PEINT EN FRANCE

Malraux identifiait l’art d’assouvissement aux peintres qui se seraient abaissés à plaire plus qu’à refonder une forme de sacré en bouleversant l’ordre des apparences. Les séducteurs lui répugnaient autant que les réalistes. Ses écrits sur l’art ne citent qu’une fois Simon Vouet, pour l’opposer certes à Cabanel, mais le distinguer du peintre d’Olympia. Les Voix du silence prêtent peu à la galanterie, elles crucifient les « nus à plat ventre » de Boucher, se dressent contre leur « appel à notre sensualité », comme si le crime de ne pas s’en tenir à « un univers exclusivement pictural » se doublait de celui de la chair dévoilée. A ce compte, le savoureux Michel Dorigny, auteur d’une figure de La Rhétorique décolletée, et donc partisan de la persuasion par la tête et le corps réunis, avait peu de chance d’être admis au panthéon malrucien. Il n’y trouve aucune place, pas plus qu’ailleurs, en dehors de mentions expéditives, avant le regain d’intérêt des années 1960-1970 : William Crelly, Jacques Thuillier, Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée entraîneront derrière eux une inversion de tendance qui aboutit, aujourd’hui, à la somme de Damien Tellas.  Etablir le catalogue des peintures de Dorigny, qui fut le collaborateur, le graveur et l’un des gendres de Vouet, n’avait rien d’une sinécure. Car isoler sa production propre, on le devine, s’avère parfois ardu. A côté des tableaux de sa main, puissante dans l’élégance comme Véronèse ou Carrache qu’il admirait, il existe les œuvres de collaboration, et les toiles peintes sur le canevas du beau-père. Tellas navigue en eaux dangereuses avec la meilleure des boussoles, la connaissance extrême de son sujet, qui passait par une réévaluation des gravures, et la revalorisation des héritages. Eloignées les guerres de religion, l’idiome bellifontain et son Eros savant reprennent vie sous Louis XIII. Comme le Poussin amoureux qu’il a gravé ou paraphrasé, Dorigny repart des fresquistes de Fontainebleau et réapprend le sens du solaire, de l’enchantement, avant de le transmettre au premier XVIIIe siècle, Boucher, les Coypel, Pierre et même Greuze. Si la tragédie n’est pas de son monde à peu d’exceptions, ne le croyons pas assez libertin pour traiter semblablement le religieux et le profane. A bien regarder, son sublime Agar et l’ange de Houston (couverture), quoique peu désertique et encore moins ascétique, n’annule pas la grâce du Ciel au profit des beaux corps en mouvement et des compositions fluides, qui disent le décorateur virtuose. Vouet et les siens, jadis accusés d’être des brosseurs superficiels, demandent à être revus en profondeur.

Le retour triomphal de Poussin en sa patrie, à la demande de Louis XIII et de son surintendant des bâtiments, a jeté une ombre durable sur ses collègues parisiens, que l’autorité suprême du royaume aurait tenu pour impuissants à mener les travaux confiés au normand exilé.  « Voilà Vouet bien attrapé ! », a-t-on longtemps répété, afin d’accréditer la thèse que ce mot était un jour sorti de la bouche du roi, comme un couperet. La décision de confier à Poussin le décor de la Grande galerie du Louvre ne manquait pas d’audace, et même de témérité. Ce lointain sujet, ce sujet de fierté nationale, ne brillait guère par sa science des plafonds et des entreprises de longue haleine. C’était une chose de faire vivre la fable amoureuse ou le trait de vertu aux formats de son chevalet, et à l’échelle de la lecture frontale, c’en était une toute autre de couvrir les murs les plus prestigieux de la capitale en y déployant les travaux d’Hercule, incarnation de la force juste, très en cour sous Henri IV et son fils. Le premier colloque du centre de recherche attaché au Musée du Grand siècle, lieu de savoir qui porte le nom de notre héros, se devait de lever le mystère qui entoure, voire enveloppe encore, le projet de 1641 et son naufrage annoncé. Les actes, parus récemment, comblent une lacune de l’historiographie, peu loquace quant à cet échec qu’elle préférait effacer de sa mémoire. Or, il est plein d’enseignements, enfin tirés. Paradoxale, de bout en bout, s’avère l’affaire. Seuls cinq dessins autographes ont été conservés, et séparés des nombreuses feuilles d’atelier par Pierre Rosenberg et Louis-Antoine Prat dans leur catalogue raisonné de l’œuvre graphique. Elles s’animent toutes d’une belle furia, typique du tempérament de l’artiste quand rien ne freine sa fantaisie. A preuve la célèbre empoignade d’Hercule et Antée, en illustration de Léonard. Une suite aussi virile que musicale de compositions historiées, tantôt en hauteur serties d’atlantes, tantôt en largeur, devait courir le long de la puissante corniche de la Grande galerie. Refusant d’affaiblir le discours et la tectonique d’ensemble, Poussin plie ses figures et leur cadre à une sévère organisation, conforme à l’esprit éminemment politique de la commande et fermement distincte du joyeux, ou précieux, fouillis optique en usage à Rome. Celle majeure d’Annibal Carrache ou de Pierre de Cortone ! Malgré cet écart, le souvenir de la galerie Farnèse n’en est pas moins aussi certain qu’éconduit. Français à Rome, Poussin restait Romain à Paris. Une partie de son génie découle de cette double identité.

La façon dont les œuvres s’exposent au regard et l’effort qu’elles lui réclament ont toujours préoccupé Poussin, peu adepte du leurre optique, gratuit ou seulement plaisant. Sa correspondance nous apprend qu’il autorisa Chantelou à assortir d’un rideau chacun des Sept sacrements que l’artiste avait réalisés pour lui, plutôt que de faire copier la série peinte pour Cassiano dal Pozzo. « L’invention », propice à la lecture successive des tableaux, parut « excellente » à Poussin, qui ajouta : « Les faire voir un à un fera qu’on s’en lassera moins, car les voyant tous ensemble remplirait le sens trop à un coup. » Le peintre, écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, eût à coup sûr désapprouvé « le gavage moderne de l’œil ». Elle aurait pu ajouter que la réponse de Poussin touchait à la nature même des sacrements, qui n’étaient pas de simples images, ordonnées et délectables, mais des objets investis d’une dimension sacrée. Il en allait, si l’on veut, de la double présence qu’expérimente le fidèle lors de la messe catholique. Ce que la série Chantelou, la plus grave des deux, confirme jusqu’à l’extrême-onction, où une femme préfère voiler sa douleur. Le cacher/montrer dont traite l’auteur a toujours passionné l’histoire de l’art, notamment quand le processus est interne aux formes (on pense à Bataille sur Manet et Stoichita sur Caillebotte). Mais le thème peut aussi s’aborder à travers l’invisibilité totale ou partielle des œuvres d’art, en Occident du moins, qu’elles aient été faites pour ne pas être vues, sauf à diverses occasions liées au culte, ou n’être vues que de rares curieux, dans le cas de l’érotisme à des degrés divers (le jeune Poussin y fut unique). Du divin au charnel, le présent essai dresse une typologie érudite et pluriséculaire des modes et des causes d’occultation. Avec un plaisir non dissimulé, il se penche, son point fort, sur les tableaux à couvercle, une peinture en cachant une autre, comme chez Boucher ou le Courbet/Masson de L’Origine du monde. Le Verrou de Fragonard, qui ne me paraît pas relever de la scène de viol, contrairement à ce qu’écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, mais du jeu subtil, libertin, encore incertain, entre deux corps désirants, a-t-il connu le même sort chez le marquis de Véri ? L’Adoration des bergers (Louvre), exécutée pour l’éminent collectionneur, a-t-il servi de cache-sexe, pour le dire brutalement, au tableau licencieux ? J’ai du mal à m’en convaincre… A ce livre audacieux et passionnant, il manque un chapitre, qu’appelait l’invisibilisation qui frappe désormais certains tableaux ou certains artistes (masculins en majorité), que la foi, chrétienne ou non, le féminisme ou le puritanisme arme le bras vengeur des nouvelles ligues de vertu. 

On ne quitte ni Poussin, ni le marquis de Véri, en franchissant les portes du Petit Palais. Il aura fallu qu’Annick Lemoine en saisisse les rênes pour que Paris organise enfin l’exposition Greuze si longtemps attendue des vrais amateurs de peinture. Malgré son sous-titre, qui laisse penser que seul l’enfant y est roi, c’est une manière de rétrospective à cent numéros et prêts insignes. Aucun des genres où excella, et parfois scandalisa, l’enfant de Tournus (1725-1805) ne manque, quoique certaines des pièces les plus sensuelles (tel Le Tendre désir du Musée Condé, tableau ex-Véri, impossible à emprunter) n’aient pas été jugés nécessaires à la démonstration d’ensemble. Elle est solide de salle en salle, et de bout en bout. L’omniprésence des enfants, plus ou moins sages et studieux, tient autant à leur changement de statut au temps de Rousseau qu’à l’attention que Greuze, père de deux filles, leur accorde. Entre Chardin et Girodet, nul n’a portraituré nos chers bambins avec cette profondeur riante ou boudeuse, fière ou rêveuse, nul n’a fait rayonner de pareils yeux, de pareilles bouches. En accord avec le siècle dit des Lumières, le propos des commissaires s’étoffe en se risquant à leur donner une résonance actuelle. Les thèmes de l’éducation et du patriarcat, du lait nourricier et de la nubilité (érotisée, c’est moi qui souligne), alimentent scènes de genre et scènes d’histoire, comédies et tragédies familiales. Le foyer, chez Greuze, se transforme en théâtre des passions débridées, alterne moments heureux et déchirures fracassantes avec la même émotion directe. Diderot, qui le comprit mieux que les frères Goncourt, s’est enflammé à chaque nouveau drame domestique, vainqueur des tableaux d’histoire au Salon, et d’un prix bientôt sans égal. Ces tableaux remplis de gestes et de regards sonores nous paraîtraient aujourd’hui trop rhétoriques s’ils se contentaient de transposer Poussin, une des admirations de Greuze, en milieu bourgeois ou paysan. En s’emparant de l’univers familier et familial des peintres du Nord, très en vogue alors et plus chers que les tableaux italiens, il ne leur a pas seulement infusé la vigueur expressive du grand genre, il a conservé l’attrait de l’intime, le mystère des choses laissées à elles-mêmes, et finalement élevé le particulier aux ambiguïtés de la condition humaine. Sous Louis XV, Greuze passe pour « le Molière de nos peintres », façon de rappeler que peinture et littérature, même la plus contemporaine, restent sœurs à ses yeux. Quand éclata la controverse du Septime Sévère, que le Louvre a prêté, quelques plumes défendirent « le peintre du sentiment » contre ceux qui l’accablaient de leur cécité. Greffer, avant David, le réalisme des modernes au répertoire des anciens, c’est-à-dire aux héros, fussent-ils noirs, de la Rome antique, il fallait oser.  « Greuze vient de faire un tour de force », écrit aussitôt Diderot à Falconet. Cette exposition en est un autre.

1869, Fêtes galantes ; 1880, Sagesse. Le grand écart de Verlaine continue à dérouter l’exégèse. De Cythère au Golgotha, le chemin fut-il de Damas ? Après l’interminable silence qui suivit le coup de révolver bruxellois et la parution de Romances sans paroles (1874), silence que l’abandon de Cellulairement ne put briser, le poète décida d’en sortir par le haut, et d’emprunter la Via dolorosa. La préface de Sagesse parle bien d’un « long silence littéraire » auquel le repenti, plus peut-être que le converti, entend faire succéder « un acte de foi public ». La voix nouvelle qui s’invente réclame moins la certitude d’une croyance reconquise sur l’enfance que la soumission au « devoir religieux ». Les livres d’heures de la vieille France ne sont pas oubliés, pas plus que les ferventes et parfois amoureuses prières à la Vierge, médiévisme repensé qui n’a pas échappé à Maurice Denis. Celui-ci découvre cet étrange livre de piété en 1889, quand il reparaît chez Vanier, neuf ans après la première édition. L’accueil en avait été mauvais, à l’exemption de l’hommage différé que lui rendit A rebours, sésame de sa résurrection au temps du symbolisme. Denis, son représentant parmi les Nabis, ne tarde pas à ébaucher l’illustration de quelques poèmes, en dehors de toute littéralité directe, c’est-à-dire « sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture », comme il l’écrit en 1890. Illustrer, ce n’est pas se soumettre au texte, mais traduire graphiquement l’impression et les idées qu’il a éveillées en vous. On sait que l’iconique chez Denis passe après ce que suggère la forme en soi. Dès 1891, il commence à exposer les premiers essais afin de tenter un éditeur. La Revue blanche hésite, Vollard aussi, avant de se décider. Quoi qu’il en soit, le Parallèlement de Bonnard doit sortir avant. Le Sagesse de Denis et Vollard paraît donc en 1910, décalé à l’aune du modernisme dont ses acteurs n’ont cure, mais aux prises avec l’actualité par d’autres aspects. Car le Verlaine de Sagesse a congédié ses révoltes de jeunesse, rend hommage au prince impérial, mort en 1879 chez les Zoulous, pleure les congrégations en difficulté, s’attaque à l’anticléricalisme d’Etat. Le progrès n’a pas tenu toutes ses promesses. Du reste, des bribes de Baudelaire traînent ici et là, certaines sont mineures, le réconfort du vin honnête, d’autres majeures, la tentation persistante dans l’angoisse d’offenser Dieu, la rédemption par la charité et l’apologétique, la recherche d’une paix dans la discipline ou le pardon. « Le malheur a percé mon vieux cœur de sa lance », énonce le poème liminaire. La blessure sauve dans Sagesse, car elle est espoir d’élection. Verlaine a moins apprécié Denis que l’inverse. Sans doute, au-delà de leurs différences esthétiques, n’a-t-il pas perçu ce que le texte poétique avait suggéré au peintre de l’idéal, condamné en somme à mêler le pur à l’impur. Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, dans leur admirable et si informée réédition de Sagesse, élargissent notre champ de vision sur ce point, et bien d’autres.

Stéphane Guégan

Damien Tellas, Michel Dorigny (1616-1655). Vouet en héritage, ARTHENA, 125€ / Etienne Faisant (dir.), Nicolas Poussin et la Grande Galerie du Louvre, Musée du Grand Siècle / Faton éditions / Nadeije Laneyrie-Dagen, Cacher / montrer. Une histoire des œuvres invisibles en Occident, Art et Artistes, Gallimard, 25€ /Greuze. L’Enfance en lumière, Petit Palais, jusqu’au 25 janvier 2026, catalogue sous la direction d’Annick Lemoine, Yuriko Jackall, Mickaël Szanto, Paris-Musées, 49€ /Paul Verlaine et Maurice Denis, Sagesse, fac-similé suivi d’une étude de Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, Gallimard, 35€ / Signalons la réimpression de Jean-Paul Bouillon, Maurice Denis. Le spirituel dans l’art, Découvertes Gallimard, 16,20€, la meilleure synthèse sur le sujet / A lire aussi : Émilie Beck-Saiello, Stratégies familiales et professionnelles de Joseph Vernet à travers l’étude de son livre de raison et de sa correspondance, Editions Conférence, 95€, voir Stéphane Guégan, « Joseph Vernet, un peintre qui compta », Commentaire, numéro 191, automne 2025.

PARUS

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, David ou Terreur, j’écris ton nom, éditions SAMSA, 12€.

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales, lui le peintre très favorisé de Louis XVI et des grands du royaume !

Liquidateur de l’Académie royale en 1793, il y avait été magnifiquement agréé et reçu dès 1781-1783. Sous la Terreur, son vrai visage, affligé d’une déformation humiliante, se révèle.

Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Poussin, Bonaparte et Napoléon, la gloire et l’exil, Rome, Paris et Bruxelles. Une tragi-comédie, en somme, comme l’Histoire avec sa grande hache.

Des danses de Salomé, l’art occidental ne fut jamais avare. Les premières, à l’écoute des Evangiles, remontent au Moyen Âge et fondent une tradition que la Renaissance et l’âge baroque ont largement suivie. Cette continuité a vécu tant que le christianisme structurait la société et que l’artiste en respectait les besoins. Au XIXe siècle, le recul du culte est contemporain d’une libéralisation de l’acte créateur. Sans en répudier le substrat catholique, Gustave Moreau, après 1870, traite ce sujet qu’il dit banalisé afin d’en extraire une poésie et une portée nouvelles. Au-delà du sens qu’il entend dégager de l’épisode biblique, il redéfinit la fonction même de l’œuvre, dont le mystère doit primer. L’Apparition est à Moreau ce que le Sonnet en yx est à Stéphane Mallarmé, une œuvre allégorique d’elle-même. Autrement dit : une image qui fait de l’extériorisation du regard intérieur, but de la peinture selon Moreau, son motif même. Ce rêve d’Orient aurait-il pour objet un autre rêve ? Saisie soudain de terreur, la belle Salomé croit apercevoir la tête décollée, sanglante, ceinte de rayons d’or, de Jean-Baptiste. Elle est seule à entrer dans le dialogue muet qu’instaure le martyr en figeant la danseuse. Comme tétanisé lui-même, un critique, lors du Salon de 1876, a parlé de « catalepsie » et de « sommeil magnétique ». Lire la suite dans Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF Editions/Musée d’Orsay, 12€.

A PARAÎTRE (2 octobre 2025)

Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€. Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Après 50 ans de vulgate formaliste, il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, à son souci du réel, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

IL EST DES MORTS QUI…

Il est des morts qui flottent toujours à la surface de nos mémoires. Celle, par exemple, d’Antoine Bernardin Fualdès dont Géricault ne fut pas le seul à vouloir percer le mystère et exploiter commercialement la fin atroce. Le 20 mars 1817, entre chien et loup, le cadavre d’un inconnu, charrié par l’Aveyron, est repêché. Le malheureux qui a été égorgé et jeté au fleuve d’oubli n’est pas un vulgaire bourgeois. Fualdès, membre d’une loge maçonnique, avait été actif sous la Révolution, et procureur général sous l’Empire. Or, Louis XVIII, chassé par les Cent-Jours, est remonté sur le trône et compte y demeurer. Six dessins de Géricault, très noirs, décomposent le drame en autant de péripéties macabres. La bande dessinée et le cinéma s’inventent. Ces six dessins auraient dû fournir aux vendeurs de lithographie des frissons à bon marché. D’autres artistes, moins talentueux mais plus prompts, ne lui laissèrent pas le temps de sortir de ses incertitudes. Tel était Géricault, souvent paralysé au moment de passer à l’acte. Ces amateurs d’images à sensations étaient, comme Théodore, grands lecteurs de journaux et de fascicules. C’est là qu’entre en scène le héros du dernier livre de Frédéric Vitoux, Henri de Latouche, dont David d’Angers a laissé un portrait peut-être flatté (notre illustration). Le futur pourfendeur des cénacles romantiques tenait son rang parmi les écrivains de la nouvelle école, mais sur le flanc libéral et même républicain. Une prix de poésie et un peu de théâtre, au temps de Napoléon, l’avaient sorti de l’anonymat. Sous les Bourbons, il est un des piliers du Constitutionnel, au titre éloquent. Du reste, le compte-rendu du Salon de 1817 que Latouche y donne, en évoquant l’aiglon, chatouille la censure. On bâillonne, un temps, le journal contestataire. Mais la Restauration est plus libérale que ses détracteurs actuels ne le pensent, précision qui n’est pas inutile. Car le procès Fualdès n’aurait pas provoqué le raz-de-marée européen qu’il causa dans un autre contexte. De l’événement et de sa résonance, Vitoux a tiré un roman aussi excitant qu’édifiant, si un tel déni de justice et une telle mascarade peuvent édifier. Latouche, que l’auteur chérit d’une passion ancienne (ah Fragoletta !), se jette sur ce crime avec l’avidité d’un publiciste sans le sou. On pourrait l’en excuser s’il avait dénoncé les vices de procédure et l’empressement du ministère public à boucler le dossier. Au contraire, il mit sa plume au service d’un témoin à charge qui relevait de la psychiatrie. Géricault l’aurait volontiers campée en monomane de l’amour déçu, cette Clarisse Mazon au verbe aussi soignée qu’exaltée ! Plus agréable que jolie, elle prétendit tout savoir du crime avant de se rétracter, puis de revenir à ses premières déclarations et d’envoyer ceux qu’elle accusait à la mort. Vitoux nous fait comprendre que ce procès, avant celui de Lacordaire, fut aussi celui du romantisme ; la Mazon, retournée par l’appareil judiciaire contre Latouche, l’accuse aussi d’avoir tu son attachement à la couronne et sa détestation de la nouvelle littérature. Politique ou crapuleuse, la mort de Fualdès ? Règlement de compte ou Terreur blanche ? De qui ou de quoi Mazon fut-elle le nom ? Tout simplement, peut-être, de son bovarisme, et de l’homme qui lui fut refusé.

Il est des morts qui ferment une époque. Celle, par exemple, de Roland Barthes, disparu en 1980 à moins de 65 ans, auréolé de divers titres de gloire et d’autant de malentendus. On comprend qu’Antoine Compagnon, très proche de lui dans les années 1970, mette un point d’honneur à dégager le personnage d’une mythologie dont le sémioticien, maître des signes, fut le premier artisan. Rien de plus naturel que de se construire une aura quand il s’agit de fronder, pensait-il, la sclérose intellectuelle des lieux de savoir et de pouvoir. Rien de plus légitime que de vouloir, à l’inverse, confronter l’auteur de La Chambre claire à la camera obscura de ses tiraillements, ou de ses contradictions. Et puisque Barthes n’a cessé de gloser l’écriture des autres, s’intéresser à la sienne permet d’éclairer « sur nouveaux frais », comme dit l’Académie, son triple rapport au texte, à l’édition et à l’économie du livre. Sans tarder, Compagnon nous apprend que Barthes, chantre pourtant de l’inconditionnel et de l’intransitif, n’écrivait que sur commande, information suivie immédiatement d’une autre : répondre à la demande, se plaignait-il souvent, était sa croix et son salut. Dans les années 1950, avant qu’il ne se case, il ne lui était guère loisible de refuser la rédaction d’articles et de préfaces correctement payés. Compagnon, afin d’éclairer ce moment que Barthes aurait qualifié de mercenaire, brosse le large panorama des clubs de livres français qui s’associèrent sa plume. Le Sur Racine, très décevant, en découle, comme sa fameuse analyse de L’Etranger de Camus, roman paru sous l’Occupation et devenu canonique dix ans plus tard. Barthes concède qu’il a bien vieilli pour mieux porter le fer au cœur de sa morale, trop apolitique à ses yeux. On pressent déjà ce que le livre de Compagnon rend limpide, la propension de l’émule de Brecht à décevoir les attentes de son éditeur ou de son lecteur, en vue de jouir de sa liberté et d’y attirer son auditoire. Appuyé par une classe de consommateurs élargie, et le nombre accru des étudiants, le succès du livre de poche secondera cette stratégie après 1960. Ayant rejoint l’Ecole pratique des hautes études, le polygraphe, de son côté, peut se montrer plus exigeant. En matière d’avant-propos à contre-emploi, il signe son chef-d’œuvre avec Vie de Rancé, pour 10-18, « écrite sur la commande insistante de son confesseur », soulignait Barthes. Cette plaidoirie imprévisible et somptueuse en faveur de Chateaubriand, désormais peu goûté par l’intelligentsia, et de l’objet même du livre, la langue sacrée du XVIIe siècle post-tridentin et la mélancolie pré-photographique de l’avoir été. Est-ce à dire qu’on aurait tort d’opposer le premier au dernier Barthes ? Non, si l’on se fie à la docilité qu’il montra d’abord envers le matérialisme historique. Oui, si l’on choisit de se reporter au « refus d’obéir » qu’il a régulièrement opposé à la vulgate moderniste et dont les années du Collège de France constituent l’acmé. Dès avant paraît Le Plaisir du texte et s’affiche l’aveu que la technique du contournement, de la perversion, doit seule conduire la plume de l’écrivain. Le beau titre que Compagnon a donné à son propre livre contient tout un programme, celui de la troisième voie.

Il est des morts qui divisent l’opinion, on l’a vu avec Fualdès, et secouent les consciences, on le voit avec le nouvel appel de Jean-Marie Rouart à une justice plus juste. Noble et ancienne aspiration, elle semble aussi vieille que l’institution judiciaire. Elle possède, du reste, une iconographie qui remonte à l’antiquité et que la peinture, à l’âge classique, a répandue partout, sous les yeux mêmes de nos rois, avant de triompher à l’ère moderne, supposée avoir rompu avec l’arbitraire des temps obscurs. Combien d’images nous la montrent cette belle femme aux yeux bandés, symbole d’impartialité, les mains chargées d’une balance et d’un glaive, symboles de l’équité parfaite et de la légitime répression qui doivent régler le fonctionnement des sociétés évoluées ! Il s’en faut pourtant que les avatars de Thémis et Justitia, de nos jours, agissent, en toute occasion, avec la rigueur souhaitable. Bien sûr, nous entendons le mot, à l’instar de Rouart, dans ses deux sens. Il n’est plus nécessaire d’égrener la liste des combats de l’écrivain. Au début de Drôle de justice, écho possible à Drôle de drame et Drôle de voyage, on lit cet aveu : « De manière compulsive, j’avais toujours écrit sur la justice. Une passion qui parfois frisait l’obsession. De plus, il existait un étrange lien entre mes fictions et mon existence, car loin d’avoir connu la justice sous une forme platonique, je l’avais approchée de près comme journaliste, et même de plus près encore comme inculpé et condamné dans une fameuse affaire judiciaire, celle d’Omar Raddad. » Plusieurs de ses romans se sont construits autour de procès iniques, quelle qu’en soit la motivation. Aucune raison impérieuse, aucune injonction supérieure ne devrait permettre une enquête bâclée ou un manquement aux règles de procédure, Rouart l’évoque, sans bravade inutile, au sujet des martyrs du Mont-Valérien, du procès Laval (on sait ce qu’en a dit Léon Blum) ou du procès des monstres de Nuremberg. Voltaire, Balzac, Gide, Mauriac en sont de bons exemples, le rôle de la littérature est d’alerter, d’alarmer, de « réveiller la société assoupie dans ses préjugés », ou indifférente à la marche de sa justice. Mais il incombe aussi aux écrivains, insiste Rouart, de ne pas confondre le respect des lois, propres à l’Etat régalien, et la « servitude volontaire » (La Boétie), c’est-à-dire l’impuissance à dénoncer l’injustice ou énoncer la part imprescriptible de notre humanité fautive. La « monotonisation du monde », que pointait Stefan Zweig en 1925, résulte aussi de sa moutonisation. Passant en quelque sorte de la théorie à la pratique, Drôle de justice, à mi-chemin, donne à lire une pièce en trois actes, aussi réjouissante que l’humour noir de son auteur et le cynisme sans bornes de ses personnages l’autorisent. Labiche et Kafka en se donnant la main n’auraient pas fait mieux. Démonstration est faite qu’on peut rire du pire tant que le théâtre ici, le roman ailleurs, ne dédouane pas son lecteur du criminel qui veille en lui. Ou n’innocente le représentant du Droit de ses réversibilités impardonnables. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, La Mort du procureur impérial, Grasset, 23€ / Antoine Compagnon, de l’Académie française, Déshonorer le contrat. Roland Barthes et la commande, Gallimard, Bibliothèque des idées, 19€. Du même, on lira La Littérature ça paye, Equateurs, 18€, bel hommage à la lucidité de Marcel Proust quant aux « profits » incommensurables de la lecture dans tous les domaines de l’activité humaine, otium et negotium à égalité/ Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Albin Michel, 14€.

Du côte de chez Barthes

Quand paraît le texte que Barthes rédige sur Artemisia Gentileschi à la demande d’Yvon Lambert, le monde des musées a commencé à s’agiter autour des peintres femmes, notamment des pionnières. Women artists : 1550-1950, au LACMA, en Californie, avait exhibé cinq de ses tableaux en décembre 1976. Mais qui aurait imaginé alors le bond de sa notoriété actuelle et le nombre d’expositions et de publications dont elle a bénéficié en moins d’un demi-siècle ? La synthèse volontairement traditionnelle qu’en a tirée Asia Graziano, riche de tableaux redécouverts ou réattribués, plus étanche aux approches féministes, s’appuie sur une très vaste documentation. Celle-ci, en vérité, est d’une incroyable richesse. La fille d’Orazio Gentileschi, peintre caravagesque lui-même, hérite d’un solide bagage culturel. Beaucoup de lettres en témoignent, dont maintes exhumées par Francesco Solinas. Elles dessinent de leur belle calligraphie la biographie mouvementée de cette artiste itinérante (Rome, Florence, Naples), qu’on ne saurait réduire au viol dont elle fut la victime, viol condamné par la justice du temps, et destiné à être exploité par l’historiographie, européenne et surtout américaine. Quant à se prononcer sur certaines attributions du livre, laissons ce droit aux vrais experts d’Artemisia (notamment Gianni Papi, à qui l’on doit l’exposition essentielle de 1991, et qui a reconstruit le corpus du jeune Ribera). Souvenons-nous que Roberto Longhi, en l’absence des données aujourd’hui disponibles, il est vrai, hésita parfois entre le père et la fille, voire donna à Baglione les tableaux qui revenaient à cette dernière. En 1916, il rendait cependant à Artemisia son chef-d’œuvre : Judith et Holopherne, la version du musée du Capodimonte, l’avait rejoint en 1827, sous l’étiquette du Caravage ! Ce nocturne sanglant nous projette sur la couche du général assyrien, dont Judith a saisi la chevelure avec vigueur. De son autre main, elle décapite le malheureux en faisant une légère moue. Le tableau entrelace les bras des trois protagonistes, Holopherne qui se débat, Judith qui le saigne, et sa servante qui plaque la victime de tout son poids. Aucun autre peintre « caravagesque » n’aura cherché à nous saisir avec une telle violence et à se plier autant aux indications de la Bible. L’exégèse de Barthes glisse de la lecture structurale à la reconnaissance d’une pleine légitimité picturale. Après avoir rappelé que le récit biblique proposait à la fois une narration efficace et un imaginaire disponible, son analyse s’attaque au sens du tableau, plus ouvert que celui du texte qu’il prend en charge. Dans la mesure où l’interprétation de toute peinture reste suspendue entre plusieurs possibles, celle de Gentileschi lui semble exemplairement consciente de ses pouvoirs propres. Cette maîtrise peut se flatter d’avoir eu tous les sexes. La Rome de Simon Vouet, Mellan et Mellin, chère à Jacques Thuillier, ne l’ignorait pas. SG / Asia Graziano, Artemisia Gentileschi, Citadelle et Mazenod, 2025, 149€..

Après une excellente édition des trois premières nouvelles de La Comédie humaine (La Maison du Chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse), prélude aux grands romans de l’Amour, de l’Argent et de l’Art (les trois A), Isabelle Mimouni nous livre son Père Goriot, où le polyphonique se déploie autant que nécessaire et impose, pour ainsi dire, le principe du retour des personnages et, par-là, celui de l’arborescence infinie. Rastignac, ombre de La Peau de chagrin, occupe désormais le cœur de l’action et appelle, en puissance, la figure de Lucien de Rubempré et les courtisanes qui fermeront le cycle. Il appartenait à un monarchiste déçu, et déçu par l’aristocratie, en premier lieu, de peindre le Paris moderne avec le pinceau de Dante. Corruption et prostitution, sous le camouflage de l’ordre social, régissent les hommes et les femmes de la France post-impériale. La pension Vauquer, c’est la fausse Thébaïde dont le premier cercle de l’Enfer a besoin pour y concentrer les ambitions et les rancœurs de la Restauration. « Le monde est un bourbier », proclame Madame de Beauséant ; la parente de Rastignac, qui s’y connaît, profite, on le voit, du génie onomastique de Balzac. Une note liminaire, qu’un carnet de l’écrivain nous conserve, ramène Goriot à son essence noire : un père dépouillé par ses deux filles meurt « comme un chien ». Soit le Roi Lear revisité, moins le fils dévoué. Serait-ce Rastignac ? Et ce martyr de la paternité mérite-t-il notre compassion, ainsi qu’une lecture sociologique, pour ne pas dire marxisante, y inclinerait ? Voyant le Mal partout, Isabelle Mimouni le trouve aussi chez Goriot. Passé douteux (spéculation, activisme sous la Terreur) et pulsions de crime habitent cette victime de l’ingratitude filiale. Et s’il pousse Rastignac dans les bras de Delphine de Nucingen, afin qu’elle découvre enfin les « douceurs de l’amour » dont ce mariage d’argent l’a frustrée, l’appel incestueux n’y a-t-il pas sa part ? Du reste, Vautrin, génie et poète du Mal comme Lacenaire, agit-il si différemment dans le feu que lui inspire le bel Eugène ? Barthes, qui avait une dilection pour Sarrasine, n’a pas pu passer à côté de ça. SG / Balzac, Le Père Goriot, édition d’Isabelle Mimouni, Gallimard, Folio Classique, 3€.

Pas de repos dominical pour les lundistes, et guère plus pour leurs éditeurs. Les gautiéristes et les autres, ceux à qui Théophile ne sert pas d’éthique, devraient se prosterner devant les vingt tomes de critique théâtrale que Patrick Berthier a si bien établis, souvent rétablis, et annotés en maître de l’information à la fois nette et rayonnante. Car ce monument est fait pour parler à chacun, aux amateurs de littérature, de peinture et de musique, bien au-delà des affidés du romantisme français, auxquels Barthes, adepte clandestin de l’art pour l’art, vouait une sécrète affection. Chaque lundi donc, pendant près de 15 ans, le feuilleton du Journal officiel livra sa moisson hebdomadaire d’impressions scéniques, ouvertes à tous les genres, à tous les arts, on l’a dit, libres aussi de saluer les grands morts, les naissances heureuses et les renaissances glorieuses. Entre juin 1869 et février 1872, il enterre, souvent jeunes encore, avec le sentiment donc d’une double injustice au regard de l’humaine médiocrité, Louis Bouilhet, Pierre Dupont (en se souvenant de Baudelaire), Fromental Halévy, ou ses amis de 1830, Bouchardy et Nestor Roqueplan. Du côté des naissances, il salue les débuts de Paul Déroulède et d’Emile Bergerat malgré une fâcheuse tendance au lyrisme intempestif, voire à la véhémence forcée. A l’opposé, le théâtre parnassien s’attire son soutien immédiat, les pièces de François Coppée, et surtout La Révolte de Villiers de L’Isle-Adam, plus excentrique à tous égards. Devenu lui-même un des mentors reconnus du Parnasse contemporain, Gautier leur réclame de ne pas se « restreindre autant ». Le théâtre développe là où la poésie resserre. S’il se sent vieillir à voir pousser cette école qui lui doit tant, sa mélancolie déborde littéralement à chaque allusion chagrine (Balzac), à chaque reprise illustre. Ses ultimes chroniques, après l’Année terrible qui a entamé mortellement sa santé, il les consacre à Nerval et au Ruy Blas d’Hugo. On ne saurait mieux quitter les planches. SG / Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XX, juin 1869 – février 1872, édition de Patrick Berthier, Honoré Champion, 2025, 78€. Sur le Parnasse et l’actualité de Léon Dierx, voir mon article dans la livraison à venir de la Revue des deux mondes.

L’âge béni des lectures intenses s’étire de 11 à 15 ans ; les livres vous prennent alors, ils mettent des mots sur les désirs et les peurs. On a l’impression qu’ils vous choisissent, que vous, le lecteur, vous êtes l’élu ou l’élue. Catherine Cusset a beaucoup lu avant d’écrire, elle a cru aux livres et aux tableaux, à la promesse que son existence leur ressemblerait. Comment ne pas y croire lors de sa précoce rencontre d’A la recherche du temps perdu, roman qui fait de la fiction, de la projection imaginaire de soi sur les autres, le cœur existentiel du récit ? Ses amours de jeunesse, les plus brûlantes à la lire, ont gagné à ce mimétisme une ivresse ou une détresse manifestement irremplacées. Mais la leçon est aussi littéraire. Ma vie avec Proust paie son tribut à la sincérité, à la drôlerie et au courage de Marcel en les pratiquant et les célébrant. Ne pourrait-on penser néanmoins que Proust défend une idée trop solipsiste de la passion amoureuse ? Qu’Odette ne fût en rien le genre du Narrateur m’a toujours semblé un peu forcé. La description des ravages de la jalousie ou de l’impureté des désirs, où Proust égale Balzac et Baudelaire, convainc autrement. Une philosophie pareille s’installe en vous à jamais. Que Catherine Cusset se rassure, l’antisémitisme de Proust est une blague de mauvais goût, Antoine Compagnon et Mathilde Brézet l’ont récemment « déconstruite ». Et le personnage de Bloch, empêtré dans ses masques habiles et ses dérobades moins héroïques, confirme l’incroyance de Proust envers l’absolu des catégories. Du reste, pas plus que Catherine Cusset, je ne crois à son rejet en bloc de l’aristocratie, dont La Recherche, selon Laure Murat, aurait précipité la décrépitude. Certes les élites du faubourg, parce que l’apparence y compte plus que partout ailleurs, ne sauraient se soustraire à l’ironie hilarante de l’écrivain, à sa façon de torpiller les leurres du jeu social. La thèse de la coquille vide, de la classe vidée de substance et de noblesse, souffre d’être trop générale, et ne tient pas assez compte du particulier, de l’individu et de la passion proustienne des lignages, des héritages et des devoirs qu’ils imposent. Le précédent livre de l’auteure avait appliqué à la biographie, celle de David Hockney, la vertu cardinale du roman, qui est justement de restaurer la vie ondoyante des sentiments autour des faits, d’observer la ligne de flottaison si mouvante qui règle nos destins, comme elle intéresse le peintre des piscines. Démarche proustienne, s’il en est, et que confirme Hockney lui-même. Lors de la rétrospective du LACMA, en 1988, l’artiste se demandait « si son œuvre n’avait pas une ambition similaire à celle de Proust, qu’il avait relue au fil des ans et qui était construite comme une cathédrale autour d’une quête spirituelle : la recherche du temps perdu – celle du lien entre nos différents mois qui ne cessaient de mourir tour à tour. » Cette Vie de David Hockney, imaginée et vraie, reparaît enluminée de superbes planches, d’un format carré cher au grand peintre, et d’une délicieuse postface. Un dernier mot : Some Smaller Splashes (2020) est un hommage à Caillebotte ou je ne m’y connais pas. SG / Catherine Cusset, Ma vie avec Proust, Gallimard, 18 €, et Vie de David Hockney, Gallimard, 29 €.

Sartre et Barthes meurent en 1980, le second avec dix ans d’avance sur le premier. A celui-là celui-ci doit le meilleur et le pire. Le pire, c’est la lourdeur idéologique du premier Barthes ; le meilleur, c’est l’inconscient de Sartre, ou le retour du refoulé, soit l’adhésion à la littérature et à la peinture comme la possibilité qui s’offre à l’être humain de s’arracher à sa contingence originelle, en conférant au hasard des formes un ordre transitoire. La Chambre claire, le dernier et meilleur livre de Barthes – bien qu’il porte entre autres deuils celui du roman qu’il ne sut mener à bien, est dédié au Sartre de L’Imaginaire (1940). Certaines dédicaces creusent l’hommage d’une distance. D’un écart. Le Sartre des années 1970, d’une versatilité au moins égale à son productivisme, pouvait continuer à troubler et même fasciner ses cadets, sans parler des gauchistes avec ou sans col Mao. Son omniprésence éditoriale et médiatique les soufflait. Quand il ne signe pas des préfaces à la Blanchot, ou des introductions de catalogue rattrapées par l’esprit des Temps modernes (Rebeyrolle plus révolutionnaire que le Picasso de Guernica en raison de son abstraction sauce cubaine), il tape sur le pouvoir, l’état des banlieues, la justice aux ordres, l’impérialisme américain. L’actualité ne lui donnerait pas tort sur tout, cela dit. Situations X, qui paraît en 1976, avait pour sous-titre « Politique et autobiographie ». On a vu de quelle farine se faisait la première. C’est l’écriture de soi et sa théorisation ultime qui font le prix du livre, dont une nouvelle édition augmentée est parue à la fin de l’année dernière. La part la plus jouissive, dirait Barthes, de ces ultimes confessions prit la forme d’entretiens accordés à Michel Contat pour Le Monde et Le Nouvel Observateur. La figure du pur Sartre, s’agissant de son train de vie ou de sa longue bienveillance envers l’URSS, se fissure, autant que la presse de gauche pouvait s’y résoudre. Encore le pape de l’existentialisme ne parle-t-il pas de l’Occupation ! Remarquable est la santé de son obsession flaubertienne, qu’il partageait avec Barthes. Disons simplement qu’elle relève de la mauvaise conscience chez Sartre, et du précédent libératoire chez son ancien émule. SG / Jean-Paul Sartre, Situations IX, janvier 1970 – juillet 1975, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornoga, Gallimard, 24€.

ART FRANÇAIS

Fleuron de la IVe exposition impressionniste, celle houleuse de 1879, Partie de bateau (ci-contre) rejoint les rivages d’Orsay un siècle et demi plus tard. Soulagement général et trésor national riment assez bien… C’est, en peinture moderne, la plus belle acquisition du musée depuis Le Cercle de la rue Royale de James Tissot.

Nous recopions, à la suite, un extrait de notre Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) pour accompagner cet événement. En 1879, outre ses talents d’organisateur, notre peintre déployait 19 peintures et 6 pastels, cette dernière technique le rapprochant de ses amis impressionnistes :

« Le style des tableaux, par ailleurs, s’était assimilé en deux ans les principes d’écriture de Monet, Renoir et Pissarro. Comme il se coule avec ses effets d’empâtements, de reflets fractionnés et de lumière surchauffée, dans les audaces de perspective et de composition, Caillebotte devait en étonner plus d’un et se tailler la part du lion chez les caricaturistes.

Canotiers (ci-contre) vient en tête de la liste d’envois, et ce fruit de l’été 1877 conserve dans sa structure quelque chose de la tension musculaire et du mouvement suggéré de Raboteurs de parquet. Mais s’ils semblent se pencher vers nous, au point que les mains du rameur à la pipe viennent presque à notre contact, leur énergie combinée les tire vers l’arrière du tableau. Afin de nous faire ressentir plus physiquement encore le double coup d’aviron, ce chiasme visuel s’accompagne de deux autres décisions formelles, les visages presque invisibles et l’absence de toute continuité entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur. Sauf à le supposer debout dans l’embarcation, ce dernier est simultanément happé par la composition et rejeté par elle. Caillebotte soigne aussi l’écriture ourlée du sillage, longues touches sur lesquelles la lumière ajoute un dynamisme supplémentaire. Les lignes du bateau font le reste. 

Canotiers et Partie de bateau (ill.1), qui lui succède dans la liste de 1879, ont l’air de pendants. Dimensions semblables, multiples analogies, même saisie instantanée du rameur en action, même sentiment de ne pouvoir échapper à son emprise, rien ne s’oppose à penser que Caillebotte ait voulu dialoguer avec lui-même. Robert Herbert, à leur sujet, parlait d’« études contrastées, peintes au point de vue du connaisseur ». De l’une à l’autre, les différences parlent autant que les continuités. Partie de bateau dit l’occasionnel, le furtif des joies de banlieue, quand Canotiers rend compte d’une pratique sportive, suivie, conforme au climat moral du pays depuis la défaite de 1870. Jusqu’à la première guerre mondiale, les voix se multiplient en faveur de la relève du pays par le sport, notamment le canotage et la voile imités des Anglo-saxons. Les corps et les volontés doivent se durcir dans leur exercice commun. Les canotiers font équipe quand ce Parisien rame seul, en habits de ville, et le chapeau en majesté : les caricatures de 1879 relèvent moins l’incongru de l’accessoire, justifié par l’ensoleillement, que sa netteté phallique, bien accordé aux plis saillants du pantalon. La veste rejetée, ajout tardif du peintre, souligne la virilité conséquente que respire l’ensemble de la composition, où le mariage du sport et du dandysme aurait charmé Baudelaire : Caillebotte connaît aussi bien ses classiques que la nécessité de les actualiser, il nous offre ici, en bras de chemise, mais souligné par le strict gilet, le Torse du Belvédère, complété et ramené aux proportions raisonnables du réalisme moderne !

Ce collectionneur acharné de Renoir ne saurait laisser se dissoudre ses propres figures dans la lumière impressionniste. Ici, plus marquée qu’en 1877, elle irise la surface de l’eau sans attenter au personnage, frère du flâneur de Rue de Paris ; Temps de pluie (1877, Chicago, The Art Institute). Le regard latéral, sans objet apparent, les apparente. On ne sait sur quoi soudain les yeux du rameur se sont fixés, l’instance du moment présent n’en est que plus sensible. Cette perception mobile, du reste, est l’un des charmes du canotage, respiration hebdomadaire du citadin aisé, qui doit compenser ce que la ville, évoquée au loin, peut avoir de débilitant. Le cadrage japonisant active l’impression de mouvement saccadé et d’immersion heureuse. Deux canotiers, en tenue sportive eux, progressent lentement en sens inverse, ils vont se croiser, leur rencontre est imminente, harmonieuse. Caillebotte se mesure au Manet d’En bateau (ill.03), peint en 1874, exposé rue de Saint-Pétersbourg en 1876 et présenté au Salon de 1879, où Gustave le voit, alors que la IVe exposition impressionniste a fermé ses portes. « Le tableau de Manet – tableau de Salon – Les Canotiers [sic], vous le connaissez, c’est très beau », écrit-il à Monet fin mai 1879. Entretemps, il avait lui-même exposé les siens, en réponse au Salon et peut-être, comme l’a suggéré Michael Marrinan, à La Tamise de Tissot, dont l’estampe fut l’un des frissons de celui d 1876 (ill.04).

Stéphane Guégan

ET AUSSI POUSSIN, BONNAT, DEVAMBEZ

Il y a le Poussin sévère des Anglais à particule, Anthony Blunt et Denis Mahon, et il y a le Poussin sexué des Français, Charles Blanc et Vaudoyer naguère, le regretté Jacques Thuillier jadis, Pierre Rosenberg aujourd’hui. Car, en matière d’Éros poussinien, sujet de la très remarquable exposition de Lyon, il faut inverser le mot célèbre, hors de toute grivoiserie gauloise : les Français tirèrent les premiers. En tête de leur catalogue, les commissaires, compères de Poussin et Dieu, l’établissent à grand renfort d’érudition précise et souvent caustique, ce qui n’est pas pour déplaire. Ne citons qu’une source exhumée par Chennevières, l’ami et complice de Baudelaire : merveilleuse trouvaille que cette Peinture parlante d’Hilaire Pader, un peintre du Sud-Ouest au sang chaud, et qui dit tout dès 1657 (Poussin, syphilitique comme Manet, vient de mourir à Rome). Ce témoin oublié du Grand siècle savoure le « charme » des œuvres les plus osées de son compatriote, dont il comprend la force scopique, interne et externe à cette peinture aux intensités mobiles : oui, notre œil alléché « voudrait apercevoir tout ce qu’il ne voit pas ». D’autres, à l’époque, un Loménie de Brienne, découpent leurs Poussin par vertu mal placée. Pas plus que Vasari ne dissimule la libido des peintres dont il recompose la vie, qu’ils aient aimé le beau sexe (Raphaël) ou leur propre sexe (Botticelli), les premiers biographes italiens, eux non plus, ne s’étaient voilé la face… Même privée des prêts russes, l’exposition de Lyon est un must absolu, la perle du moment, qui réunit 40 tableaux et dessins, où le fort célèbre côtoie le moins accessible et parfois le discuté, jamais le discutable. L’Amour, corps et âme, plaisir et douleur, y retrouve ses petits, de l’inspiration ovidienne aux préliminaires de l’étreinte, de l’ivresse redoublée par le vin à l’expérience tragique de la perte ou mélancolique du renoncement. Riche des libertinages à la fois savants et salés de la Renaissance, riche aussi de ses lectures, poussé par un milieu qui dissocie le Mal (la chute) du plaisir des sens, Poussin s’abandonne à l' »ultima dolcezza » ; il aura même caressé le projet d’illustrer, à son tour, Les Métamorphoses, aujourd’hui mises à l’index par certaines universités américaines. Heureuse époque où les cardinaux transalpins, sans trahir leur foi, collectionnaient les Poussin les moins chastes, comme le rappelle Pierre Rosenberg dans son essai. Son exposition romaine de 1977, alors que Balthus dirigeait la villa Médicis (autre temps aussi), annonçait, dès sa couverture, qu’une nouvelle lecture des premières années de l’artiste était en marche. L’exposition de Lyon lui doit beaucoup, au-delà même des œuvres réattribuées. D’une netteté d’analyse, qui ne craint pas d’être crue et embarrassante (aux yeux de la doxa vertueuse), le catalogue, répétons-le, force l’admiration. Sur certains points, priapisme déguisé, petits amours en action (l’un semble bien en érection au premier plan du Vénus et Adonis de Fort Worth, détail en couverture), allusions scabreuses, on serait tenté d’aller parfois plus loin. Car la force d’entraînement du peintre, le plus grand de l’art français avec Watteau et Manet, ne saurait être mauvaise conseillère. SG /

*Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmilla Virassamynaïken (dir), Poussin et l’amour, Musée des Beaux-Arts / In fine, 39€.

*A cette exposition soufflante, et visible jusqu’au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, Sylvie Ramond, sa directrice, offre une coda picassienne qui ne l’est pas moins. Nous en reparlerons.

*Signalons l’admirable essai de Stéphane Toussaint, Le Songe de Botticelli, Hazan, 2022, 25€, et sa lecture décapante du Mars et Vénus de la National Gallery de Londres, une lecture ressaisie « dans les mailles de l’homophilie florentine ».

*Nous en rendons compte dans la prochaine livraison de La Revue des deux mondes.

Les raisons ne manquent pas de se réjouir que Guy Saigne ait donné une suite à son catalogue raisonné des portraits de Léon Bonnat (1833-1922), complément en tout point digne de sa précédente publication (j’en ai dit ici les immenses valeur et utilité). Rien n’oblige, sinon quelque absurde rancune, à traiter les dits pompiers moins bien que les dits modernes, auxquels ils servent de faire-valoir chez les ignorants. Au contraire, il faut redoubler de savoir, de soins documentaires, d’analyses pointues, et se donner ainsi les moyens de comprendre dans sa logique, qui ne saurait se réduire à la servilité de l’artiste envers son public, cette peinture discréditée. S’il fallait commencer par montrer son poids sur le destin  des indépendants, on rappellerait que Bonnat fut proche de Degas et Gustave Moreau à la fin des années 1850, compris de Théophile Gautier vers 1865-1866, apprécié de ses meilleurs élèves, Caillebotte après 1870, Toulouse-Lautrec en 1881. L’échec ou le demi-échec au Prix de Rome de 1857, malgré ses trois années assidues à l’École des Beaux-Arts, ne dut pas l’étonner, lui qui s’était précédemment formé à Madrid et devant les Ribera du Prado. C’est sa ville, Bayonne, qui l’envoie en Italie, à Rome, au contact des maîtres et accessoirement des pensionnaires de la villa Médicis. Là éclate la conscience de son inaptitude à remplir les attentes que ses « camarades » se préparent à satisfaire. Préférant Michel-Ange à Corrège, il ne craint pas de les heurter : « Raphaël ne serait-il pas le Delaroche du XVIe siècle ? » Autant que son romantisme, son mysticisme de jeunesse, Guy Saigne le souligne, mérite grande attention. Car il en découle la primauté religieuse de sa peinture d’histoire, qu’inventorie le présent livre. En dehors de rares escapades du côté d’un Orient visité, scruté, qui nous vaut son merveilleux Barbier de Suez, le meilleur de l’artiste se place au service d’un Dieu de plus en plus absent, et d’autant plus désiré. Dès sa première apparition au Salon, en 1861, les intentions de l’artiste sont claires, prendre le train du réalisme en y raccrochant l’inspiration catholique, voire la peinture d’église, aux antipodes des « saintetés au miel » (Zola) de Bouguereau. Manet pense alors ainsi. Deux choses nous frappent dans ce corpus qui débute avec le superbe Bon Samaritain de 1861 : la prégnance du nu masculin et son érotisation, sur le mode sensuel de l’étreinte endeuillée ou de l’empoignade virile. Que de corps emmêlés, de compostions en chiasme, d’énergie rageuse, pour le dire comme ce fanatique d’Eschyle, Shakespeare et Hugo ! Bonnat était-il même en mesure de se libérer, au sens freudien, de cette exagération anatomique, de cette surabondance de muscles tendus comme des épées ? Ajoutons à cette singularité les résonances profondes de thèmes comme la cécité d’Œdipe ou la chevelure menacée de Samson, et aventurons-nous jusqu’à suggérer l’homosexualité latente, vécue ou sublimée, d’une peinture, on le découvre, à secrets. Voilà une autre raison de se procurer ce livre et de s’intéresser à un artiste qui, dit le préfacier, était frère de Rembrandt et Velázquez plus que de Cabanel et Gérôme. SG / Guy Saigne, Léon Bonnat. Au-delà des portraits, préface de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Mare & Martin, 150€.

Exact contemporain du génial Bonnard (1867-1947) à peu de choses près, André Devambez (1867-1944) l’a sans doute croisé à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts autour de 1887-1889, où le poussent Gustave Boulanger, Jules Lefebvre et Benjamin-Constant. Mais le premier quitte l’institution au moment où l’autre s’apprête à triompher. Prix de Rome 1890, Devambez aurait sombré dans le plus complet oubli s’il n’avait eu la bonne idée, ses rêves d’immenses machines historiques vite avortés, de se muer en chroniqueur du temps présent. On le rebaptisa d’un terme que Zola avait forgé en l’honneur des futurs impressionnistes : « l’actualiste » oublia donc les toiles extravagantes pour l’extravagance de la rue, les vues d’en haut (les meilleures datent de la guerre de 14-18 et de l’Exposition universelle de 1937) et les caprices d’une imagination parfaitement accordée aux attentes de lecteurs de tout âge. Pour Apollinaire, il n’était pas d’humoriste plus apte à égayer le Salon des Artistes français, plus grave et conservateur que les expositions alternatives. Bref, en reconnaissant la force de sa Charge (Orsay) de 1902, malgré ce qu’elle doit à Vallotton, et en appréciant (moins) ses Incompris de 1904, auxquels on peut préférer ses images de la bohème nourries par avance de truculence fellinienne, nous pensions avoir fait le tour du personnage, promis aux honneurs les plus éminents. Nous nous trompions. Le catalogue d’une récente rétrospective, enfant (peu sage) du rapprochement entre le musée des Beaux-Arts de Rennes et le Petit Palais de Paris, nous a révélé de quoi justifier son épaisseur inattendue. Autre point commun avec Bonnard, il sut s’attirer les bonnes grâces de Louis Vauxcelles, le tombeur des Fauves, et d’Arsène Alexandre, très lié à l’image multiple. Dernière convergence : avant de rejoindre le parti des dreyfusards avec toute l’ardeur des frères Natanson et d’un Vuillard, La Revue blanche avait publié son Enquête sur la Commune. Une quinzaine d’années plus tard, nous voyons l’événement fratricide détourner les pinceaux de Devambez, galvanisés pour l’occasion (Hals et Caravage sont quelques-uns de ses dieux). Que penser de ces tableaux exposés lorsque la reprise des tensions avec l’Allemagne se précise ? Ces bougres et ces enfants armés de fortune sont-ils de simples illuminés, gorgés de mauvaise violence et prêts à incendier la ville ? Identifiant le mélange d’ironie et d’empathie qui transpire de ces tableaux pris au piège d’un drame irréductible à sa caricature, Gustave Kahn a vu juste en 1913. Cette peinture, qui s’était pensée d’histoire trop tôt, l’était devenue. SG / Laurent Houssais, Guillaume Kazerouni, Catherine Méneux et Maïté Metz (dir.), André Devambez. Vertiges de l’imagination, Musée des Beaux-Arts de Rennes / Paris Musées, 49€.

A NE PAS MANQUER

Eugenio Tellez. L’ombre de Saturne.

Exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine.

217, bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Du 15 février au 22 avril.

Catalogue, éditions Hermann, 25 €.

NUE VÉRITÉ

La rentrée des classes, sur les Champs-Élysées, a d’abord retenti du flop de la Biennale des Antiquaires ! Mais ce ratage est déjà oublié, deux expositions, Penn au Grand Palais, Zorn en face, ont lancé une saison qui s’annonce historique, Rubens vu de la gentry, François 1er vu du Nord, Degas vu de Paul Valéry, Gauguin vu de l’art total, Dada vu d’Afrique, Derain vu de lui-même… France is back ! La photographie, aussi. Le Grand Palais en est devenu un des lieux obligés et Jérôme Neutres, l’un des artisans de cette sanctuarisation, peut s’en féliciter au seuil du catalogue Penn. L’intruse des Beaux-Arts s’est acquis un public qu’on lui croyait hostile, celui du Grand Palais. Il va, sans nul doute, adorer ce que nous adorons d’Irving Penn, les photographies de mode, si belles qu’on oublierait que cette beauté vient aussi des modèles et des robes, également sublimes, qui s’épousent sous l’œil stylisé du maître. Et aucune des « celebrities » que Penn a accrochées à son gotha personnel ne manque au mur, des murs sobres, un accrochage raffiné et capable d’humour. Tout lui. De parents juifs lituaniens, que la Révolution russe pousse à l’exil, Irving, né en 1917, s’est d’abord rêvé peintre. Et sa solide culture visuelle, son attachement pérenne au graphisme de Daumier et Lautrec, lui viennent d’une formation précoce, notamment auprès d’un certain Brodovitch, qui avait tâté des Ballets russes ! En 1938, ce diplômé de 20 ans se paye un Rolleiflex et commence à déplier sa boîte noire là où ses flâneries le mènent, à la manière du Chiffonnier de Baudelaire dont il est un des héritiers (sujet du prochain livre d’Antoine Compagnon).

En devenant photographe, Penn ne cesse pas de peindre, il peint autrement. Très vite, il use de la couleur dont les puristes du médium ont horreur. Très vite, il jongle avec les codes hors de tout essentialisme. Travailler pour la presse le protège des tocades modernistes, il se jette toujours au « cœur du sujet », même si son approche du réel refuse la littéralité illusoire du documentaire. A l’évidence, et le premier moment du parcours le montre assez, il intègre tôt les marottes du surréalisme, la rue, les vitrines, le Mexique… Shop Window Mexico, en 1942, paraît dans VVV, la publication new-yorkaise de Breton et Duchamp. Le merveilleux n’est pas affaire d’arrière-monde, mais surgit du décalage entre le banal et l’imprévu. Penn appartient enfin à un temps, les débuts de la presse glamour, où l’art et le papier glacé faisaient encore alliance. L’erreur serait de croire qu’il bouscula les patrons de Vogue et leur imposa sa modernité : c’est le pragmatisme américain, pour qui le commerce et la publicité ne relèvent pas du grand Satan, qui fusionne les talents. Car la photographie n’est pas chose inerte, c’est une force d’entraînement, Éros, dollar, art. Dès 1939, Shadow of Key, Gun and Photographer, établit le théâtre d’ombres où tout advient. Le photographe scrute son absence à venir. Dans le haut du cliché, deux ombres, une clef et un révolver. La première dit l’infini déchiffrage du monde, l’autre pointe la résolution des conflits dont chaque image se fait le fragile refuge.

Mais la rétrospective Penn vaut aussi par la divine surprise qui cueille le visiteur au premier étage du Grand Palais, le parcours ménage alors  un déferlement de nus féminins ballottés entre Man Ray et Lucian Freud, le galbe irradié et la chair dilatée. Aussi cru et caressant, aussi inspiré surtout, se montra Anders Zorn (1860-1920), héros du Petit Palais, lorsqu’il modelait, à la surface de ses robustes toiles, de robustes Suédoises, si plantureuses et indécentes, à l’occasion, qu’on les a longtemps occultées. Ce sont de fières Vénus du Nord, elles préfèrent la froidure des fjords à l’onde amère de la mythologie. Zorn les photographie, avant de les peindre, comme autant de divinités universelles. Elles couronnaient une carrière aux débuts moins fracassants. Lorsqu’il commence à exposer à Paris, en 1882, on le tient plutôt pour un aquarelliste de bon ton. Lumières et reflets dissolvent un peu le sujet, sagement accrocheur, de ces feuilles délicates, aux antipodes de la tournure qu’allait prendre le style du viking. En quelques années, il passe du luminisme précieux de Fortuny père à une peinture autrement incarnée. A l’évidence, le choc du naturalisme Troisième République a précipité la mue. Du reste, parmi ses soutiens français, on trouve alors Antonin Proust, le chantre de Manet, et Rodin, qui savait faire saillir les corps de femme dans l’espace. Zorn le rubénien sait même les faire danser dès qu’il se tourne, réflexe identitaire innocent et souvent délectable, vers le monde rural des fêtes et tablées villageoises.

Comme chez Sargent ou Sorolla, les rouges et les noirs donnent de la voix, et la lumière, loin de boire les formes désormais, les fait vivre d’une manière si intense que ses dons de portraitistes sont de plus en plus recherchés au tournant des deux siècles. Le Petit Palais, sans lésiner sur le vernaculaire de la scénographie, en a rassemblé de très puissants. Là encore les femmes dominent l’autre sexe, moins libre des convenances et de l’impératif de l’habit noir. Le feu d’artifice eut la préférence, notamment, des étrangères de passage. Comme Mme Richard Howe s’habille de rouge et Elizabeth Sherman Cameron de satin fleuri, Zorn débride ses couleurs les plus rutilantes. Manet en était la preuve vivante : qui triomphe des tons les plus fous peut exceller dans le noir. Zorn reste l’un des aquafortistes les plus forts et poétiques de la fin-de-siècle. L’incomplétude de l’eau-forte, ses noirs griffés, ses effets de dévoilement, conviennent au portrait, Verlaine ou Strindberg, comme aux instantanés urbains. Une certaine Europe cosmopolite continue à palpiter ici… Les Français, qui ont la mémoire courte, ont-ils conservé à ce peintre de tempérament l’estime dont Zorn put se prévaloir, à Paris, jusqu’au bout de la Belle Époque ? En 1906, alors que Durand-Ruel lui déroulait le tapis rouge d’un vaste bilan, le critique Louis Vauxcelles clamait haut et fort sa « luminosité audacieuse », son « métier simple, large, aisé », sa façon d’étaler la matière « d’une brosse alerte et hardie ». Merci au Petit Palais de nous la remettre sous les yeux.

Il y a 30 ou 40 ans, on aurait dit de Zorn qu’il appartenait à « l’autre XIXe siècle », à ce siècle qui n’était pas celui de Delacroix, Courbet, Manet, Gauguin ou Cézanne. Autre par ses origines géographiques, ou autre par son langage distinct des grands ismes…  Peu d’historiens alors plaidaient la nécessité d’appréhender la période en son entier, s’aventuraient à faire tomber les frontières et les clivages hérités du premier XXe siècle. Jacques Thuillier fut de ceux-là. C’est qu’il appartenait à une génération qui vint à maturité aux lendemains de la seconde guerre mondiale, quand culminait le discrédit de la peinture de Salon, des « pompiers » au naturalisme 1880, discrédit que le futur professeur du Collège de France a combattu par tous les moyens. Aussi ne faut-il pas rejeter aux marges de son corpus scientifique, dominé par le Grand Siècle, la masse des écrits qu’il dédia, d’une plume fervente et caustique, à Géricault, Delacroix, Bonnat, Baudry, Bastien-Lepage ou l’École des Beaux-Arts… L’ouvrage qui les rassemble pourrait bien devenir le plus utile des douze volumes de ses Œuvres complètes. Sa matière, en effet, était très dispersée et elle forme, à sa façon, le livre que Jacques Thuillier n’eut pas le temps d’écrire. Composé d’articles, de préfaces et du catalogue de l’exposition qu’il organisa au Japon, en 1989, sur le romantisme français, l’ensemble pivote sur la fameuse conférence du 27 mars 1980, « Peut-on parler d’une peinture pompier ? » Sous ce titre à double sens, elle faisait entendre une manière de protestation, de résistance aux blocages qui avaient longtemps retardé le réexamen de tout un pan de l’art du XIXe siècle. Dès 1973, il en appelait à la conservation de la gare d’Orsay et à sa conversion en musée. Treize ans plus tard, saluant l’ouverture du lieu controversé, son éditorial de la Revue de l’art marquait la victoire d’un combat gagné de haute lutte. Le texte de 1986 ne postulait pas un simple renversement des valeurs du modernisme. De même qu’il n’y avait pas lieu de tenir Rochegrosse pour l’égal de Degas,  ni de substituer une orthodoxie à une autre. Rendre à nouveau visible, protéger de la destruction tableaux et sculptures après un demi-siècle d’incurie, ne relevait pas du révisionnisme, mais de « l’élargissement des horizons » (Catherine Chevillot). La prochaine étape, aux yeux de Jacques Thuillier, eût consisté à faire d’Orsay le laboratoire de nouvelles lectures, plus attentives aux interférences, aux enchaînements inaperçus, qu’aux catégories trop étanches. Il en avait fixé, par avance, le programme dans un article de 1974, « L’impressionnisme : une révision », qui peut être lu comme l’énoncé d’une méthode applicable à l’ensemble du siècle, académique ou non, et aussi soucieuse du langage des formes que du contenu narratif et affectif des œuvres.

Stéphane Guégan

*Irving Penn. Le Centenaire, Grand Palais, jusqu’au 29 janvier, somptueux catalogue (Editions de la RMN/Grand Palais, 59 €). Parce qu’elles sont révélatrices du dialogue franco-américain à maints égards, l’œuvre et la carrière d’Irving Penn invitent à relire, 17 ans après sa sortie, le désormais classique Un jour, ils auront des peintres d’Annie Cohen-Solal, que Folio Histoire (Gallimard, 11,90€) fait entrer à son catalogue. Elle y étudiait les différentes dynamiques de légitimation et de création au terme desquelles l’idée d’un art proprement américain avait pu s’imposer à la conscience des États-Unis et du reste du monde. En matière d’identité culturelle, concept délicat, les effets de seuil se laissent mal percevoir. Il semble bien pourtant que la France, à partir de l’Exposition Universelle de 1867, ait contribué de façon décisive à la reconnaissance publique des peintres et photographes d’outre-Atlantique. En 1889, note l’auteur, les médailles pleuvent (Sargent, Harrison, Whistler). Après 1900, les émules américains de Monet et de Manet, dont Annie Cohen-Solal souligne bien les divergences, peuvent faire souche sur leur sol même. Il est très éclairant d’avoir dégagé la filiation Gérôme-Eakins-Robert Henri (le maître de Hopper), qui eut Philadelphie pour foyer, avant de conquérir New York ; on comprendrait mal autrement les tensions de la modernité américaine, d’une guerre l’autre, entre modèle européen (Matisse, Picasso, Dali, Masson) et impératif vernaculaire / réalisme indigène. A trop s’être laissé envoûter par le modernisme selon Alfred Barr, et le premier MoMA, on a fini par oublier que la création autochtone le débordait de toutes parts. Les photographes, de Steichen à Walker Evans et Penn, en furent les preuves vivantes. SG

*Anders Zorn. Le Maître de la peinture suédoise, Petit Palais, jusqu’au 17 décembre. Le catalogue (Editions Paris Musées, 35€) constitue la première monographie française jamais consacrée au grand peintre suédois. A l’occasion de cette rétrospective haute en couleurs, le Petit Palais dévoile la fleur de ses pastels. En plus des maîtres du genre, de Degas et Morisot à Redon, Charles Léandre (notre photographie) et Lévy-Dhurmer, on y voit et souvent découvre les pouvoirs du médium, en pleine renaissance, sur les artistes les moins sensibles, a priori, à son charme. Le pastel, si propre à faire frémir l’épiderme, entraîne ainsi Alfred Roll au-delà de lui-même, loin des vertueux pâturages, aux confins plutôt de Baudelaire et de Huysmans. La Manette Salomon de Marthe Lefebvre, sur une donnée littéraire voisine, tend à l’Eros de Vallotton et Maillol, le génie féminin en plus. Ajoutons que le catalogue raisonné de la collection des pastels du Petit Palais (Editions Paris Musées, 30,90€),  dû à Gaëlle Rio, comble toutes les attentes. SG

*L’Art au XIXe siècle. Un nouveau regard. Les écrits de Jacques Thuillier, Serge Lemoine (dir.), préface de Catherine Chevillot, Editions Faton, 49€. Dans le dernier numéro de Grande Galerie qu’il dirige, Adrien Goetz rend un très bel hommage à Jacques Thuillier et son œil ivre de tout. Venant d’un historien de l’art peu canonique, et d’un romancier qui aime à broder ses fictions espiègles sur le sévère canevas de sa discipline, le coup de chapeau ne surprendra pas. Née des rêves helléniques de Théodore Reinach, la Villa Kérylos vient d’y retourner sous la plume de Goetz dont l’atticisme, à la manière des Grecs justement, s’autorise des touches incessantes de couleur et d’humour. L’art du contraste et de la pointe a toujours souri à l’auteur, dont on sait qu’il vénère autant Arsène Lupin et Jules Verne que ses chers Racine et Chateaubriand. Plus grave que les précédents, parce qu’il se charge du destin des élites juives de la Belle Époque, et qu’il explore avec le même recul le devenir des fulgurances amoureuses, Villa Kérylos (Grasset, 20 €) donne rendez-vous à une série de fantômes qu’il eût été criminel de ne pas rendre à la vie. Et Goetz sait s’y prendre pour ressusciter certains Lazare de notre mémoire nationale. Les frères Reinach, les cousines Ephrussi, Eiffel et d’autres défilent devant les yeux du personnage central, narrateur de sa vie, une vie miraculeusement arrachée à la modestie de ses origines par la grâce d’un fou de beauté, et d’une femme sans lendemain. Après tant de récits normands et anglais, Goetz entre dans la lumière du Sud et prouve qu’elle peut être la complice du mystère et du temps retrouvé. SG

Ciné-Billet

A voir  Les Proies de 1970, réalisé par Don Siegel, on comprend en quoi une cinéaste d’aujourd’hui a pu se sentir sollicitée par son scénario et défiée par ses enjeux de mise en scène. Sofia Coppola a donc pris le projet à bras le corps. On sort étonnés et à demi convaincus par  son remake. La réalisatrice semble avoir choisi ce matériau narratif au potentiel cinématographique évident, porteur de thématiques qui lui sont chères, sans avoir tranché sur ses décisions. Le traitement du scénario prend mille directions, ce qui déroute et tient le spectateur à distance. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer le travail de tri opéré à l’égard de la version originale, un peu vieillie à nos yeux. Peu de cinéastes sont parvenus à offrir une analyse aussi empathique de la réclusion féminine et une vision si fine des rapports entre femmes. Sofia Coppola renoue ici avec l’ambiance glacée de Virgin Suicides tout en actualisant son esthétique pour servir un genre qu’elle n’avait jusqu’ici jamais abordé : le film historique. L’histoire des Proies est, en apparence, très simple : en pleine guerre de sécession, un pensionnat sudiste de jeunes filles tenu par une directrice stricte et autoritaire (Nicole Kidman) recueille à contrecœur un jeune officier yankee, par charité chrétienne. On décide de le « retenir en captivité » jusqu’à ce qu’il soit rétabli, avant de le livrer. Peu à peu, la présence de cet homme agit sur les frustrations sexuelles et sentimentales des différentes protagonistes. Chaque personnage féminin incarne un type de désir inassouvi que réveille la présence du caporal : ce sera le désir sexuel pour l’une, l’amour de conte de fée pour l’autre, l’idéalisation quasi-freudienne pour la petite fille, la simple envie de se sentir encore désirable quand on est une femme de 50 ans. Le choix fondamental qui commande la mise en scène de Coppola est le huis clos, à rebours du film de Siegel qui multiplie les extérieurs. La caméra de Coppola, elle, ne quitte pas la maison, ou très peu. La création d’un univers fermé, pesant, suffocant, s’impose comme la vraie réussite de ces nouvelles Proies.

Là où Siegel fouille l’ambivalence des caractères, la perversité des cœurs qui se manifeste aux dépens des personnages (au gré de flashbacks ou de voix-off qui démentent l’impassibilité des visages), Coppola se tient à distance afin que ses personnages perdurent dans leur énigme, et le spectateur dans son incapacité à y voir clair. Autrement dit, convoquant un regard naïf. Coppola nous fait croire au conte de fée mais pour mieux le détruire. Au départ, tout n’est qu’ordre, calme et propreté. Tandis que Siegel développe une gradation narrative, une montée progressive des tensions, et prépare le spectateur au surgissement de la violence physique, Coppola s’intéresse au contraste qui déconcerte, à l’antithèse, et nous montre l’envers violent du décor de la bienséance, sur le mode d’un coup de théâtre impossible à prévoir. Contraste entre la cueillette champêtre du début et le dénouement du drame, entre la manière dont une éducation religieuse peut façonner des esprits, gommer les corps, et la façon dont ces désirs rentrés trouvent un moyen de prendre leur revanche ; contraste enfin entre le corps qui se contient et se contraint et le corps qui se déchaîne à la façon d’une bête sauvage. Bref, à la limpidité narrative choisie par Don Siegel, Coppola substitue une eau trouble d’où surgit l’improbable. C’est s’exposer au danger de perdre à plusieurs reprises le spectateur. Prenons le personnage de Colin Farrell, dont le choix de casting témoigne déjà d’un écart par rapport à la version de 1970. Ce n’est plus un Clint Eastwood au charisme envoûtant, au corps puissant et au regard ténébreux, montré dès le départ comme un indéniable séducteur. Le caporal de Coppola trompe par sa douceur, sa figure calme et peu expressive, ses manières de gentleman. Le spectateur est enclin à rêver d’une romance possible entre lui et le personnage de Kirsten Dunst. Si bien que la « métamorphose » du caporal au milieu du film en personnage bestial et cruel, est surprenante, voire impossible. Le caporal de Siegel attisait volontairement le désir autour de lui, ce sont les femmes, chez Coppola, qui, animées de désirs irrépressibles désormais, se resserrent peu à peu autour du caporal, leur proie. Le film, bien sûr, se prête à une incessante réversibilité des rôles entre le chasseur et le chassé. D’un côté, les femmes, qui tiennent en captivité le caporal, puis deviennent dépendantes de sa présence jusqu’à lui imposer une sorte de chantage sexuel. De l’autre, le caporal, enfermé à double-tour dans une chambre, mais vite conscient que le désir qu’il engendre chez les femmes sera son arme pour s’échapper, vainqueur lorsqu’il prend le « contrôle » de la maison par la terreur, et finalement vaincu par l’ultime piège échafaudé par les femmes dont le machiavélisme a définitivement englouti l’angélisme. De multiples mutations traversent ainsi les personnages, comme si chaque individu contenait tous les tempéraments, tous les comportements, comme si la morale n’était que rapport de force. Un rapport corporel de force. Valentine Guégan

FOREVER NOW

Elle nous enterrera tous, cette peinture qu’on dit morte. Peu importe son âge, elle ne cesse de nous surprendre, et de se surprendre. Chaque jour en apporte la preuve. Tel pinceau oublié, tel inconnu réévalué, tel nom nouveau, notre œil est fait pour ces rencontres-là. La peinture continue. Et tant pis pour les prophètes de malheur qui croient ses jours comptés. Tous les 10 ou 15 ans depuis 1929, année de sa fondation, le MoMA dresse un bilan de santé de la peinture contemporaine, principalement américaine. On aimerait que nos institutions en fissent autant… Se pourrait-il qu’elles craignissent le diagnostic? C’est pourtant lorsque les critères d’évaluation se relâchent, contaminés par la bulle financière du marché et un milieu peu soucieux d’orthodoxie, qu’il devient impératif d’y voir net.

Du reste, le dernier inventaire de nos amis new-yorkais n’a pas suscité de commentaires en France. Son long titre en dit l’ambition, qui se réfère au débat actuel sur le présentisme et ses effets tous azimuts, The Forever Now: Contemporary Painting in an Atemporal World. Nous vivons, on le sait, le temps court de l’éphémère, sans horizon autre que la consommation/consumation instantanée de tout, événement, information, mémoire et ce qu’on appelle encore l’art. La minute, la seconde est devenue notre éternel, le passé un étal de biens disponibles, le langage un outil déraciné, la création un ovni venu de «some other space or time», pour le dire comme Oscar Murillo, l’un des artistes les plus intéressants parmi ceux qu’avait réunis Laura Hoptman au MoMA durant l’hiver 2014-2015. Partant du constat que la peinture s’est elle aussi adaptée à ce que Forever Now  nomme justement «la condition culturelle post-internet», la commissaire y confrontait une quinzaine de peintres, tous Américains à peu d’exceptions près. Absente ici, la France ne l’est pas moins du parcours historique du MoMa en ses ultimes salles, plus généreuses (avec raison) envers la peinture allemande des années 1970-1980. Le Picasso de la guerre froide (et encore), Dubuffet et le premier Martial Raysse sont les seuls à avoir droit de cité dès que le visiteur sort de la guerre de 39-45. Mais là n’est pas la question aujourd’hui. Forever now se penche donc sérieusement sur le cas de peintres, femmes (nombreuses) et hommes, pour lesquels il n’est plus nécessaire de s’inscrire dans une filiation formelle ou idéologique univoque, de suivre une ligne et d’aspirer à quelque cohérence que ce soit. À cette volonté de rester inassignable et inqualifiable se reconnaît une pratique plus déculpabilisée que la fronde postmoderne des années 1980, puisque même la tradition moderne (et notamment l’abstraction), loin de rester honnie et ostracisée, retrouve une valeur d’usage dans notre monde désenclavé.

Recyclage, sampling, remix, décalage plus que décodage, brouillage, ce sont autant de voies empruntées par des artistes qui sont les premiers à avouer leur rapport multiple (étoilé, dirait Barthes) au réel et aux images, l’un et les autres ayant tendance à se confondre plus que jamais. L’atemporalité du titre s’explique ainsi par le refus d’un temps et d’un espace mental unidimensionnel, il renvoie à la «super-hybridité» de la jeune expression plastique, issue qu’elle est désormais d’une culture aussi additive qu’addictive, où l’aléatoire de l’Ipod et du smartphone s’est substitué à la logique des cerveaux humains. Toute possibilité d’un style hégémonique, qu’aurait pu incarner un Jeff Koons, est balayée par le zapping généralisé, le zombisme carnassier et l’adhérence positive des artistes à la situation présente. Nulle ironie ou presque, nulle nostalgie, en tous cas. À propos d’une de ses récentes natures mortes, Amy Sillman s’exclamait surprise: «Oh wow ! I made a Picasso!» De même, Richard Aldrich peut avouer avec un léger sourire: «Sometimes it works like a Franz Kline and sometimes it looks like a Kanye West song.» Faut-il admettre sans broncher que notre monde, fût-il déterminé par la simultanéité de l’information et le relativisme culturel, ne puisse faire place à autre chose qu’à d’immenses toiles transformées en collusions stylistiques ou, pire,  en buvards assoiffés?  licence intégrale est souvent la mère du néant. Certes, The Forever Now n’entendait pas hisser ses artistes sur le même rang, ni nous assurer de leur durée. Le meilleur y côtoyait l’éclectisme cool des écoles d’art rattrapées, en Europe comme aux États-Unis, par le «village global». Un constat y sautait aux yeux pourtant, et il rassure un peu. Résistant à l’heureuse anomie du moment, les «maîtres à penser» de la nouvelle peinture se nomment Picasso, De Kooning, Martin Kippenberger, Sigmar Polke et, plus inattendu, Philip Guston (1913-1980). Ce denier nom fera cependant plaisir à tous ceux qui assistent ou travaillent, depuis une vingtaine d’années, à sa pleine réévaluation. De manière subtile, italienne, pour tout dire, Peter Miller y aura contribué avec une belle constance et autant d’intelligence. L’exposition Philip Guston: Roma, en 2011, c’était lui. Un colloque, à la suite, avait exploré les italianismes et les italianités du grand Américain, qui n’aura pas attendu son coming out de 1970 (sa rupture sanglante, autrement dit, avec l’expressionnisme abstrait et la gentry de la critique new-yorkaise) pour se colleter à l’héritage des artistes de son panthéon. Ses fameux Conspirateurs de 1930 dérivent, en partie, de la célèbre Visitation du Pontormo! La chose est établie par les actes du colloque, ils s’intéressent aussi à ce qui préparait le retour de Guston au figuratif et au loufoque satirique. En effet, bien avant qu’elle ne se mette au diapason de Pollock et De Kooning, sa peinture respirait d’autres sources, de Goya à Ensor, de Beckmann à Guernica, et visait d’autres cibles. On a longtemps préféré oublier le tropisme italien du premier Guston, l’œil bien ouvert sur De Chirico et les vieux maîtres (Giotto, Masaccio), passions toscanes que partageait Rothko. Après l’épisode houleux de la galerie Marlborough et la levée de boucliers qu’elle suscita en octobre 1970, Guston pouvait écrire à Tom Hess: «I’ve been going all over Italy, Sicily, looking and thinking.» Penser et respirer… Penser en respirant, tout est là.

301_maxi_384632015_07_Autre revenant de poids, Bertholet Flémal (1614-1675), le Liégeois a commencé à sortir de sa relégation feutrée dans les années 1960 et le regretté Jacques Thuillier fut pour beaucoup dans cette manière d’exhumation. C’est lui qui réattribua le superbe Sacrifice d’Iphigénie du Louvre avant que les archives ne parlent et ne rappellent que le jeune Flamand s’était taillé une rapide réputation dans le Paris de Louis XIII et de la Régence. Deux des chantiers les plus significatifs d’alors, le cabinet de l’amour de l’hôtel Lambert et la coupole de l’église Saint-Joseph-des-Carmes, une des rares coupoles plafonnantes de la capitale, ont reçu son coup de griffe, viril et fougueux. Flémal, à la fin des années 1620, s’était formé auprès de Gérard Douffet, autre artiste à poigne, riche d’un long séjour italien et du choc caravagesque (ah! L’Arrestation du Christ de Boston). L’émule ne put résister, bien sûr, à l’appel su Sud. D’autant plus que Liège, loin de cultiver le rubénisme d’Anvers et de Bruxelles, brûle pour Paris et Rome. Parvenu à ses fins vers 1638, Flémal refuse d’épouser le poussinisme comme une prison sévère, voire exclusive. Cette durable légende ne résiste pas à la minutieuse enquête de Pierre-Yves Kairis (l’homme qui a identifié, perdue dans une église des environs de Bruxelles, la Mort de la Vierge du génie des Andelys). Pour mieux faire mentir ses aînés, qui jugeaient «froid» et académique ce Flémal si peu rubénien dans les années 1950, l’auteur nous rend un peintre autrement tempétueux, un peintre qui a regardé Testa, Mola et Rosa à Rome, poussa jusqu’à Naples et s’électrisait à ses propres audaces, drame ou scène érotique. Sa Mort de Pyrrhus d’une furie sanguinaire peu banale, n’aura pas d’équivalents avant David et ses élèves les plus noirs. Au registre du leste, sans parler des bacchanales, citons l’étonnant Hommage à Priape, récemment identifié en 1989 dans les collections moscovites, ce vivier sans fond… On comprend que Pierre-Yves Kairis ait préféré situer son héros dans le sillage de Gossaert et de ces flamands rompus aux compositions musclées, aux distorsions volontaires et d’éclat trouble. «Voulant trop en faire, il accumule et ne choisit pas», écrit Alain Mérot tout en reconnaissant que son Héliodore chassé du temple annonce le théâtre de la cruauté d’Artaud. Flémal serait-il notre contemporain sans les accrocs de son supposé classicisme? Stéphane Guégan

*Laura Hoptman, The Forever Now: Contemporary Painting in An Atemporal World, MoMA Publications / Thames and Hudson, 50$

*Peter Benson Miller (éd.), Go Figure New Perspectives on Guston, New York Review of Books / American Academy in Rome, 48$

*Pierre-Yves Kairis, Bertholet Flémal 1614-1675, préface d’Alain Mérot, Arthena, 79€

Debout les morts

La formule de Barrès a beaucoup servi, même en histoire de l’art où elle désigne l’obsession de la redécouverte qui anime cette discipline et ses effets sur le marché. Théophile Thoré, socialiste et quarante-huitard, contempteur idéalisé du capitalisme moderne, n’a pas réinventé Vermeer, dans les années 1850-1860, par pur désintéressement. Cette réinvention avait toujours été le fait des marchands, comme le rappelle Jan Blanc en conclusion du livre passionnant, d’une rare intelligence, qu’il vient de consacrer au «sphinx de Delft». Qu’il plaide pour une lecture non linéaire de l’œuvre de Vermeer, qui l’aurait fait passer des tableaux d’histoire au «théâtre de l’ordinaire», ne surprend guère. Son livre n’obéit à la stricte chronologie que lorsqu’elle lui est nécessaire, il préfère se construire à partir des perspectives croisées qu’il ouvre sur la formation du peintre, toujours très débattue, les leviers multiples de sa réputation et l’arrière-plan allégorique de ses tableaux à tiroirs et regards infinis. Scrupuleuse et très informée, l’analyse ne se complaît jamais dans la compilation des autorités et fourmille d’hypothèses ou de rapprochements iconographiques toujours parlants. Elle rend à la peinture du Nord, réputée plus consciencieuse que consciente de ses pouvoirs, une justice qui la tient pour égale au classicisme français et italien. La magie de Vermeer agissait à plusieurs titres, du suspens du sens à la saisie des sens, comme le très beau commentaire de La Jeune fille à la perle en fait foi. Peintre lent par perfectionnisme, nous dit Jan Blanc, Vermeer a peint une cinquantaine de tableaux. Nous n’en conservons mutatis mutandis que trente-sept. Encore aura-t-il fallu la persévérance de trois générations de pisteurs pour reconstituer ce corpus atrophié. Comme aimait à le dire Francis Haskell, Thoré fut loin d’être le premier à le tirer de l’oubli qui suivit sa mort misérable, la dispersion de son maigre corpus et l’effacement de son nom des mémoires. Jan Blanc détaille les étapes de cette renaissance où les Français, le graveur Louis Gareau et le mari de Vigée Le Brun, jouèrent un rôle déterminant. Celui de Gautier ou de Maxime Du Camp conduit à Vaudoyer et Proust.

Derrière la première rétrospective du peintre ressuscité, qui se tint à Paris en 1866, nous retrouvons le bon Thoré, gracié par l’empereur et propriétaire de trois des tableaux exposés. La Jeune Fille à la perle en faisait partie, avant que le «curator» ne la vende à un industriel pas nécessairement aussi socialiste que lui. Mais l’argent a si peu d’odeur et l’art si peu de frontières… En lisant le chapitre conclusif de ce livre passionnant, on se dit qu’il faudrait écrire sur la seconde naissance de Vermeer un ouvrage aussi précis et croustillant que celui qu’en 1997 Jean-Pierre Cuzin et Dimitri Salmon consacrèrent à la fortune posthume de Georges de La Tour. Il est assez connu qu’elle débute vraiment en 1863 avec la publication des recherches d’Alexandre Joly, et fait un pas de géant grâce à l’article de Voss en 1915. Moins de vingt ans plus tard, l’exposition des Peintres de la réalité en France, que Charles Sterling et Paul Jamot ont organisée au musée de l’Orangerie, regroupe tous les tableaux déjà attribués et quelques inédits, ou prétendus tels. Entre 1934 et les années 1960, marquées par le scandale de La Diseuse de bonne aventure, partie comme beaucoup d’autres aux États-Unis, exhumations et déclassements vont bon train. Lors de l’exposition de 1972, conçue par Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg pour le plus grand bonheur des 350 000 visiteurs de l’Orangerie, un journal titre: «Notre Vermeer». L’épopée La Tour connaîtra encore quelques rebondissements, de l’achat du Saint Thomas, en 1988, au retour miraculeux du Saint Jérôme lisant, déposé au Prado depuis 2005. Fin 2013, à Vic-sur-Seille, dont le musée conserve une grande partie des collections de Jacques Thuillier, Dimitri Salmon s’est penché sur cette ultime trouvaille avec une rigueur et un esprit que doivent lui envier bien des expositions parisiennes. Le livre publié à cette occasion, vraie somme sur un thème que La Tour a souvent fait sien, nous apprend de quelles résonances intimes se tissent ses liens avec l’homme qui donna à l’Occident latin la Bible hébraïque. La page blanche que relit le traducteur aux modernes bésicles évoque le voile de Véronique cher à Greco et Zurbarán. Nous sommes confrontés à cette parcimonie des signes qui a toujours été l’apanage des grands.

Et cela vaut aussi bien pour Manet, qui n’aura jamais connu la moindre éclipse, que pour Caillebotte, acquéreur du Balcon en 1884, et dont la résurrection date des années 1940. À croire qu’il n’y a pas de hasard, Marie Berhaut mena ce combat contre l’oubli, tout en s’intéressant à La Tour. La Femme à la puce, si j’ose dire, c’est elle. Côté Caillebotte, ses états de services sont aussi admirables: un premier article en 1948, suivi d’un livre en 1968 et du catalogue raisonné de 1978. À ceux qui s’intéressent à son difficile retour en grâce, inséparable du travail exemplaire de Kirk Varnedoe et Peter Galassi en 1987, je ne saurais trop conseiller de lire le texte de Serge Lemoine en tête du catalogue de l’exposition, la deuxième dont il soit le commissaire, qu’il consacre au peintre, sur les terres mêmes où ce dernier passa une partie de ses étés entre 1875 et 1879, les plus décisifs au regard de ce qu’il est convenu d’appeler son impressionnisme. Serge Lemoine, conscient de cette problématique appartenance et de ses effets, nous rappelle que les histoires «autorisées» du mouvement ont ignoré un artiste qui dérangeait leurs canons, aussi implicites qu’insidieux: bien plus riche que Monet et Pissarro (qui avaient tout de même des domestiques), peignant froidement la haute bourgeoisie comme le petit peuple, il était un «peintre amateur», au mieux, un élève de Bonnat, au pire… Dans les années 1950-1960, en raison directe du retard des institutions françaises, aussi frileuses qu’à l’époque du fameux legs de 1894, quelques perles quittaient le territoire… Rien moins que Le Pont de l’Europe, Rue de Paris, temps de pluie ou encore L’Yerres, effet de pluie rejoignaient la Suisse ou les États-Unis. La troisième de ces toiles, ma préférée, est l’un des clous de l’exposition de Serge Lemoine, au même titre que les plus célèbres tableaux de canotage et Régates à Argenteuil, peint en 1893, un an avant la mort du peintre. Dans les anciennes écuries de la propriété des Caillebotte, que la mairie d’Yerres a généreusement rendue au public, à deux pas de la rivière et du parc aux nettes bordures où le peintre vint si souvent planter son chevalet, on comprend mieux sa pensée, pour ainsi dire spatiale, et le sentiment qu’il nous communique de son étrange relation au monde, faite d’empathie et d’absence. Entre l’effort du canotier et sa rêverie tenace, Caillebotte glisse un entre-deux qu’il faut étendre à toute son œuvre. L’Yerres, effet de pluie reste le chef-d’œuvre de cette poésie du vide où le japonisme radical des découpages cesse d’être une simple béquille formelle pour se hisser à la plénitude du zen.

Une autre résurrection nous attend à Fontainebleau. La maison des siècles y salue l’un de ses agents les plus solides, le portraitiste de Napoléon et de ses frères, de Joséphine et de Marie-Louise, et de tant d’autres têtes couronnées dont il capta une partie du prestige que ses pinceaux leur conféraient. Rois d’un jour, rois de toujours, dit l’adage. S’il se vérifie pour les Bonaparte et les merveilleuses de son carnet d’adresses, il ment pour François Gérard, dont l’étoile a singulièrement pâli. Il faut bien convenir que Baudelaire, rappelle Xavier Salmon, le commissaire de cette exposition réparatrice, a sa part de responsabilité dans cette affaire. Baudelaire ou plutôt ceux qui le lisent à genoux, sans recul ni compréhension des enjeux de sa critique d’art. On la tient pour lettre d’évangile alors qu’elle n’est pas plus oraculaire et moins surdéterminée que la presse d’aujourd’hui. Bref, en 1846, moins de dix ans après la mort de Gérard, dont tout le romantisme avait fréquenté le salon sous la Restauration, Delacroix comme Stendhal, le grand Charles liquide d’un coup de plume un artiste et une carrière de première importance, amorcée sous la Révolution et poursuivie jusqu’à Louis-Philippe… Agacé par tant de succès, Baudelaire, en 1846, parle d’un «amphitryon qui veut plaire à tout le monde » et de son « éclectisme courtisanesque», le baron Gérard, coup de grâce, n’aurait «laissé que la réputation d’un homme aimable et très spirituel.» Le gant était lourd à relever. Xavier Salmon y parvient en révélant un psychologue aigu, un artiste capable du plus grand dépouillement et même de la séduction la plus épidermique derrière la flagornerie moins inventive des portraits en pied, à l’exception, bien sûr, de ceux d’Isabey, de Juliette Récamier ou de Colbert. Formidables présences du chanteur Simon Chenard, de Joachim Le Breton, oublié à l’Assemblée nationale, de Redouté, qu’il se garde de fleurir, ou de Lamartine, dont il arrache la lyre… Avec Gros et Girodet, il fut bien le troisième grand G de la dissidence davidienne. Stéphane Guégan

*Jan Blanc, Vermeer, Citadelles, 189€

*Dimitri Salmon (dir.), Saint Jérôme. Georges de La Tour, IAC Editions d’Art, 32€

*Serge Lemoine et Dominique Lobstein, Caillebotte à Yerres, au temps de l’impressionnisme, Flammarion/Yerres, 25,50€. L’exposition, à trente minute de Paris, se tient jusqu’au 20 juillet.

*Xavier Salmon, Peintre des rois, roi des peintres. François Gérard (1770-1837) portraitiste, RMN éditions / Château de Fontainebleau, 39€. Ce catalogue constitue la première publication scientifique d’envergure sur le sujet depuis le XIXe siècle… L’exposition, visible jusqu’au 30 juin, riche en raretés, a dû faire son deuil de quelques toiles impossibles à déplacer. L’une d’entre elles, le Portrait de Talleyrand du Salon de 1808, un des sommets de l’œuvre, a rejoint les collections du Met de New York en 2012. La notice que Kathryn Calley Galitz lui a consacrée, dans le bulletin du musée de l’été 2013, est un chef-d’œuvre de science et d’humour.