Où allons-nous ?

Passionné de peinture, certes. Mais Jacques Rivière fut-il un authentique critique d’art ? Et un de ceux qui défendirent les esthétiques les plus neuves, du fauvisme au cubisme, de la Belle Epoque finissante ? La chose est moins sûre et peut paraître fort douteuse à qui se contente d’un rapide survol de la vingtaine d’articles, principalement confiés à la N.R.F., dont il fut l’auteur entre 1907 et la guerre de 1914. Il ne reviendra plus, pour ainsi dire, à l’actualité des salons et des galeries après 1918, signe ou pas, nous le verrons, d’un désaveu. Les intercesseurs de sa jeunesse bordelaise sont bien connus, il suffira de rappeler l’importance que prit alors le cercle de Gabriel Frizeau (1870-1938), collectionneur éclairé d’Odilon Redon et de Paul Gauguin. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? trôna chez lui entre 1901 et 1913, séquence temporelle qui n’est pas sans rapport avec l’activité journalistique de Rivière. De même qu’il conciliait Claudel, Gide et Francis Jammes dans ses lectures, Frizeau ouvrait ses cimaises aux principales voies du postimpressionnisme, à l’exception du néo-impressionnisme des émules de Seurat, ce en quoi Rivière devait le suivre. Il lui doit aussi d’avoir connu, la vingtaine atteinte, André Lhote aux côtés duquel il finira par voir en Cézanne le peintre élu et s’intéresser au cubisme. L’histoire de l’art, s’agissant de la formation intellectuelle de Rivière, se contente le plus souvent de ce compagnonnage. Force serait d’isoler une sorte de girondisme, en tous sens, parmi les représentants de l’art moderne, à l’articulation des deux siècles, un girondisme raffiné, voire précieux, et tenté par la revitalisation de l’ut pictura poesis dans le sens où l’entendait un Maurice Denis en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé. » Si l’on ajoute que Denis préconise en peinture d’arriver à la beauté par la nature, et à la poésie par la facture, entre-deux qui proscrit moins le sujet en soi que tout développement narratif superflu, et dépouille la représentation de tout mimétisme banal ou grossier, on saisit déjà ce que le jeune Rivière a tiré de son aîné, et notamment des articles parus dans L’Occident, revue chrétienne très militante, à partir de 1901. Jacques y collabore lui-même dès juillet 1907, il vient d’avoir 21 ans et oscille entre Fénelon et Proust. Deux autres composantes de son premier bagage critique méritent aussi d’être citées, l’héritage de Baudelaire et l’apport de La Revue blanche (1889-1903), prototype de ce que voudra être, à divers égards, La Nouvelle revue française. L’année 1907, départ de sa correspondance avec Lhote, le voit aussi publier une première chronique artistique, dédiée à la 23e édition du Salon des indépendants qui l’a déçu. De façon à en souligner les insuffisances, Rivière y regrette l’absence de Bonnard et Vuillard, les peintres préférés de la défunte Revue blanche et, en particulier, de Thadée Natanson. Peu importe l’extrême confidentialité de la revue tunisienne où apparaît cette recension inaugurale, son tranchant témoigne d’une conscience mature et inquiète. Stéphane Guégan / Lire la suite dans Jacques Rivière, Critique et création, édition de Robert Kopp, préface de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Olivier Bellamy, Ariane Charton, Paola Codazzi, Stéphane Guégan (peinture), Jean-Marc Quaranta et Jürgen Ritte, postface d’Agathe Rivière, Bouquins / Mollat, avec le soutien du CNL, 32€.

Une exposition

Parallèlement à la sortie de Rétro-Chaos (édition établie par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, voire notre recension à venir dans la Revue des deux mondes), une exposition se tient à la Galerie Gallimard, jusqu’au 15 mars, Daniel Cordier. Mémoires d’une vie 1920-2020 (livret, 9,90€). Homme du visuel, secrétaire du très iconophile Jean Moulin, peintre frustré et galeriste à succès après la seconde guerre mondiale, Cordier aura semé beaucoup d’images sur son chemin, autant que les écrits de toutes sortes. Leur réunion impressionne. Dès les premières photographies de famille, une certaine façon de charmer ou de dévorer la vie saute aux yeux. Sa jeunesse fut très maurrassienne, puis son patriotisme humilié, plus que De Gaulle, l’envoya à Londres. L’exposition retrace ses engagements et vérifie surtout la passion de la lecture et de littérature, qui fit de lui, sur le tard, le superbe scribe de sa vie. SG

Deux rendez-vous

Conférence de Stéphane Guégan / Passion française : Ribera entre David et Manet, auditorium du Petit Palais, Paris, jeudi 6 février 2025, 12h30 / La France s’est entichée très tôt de Ribera, elle a collectionné sa peinture, et contribué à sa légende, aussi noire que l’autre. « Tu cherches ce qui choque », écrit de lui Gautier, à l’heure où la Galerie espagnole de Louis-Philippe donne une impulsion définitive à l’hispanisme de l’école française. //// Maurizio Serra et Stéphane Guégan présentent le Décaméron de Boccace, illustré par Luc-François Granier, Bibliothèque polonaise de Paris, 6 quai d’Orléans, 75004, Paris, mercredi 26 février 2025, 19h00.

Romantismes

Géricault serait-il au creux de la vague ? 2024 s’en est allée sans que l’anniversaire des deux cents ans de sa naissance ait beaucoup secoué l’institution muséale ? Théodore, il est vrai, n’eut pas la chance de naître femme et pauvre. Et que serait l’indifférence de notre triste époque s’il était resté mousquetaire du roi après Waterloo ou s’il n’avait hissé au sommet du Radeau le magnifique survivant noir qui agite le fanion de la délivrance, torse du Belvédère repeint aux couleurs de son abolitionnisme ? Du coup, l’impétueuse ferveur du dernier roman de Patrick Grainville prend des allures réparatrices. Il y a les romanciers qui nombrilisent, ceux qui pantouflent, nombreux désormais sont ceux qui catéchisent (les non éveillés), et puis il y a ceux qui cravachent, éperonnent le verbe ou écrivent à tout crin. Depuis son prix Goncourt de 1976, la flamboyance du français tient Grainville dans ses exigences et son baroquisme romantique. La Nef de Géricault – fin titre qui rattache le peintre de la Méduse à la Navicella de Giotto et à la folie de Bosch, débute à la veille des Cent Jours, comme Monte-Cristo. Au moment où la France, pas toute, comme l’a montré Waresquiel, s’apprête à renouer avec l’aigle un rien déplumé, Théodore rejoint la jeune épouse de son vieil oncle et lui fait l’amour sans compter. Etreinte inaugurale où je verrais volontiers un idéal littéraire toujours actif. Comment les mots peuvent-ils lutter avec l’empathie de l’image, triompher d’elle ? Roman charnel, à la mesure de son héros, roman noir aussi, à proportion des mélancolies tenaces du peintre (seule certitude, nos peines), La Nef de Géricault réussit à être un roman politique en écartant les pièges du genre. Michelet, nous rappelle-t-on, a simplifié l’auteur de l’Officier chargeant et de la Méduse. En 1815, avant et après les ornières boueuses de Waterloo, pour qui brûlait l’insaisissable Géricault ? Grainville remet en scène autour de lui ces anciens officiers de l’Empire qui ruminent leur demi-solde, et ces peintres, qui tel Horace Vernet, « rossignol de la résistance », bombent le torse et cabrent discrètement leurs pinceaux sous Louis XVIII. La réalisation dantesque du Radeau se réserve les meilleures pages du livre, avant l’autre agonie, celle du peintre fauché dans sa fleur. La pietà finale, par la grâce d’un simple pigeon, clôt le drame sur une note flaubertienne. SG / Patrick Grainville, de l’Académie française, La Nef de Géricault, Julliard, 22,50€.

Dumas fait un tabac. La récente et décevante adaptation de Monte-Cristo à l’écran, où seul le ténébreux Pierre Niney était à sauver, a déclenché un vrai phénomène de librairie. Soudain, ce fut le raz-de-marée, les aventures de Dantès se trouvèrent ou retrouvèrent entre toutes les mains. Qui s’en plaindra ? C’est l’une des perles de notre littérature, et c’était le roman de Dumas que préférait Delacroix, fasciné comme nous d’y lire le tableau des années 1815-1838 (cruciales dans le cas d’un peintre qui avait vu s’effondrer par deux fois la France de l’Empire). La belle édition de Sylvain Ledda, très attentive au cadre historique, et à cette tentative de « roman en habits noirs », ne conteste pas ce qu’Umberto Eco et Claude Schopp ont souligné avant lui, la « configuration christologique » du roman. Le sémiologue italien l’apparentait aux trois temps de la Passion, de la prison (dont il parvient à se libérer) jusqu’à l’autre libération, puisque Dantès renonce à pousser le désir de se venger au-delà des limites de la justice. Dumas et sa créature, d’abord ivres de violence, sont rattrapés par leur sagesse judéo-chrétienne et la nécessité de proportionner la punition au crime. Ils sont de toute nature au cours de ce livre comparable à bien des titres, Ledda a raison, à la Divine comédie. Dantès renvoie onomastiquement à Dante, l’abbé Faria à son compagnon Virgile… Chemin faisant, le lecteur croise mêmes des brigands italiens doués de la noblesse que les ennemis de Monte-Cristo ne sauraient que singer. Et Dumas, fin collectionneur de peinture moderne, de comparer ces despérados à ceux de Léopold Robert et Schnetz. La force continue du livre et sa puissance picturale, nous le savons, doivent beaucoup au nègre de Dumas. Je veux parler d’Auguste Maquet, ex-Jeune France si cher aux amis de Gautier. Lequel, en février 1848, à la veille d’une nouvelle déposition royale, affirmait que les héros de Dumas avaient désormais détrôné les personnages légendaires. SG / Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 12,50€.

Découvrant récemment La Fleur du mal, excellent petit Chabrol de 2003, j’ai réalisé combien la structure d’On ne badine pas avec l’amour avait tracé son sillon de fièvre et d’amertume dans la mémoire de nos créateurs les plus curieux des méandres du cœur. Et des blocages du corps. Comme le proverbe de Musset, écrit pour être lu plus que joué, paraît dans la Revue des deux mondes de juillet 1834, la lecture biographique a longtemps dominé l’exégèse et expliqué Badine par les déboires sandiens et le fiasco vénitien. Ledda, aussi familier d’Alfred que d’Alexandre, n’emprunte pas ce chemin et nous rappelle, au seuil de son brillant essai, que les premières ébauches datent, du reste, de décembre 1833. Les ratés de la Sérénissime, dont on dira que les torts sont partagés, sont encore à venir. Illusoire avait été leur coup de foudre, dure et humiliante fut la chute. Mais Musset n’avait pas besoin d’éprouver sur lui les chimères du sentiment, la fragilité de l’absolu amoureux, l’horreur de la jalousie ; la littérature ancienne et récente en avait fait grand usage. Au carrefour de plusieurs traditions, et de plusieurs imaginaires érotiques, se situe l’analyse agile et savante de Ledda ; on dira, en simplifiant, qu’il y a choc ici entre les tendances lourdes de notre XVIIIe siècle, celles de Rousseau, Carmontelle et Marivaux, au contact de l’influence britannique, triple elle-aussi, Shakespeare, Byron et le Lovelace de la Clarisse Harlowe de Richardson. D’abord suivi, le modèle de La Nouvelle Héloïse ne résiste pas à une telle concurrence et le péché originel, effacé par la candeur rousseauiste, redresse vite son front. Le genre du proverbe imposait une morale claire. Musset la complique à plaisir en glissant le personnage de Rosette, qui ne croit qu’aux preuves d’amour, entre Camille et Perdican, frustrés pour des raisons différentes de la réalisation du désir qui les aimante l’un à l’autre. Est-ce la morale du libertin qui l’emporte ? Ce serait trop simple. Plus subtil, Musset ne stigmatise même pas l’Eglise et ce qu’elle inculque aux jeunes femmes de bonne société. La beauté cruelle de Badine, en dernière analyse, croise le tragique de la vie et le temps métaphysique, le hasard et la nécessité. SG / Sylvain Ledda, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset ou Les Cœurs égarés, Champion / Commentaires, 10€.

Contrairement à certains de ses frères (Ferdinand) et sœurs (Marie), Louise d’Orléans, première fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie à laquelle elle ressemblait, dit Hugo, n’avait jamais eu droit à une exposition qui croisât histoires dynastique et artistique. C’est fait et bien fait, à la faveur du rapprochement du château de Chantilly, où veille encore le duc d’Aumale, et de diverses institutions, souvent royales, de Belgique. La princesse exhumée revit au milieu de ses atours, bijoux et autres signes de sa nature attachante . Nos voisins ont des raisons de l’avoir moins oubliée que les Français, il est vrai, de plus en plus en froid avec leur passé monarchique. En 1832, l’année de ses vingt ans, que le peintre Court a merveilleusement éternisés, Louise épousait à Compiègne le roi des Belges, Léopold Ier, qui semble ne pas mériter sa réputation de rudesse teutonne. L’épouse du Saxe-Cobourg, épouvantée d’avoir à quitter Paris et les siens, s’acclimata vite, associa les artistes à sa cour et abreuva sa famille de lettres riches en impressions de lecture. Balzac, Sand, la Revue des deux mondes, la France, en somme. Bien entendu, son éducation politique et artistique n’avait pas été négligée, on est plus étonné d’apprendre l’agacement, voire l’hostilité, que lui inspiraient les ministres de son père les moins ouverts au « mouvement ». Il semble néanmoins que 1848 ait mortellement compromis sa santé. Elle meurt à 38 ans, en 1850, entourée des Orléans, alors exilés en Angleterre. Le Sommeil de Jésus de Navez, l’un de élèves bruxellois du vieux David, accompagna peut-être les derniers moments de la reine catholique. SG / Julien De Vos (dir.), Louise d’Orléans, première reine des Belges, In Fine éditions d’art, 35€.

Né l’année de la prise de la Bastille, mort celle du Salon des refusés, François-Louis Poumiès de La Siboutie, avouons-le, s’était un peu éloigné de nos radars. Ses souvenirs, parus en 1910, sont donc à lire de toute urgence. Ce médecin, avec son nom fabuleux d’enracinement périgourdin, fut aussi un enfant enthousiaste de la Révolution (celle de 1789), époque qui réforma le monde de la médecine, avant que les guerres napoléoniennes, triste bienfait des charniers, fissent faire à la chirurgie des bonds de géant. Lui s’est formé dans les deux disciplines à la faculté de Paris ; en 1812, il débute à la Salpêtrière, puis l’Hôtel-Dieu l’aspire, il y retournera, en 1832, lors de l’épidémie de choléra, hécatombe d’où sortirait l’insurrection que l’on sait. Sous l’uniforme de la garde nationale, il participe à la reprise en main des quartiers populaires. Entretemps, alternant le faubourg Saint-Germain et les bureaux de bienfaisance de l’Est parisien, il s’était constitué une clientèle socialement diverse, l’une des clefs de sa justesse quand il s’agit d’amasser, lui aussi, des choses vues et entendues. Récit limpide de près d’un siècle de turbulences politiques, il sait entrelacer aux événements collectifs des considérations très personnelles. Car notre Hippocrate moderne, qui a lu Chateaubriand sous Napoléon Ier et dansé avec la future Delphine de Girardin en 1825, s’intéresse aux arts. Quand il croise Gérard et Gros, habitués du Salon d’Antoine Portal, il écoute ou engage la conversation. Bref, on va de surprise en surprise. En plus de sauver des vies, Poumiès de La Siboutie eut le don de graver la sienne. SG / François-Louis Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris, Le Temps retrouvé, Mercure de France, édition de Sandrine Fillipetti, 13€.

« Il me semble fort laid », note Marie d’Agoult, à la naissance de Daniel, le fils qu’elle donna à Franz Liszt, le troisième des enfants nés de leur union peu conventionnelle, et de leur existence nomade. On aurait pu inventer le terme de Bobo pour ces amoureux un peu tziganes en rupture de ban. Blandine a vu le jour en 1835, Cosima en 1837, leur frère en 1839, à Rome, où l’enfant peu désiré est déclaré de mère inconnue. La connaîtra-t-il jamais ? La comtesse ne débordera pas d’affection à son égard, elle est trop occupée d’elle-même et bientôt du mariage de ses filles. Quant au papa, c’est pire, rien n’existe en dehors de sa personne, de sa musique et de son aura de concertiste de plus en plus charlatanesque. L’enfant de 1839, alors que le couple se lézarde, est expédié chez une nourrice de Palestrina. De plus en plus distante envers Franz et Marie dont elle avait été la confidente au début de l’aventure, Sand s’indigne qu’ils ne fassent pas plus de cas de leur progéniture que d’« une portée de chats ». Le sort de Daniel, en revanche, apitoie le peintre Henri Lehmann, éminent élève d’Ingres et portraitiste des parents, en séjour à la Villa Médicis. A lire Charles Dupêchez et son émouvant plaidoyer, on comprend que lui aussi s’est ému de ce fils peu ou mal aimé, qui possédait tout, l’intelligence, la culture, l’esprit, la beauté, et méritait d’être, au contraire, poussé où il était appelé. A onze ans, ce fou de Molière écrit et pense comme peu de candidats au baccalauréat d’aujourd’hui. Brillant au collège, étudiant aussi doué que dissipé, il ne sera pas parvenu à gagner l’estime de son père que Dupêchez flatte en lui accordant du génie. Une bonne part de sa musique est inaudible. N’est pas Beethoven ou Chopin qui veut. Emile Ollivier, qui avait épousé Blandine en présence de Manet, jugeait plus sévèrement le corpus de son beau-père, qui aurait gagné certains accents « s’il avait eu pour ceux qu’il a mis au monde un cœur plus paternel ». La théorie peut faire sourire, elle n’en désigne pas moins une réalité accablante. SG / Charles Dupêchez, Daniel Liszt. Un fils mal-aimé, Mercure de France, 17€.

LES DEUX PUISSANCES

Hyacinthe Rigaud, Le Cardinal de Fleury, 1731, Musée national de Suède

Longtemps crédité d’avoir forgé les idées de progrès et de bonheur collectifs en leur dessinant un avenir tangible, l’âge des Lumières est aujourd’hui frappé d’un désamour massif. Une à une, les grandes figures du XVIIIe siècle se voient déboulonner pour délit de mémoire. A la lueur des réseaux sociaux, sous leur fureur, Voltaire est décrété homophobe et islamophobe, Buffon raciste et esclavagiste, Diderot sexiste et tiède dans le rejet des privilèges, et Rousseau trop ou pas assez laïc, selon qu’on adhère ou non aux thèses vertueuses de son christianisme intérieur. Le procès des aigles de la pensée réformiste, éclairée et éclairante, s’étend à leurs réalisations, de L’Encyclopédie aux musées ; ces derniers, affirme un livre récent assez délirant, ne seraient que le refuge criminel des larcins et de la société d’ordres qui les ont fait naître. Là où les regrettés Jean Starobinski et Marc Fumaroli situaient une liberté d’expression et une tolérance exceptionnelles, une sociabilité ouverte aux femmes et au débat, notre époque fustige les maux les plus divers, de la morgue ethnocentrée aux dérives scabreuses d’une culture du plaisir. Avant de revenir à ces livres et ces images qui continueraient à véhiculer ce que la nouvelle morale réprouve, arrêtons-nous sur la dernière publication, admirable, de Catherine Maire. Spécialiste du jansénisme et de ses effets plus ou moins salutaires sur l’effervescence politique propre à la France d’avant 1789, – l’ébranlement prérévolutionnaire de la monarchie, en somme – elle revient sur l’un des conflits essentiels de ce temps qu’inaugure la fin du règne de Louis XIV.

Car la Constitution civile du clergé de 1790 n’est pas seulement fille de l’abolition de la féodalité… Catherine Maire nous donne les moyens d’y reconnaître un avatar du vieil antagonisme qui court le siècle entre l’Église et le Trône, le haut clergé et le Parlement, la religion du Pape et les autres confessions, les partisans d’une religion d’État et les penseurs d’une religion de l’État. L’illusion dont ce livre nous invite à nous défaire est de croire que le mouvement des Lumières, et plus encore le premier moment révolutionnaire, fut exclusivement laïc… De fait, cela revient à confondre la sortie moderne du religieux, théorisée par Marcel Gauchet, avec la crise du gallicanisme sous ses excès, ses faiblesses ou ses erreurs. Louis XIV, au soir d’un règne plus qu’agité, redéfinit l’idéal d’équilibre cher à Henri IV, le converti. Après avoir fait plier la noblesse, le vieux monarque a largement réduit la puissance temporelle des évêques, rappelant même, à l’occasion, que les biens de l’Église de France relèvent de lui. Quant au strict domaine du spirituel, il n’est abandonné au clergé qu’à condition de ne pas laisser les dissensions religieuses troubler l’ordre public et attenter à la dignité royale. Or, comme le souligne Catherine Maire, « l’autonomisation gallicane a pour contrepartie le renforcement de la politique dévote à l’intérieur du royaume ». En moins de trente ans, cette conduite mène de la révocation de l’édit de Nantes à la bulle Unigenitus de 1713, qui va empester le règne des successeurs du grand roi. On ne condamne pas si facilement le jansénisme des élites et du peuple après la mort de Louis XIV, ce mélange de dextérité et de fermeté, écrira bientôt un Voltaire admiratif du contrôle accru sur l’Église, son autorité et son économie.

Nicolas de Largillierre, Voltaire, vers 1725, Versailles

Sous la Régence et le règne de Louis XV, alors que le trône perd les moyens de sa rigueur dogmatique et de sa bienveillance envers le Pape, la dispute religieuse prend une dimension politique inattendue, de plus en plus fatale au clergé et bientôt au monarque. L’intelligence féline du cardinal de Fleury, que Catherine Maire réhabilite avec raison, n’y peut rien. Les parlementaires souvent acquis au jansénisme protestent, mot d’époque, usant de la doctrine gallicane contre les évêques trop zélés, ou retournant contre le roi l’impératif de préserver l’autorité de la puissance publique et le bien des sujets, voire la liberté de confession. Catherine Maire restitue tous ces déchirements à la perfection, réintègre la dynamique des Lumières dans le cadre chrétien qui reste le sien malgré la poussée matérialiste et athée que l’on sait. Diderot a lu Massillon et non Marx, rappelait Béatrice Didier, voilà vingt ans… En complément des chapitres si nourris consacrés aux causes de la discorde, tels le refus des sacrements aux hérétiques, l’impôt auquel l’Église parvient à échapper et l’expulsion brutale des Jésuites, le livre de Catherine Maire fait parler trois voix éminentes, Voltaire, Montesquieu et Rousseau, le déiste peu clérical, le gallican modéré et le protestant obsédé par l’alliance de la religion naturelle et de la religion civile.

Au-delà des droits imprescriptibles de la foi, quel doit être le rôle de la religion instituée dans le respect des sujets vis-à-vis des lois du royaume, ou des citoyens dans la société réformée de demain ? La première Révolution, avant ses propres folies, se posera cette question, sûre de la nécessité de concilier fermement la liberté d’opinion en matière religieuse et le maintien de l’ordre public. On aura deviné l’écho qu’un tel livre trouve aujourd’hui, c’est aussi l’impression que devrait produire l’exposition des Archives nationales, La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle. Elle aurait dû ouvrir ses portes en mars dernier. Déplacée, elle sera visible à partir de septembre et profitera, s’il se peut, des polémiques qui entourent désormais l’usage de la force par nos gardiens de la paix, polémiques où s’épanouit dangereusement le climat de suspicion générale envers l’État français et ses serviteurs les plus utiles. L’Ancien régime, où auraient régné l’arbitraire et la stigmatisation de toute déviance, n’est guère mieux servi par l’inconscient collectif… La capitale du royaume, comme les grandes villes de France, aurait ainsi vécu sous la vigilance obsessionnelle des mouches et la menace de la dénonciation, de la relégation ou de l’emprisonnement. Surveiller et punir, n’est-ce pas ? La lettre de cachet des films de capes et épées pèse encore sur les esprits, elle symbolise notre perception appauvrie d’un sujet que l’exposition et son catalogue dévoilent à maints égards. Il faut d’abord prendre conscience que le roi ne contrôle sa police qu’à Paris. Ailleurs elle est inséparable du cadre municipal. Ici et là, de surcroît, sa fonction ne se borne pas à sévir, loin s’en faut.

François Boucher, L’Odalisque brune, vers 1745, Louvre

Parlant de Paris sous Louis XV et Louis XVI, Colin Jones rappelle que « la police de la plus grande ville d’Europe continentale » fait d’abord en sorte qu’elle puisse se nourrir. De plus, « elle évite qu’elle ne soit dévastée par le feu, les inondations ou les épidémies et, à de rares exceptions, parvient à maintenir l’ordre public à un niveau impressionnant. » De l’éventail des tâches ainsi assumées, imagerie et textes témoignent avec détachement, drôlerie ou cruauté. On découvrira entre autres qu’on tondait les prostituées en pleine rue, comme on le pratiquera, à la Libération, sur les femmes qui avaient fauté. Le pli était pris en somme, seuls les juges changeront. Autre continuité, certains polygraphes trop libres de plume sont fichés au XVIIIe siècle. Souvent pensionnés par le roi, ils déplaisent au Parlement, qui n’est pas étranger au système policier du temps. Les visiteurs pourront bientôt se délecter de ces rapports admirablement calligraphiés. Diderot photographié en 1748, cela donne : « C’est un garçon plein d’esprit, mais extrêmement dangereux. » On rappelle qu’il est l’auteur des Bijoux indiscrets et « autres livres de ce genre ». Bien entendu, le rapporteur souligne que cet homme marié, familier de la prison de Vincennes, a une maîtresse et d’autres coups pendables dans la tête. Voltaire, la même année, est peint de façon aussi savoureuse : « C’est un aigle pour l’esprit et un fort mauvais sujet pour les sentiments, tout le monde connaît ses ouvrages et ses aventures. Il est de l’académie française. » L’inquisition de nos réseaux sociaux n’a pas tant d’esprit et tant d’intelligence des individus… Si jamais pareil document a existé concernant François Boucher (1703-1770), je donnerais beaucoup pour le connaître. Confirmerait-il la grande légèreté de mœurs qu’ordinairement on prête à ce peintre dont Manet, à vingt ans, copia le délicieux Bain de Diane, fraîchement acquis par le Louvre de Napoléon III?

J’imagine que ses tableaux les plus licencieux, comme ceux qu’une très audacieuse exposition a réunis à Besançon, n’ont pas échappé au peintre d’Olympia, sous une forme ou une autre, et qu’ils froissent ou excitent le puritanisme vengeur de certain(e)s, choqué(e)s de voir des jeunes femmes prêtes ou s’apprêtant calmement à la débauche. L’Odalisque brune du Louvre, bien qu’absente de Besançon, entrait dans son sujet, à savoir la Chine des fantasmes où s’abandonnait, s’oubliait, selon les Goncourt, l’imagination poivrée du peintre de Louis XV et de la Pompadour. Cette jeune femme sur le ventre, les fesses à et en l’air, rêve sur la crête d’une coulée de bleu intense, très orientale, en vérité. Boucher, qui vécut entouré d’objets et de peintures chinoises, en a meublé sa peinture, ses projets de tapisserie et ses estampes. La mode, en ces années 1730-1740 si troublées par le jansénisme et sa répression, nous porte loin des pensées chastes. L’histoire de l’art récente (Perrin Stein) a montré que les sources de cette chinoiserie galante ne proviennent pas toutes de l’Empire du Milieu, pays, pensait-on avec les philosophes, du bon gouvernement et des plaisirs agréés. On nage évidemment en pleines chimères, prétextes à de fortes sensations que pimente un exotisme qui ne craint pas l’adultère. Guillaume Faroult, dans un des meilleurs essais du catalogue très informé, rapproche les tableaux les plus ouvertement érotiques du libertinage littéraire de Crébillon et autres auteurs à circulation masquée. L’historique de certains tableaux confirme ce que la comparaison serrée de l’image et du texte révèle à l’analyse. Face à La Toilette de 1742 (illustration de couverture), en présence donc de cette femme qui noue sa jarretière en découvrant sa chair, l’œil frissonne, d’autant qu’un chat, à l’aplomb de son intimité, joue avec une pelote de laine. La signature de l’artiste se lit à quelques centimètres de la scène, où s’active une servante superbe, se déploie un paravent superbe et s’annonce une certaine Olympia. On pense encore à l’impure d’Orsay, que certains historiens un rien aveugles disent froide à tout désir, devant Femme sur son lit de repos (New York, The Frick collection). Boucher y converse avant Manet avec la Vénus d’Urbino de Titien, travestie en Parisienne peu farouche, sous l’œil d’un magot évidemment heureux.

Stéphane Guégan

*Catherine Maire, L’Église dans l’État. Politique et religion dans la France des Lumières, Bibliothèque des histoires, Gallimard,29€ // Vincent Denis, Vincent Milliot et Isabelle Foucher (dir.), La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle, Archives nationales, à partir du 18 septembre 2020, catalogue Gallimard, 35€ /// Nicolas Surlapierre, Yohan Rimaud, Alastair Laing et Lisa Mucciarelli (dir.), La Chine rêvée de François Boucher. Une des provinces du rococo, Infine éditions, 29€. La préface de Pierre Rosenberg y est dédiée à Jean Starobinski.

GERMAINE, MAIS SI FRANÇAISE

« Elle restera », disait Napoléon au sujet de la postérité de Madame de Staël (1766-1817), farouche libérale qu’il avait poussée hors de Paris dès l’hiver 1802… Si la vie n’était pas contradictoire, on s’y ennuierait, n’est-ce pas ? Depuis Sainte-Hélène, lorsqu’il prononça ces mots historiques, l’Empereur avait pacifié sa conscience. Au seuil de son destin unique, en plein Directoire, il ressemblait davantage aux héros staëliens, peinant à concilier élans du cœur et ordre public, liberté sentimentale et collectivité, soi et les autres… Rappelons-nous le jeune Mars de la campagne d’Égypte plongé, en 1799, dans la lecture du premier chef-d’œuvre de celle qui n’est pas encore son ennemie, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Le Premier Consul, en exilant Madame de Staël, fera taire ses émois d’ancien lecteur…. En très bonne compagnie, De l’influence des passions reparaît chez Robert Laffont, et ce merveilleux livre de 1796, issu d’un XVIIIe siècle attentif au climat des humeurs, éclate encore de l’énergie qui frappa aussitôt Bonaparte. « La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées », y lit-on parmi un flux d’aphorismes marqués au sceau d’une féminité déjà libre de toute fatalité domestique. Trente ans, mal mariée à une particule suédoise, Germaine multiplie déjà les amants dont elle exige, comme du grand Benjamin Constant, un « enthousiasme » égal au sien. L’amour n’est accroissement d’être, divine illusion, qu’à ce prix. Avant que la douleur ne s’en mêle, il faut que les sens et l’âme aient d’abord brûlé. Ce livre bouillonnant de formules heureuses et de lucide exaltation fut l’un des bréviaires du romantisme. La dette est certaine et Sainte-Beuve l’a payée mieux que d’autres. Ayant à brosser le portrait de Madame de Staël, longtemps après la mort de son modèle, le grand critique fouille ses propres souvenirs d’adolescent et verse une petite larme, délicieuse, sur deux des lectures qui l’avaient galvanisé. De l’influence des passions est l’une d’entre elles ; De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions, l’essai fondamental de 1800 sur le subjectivisme post-révolutionnaire, était l’autre : « Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie ».

Face au choix de réunir le meilleur de Madame de Staël en un volume de La Pléiade, Catriona Seth a judicieusement inscrit De la littérature à son sommaire, plutôt que De l’Allemagne, qui a accrédité l’idée assez sotte que Madame de Staël aurait préféré les écrivains du Nord, tournés vers l’intériorité et ses affres, aux plumes du Sud, chez qui notre sentiment d’incomplétude se serait contenté d’une peinture grossière du réel et des affects qui s’y donnent carrière. Montesquieu et Rousseau, qu’elle a beaucoup lus, l’avaient prémunie contre une typologie aussi binaire. Car Madame de Staël, qui croit au magistère public de l’écrivain, fustige les catégories artificielles, les concepts indiscutés et, par conséquent, les poncifs concernant le beau sexe. Mais le féminisme sectaire a tort de l’avoir érigée en sainte patronne de la cause. Loin de refuser l’impact du social sur les mœurs, ou d’ignorer celui de l’éducation sur la nature, elle reste fidèle à la loi du biologique et combat seulement la morale des hommes qui, tolérante envers leur inconduite, accablent à jamais les femmes de leurs faux pas, ou de leur désir légitime de s’élever, amour ou gloire personnelle, au-dessus de leur sexe. Grande amoureuse et grand écrivain, détestant « l’esprit de parti » mais prenant le parti des femmes, elle se sent et se voit doublement visée. C’est qu’elle assigne au roman moderne l’impératif de remplacer le « merveilleux » du conte par l’observation concrète, pré-balzacienne, de la sphère privée et ses drames. Ses réussites indéniables dans le genre, Delphine (1802) et Corinne (1807), que le volume de La Pléiade associe au grand essai de 1800, ne réservent pas aux seules femmes les feux et les blessures de l’amour, bien que les héroïnes enflammées  fassent preuve de plus de courage et de noblesse au cœur de l’action. Ce ne sont donc pas, Dieu merci, des récits à thèse, et le thème ancien des amours contrariées, ou impossibles, laisse place à l’imprévu et à l’extase.

Avec un goût très sûr des caprices du destin et de la fiction, et peut-être, comme le suggère Catriona Seth, un faible pour le roman noir, Madame de Staël se prend à son propre jeu et va jusqu’à éprouver cruellement ses personnages positifs ou à révéler, soudain, la face sombre. L’écriture staëlienne s’applique à ciseler cette complexité où l’auteur et ses créatures se dévisagent souvent avec une force qui combla avant nous Stendhal, Barbey d’Aurevilly et même Drieu, malgré son addiction pour l’Adolphe de Constant. Delphine et Corinne, à les relire aujourd’hui, révèlent enfin une plasticité nourrie au contact, Salon et ateliers, du meilleur de la peinture du temps. Ce fait, bien étudié par Simone Balayé, n’échappera pas aux lecteurs « sensibles », dirait Madame de Staël, qui a truffé sa prose aussi modelée que colorée de fines allusions à David, Guérin et Gérard. Ces références, agents narratifs plus que cadre décoratif, disent aussi l’évolution politique du pays, autre sujet de préoccupation majeure. D’un roman à l’autre, la France a définitivement abdiqué l’idéal des années 1789-1792, âge d’or où communiait Germaine de Staël, qui eût tant aimé voir s’installer une monarchie parlementaire. « Vous gouvernez par la mort », lança-t-elle aux Conventionnels de 1793, après avoir quitté Paris. Germaine voulait, elle, gouverner par la vie… La Terreur, que de bons esprits tentent aujourd’hui de réhabiliter, comme l’Empire, qu’elle a contribué à noircir, ce n’était pas son genre. Aussi Delphine, comme Aurélie Foglia le souligne dans sa magnifique et « intempestive » édition Folio du roman, joint-il au travail du deuil le triomphe du moi désirant. D’un côté, c’est l’adieu à la bonne Révolution ; de l’autre, c’est l’aveu qu’on peut survivre à toutes les tyrannies, qu’elles entravent les libertés publiques ou les entreprises amoureuses. Le roman, pour ne céder ni sur les unes, ni sur les autres,  causa un petit scandale en 1802. Madame de Staël, déjà proscrite, se voyait accusée d’outrepasser le rôle usuel des femmes en matière politique et morale. « Dans Delphine, écrit Aurélie Foglia, l’actualité de la législation révolutionnaire est un actant redoutable. » Le roman, en effet, fait son miel de la loi de septembre 1792 sur le divorce, ultime rebondissement d’un roman qui n’en manque pas, et dont il nous reste plus qu’à engager le lecteur à y trouver le reflet de ses passions intimes. Stéphane Guégan

*Germaine de Staël, La Passion de liberté, préface de Michel Winock, édition de Laurent Theis, Robert Laffont, collection Bouquins, 32€. Le volume comprend De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, Considérations sur la Révolution française, Dix années d’exil.

*Madame de Staël, Œuvres, édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valérie Cossy, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 72,50€. L’éditeur, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Madame de Staël, a eu la délicatesse de réinscrire à son catalogue le volume Benjamin Constant, grand admirateur de Delphine et de Germaine.

*Madame de Staël, Delphine, édition d’Aurélie Foglia, Gallimard, Folio Classique, 9,80€.

*Concernant la riche actualité éditoriale et muséale de Madame de Staël, on lira la brillante recension de Michel Delon dans la dernière livraison de la Revue des deux mondes. Disons un mot du Montclar de Guy de Pourtalès (Infolio, 14€) que ce spécialiste de Diderot et Sade remet en circulation, roman des années 1920 qui s’ouvre sur une citation de Fénelon détournée de son sens théologique : « Il faut se perdre pour se retrouver. » Car le héros ne se perd que dans les bras des femmes pour mieux en changer. Mais la passion guette le « chevalier » des plaisirs vite expédiés. Ce qui aurait pu tourner au narcissisme libertin, dit Michel Delon, vire à l’éducation sentimentale et donc à la découverte de soi.  Scénario connu, que Pourtalès renouvelle en lointain petit-neveu de Benjamin Constant. Humour caustique et phrases courtes, auxquels s’ajoute la désinvolture de l’entre-deux-guerres et celle d’un aristocrate sûr de ses charmes. SG

*Quelques jours, c’est ce qu’il vous reste pour vous rendre à la Galerie Azzedine Alaïa et vous perdre, comme la scénographie labyrinthique y invite, parmi les singulières rêveries de pascAlejandro. Tout y est fusion, et d’abord ce patronyme androgyne. Mari et femme, Alejandro Jodorowsky et Pascale Montandon, le cinéaste et la plasticienne, ont enfanté ensemble cette centaine de grands dessins dont l’onirisme, tantôt loufoque, tantôt cruel, parfois tendre et même sensuel, voire sexuel, tient l’humaine condition sous sa loupe inquiétante. Rien n’en trahit, en revanche, les règles de fabrication… Traditionnellement, le dessin est mâle, et féminine la couleur. Cette répartition des rôles et des genres se voit ici discrètement subvertie. Car Pascale ne se borne pas à donner chair et éclat aux idées et embryons narratifs qu’Alejandro trace d’un trait net. La poésie de chaque image se pense à deux, mais s’accomplit dans l’unité d’inspiration qui enveloppe le processus dédoublé.  On n’imagine pas, du reste, ces feuilles réduites à la nudité du noir et blanc. Pour que le sublime danse, selon l’expression de Donatien Grau, il faut que l’alchimie opère, et que le dessin et la couleur ne fassent plus qu’un dans l’au-delà des mots et le souffle du fantasque. SG // pascAlejandro, L’androgyne alchimique, Galerie Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004, Paris, jusqu’au 9 juillet. Catalogue sous la direction de Donatien Grau, Association Azedine Alaïa / Actes Sud, 38€.

PROFONDES JOIES DU VIN

Bacchanales_1On savait Bordeaux attaché à son prestige de capitale viticole, aura que l’ouverture prochaine de la Cité des vins va hisser d’un cran ; mais on la pensait incapable de porter l’ivresse jusqu’au délire de Bacchus et de ses prêtresses. Il faut croire que Sophie Barthélémy et Sandra Buratti-Hasan entendaient nous prouver le contraire et ramener une certaine frénésie dionysiaque sur les bords de la Garonne. Alain Juppé peut être fier de sa ville. Voilà bien longtemps – l’exposition Fragonard du Luxembourg – que je n’avais vu une démonstration aussi recommandable, savante, vivifiante et hétérodoxe, sur un sujet scabreux, et donc dangereux. Ça rassure, évidemment. Car ce n’est pas le tout de s’atteler à une thématique fertile en visions roboratives, lascives ou érectiles, et d’en rappeler l’immense popularité au XIXe siècle, encore doit-on quelques mots d’explications au visiteur abasourdi par tant de chair fraîche, exhibée de façon à faire valoir ses parties les plus saillantes, féminines comme masculines. Si la bacchanale fait alors fureur, si elle entraîne dans sa ronde allumée des artistes aussi différents que Géricault et Pradier (notre photo), Gustave Moreau et Bouguereau, Gleyre et Rops, c’est d’abord que ces dévotes lubriques libèrent la société dite bourgeoise du carcan de ses propres fers.

GEROME-FEMME-CORNES-NANTES-MBA-RMN-GP-PHOTO-Gerard-BLOT-01-007050Il serait trop banal d’invoquer une fois de plus l’hypocrisie des classes dominantes. Mieux vaudrait parler, comme dans les années 1960-1970 d’une nouvelle économie libidinale. La société post-révolutionnaire ne saurait déroger au principe d’égalité qui la règle, elle fait donc du libertinage, affranchi du pacte qui le liait à l’aristocratie en troublant l’ordre public, l’apanage de tous et l’objet d’une gestion privée. Aussi la force des fantasmes, si prégnante dans l’art du XIXe siècle, concerne aussi bien les phares de l’art moderne que les parents (devenus) pauvres du mal nommé académisme. Cette vérité, l’exposition l’établit en réconciliant les faux ennemis de l’histoire de l’art sur la foi d’une culture visuelle et d’un imaginaire sexué qu’ils partageaient. Les sources, des Grecs à Titien et Poussin, nous y plongeons d’emblée. Il s’en passait des choses à l’abri des exercices scolaires et des ateliers les mieux contrôlés. Dira-t-on justement que les rejetons de l’école des Beaux-Arts, «les pointus» que n’aimait pas ce cher Baudelaire, étouffaient leurs rares éclairs d’inspiration sous un déballage d’accessoires et de références asséchant? Gérôme (notre photo), par amour pour les garçons, et Bouguereau, par passion pour les Italiennes de sa jeunesse romaine, savent pourtant travailler la frontière labile entre la correction de l’habillage mythologique et le mordant de l’étude réaliste.

TRUTAT-BACCHANTE-DIJON-MBA-PHOTO-FRANCOIS-JAY-0391PEÉtrange palimpseste qui rappelle que l’antique reste la langue vivante des passions et le révélateur des tréfonds dès avant Freud et les surréalistes. On doit, du reste, à ces derniers la réévaluation de tout une «imagerie» déclassée par le modernisme bon teint du XXe siècle… Que dire, par exemple, de la regrettable relégation qui continue à frapper la Bacchante mutine de Félix Trutat, un tableau de 1844 (notre photo) digne du Louvre, où le modèle d’atelier, une troublante adolescente, fait disparaître ses attributs, la peau de fauve et le thyrse, dans le feu de sa présence unique et sous le regard de quelque Polyphème rongé de désirs inavouables  ? Anticipant Böcklin et Corinth, quelques Français surent relever la fable antique d’une ironie méditative ou corrosive. L’un des autres must de l’exposition, à cet égard, est le grand Gervex du Salon de 1874, théâtre débridé d’un double viol, les ébats qu’il met sous nos yeux et l’outrage qu’il commet sur le fameux marbre de Pradier. Le premier amant de Juliette Drouet avait bousculé le Salon de 1834, au moment de leur rupture, avec son Satyre et bacchante tout en invites appuyées. Son souvenir, sous toutes les formes, traversera le siècle jusqu’à Rodin, Bourdelle (sa géniale Vieille Bacchante, de 1902, annonce De Kooning) et le volcanique Rik Wouters, sur qui le parcours lève son ultime voile d’impudeur. La mort ou l’exil des dieux définit moins le moderne XIXe siècle que leur éternel retour. Stéphane Guégan

220px-1874_Gervex_Satyre_MenadeBacchanales modernes !, jusqu’au 23 mai 2016, Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux. L’exposition ira ensuite au Palais Fesch d’Ajaccio. Remarquable catalogue sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et de Sara Vitacca, SilvanaEditoriale, 29€. Il faudra donner une suite à cette exploration du thème qui appelle Masson, Matisse, Picasso, Max Ernst et beaucoup d’amoureux d’Ovide.

D’AUTRES FEMMES
imageLes longues absences font souffrir, mais elles font écrire, souvent de belle façon, c’est-à-dire de vraie façon. Si les Mémoires de Madame de Rémusat (Mercure de France, 2013) peignent la cour de Napoléon Ier avec la réserve souvent sévère d’une femme née sous Louis XVI, et le scepticisme de la petite-nièce du grand Vergennes qu’emporta la Terreur, sa correspondance donne une idée différente du régime des abeilles et du rôle que certaines femmes eurent à y tenir. Son dévouement envers Joséphine, en tant que Dame du Palais, égale l’attachement indéfectible dont elle assure son mari dans leur correspondance sensible… Le Premier chambellan de l’Empereur est aussi surintendant de ses spectacles, c’est dire qu’il n’a pas de vie, et que son existence nomade, jetée sur les routes d’une Europe française, l’a privé de son épouse durant presque dix années. Cette longue séparation aurait pu ouvrir la porte à d’interminables épanchements ou de répétitifs reproches. Madame de Rémusat les contient par éducation et souci de ne pas trop laisser le cœur mordre sur les devoirs conjugaux.

Femme d’équilibre, mère d’une des plus hautes figures du libéralisme à la française, elle nous dit préférer Racine, Pascal, Sévigné, La Bruyère, Voltaire à Rousseau, objet d’une admiration sélective. L’horreur du lacrymal et du pathos mise à part, la critique du philosophe vise sa conception patriarcale du couple, qui exclut la femme de la sphère publique et réserve ses vertus à l’espace domestique dont elle forme la garantie morale. Comment le sage (et sensuel) Rousseau avait-il pu exalter l’amour dans le mariage, idée nouvelle, et refuser au beau sexe les profits d’une éducation qui le mît en état de participer activement à la vie de la nation. Proche en cela de Madame de Staël et de sa réfutation de Rousseau, Madame de Rémusat entend partager avec son mari plus que des banalités sur le temps qui passe et l’ennui d’une solitude interminable. Aussi ses Lettres dessinent-elles un portrait de la société impériale, aussi frappée des «merveilles» de Napoléon qu’effrayée par ses revers et l’impôt du sang, que tous payaient alors. Au milieu de ce moment épique sans égal, les années 1804-1807 marquent un âge d’or dont Madame de Rémusat prend vite conscience et tente de retenir. La politique, la littérature, le théâtre, l’opéra et les arts remplissent sa correspondance de nettes formules et de passionnantes digressions. SG
Antoine-Jean_Gros_-_Bonaparte_visitant_les_pestiférés_de_Jaffa

Extrait (lettre du 23 septembre 1804)
«J’ai été ce matin au Salon, où j’ai vu d’assez belles choses. Le plus beau tableau qui y soit, sans aucune contradiction, est celui qui représente la visite de l’empereur aux pestiférés d’Egypte [sic], par Gros. […] Il y a encore un autre tableau d’Hennequin qui fait mal à voir, et qui est d’ailleurs assez mal composé. C’est celui qui représente ce malheureux événement de Quiberon. Le cœur se serre à l’aspect de ces Français s’égorgeant entre eux. […] Enfin, un joli petit  tableau de ce Richard qui a fait la Valentine de Milan, qui représente François Ier, et que les connaisseurs mettent à côté des Gérard Dow. Vous devriez engager l’impératrice à l’acheter.»

Impossible Delacroix !

L’œuvre de Delacroix échappe désormais aux filets de la rétrospective canonique. Toute tentative en la matière est vouée à l’échec, et bute sur une incomplétude incontournable pour des raisons bien connues : les grands formats des années 1822-1845, splendide isolement, sont condamnés à ne plus quitter leurs cimaises. Devant pareille hypothèque, deux attitudes s’offrent aux commissaires d’exposition encore tentés par le désir de circonscrire l’artiste. La première consiste à camoufler manques et lacunes afin de tendre au bilan le plus exhaustif. En 2004, le musée de Karlsruhe ne procéda pas autrement et le résultat, pour manquer de problématique précise, ne manquait pas de panache ni d’intérêt. L’option alternative serait de faire de cette incomplétude le critère de sa sélection et le centre de son propos. Les raisons d’agir ainsi ne sont pas difficiles à trouver et Michèle Hannosh les a renforcées par son édition exemplaire du fameux Journal (Corti, 2009). Pour le dire d’une formule trop rapide, mais que confirment les travaux d’Anne Larue, la peinture de Delacroix est construction de soi.

Le narcissisme blessé du peintre fait jouer à ses pinceaux un rôle compensatoire permanent. Cette consolation par l’art réveille évidemment les réflexions de Freud sur la sublimation symbolique et sa composante érotique. Delacroix, on le sait, est l’un des rares peintres à s’être autant raconté, scruté, évalué et confié. Entre parenthèses, il possède tout ce qu’il faut pour plaire au public d’aujourd’hui, friand d’autofiction. L’aspect le plus singulier de ces confessions uniques, placées sous le signe de Montaigne, Voltaire et Rousseau, tient à l’aveu d’insuffisances et d’angoisses chroniques. La litanie résonne de symptômes familiers aux lecteurs modernes, de l’ennui baudelairien au vide plus douloureux. La maîtrise de soi y apparaît comme un rêve lancinant, parce que sans cesse confronté à ce qui en compromet la réalisation. Egotiste lucide, Delacroix scrute et relie ses difficultés de peintre et d’amant, ses pannes d’inspiration et ses fiascos sexuels, avec la lucidité des grands mélancoliques. « Tout est sujet ; le sujet c’est toi-même », a-t-il écrit en jouant sciemment sur des mots, qui seront bientôt ceux de la psychanalyse. Il y a donc une double pensée du « sujet » qui court tout au long du Journal et innerve l’œuvre peint et dessiné. On ne s’y attarderait pas si la récente rétrospective de la Caixa, qui s’est tenue à Madrid et à Barcelone, ne s’était pas construite autour de la question de « l’idée » et de son « expression » plastique chez Delacroix, du sujet et de son inscription formelle, et du conflit entre récit « classique » et son rejet.

À bien lire Sébastien Allard, commissaire de l’exposition, le peintre aurait pris « peu à peu conscience que le sujet, au sens de narration, n’est plus que littérature. » De ce mouvement progressif, l’expérience africaine lui paraît marquer l’étape fondamentale. Femmes d’Alger dans leur appartement, clou du Salon de 1834, serait avant tout le manifeste d’un tableau vidé de tout ressort narratif, et qui tirerait sa raison d’être et sa poésie du vécu et des souvenirs que le peintre y aurait traduits et donc sublimés. La « part de sexualité traditionnellement associée au harem » s’y noierait « dans une sensualité plus générale ». Sans histoire à raconter, en apparence, le tableau intrigua, il est vrai, à sa date. Par la suite, résolu à secouer « le pouvoir dictatorial du sujet », Delacroix aurait multiplié les stratégies d’évitement : le principe sériel des répétitions, la focalisation sur le motif et le « flou de l’esquisse » en seraient les principales. Même ses emprunts, Raphaël, Rubens ou Géricault, sont interprétés comme une inversion des enjeux traditionnels : dégageant la peinture des « contingence[s] du sujet classique », Delacroix fait triompher son « essence » et la situe « du côté de la sensation ».

Principalement composée des tableaux et dessins du Louvre, enrichis de quelques prêts spectaculaires en provenance des États-Unis, l’exposition s’est un peu modifiée d’une étape à l’autre, sans que le parcours lui-même ne varie : l’orientalisme en formait à chaque fois le centre de gravité. Notons aussi l’accent que Sébastien Allard a voulu porter sur les thèmes de l’odalisque, du martyr chrétien et des reprises tardives. Certaines catégories, comme le paysage, ou certaines sections, comme les scènes de chasse, se révélaient plus problématiques ou trop composites. Sans doute mettaient-elles en lumière la réduction narrative que souhaitait souligner le commissaire, et qu’accentuait l’absence des grands travaux qui occupèrent Delacroix jusqu’à sa mort. Il est hors de doute que le peintre ait pratiqué deux formes de peinture, à concentration variable, et qu’il ait été tenté, face à Géricault et Courbet, par une approche plus directement réaliste. Mais c’est oublier que les tableaux sans récit ne sont pas des tableaux sans sujet. Et c’est faire trop peu de cas du peintre comme sujet de sa peinture, au-delà des vrais et faux autoportraits bien présents et présentés. Pour ne prendre qu’un exemple, l’orientalisme de Delacroix ou son rapport à la négritude appellent d’autres lectures, plus historiquement ou intimement ancrées. Les analyses du catalogue et les trous de sa bibliographie témoignent des réserves de Sébastien Allard envers ce type d’approches. Elles n’en existent pas moins. Stéphane Guégan

Delacroix. De l’idée à l’expression, exposition organisée par la Obra Social « la Caixa », avec la collaboration exceptionnelle du musée du Louvre, Madrid (19 octobre 2011-15 janvier 2012) et Barcelone (15 mars 2012-24 juin 2012). Version française du catalogue (333 p, 58 €) sous la direction de Sébastien Allard.

Coda ou le romantisme des classiques…

Le 20 février 1850, l’architecte Duban, en charge des travaux du Louvre, informait Delacroix d’une commande prestigieuse : peindre le compartiment central de la galerie d’Apollon qu’on restaurait alors au nom de la République. Cet espace était pourtant très marqué par le passé royal du palais. Sous Louis XIV, Charles Le Brun devait y représenter le dieu du soleil sur son char, à l’endroit même où Delacroix interviendrait. Ce dernier choisit de suivre le programme iconographique des années 1660-1670 en l’adaptant au contexte politique du moment. La grande peur de juin 1848 y résonne encore, elle arme pour ainsi dire le bras d’Apollon foudroyant le serpent Python, métaphore  transparente des désordres et de la sédition dont la France du prince-président (le futur Napoléon III) devait triompher à jamais. On pourrait y voir la preuve du classicisme secret de Delacroix, tarte à la crème d’une certaine historiographie. Mais la lecture du dernier livre de Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, permet d’inverser utilement ce type de lecture. Ce que nous y découvrons avec ravissement, c’est le romantisme des classiques pour le dire d’un mot, que ce livre justifie en explorant « la part d’ombre » du Grand siècle. Pour démontrer sa thèse, Jeanneret s’attaque à l’un des fleurons de la mythologie nationale, le château de Versailles, son parc à thèmes, ses fêtes inouïes, son extravagance continue. Aux antipodes du classicisme de Lagarde et Michard, fait d’harmonie, de bienséance et d’invention bridée, son livre exhume la composante passionnelle, sadique, primitive ou grotesque du style louis-quatorzien. Dans son fameux Racine, qui avait mis le feu aux poudres, Barthes s’était approché de ce théâtre des cruautés, qui vibre sous la rhétorique policée comme sa complémentaire aussi dangereuse qu’impérative. Sans cette noirceur, sans cette porte ouverte sur le déraisonnable, l’art du temps sombre dans l’académisme. Les exemples abondent qui font de la visite de Versailles ou du Louvre un parcours en dents de scie. Jeanneret nous guide plus sûrement vers l’ambiguïté des œuvres les plus accomplies, les plus modernes, en ce sens qu’elles donnaient voix, consciemment ou non, à tout ce qui pouvait menacer l’édifice social du temps. La promenade débute dans les jardins de Versailles, où la statuaire des bassins compose un étrange ballet de monstres, « voué à la violence et à la peur, secoué d’affrontements féroces et de scènes saugrenues ». Dragons, pythons (nous y voilà) ou titans foudroyés, comme la figure suffocante du géant Encelade, ils libèrent ensemble les forces chtoniennes au pays du Roi soleil. On a tort de réduire Versailles à sa seule symbolique apollinienne. L’ordre n’y règne qu’en dominant son contraire, en le montrant et en  jouissant de ses attraits irrésistibles. L’interdit est intégré, le Mal pensé, non rejetés. Jeanneret aurait pu, comme il le signale au passage, multiplier les liens qui existent entre la culture du XVIIe siècle désabusé et la lucidité satanique d’un Baudelaire. Il préfère montrer comment l’esthétique duelle de Le Brun, Molière et Racine, que les fêtes du souverain réunissaient à chaque grande victoire militaire, engage une réflexion sur l’équilibre précaire entre régulation sociale et épanouissement individuel, ordre et chaos, dont nous sommes les héritiers directs.

– Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 376 p., 99 ill., 38 €. Le même auteur édite et préface l’étonnant récit qu’André Félibien à laissé des Fêtes de Versailles (Gallimard, Le cabinet des lettrés, 17,90 €), l’historiographe de Louis XIV ne craignant pas de laisser affleurer la folie des réjouissances sous les besoins de la propagande. Que Versailles ait été le lieu de la démesure dans la maîtrise des formes, on le vérifiera en consultant l’album de Guillaume Picon et Francis Hammond. Les textes de l’un répondent aux photographies de l’autre, et le résultat de leur entreprise commune dépasse la bienséance de son titre (Versailles. Invitation privée, Skira Flammarion, 75 €). À bien y réfléchir, le  seul espace du château qui se soit conservé en son état originel et donne l’image exacte d’un «enchantement» propre à «accabler l’imagination» (Mlle de Scudéry), c’est la chapelle royale sur laquelle Alexandre Maral a publié la monographie définitive (Arthena, 392 p., 99 €).