lire comme une banale chronique de ce que fut son quotidien : au contraire, il fallait en méditer, à petite gorgées, les richesses. Grand lecteur, Redon l’était, et son œuvre l’exprime hors du mimétisme de l’illustration. Se faire photographier appuyé à l’une de ses bibliothèques vitrées n’est pas non plus anodin. La bibliophilie, du reste, souda Redon et Bonger. Ce dernier, beau-frère de Theo Van Gogh, collectionneur d’Émile Bernard, voua un amour fanatique à celui avec qui il correspondit vingt ans durant. Ces lettres n’avaient jamais été réunies, leur édition, sous la houlette de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, fait déjà date. Plus de 300 d’entre elles dessinent le portrait unique des deux complices. Un simple coup d’œil sur l’index en dit long. Côté maîtres anciens, Rembrandt se taille la part du lion, plus encore que Vinci. Ils étaient, écrit Redon, ses « hauts excitants ». Côté modernes, on retrouve Delacroix en compagnie de Gauguin, Bonnard, Vuillard ou Puvis. La radiographie se poursuit au gré de la présence massive de la littérature, Mallarmé et Huysmans plutôt que Zola. On notera enfin les traces insistantes du réseau commercial, marchands et amateurs, où s’inscrit la cordée des deux hommes. Car Bonger accumula les Redon, du vivant de son héros et après sa mort. A contretemps du naturalisme ambiant, le dernier des romantiques enchantait son ami du Nord, parfait francophone et éminemment sensible à « l’expression spirituelle » que l’art de Redon rendait comme nul autre. Plus conservateur que le reste de sa famille, Bonger, alliait protestantisme et élitisme. Dans le sillage avoué d’Edmond de Goncourt, il ordonna ses domiciles, aux murs saturés, en refuge et sanctuaire. Est-ce enfin l’exigence intérieure du Hollandais qui explique la fréquence avec laquelle Redon lui fit part de sa pente aux religions, et l’informa de ses œuvres sacrées, telle la tardive et tendre Simone Fayet en communiante ? Parce qu’il refusa de rejoindre l’activisme confessionnel de Maurice Denis, on sous-estime, à mon avis, le catholicisme, de cœur et de raison, du Bordelais. Second scoop éditorial, une autre publication de poids démultiplie singulièrement la connaissance d’un artiste friand de mystère et se déshabillant peu. Face à l’afflux extraordinaire de pièces d’archives inédites, issues des fonds enfin réunis de Gustave Fayet et Roseline Bacou, on ne voit qu’un artiste auquel comparer le souci qu’eut Redon de documenter secrètement sa pratique et son idiosyncrasie. Picasso, amateur de son aîné, ne s’est jamais départi, en effet, de la moindre trace matérielle capable d’éclairer, plus tard, un destin placé sous le signe du silence. On ne résumera pas ici en quelques mots le fruit des premières explorations de cette mémoire, familiale et individuelle, comme revenue à la lumière. Carnets, écritures et photographies la constituent et vont relancer la recherche de manière décisive.

Les grands absents de la correspondance Redon/Bonger, ce sont les néos, comme on les appela après Fénéon, à savoir Seurat, Signac et les autres « pointillistes ». Bonnard et Picasso ont dit eux, quoique différemment, leur intérêt, et plus encore, pour le peintre de la Grande Jatte. Parce qu’il fut l’ami de ces deux-là, Brassaï a saisi, une fois, cette circulation. En 1946, il visite l’ermite du Cannet : Bonnard, en vieux Titien réincarné, et donc plus tachiste avec le temps, l’accueille, se laisse photographier le pinceau en main, face aux œuvres en cours. Reste de dandysme, il flotte à l’intérieur de ses costumes démodés où s’attardent les inquiétudes et les succès de l’Occupation. Soudain Brassaï aperçoit une sorte de musée imaginaire fait de cartes postales et l’éternise : on y reconnait, parmi des Vénus grecs et des Renoir tardifs, une Dora Maar de 1941, La Vision après le sermon de Gauguin, Une baignade, Asnières de Seurat… En découvrant la couverture du catalogue de la rétrospective Achille Laugé, que l’on doit à sa spécialiste opiniâtre, Nicole Tamburini, il m’est revenu immédiatement à l’esprit L’Amandier en fleur, ce tableau inouï près duquel Bonnard décida de mourir en janvier 1947. En Provence, cette explosion de blancheur ouatée annonce le printemps. On n’exprime bien que ce que l’on connaît bien, pensait Bonnard, Laugé aussi. Son pays à lui, c’était Cailhau, dans l’Aude, à quelques kilomètres de Carcassonne, un village de 200 âmes sur une légère éminence, qui sent encore son Moyen Âge féodal. Il aurait pu, il aurait dû être cultivateur ou maréchal-ferrant, il fut peintre, au plein sens du peintre. A Toulouse, dans les années 1870, commence son apprentissage, qui se poursuit, à Paris, chez Cabanel et Jean-Paul Laurens. Comme au temps d’Ingres, les solidarités occitanes jouent. Du reste, Bourdelle et Maillol seront plus tard d’éminents avocats de leur ami, et de son art construit et silencieux. Le succès de l’impressionnisme ne peut rien y faire, Laugé et ses camarades rêvent plutôt de réconcilier couleur et composition, éclat et solidité. Puvis admiré ne vibre pas assez. Mais Laugé ne se convertit pas brutalement à Seurat pour autant. Et le frisson du divisionnisme n’absorbera ses toiles, paysages élémentaires, natures mortes japonisantes et surtout portraits d’une force inouïe, qu’à partir de 1892. Impossible d’accuser Laugé, musicien solaire, d’oublier l’impératif de la note dominante, ici le rouge du Sud-Ouest, le jaune là d’une chaude fin d’après-midi, le rose extrême, ailleurs, d’un portrait d’enfant ou la virginité d’amandier de celui de Mme Astre, perle du Salon des indépendants de 1894. Gustave Geffroy, ce proche de Cézanne, Monet et Rodin, devait revoir ce tableau, en 1907, alors que le cubisme secouait la capitale. Écoutons-le, car ses mots s’appliquent à la plupart des tableaux réunis à Lausanne : « Ce portrait, en effet, est un chef-d’œuvre pour sa pure harmonie, pour son expression profonde et aussi pour sa solidité cachée, pour ce corps présent sous la robe et le corsage de molleton blanc. » Il y a quelque chose du Ver sacrum des Viennois chez ce « luministe constructeur » (Bourdelle, 1927). Cailhau fut son Ring.

Il y a les artistes nés dans la soie, et ceux nés dans le besoin. Le besoin de travailler vite ou, comme les élèves de l’École des Beaux-Arts, d’accéder aux commandes d’État. Nul ne saurait blâmer ces hommes et ces femmes d’origines modestes, impatients de se mêler aux chantiers officiels qui, comme la formation du quai Malaquais, ne furent pas toujours synonymes d’art anémié, scolaire et prude. On a pu écrire d’Alfred Janniot (1889-1969), fils de coiffeur, qu’il avait été le Goujon du XXe siècle. De ce raccourci, le Prix de Rome 1919 était responsable, en partie, pour avoir signé le sublime Hommage au maître bellifontain qui trôna, lors de l’Exposition des Arts déco, devant le fameux Pavillon du collectionneur. Le complice de Patout et Ruhlmann y rassemblait, en plus du cerf obligé, trois nymphes polychromes, bouches frottées de rouge, yeux céruléens en amande, chevelure soignée, défaut de famille, et aussi dilatée que ces beaux corps de liane. La grâce qui fluidifie le groupe de 1925, Fontainebleau oblige, fait rayonner le féminin sous le mythe, le désir sous la pierre. Gautier, dont on fêtera les 150 ans de la mort en octobre, eût célébré cette tiédeur marmoréenne, oxymore aussi savoureux que ce qu’il désigne ici. De fait, Éros, sujet d’un envoi de Rome, occupe de ses sourires triomphateurs et de ses flèches inlassables l’inspiration du sculpteur. Dans l’excellent collectif des Éditions Norma, publié à l’occasion de l’exposition du musée de Saint-Quentin, Claire Maingon étudie cette permanence des affects et des accents les plus sensuels. Mais Janniot a entretenu en lui une veine complémentaire, sinon opposée, que sert à merveille un métier puissant. Ses monuments aux morts, le bassin de Neptune de la villa Greystone (1938-1950), son Mars de Nice (1955) et surtout sa France combattante du Mont-Valérien (1959) plongent leur auteur dans une autre cohorte, elle vient des statuaires baroques du parc de Versailles, agrège David d’Angers, Rude et Préault, et trouve d’ultimes adeptes auprès de Bourdelle et de son cercle. Janniot, qu’il a soutenu, semble souvent le défier dans les limites d’une saine émulation. La preuve en est visible partout, elle prolifère notamment au long des murs extérieurs du Musée des colonies et du Palais de Tokyo, chefs-d’œuvre des années 30 qui ont maintenu en vie le souvenir de l’artiste quand, étrange chassé-croisé, les musées remisaient son œuvre. Ce n’est plus le cas du musée de Saint-Quentin : il rejoint, trois ans après sa réouverture, ces institutions qui, telle la Piscine de Roubaix, rendent au public un pan de l’école française sacrifié à toutes sortes de mauvais procès. Le dernier en date vise, sans surprise, le bâtiment de la Porte dorée, que Laprade semble avoir imaginé, avec son ruban cinématographique derrière un péristyle infini, en vue des exploits de Janniot. Celui-ci confia vouloir réaliser « la plus belle œuvre de [sa] carrière et non un vague travail de documentation coloniale ». Qui le contestera ? La célébration de l’Empire, loin de chanter le seul ordre blanc, fut l’occasion d’exalter les cultures annexées, de s’enfoncer dans une folie tropicale où passe, sanglot enfoui, le souvenir de la lionne blessée des vieux Assyriens.  

Deux expositions nous ramènent à Fernand Léger (1881-1955), et ramènent sa peinture nette, presque contrainte, dans la vie dont elle semble éloignée à courte vue. Ce fils de paysans contrôlait ses ivresses, nées du spectacle de la ville, de la guerre (comme Janniot, il fut de la génération du feu) ou de combats douteux. Douteux comme le communisme après 1945… Le projet du musée Soulages de Rodez confine à la rétrospective et son directeur, l’actif et imaginatif Benoît Decron lui a donné un titre musclé, à l’instar du Mécanicien de 1918, moustache et corps d’acier, profil ciselé et arrière-plan géométrique (ill.). Sa main baguée a perdu un doigt. Cendrars, grand copain de Léger, avait bien perdu un bras, en 1915, dans la boue champenoise… Des gars comme son mécano, le peintre en croisa plus d’un au cœur des tranchées, il a beaucoup dit que 14-18 l’avait doublement dépucelé, la rencontre du peuple et la violence de l’histoire resteraient indissociables. Léger avait appris, malgré les fureurs de Mars, la beauté des canons et des canonnades, qu’Apollinaire, son ami depuis le cubisme, avait estampillés d’un lyrisme unique. Bref, Le Mécanicien métaphorise ce que l’exposition veut ressaisir chez Léger, « la vie à bras-le-corps ». La vie, oui, mais la vie moderne, selon l’expression devenue canonique au début du XXe siècle. Avec ou sans Baudelaire et Rimbaud, elle fixe un cap à la peinture telle que Léger la programme. Débarrassé de « l’imitation » banale, de l’anecdote, du récit, le réalisme devient celui des moyens plastiques (contours francs, couleurs fortes) et, ne l’oublions pas, des sujets populaires traduits en signes frappants, en ballets de formes aussi mobiles que le flux citadin et le grand rival, le cinoche. Le mouvement saccadé, le champ fragmenté, le choc des gros plans que Léger a infusés aux images fixes, sensibles à Rodez, occupent toute la démonstration du musée de Biot. Il n’est plus nécessaire de rappeler les multiples incidences que le cinéma eut sur le roman, la poésie et la peinture du XXe siècles. Livres et expositions s’en sont chargés. Celle de Biot, centré sur le drogué des salles obscures que fut Léger, examine ces affinités effectives de façon enfin complète. Et le parcours donne aussi bien la parole aux œuvres de Léger, à ses multiples incursions dans le domaine cinématographique, qu’aux films qui le marquèrent, d’Abel Gance à John Ford. La Roue du premier, en 1921, lui aura confirmé ce qu’il ne fit que pressentir, cinq ans plus tôt, en découvrant Charlot aux côtés d’Apollinaire. Distinct du théâtre filmé, le cinéma est langage en soi, il pourrait même s’abstenir de raconter une histoire. La peinture s’est bien libérée de toute narration suivie. « Aucun scénario – des réactions d’images rythmées, c’est tout. » Ballet mécanique, qu’il cosigne avec Dudley Murphy en 1923-24, ne chasse ni le romanesque, ni la musique, ni l’humour un peu dada de sa palette. C’est le continuum qui se brise, le déroulé narratif qui s’envole. Si l’on mesure mieux l’emprise du nouveau médium sur l’art de Léger (à quoi s’ajoute le prestige du montage photographique au temps du Front populaire), on retire aussi du beau catalogue de Biot la conscience de ses dangers. L’industrie de l’otium accoucha très tôt de l’opium des dictatures.

« Un écran amusant, fantaisiste, burlesque, au diable les scénarios et toute la littérature », s’écrie Léger, par voie de presse, le 17 décembre 1924. L’Entr’acte de René Clair, Satie et Picabia le tient encore sous son charme. Où dénicher, malgré le chameau des pompes funèbres, film plus dada? Le vérifieront les visiteurs de la très passionnante exposition du musée de Montauban, Picabia pique à Ingres. A rebours de Degas et Picasso, notre prédateur ne se sera jamais rendu dans l’illustre cité que baignent avec largesse le Tarn et ses chevelures surréalistes. Mais Picabia aura fait mieux, il dévora tout cru son aîné, mort deux ans avant sa propre naissance. Pour appartenir à la fournée de 1869, il est donc bien un peintre du XIXe siècle, un peintre pour qui créer exige de s’assimiler les anciens, quoique la vulgate le crédite d’avoir incarné « l’esprit moderne », c’est-à-dire l’iconoclasme vertueux, l’irrévérence religieuse, l’anarchie mondain, l’irresponsabilité politique et même sociale. Après avoir été cubiste, orphiste, machiniste, et s’être fait porter pâle pendant la guerre de 14, il se réinvente, au début des années 1920, en enfilant la panoplie du dadaïste, qui continue à tromper ses experts. Il n’attend pas la fin des hostilités pour les ouvrir avec Picasso. En juin 1917, il crucifie « le retour à Ingres » de son rival. Le Portrait de Max Jacob, crime de lèse-avant-garde, est pointé du doigt, une manière d’affirmer, on l’a compris, sa propre appartenance à l’ingrisme déviant. Un ingrisme destructeur, non servile. Et afin que les choses soient claires, Picabia commet l’irréparable, en avril 1920, et publie sa version de La Vierge à l’Hostie d’Ingres, une éclaboussure d’encre noire du « meilleur goût », fine inversion de la virginité mariale. Le parcours de Montauban débute là. Cette salle d’introduction comprend aussi Œdipe et le sphinx, autre chef-d’œuvre détourné alors. Pareils aux Espagnoles qui referment le parcours et que nous sommes heureux de revoir tant leur insolence galvanise, ces rapprochements ne seraient pas de nature à renouveler le sujet. Or, l’exposition de Montauban change la donne du tout au tout. On doit à Jean-Hubert Martin, son commissaire aux côtés de Florence Viguier, une découverte aussi fondamentale que celle qui permit de sourcer les nus des années 1930-40, que de bonnes âmes dirent fascistes lors de la rétrospective de 1976, alors qu’ils confirmaient l’obsessionnel Éros ingresque de l’artiste. La trouvaille tient à ceci : au début des années 1920, chargé de dessiner les couvertures de Littérature à la demande d’André Breton, Picabia épluche et pille les publications de Gatteaux et Lapauze, riches en reproductions d’Ingres. Sans scrupule d’aucune sorte, il use du papier calque, combine les larcins, colle les morceaux, il ne croit même pas nécessaire de maquiller sa moisson de contrebande tant l’esprit farcesque ou lubrique des remplois découragera, durant un siècle, toute identification. Elle est désormais royalement établie et nous autorise, second miracle, de chahuter la vulgate picabienne, celle qui voit partout agir le sacrilège du second degré, et l’ombre glacée de la « mort de l’art ». La folle passion que notre voleur voua à l’artiste qu’il dépouilla tient plutôt de l’admiration et de l’iconophilie, elle annonce, de surcroît, l’homme de tradition que Picabia allait bientôt se dire, avec le soutien de Gertrude Stein. Mais ceci est une autre histoire, que les gardiens du temple récusent aussi.

Stéphane Guégan

*Rébecca Duffeix, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850), préface de Barthélémy Jobert, ARTHENA, 135€. // Il semble qu’Alexandre-Evariste Fragonard ait entretenu d’excellentes relations avec Jean-Baptiste Mallet (1759-1835), que l’on comparait plutôt au père et auquel Grasse dédie une exposition à sa mesure, très impressionnante, même vue depuis son brillant catalogue… Les gouaches libertines des années 1780, chères aux Goncourt, le méritaient amplement. On découvre avec surprise que la Révolution n’y mit pas fin. Et pourtant la dénonciation des peintres aux mauvaises mœurs fut monnaie courante jusqu’à la chute de Robespierre. Sous la Terreur, l’amour physique est donc encore autorisé à être peint, à défaut de triompher au Salon. Mallet, du reste, n’est pas abonné au polisson, voire au scabreux. Ses jeunes mamans sont plus qu’aimantes et aimables, de même que certaines allégories si peu jacobines. Le refroidissement de ses marivaudages, sensible dès le Directoire, s’accuse après 1800, quand le nouvel ordre moral s’installe. La vogue du Troubadour et des ferveurs courtoises y contribue. Mais Mallet sait rallumer la flamme de temps à autre. N’est-il pas au fond le poète des scènes, voire des salles, de bain ?  Des premières baignoires ? Bonnard s’éveille, un Bonnard aussi callipyge que le Courbet le plus rocaille. Allez comprendre. SG // Jean-Baptiste Mallet. La Route du bonheur, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 2 octobre, catalogue Gourcuff Gradenigo, 29€.

*Jérôme Zieseniss, Le Palais royal de Venise. Le joyau caché de la place Saint-Marc, préface de Pierre Rosenberg de l’Académie française, Flammarion, 22,90€.

*Jonathan P. Ribner, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics, Routledge, New York et Londres, 120£. // Après Toulouse et Marseille, Caen accueille la belle exposition Théodule Ribot (1823-1891). Une délicieuse obscurité, où elle reste visible jusqu’au 2 octobre (excellent catalogue, LIENART éditions, 30€). Proche de Legros et de Bonvin, Ribot dut son moment de gloire à ses scènes religieuses, pleines du souvenir des Ribera vus au Louvre. De peintre de marmitons, « traitant les divers épisodes de la vie cuisinière avec une verve et une touche originales qui réjouiraient Velázquez » (Théophile Gautier, 1861), il s’éleva aux douleurs et mystères de la religion en substituant sa Bible humaine, trop humaine pour certains, aux plaisirs de l’estomac. Membre fondateur de la Société des aquafortistes, il sut s’attirer les bonnes grâces de Baudelaire, dont il a griffonné un portrait en s’inspirant d’une photographie de Carjat. On restait en famille. SG

*« Sans adieu » Andries Bonger – Odilon Redon, correspondance 1894-1916, sous la direction de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, 2 volumes, Cohen § Cohen éditeurs, 85€. Signalons, outre les textes des directeurs d’ouvrage, les essais de Fred Leeman, Pierre Pinchon et Julien Zanetta, qui sont autant d’accès, par l’étude de sources négligées, au laboratoire d’une œuvre qui en appelait à « l’aptitude imaginative » du spectateur idéal, comme à culture artistique et scientifique / Dario Gamboni, Laurent Houssais et Pierre Pinchon (sous la direction de), Redon retrouvé. Œuvres et documents inédits, Cohen § Cohen éditeurs, 95€. Entre maintes informations neuves, il convient de signaler la publication in-extenso de Trois carnets inédits que Fred Leeman présente et dont il a identifié un certain nombre de sources. En plus des références plus ou moins latentes à Chassériau, Fromentin et Gérôme, j’y ajouterai la reprise d’une des planches de la suite Hamlet de Delacroix (fig.135). Notons enfin la très intéressante étude que Charlotte Foucher Zarmarian consacre à Roseline Bacou dont Redon était le dieu confessé. SG

*Achille Laugé (1861-1944). Le Néo-impressionnisme dans la lumière du Sud, sous la direction de Sylvie Wuhrmann et Nicole Tamburini, Fondation de L’Hemritage / Snoeck, 36,50€. L’exposition est visible jusqu’au 30 octobre 2022 à Lausanne.

*Emmanuel Bréon, Claire Maingon et Victorien Georges, Alfred Janniot monumental, Norma Editions, 45€. L’exposition Alfred Janniot. De l’atelier au monumental se voit jusqu’au 18 septembre 2022 au musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin. / Chez le même éditeur, Claire Maingon, qu’aucun sujet ne fait reculer, nous ouvre les portes du « musée de l’amour » dont le jeune Baudelaire, en 1846, avait établi le programme. Seuls y sont admissibles, de son siècle, ceux qui pratiquent un libertinage aussi franc qu’inventif, Ingres et Delacroix, comme Devéria et Gavarni. Courbet, en secret, y prépare son entrée. Vingt ans plus tard, le Manet du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia rejoindrait les maîtres de L’Éros romantique qu’il prolongea souvent sous le regard calme ou dominateur de Victorine, scandaleux de ne plus intégrer l’auto-condamnation qu’appelait ce siècle hypocrite. Les peintres de Baudelaire avaient en commun d’avoir joué avec la censure, et donc d’avoir déjoué l’interdit frappant toute image qui jette sous les yeux du public ce qui devait rester du domaine de la consommation privée. « Érotique : qui porte à l’amour », dit chastement le Dictionnaire classique français en 1839. Mais le nu, dont Maingon scrute le déluge au siècle de la vidéosphère démultipliée, migre souvent du sensuel au lubrique, et du suggestif au pornographique. Tout est affaire de dosage, donc, d’alliages instables, de ruse. Tandis que la photographie de l’ombre fournit filles et garçons propres à toutes sortes de rêveries actives, la peinture de Salon masque ses mauvaises pensées, voire ses inconvenances, sous des corps asexués. Ni vraie chair, ni pilosité, mais des convulsions, des œillades, des étreintes délestées du poids du péché et de l’outrage. Outre Gérôme, Cabanel, Gervex et toute une imagerie salace, que nous rend ce livre très informé, la fabrique du nu croisa généralement fantasme et déréalisation. L’obscénité courante n’avait pas besoin de plus. On était loin des exigences du musée de l’amour. SG // Claire Maingon, L’Œil en rut. Art et érotisme en France au XIXe siècle, Norma Éditions, 45€.

*Fernand Léger. La vie à bras-le-corps, sous la direction de Benoît Decron et Maurice Fréchuret, catalogue Gallimard / Musée Soulages, 35€. L’exposition, à Rodez, se voit jusqu’au 6 novembre 2022 // Fernand Léger et le cinéma, sous la direction d’Anne Dopffer et de Julie Guttierez, catalogue RMN/Musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, 39€. L’exposition du Musée national Fernand Léger de Biot se voit jusqu’au 22 septembre. // Parce que toutes les formes de cinéma nous semblent désormais dignes d’être connues et même goûtées, y compris celles qu’on a longtemps accusées de théâtralité outrancière et de pompiérisme esthétique, signalons l’extraordinaire travail de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, partis à la redécouverte d’un continent perdu, qui vaut bien les expéditions de Jules Verne. Du reste, un identique parfum d’aventure et d’extravagance s’en dégage. Pour que le cinéma des années 1900-1914 fût « d’Art », on ne lésinait pas, tableaux vivants magiquement transposés (du Sacre de David à l’Assassinat du duc de Guise de Delaroche, en pensant par l’étourdissante Phryné de Gérôme), transferts scénographiques, partitions commandées à d’aussi grands musiciens que Saint-Saëns, collaborations des stars de la scène théâtrale et lyrique, scénarios et dialogues d’éminents auteurs, jusqu’aux membres, chez nous, de l’Académie française. Le cinéma n’a jamais été muet. Hors ses cartons aux belles arabesques, il ne parlait pas, certes, mais pantomime, décors et musique donnaient l’impression du contraire. Ulysse, Œdipe et Jésus crevaient l’écran, amours et larmes saisissaient les âmes en trompant les yeux. De ce patrimoine international, nous fumes privés jusqu’à une date récente. Toutes les raisons étaient bonnes, les plus mauvaises donc, pour justifier le proscription d’un répertoire gigantesque. Mais les cinémathèques et les historiens ne pouvaient pas éternellement laisser se commettre un tel crime. Justice est enfin rendue. Comme si ce volume n’était pas suffisamment riche en informations exhumées, correspondances et filmographies, il comporte, ô merveille, deux DVD de perles oubliées. Voilà une belle action, en tous sens, et de la très belle ouvrage. SG / De la scène à la pellicule. Théâtre, musique et cinéma autour de 1900, sous la direction de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, Éditions L’Œil d’or, 39€.

*Picabia pique à Ingres, Musée Ingres/ Bourdelle de Montauban jusqu’au 30 octobre, catalogue indispensable (LIENART / MIB, 29€) sous la direction. // Le principe du face-à-face, au musée, a déjà vérifié combien il pouvait nous apprendre des œuvres confrontées. L’une se révèle, en somme, dans le miroir de l’autre. Formule plus juste, ici, puisque la National Gallery de Londres, heureuse propriétaire du second Portrait de Madame Moitessier (1856), où le modèle se dédouble, en rapproche jusqu’au 9 octobre Femme au livre, un tableau que Picasso réalisa en 1932 dans le souvenir évident du chef-d’œuvre d’Ingres. La radiographie de la toile du Norton Simon Museum a dévoilé de grands changements, qui renforcèrent la gémellité des deux tableaux à miroirs… Comme Susan Siegfried l’étudie dans l’un des essais du catalogue (Yale University Press, 12,95£), Picasso s’est même amusé à transposé la richesse textile de son modèle, luxe et presque luxuriance néo-rocailles qu’Ingres n’importa qu’en cours d’exécution. La sensualité crée un ultime trait d’union entre les deux maîtres. Picasso exposa sa variation de 1932 en 1936, l’année où le musée de Londres acquerrait, pour un prix fracassant, le portrait d’Ingres et son cadre floral. La filiation sauta alors aux yeux de Georges Duthuit, qui n’avait pas oublié la page de Gautier sur la fameuse main et ce « doigt violemment retroussé avec cette audace effrayante et simple du génie que rien n’alarme dans la nature. » SG

Je suis très heureux de pouvoir annoncer que mon Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) s’est vu décerner un prix de l’Académie française. Peintre essentiel de la modernité, lecteur avisé des meilleurs écrivains du temps, acteur circonspect des expositions impressionnistes, donateur sans qui le musée d’Orsay ne serait pas ce qu’il est, cet homme des villes et des champs n’avait jamais fait l’objet d’une monographie critique dans son pays, lui qui l’a tant servi.

MUR MUR

Baudelaire ne s’y est pas trompé : fin 1862, en vue d’étoffer ce qui deviendra Le Peintre de la vie moderne, il entreprend une lecture serrée de La Femme au XVIIIe siècle, chef-d’œuvre des Goncourt alors tout neuf, que Flammarion vient, fort bonne idée, de remettre en librairie. Un chapitre a notamment retenu le poète, comme ses notes en témoignent, c’est celui que les deux frères, – et non les deux bichons, selon la détestable habitude de les nommer -, consacrent à La Beauté et à la mode. Les analogies avec le tout début du texte de Baudelaire ne s’arrêtent pas au titre que ce dernier donne à son propre premier chapitre (Le Beau, la Mode et le Bonheur).  Il s’y met en scène feuilletant, loin de Titien et de Raphaël, ces artistes mineurs que sont Debucourt et les Saint-Aubin, mineurs à l’aune de la grande peinture, mais majeurs dans la saisie du « présent », et de son irréductible nouveauté, qui fait la moitié du plaisir qu’on éprouve à sa représentation. L’autre moitié, ainsi que l’eussent dit Jules et Edmond de Goncourt, c’est la beauté dont le présent « peut être revêtu ». Revêtir vient de la mode, évidemment. Le huitième chapitre de La Femme au XVIIIe siècle débute comme suit : « Demandez à l’art, ce miroir magique où la Coquetterie du passé sourit encore ; visitez les musées, les cabinets, les collections, promenez-vous dans ces galeries où l’on croirait voit un salon d’un autre siècle, rangé contre les murs, immobile, muet, et regardant le présent qui passe ; étudiez les estampes, parcourez ces cartons de gravures où, dans le vent du papier qu’on feuillette, passe l’ombre de celles qui ne sont plus ; allez de Nattier à Drouais, de Latour à Roslin ; et que, dans ces mille portraits qui rendent un corps à l’histoire […], la femme du dix-huitième siècle […] ressuscite pour vous. » On ne saurait mieux définir la méthode de Jules et Edmond, qui n’eurent pas la naïveté de croire à la résurrection du passé par le document, il leur aura suffi d’avoir approché, à travers textes et images, les mœurs inhérentes aux Lumières prérévolutionnaires, d’avoir touché à l’autorité éminente que certaines femmes y acquirent dans le débat intellectuel et la conduite de leur existence. Baudelaire, Sainte-Beuve et même le père Hugo mis à part, un siècle sera nécessaire à la victoire des intuitions des Goncourt. La pratique historique, lassée de l’hégémonie économique, se penchera après 1950 sur l’analyse des comportements et des mentalités.

Même Elisabeth Badinter, qui préface cette réédition, reconnaît aux Goncourt d’avoir ouvert une voie inusitée à l’intelligence de nos annales, qui ne furent pas que barbarie machiste. « Pour cette brillante intuition, écrit-elle, nous leur pardonnerons le reste. » C’est bien l’une des rares choses qu’elle leur concède, tant le fameux Journal lui fait horreur : misogynie, antisémitisme et antidémocratisme y régneraient de manière absolue. On ne saurait nier, bien sûr, ce qui est devenu litanique sous la plume de ceux et celles qui s’expriment aujourd’hui sur les Goncourt, comme s’ils avaient eu le monopole de ce qu’on leur reproche et comme si, surtout, ils ne faisaient pas mentir ici et là leur réputation de réactionnaires abominables. Je plains ceux et celles qui se privent, adeptes du cancelisme autopunitif, du monument des deux frères, monument de verve et d’informations uniques sur le milieu des arts. Non content d’en avoir révolutionné l’édition, comme on y revient plus bas, Jean-Louis Cabanès publie la première anthologie du Journal en privilégiant ce qui en fait le ressort percussif, la forme brève, l’oralité traduite avec bonheur, le trait assassin, l’observation cinglante, le préjugé durable, la priorité donnée à la sensation, au choc du corporel et du mental. Certes, ils n’épargnent pas leur époque qui, faussement éclairée et définitivement anti-chevaleresque, les oblige à dévoiler les tartuffes, les laquais arrivistes et les farceurs en tout genre. Cabanès est pleinement justifié d’identifier là « le premier journal d’écrivain », centré sur le champ artistique plus que le seul enregistrement des aléas du moi. Il n’y manque pas toutefois l’intimisme souvent douloureux, la crainte et la fascination de l’hystérie qui caractérisent nos diaristes, à l’instar de Baudelaire. Tout ce qui touche à la mort de Jules a peu d’équivalent en littérature. Car le Journal ne se voue jamais à l’enregistrement neutre, voire brutal, du vécu ou des rumeurs qui font vibrer la République des lettres. Il n’est pas seulement le laboratoire des romans en cours ou à venir, il est déjà mise en forme, écriture, œuvre. Aussi faut-il le lire tel, et ne pas prendre pour argent comptant certaines fusées accablantes, et même certaines obsessions. La première édition, du vivant d’Edmond, est dite édulcorée, elle est plutôt, en ses correctifs et aménagements, logique avec elle-même. Le vrai en art ne peut être qu’une fin, un horizon, une éthique, pas une forme fixe. Proust, grand lecteur des Goncourt, a retenu leur façon de faire bouger ou briller chaque figure sous des lumières différentes afin de ne pas en glacer l’image profonde. Au contraire, Edmond dixit, il s’est toujours agi de « peindre l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée. »

A la sortie du tome III du Journal des Goncourt tel que Cabanès nous l’a rendu en respectant enfin le manuscrit originel, je parlais ici même de Ball trap. La formule a l’inconvénient d’être étrangère à notre langue, elle dit bien, par contre, la sidération que l’on ressent, après la version Ricatte (1956), d’enfin accéder à l’authenticité d’une voix gémellaire. Le retour aux sources, riche en passages et mots jadis caviardés par « decency », a aussi permis d’observer les progrès de la maladie qui, après une terrible agonie, emporta Jules, le cadet, le 20 juin 1870. Dès avril-mai 1869, celui-ci avait confié la plume du scribe à Edmond… Devant les perturbations que provoque le stade final de la syphilis de Jules, on remarque un trouble croissant chez l’aîné, égaré par la douleur, comme Saint-Simon l’avait été par la mort de son épouse. Pour Edmond, qui envisagea de se suicider après avoir mis fin aux souffrances de son frère, l’année terrible débute alors. Les Goncourt, en déçus de la politique après l’échec de 1848, avaient rétrospectivement fait coïncider l’amorce de leur Journal avec la tragicomédie du 2 décembre 1851. La mort de Jules aurait pu en provoquer la suspension définitive. Ce tome V rappelle qu’il n’en fut rien, il montre surtout le désarroi croissant dans lequel Edmond se laisse glisser à partir du printemps 1869, moment où le peintre Hébert, fantasme de la princesse Mathilde, constate l’état d’imbécilité du mourant. Une cruelle coïncidence a voulu que la santé de Jules se dégradât définitivement alors que la presse, déjà aveugle et sourde, s’en prenait à Madame Gervaisais, que le regretté Marc Fumaroli tenait à juste titre pour l’un des grands livres de ce siècle impie. Même la Mathilde s’effaroucha de tant d’audace. Il est vrai qu’elle préférait en peinture Hébert et Giraud, à Manet et Degas. Si ce nouveau tome du Journal couvre de sa picturalité saisissante le Siège et la Commune, – non sans contredire la répression versaillaise qu’il approuve par la frénésie meurtrière des troupes de Thiers qu’Edmond dépeint – , les pinceaux modernes en sont absents. Les dieux du Journal sont toujours Flaubert et Gautier ; et s’il témoigne négativement des derniers moments de l’oncle Beuve et de l’effet posthume de Baudelaire, il ne fait aucune place au peintre d’Olympia et à son entourage. Et pourtant Manet a beaucoup lu les Goncourt, notamment les textes sur la peinture du XVIIIe siècle, il a aussi croisé Edmond, comme Degas, le seul des peintres modernes à avoir été agréé par l’écrivain, mais du bout des lèvres. C’est Huysmans, plus tard, qui réconciliera le verbe des deux frères et le pinceau de ceux qu’ils ne surent élire.

Alors que tout le XIXe siècle, en France notamment, est traversé par les tentatives de faire renaître la peinture murale, par ambition esthétique et/ou vocation religieuse, l’histoire de l’art récente s’est peu attachée à la réponse que les impressionnistes, au sens large, sont parvenus à donner à cette aspiration qui les débordait. Il est vrai que Renoir, Monet, Pissarro, Degas et Caillebotte, comme le rappelle d’emblée Marine Kisiel, passent d’abord pour avoir rompu avec les usages du temps et contribué à l’autonomisation accrue du médium au regard de ses fonctions traditionnelles, depuis la peinture d’histoire jusqu’à son emploi ornemental. Faire servir la peinture à la décoration des lieux publics, comme Manet en manifesta le désir par républicanisme autour de 1879-1880, semblait une hérésie aux premiers historiens du mouvement, farouchement modernistes et formalistes. Ils se refusaient à penser que ces soi-disant contempteurs de l’ordre social aient pu s’abaisser à peindre pour la classe dominante et décorer mairies, appartements, hôtels particuliers, châteaux, en recourant à des motifs aussi serviles que le gibier abattu ou la porte fleurie… Or, il entra bien dans l’ambition des impressionnistes d’importer leur nouveauté dans l’espace de la décoration domestique et du dialogue entre peinture et architecture. De même que leurs tableaux de chevalet se plient à l’ordre de la demande bourgeoise plus qu’ils ne voulurent l’admettre eux-mêmes, malgré le succès grandissant de cette peinture après 1880, leurs réalisations en matière décorative ne relevèrent que du domaine privé. Après avoir rappelé que certains des premiers partisans de la « nouvelle peinture », tel Philippe Burty, notèrent en quoi elle était « décorative » par nature, non sans souligner dès 1874 les dangers inhérents à son instabilité ou son ambiguïté figurative, Marine Kisiel étudie systématiquement tous les chantiers décoratifs auxquels les principaux acteurs de l’impressionnisme s’attachèrent autant que leurs commanditaires. Son livre, issu d’une thèse, tente ainsi une approche globale, ne séparant jamais la peinture de l’attente qu’elle cherche à satisfaire, les effets de matière d’une visée esthétique qui ne s’y réduit pas. On peut ne pas adouber certaines conclusions de l’auteure, très sensible à l’historiographie anglo-saxonne, il n’en reste pas moins que la connaissance de l’impressionnisme s’enrichit, par son souci documentaire, son goût analytique, sa sûreté d’écriture, d’un chapitre décisif, qui attendait d’être pensé et formulé.

Stéphane Guégan

*Edmond et Jules de Goncourt, La Femme au XVIIIe siècle, préface d’Elisabeth Badinter, Champs Classiques, 12€.

*Edmond et Jules de Goncourt, Journal, choix et édition de Jean-Louis Cabanès, Gallimard, Folio Classique, 13,50€.

*Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, texte établi par Christine et Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, Classique, 98€.

*Marine Kisiel, La Peinture impressionniste et la décoration, Le Passage, 35€. Nous nous penchons longuement sur les ensemble décoratifs de Gustave Caillebotte dans Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

LA VIE EN (P)ROSE

Ils forment une étrange famille ces adulateurs de Gustave Moreau, une cordée éminemment fervente et consciente d’elle-même, et où le jeune Marcel Proust pourra vérifier ce dialogue des « âmes amies » et cette transmission de la foi à travers le temps. Le culte débute sous la plume de Théophile Gautier au milieu des années 1860, s’intensifie avec Huysmans entre 1876 et 1884, culmine avec Robert de Montesquiou et sa cousine la comtesse Greffulhe, tour à tour préfacier et ordonnatrice de l’exposition vengeresse de 1906. Car toute entreprise religieuse en matière esthétique se nourrit de sa propre violence, de son refus à obtempérer devant l’ennemi. La dernière publication de Daniel Grojnowski, éditeur d’A rebours et partisan des lectures transfrontalières, justifie un examen élargi du processus de sacralisation dont Moreau commence à jouir autour de 1865, au moment où ses camarades de jeunesse, Degas et Tissot, obliquent loin du mythe et du sacré. Largement plus âgé qu’eux, il s’était d’abord entiché de Delacroix et, jusqu’au mimétisme complet, de Chassériau, en préservant quelque chose de la leçon de l’école des Beaux-Arts. Sa tendance à synthétiser et hybrider ira grandissante après le second séjour italien (1857-1858). Moreau a déjà renoncé au Salon où Gautier l’a pourtant signalé en 1852 et 1853, perméable à son romantisme fiévreux, actions entravées et langueurs équivoques. L’exposition publique n’est pas faite pour lui, il construit sa carrière en la fuyant et n’y revient que métamorphosé. C’est le choc, dès 1864, quand Œdipe et le sphinx (Met) paraît au Salon où Manet fait des siennes. La controverse du réalisme donne plus de relief à ce qui distingue Moreau, l’horreur du prosaïsme et l’imaginaire bizarre où se loge le frisson esthétique. Magnétisé, Gautier salue alors cet « élève posthume de Mantegna ».

L’année suivante, alors qu’Olympia épouvante la presse, le Jeune homme et la mort (ill2) fascine une poignée de critiques. Gautier, qui fut particulièrement proche de Chassériau auquel ce tableau rendait hommage, est sans doute informé des goûts littéraires de l’artiste. Moreau, dit-il, appartient de plein droit au monde trouble et neuf de Baudelaire et Poe…  L’Orphée de 1866 (Orsay), que le jeune Proust ira voir au Luxembourg, ne déçoit pas les attentes de Gautier qui dit cette peinture « faite pour les délicats, les raffinés, les curieux […] que l’ennui de l’art actuel  » conduit au bizarre ou au primitivisme. Le programme du futur Huysmans ! De même Maxime Du Camp, toujours en 1866, attribue-t-il à Moreau une propension à la retraite, au sens chrétien du terme. On appréciera son vocabulaire, qui fixe l’image d’un artiste et d’une peinture hors de la positivité sociale : « Au rebours de tout ce que je vois aujourd’hui […] il est resté sur les hauteurs […] loin du bruit des foules. » Huysmans fait alors ses premières armes, fort modestes, de critique d’art, et ne perd rien, évidemment, de la rhétorique des partisans d’un Moreau érigé en sauveur. N’est-il pas le seul à pouvoir incarner pleinement une alternative sérieuse à l’agonie de l’ancienne peinture d’histoire, cette peinture que ses détracteurs disent déjà « littéraire » ?

Lorsqu’il s’empare de l’artiste en 1876, Huysmans brode sur le canevas de ses aînés, ce qu’il s’est bien gardé de confesser et reste très peu glosé. Sa dette envers Gautier est clairement sacrifiée à l’admiration très sonore pour Baudelaire, étendard d’un décadentisme que va ramasser bientôt Paul Bourget. Édifiant, à cet égard, est le premier morceau de bravoure que Huysmans consacre à L’Apparition (ill3), avec laquelle Moreau, maître de ses éclipses, revint au Salon, en 1876, après une longue absence. Recensant les Poésies de Catulle Mendès, dont maintes pièces sont dédiées à Gautier et Baudelaire, Huysmans les rapproche, exotisme et extranéité, de la sublime aquarelle d’Orsay où Salomé, sa sensualité vénéneuse et sa terreur séduisante, affrontent la tête tranchée de Jean-Baptiste (détail 1), qui fait irruption et se vide de son sang… L’allégeance naissante de Huysmans au naturalisme zolien en perd sa contenance. Il parle ainsi, en 1876, d’une image « dont l’obscurité mythique me repousse et m’obsède invinciblement avec son rendu précieux, son idéalité bizarre, ses chocs de couleurs imprévues et cette grandeur barbare qui se dégage malgré tout de son mystère irritant. »

Au Salon, L’Apparition offre un épilogue sanglant à la danse extatique de Salomé, une peinture de plus grand format (ill4), saturée d’emprunts aux civilisations les plus différentes, mais aussi de parfums opiacés et de signes opaques. Résultat déconcertant du souci qu’avouait Moreau d’intensifier son iconographie par le dépaysement temporel et spatial. Et cela agit si bien en 1876 que la plupart des critiques ne savent en rendre compte, multiplient les bigarrures stylistiques et les acrobaties verbales, et ne trouvent rien de mieux parfois que de renvoyer aux Parnassiens, à Gautier ou à Baudelaire, décidément synonyme d’extravagance plus ou moins tolérée. Car l’autre leçon que Huysmans retiendra de la première réception critique des deux œuvres qui serviront de matière à l’ekphrasis célèbre d’A rebours, huit ans plus tard, c’est la lecture pathologique que font certains commentateurs de ces œuvres porteuses apparemment d’une sensibilité maladive. L’accusation de décadentisme, détaché de la sophistication ambivalente que prisaient Baudelaire et Gautier avant 1870, ne cessera plus de s’amplifier et de diviser le monde de l’art. Au sein des défenseurs de Moreau, les divergences s’aiguisent, Huysmans ne sera pas de ceux qui s’en tiennent à la vision lénifiante du restaurateur de la peinture imaginative et spirituelle.

Lors du Salon de 1880, à son tour, il peint l’« unique » Moreau en mystique fermé au « bruit de la vie contemporaine », fait miroiter le souvenir du Rêve parisien des Fleurs du mal et, plus justement encore, désigne l’écriture des Goncourt comme l’équivalent idoine à la complexité capiteuse de ces tableaux où la peinture abolit ses limites. Bien que vite affranchi sur la véritable personnalité de l’artiste, comme il l’avoue à Paul Bourget en 1883, il va consolider la légende de l’ermite en lui associant le rêve de réclusion de Des Esseintes. A rebours, « mon livre sur le raffinement », a besoin de la fiction d’un artiste qui aurait accordé sa vie à son œuvre, et troqué Racine pour Baudelaire. Huysmans eût été encore plus surpris d’apprendre alors que Moreau, cerveau et corps hantés, possédait un très bel exemplaire des Fleurs du mal. En lisant la correspondance qu’échangèrent le peintre et le poète cubain Julián del Casal (1863-1893), que Dominique Fernandez et Roger Herrra viennent de dévoiler, les relations littéraires de Moreau s’éclairent d’un jour nouveau, Huysmans y jouant un rôle aussi certain que José-Maria de Heredia, autre Cubain acquis à cette peinture ouverte à l’infini du et des sens. Del Casal, que la lecture d’A rebours avait bouleversé, devait s’éteindre vite, non sans avoir publié in extremis une suite de sonnets parnassiens, concentrant chacun la transposition d’une œuvre de Moreau. Trois des préférées de Huysmans (L’Apparition, Salomé, Galatée [ill5]), s’y enveloppent des tortures du désir et du beau, et placent la création picturale et poétique, folie mortelle, à leur rencontre. Aux murs de l’idéal musée d’art moderne dont Huysmans a dessiné les contours dans Certains (1889), ses Moreau chéris s’accrochent à proximité de Rops et Redon, mais aussi des Manet, Degas, Forain, Whistler, Monet, Cézanne de son cœur. C’est sa conception du vivre ensemble, différente de celle de Des Esseintes et des dogmatiques du XXe siècle. André Breton, qu’obsédèrent Moreau et la survie de la peinture littéraire, ne saura tolérer ensemble symbolisme et réalisme !

En cela, Marcel Proust, fut un « professeur de beauté » plus libéral, pour lui appliquer la formule qu’il appliquait à ses cicérones préférés, Montesquiou et Jacques-Emile Blanche, dont il a merveilleusement préfacé, sur le ton de la chronique mondaine, Les Propos de peintre en 1919. Proust fut un essayiste et un journaliste de haut vol. Longtemps ignorée, cette vérité est devenue une évidence, qui se précise au fil des publications. Un récent colloque, tenu à Tokyo en 2016, s’est efforcé d’ajouter de nouvelles pistes à notre compréhension de ce que Yuji Murakami et Guillaume Perrier appellent « l’acte critique », formule qui possède l’énergie qu’elle interroge. La Recherche étant née, comme on sait, de l’ambition vite avortée de corriger le biographisme et surtout les injustices de Sainte-Beuve, il faut aussi y reconnaître l’aveu d’une alliance, vitale à l’écriture proustienne, de la fiction et de la réflexion sur les arts, tous médiums confondus.  Un certain nombre de communications, du reste, reviennent et modèrent son rejet de l’héritage beuvien. Proust, en littérature, se nourrit de ses adversaires et de ses contraires, quitte à confier ses idées et ses aversions à ses personnages plus qu’au narrateur de La Recherche. Chateaubriand, Flaubert et Edmond de Goncourt sont quelques-uns de ses pilotis sur lesquels s’établissent son grand roman et le bilan esthétique du XIXe siècle qu’il contient. Mais le volume des actes porte aussi sur la musique et la peinture. Sans doute le livre décisif de Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural (Honoré Champion, 2010), que nous avons glosé en son temps, était de nature à intimider les chercheurs. On retiendra ici ce que Sophie Basch dit du japonisme mais on regrettera que Kunihiro Arahara, à la faveur d’une erreur de lecture, n’ait pas mieux cerné les réserves de Blanche et de Proust à l’égard de la fameuse définition que Maurice Denis donna de la peinture moderne. Ils y voyaient tous deux le danger qu’elle faisait peser sur la peinture à sujet, et la porte qu’elle ouvrait au tout-optique. Moreau et ses héritiers n’auraient plus qu’à se rhabiller. Stéphane Guégan

Daniel Grojnowski, Huysmans, Moreau et Salomé. La fin du moderne, Septentrion Presse Universitaires, 10€ // Gustave Moreau / Julián del Casal, Aux lumières pourprées du crépuscule. Correspondance croisée, suivi de Mi Museo Ideal, traduit, édité et présenté par Dominique Fernandez et Roger Herrera, Hermann, 16€ // Proust et l’acte critique, sous la direction de Yuji Murakami et Guillaume Perrier, Honoré Champion, 50€.

Proust-sur-plage

Avant de peindre comme Monet, Elstir aura suivi les traces de Gustave Moreau. Mais ne croyons pas que la Recherche cachait quelque reniement du second sous cette métamorphose inattendue. Proust était trop raffiné pour chausser les mêmes tableaux chaque jour, et comme Huysmans, dont il a lu A rebours, il voyait la modernité en double. Elstir, quel nom !, est aussi l’enfant et presque le disciple des plages et des ciels humides de Balbec, et donc de Cabourg, qui tente depuis de ressembler à la ville qu’elle inspira à Marcel. On ne démêle plus très facilement la réalité de ce que l’écrivain en fit dès les Jeunes filles en fleurs. Faut-il s’étonner que le délicieux et savant album que Jean-Paul Henriet consacre à la station balnéaire et à son hôte le plus célèbre semble dérouler le décor, la scène et les acteurs d’une véritable pièce de théâtre que tous s’accordaient alors à prendre pour réelle ? Combien de fois ai-je eu l’impression d’identifier Proust sur telle carte postale ou telle coupure de presse ? La moisson qu’en a faite Jean-Paul Henriet, qui fut maire de Cabourg, impressionne, d’autant qu’il sait faire parler cette mémoire visuelle qui confirme la force d’envoûtement de ce Las Vegas de la côte normande. Cette cité des illusions est née d’un rêve, celui de faire pousser en éventail, autour d’un vaste casino, une ville sans passé, hormis de fort lointaines origines vikings. En mille ans, Cathburgus devint Cabourg, et les drakkars se muèrent en cabines de bain et en villas aux décrochements menaçants. Certaines dentellières et pêcheuses, qui ont croisé Proust, exhibaient de beaux visages aux duretés scandinaves. Le livre les invite à sa remontée du temps, comme il éclaire de façon saisissante l’onomastique de la Recherche, Jean-Yves Tadié a raison d’y insister dans sa spirituelle préface. Proust croyait aux noms, à leur vérité orphique. Balbec doit sa désinence barbare aux coriaces navigateurs du Nord. De même se trouve-t-il un château de Combray à 25 km du sable fin… Cabourg a servi et serti la Recherche, elle a aussi déterminé la vie de son auteur, puisque Alfred Agostinelli et Odilon Albaret sont des rencontres locales. Cabourg ou Balbec, peu importe. Ce fut bien l’une de ces patries que tout écrivain se donne, pensait Proust. Tout l’y mettait en transe, a pu écrire le cher Jacques de Lacretelle, expert de ces fièvres dont on ne peut plus parler aujourd’hui. Comme si Cabourg appartenait au monde d’avant 14, Proust n’y mit plus les pieds après l’été de la guerre. La fête avait assez duré. SG / Jean-Paul Henriet, Proust et Cabourg, Gallimard, 35€.

DRESS CODE

Homme à femmes, homme d’argent, homme d’ambition, une ambition fouettée par l’attrait du luxe et le refus de la mort, James Tissot (1836-1902) a forcément emporté dans la tombe bien des secrets. Sans doute nous auraient-ils permis de mieux cerner une personnalité aussi trouble que ses meilleurs tableaux, une personnalité qui passe pour double tant les mentalités d’aujourd’hui acceptent mal qu’un créateur aussi original, aussi préoccupé de ses désirs et de Dieu, ait autant souri au succès. Né dans l’aisance de commerçants balzaciens, qui achètent vite terres et petit château en Franche-Comté, James finit dans l’opulence d’une gentry anglo-française, arpentant son domaine chapeauté et botté, entouré de ses souvenirs, de ses collections et de ses milliers de livres, où les manuels d’occultisme ne sont pas rares. Du spirituel observateur des mœurs modernes au spirite hobereau, la logique se saisit mal. Qu’il est difficile, en vérité, de coller ensemble les morceaux et les traces de la biographie connue ! En janvier 1890, le Journal d’Edmond de Goncourt, très sensible à cet artiste qui avait excellemment illustré Renée Mauperin en 1883-1884, s’avoue incapable de le percer à jour : « Tissot, cet être complexe, mâtiné de mysticisme et de roublardise, cet intelligent laborieux en dépit de son crâne inintelligent et de ses yeux de merlan cuit, ce passionné, trouvant tous les deux ou trois ans un appassionnement, avec lequel il contracte un nouveau petit bail de sa vie. » Du moins, Goncourt, célibataire têtu, à la sexualité tarie, salue-t-il en James une faim de séduction et d’aventures que rien, ni les ombres du passé, ni les rides du présent, n’affectait.

Aussi faut-il commencer par là, par les abysses, cœur et chair, toute approche de James Tissot, chez qui le brillant des surfaces peintes, la folie vestimentaire qu’il insuffle aux femmes et aux hommes de ses portraits et scènes de genre si fashionables, s’accordent peu à notre morale binaire. En 1868, son ami Degas le peint en sauteur arrivé (notre photo), faisant le beau, la canne en main, une fine moustache relevant une bouche sensuelle, sous des yeux qui ne le sont pas moins. Autour du trentenaire assez content de lui, la peinture parle dans la peinture. Le tableau du Met, telles les Ménines, ouvre l’éventail d’un rébus : la femme, Parisienne, Flamande de Bruegel ou geisha, occupe les toiles de cet atelier imaginaire, organisé autour d’un sévère portrait d’homme de Cranach. Venant de Degas, qui fut un frôleur, un voyeur, plus qu’un véritable jouisseur, l’aveu fait sens. Si tout homme se définit par ses passions, Tissot est l’esclave consentant et constant des siennes. La Japonaise au bain de 1864, aussi indécente que l’Olympia de son grand ami Manet, dessine de la main gauche un orifice qui eût fasciné Duchamp. Les aléas et duplicités de la vie amoureuse, en lutte avec son corset social, trouvèrent en lui un fin connaisseur. Le magnétisme animal, que le XIXe siècle ne réduisait pas à la simple attirance sexuelle, aura été le grand sujet de sa peinture et de sa vie, comme le confirme l’idylle qu’il noua avec Kathleen Newton, continuée au-delà du deuil, parmi les esprits et chimères de la nuit, d’apparition en apparition.

Martin Scorsese, The Age of Innocence, 1993

Tissot le voluptueux, jusqu’à faire sa cour à « une danseuse de corde », nous dit encore Goncourt, n’eut pas uniquement foi en lui. Très patriote, comme il le prouva en 1870-71, catholique breton formé chez les Jésuites, il affiche envers l’argent et la religion une relation toute protestante, volontaire et conciliatrice. Ses premiers tableaux mettent en scène, de façon révélatrice, la séduction de Marguerite par Faust, ils font aussi une place à Luther et aux symboles du sacrifice christique. Mais, en terre réformée, s’enrichir n’avait jamais été mauvais en soi. Résolument, tenant très tôt un livre de comptes qui vient d’être retrouvé, Tissot a transformé sa peinture en or, spéculé sur la demande de part et d’autre de la Manche, modifié sujet et style en fonction des évolutions de la sensibilité. Goncourt, on l’a vu, épingle ce qu’il appelle, en 1890, la « roublardise » du peintre, en l’opposant même à son « mysticisme », manière de disqualifier ses sentiments religieux. Le diariste n’ignorait pas que Tissot avait effectué une sorte de pèlerinage en Terre sainte et qu’il travaillait depuis 1887 à l’illustration d’une immense Vie du Christ. Il serait trop facile d’en sourire, comme le fait Edmond. Tout laisse à penser cependant que le peintre, malgré les profits qu’il en tira, en France et plus encore en Amérique, se voulut un serviteur conséquent des affaires célestes et l’adversaire de « l’irréligion d’État », que le tout jeune Proust dénonça en 1892. Au temps du Banquet et de la Revue blanche, Marcel a croisé Tissot dans l’entourage de Robert de Montesquiou et l’a fait savoir. Une même relation d’appétence et de distance au snobisme les rapproche à leur insu. Les Plaisirs et les Jours illustré par Tissot, et non par Madeleine Lemaire, c’eût été le rêve. Un siècle plus tard, le Martin Scorsese de The Age of Innocence y importe, à trois reprises, les tableaux du Français en manière de collage ironique et érotique… Aimer le beau sexe et la peinture à égalité, mener grand train sans négliger les devoirs de la piété, Tissot n’y voyait aucune contradiction, au contraire. C’est peut-être la clef de son génie déroutant. Stéphane Guégan

Marcel Gromaire, L’Abolition de l’esclavage, 1950

*James Tissot. L’Ambigu moderne, Musée d’Orsay, jusqu’au 16 juillet (après sa réouverture). Les commissaires, Melissa E. Buron (Fine Arts Museums of San Francisco), Marine Kisiel, Paul Perrin et Cyrille Sciama (auquel on doit deux expositions Tissot parmi les plus récentes et intéressantes) ont exhumé, avec la complicité notable de Frédéric Mantion, Ysabel et Frédéric Monnier, maints documents inédits, ils éclairent l’opiniâtreté du peintre en matière artistique (son ingrisme de départ ne cédera jamais devant ceux qu’il nomme les « pauvres peintres […] qui se contentent de l’impression »), commerciale, religieuse, spirite et amoureuse. Le long exil que Tissot s’est imposé dès le printemps 1871 a autorisé toutes sortes de spéculations sur ses liens possibles avec l’épisode de la Commune. Il appert que Tissot, à l’instar de ses amis Manet et Degas, a activement participé à la défense de la capitale lors du siège et, plus intéressant, s’y est maintenu jusqu’à la fin de la Semaine sanglante, qui a laissé des traces terribles dans son œuvre, sous le choc possible de la chose vue. L’ancien portraitiste de la gentry, riche au point de vivre avenue de l’Impératrice (notre avenue Foch) à partir de 1868, avait le cœur patriote et républicain… Plus politique encore s’affirme l’exposition Marcel Gromaire. L’Élégance de la force, que nous n’avons pu encore voir à La Piscine de Roubaix (pour cause de COVID-19). Cette omniprésence de l’idéologie ne surprend pas, ce proche de Jean Cassou et d’Emmanuel Mounier ayant toujours tiré des bords à gauche. L’événement qui structure à jamais notre peintre, en plus d’un père professeur d’allemand et d’une mère morte en l’accouchant, c’est la guerre de 14, sa blessure à la tête et les horreurs qui ne s’oublient plus. Comme Manet, qu’il saluera en 1932, Gromaire glisse quelques estropiés parmi sa comédie humaine d’une santé généralement imperturbable.

Proche de Le Fauconnier et de Matisse, Gromaire (1892-1971) aura passé presque six ans sous l’uniforme. Sa peinture, qui doit à Cézanne et au cubisme son âpreté réaliste et synthétique, tend à la couleur par révolte contre la société moderne, grise et autodestructrice… Elle sait se taire aussi. Dans le contexte douloureux de l’après-guerre, où la célébration de la victoire avait le goût amer des millions de morts que la France pleurait, les poilus granitiques de Gromaire renvoient à ces monuments élevés aux quatre coins du pays saigné. La célèbre Guerre de 1925 (notre photo) dote une morne tranchée, trou et attente, d’un éclat bleu acier. Car Gromaire, très hostile à toute abstraction (il l’écrira dans Esprit en 1934), refuse les tubes déshumanisés de Fernand Léger. Sa conscience de « chrétien de gauche » s’aiguise après la crise de 1929, qui lui fait perdre son contrat auprès de la galerie La Licorne. Bien que Vaillant-Couturier ait été son « copain » depuis le lycée Buffon, Gromaire ne fut pas communiste, mais s’approcha dangereusement du parti de Moscou, au point de bénéficier des douceurs des Lettres françaises jusqu’aux années 1960… Ce crédit exceptionnel, il l’avait contracté en 1935-36, au temps de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires et de la « querelle du réalisme », l’une et l’autre téléguidées par le stalinien Aragon. Il eut beau protester de sa non-affiliation au « réalisme socialiste », en rappelant que le « concret » découle moins du sujet réaliste que du traitement pictural, il brossait, sculptait presque, une humanité puissante et confiante dans sa capacité à se transfigurer par le travail et le loisir collectifs. Assez russes, au fond, sont ses femmes plantureuses aux poitrines toujours saillantes, affichant un paganisme décomplexé qui fait songer à ce que Baudelaire disait d’Ingres et de son goût des « natures riches ». Le nu asexué semblait un crime à Gromaire, le comble de l’hypocrisie. Du reste, très lettré, il a illustré les Petits poèmes en prose de Baudelaire et chanté le Bal nègre et Joséphine Baker dans les années 1920, fécondes en beautés noires, ensorceleuses, comme les aimait le poète et l’amant de Jeanne Duval. Nous les retrouverons, ces filles des îles, au premier plan de l’allégorie de L’Abolition de l’esclavage, immense commande d’État, marquant le centenaire du décret de 1848 et de son précédent de l’an II (ill., plus haut). L’excellent catalogue de Roubaix (Snoek, 35€) l’interprète dans la lumière de la Shoah et de la Résistance, et du Delacroix de la Liberté de 1830, alors qu’elle est surtout tributaire du tableau que la IIe République avait commandé à François Biard sur le même thème en 1849 (l’exposition Modèle noir l’a sorti de l’opprobre). Entretemps, grâce à Cassou et à Jean Zay, Gromaire aura été le plus grand bénéficiaire des commandes liées à l’Exposition universelle de 1937 : son iconographie sensuelle, rurale, solidaire, solaire, appelait le grand décor, comme son goût pour le cinéma. Durant l’Occupation, le chantre du Font populaire ne reste pas inactif, à Aubusson notamment, où il fait tisser entre 1939 et 1943 son beau carton de La Terre. Il n’avait pas eu besoin d’abjurer terroir et Éros. SG

Wilde is wild

De sang irlandais et de parents singuliers, une mère séparatiste, un père luxurieux, Oscar Wilde (1854-1900) fit aussi du risque sa morale. La vie, à l’aune de quoi il jugeait la valeur de l’art, resta l’horizon de chacune de ses actions et de ses amours. Une chose était de vivre, une autre de seulement exister, clame un de ses aphorismes les plus conformes à cette hygiène du frisson permanent. Quand l’aventure se refusait à lui, l’humour et l’écriture y suppléaient. L’importance d’être constant ne prenait vraiment sens qu’au pays du sexe libre et de la littérature affranchie. Ce pays, ce n’est pas l’Angleterre victorienne. Même l’Amérique de ses tournées de jeunesse, quand il mettait en scène son dandysme excentrique et socialiste, n’avait épinglé son inversion qu’en sourdine. De janvier à décembre 1882, le conférencier de 28 ans pimenta chacune de ses interventions de saillies où brûlait son amour de Gautier, Baudelaire et Whistler, au nom desquels il affirmait à son auditoire médusé qu’il n’était ni bien, ni mal en art, ajoutant, avec William Morris, que le beau devait être partagé avec le peuple afin d’enchanter le travail manuel et son produit. Accompagné d’un domestique de couleur, comme il faut dire aujourd’hui, Wilde ne fait donc pas que le pitre. Il chapitre aussi, en vrai catholique, les Wasps sur leur foi naïve, foi en eux-mêmes, où se combinent progrès, vertu et providentialisme. Impayables sont les interviews qu’il accorde à la presse, de New York à San Francisco. A son retour, sa francité profonde l’attire à Paris où il séjourne plusieurs mois en 1883-1884.

Ils vont se révéler riches en rencontres et en lectures, amères ou électrisantes, de l’accueil froid d’Edmond de Goncourt et Verlaine à la découverte décisive d’A rebours. Mais à Dorian, sa réponse à Huysmans, on peut préférer les nouvelles que Wilde réunira en 1891, autour de son chef-d’œuvre, Lord Arthur Savile’s Crime, sublime en anglais, grandiose en français. Quarto vient de réunir aux fictions essentielles un excellent dossier, malgré quelques coquilles (Geoffroy pour Geffroy), sur Wilde et Paris. L’esthète, dès le début des années 1880, y connut le plaisir d’irriter les âmes tièdes. Gide, pour sa part, ne sera plus jamais le même après avoir croisé Wilde. Mais le meilleur et le pire étaient à venir. Ses admirateurs français se mobilisent, en effet, lors du procès qui, outre-Manche, jette Wilde dans les fers, les « sodomites » y étaient passibles des travaux forcés. A relire l’article de Paul Adam, paru en mai 1895 dans la Revue blanche avec le soutien du dessin de Lautrec, on comprend pourquoi ce dernier attacha si souvent sa main fraternelle au destin d’Oscar, présent sur l’un des panneaux de la Goulue et, bien entendu, sur le programme de Salomé… La pièce, si supérieure à la musique de Richard Strauss, déplace génialement le motif qui condamne à mort Jean-Baptiste. D’Hérodiade à sa fille, le désir du prophète migre et avoue ce qu’il est, une répétition du péché originel, sur laquelle planent pulsions sexuelles et pulsions de mort. Il fallait être Wilde pour broder sur les Évangiles et saint Augustin des dialogues aussi drôles, poétiques, mordants, moins sacrilèges que fervents. Français, en un mot. Stéphane Guégan

Oscar Wilde en Amérique. Les interviews, édition présentée, annotée et traduite de l’anglais par François Dupuigrenet Desroussilles, Bartillat, 2016, 20€ // Oscar Wilde, Rien n’est plus vrai que le beau. Œuvres choisies. Lettres, préface de Pascal Aquien, Quarto Gallimard, 29€ // Oscar Wilde, Salomé, édition de Marie-Claire Pasquier, Folio Théâtre, Gallimard, 4,30€. La Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université, fait place à Wilde, of course, dans l’exposition récemment vernie Gide l’inattendu – jusqu’au 20 juillet – dont certains documents, depuis un rare portrait de Maurice Denis, justifient pleinement le titre et ce qu’il implique de disponibilité à l’imprévisible et au réel. En partenariat avec la Fondation Catherine Gide et la non moins active Fondation des Treilles, l’un des fiefs de la mémoire de la N.R.F.

13 TÉLEX D’OUTRE-TOMBE

Puni de mort pour avoir fauté et surtout foutré de façon peu catholique, Sade prend la route de l’Italie en juillet 1775. Louis XVI vient de monter sur le trône, il a fait le ménage parmi le personnel de son lubrique grand-père. Les temps changent, pas Sade. Le bon air de la Toscane l’attire d’abord, Donatien s’éloigne du théâtre de ses méfaits, Arcueil, Marseille, Lacoste, convaincu que d’autres plaisirs, licites ou pas, l’attendent à Florence, en plus des trésors de la Renaissance. C’est son Grand Tour, certes obligé, mais ouvert aux rencontres et à l’imprévu. De jeunes Italiennes se donnent à lui sans pouvoir se l’attacher. Après Florence, Rome, bientôt Naples. Stendhal s’annonce. L’écrivain qu’il n’est pas encore le devient en noircissant cahier après cahier, les impressions s’y mêlent aux documents, pratique que les Goncourt prolongeront après leur propre traversée de l’Italie. Convention d’époque, le mode épistolaire, souligne Michel Delon, déploie ici les premiers vertiges d’une parole singulière. Outre les beautés du tourisme moderne, auquel il touche par l’intermédiaire de peintres qui guident ses visites, les mœurs du haut clergé lui sont d’un enseignement utile. Son oncle l’avait déniaisé très tôt quant aux successeurs et serviteurs de saint Pierre. Le cardinal de Bernis, cher à Jean-Marie Rouart, complète son éducation. C’est déjà Sodoma, mais en mieux écrit et plus varié. Du reste, Sade pratique les deux sexes avec le même entrain. Sa peinture des hypocrisies de l’institution cléricale, autre différence, reste étanche au ton victimaire actuel. Face à « l’orgueil et l’intolérance […] des hommes enfroqués », la révolte lui va mieux déjà. Somptueusement présenté, enrichi d’un entretien avec Pierre Leroy, l’heureux propriétaire de ces cahiers que Delon et la Fondation Bodmer exposaient en 2014, Voyage en Italie a bien des charmes, celui du génie français en plus. SG/ Sade, Voyage d’Italie, édition établie et commenté par Michel Delon, Flammarion, 2019, 22€.

Monde ingrat, oublieux des gloires les moins usurpées ! L’immense Senancour, cher au regretté Jean Borie, aurait raté sa sortie, le 10 janvier 1846, au dire de sa fille… A 76 ans, l’immortel auteur d’Obermann se serait vu souffler la vedette par le mime Jean-Gaspard Debureau, mort pourtant en juin de cette année, et que les journaux encensent. La presse, encombrée du mime, enterra donc l’écrivain discret sous son indifférence. Ce pieux mensonge, aux couleurs de l’hagiographie nécessairement contrite, éclaire toutefois une situation. Malgré le soutien actif des romantiques, de Sainte-Beuve à George Sand, en passant par Nerval, Senancour, au moment de retrouver un Créateur dont l’existence lui semblait incertaine, n’avait pas acquis sa place au Paradis des lettres modernes. Est-ce une cause perdue ? Béatrice Didier et ses disciples se refusent à le penser. Avec un soin digne des plus grands éloges, ils ressuscitent les premiers écrits de Senancour, tout parfumés de la Révolution naissante et de l’inventaire que cette jeune plume exilée (volontaire), depuis la Suisse, opère parmi les ténors des Lumières. Buffon et Rousseau, à la faveur de ce tri, entraînent le « rêveur des Alpes », ce marcheur malheureux en amour, vers des réflexions que France Culture dirait actuelles. Mieux, (op)pressantes. Senancour, rousseauiste déniaisé, ne croit pas à la bonté de Dieu, ni à celle de l’homme, n’idéalise pas plus la civilisation et le progrès que les origines de l’humanité. Il faut raison garder en tout, art, éthique et politique. Les bassesses sucrées de Chateaubriand à la chute de Napoléon l’écœurent. Témoin des veuleries de l’âge moderne, il aimait à reporter ses espoirs vers les liens renouvelés de la nature et du citoyen, chacun faisant un pas vers l’autre, hors de toute mystique primitiviste et de toute barbarie libératrice.  Actuel, ô combien ! SG / Etienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes sous la direction de Fabienne Bercegol, Tome I, Les Premiers Âges, Sur les générations actuelles édition de Dominique Giovacchini, Classiques Garnier, 2019, 42€

Senancour et Chateaubriand, son aîné de peu, appartiennent à cette génération, celle qui a 20 ans quand implose le monde de leur enfance protégée, mais frottée aux lectures portant à l’exotisme, de Raynal aux digressions de Rousseau sur l’homme primitif et le paradis perdu. « Sous-lieutenant d’artillerie en disponibilité » (Marc Fumaroli), le jeune François-René laisse également son imagination s’allumer aux récits de Peaux-Rouges. Mais, point de naïveté ici, sa décision de passer dans le nouveau monde, en avril 1791, ne répondait pas seulement au besoin de charger sa palette et d’alimenter sa « Muse vierge ». La politique, son intérêt propre d’abord, est toujours entrée dans les desseins du futur enchanteur. Songeons avec effroi qu’un an plus tôt il hésitait à rejoindre Saint-Domingue, pierre angulaire du commerce américain, et bientôt terre de révolte des esclaves, à laquelle la République reste attachée. Bonaparte, jusqu’à la vente de la Louisiane, en était obsédé. Le nouveau monde, bien fait pour attirer un rejeton de l’aristocratie malouine, lui paraît, donc, une « terre d’opportunités » alternative. De ces huit mois passés dans la région des grands lacs et du Mississippi, où les Français ne manquent pas, il devait tirer, en 1829, son Voyage en Amérique. En quarante ans, ses impressions viatiques ont eu le temps de se décanter, les Indiens et la nature de devenir plus sauvages. Sébastien Baudouin, éditeur inspiré de ce grand texte nostalgique et déjà critique du technicisme Etats-Unien, en a bien repéré l’arrière-plan : la perte de l’empire colonial en sa composante atlantique, le mariage manqué entre l’Ancien régime et la première révolution, la promesse non tenue du « genre humain recommencé », le tout écrit à la lumière de son opposition croissante aux ultras de la Restauration agonisante. Un livre clef, prélude aux Mémoires d’outre-tombe. SG / Chateaubriand, Voyage en Amérique, édition de Sébastien Baudoin, Gallimard, Folio Classique, 2019, 10,80€.

Après avoir fait entrer Le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia et Marie Tudor en Folio-Théâtre, Clélia Anfray y intronise doctement le moins joué aujourd’hui des drames de Victor Hugo, Marion de Lorme. Se pourrait-il qu’il scandalisât notre époque pourtant riche en prostitutions et en bassesses politiques de toutes natures ? Les empêchements forment le cortège historique d’un ouvrage où Hugo voit d’abord l’occasion de défier Corneille, son idole, et Charles X, son roi, le premier avec admiration, le second avec dépit. Quel caillou dans sa chaussure de poète pensionné que la fin lamentable de la Restauration (les libéraux y mirent du leur) ! La chose, tragique et comique, d’une langue bondissante quand elle évite le sentimental, s’appela d’abord Un duel sous Richelieu. En 1829, Dumas et Taylor s’emballent. Le second voit déjà la pièce triompher sur la scène de la Comédie-Française. La Censure s’y oppose : on ne traite pas ainsi Louis XIII et Richelieu. La pièce bâillonnée attendra l’éclair de juillet pour être jouée. Maigre succès, déjà. Les vrais romantiques, Gautier en tête, ne s’identifient pas aux larmes de la courtisane au grand cœur, qui n’est pas la seule entorse à l’histoire. « Maintenant l’art est libre : c’est à lui de rester digne », proclame la préface d’août 1831. Ce n’est pas la « dignité » du drame, ce sont ses traits baroques, comme le costume bleu et orange d’un des protagonistes, ce sont ses saillies comiques et sexuées, qui ont le mieux vécu. « Pas de grâce ! », prononce le Dieu caché qu’est Richelieu, invisible au spectateur. Au contraire, grâce, grâce, pour Marion de Lorme. SG/ Victor Hugo, Marion de Lorme, édition présentée, établie et annotée par Clélia Anfray, Gallimard, Folio-Théâtre, 6,80€.

Avant de devenir les historiens de leur temps, les Gavarni, voire les Degas des mœurs contemporaines, Jules et Edmond de Goncourt se firent les chiffonniers de la France d’avant 1789, avant le règne du nombre et de la bigoterie morale. On sait ce que Baudelaire doit à leur Femme du XVIIIe siècle (1862). Précédemment, avec le zèle des dépités du présent, ils publièrent toutes sortes de précis où revivait la société ancienne, croquée à partir des traces qu’elle avait laissées dans les correspondances, les journaux intimes et la presse de l’Ancien Régime. En 1857, l’année des Fleurs du mal et sous la même enseigne, paraissait le livre qu’ils consacrèrent à l’actrice Sophie Arnould, nourri essentiellement de sa correspondance et de ses mémoires inédits. Il en allait plus que de la simple curiosité maladive de chineurs invétérés. Emboîtant le pas d’Arsène Houssaye et de Gautier, les deux frères, partis à la recherche d’eux-mêmes, reconquièrent, réinventent l’âge du rococo, leur âge d’or, temps des libertés individuelles, d’un hédonisme qui transcendait les classes et électrisait les arts et les lettres. Barbey exagère en les accusant d’avoir chanté les beautés et les licences qui auraient été fatales à la royauté. Au contraire, Les Portraits intimes du XVIIIe siècle (1857-1858), admirablement réédités, en s’intéressant aussi bien à Louis XV et Louis XVI qu’à Beaumarchais et Madame du Barry, rêvent d’un siècle qui eût très bien pu accoucher d’une révolution heureuse. Il y a beaucoup plus réactionnaires qu’eux, il y a surtout plus mauvais écrivains. Les Goncourt, comme Paul de Saint-Victor le voit aussitôt, inventent un style accordé à leur enquête, d’un faux laisser-aller et d’un vrai bonheur. Cette « entreprise de résurrection d’une société morte » (Catherine Thomas) marquerait tout le siècle suivant. SG / Edmond et Jules de Goncourt, Œuvres complètes, Œuvres d’histoire sous la direction de Pierre-Jean Dufief, tome IV, Portraits intimes du XVIIIe siècle, textes établis, annotés et préfacés par Catherine Thomas, Honoré Champion, 2019, 80€

De toutes les nouvelles qui composent Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, la moins gazée est La Vengeance d’une femme, la plus apte assurément à avoir attiré la censure sur le volume de 1874. Le connétable sulfureux, par un double retour sur soi, y arpente d’un même pas le Paris de la monarchie de Juillet finissante, la mémoire du roman balzacien et la réalité brutale de la haute prostitution qui les relie. On rappellera l’intrigue. Une superbe créature en robe safran surgit aux alentours du café Tortoni, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Elle lève un lovelace dont le sang bout à sa vue. Ils rejoignent un hôtel rue Basse-du-Rempart, près de la Chaussée d’Antin, où règne le sexe tarifé. Le récit n’épargne rien au lecteur des « détails libertins » qui mirent Barbey et les censeurs en émoi. Parce que toute jouissance se complique de fantasmes, nés de lectures et de tableaux pour certains, le récit se tresse de représentations, ici la Judith de Vernet (Salon de 1831), là quelque bronze élégamment salace dont Pradier pourrait avoir été l’auteur. Ces références actives préparent la révélation finale. La « fille » n’en est pas pas une, la pierreuse de luxe n’est que le masque d’une grande d’Espagne qui se donne pour salir son mari, qui a fait tuer l’homme qu’elle aimait. Sa vengeance appelle aussi l’image, un médaillon enchâssant celle du bien-aimé pur de tout commerce charnel ! Aussi le plaisir qu’elle feint d’éprouver dans le coït ancillaire, autre piège, n’est-il que celui qu’elle se donne en utilisant ses partenaires d’occasion comme autant de substituts du défunt idéalisé. Judith Lyon-Caen, dans ce livre foisonnant, fait la démonstration des vertus de la « lecture documentaire » : tout grand livre fait sens en faisant signe vers le réel, dépose sur la matière du temps une griffe unique. SG / Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Gallimard, NRF Essais, 22€.

Aurélie Petiot n’a pas tort d’user de la formule rituelle au sujet du préraphaélisme britannique : son ouvrage, dont l’illustration est aussi riche que variée et même surprenante, comble une lacune de la librairie française. Un beau livre manquait qui fît la synthèse de «l’abondante et récente littérature anglophone sur le sujet». Il ne s’écoule pas une année sans qu’une ou deux expositions ne mobilisent ces artistes que l’outre-Manche tient pour ses premiers modernes. Puisque cette modernité se voulut aussi esthétique que politique vers 1848, Petiot ne fait pas l’économie d’une analyse du réalisme et de la pensée sociale dont Millais, Hunt et Rossetti se prévalaient. Au sujet des femmes du cercle, on n’évite pas toujours les protestations anachroniques ou simplement sans fondement. A-t-on besoin, dans le même esprit, de parler de « queer » au sujet de l’androgynie chère à Burne-Jones, suiveur de Michel-Ange ? A propos des maîtres anciens que ces faux naïfs pillent tant et plus, Petiot apporte beaucoup, texte et images. On regrettera d’autant plus que l’inspiration religieuse de nos « rebel(les) » ne soit pas confrontée aux différences confessionnelles propres aux artistes anglais et au contexte anglican. Alors que ces mêmes artistes se réclamaient d’une probité anti-académique et d’un primitivisme réparateur, leur usage de la littérature ne fait jamais l’objet d’une véritable approche sémiologique. Plutôt que d’opposer les Préraphaélites à la peinture victorienne, l’auteur enfin aurait pu montrer l’évolution mondaine d’un Millais, portraitiste très vite recherché. Le chapitre final sur la réception française ne laisse pas moins à désirer, il souffre d’approximations pour le fou de Gautier que je suis. Le texte que Théophile consacre à l’école anglaise, lors de l’Exposition universelle de 1855, est mal cité, ce qui fausse sa lecture de l’Ophélie de Millais, l’un des trois tableaux dont le poète dit explicitement qu’il comptait parmi « les plus singuliers » de la compétition internationale voulue par Napoléon III. De chauvinisme et de cécité, point. Le texte de Gautier ne parut pas dans la Gazette des Beaux-Arts, qui n’existait pas encore, mais dans Les Beaux-Arts en Europe, deux volumes promis à être lus par Baudelaire, Huysmans, Mallarmé. La crème du génie français ne détestait pas, de temps à autre, changer de rivage. SG / Aurélie Petiot, Le Préraphaélisme, Citadelles et Mazenod, 189€.

On sait la terrible gêne financière où se débat le dernier Verlaine, celui des années 1892-1896, durant lesquelles le poète revenu au Christ n’échappe pas à la fée verte. Étrange cocktail !  Le prince de la Décadence y noie doucement un reste de génie et de vie. Les conférences qu’il donne alors le soutiennent un peu sans l’enrichir. C’est le cas de celle qu’il prononça péniblement au Procope, lieu idoine, le 29 mars 1894, dont le texte était supposé perdu et sur lequel Patrice Locmant a remis la main. Dans la salle, Catulle Mendès, Armand Silvestre et Gabriel Yturri, le secrétaire de Robert de Montesquiou. Lors de la causerie en question, il dira la haute estime que ce dernier portait à Marceline Desbordes-Valmore. Que diable Verlaine, direz-vous, avait-il besoin de priser en public la poétesse romantique, au Procope, en cette année d’attentats anarchistes ? A la demande de l’association des Rosati, une société anacréontique née en Artois au XVIIIe siècle, il avait accepté de chanter les fortes vertus du régionalisme et notamment la santé de ces félibres du Nord, dont il rapprochait, outre Marceline, le Sainte-Beuve des Rayons jaunes. L’absence d’emphase qui les caractérise lui semble préférable à la lyre des grands romantiques… Au-delà, Verlaine en vient à exalter la « réaction des patries contre, non pas au grand jamais et Dieu Merci ! la Patrie, mais contre l’unité factice, forcée, contre l’absorption par le préjugé jacobin et monarchique de toutes les forces intellectuelles et morales françaises… » Ne sourions pas trop vite, son ami Mallarmé, à la même époque, lié au Félibre de longue date, ne manquait pas une occasion de célébrer les expressions régionales du génie français (voir notre recension de la Correspondance du faune dans le numéro d’été de la Revue des deux mondes). SG / Paul Verlaine, Les Poètes du Nord, édition établie, présentée et annotée par Patrice Locmant, Gallimard, 12€.

De 1898, Elisabeth II aurait pu dire qu’elle fut une « annus horribilis », expression qui n’aurait pas déplu à Jean de Tinan pour toutes sortes de raisons. La première, c’est qu’il se meurt à 24 ans, en pleine possession de sa tête et de ses moyens littéraires. 1898, c’est aussi L’Affaire, bien sûr, qui affleure sous sa plume vive, exacte et drôle, chargée de cette « ironie tendre » qu’il aimait chez Fargue. A force de le lire trop vite, on l’a classé parmi les anti-dreyfusards. Ses Lettres à Madame Bulteau, une bénédiction que l’on doit à l’impeccable curiosité de Claude Sicard, obligent à corriger cette fausse évidence. Évidemment, son humour fera jaser les tristes sires. Ce trait d’élégance amusée, il le partageait avec un groupe qui ne se confond ni avec le décadentisme fin-de-siècle, ni avec le grave et ennuyeux symbolisme. Augustine Bulteau, collaboratrice du Gaulois et du Figaro, sa mère de substitution, l’associait à « la fleur de l’esprit français », ce dont Mallarmé, qui correspond avec Tinan, eût convenu. Inédit décisif, au même titre que le Journal intime des années 1894-1895 édité par Jean-Paul Goujon (Bartillat, 2016), cet ensemble de lettres a été sauvé par le grand Jean-Louis Vaudoyer. On vérifie à chaque page la valeur de la constellation des amis de Tinan, notamment Maxime Dethomas et un certain Toulouse. Les experts de Lautrec ne se soucient pas de ses accointances littéraires, bien que Paul Leclercq ait été catégorique à ce sujet et notamment le lien qui unissait le peintre et l’auteur de L’Exemple de Ninon de Lenclos dont il dessina la couverture, en 1898 ! SG/Jean de Tinan, Lettres à Madame Bulteau, édition établie, présentée et annotée par Claude Sicard, Honoré Champion, 2019, 48€.

C’est l’histoire de l’exhumeur exhumé ! Car qui connaît Frédéric Lachèvre (1855-1943) en dehors des fanatiques du libertinage français des XVIIe et XVIIIe siècles ? En le tirant de cet oubli relatif, Aurélie Julia, son arrière-arrière-petite-fille, aujourd’hui très active à la Revue des deux mondes, ne s’est pas seulement acquittée d’une dette de famille. Du reste, elle aborde la figure et la frénésie bibliophilique de ce burgrave maurrassien avec la bonne distance, bien qu’on ne puisse pas se défendre de tendresse et d’admiration pour ce rentier austère qui aura donné sa vie, et une partie de sa fortune, aux grandes plumes de la libre pensée et des mauvaises mœurs. Certes, il y a libertins et libertins, surtout aux yeux d’un chercheur, d’un dénicheur de livres rares, dont la vie rangée, politiquement, moralement et religieusement nette, s’opposait aux écarts de ses sujets d’étude. Sans doute, moins inquisitrice, son exigence éditoriale eût-elle été moins scrupuleuse et son héritage plus sujet à caution aujourd’hui. Aurélie Julia fait entendre la voix de ses adversaires, ceux qui ne lui pardonnent pas « l’exécration morale et idéologique » dont il accablait les responsables du grand naufrage. Les lecteurs des Grotesques de Gautier, résurrection flamboyante de la littérature mousquetaire, sauront apprécier cette douche froide. Par ailleurs, l’homme de Théophile de Viau, Claude le Petit, Cyrano de Bergerac (le vrai) et Blessebois, « Casanova du XVIIe siècle », n’a pas négligé, parmi les ombres et les oubliés à repêcher, la cohorte des petits romantiques. Un saint ! SG / Aurélie Julia, Frédéric Lachèvre (1855-1943). Un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin, Honoré Champion, 2019, 35€.

Louise Bourgeois (1911-2010), que son Amérique d’adoption aura tant tardé à consacrer, était française jusqu’au bout des ongles. Son élégance, précoce et durable, ne trompe pas. La famille a des moyens et sa fierté. L’enfant, puis la jeune fille, porte des robes Poiret et Chanel dans les années 20-30, tient un journal, découvre son pouvoir sur les hommes. L’un d’entre eux, le brillant Robert Goldwater l’épouse en 1937, mais n’étouffe pas les ambitions artistiques de Louise. A l’Académie de la Grande-Chaumière, où elle se forme, les rencontres comptent autant que l’apprentissage. Elle croit, Louise, au savoir-faire, n’idéalise pas l’instinct. En 1938, l’année où Goldwater organise la mythique exposition Primitivism in Modern Art (qui lui vaudrait aujourd’hui les foudres du communautarisme bien-pensant ), le couple a rejoint New York, la ville du MoMa. Auprès de ses amis restés en France, elle se fait mousser ingénument, en prétendant, par exemple y avoir croisé Picasso. Cette tendance à l’affabulation, Marie-Laure Bernadac, dans l’excellente et très sourcée biographie qu’elle lui consacre, en donne d’autres exemples. Mais, Dieu soit loué, elle ne les condamne pas. Louise, épouse infidèle, ne voit simplement pas la nécessité de ne pas colorer sa vie, présente et passée, d’un peu de fiction, de même qu’elle laissera croire que son œuvre découle du « roman familial », œdipien en diable, où elle aurait grandi… Comment y voir clair dans le vertige des apparences? Bernadac, qui a déjà beaucoup publié sur l’artiste, en connaît bien l’archive, très fournie. Elle parle et exploite aussi bien le fétichisme de Bourgeois, qui n’est pas sans rappeler celui de Picasso. Ce dernier, par un hasard qui n’en est peut-être pas un, fascine très tôt Louise, on l’a vu. L’emprise picassienne ne saurait, évidemment, faire oublier l’attention qu’elle porte vite au surréalisme dont New York devient la seconde capitale bien avant l’exil de Masson et Breton. Il lui répugne vite, toutefois, de n’être qu’une séide des marchands de rêves. Le sexe, dans sa crudité, fait souvent défaut à l’art du cercle de Breton. « Je suis femme. Je n’ai pas besoin d’être féministe », aimait-elle à rappeler. Il est peu de Françaises qui aient autant montré de génie dans les arts visuels et su leur donner un sexe, le sien. SG / Marie-Laure Bernadac, Louise Bourgeois, Flammarion, 32€.

Genre littéraire, la visite à l’écrivain, a accouché du meilleur et du pire depuis la fin du XIXe siècle, son premier pic… Patricia Boyer de Latour, cent ans plus tard, est entrée dans la vie de Dominique Rolin et n’en est jamais sortie. Aux questions qu’elle pose, aux réponses qu’elle obtient, aux livres qu’elle a tirés de leurs longues et libres conversations, recommencées selon un rituel intangible, on comprend la raison de leur confiance mutuelle. Quand le dialogue s’amorce, Dominique Rolin aborde le grand âge sans crainte du grand saut. Elle a tellement charmé la vie qu’elle charme sa mort, en parle comme d’une présence familière qui va et vient, à la manière de souris. L’écrivain arrachera, du reste, une douzaine d’années à cette complice espiègle. « Oui, pas de morbidité », intime-t-elle avec douceur à Patricia Boyer de Latour, devenue vite une amie aussi chère que les vivants et les ombres avec lesquels elle chemine chaque jour. Les entretiens que forment Plaisirs et Messages secrets se veulent d’outre-tombe, la formule ne surgit pas fortuitement au cours des échanges. Elle n’est porteuse d’aucun dolorisme et d’apitoiement. Célèbre à moins de trente ans, dans le Paris de l’Occupation, elle est proche alors de Cocteau, qui a fait un accueil triomphal au Marais, publié chez Denoël. Première histoire d’amour avec l’éditeur, son aîné, belge comme elle, dont la mort la bouleversera. Plaisirs évoque sans cachoterie cette époque et certaines amitiés littéraires, de Marcel Aymé à Blondin, que d’autres auraient préféré ne pas commenter. L’auteur du Singe en hiver, siégeant au Prix Nimier, aimait à lui dire : « Sois belge et tais-toi ». Conseil que Blondin ne lui demandait pas de suivre, bien sûr. La preuve, ce sont ces deux livres du souvenir, réunis dans la lumière du bonheur d’avoir à parler littérature, peinture, amants et amours, Europe buissonnière, musique, toutes les musiques. « Il faut faire attention à la vie », conseillait-elle au jeune Sollers, en pleine guerre d’Algérie. Plus qu’un avis, une philosophie, une esthétique de l’existence. SG / Dominique Rolin, Plaisirs suivi de Messages secrets. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, L’Infini,  2019, 15,25€.

Nos Dioscures n’ont pas toujours roulé en habits verts, mais une même fureur de vivre et d’écrire, durant un demi-siècle, les anima, les aimanta. Cette amitié, qui tient du pacte amoureux et avale les brouilles passagères, ne s’est pas éteinte avec la disparition de Jean d’O, comme Jean-Marie Rouart aime à le désigner dans ce livre ému, ce dialogue continué, qui respire l’hédonisme, l’espièglerie, la noblesse et l’irrévérence des Hussards. Ce fut, certains l’ont oublié, la première famille de Jean d’Ormesson. On peut s’étonner à cet égard qu’il ait précédé, sous les dorures de la Pléiade, Nimier, Déon, Blondin et Jacques Laurent, auprès de qui, au temps d’Arts, il fit ses armes. Et quelles armes! Jean d’Ormesson n’avait pas son stylo dans sa poche. Au meilleur des années 1950, on tirait à vue, à gauche et à droite, on tirait son épée, veux-je dire. D’un roman de Pierre Brisson, le grand homme de presse et l’ami de Wladimir d’Ormesson, son oncle, le cadet n’hésite pas s’écrier : « On ne peut pas être directeur du Figaro et avoir du talent. » Du talent, Jean d’Ormesson en eut à revendre. Mais le roman, comme Rouart le note à plusieurs reprises, convenait mal à son grand ami, écrivain plus cérébral que tripal. Paul Morand, le premier mentor, le pensait déjà, avant que les romans de Jean d’Ormesson se mettent à ne plus ressembler à des romans… La formule était trouvée, où son intelligence, sa culture et sa passion des femmes ne s’embarrassaient plus d’aucune limite. L’éclatement du dictionnaire rend justice aux jouisseurs insatiables de son espèce, la plus raffinée, la plus opiniâtre aussi. Qu’il ait mis Chateaubriand au-dessus de tout ne surprend, ni ne choque. Il aura également, personne n’est parfait, chéri Aragon autant que Rouart vénère Drieu. Les amitiés indéfectibles, les âmes soeurs ont aussi besoin de petites divergences pour se reconnaître. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson, Plon, 25€.

CHER EDMOND…

Tout ramène ma pensée vers vous. Il y a d’abord ces romans qu’on élit chaque année, qui portent votre nom, à défaut très souvent de votre griffe. Combien de Prix Goncourt mémorables, estimables, ou seulement lisibles, depuis un siècle et la victoire des Jeunes filles en fleurs de Proust, votre imitateur à ses débuts ? L’un de ses lauréats les plus solides, le mieux placé pour demeurer au panthéon des lettres françaises, vient de publier une nouvelle réécriture d’A rebours, et vous rend donc hommage par-delà Huysmans, que vous traitiez en fils au début des années 1880. On ne saurait dire des autres qu’ils méritent tous votre lointain parrainage. Glissons… Le verbe n’est pas si mal choisi en ces temps d’incertitude, de désordre ritualisé et de dialogue social chaotique. Nous n’avions pas connu pareille agitation et surenchère depuis fort longtemps. La rue se cabre, les repères s’affolent et l’histoire, dit-on, se répète. Comment interpréter un phénomène qui se réclame de valeurs et de souvenirs peu conciliables ? 1848 et 1871, brandies ici et là, journaux et banderoles, semblent nous tendre les clefs du présent. Je vous sens sceptique. Il est vrai que vous en avez traversé des révolutions et des turbulences sans jamais céder, d’ailleurs, à l’intransigeance réactionnaire qu’aiment à vous prêter nos censeurs éclairés.

Fils d’officier et lié, comme lui, à Napoléon par «une certaine idée de la France», vous pensiez que l’alliance du conservatisme et de la démocratie était la plus apte à nous maintenir dans l’unité organique nécessaire à sa bonne marche. Cette conviction ne procède pas d’une peur de notable, elle s’est forgée dans la passion de comprendre les origines du monde moderne. Car moderne, vous le fûtes, et plutôt deux fois qu’une. Je viens de relire vos deux derniers romans, La Faustin et Chérie, ultimes efforts, dans leur facture si surprenante, à secouer le genre. La Faustin, au titre ironiquement goethéen, vous l’avez dédié à Giuseppe De Nittis, l’ami italien de Manet et de Degas, deux peintres qui vous auront troublé plus que vous ne le pensiez vous-même. On se dit, à reprendre ce récit heurté et cruel comme la vie, que vous vous êtes emparé de leur goût du décadrage et de la fragmentation pour ressusciter, à touches franches, sans lourdeur narrative ni fadeur morale, l’univers théâtral tel qu’il se renouvela au seuil du Second Empire. Vous débutiez aux côtés de ce cher Jules, votre cadet, vous tâtiez même de la critique dramatique à l’ombre de Théophile Gautier, présent dans ce roman des « actrices », longtemps caressé et mis à exécution en pleine IIIe République radicale. C’est tout vous ça, faire revivre alors Rachel et sa sœur Lia Félix, deux comédiennes qui avaient laissé sur votre jeunesse les stigmates d’une révélation brûlante. Saviez-vous, lorsque la rédaction de La Faustin vous confrontait aux fantômes, que Flaubert, imberbe et inconnu, s’était exposé en Normandie à ce feu-là ?

Je ne suis pas sûr que cet éloge appuyé et masqué de Rachel vous épargne les reproches de misogynie qui vous poursuivent. C’est pourtant mal comprendre votre portrait de la tragédienne, prise entre Phèdre qu’elle rajeunit et le drame moderne où la réclamait Gautier, que d’y soupçonner l’intention de caricaturer la femme à travers l’actrice, et l’actrice à travers la femme. Vous visez, bien sûr, un tout autre but en pliant votre style unique au nervosisme de la vie des planches, accablées de répétitions et de représentations, de haines et d’amours, de rivalités terribles. A quoi s’ajoute, votre chute inouïe en glace l’aveu, l’expérience de la mort que la scène, par l’illusion du contraire, repousse et précipite. François Coppée, Paul Bourget, Huysmans surtout, qui fera bientôt de La Faustin une des lectures préférées de Des Esseintes, sauvèrent l’honneur de la critique littéraire, déjà payée à se tromper et tromper ses lecteurs. Elle est si drôle, si pitoyable, l’indignation que vous valut le naturalisme sadien, et non sadique, d’un livre qui ambitionnait d’élever « l’école du document humain » à la hauteur illusoire du beau monde. Chérie, en 1884, fait un pas supplémentaire dans la « réalité élégante » et, simultanément, dans la déconstruction du romanesque et de ses vernis : « je n’ai pu me résoudre à faire de ma jeune fille l’individu non humain, la créature insexuelle, abstraite, mensongèrement idéale du roman d’hier et d’aujourd’hui. » Singulier objectif, en effet, il s’annonce au terme de la préface de La Faustin, véritable appel aux confessions intimes que vous lancez à celles qui vous lisent, sans doute sous le manteau. Chérie, vous le disiez ainsi dès 1882, entendait dévoiler « toute l’inconnue féminilité du tréfonds de la femme, que les maris et même les amants passent leur vie à ignorer ».

Vous avez, au vrai, tous les toupets, celui des néologismes égalant vos audaces préfreudiennes et votre acharnement à « ruiner définitivement le classicisme ». Du reste, cette féminilité surgit en 1879, au détour de votre Fille Elisa, que Toulouse-Lautrec illustrera pour lui-même plus tard… Il y aurait lieu de croire que la mort traumatisante de Jules libéra en vous toutes sortes d’obsessions après 1870, dans le contrecoup durable de la guerre franco-prussienne et de la Commune, et alors que l’esprit décadentiste pénétrait l’art français en réaction à tous les dressages idéologiques et lissages esthétiques. Que ceux qui douteraient encore de votre attachement à l’indépendance imprescriptible  de l’artiste, créateur de sa propre morale, se délectent de la préface de Chérie et de son passage, emprunté au Joubert des Pensées, sur « la servile préoccupation du suffrage universel en matière de style ». Manet, qui vous a lu et vu dans les années 1870, savait ce qu’il en était des Républicains en fait de peinture moderne… Votre Chérie, parue un an après sa mort, devait enchanter Van Gogh. Qui d’autre que vous aurait pu signer cet examen impudique des métamorphoses du désir adolescent, inventer cette enfant laissée dans l’ignorance « des choses du sexe » et affrontant seule les troubles où la jettent des voluptés qui ne parviendront pas à fixer leur objet ?  Peu de livres ont si rageusement inversé les promesses de leur titre, bravo, cher Edmond. Stéphane Guégan

Edmond de Goncourt, Œuvres complètes, Œuvres romanesques sous la direction d’Alain Montandon, tome X, La Faustin, édition critique par Roberta De Felici, Honoré Champion, 70 €. L’appareil scientifique y est aussi passionnant que ceux des tome VIII (La Fille Elisa) et IX (Les Frères Zemganno) de la même collection ; Edmond de Goncourt, Œuvres narratives complètes, sous la direction de Jean-Louis Cabanès, tome XII, Chérie, édition de Dominique Pety, qui définit très bien cette manière de gémellité posthume qui rapproche Edmond de Goncourt et Baudelaire dans le paysage de la décadence des années 1880, Classiques Garnier, 39 €. La Faustin étant le livre de tous les enthousiasmes d’antan, Edmond y avoue aussi le choc que produisit le théâtre génial de Musset, avant et après sa conquête d’une scène dont Alfred disait pouvoir se passer. Le premier volume d’Un spectacle dans un fauteuil, qui paraît fin 1832, perturbe et redéfinit le romantisme de sa fantaisie galvanisante. Le vers se voit maintenu et refondu à la fois, de même que Musset, tenant son public virtuel par le col, s’efforce et parvient à rendre sa langue assez voyante pour donner, en plus du frisson et du rire, l’illusion de la chose vue. Tout cela, Sylvain Ledda, l’explique dans sa magnifique édition d’un des must de notre théâtre (Folio Théâtre, 4,90€).

Edmond de Goncourt raffolait du XVIIIe siècle français, nous aussi !

Des lectures favorites des Français, à l’aube de la Révolution, on débat beaucoup et les livres de Robert Darnton, plus que d’autres, auront nourri notre curiosité et notre savoir. Le dernier en date suit un principe narratif propre aux Lumières, que le succès de Sterne confirmait alors, la pérégrination d’un observateur à la langue bien pendue. Parti de Suisse, terre sainte de la contrefaçon éditoriale et des publications illicites, Jean-François Favarger sillonne la France à partir de l’été 1778, alors que L’Encyclopédie s’envole. Le cheval de notre commis ne le mènera pas au-delà d’Orléans, ses patrons, les patriciens de la Société typographique, ont borné sa mission commerciale aux libraires qui officient loin de Paris, dont la réglementation royale permet d’écarter encore les rivalités peu regardantes. On sourit aux réactions huguenotes de Favarger, agent des pirateries helvétiques, mais stigmatisant la bigoterie du royaume de Louis XVI. Toulouse, où sa marchandise s’écoule mal, lui semble, bien sûr, une cité dévote. N’en tirons pas de conclusions hâtives. La France lit, et pas seulement les sublimes Psaumes de David. Florissant fut le marché de la littérature dans nos vieilles provinces, irriguées par les académies et les universités éparses sur un territoire où la voirie n’a cessé de s’améliorer depuis Henri IV. La possibilité d’y déverser toutes sortes de livres s’est donc étendue à bien des villes. Une des conséquences de ce marché élargi se vérifie au nombre d’éditeurs qui prospèrent, aux frontières, en publiant des livres français et en les faisant acheminer par un réseau très organisé de contrebandiers. En se penchant sur ces réseaux, Darnton s’est donné les moyens de saisir ce qu’il nomme « la littérature vécue ». Des Pays-Bas à la papale Avignon s’étire le « croissant fertile » de la librairie parallèle. Elle profite d’abord des insuffisances de la réglementation royale, puissante à Lyon, Marseille et Bordeaux, contournée ailleurs. Qu’on n’imagine pas toutefois un pays livré aux « livres philosophiques » les plus extrêmes en matière politique et religieuse. Favarger et Darnton nous éclairent sur nous-mêmes et l’avènement d’une France plus démocratique, bien qu’héritière aussi de l’État royal. Il recompose, en somme, la bibliothèque de nos ancêtres au crépuscule de l’ancien Régime. Voltaire et Rousseau, très demandés, sont loin d’effacer les autres auteurs du temps. Les considérations anti-esclavagistes de Raynal, pour ne pas quitter les auteurs plus ou moins séditieux, s’attirent bien des sympathies, de même que Diderot, son collaborateur de l’ombre. On se dispute les indiscrétions sur la vie sexuelle de Louis XV, mais le pornographique laisse moins de traces dans les comptes du temps. Le priapisme à deux sous, c’est bien beau. Que la France d’alors plébiscite Mercier, Restif de la Bretonne, Laclos et la littérature viatique rassure davantage. Bref, rien n’est joué. Le privilège des révolutions est aussi de faire croire à leur fatalité. SG / Robert Darnton, Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, Gallimard, 25€.

Andrew S. Curran, dont les lecteurs de ce blog savent quel expert des Lumières il est, vient d’avoir les honneurs du New York Times, assez étonné qu’un universitaire américain s’intéresse à un philosophe que la France n’a pas jugé apte à rejoindre Voltaire et Rousseau au Panthéon. Au cours de ses échanges avec le journaliste, Curran dit avoir voulu faire œuvre utile en écrivant une biographie intellectuelle, concise, accessible et ouverte sur tous les aspects d’une production centrifuge, peut-être la dernière à avoir su et pu maintenir le dialogue entre tous les domaines de la pensée. Le vertige saisit un peu quand on songe à l’agilité de l’écrivain, le plus écrivain même de ceux qu’on appelait alors « les philosophes », passant des sciences aux arts, de la théologie à la politique. L’élève des Jésuites, destiné fugacement à l’État ecclésiastique, n’oublia pas tout de l’encyclopédisme des pères. Du reste, l’anti-religion qu’on lui accorde, tout comme sa conception d’une nature incrée et douée de sensibilité, ne l’a pas « libéré » de ses obligations morales et d’interrogations métaphysiques sans fin. A-t-il jamais « quitté Dieu », pour citer le chapitre 2 de Curran ? Lui qui s’en faisait une idée matérialiste, se « le » représentait au mieux comme une énergie entrainante, n’était pas loin d’en reconnaître la présence active dans les spectacles de l’univers et les réalisations de l’art. Associé en 1939 à L’Histoire de la littérature française de Gide, Drieu la Rochelle adresse à Diderot le plus beau des compliments : le grand Denis avait réglé son  existence et sa raison sur « la multiplicité du monde », et parlé peinture comme nul autre ? « Voilà le contemporain de Fragonard, celui qui aurait aimé Manet et Degas. » Curran consacre de fins développements au critique d’art, craint par l’Académie et lu par les princes éclairés. A notre tour, citons l’exorde superbe du Salon de 1763. Diderot y entretient Grimm, le complice de la Correspondance littéraire, des difficultés à mettre les formes en mots et à s’en tenir à une seule esthétique : « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents, une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux ; pouvoir être grand ou voluptueux avec Deshays, simple et vrai avec Chardin, délicat avec Vien, pathétique avec Greuze, produire toutes les illusions possibles avec Vernet ; et dites-moi où est ce Vertumne-là ? Il faudrait aller jusque sur le bord du lac Léman pour le trouver peut-être. » Pour convaincre ses lecteurs et ses employeurs, Diderot alla jusqu’en Russie, il en ramena bien des désillusions. Tout compte fait, en dehors de l’écriture et de la peinture, ses seuls bonheurs lui vinrent des siens et des femmes, dont Les Bijoux indiscrets et surtout La Religieuse sont d’immortels apologues. Je me félicite qu’Andrew Curran, depuis l’Amérique de la correctness, ait eu le courage de l’affirmer. SG / Andrew S. Curran, Diderot and the Art of Thinking Freely, Other Press, 28,95$

Il ne serait pas venu à l’idée d’Edmond de Goncourt de situer Marguerite Gérard (1761-1837) à la hauteur de son beau-frère, le grand Fragonard, auquel le liait un culte inconditionnel. Elle n’en est pas moins présente dans sa collection, de manière latente, comme l’a montré Elisabeth Launay. On ne doute pas que ce fou du XVIIIe français l’eût accueillie avec plus de chaleur s’il avait pu lire l’ouvrage très vif et très complet, complet même d’un catalogue raisonné, que lui consacre Carole Blumenfeld. Cette dernière ne nous avait pas habitués au féminisme désagréablement américain sur lequel s’ouvre la lecture. Melissa Hyde, en guise de préface, salue notamment la disparition récente de Linda Nochlin et Mary Sheriff, auteur d’un Vigée Le Brun dont l’exposition récente du Grand Palais a corrigé une bonne partie des thèses victimisantes. Marguerite Gérard est-elle aussi une «Exceptional Woman», pour citer Sheriff ? Oui, mais pas dans le sens attendu. Son exceptionnalité se confond avec son talent et ne doit rien à quelque soustraction miraculeuse au sort commun des femmes, voire des femmes peintres. Les informations nouvelles dont ce livre regorge autorisent, d’ailleurs, une approche plus objective de la carrière brillante de Gérard, qui lui assura des revenus appréciables bien au-delà de l’Empire. Longtemps donc après la mort de Fragonard, et alors qu’il n’était plus possible de la soupçonner de s’en faire aider, son étoile résistait avec l’éclat quasi nordique de ses tableaux finement mis en scène et mis en formes. Non contente de documenter la situation matérielle de Gérard, Blumenfeld s’est livrée à un examen attentif de l’œuvre peint, séparant les tableaux de collaboration du corpus propre, et proposant de nouvelles lectures. Entre vice et vertu, cette peinture balance avec l’entrain d’une époque qu’on dit libertine, mais qui sut, mieux que la nôtre, additionner l’appel des plaisirs et le respect du collectif. Est-il, du reste, peinture plus accordée à l’essor de la sphère privée, aux changements des mœurs domestiques, que la scène de genre ? Marguerite s’amuse aussi à laisser flotter le doute quant au sens de ce qu’elle montre avec une attention égale aux humains et aux animaux. Leurs jeux ne sont pas nécessairement innocents, il serait pourtant excessif d’en blâmer les résonances aimablement suggestives. Certes, notre peintre s’est égarée du côté de Laclos et du plus beau livre de l’époque. Les éditeurs devraient cesser d’habiller Les Liaisons dangereuses du Verrou de Fragonard et piocher dans les illustrations qu’en 1796 Marguerite Gérard réalisa à cet effet, images où elle expose ses sœurs à la violence des désirs masculins avec l’intelligence d’une artiste qui a pénétré l’aura de fiction que le roman scrutait dans les affaires de l’amour. Mais Marguerite, dans l’un de ses tableaux les plus inspirés et sensuels (notre photo), en figurant la fleur dont elle porte le nom, sut aussi rendre la force des tendres épanchements. A son sujet, on lira ma notice dans Les Caprices du goût en peinture. Cent tableaux à éclipse (Hazan, 2014). SG /Carole Blumenfeld, Marguerite Gérard, Gourcuff Gradenigo, 49€.

A chaque pas, livre ou exposition qu’on aventure dans la vie et l’œuvre de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), le mystère s’épaissit. Il confia lui-même à la Bibliothèque du Roi, au seuil de la mort, treize « ouvrages » de sa main, des albums de dessins, comme s’il se fût agi d’offrir à la postérité les chances d’une reconnaissance que son existence terrestre lui avait refusée. Après avoir tout essayé, Lequeu avait dû se résigner à accepter un poste de tâcheron en 1790, année où il participe aux travaux de la Fête de la Fédération si chère à Michelet. En 1793, il rejoint le ministère de l’Intérieur, auquel sont rattachées les anciennes attributions des Bâtiments du roi. Quelle déchéance au regard des ambitions qui avaient animé ce Rouennais, fils d’artisan comme Diderot, et se hissant tôt, par son seul talent, au sein de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de la ville… Le peintre Jean-Baptiste Descamps devine de grandes dispositions, active son réseau, si bien que le jeune homme devient l’un des collaborateurs du grand Soufflot à partir de 1779. Las, le créateur de l’église Sainte-Geneviève, futur Panthéon, meurt l’année suivante, véritable coup d’arrêt dans la carrière de son protégé. Une grande ombre enveloppe la décennie qui débute alors, celle où David et la nouvelle peinture s’imposent. La Révolution fourbit d’autres armes sur le terrain qu’une courtisanerie incorrigible et des parlements suicidaires rendent chaque jour plus propre au naufrage. Que fait Lequeu ? Il vit d’expédients, survit, sollicite. On possède deux lettres des années 1780 qui peignent son infortune, l’une est envoyée au comte d’Angiviller, le surintendant des Bâtiments, sans donner d’adresse… Sa conduite fut ainsi une suite d’incongruités, qui n’ont d’égales que les deux composantes, en apparence irréconciliables, de son corpus. L’actualité nous ramène doublement à son œuvre de papier, où gisent les rêves de l’architecte, et peut-être de l’amant, qu’il ne fut pas. Ceci dit, ces monuments fantasmés, dans le goût romain de l’époque, il les a caressés d’une main sûre. Mais Philippe Duboÿ a montré que bien des dessins sont le produit du pillage, d’Israël Silvestre à L’Encyclopédie, décidément utile. Et puis il y a « les figures lascives », le terme est de Lequeu. Il ne les a pas écartées de la donation de 1825. Comment eût-il pu ? L’Eros respire partout chez lui, du scabreux au gynécologique (où l’on retrouve Michelet et Goncourt). Les propos très embrouillés que lui inspirent ces feuilles qui triomphent au Petit Palais sont le symptôme, comme on dit, d’obsessions mal assumées. S’y dévoile le contemporain de La Religieuse de Diderot (posthume, 1796) et de Sade, jusqu’aux têtes d’expressions auxquelles il prêta ses traits chavirés de faune fuyant. Baudelaire avait raison, Révolution et libertinage furent loin de s’exclure. Le singulier, le priapique Lequeu crut à toutes les libertés. SG / Philippe Duboÿ, Jean-Jacques Lequeu. Dessinateur en architecture, Gallimard, 26€ ; Jean-Jacques Lequeu. Bâtisseur de fantasmes, Petit-Palais, jusqu’au 31 mars 2019. Excellent catalogue sous la direction de Laurent Baridon, BNF éditions / Norma éditions, 39€.