
Hier encore Henri Pourrat (1887-1959) était un nom familier, un écrivain qui comptait, un auteur qu’on publiait et lisait. Lagarde et Michard, dans leur survol du XXe siècle, ne l’avaient pas gommé de la carte, le reléguant toutefois du côté des régionalistes et de Jean Giono, sans savoir que cette catégorie se chargerait de devenir vite infamante. Qu’est-il arrivé ? Pourquoi ne peut-on plus lire de Pourrat que ses admirables contes auvergnats où s’exalte l’âme chrétienne de la paysannerie française ? Il a fallu toute la sagacité de mes amis du Feu follet pour dégotter un exemplaire de Vent de mars (Gallimard), superbe plongée parmi les hommes qui vivent en accord avec la création tant bien que mal, et Prix Goncourt 1941. Le millésime hérisse aujourd’hui le poil et affecte la légitimité de la récompense, d’autant plus que Pourrat n’avait pas encore renié son maréchalisme. Aussi terrien que Pétain, il le fit savoir, quelques mois plus tard, en publiant Le Chef français chez Robert Laffont, replié à Marseille. Au seuil du panégyrique, on peut lire ceci : « Le chef est l’homme qui éveille les hommes, les fait moins mécaniques et plus hommes. » Jean Paulhan, grand ami de Pourrat depuis 1920 et dédicataire de Vent de mars, se déclara « enchanté » du Chef français, ayant avoué auparavant, lui le résistant, lui si hostile aux mesures anti-juives, que l’œuvre du maréchal « dans ses grandes lignes » pouvait être utile à la France. Dans la très ample correspondance qu’ils échangèrent et dont le meilleur paraît enfin, on va ainsi de surprise en surprise. L’étonnement vient d’abord de ce qu’elle révèle la vie de la NRF dont Pourrat fut l’un des piliers, à la demande de Paulhan, son grand timonier après la mort de Jacques Rivière. Que de tensions, de petites brouilles, d’humeurs réactives… Inlassable fournisseur de recensions et de notes, Pourrat se voit notamment confier les chantres d’une ruralité analogue à la sienne, qui n’est pas que joie et innocence. Il prend les choses à cœur, car il n’est pas de pire confusion, selon lui, que de réduire le régionalisme au pittoresque frelaté, exotique, du Touring Club.

C’est la mort du monde paysan, et non sa survie illusoire, qui préoccupe Pourrat, Pesquidoux ou Giono. Plus grave, cette civilisation qui s’en va emporte le christianisme avec elle. Aucun livre rustique n’a grâce à ses yeux s’il lui manque le sentiment personnel, religieux de la terre natale. Le régionalisme doit aboutir à une « renaissance morale » et il commande une esthétique aussi réformatrice : peindre les paysans, c’est écarter un double écueil, les fadeurs idéalisantes de George Sand, les laideurs obligées de Zola. Le modèle de Ramuz, souvent invoqué, est de bien meilleur aloi. Simplicité, force, candeur, syntaxe drue, présent de l’indicatif, proximité des choses et des êtres jusque dans leur mystère insondable, situations prises dans le réel, cette esthétique rejoint, à certains égards, Les Fleurs de Tarbes de Paulhan, dont Pourrat eut la primeur. La surenchère propre à la littérature moderne leur semblait le symptôme d’un mal plus grand, le divorce des mots et du réel. En somme, tout se tenait, de la rhétorique au terrien, du bien dire au bien vivre. La reconquête des « vraies richesses », pour citer le Giono de 1936, fut ainsi commune à des hommes plutôt différents. Pourrat est en contact avec le péguiste Daniel Halévy et annonce l’esprit des discours qu’Emmanuel Berl mettra dans la bouche de Pétain. C’est que la cause de la terre a précédé son instrumentalisation idéologique et doit pouvoir lui survivre. Inutile d’en souligner l’opportun rappel aujourd’hui, en plein chaos écologique ? Faut-il ajouter que Pourrat et Paulhan n’ont pas de sympathie pour Hitler et qu’ils condamnent tous deux les accords de Munich? Cette unité se trouble sans rompre sous Vichy, c’est l’enseignement le plus étonnant de cette correspondance. On y voit Paulhan user des relations de son ami avec Laval (elle sont antérieures à la défaite) et le personnel de Vichy pour éviter que la NRF, qu’il croit menacée en raison de ses antécédents, ne soit interdite après l’été 1940. Pourrat s’exécute, le 5 septembre 1940, à travers Le Figaro, où il présente habilement la revue comme « la maison de Péguy, et Claudel, et Ramuz, et Jammes. » Plus tard, quand Drieu la Rochelle aura décidé d’abandonner la direction de la NRF que les Allemands lui avaient confiée, Pourrat y publiera un article, dans l’ultime livraison, et à la demande de Paulhan, qui n’avait jamais cessé de prêter main forte à l’auteur de Gilles, mais entendait lui reprendre les commandes. Il dut attendre plus que prévu, comme on sait… Tout au long des années 1940-1943, Pourrat s’était abstenu de collaborer à la NRF de Drieu, abstinence que la presse de la zone sud le félicitait d’avoir observée.

Sous la botte, Jean Giono aggrava lui sa réputation de pacifiste, de pâtre maréchaliste et, pire, d’écrivain collaborationniste. Formule dont les censeurs de l’ombre, souvent gagnés à Moscou, l’affublent dès 1942. Ainsi agit la revue Fontaine avant les clandestines Lettres françaises. Pour mériter les stigmates, pour se voir promettre une purge annoncée, il avait suffi à Giono de ne pas varier. Ses collaborations à La Gerbe et à la NRF de Drieu, rares au demeurant, auraient pu être écrites avant la guerre, et l’ont été parfois. En septembre 1939, l’auteur de Regain est jeté en prison pour avoir déclaré la guerre à la guerre (2). Il y retourne, en septembre 1944, y moisit presque quatre mois, frappé par les mesures d’épuration en cours. Aucune charge n’étant retenue contre lui, il est libéré en janvier 1945, mais assigné à résidence. La belle affaire ! Son envie d’écrire et de revenir au roman s’est décuplée sous les fers. En avril débute le cycle du Hussard. Et quarante jours de l’été 46, au rythme de trois pages serrées quotidiennes, viendront à bout de ce qui est assurément l’un de ses trois ou quatre chefs-d’œuvre, Un roi sans divertissement. La Pléiade le redonne, assorti de neuf autres livres en couronne, de Colline à la formidable Iris de Suse, en passant par le trop oublié Homme qui plantait des arbres (3). Guerre mondiale, détention et chasse aux sorcières ont été le cadre d’une renaissance romanesque, amère et cocasse, Virgile cédant à Stendhal et Mozart. Car le modèle de l’opéra-bouffe l’obsède alors. Revenu des hommes, mais toujours attaché à sa terre, entre hautes Alpes et Provence, Giono y inscrit son Roi, monarque pascalien (d’où le titre), livré aux neiges de Brueghel et à la monstruosité banale de nos semblables, se découvrant même une parenté avec la violence sanguinaire qu’il est censé faire taire. Si l’on ajoute que cette chronique se déroule entre 1843 et 1845, qu’elle joue du discontinu et des silences comme du meilleur accès aux êtres, assassin comme gendarmes, on aura deviné que ce roman policier ne tient pas tout dans l’élucidation des crimes où il entraîne ses lecteurs, avec un plaisir accru au fil des pages.

Les experts de Giono nous rappellent que Sade contamine la gestation du Roi autant que La Chartreuse de Parme, Benjamin Constant et le cardinal de Retz. « Il est des temps où il est impossible de bien faire », écrivait ce dernier. Admettons que Giono ait retenu de ses lectures américaines, de Dos Passos à son cher Faulkner, le choix d’une polyphonie nouvelle, au point qu’on ne sait pas toujours qui narre ou commente cette sublime épopée de neige et de sang : elle obéit, autre logique implacable, au principe de disparition permanent. L’hiver engloutit villages et paysages, dissout l’horizon, enténèbre les esprits. L’œil, intérieur et extérieur, pour le dire comme Poussin, capitule. Une phrase de Giono résume cette cécité à éclipses : «On ne voit jamais les choses en plein.» Langlois, le capitaine de gendarmerie, « un drôle de lascar », un ancien d’Algérie, l’Algérie du temps de Bugeaud, règne moins sur le village saigné qu’il s’y laisse glisser. Là où il devrait rétablir la loi et l’ordre, le justicier sème le doute sur ses méthodes et ses mobiles. La mort et le mal, le dernier Giono en joue et jouit : « À la longue, on prit l’habitude de se dire que, en ce qui concernait Langlois, rien ne signifiait rien. » Les philosophes de l’absurde rédimé par l’engagement progressiste, très en vogue dans les salons de l’existentialisme d’après-guerre, sont visés ici, de toute évidence. Au reste, les soutiens et admirateurs de Giono se recrutent ailleurs, chez Nimier, par exemple, ou chez Paulhan, qui ferraille alors avec d’autres gendarmes, les juges autoproclamés des comités d’épuration. Est-il à cet égard de plus beau symbole que la double publication en 1946-47 du Roi sans divertissement, d’abord dans les Cahiers de la Pléiade, puis en volume aux éditions de La Table Ronde. Paulhan d’abord, les hussards ensuite. Comme Langlois, Giono éclaire les choses d’un jour sinistre, mais d’un jour. Stéphane Guégan
(1) Jean Paulhan /Henri Pourrat, Correspondance 1920-1959, Gallimard, 45€. Lettres choisies, établies et commentées par Claude Dalet et Michel Lioure, avec la collaboration d’Anne-Marie Lauras, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 45€. Excellente introduction de Michel Lioure, toute en nuances concernant les années d’Occupation. Je me permets de signaler une coquille, page 509, car elle touche à un pugilat historique, au moment des accords de Munich, lequel opposa Berl (pro-munichois) à Paulhan (anti). L’article du premier, « La NRF contre la paix », parut dans Pavés de Paris le 18 novembre 1938 (et non le 1er novembre 1936). L’épisode devait continuer à inquiéter Paulhan durant l’été de la défaite, alors que Berl, en cours à Vichy, aurait pu peser sur la suppression de la NRF. Drieu, anti-munichois ardent, réglera ses comptes avec Berl dans Gilles, un an avant de se voir remettre la direction de la revue par les forces d’Occupation. // (2) Sur le pacifisme de Giono, ses positions munichoises de septembre 1938 et la nécessité de tenir compte et du trauma de 14-18 et des brouillards du présent, on lira l’admirable article de l’écrivaine Alice Ferney, « Pour saluer la vie », dans le catalogue Giono (MUCEM / Gallimard, 2019), dont il a déjà été question ici (Moderne, 15 novembre 2019). // (3) Jean Giono, Un roi sans divertissement, et autres romans, préface de Denis Labouret, textes établis, présentés et annotés par Pierre Citron, Henri Godard, Janine et Lucien Miallet, Luce Ricatte et Robert Ricatte, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, 66€.
Verbatim / Paulhan à Pourrat, 11 mai 1948 : «Cher Henri, Que te dire ? J’ai fait ce que j’ai pu (dans cette Paille et le grain que tu as dû recevoir, il y a quelques jours). Il y a eu, bien sûr, beaucoup de traîtrise et d’hypocrisie dans une Epuration qui feignait de châtier les collaborateurs (avec l’Allemand) d’hier, et ne se proposait de vrai que d’éliminer les résistants (au Russe) de demain. Mais cela (qui me paraît l’essentiel) je l’ai dit et répété.»

































Une lettre d’écrivain n’est pas un acte d’écriture comme les autres. Et quand le destinataire se trouve être aussi un homme ou une femme de plume, l’affaire se complique terriblement. Quatre livres indispensables en apportent la preuve, traversés qu’ils sont par la même fascination du pouvoir des mots et ce qu’on peut leur fait jouer. De Gide à Kerouac, en passant par Paulhan et Beckett, ces correspondances se construisent sur la fiction qu’elles fondent. Puis, un beau jour, les faux-semblants se délitent et le verbe, en sa vérité foncière, reprend alors ses droits. Gide, donc, le grand Gide, grand surtout par son
Si curieux qu’il soit aussi, l’attelage que formèrent Bloch et Paulhan ressemble au précédent par les différences et les dissensions qu’il eut à constamment vaincre. De même âge, ayant fait ainsi l’expérience de la guerre de 14-18 à trente ans, le second avec plus de vaillance et moins de scrupule idéologique que le premier, ils se croisent, à l’été 1920, dans les bureaux de la N.R.F, dont Paulhan vient d’être nommé secrétaire général. Il en prendra la direction, comme on sait, en février 1925, à la mort de
Indiscutable, inaliénable fut la fibre française du jeune Beckett, qui endura les «années noires» sur le sol élu et se mêla à la nébuleuse de la résistance intellectuelle. Sa correspondance confirme, s’il était besoin, son attachement au pays de Baudelaire, Rimbaud, Gide et Proust, quatre de ses auteurs de prédilection. Mais il en est beaucoup d’autres. Rien, à dire vrai, ne lui échappe au cours des années 1920-1930, d’Éluard et Breton qu’il traduit, à 
Parmi les inédits déjà mentionnés, on lira un sonnet d’octobre 14, dont le titre résume à la fois l’esthétique et le paradoxe dont il tire sa beauté. Fusée fait du
En novembre 1913, la classe de Drieu est appelée pour un service militaire de trois ans. Le jeune incorporé est aussi un humilié précoce. L’échec aux examens de Sciences Po a été plus que cuisant et la blessure d’amour-propre s’aggrave de l’amère déception des siens. Il s’en ouvre dans ses lettres à sa fiancée, Colette Jéramec, une jeune fille intelligente. Sa future épouse se destine à la médecine et incarne l’ambition de la grande bourgeoisie juive, intégrée et convertie. Pour ne pas s’éloigner d’elle, de son frère André et du Paris qu’ils aiment tous les trois, Drieu renonce aux cuirassiers pour l’infanterie. La déclaration de guerre le trouve, en cet été étouffant, à la caserne de la Pépinière. Le 6 août 1914, accompagné d’André Jéramec, il part pour le front avec le grade de caporal. Le 23, c’est «la bataille de Charleroi» où Drieu dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence en sortant de soi. Une sorte d’éjaculation, dira-t-il plus tard avec quelque emphase: «Comme j’avais été brave et lâche ce jour-là, copain et lâcheur, dans et hors le sens commun, le sort commun.» Les pertes avaient été lourdes. André, dont il dira le courage et le patriotisme en 1934, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers Deauville. Nommé sergent le 16 octobre 1914, il rejoignait son régiment le 20 en Champagne. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse pour trois mois. Au printemps 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Ce grand ratage le renvoie à ses pires obsessions, la maladie, la déchéance, la syphilis, la mort. Il a senti «l’Homme» mourir en lui, l’appel séduisant de l’abject… Lors de sa longue convalescence à Toulon, une infirmière à bec-de-lièvre, aussi pure qu’il se sent souillé, lui prête les Cinq grandes odes de Claudel. Choc durable… Colette, toujours elle, le fait rentrer à Paris avant la fin de l’année. Ce temps gagné sur la guerre, on l’a vu, il le consacre à l’écriture d’Interrogation. En janvier 1916, il intègre le 146e RI. Quand la bataille de Verdun éclate, son régiment est aux premières lignes. Le 26 février, toujours sergent, Drieu s’élance au milieu des bombes avec le sentiment de n’être plus qu’un petit tas de viande jeté «dans le néant». Sous la mitraille, lui et ses hommes rebroussent chemin. Un obus, en soirée, le terrasse, le blessant au bras gauche et lui crevant un tympan. On le renvoie à l’hôpital, avant les services auxiliaires. Gilles laissera entendre que Drieu décida de tourner la page et d’exploiter l’infirmité légère de son bras. Relations, accommodements, le voilà nommé auprès de l’État major, hôtel des Invalides! Parmi les amis de Colette surgit alors le jeune
Un an plus tard, Interrogation reçoit un accueil très favorable. Les comptes rendus s’égrènent au cours de l’année suivante à propos de ce «petit livre, dur, mystique, tout flamboyant, tout fumant encore de la bataille», qui rappelle à la fois Claudel, Whitman et Lamennais à Fernand Vandérem. Le grand Apollinaire lui concède aussi quelques lignes très positives. La recension la plus enflammée revient à Hyacinthe Philouze, sensible à «l’âme tout entière de la génération qui, au sortir de la tranchée, va façonner le monde nouveau!» Quant à la réaction de Paul Adam, c’est la reconnaissance du vieux professeur d’énergie, heureux de saluer en Drieu un émule de Rimbaud. En 1934, date anniversaire s’il en est, La Comédie de Charleroi forcera aussi l’admiration des contemporains. Selon
– À lire aussi, Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier, Entre les lignes et les tranchées, Musée des lettres et manuscrits, Gallimard, 29€. Guerre poétique, 14-18 fut aussi une guerre épistolaire. Plus de quatre millions de lettres circulent chaque jour en France. L’originalité ici est de confronter la plume des inconnus et la voix de ceux que l’histoire a encensés, de Félix Vallotton et