DISSOLUTION

D… Don Juan a mauvaise mine ces temps-ci, et le donjuanisme se terre par peur des gros mots : « mâle blanc », « stéréotype sexiste » ou « fin de race » fusent et se diffusent. Avec le flair digne du père de Cyrano de Bergerac (que le film banalise la pièce de 1897 !), Rostand avait remis le mythe sur le métier en 1911, mais il meurt en décembre 1918 sans être parvenu à boucler le manuscrit. La pièce après raccommodage est donnée en 1921 avec un certain succès ; on la redonne en ce moment, comme si elle avait annoncé la déconstruction en cours d’une masculinité désormais hors d’âge. Était-ce bien le propos de Rostand, cette ironie qu’on lui prête à l’endroit du parangon de la virilité conquérante ?  Certes l’écrivain s’en amuse, pas plus que Molière cependant ; et pas moins que Baudelaire, il n’oublie la morsure mélancolique du désir insatiable, ou du vieillissement. Ombres de ce Faust détourné, les 1003 maîtresses tentent de nous faire croire que l’érotomane a été leur dupe. Le lecteur, avec l’auteur, a le droit de douter de ce Me too précoce. Pour l’avisée Anna de Noailles, la morale de l’ouvrage se dégageait de ce vers pascalien : « Plaire est le plus grand signe, et c’est le plus étrange. » Le prêt-à-penser actuel n’a pas de ces traits-là.

I… Ida Pfeiffer (1797-1858) n’était pas destinée à trotter autour du globe et à prendre la route ou la mer, au mépris de tous les dangers, pour assouvir une curiosité du monde que sa plume, pas assez connue par chez nous, rend merveilleusement excitante. Certains voyageurs du XIXe siècle, poussés par l’époque et ses nouveaux moyens de transport, oublient d’embarquer leurs lecteurs avec eux et se bornent à une ennuyeuse nomenclature de faits et gestes. La viennoise Ida est autrement généreuse de ses sensations et de ses observations, marquées au coin d’une femme forte. Après s’être séparée de son mari, avoir vu s’éloigner ses deux fils et mourir sa mère, elle s’était saisie pleinement de la liberté qui s’offrit. Elle avait reçu l’enseignement d’un précepteur très géographe. L’enfant a voyagé en elle avant que la femme ne s’élance, jusqu’à faire deux fois le tour du monde. Dans le livre qu’elle tira du premier, effectué en 1846-48, livre traduit par Hachette dès 1859, un chapitre est réservé à Tahiti, le meilleur du périple. Son regard sur les populations balance entre l’apriori, souvent peu flatteur, et la glane correctrice ou pas du terrain. Vie sociale, mœurs intimes, considérations anatomiques et bonheurs de la table, tout fait image :  on pense à Gauguin et Matisse à lire la volupté qu’elle éprouva à partager fruits et mets, dont elle donne, en gourmande dévoilée, le menu.

S… Surprenant musée du Havre qui décentre doublement son approche de l’impressionnisme. Claude Monet, parisien de naissance, avait plus d’une raison de rester fidèle à l’une de ses villes d’adoption… La Normandie, c’était plus qu’une chambre d’hôtel, plus qu’un balcon ouvert, au petit matin, sur l’un des ports essentiels de la IIIe République.  Là où les romantiques avaient élu le culte du passé national, là où Français et Anglais avaient réinventé la peinture de marine dès avant 1830, un autre champ d’expérience s’ouvrit, 10 ans plus tard, la mémoire déjà pleine d’images donc : l’autre modernité normande prit le visage d’une myriade de photographes, gloires locales (Brébisson) ou de passage (Le Gray), qui étaient loin de penser leur pratique, poncif irritant, en conflit avec la peinture. L’exposition actuelle réunit clichés, tableaux et estampes par leur défi commun aux éléments, l’eau, l’air, la fumée, le transitoire sous les trois espèces. La figure de Jean-Victor Warnod se signale par son ouverture d’esprit et son sens de l’entreprise. En exposant Daubigny au Havre, il montrait le premier paysagiste dont on ait dit qu’il s’effaçait complètement, fiction flaubertienne, devant le motif, comme livré, en déshabillé, dans sa plénitude organique et sa lumière frémissante.

S… Succès renouvelé pour le festival Normandie impressionniste et son vaste maillage de lieux ! Fêtant ici Whistler et Hockney, Vuillard ailleurs, débarquant au Havre, à Rouen, comme à Trouville-sur-Mer, il prend aussi, cette année, les couleurs et les lignes délicatement tamisées d’Augustin Rouart. Le filet du Petit pêcheur de 1943 (illustration) avait valeur de symbole, il disait le bonheur d’être au monde, à de rares instants, et la nécessité d’en filtrer les éléments pour qui rêvait d’égaler Albert Dürer, « peintre pensif » (Victor Hugo), et signait d’un A gothique. Nous avons souvent parlé ici de cet Augustin, lecteur de l’autre, mais ne lui sacrifiant pas la Cité des Hommes par amour de Dieu. Riche en vagues et fleurs, promeneurs solitaires et Vénus modernes, avec rouleaux d’écume et maillots de bain obligés, l’exposition de la Villa Montebello, visible jusqu’au 19 septembre, pousse une autre porte du souvenir, qui mène à Manet par Julie, à Degas par Henri Rouart, aux Lerolle par Henry et Christine, et au miracle de la vie par Maurice Denis. Que de belles prises ! Et quelle belle invitation de réfléchir au destin à la peinture française !

O… On ne saurait mieux dire. Ce 3 juillet 1874, Flaubert informe sa bonne amie George Sand du bonheur qu’il a eu de découvrir un biologiste allemand, inconnu de lui, mais aussi friand des dessous marins et des observatoires salés de la vie élémentaire : « Je viens de lire La Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin ! joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même. » Aujourd’hui ternie par la renommée de l’Anglais, écornée par sa récupération nationale-socialiste, la biologie haeckelienne peine à retrouver en France le succès qui fut le sien, malgré les réactions patriotiques provoquées par 1870 et 1914. Un nouveau volume des Entretiens de la fondation des Treilles, conduit par Laura Bossi, l’une des meilleures connaisseuses du sujet, et Nicolas Wanlin, secoue le cocotier des idées reçues et nous oblige à réintroduire Haeckel dans l’analyse et l’imaginaire du vivant à la Belle Epoque. Pas à pas, filiations et affinités, surgies souvent du fond des océans, se reconstituent sous les yeux du lecteur émerveillé. Huysmans cite Haeckel à propos de Redon ; la Galatée (Orsay) de Gustave Moreau s’en inspire, le Matisse tahitien aussi, suggère avec raison Philippe Comar ; René Binet, l’homme de la porte d’entrée de l’Exposition universelle de 1900, façon madrépore, l’a vampirisé, et Gallé l’a lu probablement, l’associant à Baudelaire et Gautier au gré de sa rêverie sur les formes flottantes. Par Mirbeau et Geffroy, on arrive à Monet et aux Nymphéas. Si Haeckel mène à tout, revenons à lui. Laura Bossi met la dernière main au livre qui le ressuscitera entièrement.

L… La dernière livraison de la N.R.F. a choisi d’évaluer les traces résiduelles du surréalisme et nous épargne ainsi sa glorification de commande. Le centenaire du manifeste, vraie contradiction dans les termes, nous vaudra bientôt un déluge de gloses et gnoses, qui claironnant l’amour fou, qui la liberté de l’esprit, qui le salut par l’Orient, qui la destruction de l’Occident fasciste ou mécréant, qui la mort de l’ordre bourgeois… Cette dernière prophétie, serpent de mer inusable depuis que le romantisme en fit son cri de guerre contre les perruques de la plume ou du pinceau, ne semble pas avoir perdu tout charme : Nicolas Mathieu, l’un des écrivains sondés par la N.R.F., ne craint pas, sans rire, d’identifier la raison à une « religion bourgeoise ». Appelée aussi à se prononcer sur le surréalisme du bel aujourd’hui, Philippe Forest est plus inspiré en revenant à Anicet, le premier roman d’Aragon et, comme Drieu le diagnostique dès 1921, l’aveu des trahisons à venir. Et trahison, d’abord, à l’interdit du roman en soi. Je ne suis pas sûr que l’on comprenne bien le sens de l’article de Gide à ce sujet. Dès la N.R.F. d’avril 1920, ce dernier adoube moins la bande de Tzara qu’il n’en pardonne la candeur au nom du droit au changement propre à la génération de la guerre. On lira aussi l’article d’Eric Reinhardt, parti sur les pas de Max Ernst dans le New York de Pollock, Arshile Gorky et Julien Levy. On suivra enfin Antoine Gallimard, parti lui à la rencontre des illusions et des crimes de l’IA, ce surréalisme de l’imposture et de l’irresponsabilité.

U… Une fois n’est pas coutume, André Masson fait l’objet d’une ample rétrospective, laquelle célèbre le peintre autant que l’adepte fervent de la naturphilosophie. Les pensées philosophiques d’Héraclite, dans l’édition des fragments préfacé par Anatole France en 1918, l’ont-elles jamais quitté ? On sait Masson lecteur de Darwin ; peut-être a-t-il touché à Haeckel et ses planches botaniques enivrantes? Goethe et sa théorie transformiste des plantes ont aussi compté pour celui qui peignit l’inachèvement du monde, le devenir au travail et plus encore le dualisme des êtres et de leurs « violentes passions », comme l’écrit Kahnweiler en 1941, alors que le peintre et son épouse, juive et sœur de Sylvia Bataille, ont migré aux Etats-Unis. L’exposition du Centre Pompidou-Metz, sous un titre emprunté à l’artiste, ne le réduit pas à sa période américaine, longtemps héroïsée chez ceux qui le défendirent. Le premier Masson, contemporain de la cordée et de la discorde surréalistes, ne pouvait être minoré ; la place donnée aux années 1950-1960, en porte-à-faux avec l’hégémonie abstraite ou primitiviste du moment, constitue elle un utile pied-de-nez à la vulgate post-bretonienne. Constitué essentiellement d’extraits de textes connus, le catalogue donnera aux plus jeunes la joie de découvrir d’autres écritures de la métamorphose, de Georges Limbour à William Rubin.

T… Tiens, L’Enlèvement des Sabines, l’un des Poussin du Louvre les plus tragiques dans son frénétisme déchiré, loge au musée Picasso pour quelques mois, le temps de dissiper quelques illusions à propos de l’iconoclaste qu’aurait été le peintre de Guernica. On l’a compris, l’intention de Cécile Godefroy se situe aux antipodes de la diabolisation de Don Pablo en machiste carnassier, et adepte du rapt… Picasso iconophage rend au terrain des images ce qui lui appartient, l’élaboration hypermnésique d’un imaginaire nourri du réel, intime ou politique, et d’une myriade de souvenirs, conscients ou inconscients. Il se trouve que la donation Picasso de 1979 s’est doublée du don de l’archive de l’artiste, deux océans ouvertement ou secrètement reliés en permanence. L’Espagnol gardait tout, de la carte postale d’Olympia au ticket de corrida, et regardait tout : c’était sa façon de faire et défaire. Cette exposition fascinante a ceci de remarquable qu’elle s’organise selon la circulation visuelle qu’elle veut mettre au jour, elle tient donc de l’arachnéen et du feuilletage, de l’affinité distante et du télescopage imprévisible. Certaines sources étaient connues des experts, d’autres oubliées ou négligées. Qui eût osé projeter sur Massacre en Corée la lumière de Winckelmann ? Sur ce Mousquetaire de mars 1967 les mains du Castiglione de Raphaël ? Il fallait oser. C’est fait.

I… Il fut l’homme des toiles lacérées, trouées, et de la statuaire à fentes. Lucio Fontana (1899-1968) reprend pied en France, chez feu Soulages, à Rodez. Le cas de ce moderne absolu semble simple. Malgré son étrange élégance, ses allusions érotiques ou les échos telluriques qu’il affectionnait, notre Italo-Argentin est généralement rattaché à l’avant-gardisme de la geste radicale. Celui qui croisa Picasso vers 1950 serait à ranger parmi les partisans les plus sûrs de la défiguration, peinture et sculpture. Les preuves n’abondent-elles pas ? Les œuvres aussi, où, avec Yves Klein par exemple, le salut consistait à dématérialiser la forme afin de la spiritualiser ? J’imagine que nombreux seront les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue, très documenté quant aux débuts de l’artiste, à découvrir que l’homme des Concetti spaziali et des Buchi cachait bien son jeu. Médaillé pour sa bravoure au terme de la guerre de 14, il entre dans la carrière sous le fascisme, s’expose avec enthousiasme à la plupart des courants esthétiques de la modernité d’alors, le futurisme deuxième génération, le groupe Novecento et, plus étonnant, le symbolisme tardif et tordu d’un Adolfo Wildt, dont il fut l’un des disciples les plus sûrs. A quoi s’ajoute peut-être l’influence du père, sculpteur « impressionniste » qui explique peut-être le côté Medardo Rosso, « non finito », de certaines pièces. Merci à Benoît Decron d’avoir rétabli l’unité des deux Fontana, pensé ensemble la vie tenace et les béances trompeuses. L’idée d’une fatalité de l’abstraction, et qu’il y ait même jamais eu abstraction chez lui, s’en trouve renversée.

O… On n’avait jamais vu ça. En 1969, au lendemain des « événements » qui avaient réveillé sa jeunesse intrépide, Christian de La Mazière accepta de se raconter devant les caméras d’Ophuls. Aplomb incroyable, numéro inoubliable… Le choc du Chagrin et la pitié, c’est lui. Proche alors de la cinquantaine, il révèle au public ébahi son incorporation volontaire dans la Charlemagne, division SS ouverte aux jeunes Français décidés à repousser les Russes en Prusse orientale, à quelques mois de la fin. La camaraderie, la trouille, les neiges de Poméranie, les paysans offrant leurs filles, de peur qu’elles tombent entre des mains slaves, La Mazière en déroulait le film avec une désinvolture et une absence de forfanterie qui faisaient presque oublier l’effrayante cause qu’il avait servie par anticommunisme (adolescence d’Action française) et folie compensatoire du risque. Condamné pour collaboration, il fut enfermé à Clairvaux, il avait 23 ans. C’est là, parmi « les politiques », qu’il rencontre Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, autre humilié de juin 40, pas plus nazi que lui. L’âge, la culture et le tempérament les séparent assez pour qu’une amitié profonde naisse de leurs différences. L’Ami de mon père s’adresse à ces deux idéalistes que la guerre avait floués et l’après-guerre réunis : Frédéric Vitoux n’ouvre aucun procès en réhabilitation, même après avoir rappelé que les positions paternelles, avant et après les accords de Munich, ciblaient Hitler, au point d’en appeler à l’alliance avec Staline. Amusant détail si l’on songe à la russophobie de La Mazière… Ce livre de 2000, admirable de sincérité, de courage et d’impressions vraies, forme son Education sentimentale, voire sexuelle. C’est l’adolescent qu’il fut qui revit ici. A l’été 61, sans s’annoncer, – ce n’était pas son genre, l’ancien de la Charlemagne débarque en Triumph sur la Côte d’azur avec deux Américaines, une mère et sa fille… Frédéric, 17 ans, n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Tout un passé vrombit soudain. Et ce n’est qu’un début. Des accords d’Evian à Mai 68, L’Ami de mon père entraîne, pied au plancher, les lecteurs derrière lui, et ils en redemandent.   

N… Nu, le roi est nu, c’est la leçon de l’autoportrait. Nous n’avons pas besoin d’être peintre pour en faire l’expérience, un miroir suffit, notre image inversée guérit en un instant toute velléité de tricher, toute illusion de ne faire qu’un avec soi, et d’échapper complètement aux limites de la raison. C’est l’erreur des surréalistes de l’avoir cru possible et bénéfique. Paul Klee, qu’André Breton rattacha de force à l’écriture automatique, fut une sorte de Goya moderne, égaré au XXe siècle, et rétif aux leurres de la folie volontaire. La couverture du dernier Marc Pautrel lui emprunte une de ses toiles de 1927, une tempera tempérée, instruite des allégories piranésiennes de l’être avide de lumière chères à Gautier et Baudelaire. J’aime bien Pautrel, sa passion pour Manet, qu’il tient pour le plus abyssal des réalistes, sa façon de confier au présent de l’indicatif le fil ininterrompu de sa vie songeuse, nageuse, buveuse (du Bordeaux !), affective et vertueusement active, puisque l’écriture est autant travail que prière. Le seul fou, m’écrit-il, est un « long poème », il a raison ; une « histoire d’amour », cela me rassure ; et « presque un autoportrait », où s’équilibrent l’ascèse de son Pascal (Gallimard, 2016) et les émois nécessaires, puisque mon corps est un autre, puisque les femmes sont belles  : « La vie ne me laisse jamais de pourboire. » On n’est jamais seul à ce compte-là.

Stéphane Guégan

Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition établie par Bernard Degott, Folio Théâtre, Gallimard, 8,90€ / Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Mercure de France, 12,50€ / Sylvie Aubenas, Benoît Eliot et Dominique Rouet (dir.), Photographier en Normandie 1840-1890, MuMa / Infine, 35€ / Augustin Rouart en son monde, Cahiers du Temps, 22€. Lire aussi, très complet, Augustin Rouart. La splendeur du vrai, Artlys, 2024, avec une préface de Jean-Marie Rouart / Voir aussi Anka Muhlstein, Camille Pissarro. Le premier impressionniste, Plon, 22,90€. Cette efficace synthèse parvient à éclairer la complexité des rapports de Pissarro à sa judéité (homme de gauche, il va jusqu’à écrire que « le peuple n’aime pas la banque juive avec raison »), à ses coreligionnaires collectionneurs et à ses « camarades » (Renoir, Degas) lors de l’Affaire Dreyfus. La correspondance du peintre, d’une richesse inouïe, est bien mise à contribution.

Olivia Gesbert (dir.), La NRF, n°658, été 2024, Gallimard, 20€ / Chiara Parisi (dir.), André Masson. Il n’y a pas de monde achevé, Centre Pompidou-Metz, 40€ / Peu d’écrivains peuvent se prévaloir du souffle de Raphaël Confiant, de sa faconde à fulgurances créoles, de sa drôlerie pimentée, surtout quand ses récits se heurtent à la xénophobie anti-Noirs ou simplement au choc des rencontres et des épidermes. A deux pas de l’atelier de Masson, rue Blomet, le « Bal nègre », immortalisé par Desnos et Brassaï, faisait tomber bien des barrières, privilège de la transe transraciale, magie sombre du jazz aux couleurs antillaises. Anthénor, qui a survécu aux Dardanelles, comme Drieu, s’installe à Paris en 1919 et nous maintient en haleine jusqu’aux années 30, et même à l’Occupation, durant laquelle certains musiciens des îles continuèrent à se produire au su des boches. Céline disait que Paul Morand avait réussi à faire jazzer le français, on y est, on y reste. / Raphaël Confiant, Le bal de la rue Blomet, Gallimard, Folio, 8,90€.

Cécile Godefroy (dir.), Picasso iconophage, Grand Palais RMN / Musée Picasso Paris, 49,90€ / Tel chien, dit-on, tel maître. L’équation s’applique peu à Picasso, qui vécut entouré d’espèces les plus diverses, pareilles aux emplois qu’en fit sa peinture. Jean-Louis Andral, expert espiègle, nous initie à cette ménagerie, où un dalmatien peut succéder à un teckel, un saluki à un saint-bernard, de même que les « périodes » de l’artiste n’obéissent à une aucune logique linéaire. Inaugurant une collection imaginée par Martin Bethenod, le livre d’Andral se penche aussi sur le devenir pictural du chenil. Car ces chiens de tout poil courent l’œuvre entier et contribuent, symboles de loyauté ou d’énergie, à son mordant unique. Jean-Louis Andral, Picasso et les chiens, Norma éditions, 24€.

Laura Bossi et Nicolas Wanlin (dir.), Haeckel et les Français, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 22€. Philippe Comar, l’un des contributeurs, signe un nouveau roman où l’angoisse et la drôlerie, le style et le baroquisme des situations servent, mais avec la grâce de l’accidentel, une parabole ajustée à nos temps de déconstruction : quand les mots et la grammaire de la communauté se délitent, retournent au limon genré, avertit Langue d’or (Gallimard, 21€), c’est la mort assurée du groupe, puisque la transmission des signes constitue la seule chance de perpétuer un destin collectif qui ne soit pas que violence. Dans le monde d’après, l’imparfait du subjonctif est devenu le contraire de l’inclusif, les auteurs d’antan des fauteurs de trouble.

Paolo Campiglio et Benoît Decron (dir.), Lucio Fontana, Un futuro c’è stato – Il y a bien eu un futur, Musée Soulages Rodez – Gallimard, 35€ / Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ami de mon père, préface de Frédéric Beigbeder, Points, 8,30€ / Marc Pautrel, Le seul fou, Allia, 8€. / Puisque Pierre Bonnard, cet été, est l’invité de Saint-Paul de Vence et de l’Hôtel de Caumont, concluons avec quelques mots sur l’exposition aixoise et sa publication fort utile, l’une et l’autre abritent trois des estampes nippones, femmes fluides et acteur de kabuki, que le « Nabi très japonard » (Fénéon, 1892) posséda. Les travaux fondateurs d’Ursula Peruchi-Petri, voilà un demi-siècle, ont involontairement poussé les commentateurs à faire du japonisme (le mot est de 1872) l’une des voies royales de la déréalisation symboliste. Or les « Japonneries », pour le dire comme Baudelaire en décembre 1861 – images qu’il jugeait « d’un grand effet », ont aussi conforté Bonnard dans son refus de rompre avec l’empirisme et de se plier au synthétisme abstrait : « c’était quelque chose de bien vivant, d’extrêmement savant », dit-il de l’ukiyo-e à la presse de 1943. Bonnard en affectionne « l’impression naïve » et le coup de crayon, le feuilletage spatial, proche de la perception vécue, et le cinétisme, comme le note Mathias Chivot. Quelques mois avant de disparaître, il étoffait sa collection de trois nouveaux achats, signe d’une vraie passion et d’un dialogue que seule la mort interrompt. Isabelle Cahn est parvenue à réunir, au-delà des œuvres attendues, un certain nombre de raretés, dont deux ou trois choses essentielles, et qui ont nourri le Picasso 1900. Une vraie leçon de peinture jusqu’aux œuvres visant, sujet et forme, Matisse. Je ne suis pas sûr que Bonnard ait pu visiter la fameuse exposition de l’Ecole des Beaux-Arts, La Gravure japonaise, en avril-mai 1890, une période militaire a dû l’en priver. Une petite erreur de légende enfin s’est glissée sous le paravent de la collection Marlene et Spencer Hays, trois feuilles orphelines de trois autres aujourd’hui non localisées, l’ensemble ayant été photographié vers 1902-1905, comme nous l’apprend le catalogue. SG / Isabelle Cahn (dir.), Bonnard et le Japon, In fine / Culturespaces, 32€, l’exposition se voit jusqu’au 6 octobre.

JOYEUX NOËL

Je ne crois pas me tromper en affirmant que François 1er et l’art des Pays-Bas est l’exposition la plus érudite du moment, et la plus sophistiquée dans le meilleur sens du terme. Vingt ans de recherches transfrontalières s’y déploient, sous la conduite de Cécile Scailliérez, dans une succession éblouissante de tableaux, dessins, estampes, sculptures pimpantes, livres de prière et même vastes vitraux. Les moyens sont grands, les résultats plus grands encore. Nul ne pourra plus ignorer que le cœur de François 1er ne battait pas seulement pour l’Italie. Le goût du roi, les besoins du royaume et l’attrait des foyers picards ou bourguignons, expliquent cette vaste diaspora d’artistes venus des Pays-Bas. Migration des individus, migration des formes. Sait-on que l’art de Jérôme Bosch a pénétré notre sol sur le dos de tentures, y compris Le Jardin des délices ? Celui qu’on n’a pas oublié, c’est le fulgurant Clouet, né probablement à Valenciennes et né coiffé. Avant de devenir une sorte d’Ingres des temps anciens, gravité, folie descriptive et fine psychologie, le portraitiste du roi et des grands prolonge un lignage de peintres attachés aux ducs de Bourgogne. Un peu avant Pavie, et dans le souvenir du Charles VII de Fouquet, Clouet cueille son royal protecteur dans la fleur de sa puissance. Le roi s’entoure aussi de tableaux de Joos Van Cleve dont le portrait de son épouse, la sœur de Charles Quint, toute enveloppée de la mode espagnole du temps et détachant le menton et la bouche des Habsbourg sur un fond vert très 1530. Le portrait fut longtemps un privilège du Nord, que les Italiens n’osaient leur disputer. Mais ce ne fut pas le seul espace qu’occupèrent les transfuges. Il faut lire le catalogue d’exposition, une mine inépuisable, pour se familiariser avec ces hommes qui peignirent « l’histoire » dans tous les médiums. Il serait évidemment naïf de les croire coupés du Sud. La sublime Déposition de croix de Noël Bellemare, peinte vers 1525, fait pivoter sa belle Madeleine chamarrée à la manière de Raphaël. Et c’est encore le divino Sanzio qui passe une tête dans la Vierge à l’Enfant de Grégoire Guérard. L’Italie n’était jamais très loin des cœurs et des pinceaux.

Ouvrons, à cet égard, la nouvelle publication de Stéphane Loire, l’impeccable connaisseur des trésors italiens du Louvre. D’origine royale à plus d’un titre, puisqu’il abrite les tableaux de la Couronne et s’ébauche sous Louis XVI, le plus grand musée du monde est largement doté en chefs-d’œuvre ultramontains, de Cimabue au Caravage, de Fra Angelico à Guido Reni, ou de Raphaël à Léonard. Là ne s’arrête pas la ronde des merveilles et le XVIIIe siècle, malgré les apparences, n’est pas le parent pauvre que l’on croit… Avec une science incomparable et un sens de l’écriture qui nous change des bavardages inutiles, Loire soumet un corpus de près de 500 tableaux, première surprise, à ses rigoureux critères d’analyse. Autographie, datation et historique ne sont pas de vains soucis, ni de maigres apports à celui qui veut y voir net, avant de juger des œuvres et de leur droit à notre attention. Faut-il rappeler qu’en matière d’histoire du goût, les tocades d’hier valent celles du bel aujourd’hui? Nos raisons de préférer telle école plutôt que telle autre ne sont pas plus légitimes que les choix, parfois éloignés ou même opposés, de nos aïeux. Et quels aïeux ! Qui dira la poésie des vieilles provenances, qui sont autant d’invitations au voyage, temps et espace ? Car ces tableaux ont migré entre mille mains avant de devenir la propriété inaliénable de la Nation. Il ont été achetés en Italie ou à Paris, à la faveur d’un marché de l’art qui y était encore de première force, et leurs détenteurs comptent alors des Anglais du Grand tour comme des collectionneurs du reste de l’Europe, des prélats, des laïcs, des hommes, des femmes… Le statut des œuvres, non moins capricieux, va de la commande d’Église à la commémoration politique, de la sphère académique aux anciennes prescriptions du marché. Venise, normal, se taille la part du lion. Mais si géniaux que soient Canaletto, Guardi, Bellotto, Longhi et Tiepolo, les évolutions récentes de la curiosité ont redonné tout leur lustre à des noms moins répandus, des Bolonais Crespi et Creti à ces Pietro Bianchi, Trevisani,  Cadès et Batoni, romains ou pas, mais que la ville de Saint-Pierre attira ou fixa à l’heure où s’y préparait la révolution des formes dont David ne fut pas le seul artisan.

Y donnera-t-on enfin à Joseph Suvée (1743-1807), autre Flamand de France, une place de choix ? Le dit néoclassicisme, son cas nous le rappelle, fut une officine internationale, ouverte aux quatre vents des Lumières et des ambitions d’une jeunesse écartelée entre Paris et Rome. Si l’on y ajoute Bruges dont Suvée est natif et qui ne s’effacera jamais, ces deux villes bornent un destin peut-être plus singulier que l’art même du peintre. Je n’ai pas encore vu l’exposition de Tours mais elle s’accompagne d’un catalogue, d’un livre plutôt, comme on aimerait en lire plus souvent. Sans jamais sortir de l’estime mesurée qu’inspire aujourd’hui la manière gracieuse de Suvée, plus tributaire de Guido Reni et de Batoni que de Rubens, Sophie Join-Lambert et Anne Leclair situent définitivement leur héros sur l’échiquier mouvant de l’Europe des années 1780-1800, quand peindre, se pousser dans les institutions légitimantes et faire de la politique n’ont jamais été aussi nécessaires et périlleux. Le périple accidenté de Suvée débute donc à Paris en 1764, sur le versant négatif du règne de Louis XV. Mais le jeune homme n’en sait rien. Il a des dons, une solide formation et le désir de réussir en dehors de Bruges. En 1771, l’élève du bon Bachelier décroche le Prix de Rome et l’emporte sur David. Cela laissera des traces. Avec d’autres, il tire l’art moderne vers une sévérité et un naturalisme neufs. La ville Éternelle catalyse le besoin de réforme de toute une génération. Ce Suvée aux superbes sanguines, dignes de Fragonard et Hubert Robert dans le paysage, s’affadit un peu sur la toile. Qu’on compare sa Naissance de la Vierge avec celle que le jeune Vouet avait peinte dans sa jeunesse romaine… Les tableaux du retour, destinés au Salon, peinent aussi à se réchauffer et se remplir. La simplicité antiquisante à laquelle s’astreint Suvée l’écarte de sa part plus sensuelle, répand une lumière grise sur une palette qui ne demande qu’à redevenir flamande. S’il échoue à convaincre la critique d’art de son temps, il conforte ses appuis dans le corps académique. Et il aurait pu accéder en 1792 à la direction du palais Mancini, la Villa Médicis d’alors, si David ne lui en avait barré la route de toute sa fièvre jacobine. Dans une lettre à Topino-Lebrun, autre peintre enragé, l’homme des Horaces s’acharne sur la compagnie aristocratique et « l’horrible Suvée, l’ignare Suvée », le plus compromis d’entre tous ! Il semble que le bon David soit derrière l’incarcération du « cafard » à l’été 1794. Cette mésaventure, ironie du sort, nous vaut le chef-d’œuvre de l’innocent, son portrait de Chénier (en plus de la Dibutade de la couverture). Suvée, retour à l’envoyeur, expose son Chénier au Salon de 1795. Autre victoire, quelques mois plus tard, il se voit confier la direction de l’Académie romaine, qu’il transporte sur le Pincio en 1803. Il ne l’avait pas volé.

Étonnant musée de Lille qui s’offre le luxe, le mot est à prendre en bonne part, d’organiser la première rétrospective française jamais consacrée à Millet depuis 1975. Paris traînait, Bruno Girveau n’a pas hésité. Un commissariat français, alors que le peintre est supposé appartenir au domaine d’expertise des seuls Américains, ce n’est pas banal non plus. Chantal Georgel, après avoir signé la synthèse la plus utile sur l’artiste, a imaginé une exposition où se font constamment entendre deux voix, celle de l’artiste, dont on a peut-être pas assez tenu compte, et la sienne. Thèmes attendus, mais réexaminés à la lumière des connaissances actuelles, et nouvelles interrogations alternent en respectant cette double entente. Les premiers coïncident avec la façon dont l’artiste s’est construit au tournant du romantisme et du réalisme, prolongeant l’un dans l’autre par la réinvention rustique, à la fois dérangeante et réconfortante,  de la vieille pastorale. Si les années de formation méritaient une section entière, c’est qu’elles invalident l’idée de l’innocent aux mains pleines. Fraîche et même leste sensualité, d’un côté, gravité et même sombre enracinement, de l’autre, les deux veines de l’artiste datent de l’époque où, jeune encore, il regarde aussi bien Poussin que Boucher et Delacroix. Son Semeur, tableau magique, formidable symbole de 1848, a encore un pied dans le XVIIIe siècle, mais moins que les nus gaillards. Millet le rural trouvera plus vite son public que Courbet le brutal… Telle est du moins l’opposition convenue que la presse tend à accréditer assez vite. En dehors des concessions au marché, les choix stylistiques de Millet le portent naturellement vers l’eurythmie, la citation des maîtres anciens et la célébration, pas toujours solaire, de la vie organique. On sait qu’il se reprochait d’avoir à trahir parfois la rude ethnographie et le style âpre de ses meilleurs tableaux. Pour faire oublier  ses petites bergères trop attendrissantes, L’Homme à la houe ou La Famille du paysan se dépouillent de toute séduction étrangère à leurs sujets. A Alfred Sensier, qui rêvait d’un George Sand en peinture, Millet avoua ne pouvoir accepter cette rusticité factice. Mais le poète des gueux s’inquiète aussi de l’âme de ses modèles, de leur vie intérieure, surprend leurs rêveries, laisse remonter ses propres émotions d’enfant, ou transparaître son fonds de catholicité plus terrienne que providentielle. C’est la part la plus neuve, troublante, émouvante de l’exposition et du catalogue de Lille. On saluera enfin la présence constante du dessin et du pastel parmi les tableaux, judicieuse cohabitation, sans oublier les superbes harmoniques américaines avec lesquelles Régis Contentin conclut le parcours, ou plutôt l’élargit à l’imaginaire de cinéastes aussi géniaux que John Ford, Michael Cimino (au fond, plus grand, car plus pessimiste que Coppola et Scorsese) et Terrence Malik première manière. Étonnant, décidément.

Universelle est aujourd’hui l’attention portée à Van Gogh, pour de mauvaises raisons, le plus souvent… Folie minorée et société répressive, génie méconnu et exploitation commerciale posthume, tranchant sur son supposé désintéressement, ce sont là quelques-uns des traits constitutifs du mythe, lequel a été radiographié par Nathalie Heinich de façon définitive. On préfère oublier que ce fils de famille, une famille de pasteurs et de marchands, avait eu très tôt la bosse du commerce et qu’il savait ce qu’il faisait en confiant à son frère Theo, acteur efficace des galeries parisiennes, le soin de fonder la valeur de son œuvre. La mort quasi simultanée des deux frères est une aubaine pour le marché, qui commence à spéculer sérieusement sur cette peinture insensée, mais si habitée. Il est amusant de penser que la promotion du Greco, sur des leviers psychologiques similaires, s’accélère en ces années 1890.  Les amis vendent, Gauguin à Vollard, Emile Bernard plus tard, profitant de l’effet produit par l’exposition de Bernheim-Jeune en 1903… Les plus actifs, en ce début du XXe siècle, sont les Allemands, Cassirer et les Thannhauser, père et fils, Heinrich (portraituré par Corinth) et Justin. Le musée Van  Gogh consacre à ces derniers un livre de première importance, fruit de recherches complexes dans l’archive tragiquement ébréchée de cette firme aux succursales multiples, Berlin, Munich et Lucerne. Les Thannhauser, dès 1905,  assurent à la postérité de Van Gogh un éclat croissant. Une grande partie de la marchandise vient de la veuve de Theo, remariée et remise à flot à la faveur de ces transactions. Le fait que les Allemands tiennent Van Gogh pour essentiellement nordique a joué avant la guerre de 14 (le musée de Cologne le rappelait en 2012). Le destin des Thannhauser, à cause d’Hitler, sera moins germain ! Justin et sa famille gagnent la France, où il connaît tout le monde, des Bernheim aux frères Rosenberg, en 1937. Puis ce sera New York, la relance et la donation si symbolique au Guggenheim en 1963. Il dira alors que sa famille avait vécu cinq siècles en Allemagne et qu’il n’y avait plus personne… Un livre indispensable.

Xanadu ! Impossible de ne pas penser au film de Welles en lisant la description qu’Edmond de Goncourt fit de la collection de Charles Frederick Worth (1825-1895) : « On n’a pas idée de l’insenséisme bibelotier de cette maison […] C’est le délire du tesson de porcelaine et du bouchon de carafe. ». La quantité y aurait-elle prévalu sur la qualité ? Goncourt n’a jamais ménagé ses rivaux, la collection était déjà un champ de bataille âprement discuté et disputé. Mais le mot du mémorialiste dit peut-être autre chose, fût-ce à son insu. Si Worth a besoin de ce musée insensé pour vivre, c’est qu’il lui  renvoie une image de lui conforme à sa stratégie invasive. Worth, c’est le contraire du Brexit. « Obtenir et tenir », était sa devise. Ce fils d’Albion, mu par une enfance qu’il veut fuir, et féru de marketing britannique, se transporte en France quand l’industrie et la folie du luxe vestimentaire, sous le Second Empire, connaissent un pic et trouvent dans l’haussmannisation naissante son théâtre idoine. Paris n’est pas seulement une fête, mais l’espace, la vitrine du faste et du goût. L’élégance à la française a besoin d’un coup de rein, pense Worth, pour décoller et, ajouterait le Zola du Bonheur des dames, « donner ». Entre 1858 et 1954, entre ses débuts et la vente de la maison à Paquin, un empire se crée, prospère et attire le monde entier, un siècle durant, rue de la Paix. Les meilleurs peintres de la modernité, de Tissot et Gervex à Carolus-Duran et Manet (qu’on pense à la pelisse de Méry Laurent dans le sublime tableau de Nancy), lui doivent une fière chandelle. Worth méritait leur suffrage, lui qui étudia à la Royal Academy of Arts et inventa la haute couture en alliant sidération, distinction et grand capital. Sous Napoléon III, la cour et la ville raffolent de cet Anglais qui s’était fait Français (nos exilés fiscaux en prendront de la graine).  La princesse Pauline de Metternich, qui intriguait Degas, le lance, l’impératrice aux violettes le consacre. A la mort de celui qui l’avait habillée de toutes les grâces et comme lavée de ses modestes origines, Eugénie devait s’écrier : « Dans mon bonheur, comme dans mon malheur, il fut toujours mon ami le plus fidèle et le plus loyal. » C’est ensuite le monde de Proust, dernier coup d’aiguille, qui achève la légende. Chantal Trubert-Tollu, descendante de Worth, compte parmi les auteurs de ce livre hautement recommandable, mais plus pour son récit informé et ses photographies que sa maquette.

Non, nous dit Pierre Wat, le paysage n’était pas à sa place au bas de l’échelle académique des genres picturaux. Il nous rappelle, en outre, qu’un Poussin ou un Claude, dans leurs tableaux les moins dominés par la figure humaine, amorcèrent le renversement des valeurs et des hiérarchies que l’auteur voit triompher au moment que le romantisme choisit pour naître. Personne ne songerait à contester l’essor spectaculaire des représentations de la nature après 1800, assorties d’un sujet valorisant ou n’ayant que sa nudité, heureuse ou inquiétante, pour toute poésie. Wat en vient rapidement à Friedrich, Constable, Turner et à ceux qui infusèrent au paysage les ambitions de la peinture d’histoire. Mais que devient cette dernière lorsque le sens de l’image n’est plus porté par des émotions humainement figurées, un récit obéissant à une lecture immédiate, un cadre conceptuel et anthropomorphique stable ?  On n’est pas surpris de croiser de prime abord le fameux wanderer de Friedrich, dos au spectateur qu’il double, éternel étranger à soi et au monde, mais cherchant à surmonter cette coupure ontologique. Sans inscription dans la nature, nous dit le peintre, il n’est de vie, de continuité humaine, de rapport sensible au sacré, possible. Le paysage, complète Wat, au-delà de la somme de perceptions dont il résulte, est aussi la métaphore des traces dont l’homme a imprimé son environnement. Au risque d’appauvrir un ouvrage de belle densité, tentons une rapide cartographie du territoire qu’il parcourt sur les pas de l’errant qui est en chacun de nous. La rivalité avec la peinture d’histoire, qui entre en crise plus qu’en désuétude à partir du romantisme, donne lieu à des paysages historiques aux modes divers, peintures de ruines, tableaux tombeaux, marqués par l’éphémère de l’existence humaine, scènes de bataille, où la nature ajoute à la folie destructrice des hommes l’indifférence de sa présence détachée. Avant Kiefer, Gros, Géricault et Delacroix ont usé du paysage comme levier du tragique. Mais je ne dirais pas que Les Massacres de Scio aient fait débat en raison de l’importance inhabituelle que Delacroix donna à son fameux arrière-plan (inspiré, dit-on, de Constable). Les points d’achoppement se situaient ailleurs en 1824. Du reste, pour que la nature devienne le réceptacle de toutes les terreurs constitutives du rapport des modernes au monde, ne faut-il pas, comme dirait Thomas Schlesser, qu’elle se vide de nos présences, qu’elle suggère ainsi notre négativité, notre disparition ou notre fascination du néant ? Au-delà des souffrances et des tragédies de l’histoire dont le paysage moderne s’est chargé de témoigner jusqu’à nous, il sait aussi nous ramener à son mystère ou, pire, mimer son propre effacement.

On va répétant l’adage qui résumerait Klee et sa pensée plastique : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Devenue rituelle, comme toutes celles qui fondent le prêt-à-penser contemporain, la formule sert à signifier commodément la coupure inaugurale dont seraient nés l’art du XXe siècle et ce qui est censé en constituer l’apport essentiel, l’abstraction. Il y a pourtant méprise et Klee, lecteur attentif de la Bible, fou de Bach, n’a ni prophétisé, ni pratiqué une peinture autosuffisante, qui refuserait de traduire l’expérience du réel et substituerait l’autarcie des formes au mystère de la Création. Aussi Anna Szech, la commissaire invitée et inspirée de la Fondation Beyeler, met-elle en garde les visiteurs et ses lecteurs dès l’essai liminaire du catalogue. L’abstraction, selon Klee, n’est pas une manière de s’abstraire du monde, mais d’abstraire le pictural des formes du monde afin de le dire et de se dire. Le titre même de cette superbe exposition ne saurait être lu de travers, sauf à vouloir en ignorer le projet : il s’agissait bien de rendre sensible « la dimension abstraite » de l’immense corpus de l’artiste, la composante non figurative, pas sa finalité aniconique. De fait, jusqu’aux œuvres apparemment les plus pauvres en données figurales, rêveries de paysage ou champs de signes, il reste possible d’en dégager un sens, une idée, un souvenir de voyage, une manière de musique, qui renvoient au monde et à l’existence singulière de l’artiste. Quatre chapitres structurent le propos d’Anna Szech et lui donnent une couleur goethéenne : Nature, Architecture, Musique, Signes. Elle a retenu une centaine d’œuvres, où brillent notamment les vues de Tunisie et d’Egypte, et privilégié le calme des visions apaisées, du jardin fleuri à l’ordre stellaire, l’organique, le cosmique plus que comique (même si  l’humour de Klee, objets de maintes expositions, y trouve son chemin). Peu d’exceptions, mais notables, font apparaître l’autre face de cet œuvre monumental (par sa dimension imaginaire, plus que ses dimensions usuelles, ce que l’accrochage à large respiration restitue en intégrant le vide, le négatif à son propos). Ce versant noir, baroque même, s’est nourri de la guerre de 14-18 et de l’arrivée du nazisme. Quittant l’Académie de Düsseldorf, où il enseignait depuis deux ans, Klee eut ce mot, cette vision, au printemps 1933 : « Messieurs, il monte en Europe une inquiétante odeur de cadavre. » L’Histoire aurait pu être le 5e  chapitre du parcours.

Et le Western fut, grâce à Dieu, au dieu des cinéphiles ! Que serait John Ford, à savoir ce qu’il y a de plus beau et de plus profond dans le cinéma américain, sans cette mythologie dont Hollywood hérita et à laquelle elle donnera force de loi ? Le mythe n’est pas le contraire de la vérité historique, comme le croient nos spécialistes de la repentance. Dire cela, ce n’est pas nier la légende que la conquête de l’Ouest a suscitée et exploitée à ses fins, c’est simplement rappeler qu’il est impératif de l’interroger aujourd’hui dans son ambiguïté, stéréotypes raciaux, héroïsme flatteur, photogénie trompeuse et imagerie de l’Autre, l’indien en l’occurrence, qui d’emblée se partage entre négativité (barbarie, duplicité, etc.) et positivité (mœurs pastorales, courage, beauté physique, etc.). Comme le royaume des aveugles croule sous la correctness du moment, félicitons-nous de l’initiative de Nathalie Bondil, la patronne hyperactive du musée des Beaux-Arts de Montréal. Son Il était une fois le Western,  que j’arpente à travers son catalogue, fera le bonheur des amoureux du genre. Ford lui-même a avoué sa part mythique et sa composante littéraire autant que picturale. De l’énorme vivier de sources, Remington est presque seul à s’être maintenu en selle dans la mémoire collective. Toute une archéologie du sujet s’imposait, ce que l’exposition, sans manichéisme, opère.  Dans un livre qui fit date, celui que Jean-Louis Leutrat consacra à La Prisonnière du désert (le plus beau film du monde pour Scorsese), la démonstration fut faite que le western, notamment en son versant sombre, travaillait sur les cicatrices (le chef que poursuit John Wayne se nomme Scar) de l’histoire américaine et intégrait le savoir indigène à l’errance de son récit et au métissage de son style. Nathalie Bondil nous offre d’autres motifs de réflexion, à la frontière, justement, des cultures.

La pochette de Horses, c’est lui. Mais la fille androgyne en chemise blanche, tête à la Jagger, veste à la Sinatra, c’est elle. Elle et lui ? Patti Smith et Robert Mapplethorpe… De jeunes chevaux, à longues crinières, pour un disque mythique qui commence à galoper en décembre 1975. Cette image a depuis fait le tour du monde, et pourtant c’est une image de naissance et de deuil. Horses s’ouvre sur la douleur de voir Jésus mourir des péchés de l’humanité et se referme sur une élégie, comme tous les disques de Patti en comprendront. « Lorsque je la regarde aujourd’hui, ce n’est jamais moi que je vois. C’est nous », a-t-elle écrit de ce cliché en noir et blanc, inspiré du portrait de Genet par Brassaï. Pressentent-ils que cette image, construite comme un Fra Angelico, marque la fin annoncée de huit ans de vie commune, et d’amours partagées avec tant d’autres ? La prise de vue, nul hasard, précipite la fin de Just kids, livre superbe où Patti a raconté leur rencontre, au sens religieux qu’ils donnaient à tout. Il faut le lire en anglais, puis le relire en français, parce que ces deux-là, belles « âmes égarées » du New York des années 1967-1979, vénèrent Baudelaire et Rimbaud autant que les écrivains de la Beat Generation qu’on croise encore au Chelsea Hotel. A ce texte dur par tendresse, aussi hanté de catholicisme que les prières de Patti et les reliquaires (façon Joseph Cornell) de Robert, il manquait les photographies où David Gahr, Norman Seeff (notre couverture) et Judy Linn ont capté la fleur d’une jeunesse en quête d’elle-même, qui se rêve au son du dernier Coltrane, de Dylan, des Stones et des hélicoptères du Viêt-Nam. Le 10 nombre 1891, l’aventure terrestre de Rimbaud aurait pris fin. Mais Patti et Robert n’y ont jamais cru. Cette somptueuse édition de Just Kids en est la preuve.

Stéphane Guégan

Cécile Scailliérez (dir.), François 1er et l’art des Pays-Bas, Somogy / Louvre éditions, 45€. Musée du Louvre, jusqu’au 15 janvier 2018. Sur une échelle sans égale, le grand Rubens devait prolonger cette tradition viatique au service des grands ; l’exposition du musée du Luxembourg le montre avec un certain panache. Rubens. Portraits princiers (jusqu’au 14 janvier 2018) exhibe notamment un portrait du jeune Louis XIII qu’on ne reverra pas.

Stéphane Loire, Peintures italiennes du XVIIIème siècle du musée du Louvre, Gallimard / Louvre éditions, 79€.

Sophie Join-Lambert et Anne Leclair, Suvée, ARTHENA, 129€.

Chantal Georgel (dir.), Jean-François Millet, éditions de la RMN, 35€. Musée des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 22 janvier 2018.

Stefan Koldehoff & Chris Stolwijk (dir.), The Thannhauser Gallery, Marketing Van  Gogh, Fonds Mercator / Musée Van Gogh,  € 49,95. Voir aussi Bernadette Murphy, L’Oreille de Van Gogh. Rapport d’enquête, Acte Sud, 24,80€. Passionnante enquête, en effet, qui achève d’établir ce que le roman d’Irving Stone, dont Minelli tira le sublime Lust for Life (1957) avait découvert : Van  Gogh s’est bien coupé l’oreille entière en cette nuit du 23 décembre 1888, et non uniquement le lobe. Il ne s’agit pas d’un détail anodin : les partisans de la thèse du lobe, à commencer par Signac, entendaient protéger la mémoire posthume du peintre des rumeurs de folie…

Chantal Trubert-Tollu, Françoise Tétart-Vittu, Jean-Marie Martin-Hattemberg et Fabrice Olivieri, La Maison Worth (1858-1954). Naissance de la haute couture, préface de Christian Lacroix, La Bibliothèque des Arts, 59€.

Pierre Wat, Pérégrinations. Paysages  entre nature et histoires, Hazan, 99€.

Anna Szech (dir.), Paul Klee. La dimension abstraite, Hatje Cantz / Fondation Beyeler éditions, 68€. Jusqu’au 21 janvier 2018.

Mary-Dailey Desmarais et Thomas Brent Smith (dir.), Il était une fois le Western,  Musée des Beaux-Arts de Montréal/5 Continents Editions, 40€. Jusqu’au 28 janvier 29018. Denver Art Museum (27 mai- 10 sept.)

Patti Smith, Just kids, Gallimard, nouvelle édition illustrée, 35€

NOTA BENE ///

Retrouvez mes autres choix de Noël sur le site de la Revue des deux mondes (collectif, Félicien Rops, Somogy / Musée Félicien Rops ; Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard ; Orhan Pamuk, Istanbul. Souvenirs d’une ville, édition augmentée, Gallimard, 2017).

QUAND LA SEINE HAUSSE LE TON

9782246861676-001-XL’Académie outrerait-elle ses prérogatives si elle obligeait régulièrement ses élus à faire ou compléter l’histoire de leur fauteuil ? Cela mérite réflexion tant le livre d’Amin Maalouf apporte de lumières et d’anecdotes délectables au sujet des titulaires du sien, le 29ème… Parti à la recherche de cette filiation glorieuse, l’écrivain s’est astreint à la plus grande rigueur et à la plus parfaite honnêteté. Il ne traverse pas cette nouvelle galerie d’ancêtres d’un pied égal, mais il accorde à chacun une attention exempte de préjugés. Et son humour se montre aussi équitable envers ses « gracieux fantômes » et ses prédécesseurs moins immortels. Dès l’entrée en scène de Pierre Bardin, le premier de ces 18 messieurs, le constat tombe, amer : aucun des quarante fondateurs de l’Académie n’a connu les faveurs de l’édition jusqu’à nous. Plutôt que de pleurer l’œuvre du temps, ou de méditer sur le temps de l’œuvre, Amin Maalouf a soigné sa série de médaillons alertes, informés, réparateurs. L’entreprise demandait un courage de marin. Car, comme l’Enfer de Dante, la renommée dessine des cercles plus ou moins pénétrables. Quant au 29ème   siège, et au mépris de la charité, nommons d’abord les plus illustres, le librettiste Quinault, que la vague baroqueuse a vengé des réserves de Boileau, le cardinal Fleury, dont on reconnaît maintenant quel grand ministre il fut, Claude Bernard, qui disséquait les animaux et retournait les cœurs, Renan et son patriotisme enflammé, Montherlant et ses fureurs antimunichoises mouvantes, Lévi-Strauss et son amour de l’habit vert.

978-2-84100-607-Du second cercle émergent les figures plus éteintes de Florian, Michaud, Flourens, Challemel-Lacour, Gabriel Hanotaux et André Siegfried. Mais Amin Maalouf, que rien ne démonte, sait stimuler la curiosité de ses lecteurs hésitants. Et voilà que l’aimable Florian se transforme en avant-courrier de Mistral et que Michaud nous dévoile la vie d’aventurier qui se cachait si bien derrière sa monumentale Histoire des croisades, la première à se dégager de tout manichéisme. On découvre en Pierre Flourens l’adversaire de la phrénologie de Gall. Contre la fatalité du biologique, il en appelle à Descartes et à cette « force libre » qui résiste en nous. De la volonté, Challemel-Lacour n’en était pas privé. Ce proche de Gambetta avait une guillotine dans la bouche. Lors de son discours de réception, il s’en prit à Renan au lieu d’en faire l’éloge, il fut remis à sa place comme un malpropre. Autre Gambettiste sans scrupule, Hanotaux prit la coupole de force. A l’inverse, De Gaulle, fin 1944, poussa Siegfried, grand savant, par vengeance… Vient enfin le cercle des grands oubliés, mais qui le seront moins désormais. On a déjà cité Bardin, le noyé de Charenton. Place au chanoine Nicolas Bourbon, qui ne souffrait pas qu’on fît bruit de sa religion, place à François de Callières, l’anti-Clausewitz, au cardinal de Luynes, qui entra au séminaire pour échapper à un duel, à Jean-François Cailhava, fou de Molière, et à François-Henri Salomon de Virelade, créature du chancelier Séguier, dont on usa pour faire barrage au grand Corneille. « Triste épisode », dit Amin Maalouf, il nous vaut pourtant de belles pages sur ce Bordelais à vignes (beaucoup lui sera donc pardonné), et qui nous mène, au gré de l’onomastique, à l’auteur des Réprouvés. Logique !

9782204093354-56718bfc0e271L’admirable José Cabanis, catholique et esprit libre, fut un de ces académiciens soucieux du passé de l’institution qui l’avait accueilli en 1980, et curieux des pestiférés de notre mémoire laïque, prude et si obéissante. Saint-Simon, Chateaubriand, Sainte-Beuve et Marcel Jouhandeau lui souriaient depuis leur purgatoire, à une époque où il semblait prématuré de les en tirer. Ce Toulousain, qui connut les rigueurs du STO en 1943-1945, avait des raisons de chérir les âmes indomptables. Capable de prêcher la sensualité vivifiante de ses peintres d’élection – je lui ai dédié mon Ingres érotique -, il ne détestait pas les croisades à contre-courant. Son Lacordaire et quelques autres, en 1982, dérangea, voire exaspéra, il marquait pourtant utilement le retour des catholiques libéraux et d’un autre XIXème siècle dans notre réflexion sur la perte des valeurs et les nouveaux dogmatismes, sur la sortie du religieux et les voies de sa relégitimation. Trente-cinq ans plus tard, dans un contexte différent, mais où la pérennité du corps social affronte de nouvelles menaces, Anne Philibert consacre un livre de près de 1000 pages ferventes et savantes à cet exact contemporain de Victor Hugo, refondateur, et non restaurateur, de l’Ordre des dominicains en France, sous ce roi dont Cabanis redora le blason de bon aloi, Louis-Philippe Ier. D’un livre à l’autre, par-delà une légère différence de cadrage, la couverture reste la même. Comment échapper, s’agissant de Lacordaire et de son noviciat romain, au chef-d’œuvre de Chassériau ? Les yeux, la bouche, les mains disent l’homme d’action, de conviction, de combat… La révolution de 1830 lui avait ouvert les yeux sur l’alliance possible entre la parole de Chateaubriand et une citoyenneté plus ouverte. Rechristianiser la société et la rendre plus juste répondaient au même modèle évangélique. Le prosélytisme de Lacordaire cherchait moins à réveiller la foi, domaine de l’imprescriptible, qu’à électrifier les consciences, conquête de l’âge démocratique. Ce supposé calotin, ce prédicateur qui passait pour mondain et trop féminin, on le vit prendre part à la révolution de 1848 et siéger parmi l’extrême-gauche de la Chambre. Il faut croire que l’insoumission liberticide n’en était pas encore le credo. Chantre d’une fraternité qui débordait l’aumône dominicale, Lacordaire déplaisait à Napoléon III, très hostile à son élection académique, et mesurant bien en quoi elle conforterait le bastion orléaniste qu’abritait alors la coupole. A la mort du frère prêcheur, en 1861, un autre catholique peu docile aux régimes trop autoritaires rêva un temps d’occuper un fauteuil qu’il avait rendu sulfureux, il s’appelait Charles Baudelaire. Stéphane Guégan

product_9782070770267_195x320*Amin Maalouf, Un fauteuil sur la Seine. Quatre siècles d’histoire de France, Grasset, 20€. Friand de détails biographiques comme tout enquêteur conséquent, Maalouf finit par rapprocher le malaimé François-Henri Salomon de Virelade, aux lointaines origines vénitiennes, du grand écrivain et soldat Ernst von Salomon, qui fit état du trouble où son patronyme jetait le gotha allemand, si inquiet des généalogies transparentes, si attaché à « la pureté de la race » dont Renan se moquait, à la barbe de l’Allemagne victorieuse, si prussienne, d’après-1870. L’auteur des Réprouvés, que les éditions Bartillat ont remis en circulation (Omnia, 12€), est aussi celui du Questionnaire, qui entre dans L’Imaginaire de Gallimard (18,50€). L’un date de 1930, l’autre de 1951. L’ancien officier des Corps francs, adversaire farouche de la République de Weimar et du traité de Versailles, n’avait jamais caché son mépris du nazisme, petit-bourgeois et bureaucratique, qu’il jugeait de haut, du haut précisément de son romantisme bagarreur et jouisseur, et peut-être de ses lointaines ascendances françaises… Tout une France frondeuse et libertine, Roger Stéphane en est la preuve, adoptera Salomon. Il faut lire ou relire Le Questionnaire, aussi peu hitlérien qu’américanophile, comme l’un des grands livres de la génération perdue ou du soldat inconnu, inclassable, mais fier de ses obscures racines, qu’était son auteur. Amin Maalouf en a détaché un passage croustillant : « On parle d’un mystérieux noble vénitien qui surgit d’une façon inattendue de la nuit de l’histoire, s’établit père de notre maison et disparaît sans laisser de renseignements plus précis. » Du vignoble des Graves à Verdun, le chemin ne fut pas toujours très droit. SG

product_9782070469185_195x320**Anne Philibert, Henri Lacordaire, Cerf, 39€. Signalons la réédition des Antimodernes d’Antoine Compagnon (Folio Essais, Gallimard, 9,20€), enrichie d’une postface inédite et toute bruissante de l’actualité européenne. En 2005, ce livre en surprit plus d’un par le long et pertinent chapitre qu’il consacre à Lacordaire. En quelques pages, Compagnon fixait l’itinéraire politique de celui qui, féru de Chateaubriand et proche de Montalembert, résista à leur royalisme, fût-il plus de cœur (et de style) que de tête. Antimoderne (par son catholicisme opiniâtre), Lacordaire ne le fut jamais dans le sens du Syllabus et des contempteurs de la démocratie moderne. La religion signifiait la liberté et la justice dans l’ordre, cela lui semblait un idéal solide à offrir aux hommes de l’avenir (nom du journal qu’il fonde en 1830). Et c’est au fauteuil de Tocqueville qu’il se porta candidat en 1860. SG

9782844267252_1L’expo de la semaine // L’esprit d’enfance et l’ironie adulte, double legs du romantisme, ont largement déterminé l’évolution de Klee. C’est ce qu’illustre avec vigueur la superbe rétrospective du Centre Pompidou. En 2013, le musée de Berne, la maison mère de l’artiste, avait rapproché l’enfant du pays de Daumier, Klinger, Ensor et Kubin, dont il avait été l’ami avant la guerre de 14. Mais la présente exposition, d’une autre envergure, inscrit son thème dans un cadre historique et idéologique plus précis, celui de l’entre-deux-guerres et du retour forcé de Klee, devenu l’une des incarnations de l’art dégénéré, sur les terres helvétiques (lesquelles, du reste, firent commerce du dit art déchu). Dès sa découverte du Munich 1900, qui faisait rêver le jeune Picasso depuis Barcelone, le jeune Suisse s’aguerrit aux us de la caricature d’avant-garde. On voit même Klee intégrer Voltaire, qu’il idolâtrait, à son univers satirique impayable… L’ironie est un dissolvant de première force, aucun dogme n’y survit. Klee, son adepte acide, se prépare sans le savoir à croiser Le Cavalier bleu, Dada et la part fantasque de l’enseignement du Bauhaus, qu’il était presque seul à entendre ainsi. Ceci est assez bien connu. Plus neuf est l’accent que porte Angela Lampe sur la sourde rivalité qui anime l’artiste à l’endroit de Picasso. Autour de 1912, Klee perçoit immédiatement la part ludique du réalisme cubiste. L’autre choc se produit à Zurich, lors de la rétrospective Picasso de 1932, celle qui nous valut un texte délirant de Jung sur les délires de l’Espagnol en proie à son hubris incontrôlé. Klee, sourd à la médicalisation de l’analyse esthétique, sort abasourdi des salles du musée… La révélation d’un Picasso aux accents surréalistes et érotiques dévastateurs intervient un an avant la victoire électorale des nazis et l’inflexion du dernier Klee, lutteur de l’ombre et ange de l’histoire, vers une sorte de baroquisme inséparablement burlesque et tragique. Du Shakespeare. SG // Paul Klee. L’ironie à l’œuvre, jusqu’au 1er août, Centre Pompidou. Catalogue sous la direction d’Angela Lampe, 44,90€