Douze boules de Noël

La beauté des fleurs n’a d’autre fin qu’elle-même, postulait la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle, ce qui est vrai et faux. Faux en raison des liens avérés entre l’apparence et le processus reproductif. Vrai dans la mesure où la parure florale excède les nécessités de la survie de l’espèce. Avec le zoologiste suisse Adolf Portmann, Clélia Nau rend à la fleur sa part d’autonomie sensible et de beauté immotivée, irréductible ainsi aux besoins qu’on lui prête ou aux valeurs qu’on lui attribue. Dieu sait si les fleurs ont fait les frais de nos classifications et de nos encodages symboliques. La science les pense, la poésie les parle, quand la peinture, chez les plus grands, trouve occasion d’affirmer là une communauté de sensations et de significations. Annonciateurs de ce que Georges Bataille, le Bataille de Documents, dit de « l’inexprimable présence réelle » des fleurs, Manet, Monet, Caillebotte ou Bonnard jardinent en les peignant et les peignent en jardinant, loin de toute instrumentalisation du motif. Deux mystères se rejoignent dès que le peintre, on pense aussi au Delacroix de Champrosay et Nohant, réapprend l’humilité des anciens et le sens de leur Amor mundi. C’est tout le propos de ce livre magnifique par son écriture et sa réflexion, que de montrer en quoi et pourquoi certains prirent de tout temps, dirait Ponge, le parti des fleurs. L’empire de Flore, pour le dire comme Poussin cette fois-ci, les aura conduits à épouser la réalité botanique en ses spécificités et énergies intimes, à entrouvrir cette « obscure décision de la nature végétale » (Bataille, à nouveau). Les fleurs ainsi observées, caressées et respirées (Manet, à nouveau) tirent notre imagination vers les voluptés de l’existence ou les charmes de l’horreur, quitte à pousser un Baudelaire ou un Mallarmé à théoriser l’alliance du cosmique et du cosmétique à l’art de peindre.

Qui n’a rêvé devant l’immense dessin aquarellé de Benjamin Six, représentant le cortège nuptial de Napoléon Ier et Marie-Louise en 1810, aux tableaux italiens qui parent la Grande Galerie du Louvre, plus pimpante que jamais pour l’occasion ? Préparé par le comte d’Angiviller sous Louis XVI, ouvert par la Révolution sous la Terreur, le musée Napoléon serra entre ses murs les gloires de la peinture occidentale. Et les tableaux italiens, dominés par Raphaël, Corrège et l’école des Carrache, en constituaient la fine fleur. Elle n’avait pas éclos sur nos cimaises par magie. 30 % des toiles provenaient des collections royales, 30 autres des saisies révolutionnaires ; ces dernières font moins glousser et gloser que les tableaux pris à l’étranger à la faveur des campagnes et négociations de l’Empereur, les 40% restant. Comme le pays était mieux tenu qu’aujourd’hui, un grand inventaire fut lancé en 1810, modèle du genre. Les amateurs de (bonne) littérature en ont appris l’existence en lisant Stendhal, Beyle pour mieux dire, que son cousin Daru a associé à sa réalisation. Aujourd’hui conservé par les Archives nationales, c’est un trésor d’informations, jusqu’au prix estimé des œuvres, le véritable indice de leur prestige d’alors. Près de mille tableaux italiens seront recensés jusqu’en 1815 ; on y travailla donc au cours des Cent-Jours, cela fait aussi rêver. Avec sa connaissance unique de la peinture italienne et des aléas du Louvre, Stéphane Loire publie le premier volume de son édition complète de l’inventaire mythique. Ses notices souvent illustrées en couleurs disent l’essentiel de chaque historique et citent aussi des commentaires d’époque, comme ceux d’Athanase Lavallée, le secrétaire général du musée Napoléon, dont Prud’hon a laissé un portrait formidable de bonhomie efficiente. Le résultat est en tous points colossal. Une hypothèse en passant : Alfred de Vigny, qui fut mousquetaire du roi lors du vol de l’Aigle, comparait George Sand à la Judith d’Allori dans les années 1830, quand ils se disputaient Marie Dorval. Sans doute fut-il frappé par leur ressemblance pour avoir visité le Louvre impérial avant ses 18 ans. Du reste, si l’on se tourne maintenant vers Géricault, autre futur mousquetaire, le Louvre Napoléon fut bien l’un des catalyseurs du premier romantisme, autre raison de se procurer la Bible de Loire.

La passion française des Carrache remonte à Louis XIV et elle se vérifie au nombre de nos concitoyens qui s’inscrivent chaque semaine à la visite du siège, à Rome, de leur ambassade. L’acmé de la visite les attend au plafond de la galerie dite Farnèse, qu’il faudrait rebaptiser la galerie Annibale et Agostino tant leur génie y éclate et recouvre même le souvenir du traitement déloyal, voire lamentable, si l’on en croit Victor Hundsbuckler, qu’ils reçurent de leur commanditaire. Mal logés, mal payés, les frères Carracci ont abandonné plus de cinq ans de leur existence déjà notoire au cardinal Odoardo Farnèse, prélat plus riche et plus jeune qu’eux, et pratiquant un identique équilibre entre les plaisirs de la terre et les plaisirs de la tête, les affaires du monde et le souci du Salut. Les amours des dieux, certaines musclées, d’autres sereines, peuplent les hauteurs de la galerie autour du panneau central, dévolu au Triomphe de Bacchus et Ariane dont un Silène ivre, et d’une obscénité suggérée, ouvre la marche. Hundsbuckler se livre à une étude, la plus exhaustive à ce jour, des dessins préparatoires au cycle de fresques, le plus sublime depuis les fresques de Raphaël au Vatican. A force de parler de la révolution de velours des Carrache, qui s’extraient du maniérisme tardif dès les années 1580 et préfèrent Titien aux astres froids, on en oublie la force et le feu, force des formes et feu des affects, dont le corps, masculin comme féminin, est le principal véhicule. D’où cette moisson de feuilles superbes, et superbement reproduites, dont Hundsbuckler a largement étoffé le corpus et l’analyse, sans crainte d’aborder le sous-texte sexué de la galerie, ce qu’elle doit aux Lascives, cette série d’estampes plus qu’érotiques d’Agostino, ou ce qu’elle révèle de la libido, différente semble-t-il, des deux frères bénis de Dieu.

On a beaucoup décrit le périple marocain, espagnol et marocain de Delacroix, beaucoup écrit au sujet de ce que sa peinture et sa perception de l’Autre y gagnèrent, abondamment glosé ses notes de voyage, le contexte où il s’inscrit en 1831-1832 et les différences culturelles qu’il met au jour au sens large. Michèle Hannoosh, à qui l’on doit la meilleure édition du Journal de Delacroix (Corti, 2009), a préféré laisser parler le peintre. Sont donc enfin réunis et transcrits l’ensemble des carnets et albums connus de l’artiste, dont l’un est encore en mains privés et l’autre est venu enrichir significativement les musées de Doha. Nous disposons donc de tout ce qui est nécessaire à leur relecture, démarche indispensable puisque traînent encore les effets de l’interdit dont Edward Saïd a voulu frapper l’orientalisme occidental. Notre crime à nous Européens, on le sait, serait d’avoir caricaturé l’image de l’Orient réel, ses individus, ses mœurs, sa religion, sa politique. Il est regrettable que Michèle Hannoosh, Université du Michigan, reste fidèle ici et là au réductionnisme de son aîné, si prompt à essentialiser l’Europe impérialiste et à négliger les réalités du monde colonial au nom desquelles il jeta son « J’accuse » de 1978. Un demi-siècle plus tard, wokisme aidant, les thèses de son livre foucaldien continuent à conditionner l’approche courante du Victor Hugo des Orientales ou du Delacroix d’Afrique du Nord, et empêcher d’en évaluer les admirations et les réserves avec justesse. Le Matisse de Tanger, évoqué en conclusion, subit toujours un sort comparable. Puisse ce livre très utile, et d’un prix abordable, faire bouger les lignes sclérosées et asphyxiantes de la doxa anglo-saxonne.

Les Contemplations, un tombeau ? Celui de Léopoldine, chérie au-delà de sa mort, sanctifiée même ? C’est la vision courante du chef-d’œuvre poétique de 1856, celle qu’il a donné à penser de lui-même. Victor Hugo voulait que le pendant de Châtiments fût de poésie « pure », et retrouvât la fonction sacrée du lyrisme. On sait que 1843, l’année de la noyade de sa fille aînée, en fixe la division interne et sépare Autrefois d’Aujourd’hui, le premier enchanté, le second endeuillé. Seuls cinquante des poèmes qui composent le recueil du souvenir, et peut-être du repentir, ont été écrits avant l’exil ; la plupart le furent à Jersey, alors que le clan Hugo, et d’abord son fils Charles, s’est entiché de photographie. La pratique du nouveau médium est alors indissociable du spiritisme familial et de projets éditoriaux qui auraient combiné textes, dessins et photographies. Les Contemplations, un album ? Grande hugolienne et biographe récente de Juliette Drouet – qui a perdu dans des circonstances pareillement dramatiques la fille qu’elle donna au sculpteur James Pradier, Florence Naugrette renoue le lien oublié ou perdu entre le recueil de 1856 et l’effervescence héliographique qui a saisi le romantisme après 1839. Il en résulte un fort beau livre, qui retient près d’une centaine des poèmes publiés en 1856 sans images, et qu’il assortit précisément de photographies plus ou moins célèbres, au nom d’affinités directs et d’échos plus lointains que le lecteur est invité à vérifier. Pour Hugo, l’écriture poétique, comme la photographie, était moins représentation qu’enregistrement. « Dieu dictait, j’écrivais. » Ce Dieu que le poète déchiffrait partout, des simples fleurs à l’abîme des cieux.

Renouveler complètement La Pléiade Verlaine était devenu impératif et en confier la tâche à Olivier Bivort, son meilleur connaisseur, ne s’imposait pas moins. L’éditeur, autre nouveauté au regard des précédentes Œuvres complètes, a choisi de suivre l’ordre des parutions et d’entrelacer en conséquence poésie et prose, création et critique. La rupture se place en 1891, année de la mort de Rimbaud, et de la soirée organisée au profit de Gauguin et d’un poète déjà sérieusement aux abois. Le déclassé n’a plus que cinq ans à vivre, cinq ans bien remplis malgré les hospitalisations rapprochées et l’éthylisme aggravé, à juger de la densité du tome II : en somme, la verve du poète et du journaliste mordant n’a jamais fléchi. Il faut évidemment les considérer ensemble, ce à quoi nous encouragent ses fidélités dans l’admiration (Baudelaire, Rimbaud) et l’éreintement (Barbey d’Aurevilly, le Hugo postérieur à 1845, comme il le redira en 1885 dans le terrible Lui toujours – et assez). « Je suis né romantique », venait-il d’avouer. Les premiers recueils de poésie, au crépuscule du Second Empire qu’il n’aime pas, oscillent entre le spleen et l’idéal des Fleurs du Mal, le tout agrémenté des emprunts au Gautier net et folâtre d’Emaux et Camées. L’anti-lyrisme et le rigorisme parnassiens ne lui conviendront pas longtemps, de même que le néopaganisme, autre trait baudelairien. Le refus que lui opposera le groupe du Parnasse contemporain en 1875 vaut solde de tout compte. Les pièces de Cellulairement, cycle de la conversion, ont plus que déplu, elles ont inquiété. L’homme qui a tiré sur Rimbaud et se réclame des « maudits » de l’espace littéraire va s’installer à ses marges. Bohémianisme et photographies absinthées assoient la légende du converti dépravé. A sa mort, on tenait Sagesse, que Maurice Denis devait illustrer, pour supérieur à La Bonne chanson et surtout à Parallèlement, la perle des perles. Or, Verlaine l’a assez claironné, poésie pieuse et poésie amoureuse ne se sont pas écrites contradictoirement. L’introduction de Bivort tord le cou à cette opposition du corps et de l’âme qui a trop longtemps conditionné la lecture du poète leste, et ignoré « l’unicité du moi » dont il se réclamait. Cette nouvelle Pléiade en a fait son Credo.

Il en est passé des artistes, peintres et sculpteurs, romanciers et poètes, au 70 bis de la rue Notre-Dame-des-Champs, à deux pas de l’hôtel particulier, toujours debout, où vécut William Bouguereau. Que l’œcuménisme de l’endroit ait résisté aux classifications et incompatibilités idiotes jusqu’à notre époque, le livre de Patrick Modiano et Christian Mazzalai, vraie résurrection du « temps perdu » et des filiations artistiques inattendues, en fournit la preuve vivante. Les occasions sont si rares de plonger en plein monde d’hier, à la faveur d’une simple grille à pousser. De ce cortège ininterrompu, souvent jeune et festif, retenons deux moments forts, celui qui voit Gérôme et la bande des néo-grecs s’installer dans les ateliers du père de Toulmouche, et l’arrivée, soixante-dix ans plus tard, d’Ezra Pound, ce fou de Gautier, un habitué des lieux. L’adresse, du reste, a toujours aimanté les Américains et plus encore les Américaines, d’Elizabeth Gardner, qui devait épouser Bouguereau, à cette étrange sculptrice qui réparait les gueules cassées de la grande guerre. Claude Cahun y joua les garçons manqués de 1922 à 1937, sous l’œil de l’ami Desnos. Entre ces dates, on ne compte pas les figures de passage, de Stevenson à Thomas Alexander Harrison, que connut Proust. Michaux et Brassaï, sous la botte, s’y abritèrent des dernières infamies, les pires, de l’Occupation. Cette « entrée des artistes » méritait, on l’a compris, de devenir un livre où textes et images de toutes sortes font palpiter plus d’un siècle de transhumance franco-américaine. Il faudra un jour qu’une plaque le rappelle inutilement aux piétons rivés à leurs téléphones.

Le catalogue d’une exposition (toujours visible à la BNF) sur l’estampe et le livre nabis ne pouvait que prétendre à la perfection de son objet. Mission réussie pour Céline Chicha-Castex et Valérie Sueur-Hermel désireuses l’une et l’autre de rappeler l’importance de la chose imprimée et de la diffusion élargie chez ceux qui firent du décloisonnement des médiums et des publics une loi de leur activité. Comme le piano de Chopin selon Astolphe de Custine, l’image nabie sut parler à la foule en s’adressant à chacun de nous. Roger Marx, en 1891, voue la production de ces « prophètes » à la dévotion du silence, sœur de la lecture biblique. Maurice Denis et Vuillard, élevé chez les pères, ne se seraient pas effarouchés du rapprochement. Pour ce cercle d’artistes, qui n’ont jamais sacrifié la sacralité de l’art à celle de leur foi, l’illustration dérive de son espace. A côté de l’estampe isolée ou en série thématique, le livre et la décoration intérieure partagent une cohérence supérieure, de sorte que le papier peint lui-même, en l’habillant, transforme le mur en page d’album. Des immenses possibilités qu’offrent ces passages d’une optique à l’autre, Bonnard reste le maître suprême et son Parallèlement (Vollard, 1900) le plus beau « livre d’artiste », le premier peut-être. Au terme d’un parcours qui ne laisse rien à désirer, le Paravent des nourrices, autre agencement de feuilles, invisible avant qu’il ne surgisse, n’a jamais paru plus cinématographique et subtil, même à Orsay, d’où il provient.

Elève des cours du soir de l’Ecole des Beaux-Arts, auteur de la meilleure des Cosette, dont le mouvement superbe lui vaut un début de reconnaissance au Salon des Artistes Français de 1888, ex-praticien de Rodin et de René de Saint-Marceaux au temps de son pain noir persistant, François Pompon (1855-1933) devint soudain de « le grand sculpteur des petites bêtes » et, à 70 ans, le Barye de l’Art Déco. Tardifs débuts, devait ironiser sans méchanceté Colette en visitant l’atelier du défunt qu’elle pleura dans la presse. Ces fous de la gente animale étaient faits pour s’entendre. En 1925, la romancière dut, comme d’autres, être le témoin de la soudaine popularité du sculpteur auprès des ensembliers du moment, le grand et exigeant Ruhlmann en tête. Pompon, dont le nom évoquait à Bourdelle la perfection du métier, le poli lumineux, synthétisait les formes de son bestiaire là où d’autres bavardaient : son Ours blanc, éclat du Salon d’Automne en 1922, additionne la force du bloc de pierre (leçon de Michel-Ange et de Rodin) à la poésie souriante de l’enfance. C’est l’une des mascottes d’Orsay, autant que La Pie de Monet et Le Chat blanc de Bonnard. Comme ce dernier, Pompon aime à dilater légèrement les lignes et humaniser, de temps à autre, ces représentants d’une vie qui nous échappe pourtant, et qu’il apprivoisa avec la distance du respect. Le livre des éditions Norma, aussi complet que superbement mis en page, contient un catalogue raisonné de l’œuvre. Les visiteurs du musée de Dijon et les autres leur en sauront gré.

Dominic Bradbury n’étant pas un adepte de la ligne dure, du fonctionnalisme à tout crin, de la piété minimaliste, on entre dans son dernier livre sans crainte d’y mourir de froid, d’inconfort ou d’ennui. L’auteur, qui va sur ses 60 ans, ne prend pas le risque de donner une définition stricte du modernisme dont il nous entretient par une variété d’exemples rassurante et, le plus souvent, séduisante. Certes l’héritage du Bauhaus et de ses transfuges américains, maladroitement ressuscités par The Brutalist, se laisse deviner sous le less is more que partagent certains des 300 noms de son who’s who international du design des 75 dernières années. Mais l’esprit UAM et le libéralisme de la SAD, pour user de repères français, règnent à égalité sur sa sélection, servie par un livre dont la maquette, comme la qualité de reproduction et de papier, fait honneur à son sujet. A défaut de pouvoir résumer son dictionnaire cosmopolite, on dira que les femmes y sont aussi présentes que les hommes, la couleur que le saint monochrome, la fantaisie que la rigueur spartiate, les matières naturelles que le plastic dont on espère, pour bientôt, le chant du cygne. De Raymond Loewy, adepte de l’arrondi preste, le Time, en 1949, disait qu’il « dopait la courbe des ventes ». Design et industrie ont souvent marché la main dans la main. Ce n’est pas une fatalité, dirait William Morris,

Avec ses airs de forteresse imprenable, de celles qu’il a montrées dans le sublime Othello, ou de faussaire à cigare, Orson Welles peut décourager qui voudrait en faire le tour ou dévoiler d’autres rosebuds que la luge que vous savez. D’ailleurs, à ce propos, quel est le meilleur film du monde, Kane, La Règle du jeu, Païsa, The Searchers ou tel Ozu automnal ? J’ai longtemps hésité entre le premier et La Splendeur des Amberson, sa meilleure auto-analyse, le mieux photographié peut-être (c’est dire). Aujourd’hui, je donnerai ma voix à Renoir et à John Ford que j’adule, lui, en entier. Car Kane et ses fake news, Kane et ses identités fuyantes, Welles et ses outrances guignolesques, Welles et ses mythomanies à la Shakespeare ou à la Malraux, relève d’un autre régime du cinéma, au point de fasciner les jongleurs de l’apparence (Cocteau, qui fut son ami) ou les experts de la dérobade (voir l’extraordinaire article d’Aragon, dans Les Lettres françaises du 26 novembre 1959, où, trois ans après la Hongrie, il délire gentiment sur le cinéma de la frénésie et pousse l’auteur de Kane parmi Renoir, bien sûr, Dovjenko, Eisenstein et le Chaplin de Monsieur Verdoux, autre aveu fumant). On a compris qu’un tel homme et qu’un tel cinéma appellent une approche adaptée au caméléonisme trompeur (le petit Orson a commencé fort tôt à nous rouler dans la farine). Précisément, le catalogue de l’exposition My name is Orson Welles, dirigé par la bande à Bonnaud, a cette particularité d’emprunter les routes de traverse afin d’y chercher un essentiel qui aurait échappé aux cheminements linéaires. Les fruits en sont multiples, et durables.

On écrit, on écrit, et on écrit encore, un essai ici, une préface ou un article de journal là, avant de réaliser, un beau jour, qu’on a fait œuvre et que la dispersion, la cécité, la lâcheté, propres aux temps présent, n’ont pu l’empêcher, au contraire. La plume, le savoir et la sagacité critique de Philippe Comar, ancien professeur d’anatomie et admirable dessinateur au demeurant, sont connus de ceux qui n’ont pas abdiqué devant le modernisme de la déliaison et de l’amnésie, ou, plus récemment, devant l’identitarisme du genre et de la race. La trentaine de textes que regroupe Le lien et la grâce, manière toute pascalienne de signifier le double enracinement de l’acte créateur, rappelle aux jeunes générations que le refus des héritages, vieille rengaine avant-gardiste, équivaut en art au naufrage planétaire dans lequel elles auront à survivre. Pareilles aux injonctions du progrès, nourri au lait du technicisme et du productivisme ivres d’eux-mêmes, les oukases du modernisme procèdent d’une puissance d’illusion diabolique. Qui, comme Baudelaire le fit en 1851, dénoncera les ravages actuels de « l’art honnête », c’est-à-dire, par inversion terminologique, l’art du mensonge vertueux ? Comar, à dire vrai, s’y emploie depuis les années 2000, en restaurant les images licencieuses du corps humain et la pérennité des mythes antiques, ou en dénonçant la tyrannie de la rupture et les appels à la candeur des origines. La grâce, soit le désir d’attachement, selon Hannah Arendt, c’est aussi cela. Stéphane Guégan

*Clélia Nau, La Parade des fleurs. Leçons de peinture, Hazan, 110€ / Stéphane Loire, Les Peintures italiennes du musée Napoléon, Mare § Martin, 149€ / Victor Hundsbuckler, Dessins des Carrache. La fabrique de la Galerie Farnèse, Louvre LIENART, 45€. L’exposition du Louvre est visible jusqu’au 2 février 2026. On doit aussi à LIENART, en association avec le musée Girodet de Montargis, l’excellent catalogue Gros et Girodet. Chemins croisés, 30€, qui enfonce un coin dans l’historiographie assez convenue du davidisme / Michèle Hannoosh, Eugène Delacroix. Carnets de voyage, Citadelles § Mazenod, 45€. S’agissant du peintre, signalons la parution précise, et illustrée à merveille, de Barthélémy Jobert, Delacroix à l’Assemblée nationale. Les peintures révélées, Hazan, 45e / Florence Naugrette et Hélène Orain Pascali (éd.), Victor Hugo, Les Contemplations, poèmes choisis, illustrés par les débuts de la photographie (1826-1910), Editions Diane de Selliers, 230 € / Patrick Modiano et Christian Mazzalai, 70 bis Entrée des artistes, Gallimard, 25€. Au sujet de la nébuleuse surréaliste, voir aussi Laurence Bénaïm, Leonor Fini, Gallimard, 32€ / Verlaine, Œuvres complètes, édition d’Olivier Bivort, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, tome I et II, 69€ chacun / Céline Chicha-Castex et Valérie Sueur-Hermel (dir.), Impressions nabies. Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton, BnF Editions, 42€ / Liliane Colas et Côme Remy, Pompon, Norma Editions, 65€ / Dominic Bradbury, Designers du Modernisme, Phaidon, 79,95€ / Frédéric Bonnaud (dir.), My name is Orson Welles, La Table Ronde, 44,50€ / Philippe Comar, Le Lien et la grâce, L’Atelier contemporain, 28€

On en parle…

« […] un très sérieux beau livre [abordant] l’œuvre de Matisse sous le prisme du voyage. » Paris-Match, 6 novembre 2025.

« Une monographie éclairante et sensible. » Maxime Guillot, « Les Rêveries nomades de Matisse », L’Œil, décembre 2025.

Robert Kopp, « Un nouveau Matisse grâce à Stéphane Guégan », Revue des deux mondes, novembre 2025. https://www.revuedesdeuxmondes.fr/un-nouveau-matisse-grace-a-stephane-guegan/

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/david-en-majeste-3261512

Voir les entretiens matissiens de l’auteur avec Bérénice Levet et Martine Lecoq à paraître, sous peu, dans Causeur et Réforme. Matisse encore, dans le prochain numéro de Gestes.

MÈCHES COURTES

Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara.  Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.

1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».

Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.

Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. »  Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice.  En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue).  De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan

*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.

Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.

La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.

Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus :  « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.

A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.

Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

VUES ET APPROUVÉES

Parmi les expositions à voir, commençons par dire un mot du Milanais Andrea Appiani (1754-1817), qui sut conquérir Bonaparte dès que celui-ci franchit les portes de sa ville natale. L’entrée du 15 mai 1796, immortalisée au pas de course par Stendhal et sa Chartreuse, ne s’oublie pas. Mais, de ce côté-ci des Alpes, nul musée n’avait encore consacré une rétrospective à l’auteur du premier portrait, par sa date, du nouvel Alexandre. Cheveux longs et joues creuses, les yeux aussi tranchants que la bouche, tel le montre une peinture récemment redécouverte et devenue aussitôt iconique. Si le nez est un peu grec, c’est qu’Appiani, adepte du nouveau classicisme qui déferle lui aussi sur l’Europe, sut accorder, comme on disait, la nature et l’idéal. Les merveilleuses images de femmes qu’il a laissées le confirment en rivalisant, sans déchoir, avec Raphaël, Vinci et Corrège, même quand elles ne hissent pas au magnétisme de Francesca Ghirardi Lechi et son spleen si sensuel (notre ill.). Il semble que le modèle y soit pour beaucoup. Stendhal, sous le choc, a parlé de « l’être le plus séduisant et [des] plus beaux yeux que l’on [n’]ait jamais vus. » Appiani est à David, qu’il a rencontré à Paris lors du Sacre de 1804, ce que la douceur est à la douleur, la violence à la tempérance, disait Giorgio De Chirico. Il en oubliait la composante militaire de l’Italien, bien mise en valeur par l’exposition de la Malmaison, où Rémi Cariel réveille les figures, comme les fastes, du second royaume de Napoléon. Le 12 juin 1805, après s’être fait couronner à Milan, celui-ci déclarait vouloir « franciser l’Italie ». L’inverse fut aussi vrai.

A mesure que la France du XIXe siècle se réifie, fixe le temps et glace l’avenir, ses peintres s’abandonnent à « l’insaisissable », dit Baudelaire de Boudin (1824-1898). Le premier attribuait aux ciels du second plus que nous y voyons, nous qui dissocions le transitoire de l’éternel, nous qui oublions ce qu’avait de métaphysique la remarque de Mallarmé au sujet de l’air dont le dernier Manet faisait la matière même de ses tableaux. C’est l’un des charmes de l’exposition de Marmottan, car il en est bien d’autres, d’obliger ses visiteurs à réapprendre la grandeur de Boudin en savourant ce que sa moindre scène de plage, ses vigoureuses sorties de port, ses poignantes vues armoricaines, disent de la condition humaine, derrière l’éphéméride chic ou rustique. Breton de naissance, et pied marin comme il se doit par chez nous, Yann Guyonvarc’h est de ces hommes qui ne comptent pas quand ils aiment. Plus de trois cent peintures de Boudin, de la plus exquise esquisse au tableau de Salon, peuplent ses murs, il en a détaché 80 pour les besoins de l’exposition de Laurent Manœuvre, le meilleur expert de l’artiste. Face à cette manne exceptionnelle, l’idée que l’instantanéité se construit paraît plus évidente que jamais. Boudin ne peint pas la nature, il peint avec la nature, comme la nature, dirait Daubigny, auquel il tient tête dans ses nocturnes à disques japonisants. Monet en prit très tôt de la graine, au point que certaines peintures effusives de l’aîné, telle La Plage de Trouville de 1863, peinte sur bois, pourraient être revendiquées par le cadet. Ils n’échappèrent, ni l’un, ni l’autre, à Venise, au soir du grand voyage.

Des trois enfants de Matisse, ce fut le premier, sa fille Marguerite, qui joua le rôle le plus éminent dans sa vie et son œuvre. Aragon l’avait pressenti et hasardé en 1968 ; l’exposition exemplaire du Musée d’art moderne et la biographie attendue de Grasset le documentent, à l’aide d’une information très sûre ; elles explorent toutes deux ce que cette relation eut d’heureux et de conflictuel, de passionné et d’aveugle. Aveugle comme l’amour ? Certainement. Mais aveugle aussi en raison des divergences esthétiques qui dresseront, à plusieurs reprises, le père et sa fille l’un contre l’autre. Ainsi conditionnés, les portraits de Marguerite enregistrèrent plus que les différents âges de sa vie, une existence marquée par le drame précoce de la diphtérie et d’un larynx endommagé, la détresse sentimentale, puis le don de soi aux intérêts paternels. S’ajoutent une sensibilité et une intelligence toujours en quête d’accomplissements impossibles. La petite fille souriante, l’adolescente vive, la jeune femme triste, photographiée par Man Ray, et l’agent intrépide des FTP se succèdent sur les murs… A rebours de Picasso, Matisse écarte les nourrissons de son œuvre. Margot a déjà sept ans, en 1901, date probable d’une petite toile inaugurale (certains experts la datent de 1906 ; à tort, selon moi, si on la rapproche du style, apache, de ses complices Derain et Vlaminck, bien avant le fauvisme). Une personnalité s’éveille, entière, que la dépression va souvent obscurcir. Le noir sera l’une des couleurs fatales de Marguerite, qui fut à son père ce que Victorine fut à Manet, la rencontre de la souffrance tenace et des sens en fête. Il convient de souligner la sensualité des portraits de 1906-1910, le trouble de Matisse devant l’éveil de la libido qui saisit alors sa fille, laquelle masque du ruban que l’on sait une trachéotomie éprouvante. Qu’il ait accepté de le dire en peintre, et en père, l’emmène souvent au-delà du tranquille face-à-face. Ailleurs, à la faveur du frou-frou des années 20, Matisse prête une attention accrue à la mode vestimentaire dont Marguerite a toujours raffolé. Le ruban noir, après une opération audacieuse, s’évapore sous les lumières de Nice, contrairement aux tensions qui déchirent la famille, où chacun eut sa part de responsabilité. Cela s’éclaircit à la lecture de la biographie d’Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët, riche de l’apport inédit des correspondances et d’un dessillement courageux à l’égard de Georges Duthuit, l’époux volage de Marguerite entre 1923 et 1934. De surcroît, le modernisme puritain de la nouvelle génération devait envenimer les choses, au-delà de ce que l’histoire de l’art patentée veut bien admettre. Le dossier n’est pas clos.

L’activité que les artistes noirs de tout sexe, et de tout horizon, déployèrent sur le sol français, entre 1950 et 2000, était surtout connue des spécialistes. Cela justifie-t-il que l’on parle d’invisibilisation avec Alicia Knock, la commissaire de l’exposition tonique du Centre Pompidou ? Ce mot un rien barbare n’est pas seulement désagréable à l’oreille comme la terminologie en vogue, et à l’esprit, par ses relents complotistes, il est inadéquat. Rappelons, s’il était besoin, ce qu’a établi brillamment Francis Haskell : l’histoire de l’art procède d’une éternelle relecture de ses hiérarchies et de son corpus ; l’exhumation et la réhabilitation, loin d’être exceptionnelles, la travaillent sans cesse. A l’évidence, Wifredo Lam, Aimé Césaire, James Baldwin, Miles Davis et Grace Jones nous sont plus familiers que la pléiade infinie des artistes, écrivains, musiciens et cinéastes que Paris noir regroupe et, avec une habilité diabolique au regard des difficultés et des pièges, rend intelligible, sensible, audible. Le parcours, en outre, fait la part belle aux images d’actualité, photographies, presse illustrée et sujets télévisés. Car la cause de la négritude, c’était le mot de ses partisans, s’est très vite politisée, en France et aux Etats-Unis, jamais très loin à cette époque. Même son instrumentalisation par les communistes, ceci explique cela, a droit de cité ici. Le résultat, je le répète, est inouï, et mérite d’être comparé aux grandes messes qui ponctuèrent l’histoire du Centre Pompidou jusqu’au chef-d’œuvre, le Vienne de Jean Clair en 1992. Ce dernier parlait d’apocalypse joyeuse au sujet de l’Autriche des années 1880-1938, celle de Klimt et de Zweig ; le coup d’éclat d’Alicia Knock nous entraîne d’emblée dans sa spirale trépidante sans céder au victimaire de service. La lutte, non la chute, la fière affirmation d’identités culturelles, non la désolation des vaincus de l’histoire coloniale, tel est le programme. Et il déroule le parfait complément du Modèle noir, l’exposition à succès, dont Orsay abrita l’étape la plus contextualisée. Stéphane Guégan

Appiani. Le peintre de Napoléon en Italie, Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, jusqu’au 28 juillet 2025, catalogue Grand-Palais RMN Editions, 40€ // Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme. Une collection particulière, musée Marmottan Monet, jusqu’au 31 août 2025, catalogue, Infine, 32€. Voir ma partie de ping-pong avec Laurent Manœuvre dans le Hors-Série que Beaux-Arts consacre à l’exposition. Voir aussi le très complet Hors-Série du Figaro et ma contribution sur Drieu et Boudin, « Rêveuse Normandie » // Matisse et Marguerite. Le regard d’un père, MAVP, jusqu’au 24 août 2025, catalogue sous la direction des commissaires, Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët et Charlotte Barat-Mabille, Paris Musées, 45€ ; les deux premières signent Marguerite et Matisse. La jeune fille au ruban, Grasset, 24,90€ // Paris noir, Centre Pompidou, jusqu’au 30 juin 2025, catalogue sous la direction d’Alicia Knock, Editions du Centre Pompidou, 49€ // Au sujet des expositions consacrées à l’art dégénéré (Musée Picasso-Paris) et aux artistes exilés de la Seconde guerre mondiale (Musée de l’armée), voir Stéphane Guégan, « Dégénérés, exilés, muselés : les artistes à l’heure du fascisme », Commentaire, avril 2025, en ligne et en libre accès // Dégénérés, exilés, muselés : les artistes à l’heure du fascisme.

Lus et (non moins) approuvés

Nous avons quelques raisons d’en vouloir à Maurice Barrès (1862-1923), notamment les articles peu glorieux que lui inspirèrent en 1894 et 1895, dans La Cocarde, le procès et la dégradation du capitaine Dreyfus. « La Parade de Judas », avec son allusion appuyée au « nez ethnique », à la « figure de race étrangère », continue à soulever le cœur et affliger ceux qui le tiennent pour un écrivain essentiel, évidemment pléiadisable, le mentor de Proust et Mauriac, de Drieu et Aragon, de Montherlant et Malraux. Le wokisme proliférant, nous ne séparons plus le génie des écrivains de la nocivité, supposée ou réelle, de leurs idées. La contradiction même est mal vue. Que le Barrès des Diverses Familles spirituelles de la France (1917) met en question l’antisémitisme systémique, après avoir vu ses concitoyens juifs se battre pour leur terre, nous ne voulons pas l’entendre, pas plus que sa dévotion envers Taine et Renan. Bref, il ne bénéficie plus de l’union sacrée qui régnait encore dans les années 1950-1960. Et le critique littéraire, magnifique de fausse désinvolture et de vrai flair, lui prêtera-t-on encore une oreille ? C’est évidemment à cette tâche que Séverine Depoulain s’est employée, bien que sa somme passionnante obéisse aux instruments de la sociologie et de la médiologie contemporaines. L’importance de l’espace de publication, surtout quand il s’agit de la presse libérée par la loi de 1881, n’est pas à démontrer, évidemment. Mais cela ne suffit pas à épuiser le journalisme de Barrès, d’une activité ahurissante jusqu’en 1923, et d’un activisme nationaliste toujours plus saillant. Non que Séverine Depoulain se désintéresse des affirmations littéraires et idéologiques de l’écrivain, l’un des premiers à avoir vécu de la presse triomphante et à s’être donné, par elle, un statut d’homme public. Les causes que cette autorité peu commune a servies, nous l’avons dit, ne furent pas toutes aussi honorables que son fervent baudelairisme, le vrai culte, au fond, de sa vie turbulente. Hanté des Fleurs du Mal dès son adolescence nancéenne, Barrès prétendait retrouver en lui la dualité du maître, le sensualisme excessif, d’un côté, l’exigence éthique, de l’autre, l’ambroisie de la vie et l’humiliation de l’âme. Il se fit le trait d’union entre la Décadence et le Parnasse (il devait occuper le fauteuil de Heredia sous la coupole). On se gardera donc, avec Séverine Depoulain, de le rallier à Maurras et Gide, ces autres bornes du classicisme moderne. Ce que son journalisme vérifie au contraire, c’est l’attrait indéfectible du romantisme. En 1883, Barrès avait débuté à La Jeune France, revue antinaturaliste, placée sous le patronage de Hugo, il défendra, 40 ans durant, Musset, Gautier, Sainte-Beuve et Baudelaire, celui des Fleurs et des Ecrits intimes, son étalon définitif en matière de sensibilité et d’originalité. Le spectre s’élargit tout de même dès que l’on ouvre ce bijou qu’est Du sang, de la volupté et de la mort, recueil d’articles, au demeurant, marqué d’égotisme stendhalien et du souvenir de Chateaubriand. A l’inverse, sa haine de Zola et des romans machinés ne connut aucun fléchissement, au contraire.

Six ans après sa mort, le père des Rougon-Macquart demeurait un objet de détestation à divers titres. Et Barrès, très opposé au transfert des restes du Dreyfusard au Panthéon, n’était pas le dernier à l’attaquer sur tous les fronts : « Au résumé, nous ne devons rien à l’œuvre de M. Zola qui, de toute éternité, nous a fait horreur, quand elle ne nous faisait pas bâiller. » Il n’y allait pas uniquement des failles du naturalisme, de son outrance descriptive, de sa sentimentalité invasive et de la vision trop physiologique de l’individu qu’il entretenait, le différend découlait aussi du caractère industrieux, pour ne pas dire industriel, de la fameuse fresque romanesque. Cette littérature supposée peindre librement la réalité sentait, selon Barrès, le schématisme, le fabriqué, l’huile de coude plus que les imprévus de l’inspiration et de la vie. Le plus beau est que Zola, avant de mettre un terme à la série, s’est lui-même imposé une révision urgente de son approche du roman. Il n’ignore pas le discrédit dont la jeune littérature, de Huysmans à Paul Bourget, frappe ce qu’il appelle ses « procédés » et sa façon d’étayer, voire de camoufler, d’une lourde documentation des structures dramatiques que ne désavoueraient pas le mélodrame et le théâtre de boulevard (du reste, il en fut l’un des fournisseurs infatigables).  Les Trois Villes, qui rejoignent La Pléiade dans l’édition très fine de Jacques Noiray, résultent donc d’un véritable examen de conscience. Si Zola ne change pas de « méthode », s’il ne renonce pas à l’accumulation préparatoire des « choses vues », trésors qui nous sont donnés à lire ici, il avoue à Jules Huret, en 1891, chercher « une peinture plus large, plus complexe » de l’humanité propre aux sociétés modernes. C’est une manière d’annoncer une redéfinition psychologique, moins déterministe, de l’action romanesque et de ses personnages. Lourdes, Rome et Paris, fascinante trilogie sur fond de désastre social et spirituel, voient leur héros, le prêtre Pierre Froment, se déchirer sur sa propre misère, qui touche au drame amoureux, aux aléas de la foi et au sacerdoce. Tout à l’apologie d’une nouvelle religion, qui entendait substituer la science, la raison et l’humanitarisme aux évangiles démonétisés par une Eglise compromise, Zola aurait pu vider Les Trois Villes des fruits du renouveau en cours, par frénésie militante. Mais Pierre, son double, sa chance, le sauve du manichéisme dont les Rougon-Macquart abusent parfois. La passion aura le dernier mot, et le Christ, à sa manière, résistera à sa disqualification. Zola, c’était son rêve, reste un auteur d’aujourd’hui.

Quitte à relire Apollinaire, autant le faire en bloc, nous suggèrent Didier Alexandre et Michel Murat, qui connaissent bien le sujet. Leur conseil avisé n’aboutit pas à reléguer le poète parmi les classiques qu’il serait inutile de revisiter, y compris les pièces mises en chanson. Les 1800 pages que contient leur volume de Bouquins donne la préséance à la poésie, la plus belle du temps en raison même de la méfiance d’Apollinaire envers les puristes, quels qu’ils soient, postsymbolistes ou crypto-cubistes. Alcools le dit bien, l’effervescence précède l’essence. Quant à l’image, mentale ou visuelle, elle n’est jamais loin, au mépris des frontières génériques. A ceux qui l’auraient oublié, Alexandre et Murat rappellent que le premier recueil de poèmes publié par leur héros, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée s’accompagnait des bois de Dufy, dûment repris ici, de même que les planches de Derain, aussi primitives, sont redonnées avec L’Enchanteur pourrissant. Orphée, Merlin, voilà qui nous indique une orientation profonde de l’écriture, tendue vers le merveilleux, le mythe et le cosmique. Apollinaire crut en distinguer la présence chez Picasso dès les images foraines de 1901-1905. L’espèce de cordée orageuse qu’ils formèrent n’exigeait en aucune manière le divorce de la peinture et de la poésie, comme si elles relevaient de deux domaines d’expression antagonistes. Quand Apollinaire semble le laisser entendre, c’est par maladresse. Il n’a pas la rigueur conceptuelle de Baudelaire, qu’il feignait de ne pas avoir lu. Or, ils développent la même réinvention de l’Ut pictura poesis. L’image et le verbe, aussi distincts soient-ils dans leur être, n’en convergent pas moins dans leur volonté de donner sens aux formes, et ambition aux signes. Pas plus que le surréalisme dont il aurait été le prophète en signant le programme de Parade, l’autonomie moderniste n’affecta Apollinaire. La réalité lui importait trop, l’art n’en était que la caisse de résonance, comme au cirque, aurait dit Starobinski. Relisons, avec les éditeurs soucieux du grand critique qu’il fut, la page consacrée, en 1910, au « fauve des fauves »  : « Matisse est l’un des rares artistes qui se soient complètement dégagés de l’impressionnisme. Il s’efforce non pas d’imiter la nature, mais d’exprimer ce qu’il voit et ce qu’il sent par la matière même du tableau, ainsi qu’un poète se sert des mots du dictionnaire pour exprimer la même nature et les mêmes sentiments. » Les calligrammes peignent doublement. Oui, Guillaume est un bloc.

Que le dernier Michon, J’écris L’Iliade, débute par une scène de train torride pourrait étonner. Certes, il n’est pas le premier à rhabiller de neuf Homère, les dieux et les héros antiques, cette profondeur incompressible du monde. Ce qui surprend, c’est la façon dont il a choisi de grimper à bord des récits qu’on disait autrefois fondateurs. Les pages d’ouverture, qui se referment sur un coït sportif, mais très chrétien, n’empruntent à la Grèce que sa science des métaphores et le rythme accéléré des mots, crus et sacrés de préférence. Au vrai, ce départ à toute vitesse ne va pas sans rappeler Zola (La Bête humaine) et plus encore Huysmans (les locomotives érotisées d’A rebours), d’autant que l’engin en question est à vapeur. Pulsions et turbines s’apprivoisent au son roboratif du rail d’autrefois. Les années 1960, on l’apprend, virent sortir des usines les dernières machines capables de concurrencer l’électricité sur le réseau de l’ancienne SNCF. On vivait la fin d’une époque. Michon, aussi, à sa façon. Je les vois d’ici les démineurs éditoriaux s’épouvanter à l’idée qu’en 2025 s’imprime toujours de la littérature si chaude, si écrite, si peu déconstruite. Appauvrie, fautive, captive, la langue française n’a plus que sa mélancolie pour oublier qu’elle n’est plus désirée, ou autorisée à dire le désirable. Homère, on l’a compris, est le prête-nom d’une bibliothèque chaque jour frappée davantage d’interdit, et d’un usage des mots continument menacé de flagrant délit. Confident des classiques et des modernes, peu disposé à les séparer, Michon sait que l’épique appelle le voyage, cette suspension des modalités ordinaires du temps et de l’espace. De la guerre de Troie, J’écris l’Iliade rallume l’Eros déclencheur avant de s’égarer à plaisir, hors de la paraphrase, bien entendu, du livre des livres (avec la Bible). La boîte de Pandore ouverte, tout y passe, on plonge dans le scabreux et la métaphysique, le délicat et le brutal, le souvenir personnel et le fantasme contagieux, selon une alternance qui est tout l’art de la littérature. Hélène, Aphrodite, la belle Eva et ses bas, Lacan et ses hauts, Vergina qui ne jouit qu’à simuler le viol… La liste pourrait s’allonger. Homère, dit-on, n’a jamais existé, c’est le mythe du mythe, mon œil !

Stéphane Guégan

Séverine Depoulain, Maurice Barrès, écrivain et journaliste littéraire, Honoré Champion, 75€ // Emile Zola, Les Trois Villes, édition de Jacques Noiray, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 75€ // Apollinaire, La Beauté de toutes nos douleurs. Poésie, récits, critique, théâtre, Bouquins, 38€ // Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard, 21€. La NRF, en sa 660e livraison (Gallimard, 20€) croise Homère et Michon. Du premier, Hugo et Péguy disaient qu’il était l’enfance du monde toujours recommencée. Le croire, c’est croire à la littérature et la protéger contre la marchandisation galopante de tout, la censure et le prêt-à-penser inclus. Entre le cahier critique et la section Ouvertures, on lira Régis Debray en prise avec le Bloc-notes de Mauriac, « Antique rajeuni, rieur, enhardi par le troisième âge, bon pied, bon œil, qui frappe de taille et d’estoc, sans ménager, avec un mordant de corsaire. » L’humour de Mauriac, allègre ou féroce, nous manque, l’article de Rachel Cusk sur les peintres Celia Paul et Cecily Brown, qui ne méritent pas tant d’honneur, pratique lui l’humour involontaire. C’est la critique d’art à la façon du New York Times, débusquant partout « le pouvoir culturel masculin », c’est dire. D’entrée de jeu, Giacometti en fait les frais, et c’est peu dire. SG

Vient de paraître

DRÔLES DE COUPLES

L’histoire de leur désamour est bien connue, comme l’admiration qu’ils se vouaient mutuellement au départ… Le général Bonaparte a autant vibré à la fièvre des premiers livres de Mme de Staël que l’empereur s’est obstiné à l’écarter de Paris, de peur, dit-il, qu’elle enflamme les têtes de ses récriminations, personnelles ou trop libérales, contre le régime. Sans prétendre le révolutionner, Annie Jourdan rouvre le dossier à partir d’éléments plus fiables que ceux dont ont usé certains de ses prédécesseurs, le terrible Henri Guillemin en particulier. C’est que nous disposons désormais d’une édition non édulcorée de la correspondance de Napoléon et de l’ensemble des lettres de celle qui voulut s’en faire aimer ou, au moins, tolérer.  Entre outre, le regain de faveur dont jouit Benjamin Constant, les travaux d’Emmanuel de Waresquiel sur ces renards de Talleyrand et de Fouché, rendent plus aisé un examen équitable des torts en présence. La première partie du livre d’Annie Jourdan retrace la vie de l’écrivaine et théoricienne politique jusqu’au tournant autoritaire, et largement nécessaire, du Consulat. On y voit une femme aux attraits contradictoires, et mariée hors du cercle des passions libres, butiner souvent ailleurs. Il semble que Constant, autre adepte des liens élastiques, n’ait pas trouvé auprès d’elle le feu qu’il en attendait. Allez savoir. Ce que l’on sait mieux, et que souligne Annie Jourdan, pourtant peu favorable au nouveau Charlemagne, ramène le lecteur aux millions que la France devait au père de Germaine, Necker, malheureux pompier d’une Couronne qui avait couru à sa perte. Cette dette, la fille du ministre de Louis XVI, qui ne déteste pas le luxe, n’est pas prête de l’oublier. Or, le calcul de cet argent dû, capital et intérêt, crée un premier abcès au plus haut niveau de l’État. D’autres sujets d’irritations expliquent l’attitude de Napoléon, qu’on est aujourd’hui tenté de moins noircir que ne le fait l’auteure du Rendez-vous manqué : l’anti-catholicisme de Germaine agace, de même que sa façon de se lier, en France ou en Allemagne, avec les ennemis de l’aigle, parfois plus démagogues que démocrates, ou moins soucieux de la paix européenne que de l’abaissement de la France. Faut-il le blâmer de voir en Madame de Staël le spectre de Rousseau qu’il abomine ? Quelles que soient les dérives de l’Empire, surtout après 1810, Bonaparte craignait davantage, et d’autres avec lui, le retour d’une autre terreur. Et sa politique en matière religieuse fut plus intelligente que notre protestante ne le concédait. « L’impératrice de la pensée » (Sainte-Beuve), bien servie par la plume d’Annie Jourdan, n’aura pas su toujours dompter « l’indiscrète amazone » qui rugissait en elle.

Toutes les expositions dédiées à Claude Monet et à l’impressionnisme ne ménagent pas autant de surprises, d’informations neuves, de rapprochements stimulants, que la nouvelle proposition du musée du Luxembourg. Il n’avait pas échappé aux plus doctes que le peintre de Giverny avait un frère, et l’exploration récente du milieu rouennais avait permis de dégager une figure d’influenceur qui demandait à s’étoffer. Mais nul ne pouvait soupçonner une personnalité aussi attachante et active, un collectionneur aussi insatiable en Léon Monet ? Il était l’aîné de la fratrie et le premier espoir d’une famille typique de la bourgeoisie commerçante, des Parisiens malthusiens vite partis s’installer au Havre et rejoindre le négoce local. Le génie manque singulièrement à cet Adolf Rinck qui portraiture les parents des frères Monet en 1839. Certes, les modèles n’attendaient de lui qu’un savoir-faire sans vague, apte à dire un rang derrière l’image souriante de leur couple sans histoire. A voir ces deux tableaux si convenables et convenus au seuil du parcours, le visiteur comprend beaucoup de choses aux destins qui lui sont contés. Il saisit, par exemple, les raisons qui poussèrent Léon, devenu fabricant de couleurs industrielles, à rejeter le portrait que Claude brossa de lui en 1874 (notre illustration). Ce tableau quasi inédit, d’une écriture fulgurante, aux limites de l’inachevé mais dûment signé, possède l’aplomb avec lequel Manet et Degas avaient rectifié le genre, social par essence, souvent flatteur par faiblesse, sous le Second empire. Mais le feu du regard n’appartient qu’à Léon et à sa volonté de réussir, que symbolise au premier plan une chaîne de montre traitée avec une suprême économie de moyen. La torsion du corps n’est pas moins superbe que les gris et les noirs accordés, sur le mode espagnol, au blanc de la chemise et au beau visage du chimiste lancé. N’était la Lise de Renoir, chef-d’œuvre présenté au Salon de 1869 et aujourd’hui à Berlin, la représentation humaine serait presque absente de la collection de Léon, si bien étudiée et reconstituée par Géraldine Lefebvre, à qui l’on doit un livre important sur Impression, soleil levant (Hazan, 2016). Est-ce à dire que les paysages et marines, où hommes et femmes sont réduits à de distantes silhouettes, rencontraient mieux les attentes de l’amateur, moins disposé aux audaces de la nouvelle peinture quand elles semblaient frapper de disgrâce les créatures de Dieu ? Tout incline à le penser. Quoi qu’il en soit, ce que le Luxembourg réunit des tableaux et des crépons de Léon (il avait aussi la bosse du japonisme) compose, autour de son portrait exhumé et de La Méditation d’Orsay, un fameux bouquet. Mon tiercé gagnant : La Route de Louveciennes de Sisley, Les Petites-Dalles de Berthe Morisot et La Seine à Rouen de Monet, où le bleu du ciel et du fleuve n’a besoin que de rares touches céruléennes pour éclater de vie. De cet ensemble désormais disséminé aux quatre coins du monde, le catalogue (indispensable) de la commissaire restitue l’ampleur, et précise la valeur, en tous sens. Léon Monet a cessé d’être un simple nom, un fantôme de chronique familiale, merci à elle.

Mixte de grand bourgeois et de gamin de Paris, comme aimait à le peindre Maurice Denis, Henry Lerolle (1848-1929) n’était pas sorti de nos mémoires, loin s’en faut. Homme du monde, homme des mondes plutôt, il a marqué le collectionnisme fin de siècle de sa griffe, accumulant les Degas, se tournant très tôt vers Gauguin et Bonnard, osant les attelages de vrais connaisseurs, des nus de Renoir à la Sainte Famille de Poussin (version Cleveland). En musique, son goût et ses relations sonnent au même diapason : Chausson, dont il est le parent par les femmes, Debussy, D’Indy et Dukas eurent pour auditeurs Gide, Pierre Louÿs, Claudel et Mallarmé lors de soirées familiales qui soudèrent une communauté d’élite. Les filles d’Henry, belles comme leur mère (voir le somptueux portrait de Fantin-Latour), ont posé devant les meilleurs, on regrette pourtant que Manet (Lerolle l’a souvent croisé) n’ait pas été de l’autre côté du chevalet au moins une fois… Nous nous consolons avec les photographies de Degas (notre ill.), uniques à tous égards, où Yvonne et Christine ont inscrit leur éclat un peu sombre. On sait qu’elles épousèrent deux des fils d’Henri Rouart, Eugène et Louis, le grand-père de Jean-Marie. L’histoire serait trop belle si Lerolle, avec le temps, n’avait vu son étoile de peintre s’éclipser. Car peintre il fut, au sens plein, comme l’attestent deux de ses chefs-d’œuvre, le portrait de sa mère (Orsay) et À l’orgue (Met, New York). Élève de Lamothe comme Degas, et donc de formation ingresque, il se convertit bientôt au réalisme de son temps, mais sans singer Manet, ni rejoindre les impressionnistes. Drôle de carrière que la sienne, plus proche de ces artistes qui brillent dans les sujets sacrés sous Mac Mahon et chantent la terre de France, la probe ruralité, sous Grévy. Mais le corpus, enfin révélé par un livre salutaire, restitue mille aspects négligés de sa personne et surtout de son œuvre. La contradiction apparente entre le peintre et le collectionneur s’estompe enfin, il y avait aussi en lui un peintre de la vie moderne, un sensuel à fleur de peau, à côté du pieux serviteur de l’Église (le décor du couvent des Cordeliers, à Dijon, est digne de son sauveteur, Lacordaire). Son portrait âgé, génialement charbonné par Ramon Casas, ce proche du jeune Picasso, en offre le prisme inoubliable..

S’il est un peintre américain de génie qui adula Degas, et laissa même une ou deux copies de Manet, ce fut Edward Hopper (1882-1967), virtuose des espaces noués autour de leur vide, des solitudes urbaines, des étreintes froides et des désirs têtus, nourris de frustrations aussi tenaces. L’œuvre ressemble tellement à la macération d’un ermite réfugié au cœur du vieux New York qu’on a largement gommé Josephine, son épouse, des survols rapides de la vie du peintre. Cela dit, mêmes les spécialistes n’ont pas toujours eu la main légère au sujet de Jo et, arguant du caractère difficile qu’elle se reconnaissait, se sont moins intéressés à son œuvre, ses journaux intimes qu’aux transfigurations, le mot n’est pas trop fort, qu’elle subit d’une toile à l’autre. On pense à La Corde de Baudelaire, à Manet, mis en scène par le poème, et au garçon d’atelier, futur pendu, se prêtant à tous les rôles que dictait au peintre du Fifre son inspiration romanesque. Madame Hopper hante l’univers obsessionnel de son mari, les bars, les « diners » (dans l’esprit des Tueurs de Siodmak), les pompes à essence désertes, les dancings et les salles de cinéma vues de la mélancolie des ouvreuses… Comme l’écrit Javier Santiso, qui fait d’elle l’héroïne, la voix unique d’un premier roman, Jo eut le sentiment d’incarner les femmes que son mari peignit à foison sans être jamais vraiment la sienne. Renouant avec la technique du monologue intérieur, qui déporte parfois sa langue ferme et ses fortes images vers un lyrisme plus doloriste, le traducteur de Christian Bobin a du mal à résister aux pièges de son beau sujet. Josephine a-t-elle renoncé aux pinceaux pour s’enchaîner à ceux de Hopper ? Sa carrière d’artiste, bien partie, s’est-elle sacrifiée à la gloire grandissante d’Edward ? Jo en arrive, la fiction aidant, à lui reprocher d’avoir préféré Verlaine et Proust à l’amour fou, la vie rêvée à la vie réelle. Quant à son génie propre, on jugera bientôt sur pièce, puisqu’une partie de ses œuvres qu’on pensait détruites a resurgi en même temps que des papiers du plus haut intérêt. Ce pas de deux, comme dans l’acte 2 de Giselle, eut-il toujours ce goût de cendre ? Il serait étonnant, en effet, qu’un Américain aussi français, fort de son long séjour chez nous avant la guerre de 14, se soit si mal conduit avec les dames. Manet et Degas lui avaient inculqué les bonnes manières.

Les sœurs Lerolle, leurs maris et leurs peintres, Dominique Bona les a fait revivre dans un beau livre de 2012. Douze ans plus tôt, ces « muses de l’impressionnisme » avaient été précédées par une actrice décisive du mouvement, Berthe Morisot. Les femmes de cœur ou de tête dominent les biographies de Dominique Bona qui y a élu aussi bien Gala que Clara (Malraux), les sœurs Heredia que la sœur de Paul Claudel, Colette que Jacqueline, comtesse de Ribes et reine du goût français. Cette galerie de femmes illustres ne procède évidemment pas de la réparation obligée, de plus en plus répandue chez nous. Outre qu’elle aime mettre en scène des couples combustibles à parité égale, l’écrivaine adore se glisser dans les méandres amoureux de certains monstres sacrés de notre littérature, voire de ses confrères du quai Conti. Les ultimes démons de Paul Valéry, qui ne brûla pas qu’en présence de Degas, avaient tout pour lui inspirer un livre poignant, cruel et tendre, comme le sont les ultimes embrasements. Dès la fin des années 1980, pour ne pas quitter les grands fauves, Dominique Bona s’était saisie du cas Romain Gary, première incursion parmi les héros de la France libre. Elle signe, cette année, une véritable fresque, Joseph Kessel partageant l’affiche avec son neveu, l’aussi électrique Maurice Druon. Malgré leur complicité en tout, ce n’était pas une mince affaire que de tresser ensemble leurs destinées remuantes, et de redonner une voix et un corps aux femmes et hommes avec lesquels ils traversèrent la guerre, deux dans le cas de Jef, les déchirures de l’Occupation, l’atmosphère empoisonnée des années 1950-1960, et la vie après le père de substitution, puisque l’auteur des Rois maudits survécut trente ans à celui de Belle de jour. S’ils ne quittent la France qu’en décembre 1942, par les Pyrénées, à pied, seuls avec la nuit et la peur (expédition qui nous vaut la belle scène d’ouverture des Partisans), les deux compères se sont déjà liés à la résistance, en zone libre, grâce à la femme qui les accompagne à Londres, Germaine Sablon, une des « belles » de Kessel, « un cœur qui chante », précisait Cocteau. La vie du trio et leur activisme gaulliste occupent une séquence essentielle du livre et nourrit la réflexion de Dominique Bona sur les nécessités de l’histoire. L’écriture de propagande quelle qu’elle soit déroge rarement aux excès, surtout quand Kessel charge Drieu plutôt que Béraud, son ancien camarade de Gringoire. Druon, de même, souligne sa biographe impartiale, « devra apprendre à mesurer son lyrisme ». Mais la modération convient aussi mal au jeune tribun qu’à l’époque. Le Chant des partisans trouvera pourtant dans la gravité de l’heure un frein à la rhétorique. Le « vol noir des corbeaux sur nos plaines » semble sortir d’un tableau de Millet ou de Van Gogh : c’est que ces slaves de Kessel et Druon restent des artistes, fous de littérature et de peinture, sous les bombes. Ils en verront d’autres… Dominique Bona conte les combats, les livres et les amours à venir comme si chaque jour de leur existence avait été le dernier. La « morale parfaite » de Marc Aurèle veille sur sa forte et émouvante saga « familiale ». Stéphane Guégan

*Annie Jourdan, Le rendez-vous manqué, Flammarion, 23,90€. En 2022, le même éditeur nous donnait l’excellent Sympathie de la nuit de Stéphanie Genand (18€), éminente experte de Germaine de Staël, qui faisait suivre son essai de Trois nouvelles inédites de son auteure préférée. Les amoureux du préromantisme (étiquette éculée mais commode) et du roman noir (anglais) y trouveront leur bonheur et mille preuves que les Lumières ne brillèrent jamais mieux qu’en se confrontant à ce qui leur semblait contraire et les structurait néanmoins, la folie, le monstrueux, les passions indomptables. Dans le même ordre d’idées, et parce que le marquis de Sade, ce concentré du XVIIIe siècle français et du génie de notre langue, a lu et annoté en prison le Delphine de Germaine (dès l’édition de 1803), on ne saurait trop recommander le volume où Michel Delon a regroupé des textes négligés de Sade (La Marquise de Gange et autres romans historiques, Bouquins, 32€). Seul le premier titre connut, anonymement, les presses du vivant de l’auteur (1813), ultime tolérance (quoique paradoxale) accordée à l’éternel prisonnier. Après d’autres, Chantal Thomas ou Jean-Claude Bonnet, Delon se penche sur ces textes injustement relégués qui jouent avec le romantisme contemporain jusqu’au plagiat et surtout l’ironie. La mélancolie doucereuse et l’extase dévote ne sont pas le fort de Sade, qui goûte peu Chateaubriand ou plutôt, fin lecteur d’Atala, perçoit l’ambiguïté du conte exotique. La longue et remarquable introduction de Delon déchiffre d’autres interférences d’époque, notamment le passage de la chronique monarchique à l’histoire des mœurs au cœur de l’essor du roman national. Revenu de ses frasques, mais privé de liberté, Sade avait plus de raisons de se plaindre de l’Empire que Madame de Staël. Napoléon et lui se retrouvaient sur l’horreur de l’anarchie, la haine des foules révolutionnaires, mais l’homme de Justine passait pour l’incarnation du crime et des dépravations du vice. Derrière les barreaux il devait rester muré, et sa famille le pensait aussi. Qu’il est émouvant de lire, à cette lumière, ses annotations de Delphine et notamment celle-ci : « L’inaction du corps, quand l’âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter. »// Léon Monet, frère de l’artiste et collectionneur, exposition visible au Musée du Luxembourg, jusqu’au 16 juillet 2023, commissariat et direction de catalogue (Musée du Luxembourg -RMN Grand Palais, 39 €) : Géraldine Lefebvre. La même signe, sur Léon, l’excellent titre de la Collection Découvertes Gallimard Carnet d’expo, 9,90€ // Aggy Lerolle (dir.), Henry Lerolle, Paris 1848-1929, Éditions Wapica et Société des Amis d’Henry Lerolle, collection « Cultura Memoria », 272 pages, 70 € // Javier Santiso, Un pas de deux, Gallimard, 20 €// Dominique Bona, de l’Académie française, Les Partisans. Kessel et Druon. Une histoire de famille, 24€. Un tel livre, aussi écrit, enflammé qu’informé, mériterait d’être assorti d’un index // S’agissant de l’auteur des Cerfs-Volants, n’oublions pas la délectable suite que Kerwin Spire a donnée à sa biographie (romancée dans le respect des sources) de Roman Gary, elle débute par un inénarrable déjeuner à l’Élysée, à l’invitation du général, plus vert que jamais. Ce volume II possède l’éclat, séduisant et inquiétant, de Jean Seberg (Monsieur Romain Gary : écrivain-réalisateur ; 108 rue du Bac, Paris VIIe; Babylone 32-93, Gallimard, 20,50€).

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

https://www.theartnewspaper.com/2023/03/02/degas-and-manets-mix-of-friendship-and-rivalry-chronicled-in-major-new-show

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

PROUST, L’AUTRE CÔTÉ

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG :  Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]

Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Verbatim / Sylvain Tesson au sujet de la guerre russo-ukrainienne : « L’émotion a saisi l’Europe occidentale. C’est une bonne nouvelle. Car, après le massacre des Arméniens chrétiens par les forces turco-azéries pendant quarante-quatre jours, en 2020, dans l’indifférence de l’Union européenne, on pouvait croire les cœurs fermés ! »

PROUST ENCORE

La refonte des écrits critiques de Proust, qui empruntèrent tous les modes et tous les genres, était attendue, elle n’a pas déçu. Et le Contre Sainte-Beuve, charge inaboutie mais prélude involontaire à La Recherche, n’en constitue peut-être pas la part la plus délectable. Un constat, d’abord : l’admirable persistance d’un goût qui, affirmé à 15/16 ans, ne variera plus. Son panthéon brillera toujours de quelques élus, ils sont les nôtres : Baudelaire et Mallarmé plutôt qu’Henri de Régnier, Balzac, Stendhal et Flaubert plutôt que Zola, Manet plutôt que Monet et même Degas. Encore lycéen, Marcel voue déjà aux gémonies la critique des tièdes, épingle Brunetière et Faguet, sourds au Fracasse de Théophile Gautier et à la littérature voyante, vivante, de façon générale. On devine une tendance qui ne demandera qu’à s’approfondir, du côté de la sensation comme saisie du réel, au mépris des apôtres de l’intellect et de l’œuvre pure. Comme la plupart de nos grands écrivains, Proust fut un grand journaliste, un tribun. Il a, du reste, voulu le volume des Pastiches et mélanges (NRF, 1919), dont La Mort des cathédrales (Le Figaro, 16 août 1904, au lendemain de l’Assomption !) tient du brûlot. A le relire, il est clair que la défense émue, car inquiète, du patrimoine religieux ne procède pas seulement d’une indignation d’esthète. Proust se savait, se sentait aussi catholique que juif, et la beauté de la liturgie était proportionnelle à « la vie » et à l’esprit qui s’y concentraient et rayonnaient. Après les cathédrales, ce seraient les églises qui auraient à souffrir de la « séparation », soit le lieu du culte avant son cœur de principes et de sagesse : le demi-siècle écoulé en fut le théâtre. L’admiration que Proust a toujours témoignée à Alfred de Vigny et à un certain Hugo exige d’être comprise dans le même sens. Et, pareillement, le choix de Manet. Laisser se dissoudre ce qui avait été l’âme de la grande peinture, sa portée métaphysique à travers la figure humaine et son ambition de toucher au grand mystère, lui inspire ici et là des réflexions de premier ordre. A ce titre, le chef-d’œuvre très sous-estimé est sa préface à Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche (l’un des précoces et plus pertinents soutiens du Swann). Proust y privilégie ce que son ami, qui en fut l’émule, dit de Manet. Sans toujours comprendre le témoignage de Blanche, sans même le citer textuellement, il en retient la leçon inépuisable, et que tout une partie de l’historiographie du peintre n’a pas assez méditée : « Il [Blanche] montre l’absurdité de certaines formules qui ont fait admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles qu’ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l’irréel Manet de Zola « fenêtre ouverte sur la nature »)». Entre l’auteur et son préfacier, la connivence allait loin, une même méthode les unissait, garante d’une écriture qui mêlait l’analyse, une manière de conversation avec le lecteur et des incursions romanesques. Cette « hésitation » générique, qui donnait le tournis au dernier Barthes, Antoine Compagnon la commente parfaitement au cours de la longue préface, essai parmi les Essais, qu’il a donnée à cette Pléiade, aussi gourmande de textes que d’éclaircissements savants. Oui, le flux proustien plie les catégories à son mépris des normes narratives ou journalistiques. La fiction a tous les droits, même de ressembler aux chiens écrasés de la presse à grand tirage, aux potins mondains qui ont leur beauté, ou aux diatribes religieuses qui ont leur grandeur. SG

*Marcel Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Mathieu Vernet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 69€. // Au point de clore sa préface au Journal de Kafka, désormais lisible sous la forme d’un fort volume de Folio classique (Gallimard, 8,60€) et qu’il a lui-même intégralement traduit de l’allemand, Dominique Tassel cite ce passage du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » On sait ce qu’il en est des textes qui ne seraient écrits que pour être connus de soi et de ses rares proches… Le Journal de Kafka, par une inversion de visée, nous aide aussi à nous comprendre. Pour revenir aux parallélismes qui rapprochent le Praguois de Proust (son aîné de 12 ans), l’Album Kafka de la Pléiade s’en révèle riche. Songeons seulement à l’incipit de La Métamorphose, scène de lit inaugurale qui fait du réveil le début du cauchemar, songeons surtout à la façon dont la judéité travaille, pensée, remémoration, forme et thèmes, l’œuvre de celui que la tuberculose allait achever de consumer à moins de 41 ans. Pour nous Français, Kafka est un auteur posthume, lu, lui mort. Le livre de Stéphane Pesnel, écrit net, nous le restitue dans le mouvement de sa vie, de ses amours et de ses publications, une vraie résurrection. SG

Parmi les amitiés proustiennes qui se forgèrent au lycée Condorcet, et se renforcèrent des premières tentatives littéraires collectives, celle d’Horace Finaly (1871-1945) n’avait pas le prestige des liens que Marcel noua avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus et Daniel Halévy. Or, ce jeune homme, issu de la communauté juive d’Ukraine, va vite retrouver la place qu’il occupa au sein de la galaxie qui nous importe. Une quinzaine de lettres, tardives, mais significatives à maints égards, sont enfin portées à la connaissance des amoureux de Proust. Du Banquet, feuille éphémère, à la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’itinéraire de Finaly échappe à la banalité que ce raccourci suggère, celle du sacrifice des choses de l’esprit aux affaires. Du reste, Proust a vécu, sa vie entière, au milieu des soucis d’argent, des titres à garder ou vendre, des hauts et surtout des bas de son portefeuille de rentier. En 1919-20, pariant sur le succès durable des Jeunes filles en fleurs, Marcel en vient à imaginer, avec la complicité de Gaston Gallimard, une édition de luxe de son Prix Goncourt : les exemplaires doivent aller aux amis et aux cercleux, garants d’une certaine discrétion. Sur l’exemplaire de Finaly, d’une encre qui n’écarte pas la répétition et fait d’elle le gage d’une amitié ancienne et indéfectible : « A mon cher ami d’autrefois et de toujours, Monsieur Horace Finaly, avec le souvenir ému des jours d’autrefois. » Cet envoi autographe ouvre le présent volume, remarquablement préfacé et annoté par Thierry Laget, 19 autres lettres suivent, la plupart de Marcel. Certaines demandent au destinataire d’être détruites après lecture. Par chance, Finaly, qui n’a peut-être pas conservé les lettres de leurs vingt ans, s’est détourné du conseil. Du reste, c’est lui le conseiller écouté, voire sollicité pour des affaires qui sortent du cadre des fluctuations financières. Après s’être amouraché d’un serveur du Ritz, Proust demande à Horace de trouver au favori déchu une situation dans l’une de ses succursales, le plus loin de Paris… Ce fut chose faite, avec tact. Finaly n’en manquait pas. Aux parents d’Horace, avec lesquels il correspondit, Proust disait, en 1913, qu’il « possédait une intelligence complète ». Un an plus tard, il lui adressait son Swann avant de lui confier d’autres cygnes. SG / Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, éditions établie, présentée et annotée par Thierry Laget, bel avant-propos de Jacques Letertre, président de la Société des hôtels littéraires, important cahier photographique, 16€.

Une perfection, mais un chef-d’œuvre « sans action » désormais sur le présent de la littérature : c’est ainsi, à peu près, que Gaëtan Picon fixe la situation historique de La Recherche, en 1949, au seuil de son irremplacé Panorama de la nouvelle littérature française. Cette sortie de l’histoire ne relève d’aucune saute d’humeur : Picon, qui l’admire, ne rejette pas Proust en son nom. C’est le mouvement du siècle, des surréalistes à Malraux et Sartre, qui l’en a chassé. Trop symboliste, trop individualiste, trop coupé de la politique et du social, pas assez ouvert au frisson de l’action directe, à l’incertitude de l’instant vécu, à l’acceptation héroïque d’un futur incertain, à la brutalité d’un langage étranger aux salons, le récit proustien serait frappé d’obsolescence, d’illégitimité, selon ses détracteurs, mauvais lecteurs en tous sens… Comme l’a noté Denis Hollier, Proust avait anticipé sa condamnation, qu’il mit dans la bouche de Bloch : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. » Il serait naïf de croire que ce procès, pour nombrilisme raffiné et inutilité criminelle, a perdu aujourd’hui ses procureurs… En 1949, l’espoir de révolutionner le monde et son écriture, voire de le changer par l’écriture, restait entier. Puis les années passèrent et la ferveur, la faveur de « la littérature engagée » s’estompa. Malraux cesse d’écrire des romans, Sartre et Aragon persistent, à tort le plus souvent, le nouveau roman refuse de « servir », certes, mais préfère la froideur des mots à la chaleur du vivant. Proust serait-il redevenu fréquentable au cours des années 1950 ? C’est ce que pensent Nimier en le disant, Céline en le taisant, le Kerouac d’On the road en le proclamant… Même un Drieu, refusant la purge des années 1930, n’avait jamais cessé d’être secrètement proustien, les inédits de l’après-guerre, après Drôle de voyage, le confirment… Picon lui-même, comme Barthes plus tard, se sent libre d’y revenir, et c’est le très beau Lecture de Proust de 1963, auquel Hollier ajoutera une préface incisive en 1995. La double parution spectaculaire de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954) avait confirmé, sinon révélé, un écrivain de combat, combat en faveur de Stendhal et Baudelaire, combat en faveur du capitaine Dreyfus, combat enfin pour une littérature en prise sur un réel en transformation, et non en proie seulement à l’Eros solitaire de la remémoration privée. Dès 1960, nouvelle édition du Panorama oblige, Picon commence à corriger le tir : « La grandeur d’une œuvre ne se mesure pas à son action dans l’actuel. » Autrement dit, la littérature n’a pas besoin de se plier au sartrisme pour justifier de son existence. Car, cette « action », Proust n’a cessé de l’exercer depuis sa mort, et le Proust de Ramon Fernandez (1943) – que Picon cite en 1963 -, l’enregistra à sa manière. Sa Lecture de Proust, malgré son titre, ne suit pas une grille unique. Au contraire, il y avait urgence à déconditionner l’approche de l’écrivain. Très informé des critères modernistes pour les avoir en partie suivis, Picon exagère le parallèle flaubertien du livre sur rien (la Recherche fourmille d’actions), mais cela lui permet de donner du présent, tel que le récit proustien le suspend ou l’étire, une définition moins utilitariste qu’hédoniste ou angoissée. La vertu première du grand roman n’en reste pas moins pour Picon l’alliance unique entre la littérature comme conscience et la sensation comme accès au monde, corps et âme. SG / Gaëtan Picon, Lecture de Proust, présentation de Denis Hollier, Gallimard, Tel, 11€.

D’elle, il avait hérité la douceur du regard, de longs sourcils, l’arrondi de la lèvre inférieure, une lumière. Le physique et la métaphysique, chaque visage en révèle l’unité profonde. A propos de Marcel Proust et de sa mère, Jeanne Weil, on préfère parler ordinairement de fusion, ce que La Recherche, dès ses premières pages, établit dans la ferveur du baiser attendu. Cette filiation ardente, amoureuse pour les freudiens, en devenant un mythe, a caché ce que de très récentes enquêtes ont permis de préciser. L’exposition du Mahj, documentée mais non documentaire au sens sec du terme, orchestre parfaitement l’état de la question. Cela nous ramène au livre d’Antoine Compagnon, conseiller scientifique de Marcel Proust du côté de la mère et co-directeur de son catalogue. Isabelle Cahn, sa commissaire, est parvenue à tresser deux récits sans qu’ils en souffrent, on lui sait gré aussi de ne pas avoir cantonné tableaux, dessins et photographies au rôle ancillaire que leur assignent parfois les manifestations du souvenir. Deux récits, disions-nous, et peut-être trois : la judéité proustienne, ses racines et ses signes forment la principale perspective, le destin proactif des élites juives de la Belle Époque ouvre une deuxième piste, les Juifs de la Recherche, à l’épreuve de La Revue blanche, du procès Dreyfus et des ballets russes, fixent un troisième niveau de lecture. En résulte une très remarquable exploration des cercles hors desquels l’écrivain et son Livre ne s’expliqueraient plus convenablement. Bien que l’idée d’une œuvre où tout était connecté se soit très vite imposée à la glose savante, elle a tardé à prendre la mesure de ce qui constituait « l’autre côté » de l’homme et de l’œuvre. Proust aimait se dire deux, et pas seulement parce qu’il idolâtrait Baudelaire (Gaëtan Picon situait la réussite intégratrice du roman proustien à la croisée du grand Charles et du non moins génial Balzac). Et, très tôt, le parcours nous confronte à l’aveu de cette dualité fondatrice : c’est le fameux brouillon de la lettre, doublement amère, adressée à Daniel Halévy, que nous citions plus haut. Quoique les manuscrits à multiples paperolles et apparence talmudique y tiennent leur place, il serait injuste de laisser penser que l’écrit domine l’exposition. Certains des plus éminents artistes de l’entre-deux siècles, d’Helleu à Blanche et Picasso, de Caillebotte à Vuillard et Bonnard, donnent régulièrement de la voix. Le Cercle de la rue royale de James Tissot apporte au visiteur l’inoubliable instantané d’un Charles Haas plus dandy que jamais dans l’entrebâillement d’une porte-fenêtre qui a beaucoup fait parler d’elle. Autre prêt insigne, outre L’Asperge Ephrussi de Manet, le Mehmet II de Gentile Bellini dont Proust, ou plutôt le Narrateur, disait qu’il était le portrait craché de Bloch. La Recherche est pleine de ces courts-circuits. SG // Marcel Proust, du côté de la mère, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, exposition visible jusqu’au 28 août 2022, beau et intéressant catalogue co-édité par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 39€.

PICASSO SOUS EMPRISE

Publié chez Skira en octobre 1971, et seizième opus des Sentiers de la création, La Chute d’Icare, aurait pu, aurait dû en constituer le premier, comme Gaëtan Picon, son auteur et le directeur de cette éminente collection depuis deux ans, le suggérait lui-même : du processus de génération formelle que visaient ces ouvrages, Picasso avait été très tôt « l’instigateur », écrit Picon, avant de rappeler une anecdote qui remontait au début des années 1930  : « Comme Albert Skira aime à le raconter, l’idée de la collection a pris naissance ce jour où, marchant à côté de Picasso dans le parc de Boisgeloup, il vit son compagnon ramasser un fil de fer et un morceau de branche morte et les enfouir dans la poche de son imperméable. Quelques jours plus tard, il devait les retrouver dans l’atelier – devenus sculptures. » Je ne peux pas m’empêcher d’associer à ce récit des origines une teinte de nostalgie, parce qu’il ramène Picon et ses lecteurs à une période antérieure à la seconde guerre mondiale, parce qu’il désigne un moment du parcours picassien étranger à l’engagement communiste. Ne croyons pas pour autant que La Chute d’Icare, décor (ill. 1) et livre, soit coupé de l’histoire politique du XXe siècle : c’est même tout le contraire, j’y reviens plus loin. Inauguré deux fois, en mars 1958, à Vallauris et en présence de Maurice Thorez, puis en septembre de la même année, à l’UNESCO qui en était le commanditaire, le vaste décor, dans sa phase primitive, avait précédé le retour de Charles de Gaulle au pouvoir.

Entre le 6 décembre 1957 et le 29 janvier 1958 s’étaient ainsi échelonnés une vaste série de dessins à la mine de plomb, au crayon gras, ou à l’encre de Chine. De la gouache initiale à la maquette finale, Picasso n’a pas chômé. Il est vrai que l’UNESCO lui confirme, le 24 octobre 1957, par courrier de Jean Thomas, son Directeur général, l’attribution de la somme considérable de quatre millions deux cent mille francs en paiement de ce qui doit constituer le principal attrait de ses nouveaux bâtiments parisiens (130 m2 de peinture à l’acrylique). Georges Salles, l’ancien directeur des musées de France, avait encouragé l’artiste à accepter cette commande et à la réaliser vite. A défaut d’un programme iconographique précis, le titre fut apparemment, et en toute logique, du ressort de l’UNESCO : Les Forces de la vie et de l’esprit triomphant du Mal relèvent d’une rhétorique analogue au Delacroix de la Galerie d’Apollon (Louvre), Apollon tuant le serpent Python (ill. 2), peinture de 1850-51 que Picasso connaissait bien. Sa première pensée, durant l’hiver 1957-1958, n’en fut pas moins une scène d’atelier très éloignée des classiques ou baroques allégories. On songe plutôt à la fameuse « allégorie réelle » de Courbet qu’est L’Atelier d’Orsay (ill. 3). Sa proximité avec la gouache initiale du 6 décembre 1957 (ill. 4) a été signalée par Pierre Daix. Mais, à la différence de son ainé, au centre de la composition de 1855, Picasso, en ombre chinoise, s’est déporté sur la droite de la feuille, le regard et la palette tournés vers les deux présences qui occupent le champ de l’image, un tableau représentant des baigneurs et des plongeurs, un modèle féminin, allongée et nue à gauche. Une toile sur un châssis retourné, comme chez Courbet, complète la donne. Pour être étrange, la proposition iconographique de départ n’en était pas moins compatible, par son optimisme relatif, avec les attentes de l’UNESCO, vouée à soutenir et célébrer les bienfaits de l’éducation, de la science et de la culture.

L’image initiale allait toutefois beaucoup évoluer au gré de brusques changements, d’inattendus écarts, qui fascinaient Picon et le confortèrent dans sa conviction que la création poétique ou plastique s’identifiait à une manière de plongeon ininterrompu, tant que l’artiste en avait ainsi décidé. Son livre nous y plonge à notre tour, et déroule, du décor de l’UNESCO, le film de ses péripéties, à partir des carnets et feuilles préparatoires. Priorité est même donnée au visuel sur le verbal, inversion des habitudes de la collection selon Picon lui-même : « Jusqu’à présent, écrit-il, la réponse avait été celle des mots. L’image-document, aujourd’hui, remplace la parole-hypothèse. Regardons. Et si ce que montre le regard n’est pas tout à fait conforme à ce que les mots se préparaient à dire, alors, que l’esprit rentre ses mots. Et qu’il tente d’en trouver d’autres, plus proches de ce qui lui est donné à voir. » Pour Picon, l’acte créateur est premier, l’explication seconde, voire menacée d’échec. Le tout intelligible est un leurre. De plus, à l’œuvre en devenir ou en recherche d’elle-même, on peut assigner une fin, non un début absolu ; la déjà citée gouache du 6 décembre 1957, note Picon, est riche d’antécédents : si elle « met en scène un espace réel, qui est celui de l’atelier même du peintre [,] cet espace réel, qu’elle convertit en image, contient déjà une image – celle d’un tableau, Le Tremplin, avec l’artiste se profilant dans l’ombre : image qui se réfère elle-même à une image plus ancienne, le tableau qui se trouve ici à l’intérieur du tableau étant fait à partir d’une sculpture. Ainsi, chaque élément appartient à la fois comme cause et comme effet à un jeu d’autoréférences qui possède en lui-même son principe de génération. Nous sommes ici dans le règne d’une nature autonome (celle des images, non des choses), et d’une nature continue, fonctionnant comme un système d’ensemble, chaque élément relevant du tissu tout entier plutôt que de l’unité qu’il est possible d’y découper. » Tout le passage est révélateur du primat donné au fait plastique, tel que Picon et Malraux s’en sont fait les champions depuis l’après-guerre. L’art moderne ne saurait être d’imitation ou d’observation au sens du XIXe siècle, il est de conception, et s’accomplit dans la cohérence de la configuration visuelle qu’il oppose au néant d’un monde sans Dieu, et propose à notre lecture. On ne parlera pas de strict formalisme cependant, puisque les formes se veulent l’expression obscure d’une nécessité d’ordre métaphysique, et que toute relation avec le monde sensible n’y est pas congédiée.

Le thème principal des premiers dessins de Picasso sert au mieux le propos de l’exégète. « Le tableau, le tremplin : c’est entre ces deux éléments que tout se joue. […] Le plongeur ne serait-il pas, comme le peintre, devant le risque et le vide de son élément ? » Si les plongeurs ont préexisté à la gouache de décembre 1957, ils ne vont pas tous survivre à ses différentes mutations. « Entre celle-ci et le résultat final, souligne Picon, aucune ressemblance n’est immédiatement perceptible. » Se succèdent alors une vingtaine de pages où les mots se contentent d’identifier les dessins, sans commentaire donc, en toute souveraineté. Si succession il y a bien, elle ne saurait être d’induction parfaite ; impossible donc, selon Picon, de déduire l’œuvre finale « des éléments complètement rassemblés comme leur conséquence nécessaire. Et, à aucun moment, le dessin du jour ne peut être considéré comme la conséquence du dessin de la veille. Il y a, à chaque instant, un saut, un coup de dés, une ouverture imprévue, l’instant terminal étant non point l’aboutissement de ces sauts, la réduction ou la compensation de ces écarts, mais le saut auquel le peintre choisit d’arrêter son bondissement. » Sous couvert du coup de dés mallarméen, on retrouve l’idée de l’acte créateur comme plongeon et plongée. S’ouvre alors une nouvelle séquence graphique, aussi longue que la précédente, aussi ondoyante surtout, elle met en lumière les infimes reprises que subissent chaque élément thématique de l’atelier originel. Puis vient le « saut décisif », écrit Picon, opéré entre le 8 janvier 1958 et le 18 du mois, quand s’ouvre la phase qui mène au dernier état de la composition (ill. 1 et 5). Aucun des éléments initiaux n’y entre. Tous ceux du décor terminal les ont remplacés, Picasso y rassemble « la baigneuse de gauche […] – la figure verticale dressée comme la pièce d’un jeu d’échecs, qui ne rappelle que de très loin les sculptures et les silhouettes du Tremplin – la baigneuse couchée sur le dos – le profil d’homme accoudé et surtout la forme plongeante autour de laquelle tout va se stabiliser : la pieuvre à tête d’anneau, aux doigts et au corps de squelette […]. » En somme, l’œuvre dite finale n’est que l’avatar tardif d’une série de métamorphoses dont une partie des modalités nous échapperait. Si, précise Picon, Picasso « semble marcher dans une clarté grandissante », cette clarté reste trompeuse : « La création ne cesse d’ouvrir, accidentellement, sa propre route. A chaque moment se produit quelque chose d’imprévisible – que l’esprit seul, et celui-là même du créateur, n’a pu accomplir, qu’a pu seule accomplir sa main, devançant l’esprit, lequel, ensuite, s’arrange comme il peut. L’ensemble des opérations ne se réduit à aucune raison que l’on en dégagerait pour les déduire ensuite. En ce sens, elles sont inexplicables. » A cet égard, La Chute d’Icare lui semble plus exemplaire que Guernica dont le dessin du 11 mai 1937, précise Picon, « contient déjà tous les éléments de la toile du 15 juin ». Au cours de l’élaboration de l’œuvre commandée par les Républicains espagnols, « l’image bouge, mais faiblement : elle est sauvée du ressac. […] La Chute d’Icare rend sensible [quant à elle] cette continuité si frappante chez Picasso du discontinu créateur. »

Quand d’autres auraient glosé le grand décor en le contextualisant sans tarder, le directeur des Sentiers de la création s’offre le luxe de n’y venir qu’en fin d’analyse, inversant les usages de l’histoire de l’art au profit du caractère irréductible, imprescriptible, de l’aventure des formes. Soudain, en effet, Picon change de registre : ce n’est plus l’œuvre qui à soi seule fait l’auteur, mais l’auteur qui reprend la main, l’auteur et le contexte de ses actes. En 1957, rappelle Picon, Picasso vient « de s’installer à Cannes. Il prend ses distances à l’égard de la politique, de l’engagement. Il laisse derrière lui la tentation des grands sujets de la vie historique et collective. Il se retrouve seul dans l’atelier qu’il peint, et où il peint avec le souvenir de quelques grands rivaux, de Velázquez à Matisse, et en présence d’un nouveau visage de femme, qui vient d’entrer dans sa vie. Cette succession d’actes distincts d’invention, ces sauts, ces coups de dés, ces « sorties » imprévues, possèdent ainsi une unité de fait. Y-a-t-il aussi une unité de sens – même si c’est au dernier moment qu’elle surgit ? » La Chute d’Icare, note-t-il, n’a reçu son titre qu’a posteriori. Il ne s’agit plus d’une idée à laquelle il faut donner une image : Guernica, Massacre en Corée de 1951, La Guerre et la Paix, peints aux murs de la chapelle de Vallauris en 1952-1953, autrement dit l’art de propagande. « Cette fois, poursuit Picon, Picasso a fait un tableau à partir duquel le titre reste à trouver, n’importe quel tableau – à cela près qu’il doit convenir à un mur de l’UNESCO. Et ce tableau, dont il ne savait pas ce qu’il serait […], voici qu’on peut l’appeler aussi bien La Chute d’Icare que : Les Forces de la vie et de l’esprit triomphant du Mal. – Après tout, l’atelier dont il est parti ne contenait-il pas, avec le profil de l’artiste, l’un de ses tableaux et le modèle nu, ce qui eût pu convenir à une institution au service de la culture et de la vie ? » Le livre de Picon fait alors un écart, qui lui permet discrètement de dépasser les limites de sa propre analyse, et de corriger l’affirmation selon laquelle La Chute d’Icare tiendrait à distance les turbulences politiques du moment où elle fut conçue, peinte et inaugurée. Contrepoint ténébreux de cette image plus matissienne que picassienne, le squelette du plongeur, comme irradié en sa mandorle noire, appelle une explication : «  Car si le personnage vertical […] se dresse vigilant comme l’esprit, […] la forme immergée, elle, est ambiguë – et l’on a le droit d’hésiter entre le symbole du héros vaincu dans le combat spirituel […] et celui – plus proche des batailles d’hommes d’une histoire plus récente, dont l’UNESCO, justement, veut empêcher le retour – de la pieuvre du Mal dont les tentacules viennent de lâcher prise, selon la promesse faite aux « vainqueurs de Guernica ». Sitôt convoquée, l’explication politique est suspendue : « Mais devons-nous choisir ? Une œuvre n’a pas un sens si elle n’est pas pour cela privée de sens. » Picon semble, de fait, plus soucieux de dissiper les ambiguïtés qu’une lecture hâtive de son livre pourrait susciter, car l’autonomie plastique à laquelle tendraient les grandes créations ne signifie pas fermeture au réel. Si toute œuvre digne de ce nom « fonctionne comme un système autonome », écrit-il, « la création est aussi une aptitude à faire du monde sa pâture. »

Du reste, les toutes dernières lignes de l’essai de 1971 font écho à Admirable tremblement du temps et à sa critique d’une peinture qui, oublieuse de l’appel du monde, insoucieuse de dire le réel, ne ferait entendre que le son, privé de sens, de ses seules formes : « Après tout, si Icare est tombé, n’est-ce pas pour avoir oublié l’autre élément ? interroge Picon. […] La figure énigmatique de l’art contemporain est celle-ci, peut-être : d’avoir découvert la vérité de son essence – à savoir que la création est une sorte de parthénogénèse, une autogénération à partir de ses moyens -, il risque de perdre son existence. » En d’autres termes, à rompre son attention au réel, à créer en vase clos, à confondre autonomie et autarcie, l’art perd toute pertinence et donc toute légitimité. La plupart des experts de Picasso, ignorant l’ambiguïté du livre de Picon sur ce point, dissocient La Chute d’Icare de sa peinture politique. Pierre Daix, qui publie une recension très enthousiaste du livre de Picon (Lettres françaises, 12 janvier 1972), voit dans le décor de l’UNESCO « une étape de la reconquête de soi […]. Ce plongeur sans filet n’est-ce pas lui [Picasso], plus que cet Icare que les autres y voient ? » Il qualifie d’« idiot » le titre qui aurait été « donné » à cette peinture qui lui semble plutôt tutoyer Matisse qu’avouer la mauvaise conscience de l’artiste. Or, il me semble que cet « Icare des ténèbres », selon la belle formule que Georges Salles prononce en mars 1958 et que Picasso accepte alors, dévoile le sous-texte oublié de ce décor, nié même par ceux qui en avaient les clefs d’interprétation, ses compagnons de route du PCF comme Daix… Depuis les peintures de la chapelle de Vallauris (1952-1953), criantes de manichéisme et de pauvreté d’inspiration, l’histoire avait mis le peintre devant ses responsabilités. On sait que lors de l’écrasement de Budapest, fin 1956, qui fut aussi l’écrasement de la conscience européenne, il ne rompt pas avec le PCF, quand ses proches l’encouragent à le faire, de James Lord à Michel Leiris, sans parler des insurgés hongrois eux-mêmes. « Le crime russe en Hongrie est d’un ordre qui rend le silence complice », note alors le Journal de Cocteau. Picasso, on le sait, se contente de cosigner une lettre adressée au Comité central où il se borne à manifester une inquiétude quant à la désinformation dont ferait preuve L’Humanité au sujet de l’actualité, actualité qui est aussi celle du rapport Khrouchtchev. Stupeur de Thorez et Laurent Casanova ! La défiance s’installe, comme Cocteau est presque seul à nous le faire mesurer, soulignant aussi bien le désenchantement de Picasso que son incapacité à l’avouer ou à le peindre en toute transparence. Il faut donc ici revenir à la pieuvre noire à tête d’anneau. Si l’on se souvient que Picasso approuva la formule de Salles, cet « Icare des ténèbres » n’est-il pas, plutôt qu’une énième allusion au grand Sam, la terrible métaphore de la fin des illusions, de la fin de l’illusion, l’allégorie d’une hubris, cette fois communiste, secrètement désavouée, mais publiquement tue ? La chapelle de Vallauris dénonçait les méthodes américaines en Corée, bombardements massif et guerre bactériologique, le décor de l’UNESCO s’ouvre peut-être à une tout autre lecture de la Pax sovietica. Stéphane Guégan

*Picasso 1957-1971, portrait de l’artiste en plongeur, colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art, organisé par l’association Les Amis de Gaëtan Picon, 3 et 4 juin 2022.

PICASSO, C’EST AUSSI…

Le premier panthéon de Picasso, où siègent Velázquez et Cervantès dès 1894-95, se montre moins généreux envers Greco, dont la résurrection était pourtant bien avancée. Les Français en furent les intercesseurs les plus décisifs, les écrivains, de Théophile Gautier à Montesquiou, comme les peintres, de Degas à Lautrec et Emile Bernard. Mais l’enfant de Malaga et le génie de Tolède, un Crétois devenu l’incarnation de l’Espagne post-tridentine, ne mettront pas longtemps à se trouver. Quand Picasso, à 16 ans, rend compte de sa visite du Prado, découvert en 1897, Greco s’est hissé parmi ses dieux, aux côtés de Titien, Rubens et Van Dyck. On notera qu’il parle plus alors de peinture religieuse que de sujets profanes, ce qui fait mentir une bonne part de l’historiographie picassienne, aveugle au sacré par cécité marxiste ou moderniste. Kahnweiler aura contribué à installer cette erreur de lecture en rapportant certains propos de Picasso, ou supposés tels, au milieu des années 1950, et en accréditant, à tort, une hostilité de race à l’égard des tableaux de dévotion du Greco. Ils ressortiraient à la rhétorique italienne, et seuls ses portraits, si humains, si brusques, feraient éclater sa leçon de vérité. L’exposition de Bâle ne croit pas à ce partage des eaux et rétablit enfin les termes du dialogue que Picasso, à trois siècles de distance, et malgré la fameuse « mort de Dieu », a noué avec son aîné. En moins de 80 œuvres, démonstration est ainsi faite que l’essentiel du grecquisme picassien déborde les attributs qu’on lui associe habituellement, visages en lame, barbes en pointe, regards de feu, lèvres de fer, libre anatomie et formidable résonance intérieure. Cela n’est pas faux, c’est simplement insuffisant. Une toute autre parenté, plus spirituelle et plus secrète, se dégage des rapprochements qu’a voulus Carmen Giménez et qu’elle illustre par des prêts prestigieux. Depuis le livre de Coquiot, la période bleue passe pour la plus poreuse au magnétisme du Greco. La palette mariale du vieux maître, ses lumières brisées, le sillon de céleste souffrance qu’il imprimait à ses images de saints et de saintes, Picasso en est bien l’héritier conscient. Mais ces hommes et ces femmes qu’il poursuit au café, dans les rues pouilleuses et les bordels à peine plus reluisants, ne sont-ils, ne sont-elles que les victimes du mal social qui frappe de plein fouet l’Europe 1900 ? Devant l’insistance que Picasso met à importer le mysticisme du Greco au sein de ses misérables ou de ses acolytes au verre facile, on finit par se demander si leur détresse, qu’il aura traduite comme personne, n’est pas davantage métaphysique. Aussi l’aspect le plus stimulant de l’exposition bâloise est-il lié à la forte présence des tableaux cubistes et à ce qui s’y devine de références à la grande imagerie catholique. Aux apôtres décharnés, à Madeleine repentante, à la Vierge de douleurs, se sont peut-être substitués des musiciens, des poètes ou des femmes aux yeux profonds, le mystère lui demeure : une manière de transcendance perdue hante la peinture à facettes et nous oblige, à force d’attention, à en ressusciter au sens fort les figures. A la fin des années 1960, ce seront les mousquetaires baroques qui combleront de truculence le « défaut de divin » propre à notre monde de plus en plus étroit. SG // Picasso – El Greco, Kunstmuseum Basel, 11 juin-25 septembre 2022. Catalogue sous la direction de Carmen Giménez, 44 €.

L’enfant va paraître, quelques heures à attendre, pas plus. Picasso attrape son carnet et note : « Si c’est une fille, La Faucille, si c’est un garçon, Le Marteau. » Nous sommes le 5 septembre 1935, et ce sera une fille, et elle ne s’appellera pas Joséphine, en l’honneur de Staline. María de la Concepción convient mieux à ses parents, à leur conception de la vie, inséparable d’une sacralité que la 1re communion de l’enfant, Maya pour les intimes, devait ritualiser en mai 1946. Par la grâce d’un prénom revit l’une des deux sœurs de Pablo, foudroyée par la diphtérie à 7 ans, alors qu’il en avait 14 et que ses prières n’avaient pu écarter la mort. Nommer, c’est créer, dit la Bible. La nouvelle Marie n’entre pas seule dans une existence promise à ne ressembler à nulle autre, avec son lot de bonheurs, de difficultés et de déchirures à venir. Des ombres, en septembre 1935, il n’en manque pas. La mère de Maya, la blonde Marie-Thérèse Walter, 26 ans, est née de père inconnu, et Pablo, toujours marié à Olga, ne peut, ni l’épouser, ni reconnaître pleinement le fruit de leurs amours clandestines. L’arrivée de Dora Maar, proche des surréalistes et des cocos (la faucille !), complique bientôt les choses, puis Françoise Gilot surgit. On le pressent, la toile de fond sur laquelle se déploie la très importante exposition du musée Picasso était de nature à bousculer quelques lignes, elle le fait et le fait bien, en sortant justement Maya et Marie-Thérèse du flou, dramatisé ou platement sentimental, des raccourcis biographiques ou diaboliques. Elle nous vaut, d’abord, une série inouïe de portraits de Maya, du joli nourrisson croqué dans les tendresses de l’estompe aux tableaux de 1938-1940, le regard ému du père change alors de ton : graphisme dur et couleurs acides, refus de toute infantilisation de son sujet et écho aux guerres présentes et futures. Si le dessin d’enfant, gage d’une sorte de « pensée sauvage » fascine les artistes depuis la fin du XVIIIe siècle, si Picasso collectionne ceux de sa fille et en occupe les marges, dessiner ou peindre l’enfance le pousse en terre freudienne, lui qui trouvait la psychanalyse volontiers trop explicative. Reste l’ambivalence de nos chères têtes blondes, il s’en saisit, y descend, pour le dire comme Proust. Il lui arrive même, mettant en lumière et à distance les affres domestiques où le jette sa polygamie tantôt heureuse, tantôt cruelle, d’user du mythe, grec ou plus archaïque encore, à l’instar de Sigmund… L’aveu que concèdent les sublimes feuilles de l’été 1936 s’affuble de néo-classicisme et du masque antique. Non moins que les présences souvent chiffrées de Marie-Thérèse, parfois accrues d’une épée chevaleresque et inquiétante, le visage de Maya traverse l’art picassien jusqu’aux années 1950. A Royan, dès octobre-novembre 1939, les déformations loufoques ou lugubres semblent soudainement moins ludiques que prophylactiques. Puis, la guerre finie, qui l’a beaucoup rapproché de son père, l’adolescente s’épanouit, s’assombrit, devient une femme à son tour, survit aux outrances médiatiques de l’époque, assiste son père auprès de Clouzot, soutient sa mère et décide d’avoir une vie à elle. Sous le regard, peut-être, de l’autre Marie. SG // Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo, Musée Picasso de Paris, jusqu’au 16 avril 2022, catalogue illustré de toutes le pièces exposées (grande vertu), sous la direction des commissaires, Diana Widmaier-Ruiz-Picasso et Emilia Philippot, Skira / Musée Picasso, 45€, avec la collaboration de Rafael Inglada, Olivia Speer, Olivier Widmaier-Picasso et Johan Popelard. On notera, comme ce dernier, la teneur chrétienne des poèmes de Picasso en 1935-1936, le religieux alternant avec le cru, la peur, l’humour et les multiples projections du moi sur le mystère de Maya, poèmes qui ne sauraient être lus comme le direct reflet du biographique, mais sa mise en forme complète.

Grâce aux enfants et petits-enfants de Picasso, à la faveur de dons ou de règlements de succession, les œuvres auprès desquelles il vécut ont rejoint, pour une large part, les collections nationales, à commencer par le musée parisien qu’abrite l’hôtel Salé. Il n’a jamais autant mérité sa réputation d’être le réceptacle essentiel de l’œuvre et de son archive, deux façons complémentaires de documenter le mystère de sa création. Picasso aimait à y reconnaître le fruit de la fantaisie et le ressac de l’instant. Or, le dialogue en fut l’autre moteur, dialogue avec les maîtres ou ses contemporains, dialogue avec les arts autres, dialogue avec soi. La dation Maya Ruiz-Picasso enrichit notre compréhension de cette triple exigence et réduit, d’abord, une lacune. Les tout débuts de l’artiste, que montre si bien le musée de Barcelone, se comprennent moins bien à Paris. D’où l’importance du portrait de José Ruiz Blasco, le père et le maître de l’adolescent (14 ans) quand il signa et data la chose. Celui qui devait déclarer sa flamme envers Courbet et Les Nain s’annonce ; le choix du profil et l’expression ferme disent eux la force d’un attachement que la freudienne histoire de l’art continue à ignorer. Si le Tiki, lui aussi entré dans les collections, renvoie au Gauguin des Marquises par son millésime et l’indécision de sa nature (objet de culte, avatar touristique), il était gage aussi d’une force d’affirmation que Picasso associa à la personnalité et au soutien d’Apollinaire dans une photographie célèbre. C’est aussi un peu un ready-made : en pénétrant l’atelier, il légitime sa valeur d’art, et non plus seulement sa portée sacrée. La Vénus du gaz, simple brûleur de cuisinière redressé, et soudainement humanisé et divinisé à la fois, se rapprocherait davantage des métamorphoses infra-minces de Duchamp si elle ne se souvenait pas des petites baigneuses de 1931-32. Malgré sa date, janvier 1945, j’aurais tendance à la détacher du contexte de la Libération, de la révélation des camps, ce serait une réponse indécente à l’abject. Sa charge d’Eros et d’humour, proche de Joan Miró, autorise plutôt à s’interroger sur la production de l’Occupation, que les experts noircissent à plaisir, et à tort. Que la sensualité grinçante ait été aussi la réponse picassienne à l’angoisse ou au remords, deux autres œuvres de la dation le rappellent à point nommé, L’Enfant à la sucette (juillet 1938) et le charivarique portrait de la mère de Marie-Thérèse Walter (octobre 1939), « gueule cassée » pleine de douceur et d’outrance à la fois. A cet égard, Jeune garçon à la langouste (juin 1941), – dont on a pu comparer le sexe à un canon, mais qu’il faudrait aussi rapprocher de certaines représentations de Jésus enfant -, est cousin d’El Bobo (1959), et d’une truculence baroque où le vin, les œufs et le pénis font signe aux Barrachos de Velázquez, chers à Manet. Deux autres acquisitions insignes oscillent aussi entre le profane et le religieux, le pur et l’impur, le carnet de variations sur Le Déjeuner sur l’herbe et La Tête d’homme de 1971, d’un chromatisme strident et d’un catholicisme réparateur. Le Palais des Papes en recevrait le message après sa mort. SG // Nouveaux chefs-d’œuvre. La dation Maya-Ruiz-Picasso, jusqu’au 31 décembre 2022. Catalogue sous la direction d’Emilia Philippot avec la collaboration de Virginie Perdrisot-Cassan, Johan Popelard, Juliette Pozzo et Joanne Snrech, Skira/Musée Picasso, 25€.

Pour Giorgio Vasari, qui ne se payait pas de mots, Raphaël était unique, « ottimo universale », d’un génie étendu à tout et tous, maître et rénovateur de chaque art, capable d’électriser l’âme du savant et de l’ignorant, riche de ce qu’il prit et donna aux autres, sans relâche. En 2004, on ne l’a pas oublié, la National Gallery de Londres réunissait une centaine d’œuvres, insignes ou injustement méconnues, qui offraient du prodige un portrait situé, au contact donc d’œuvres de son père (très marqué par la peinture des Flandres), de Perugino, Vinci et Michel-Ange, ses trois mentors essentiels. Dix-huit ans plus tard, sur les mêmes cimaises et à partir d’un nombre équivalent de tableaux, dessins, gravures, projets d’architecture, tapisseries et estampages de stuc, Raphaël se présente seul au public, mais multiple, polyvalent et actif sur les fronts les plus divers et, conformément au génie du christianisme, secondant les appels de l’Eros et le travail du Salut avec la fermeté qui guida sa carrière stupéfiante. Lui reprocher le magnétisme de ses Madone, la grâce juvénile de ses saints ou de ses apôtres aux cheveux longs, c’est se fermer l’accès à la métaphysique incarnée, commune à l’art et au sacré, où s’inscrit le sens du beau que Raphaël partage, d’ailleurs, avec une grande partie de son époque. Une sorte de frémissement d’éternelle jeunesse, de vie concrète, parcourt la sélection londonienne. Du reste, au-delà de leur volonté à suivre l’ensemble des voies qu’emprunta Raphaël, les commissaires britanniques, David Ekserdjian et Tom Henry, ont rendu particulièrement tangible le souci du réel, du particulier, dont la bottega est le théâtre collectif, derrière les privilèges ultimes de l’idea, mot que Raphaël utilise dans une lettre célèbre. A plusieurs reprises, chose savoureuse, l’atelier s’ouvre à notre indiscrète présence. Comme Rubens et David bientôt, Raphaël faisait poser ses élèves et collaborateurs, en tenue moderne et en fonction des exigences de tel retable d’église (Le Couronnement de saint Nicolas de Tolentino) ou de telle estampe furieuse (Le Massacre des innocents que Delacroix et Picasso n’oublieraient pas). L’alliance de la prose et de la fiction sacrée, cinq siècles après les faits, continue à nous soulever. Chaque emprunt, Mona Lisa de Léonard ou ignudi de Michel-Ange, Raphaël le testait, le vérifiait sur le motif. Eût-il été le portraitiste que l’on sait, entre Rogier van der Weyden (« La Muta ») et Vinci, si son adhérence au réel l’avait l’abandonné ou trompé. Son chef-d’œuvre du genre, à égalité du Jules II à longue barbe de Londres, se trouve au Louvre, et il a fait le voyage. On y voit Raphaël poser la main gauche sur l’épaule du cher Giulio (Romano) et leurs mains droites presque se confondre en signe de continuité par-delà la mort qui va frapper le maître et propulser le disciple, de fort tempérament, au-devant de la scène. L’oeuvre a inspiré au jeune Manet une autre effigie double, mais on pense aussi à Picasso ici et là, à Maya et Marie-Thérèse face à la fusionnelle Madonna Tempi, à Guernica devant L’Incendie du Borgo et le carton de la Conversion de saint Paul, frise explosive où l’œil est précipité de droite à gauche, tragique fiat lux. SG // Raphaël, Londres, The National Gallery, jusqu’au 31 juillet 2022, catalogue sous la direction de David Ekserdjian et Tom Henry, Yale University Press / National Gallery Global LImited, 60€. Signalons, avant d’y revenir, l’exposition Picasso Ingres : Face To Face, visible dans les mêmes lieux jusqu’au 9 octobre, occasion d’une rencontre, au sommet, entre le Portrait de Madame Moitessier et Jeune femme au livre, réponse de Picasso à Ingres, où l’on reconnaît Marie-Thérèse Walter. Datant de 1932, il précédait de quatre ans l’entrée fracassante de sa principale source dans les collections londoniennes. Le directeur de la National Gallery, Kenneth Clark (32 ans), n’écoutant que son cœur, avait déboursé une somme folle pour un tableau fou, foi de Picasso !

13 BRÈVES D’ÉTÉ

Les sonnets de Shakespeare ne sont devenus un must de la passion amoureuse qu’au temps du romantisme, c’est-à-dire au moment où leur processus poétique ne pouvait plus être pleinement compris. Étrange chassé-croisé mais heureuse méprise, cela va sans dire, puisque les plus grands, de John Keats à Jane Austen, de Philarète Chasles à Mallarmé, ont tourné leur « obscurité » en nouvelle lumière. Ces sonnets furent presque inconnus de leurs lecteurs possibles, au début du XVIIe siècle, alors qu’ils avaient été faits pour eux, pour leur structure mentale, comme nous en livre les clefs l’édition de La Pléiade. Shakespeare recouvre de sa rigueur métrique – trois quatrains, un distique par poème – un théâtre des voluptés qui ne s’embarrasse d’aucune prévention : toutes les libidos sont libres d’être chantées, toutes les géométries du couple ou du trio aussi. Le modèle de Pétrarque, plus chaste, n’est pas entièrement révoquée, et certains vers sont dédiés à l’immortalité qu’ils donnent eux-mêmes au feu des sentiments et au souvenir de celles et ceux qui les ont inspirés. Mais, plus impérieux, nous dit Anne-Marie Miller-Blaise dans sa brillante introduction, s’avèrent l’inter-texte ovidien, les jeux de mots grivois et les inversions scabreuses, dignes du maniérisme de leur auteur. La licence s’éprouve donc à deux niveaux, celui des corps, celui des mots, qui les rendent plus ardents. Shakespeare n’a pas glissé sans raison des sonnets dans ses pièces de théâtre les plus déchirantes. Pour lui, poursuit Anne-Marie Miller-Blaise, il n’y a pas d’interdits de langage. Désirs, jalousie, honte, la palette du peintre génial n’omet aucune nuance du domaine amoureux, aucune ambiguïté de la grande poésie. A lire et relire sans fin. SG / Shakespeare, Sonnets et autres poèmes (Œuvres complètes, VIII), édition bilingue, 59€.

De tout temps, en Occident et ailleurs, nourritures célestes et nourritures terrestres ont convergé dans les pratiques cultuelles, quel que soit le dieu dont on cherchait à incorporer la puissance ou l’exemple à travers ses représentations. Les vertus haptiques de l’image et de la statuaire n’ont pas seulement rendu tangibles les figures du divin, elles ont encouragé leur ingestion. A moins d’être inconséquents, les catholiques n’ont jamais oublié le sens de l’hostie lors de la Messe. « Manger des images pour se soigner, se protéger ou commercer avec une entité supra-naturelle » a pu aussi prendre des formes plus symboliques, c’est-à-dire faire l’objet d’une relation iconique en abyme, comme le montre Les Iconophages de Jérémie Koering qui traite ce sujet complexe sans jargon indigeste. A côté des artefacts voués à être touchés, graffités ou engloutis, il est des tableaux qui en traduisent l’idée. Ainsi en va-t-il de sainte Catherine buvant le sang du Christ et de saint Bernard le lait de la Vierge. Ce livre savantissime fait aussi une place aux friandises en pain d’épice s’assimilant les célébrités du monde politique ou de l’imaginaire théâtral, ce que la caricature moderne détournera à ses fins, qu’elle vise Napoléon Ier, Louis-Philippe ou Mac Mahon. Pas moins que manger et boire, représenter ces actes essentiels de l’humanité en sa « condition merveilleusement corporelle » (Montaigne), n’est innocent. SG / Jérémie Koering, Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Actes Sud, 34€.

La stupéfaction que causa Manet en mars-avril 1863, lors du tir groupé de la Galerie Martinet, se lit surtout chez Paul de Saint-Victor, un proche de Gautier et Flaubert. « Imaginez Goya passé au Mexique, devenu sauvage au milieu des pampas et barbouillant des toiles avec de la cochenille, vous aurez M. Manet, le réaliste de la dernière heure. » Typique de l’amplificatio boulevardière qui n’est pas sans charme, le commentaire déborde largement les toiles qu’il brocarde. Seuls Les Gitanos et Lola de Valence (première manière, étincelante sur fond noir) pouvait suggérer une dérive coloriste à faire hurler la toile et le public. Grâce au livre assez stupéfiant lui-aussi que vient de faire paraître Georges Roque, la référence de Saint-Victor à la cochenille retrouve un sens et un relief que les experts de Manet n’ont jamais relevés. Car cet insecte à peine visible aura servi les destinées du grand art depuis les décors aztèques. A dire vrai, documentée en Mésoamérique et valorisée en raison de ses valeurs cosmétiques et médicinales, la cochenille fut plus largement associée à la teinture artisanale et à la symbolique royale. La conquête espagnole en étend soudainement les usages sans rompre avec la souveraineté que ce rouge écarlate, brillant et transparent, traduit et confère. Nous suivons sans mal Roque le long de cette autre route de la soie, itinéraire dont chaque étape, l’Espagne des Habsbourg (Pacheco, Greco, Vélasquez) et surtout Venise (Titien, Tintoret), inspire à l’auteur des considérations passionnantes sur le lien entre peinture, structures sociales et codes de couleur. La cochenille, que Rubens et Rembrandt intègrent aussi à leur esthétique du choc et à leurs scènes religieuses, reste synonyme de rareté et d’élévation. Les modernes, au XIXe siècle, n’en ont plus qu’une conscience réduite, vite dissoute dans l’hégémonie des couleurs synthétiques et industrielles. Manet a-t-il eu souvent recours à cette teinte porteuse d’une mémoire organique et sacrée de la peinture ? La Liseuse de Chicago en exhibe des traces, sur les lèvres de la jeune femme notamment. Le détail eût comblé Mallarmé qui crédita Manet d’avoir ramené la peinture aux prestiges des onguents primitifs. Tout un champ de recherches s’ouvre. Il ne nous déplairait pas que Manet fût le dernier à avoir broyé certaines de ses couleurs « à l’ancienne », dans la fidélité aux résonances cosmiques des toutes premières images. SG / Georges Roque, La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur, Gallimard, Art et Artistes, 24€. Retrouvez Pacheco et son traité (coloriste) de la peinture dans Corentin Dury (dir.), Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de  Velázquez, Musée des Beaux-Arts d’Orléans / In Fine Editions d’art, 2021, 25€. Parce que la couleur pense par elle-même, disait Baudelaire, voir enfin, primée par l’Académie française, l’édition augmentée de Claude Romano, De la couleur, Folio Essais, 2021, 8,10€.

Il est devenu exceptionnel qu’un musée se propose d’exposer aux regards, désormais très surveillés, « le thème de l’amour dans sa forme la plus licencieuse ». Je ne fais que reproduire les mots d’Annick Lemoine qui, en quelques mois de direction, a réveillé sa maison, en plein Marais. Disons-le tout net, l’exposition avec laquelle elle a fêté les 250 ans de la mort de François Boucher fut l’un des rares enchantements de ces derniers mois, pour le moins, mortifères. Comme il n’est pas d’Eros, réel ou virtuel, sans limite, L’Empire des sens s’était donc proposé de délimiter un espace pictural, en vigueur sous la Régence et Louis XV, où pinceaux et crayons explorèrent, non le simple appel des regards et des corps, mais l’imaginaire inséparable du commerce amoureux. Rien, jusqu’à l’acte sexuel, n’échappait ici à l’empire ou l’emprise du sens. C’est ce que les détracteurs de la culture rocaille, que Marc Fumaroli n’aura cessé de ridiculiser, n’ont jamais compris, ou voulu comprendre, lorsque l’obsession de censurer l’irreprésentable les étouffait : le théâtre érotique où agirent Watteau, Boucher, Greuze, Fragonard ou Baudouin réclamait des images aussi pensées et élaborées que l’iconographie de la sévère peinture d’histoire. Louis-Antoine Prat, dans une des notices du catalogue, nous rappelle, sur la foi de Caylus parlant de Watteau, que les artistes faisaient poser les femmes en des lieux discrets, à l’abri de la médisance… Allant de thème en thème, de salle en réduit ou inversement, comme on vole de désir en désir, le parcours de Cognacq-Jay suivait la progression de l’économie libidinale en sa nature scopique profonde, du voir à l’avoir, de l’amorce à l’explosion. Deux tableaux qu’on ne croise pas souvent à Paris, prêts insignes du musée Pouchkine (Vénus endormie et Hercule et Omphale) encadraient cet hommage à Boucher dont Diderot, qui n’était pas un saint, tenta de noircir la réputation auprès des princes éclairés de l’Europe française d’alors. C’était peine perdue quand on voit de quoi un Frédéric II faisait ses délices. Tableaux et dessins, une soixantaine en tout, dressaient le parfait catalogue de nos transports, pour user d’un mot qui dit tout, une section plus scabreuse nous rappelant heureusement que la pornographie cherche moins l’échange suprême que la banale décharge des affects. SG / Annick Lemoine (dir.), L’Empire des sens. De Boucher à Greuze, Paris Musées, 29,90€. Aux amateurs de rococo recommandons l’ouvrage que Nicole Garnier-Pelle a consacré aux Singeries de Chantilly (In Fine Editions d’art, 19€), rare décor de Christophe Huet (1735-37), qui vient d’être restauré dans les appartements des princes de Condé.

En un instant, moins d’une seconde, « l’affreux rocher » de Sainte-Hélène se convertit en Golgotha. Ce 5 mai 1821, entouré par les officiers de sa Maison et ses domestiques, Napoléon expire et, Christ moderne, achève son rêve d’éternité. Loin d’avoir terni sa stature mythique, l’exil, « au milieu de l’écume » (Gautier), aura « répandu sur une mémoire éclatante une sorte de prestige » (Chateaubriand). Les Anglais, à commencer par le misérable gouverneur de l’île, étaient bien attrapés. La mort de l’Empereur, contrairement à ce que laisse entendre un mot sans doute apocryphe de Talleyrand, ne fut pas reçu comme une simple « nouvelle », mais comme un « événement » dans l’Europe de Metternich et du Congrès de Vienne. Une sorte de bombe à retardement. Dès 1823, le Mémorial de Las Cases dote le Sauveur corse et son action révolutionnaire d’Évangiles idoines. Une armée d’imagiers n’a pas attendu la sainte parole et donne à voir, sur le mode naïf ou romantique, les étapes du chemin de croix, de la gloire à l’agonie. Mieux que les photographies, qui l’eussent humanisé, le masque funéraire et sa diffusion gravée (en couverture), sur tous les modes aussi, contribuèrent à la divinisation de Napoléon Ier. La face pétrifiée sert même de négatif aux reconstitutions fantasmatiques de son visage. Les acteurs du cinéma n’auront plus qu’à s’y conformer. L’exposition du Musée de l’Armée et son catalogue, en se penchant sur ce transfert de sacralité, nous vengent un peu de cette année de célébration bâclée par ignorance et servilité au « politiquement correct ». SG / Léa Charliquart et Emilie Robbe (dir.), Napoléon n’est plus, préface de Jean Tulard, Gallimard / Musée de l’Armée, 35€.

La résurrection des frères Flandrin fut l’affaire des frères Foucart, Jacques et le regretté Bruno, il y a plus de 35 ans. La perspective alors adoptée privilégiait ce qu’Hippolyte (1809-1864) et Paul (1804-1842), le premier surtout, avaient retenu de l’enseignement d’Ingres et amplifié, souvent contre l’avis du maître : une manière de primitivisme moderne. Plus nourri de Giotto et de Fra Angelico que de Raphaël, l’ingrisme des Flandrin aspirait à une double authenticité, la première ramenait leurs pinceaux vers les maîtres du Trecento, la seconde fit d’eux des portraitistes pénétrants. « Faire beau en faisant vrai », ce fut le programme des élèves d’Ingres, à relire la lettre que Louis Lacuria adressait à Paul Flandrin en février 1834. Entre l’école de David, qui avait fini par engendrer un nouvel académisme, et les héritiers de Géricault, fossoyeurs du beau idéal, l’esthétique ingresque cherchait à accorder de façon autre noblesse formelle, recherche du spécifique et expression individuelle. Si elle faisait peu de cas de l’arrière-plan religieux (Hippolyte a laissé un portrait de Lacordaire et multiplié d’insignes et engagés décors religieux), si le contexte politique y était presque absent (1830, 1848 et le Second Empire), l’exposition de Lyon abordait franchement, voire documentait, des interrogations décisives, tel l’attrait évident d’Hippolyte pour le nu masculin en son versant éphébique ou l’importance de la photographie dans la sociabilité et la pratique picturale des frères. Au regard de l’année Dante, et en attendant l’exposition que Jean Clair et Laura Bossi organisent cet automne à Rome, l’un des moments les plus forts du catalogue touche au désormais iconique Jeune homme nu assis (Louvre, 1837), qu’Elena Marchetti rapproche judicieusement de la passion d’Hippolyte pour La Divine Comédie. Notons, d’ailleurs, que pour féminiser le corps des jeunes gens, ce dernier ne virilise pas celui des jeunes femmes, domaine où il a laissé d’inoubliables éclats de pure sensualité. Qui dira l’écho de cette double voie dans la libido de l’artiste, en apparence, si pieux ? Et dans celle de sa peinture qui n’a de chaste que le regard des gardiens du temple.  SG / Elena Marchetti et Stéphane Paccoud (dir.), Les Flandrin artistes et frères, Musée des Beaux-Arts de Lyon / In Fine Editions d’art, 39€.

Sa réputation d’éditeur d’art, Ambroise Vollard (1866-1939) ne l’a pas volée, pour désamorcer la boutade de Gauguin (qui, depuis Tahiti et les Marquises, n’eut pas trop à se plaindre de son marchand). A moins de trente ans, en 1893-94, il ouvre et lance sa première boutique, rue Laffitte, sous une pluie de Manet inédits, des dessins et croquis qui émerveillent le mallarméen Camille Mauclair, « une époque léguée à l’avenir par une volonté de plasticien. » Volontaire, Vollard le fut aussi et en tout, choix esthétiques, sens des affaires. Manet eût-il vécu, il l’aurait associé au grand programme qui débute en 1896 et consiste à rajeunir l’estampe et le livre illustré en les confiant à des artistes qui n’y avaient pas touché ou presque. A défaut de Manet, génial serviteur de Poe, Cros et Mallarmé, deux autres lettrés de la peinture, Bonnard et Picasso, accompagneront l’entreprise éditoriale du marchand, qui s’attachera aussi Vuillard, Maurice Denis et Odilon Redon. Le choix des écrivains doit pareillement trancher, Jarry, Verlaine, Mirbeau… Quelques semaines après la disparition brutale du sorcier que le vieux Renoir avait peint en toréador bougon (1917), André Suarès, dans la NRF de février 1940 écrivait sans hésiter de Vollard : « Sa passion du livre, tel qu’il l’a conçu, l’emportait infiniment sur son amour des tableaux. » L’exposition du Petit Palais et son catalogue nous l’ont confirmé de très belle façon. SG / Christophe Leribault et Clara Roca (dir.), Edition limitée. Vollard, Petit et l’estampe des maîtres, Paris Musées, 29€. Voir aussi ma réédition (Hazan) de Parallèlement, œuvre du trio Verlaine/Vollard/Bonnard.

« La gloire de l’écrivain », la gloire posthume, voulait dire Flaubert, ne relevait pas du « suffrage universel », mode de scrutin qu’il disait peu compatible avec la justice littéraire. Ne rejoignaient le firmament des lettres, selon lui, que les élus des vrais arbitres du goût. Certains firent le voyage, en ce mardi 11 mai 1880, pour saluer une dernière fois le faux ermite de Croisset. On l’enterre à Rouen en présence d’une maigre brochette d’édiles et d’une brochette fournie de plumes parisiennes. En plus de Maupassant, le fils spirituel, toutes les chapelles du moment s’y affichent, les naturalistes (Goncourt, Zola, Huysmans), le Parnasse (Banville, Mendès, Heredia) et les spectres du romantisme (le défunt Gautier à travers son fils). C’est qu’ils ne pleurent pas tous le même écrivain, malgré l’unanimité qui se dégage déjà autour d’un mythe promis au plus bel avenir. Flaubert ou le pur artiste, Flaubert ou le culte de la perfection, Flaubert ou la victime de cet absolu.  De la presque centaine de nécrologies qu’a regroupées et étudiées Marina Girardin, l’experte de ce genre si particulier d’éloge isole les composantes de ce que le siècle suivant tiendra pour lettre d’évangile. Il est vrai que la nécrologie, finaliste par essence, porte à l’idéalisation, à la simplification. Flaubert, qui eut plusieurs manières, qui se voulut le styliste et l’adversaire du réalisme, autant que le dernier viking 1830 de fantasmagories onirique (Saint Antoine) ou historique (Salammbô), n’a pas facilité le travail de ses embaumeurs. Et Bouvard et Pécuchet n’était pas encore devenu un livre ! Retenons que la plupart des articles de presse qualifient de « cruellement illisible » l’un des plus 10 plus beaux romans de notre panthéon national. L’Education sentimentale est dite « ennuyeuse » par Brunetière, et donc de peu de conséquence. Lui tient pour Bovary, que sa date (1857) rend désormais lisible par tous et toutes, souligne Camille Pelletan, quand d’autres exaltent l’outrance flaubertienne, son romantisme, filiation où Zola voit l’indice d’un écrivain, au fond, étranger à la marche du siècle, un anti-moderne en tous sens. Nombreux, à l’inverse, se plaisent à dissocier son lyrisme ou sa langue ciselée de l’hérésie naturaliste. Cette formidable collecte aurait ravi l’intéressé, l’écrivain de l’intransitivité semblait se volatiliser à jamais, absent de de sa sacralisation comme il l’avait été de son œuvre. SG / Marina Girardin, La Mort écrite de Flaubert. Nécrologies, Honoré Champion, 68€. // Zola devait, dès 1881, agréger le texte fleuve de sa nécrologie aux Romanciers naturalistes que GF Flammarion nous donne à lire dans l’importante réédition de François-Marie Mourad (2021, 13€).

Ceux qui ignoraient n’avoir de Gabriel-Albert Aurier (1866-1892) qu’une connaissance incomplète vont sursauter à la vue du formidable volume des Editions du Sandre, aussi soigné que riche en surprises de toutes sortes (je pèse mes mots). La piété de Remy de Gourmont est un peu la cause du malentendu que lève cette publication qui fera date. Le volume des Oeuvres posthumes, publié quelques mois après la mort brutale d’Aurier par ses amis du Mercure de France, a entretenu involontairement l’idée d’un poète presque sans oeuvre, et surtout d’un critique d’art qui se fût cantonné dans la défense du symbolisme et du post-impressionnisme. Or l’ami d’Emile Bernard et le défenseur précoce de Van Gogh ne mit pas à ses curiosités esthétiques la limite qu’on croit. Sont enfin portées à notre attention les recensions du Salon, et même des Salons, couverts en 1888-1891. Leur tranchant n’est pas sans rappeler la manière de Huysmans dont Aurier a évidemment lu les recueils critiques de 1883 et 1889. Notons aussi que le jeune poète, fou et familier de Mallarmé comme de Verlaine, ne s’enferme pas dans l’esthétique qui s’invente. Benjamin-Constant, célébrité du Salon, peut simultanément lui apparaître, en 1889, comme un fournisseur de turqueries parfumées pour cocottes et un portraitiste très convenable. Ainsi Octave Mirbeau ne fut pas loin de calomnier cet esprit baudelairien en le réduisant à son militantisme en faveur de Gauguin et consorts. Aucune exclusive ne le coupe de ses admirations pour le vrai naturalisme, fût-il là encore de Salon (Dagnan-Bavouret). Etirant le corpus littéraire (roman, théâtre et poésie) de façon sensible, le volume contient enfin la correspondance révélée au moment des ventes Cornette de Saint Cyr de décembre 2016. Or ces lettres lui ont été adressées par Bernard, Filiger, Roger Marx mais aussi Renoir et même Henner. A cette hauteur, l’éclectisme n’est autre que l’autre nom de l’intelligence et de l’âme, ces armes qu’Aurier brandit contre « l’abrutissement » et « l’utilitarisme » de son époque. SG / Gabriel-Albert Aurier, Œuvres complètes, édition critique établie sous la direction de Julien Schuh, Editions du Sandre, 45€.

Généralement, les livres sur l’abstraction sont d’indigestes fourre-tout dictés par un formalisme triomphal d’arrière-garde. On nous explique que la peinture sans image (mauvaise définition de la sortie du mimétisme post-Renaissance) consacre la victoire de la matière sur l’illusion, ou, à l’inverse, de l’esprit sur l’empirique, ou encore, chez les spirites attardés, de l’indicible sur l’expérience commune, voire de la musique des formes sur leur aliénation iconique. Tous ces arguments, en se mêlant parfois, ont servi à justifier la production de tableaux, sculptures ou photographies plus ou moins affranchis de l’ancienne fonction représentative. En somme, il fallait y voir plus clair, remettre de l’historicité et de l’ordre dans l’examen d’un phénomène esthétique aux sources, ambitions et réalisations fort différentes selon les époques, les cultures et les créateurs, hommes et femmes… C’est à cela que s’emploient, avec la clarté qu’on leur connait, Arnauld Pierre et Pascal Rousseau. La « French touch », en somme, se saisit d’un objet dont les bilans, depuis l’exposition du MoMA de 1936, ont été trop longtemps abandonnés aux Américains, lesquels ignorent assez souvent l’historiographie française, et reconduisent les explications évolutionnistes d’Alfred Barr. Qu’on parle déjà d’abstraction, vers 1880, pour l’opposer aux recherches réalistes, n’en fait pas le sésame du XXe siècle. Sauf à adhérer à la croyance d’une ontogenèse du modernisme, de Gauguin et Cézanne à Kandinsky, Kupka, Mondrian et après, force est de distinguer entre les abstractions qui courent le XXe siècle et restent si vivantes aujourd’hui. Cette lecture ne rend pas les deux auteurs sourds aux échos lointains, Motherwell lecteur de Delacroix et Baudelaire, Pollock dévorant Masson, Gorky navigant entre son Arménie natale et l’adoubement d’André Breton. Ce gros livre parvient à relier aux noms attendus de nombreux inconnus du grand public auquel i il s’adresse, avec un sens accompli de la vulgarisation engagée, rare cocktail. SG / Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, L’Abstraction, Citadelles § Mazenod, 189€.

Si le ruissellement est un concept qui a montré ses limites en matière économique, il désignerait assez bien les effets de capillarité propres à la photographie, « art moyen » au départ, et donc apte à être dévoré par les créateurs d’autres disciplines. Dès l’invention du médium, le monde des arts décoratifs crée la jonction (pionnier de la photographie, vers 1850, Jules Ziegler, peintre et potier, fait entrer dans ses clichés les autres veines de sa création). Mais le mouvement s’accuse au siècle suivant, lorsque la photographie entre dans le cursus des écoles de design et que le design, inversement, use de la photographie à tous les stades de son processus de création et de promotion (collecte dans les rues, mise au point formelle, diffusion dans les revues spécialisés qui appellent un supplément d’art dans la reproduction). Eléonore Challine, dont on a dit ici combien ses recherches sur le diasporique photographique portent leurs fruits, a dirigé ce dernier numéro de Transbordeur, l’une des plus belles et plus utiles revues du moment. Les vases communicants de la photographie et du design ont trouvé en elle une complice parfaite, forme et fond. SG / Eléonore Challine (dir.), Transbordeur, n°5, Photographie et design, Éditions Macula, 29€.

Il eût été proprement criminel de laisser dormir davantage Les Mémoires de Marcel Sauvage, oubliés dans les dossiers du Seuil, sous l’étiquette duquel ils auraient dû paraître au début des années 1980. Quarante ans après, Claire Paulhan, toujours bien inspirée, exhume donc un document littéraire de première importance. Autre choix judicieux, elle en a confié l’annotation de Vincent Wackenheim, qui décuple, au moins, le témoignage de Sauvage. Qu’on ait oublié sa poésie un peu timide, malgré ce qu’elle partage avec Max Jacob, son mentor, Salmon, Cendrars et même Cocteau, est une chose sans doute regrettable et réparable. Mais qui se souvenait que cette vie trépidante, riche de rencontres, d’électricité et d’action, pour emprunter le titre de la célèbre revue qu’il fonda, en 1920, avec Florent Fels, critique d’art qui mériterait un livre ? Sauvage, du reste, eut aussi la bosse des tableaux. Ayant survécu aux très graves blessures de la guerre de 14, celui qui avait devancé l’appel pour se battre, et publié ses premiers textes avant 1918, fait d’Action la revanche de la génération perdue. Nouvelle poésie, nouvelle peinture, nouvel élan… D’esprit libertaire, Sauvage n’est ni cubiste, ni Dada, et ne sera pas envoûté par le surréalisme, et guère plus par l’illusion bolchevique. Ce qu’il a voulu être dans l’ordre des mots s’éclaire de ses multiples accointances avec le milieu pictural. Pour qui s’intéresse à Vlaminck, Derain et Pascin entre autres, les souvenirs de Sauvage sont d’une lecture indispensable. Avec le premier, il fondera le mouvement du « vitalisme » en réaction à l’esthétisme desséchant des années 1920, mais la propension de Derain à l’ésotérisme l’aura aussi passionné. Happé par le journalisme, quand le papier était encore une puissance, Sauvage ne couvre pas seulement les expositions ; grand voyageur, il sillonne un monde en effervescence. On comprend qu’il ait cherché à primer, au sein du jury Renaudot, une littérature en prise directe avec les ambiguïtés du réel. En 1932, il poussera Voyage au bout de la nuit. Juin 40 l’encourage à rejoindre Alger où son attitude irréprochable ne l’empêche pas d’interviewer Pétain (lors d’un bref retour en métropole), soutenir Pucheu, un ami d’enfance, lors de son procès, malgré son peu d’appétence pour Vichy. Une vraie vie, de vrais mémoires. SG / Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981, recueillis par Jean José Marchand, édition annotée et préfacée par Vincent Wackenheim, Éditions Claire Paulhan, 33€.

La vie amoureuse, chez certains, n’a pas de boussole fixe, elle peut, sur un coup de tête ou l’étincelle de deux regards, changer d’hémisphère. Vous étiez aimanté par le Sud, Afrique comprise, voilà que le Nord vous agrippe et bientôt ne vous lache plus, signe que cette passade n’en était pas une. Les passions qui débutent dans la foudre ne trouvent pas toujours la bonne durée, le bon tempo. Les deux héros de Cavalier noir, car il y a un héroïsme de l’amour, se sont attendus après le premier choc, ont choisi l’épreuve de l’attente. Au départ, il en va des doutes du Narrateur, bien plus âgé que Mylena, une jeune fille comme seule l’Allemagne sait les produire, toute en lignes altières, les yeux verts, l’âme voyageuse, le goût des vocables précis et des sensations rares. En chaque Français, un lecteur de Germaine de Staël sommeille, mais ne demande qu’à se réveiller et franchir le Rhin avec armes et bagages, voire une bicyclette de compétition. Cette frontière est aussi poétique, comme la prose de Bordas, pour qui tout acte existentiel semble devoir se doubler d’un nouveau pacte d’écriture. Je connais peu d’écrivains d’aujourd’hui qui parviennent à travailler autant leur idiome et, parallèlement, à se prémunir contre l’artificiel, le chic (au sens de Baudelaire) et les fioritures inutiles. Même la conduite de l’action échappe à l’enlisement qui la menace de cet éclat verbal aussi continu que volontaire. Le français de nos romanciers, disait Aragon en pensant à son ami Drieu, doit rester « vivant ». De cela, orfèvre du stylo, Bordas est conscient. Sa palette et son phrasé, qui nous avait épatés dans le très beau Chant furieux (Gallimard, 2014), refusent le cercle de l’absolu; de même, ses deux amoureux, partis au pourchas d’eux-mêmes, ne s’y laissent pas enfermer par faux romantisme. Ils préfèrent s’abandonner au « meurs et deviens » de Goethe, et s’exilent de leurs habitudes, comme si chaque étreinte ne pouvait singer la précédente, chaque rencontre des amants dicter la suivante. Ce que nous dit Bordas, de fait, c’est que la jeunesse n’est pas affaire d’organes, ni d’orgueil, mais de consentement à la puissance des mots qui nous portent et, à l’occasion, nous rallument. SG / Philippe Bordas, Cavalier noir, Gallimard, 21€.

En librairie, le 8 septembre prochain.

CERCLES ET CERCLEUX

Les démarrages de Marcel Proust, car il y en eut plusieurs, n’ont pas tous bonne réputation. Chez les plus fanatiques, c’est la Recherche ou rien. On est tenté de les comprendre sans leur pardonner d’écarter les lecteurs de ce bijou 1896 que sont Les Plaisirs et les Jours, dont la réédition récente, presque à l’identique, n’a pas rencontré le succès qu’elle méritait (1). Son ambiance Revue blanche et Figaro, matinée de perversité fin de siècle et d’introspection déjà secrètement proustienne, atteint, à maints endroits, cette vérité nouvelle qui ébranle le lecteur, et non le voyeur, dans la peinture des sentiments amoureux et familiaux. Et que dire des manières que firent certains au sujet des textes, les chutes du premier opus en l’occurence, dont Bernard de Fallois, au seuil de la mort, évita la dispersion, cette autre mort qu’est souvent la vente aux enchères. Au cadeau d’outre-tombe de celui qui fut l’un des éditeurs et commentateurs essentiels de l’écrivain, il faut désormais ajouter un ensemble de manuscrits, les dits Soixante-quinze feuillets entrés à la Bibliothèque nationale de France par sa volonté posthume (2). Ils ne viennent pas abonder le trésor de la centaine de cahiers et carnets, grossir le flux des manuscrits, ils en révolutionnent l’intelligence, comme le soulignent avec soulagement Jean-Yves Tadié et Nathalie Mauriac Dyer, que ces textes inédits en majorité ont fait longtemps rêver. Proust lui-même avait signalé leur existence en 1908 : ces pages, de peu antérieures, datent de ce moment exquis, « moment sacré » (Tadié) où, ne sachant pas encore très bien où il va, et supposé écrire ce qui aurait pu devenir un Contre Sainte-Beuve, Proust ébauche La Recherche en l’ignorant, en l’absence surtout du principe qui va lui permettre de recoller les morceaux de sa vie et d’en tirer un roman qui la raconte, le principe de la mémoire involontaire. La « jointure » manque encore (3), mais le feu est revenu. Plutôt que de pleurer éternellement maman et d’accepter la panne qui a remisé le beau Jean Santeuil en 1898-1899, Marcel, 37 ans, retourne au roman, aux années des primes émois, à Auteuil et Illiers, et aux garçons de Cabourg déguisés en filles et en fleurs. Et le miracle se produit, notamment parce que l’écrivain laisse filer sa plume, libre qu’elle est de tout horizon narratif précis. Proust, note Nathalie Mauriac, « travaille d’abord par coulées d’écritures indépendantes », juxtaposées, en attente d’être composées, tissées. La « petite robe », à quoi il devait comparer La Recherche sans cesse rapiécée jusqu’à sa mort, reste à bâtir. Les croquis et esquisses de 1907-08 se bornent à débrouiller une partie du personnel et des épisodes appelés, plus tard et plus profondément, à établir le futur roman sur son ambition de fresque sociale et son involution de sablier inversé.

Tout brouillons qu’ils soient, la griffe se sent, nous émeut de son léger tremblement, de ses ratures. Quelques exemples ? « Une soirée à la campagne », où s’ébauche le Combray de Du côté de chez Swann, a été peint sur le motif, mais à Auteuil, chez le grand-oncle maternel, Louis Weil, dont on comprend enfin combien il préfigura la figure de l’amant d’Odette autant, voire plus que Charles Haas. La première scène où nous transporte Proust fusionne l’humour à l’humeur, le sourire à la tendresse rétrospective du Narrateur, prenant le parti d’une vieille dame, sa grand-mère, qui reste désespérément attachée à la vie : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. » Tout y est, en plus de la longueur du phrasé, aux confins de la lourdeur. C’est l’art suprême. À la suite, les thèmes du baiser maternel et de la culture familiale (Sursum corda) font une apparition encore incertaine. La perfection de La Recherche n’est pas encore passée par là, mais elle se devine aux reprises de certains feuillets, « Jeunes filles », par exemple. Comparons leurs deux amorces : « Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, la toilette étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrais plus. Elles marchaient, rieuses, hautaines, semblaient ne pas voir les autres êtres humains qui étaient sur la plage, et parlaient fort. » Proust continue, puis s’interrompt et réécrit son début. Cela donne : « Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s’envoler, j’aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais ; elles ne regardaient personne et ne me virent pas. » La concision flaubertienne de la version 2 s’accompagne d’une incertitude accrue quant à la nubilité des promeneuses, et du recentrage de la douleur d’être ignorée sur celui qui parle et observe le manège de ces drôles d’oiseaux (Nathalie Mauriac soupçonne des allusions cryptées à Alfred Agostinelli).

Les Soixante-quinze feuillets ne donnent aucune prise à la judéité de l’auteur, qu’il intègrera à La Recherche, de façon aussi nette que troublante, à travers la figure du grand-père et des remous persistants de l’affaire Dreyfus. Proust, en revanche, n’y fait pas mystère de son attrait pour la vieille aristocratie aux patronymes chargés de terres ancestrales et du temps long de l’histoire de France. Il y a un précoce snobisme armorial chez Marcel, c’est à peu près le seul que lui concèdent les experts d’aujourd’hui, si embarrassés par le mondain effréné qu’est resté Proust jusqu’au bout. Le sujet effraye encore quoique l’information se densifie au gré, notamment, des colloques de la fondation Singer-Polignac : le nom seul de cet endroit exquis nous rappelle le gratin auquel Proust jouissait d’appartenir en dépit des exclusions de caste dans le Paris d’alors. Le plus récent volet éditorial de ces rencontres savantes autour du cercle de Proust vient de paraître et il apporte son lot d’informations (4). Sa lecture est indispensable à toute personne que l’imagerie d’Epinal insupporte. Sans être aussi nombreux que ceux de La Divine Comédie, si souvent cités dans La Recherche pour caractériser les effrois et les bonheurs du grand monde, les cercles proustiens mériteraient un livre. Je remarque que les spécialistes ne s’accordent pas sur ceux et celles qui, par degré d’intimité croissante, les constituent. Preuve que Marcel, grand refusé des clubs les plus sélects de la capitale, s’amusait aussi dans la distribution de ses faveurs. Robert de Billy (1869-1953), diplomate avec lequel Proust potinait au sujet du Quai et des turpitudes cachées de la banque protestante, en fit les frais de temps à autre. Il n’était pas de naissance aussi prestigieuse que le duc de Guiche et que Gabriel de La Rochefoucauld, éclairés ici de nouvelles lumières, ou que Bertrand de Fénelon. Les dévots du Portrait-Souvenir de Roger Stéphane (ORTF, 1962) connaissent par cœur l’instant inoubliable où Paul Morand surgit et raconte d’une voix suraiguë, très faubourg, son déjeuner au Savoy, durant lequel Bertrand de Fénelon l’engage à lire Du côté de chez Swann, livre qui vient de paraître et dont, lecture faite at once, il comparera l’effet explosif à celui de L’Éducation sentimentale.

Le duc de Guiche, vers 1910

À y regarder de plus près, le style de La Recherche n’est pas que flaubertien, et le présent volume, en réexaminant les figures essentielles d’Edmond Jaloux et de Lucien Daudet, fait remonter d’autres composantes essentielles de l’esthétique proustienne, celle qui se teinte du roman anglais et russe, comme celle qui s’entrelace à une veine plus française, Stendhal, les Goncourt, Paul Bourget. Jaloux, ce fou de Proust, y insiste pour mieux dissocier l’anti-symbolisme de son héros du naturalisme zolien. Ce goût, où Henri de Régnier contrebalance Mallarmé et Baudelaire, où le cru et le comique s’accompagnent de délicatesses infinies, était commun aux jeunes « visiteurs du soir », ces «intelligences modernes » (Proust), à titres nobiliaires ou pas, que Proust recevait, fort tard, rue de Courcelles ou boulevard Haussmann. Rompu à ce rite de passage durant la guerre de 14, comme Emmanuel Berl et tant d’autres, Morand imitait à la perfection la conversation de son hôte, où il voyait la clef de son style miroitant. De même, retrouvait-il l’air des cercles d’élus dans des livres, aujourd’hui oubliés, comme Le Chemin mort de Lucien Daudet (Flammarion, 1908), roman de l’inversion, qui prélude en bien des points à Sodome et Gomorrhe, comme le note Antoine Compagnon. Ceci nous rappelle que la passion mondaine de Proust, parallèlement aux photographies du grand monde qu’il collectionnait, n’a pas pour cause unique un phénomène aujourd’hui bien étudié, le désir des élites juives à confirmer leur ascension sociale dans un pays qui, malgré les lecteurs de Drumont et l’affaire Dreyfus, restait l’un des plus ouverts d’Europe, au point qu’un grand nombre de jeunes gens bien nés restaurèrent la fortune familiale écornée par un mariage en dehors de leur confession (5). Quelques-uns gravitaient autour de Proust, qui conforta son réseau aristocratique dans les salons soumis à la libéralité d’esprit de leur maîtresse de maison, Mme Emile Strauss ou Anna de Noailles. Au-delà enfin du plaisir d’avoir frayé parmi une partie de la gentry française, de se hisser au-dessus du commun, il y trouvait aussi le lectorat de son journalisme chic et du mélange peu vertueux de raffinement et de cruauté qui fait le génie de La Recherche. Être reçu du grand monde, à l’inverse, c’était se condamner à ne pas être compris de certains milieux littéraires, son rejet par la NRF le confirmera, la haine des surréalistes aussi. Il est vrai que Rimbaud et Apollinaire n’ont pas beaucoup occupé Proust, et moins le cubisme et le futurisme que Vermeer, Monet et Manet. Les experts de Proust nous rétorqueront que la peinture de la noblesse occupe certaines des pages les plus satiriques de leur auteur, qui avait perdu l’innocence de Jean Santeuil. Mais il est d’autres pages… La « terrible malédiction d’être snob » que semble stigmatiser Les Plaisirs et les jours n’en a pas guéri Marcel, bien au contraire. Mais il y a snobisme et snobisme, gentry et gentry, c’en est même une bonne définition (6).

Stéphane Guégan

(1) Les éditions Bernard de Fallois, en 2020, ont réédité Les Plaisirs et les Jours qu’on ne saurait détacher des partitions de Reynaldo Hahn et des illustrations de Madeleine Lemaire. Au sujet de cette réédition et du snobisme consistant à ignorer le snobisme de Proust, passion « indéniable » ( Fernand Gregh), voir Stéphane Guégan, « Une résurrection », Revue des deux mondes, septembre 2020, p. 196-199. /// (2) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2021, 21€ /// (3) La meilleure analyse des beautés et incongruités grammaticales propres à Marcel Proust nous est fournie par Isabelle Serça qui montre parfaitement sa profonde répugnance à ponctuer (absence de virgules), aérer (refus des blancs et sauts de lignes) et réduire le flottement syntaxique ou le miroitement des mots, sans lesquels sa langue appauvrirait « le texte sensible du monde » et des individus. L’usage volontairement abusif des parenthèses affiche une parenté avec le roman anglais à détours et caprices, revendiquée dès Jean Santeuil et que Nerval et Gautier eussent applaudie. Auteur « difficile », disent certains critiques en 1913, cauchemar des éditeurs par sa folie balzacienne des épreuves à rallonges, Proust se méfiait autant des modes de liaison traditionnels que de la sécheresse narrative de ces censeurs (Isabelle Serça, Les coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Honoré Champion, 2021, 48€) /// (4) Jean-Yves Tadié (sous la direction de), Le Cercle de Marcel Proust III, Honoré Champion, 45€. On lira notamment les contributions de Sophie Bash (Edmond Jaloux), Annick Bouillaguet (Jacques Benoist-Méchin), Antoine Compagnon (Lucien Daudet), Adrien Goetz (Gabriel de La Rochefoucauld), Nathalie Mauriac Dyer (Robert de Billy), Jean-Pierre Ollivier (Armand de Gramont) et Pierre-Louis Rey (Boniface de Castellane) /// (5) Voir Catherine Nicault, « Comment “en être”? Les Juifs et la haute société dans la seconde moitié du XIXe siècle », Archives juives/Les Belles lettres, 2009/1, vo.42, p. 8-32 /// (6) Les volumes précédents du Cercle de Marcel Proust I et II (Honoré Champion, 2015 et 2016) éclairent aussi ce double aristocratisme de classe et de goût, qu’il s’agisse de Bertrand de Fénelon (Pierre-Edmond Robert) ou d’Henri de Régnier (Donatien Grau), ou encore de Jacques de Lacretelle, Jacques-Emile Blanche, Montesquiou et Gabriel de Yturri…

Proustisons encore un peu…

La Fontaine ne brille pas particulièrement parmi les phares littéraires de Proust qui se contente de citer ici et là les fables chères encore à l’institution scolaire. Il semble que ce ne soit plus tout à fait le cas et que le gouvernement actuel en ait fait un objet de mission. Quitte à ramener nos chers bambins à ce génie que l’on n’ose plus dire national, leur faire lire sa première floraison, d’une sensualité immédiatement captivante, ne serait pas une mauvaise idée. Il en va de même des pièces du jeune Corneille, dont les héros ont l’âge de leur auteur, notait Marc Fumaroli, formidable défenseur de la cause de La Fontaine (Fabrice Luchini en est un autre). Ce moment inaugural de l’œuvre possède une intensité presque juvénile, alors que Jean va sur ses quarante ans,  ce ne sont que poèmes à thèmes amoureux. Rentier en difficulté financière croissante, il les offre à Fouquet afin d’entrer dans ses grâces. Le temps de Vaux, comme on sait, sera dramatiquement court. Mais on doit à cet éphémère miracle des arts la version initiale d’Adonis, une des plus belles choses de notre poésie. Poussé par Paul Pellisson (prononcez polisson) et Madeleine de Scudéry, l’obligé des cercles parisiens partage leur verve galante, loin de l’héroïsme assommant des antiquaires. Jean est déjà rocaille… Le poème débute donc en se détournant de Troie et de Rome, et dit vouloir chanter « l’ombrage des bois, / Flore, Echo, Zéphyr et leurs molles haleines, / Le vert tapis des prés, et l’argent des fontaines. » On appréciera le dernier hémistiche, l’absence du « comme » que réinventeront les modernes, et la présence biaise du poète dans son verbe. Celui-ci corrige le lyrisme par l’intime et l’aveu, il fait même, écrit Patrick Dandrey, de l’esthétique son éthique, de la volupté aussi admise que contrôlée un art de vivre et de bien dire. Quant au cœur même de la fable, l’effet magnétique d’Adonis sur Vénus, il symbolise, note Céline Bonhert, le pouvoir du visible, image mentale ou réelle, sur le spectateur de ses propres désirs. Voilà qui mériterait en ces temps régressifs, hostiles à l’Eros et à notre idiome, d’être enseigné. SG / Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon précédé d’Adonis et du Songe de Vaux, édition de Céline Bonhert, Patrick Dandrey et Boris Donné, Gallimard, Folio classique, 9,70€.

Infidèle en amour, hors sa passion filiale, Proust s’est montré cruel envers Loti avec l’âge. Dieu sait pourtant que, jeune, parmi d’autres chefs-d’œuvre, il aima Le Roman d’un enfant, il le fit lire à sa mère, lorsqu’elle perdit la sienne. Maman l’en remercie, le 23 avril 1890 : « Je suis, mon chéri, imprégnée de Loti. » À rebours de Marcel, oublieux de certaines ferveurs littéraires devenues gênantes, ingrat envers celui qui le mit sur la voie de la résurrection affective et intuitive du passé, nous continuons à lire et célébrer les livres de ce voyageur du temps et des cultures. Vers Ispahan (1904) est l’œuvre du dernier des grands Français – le comte de Gobineau fut l’un d’entre eux sous le Second Empire – a avoir mordu la piste iranienne, du Sud au Nord, avant la modernisation du pays à marche forcée. Lui va son rythme et inaugure le nouveau siècle en fuyant ce qu’il a de diabolique. Sa plume n’est que sensations, fines notations, aperçus cueillis, arrêt de l’instant, éclairs et regrets. La longue promenade qu’il effectue à dos de mule et bardé de personnel, à l’instar de Chateaubriand et de Lamartine en Orient, vérifie l’alternance viatique du morne, de l’ennui, de la déception et de l’enchantement. N’y voyons pas comme les adversaires naïfs de l’orientalisme européen un effet des illusions où se berceraient l’arrogance occidentale et son besoin de jouir du pittoresque des peuples inférieurs… Les mœurs qu’il retrouve en terre d’Islam, des femmes voilées au vin clandestin, ne sont pas nécessairement perçues à travers sa nostalgie de l’ancienne Perse, vieil Iran qu’il vénère, architecture, grande statuaire et poésie. Très sceptique quant aux effets de la moderne Russie, très rétif à la part maudite du progrès, il n’en est que plus attentif à l’inconnu, à l’éternité d’une civilisation toujours là. SG // Pierre Loti, Vers Ispahan, excellente préface de Patrick Ringgenberg, Bartillat / Omnia poche, 12€.

La peinture de Sisley, trop subtile pour nos yeux, trop prompte à s’estomper de neige ou de brouillard, était plus appréciée de Proust et de ses contemporains (Adolphe Tavernier, Isaac de Camondo) que des nôtres. Aucune exposition parisienne depuis près de trente ans ! De l’adhésion de Marcel à cet impressionniste de la grâce, de l’élégance anglaise, il est de nombreux indices. Il est vrai qu’ils sont plutôt antérieurs au démarrage de La Recherche où Monet et Manet, comme figures du peintre essentiel, l’emporteront. Jean Santeuil, ce livre abandonné aux contours lâches, comprend un fragment relatif à la visite d’une exposition, galerie Durand-Ruel, que Proust effectua en compagnie de Charles Ephrussi. On y voyait des tableaux de Sisley, artiste dont Marcel parle au duc de Guiche dans une lettre de 1904 citée par Le Voyageur voilé de la princesse Marthe Bibesco. Sisley est alors partout. Depuis janvier 1899, et sa disparition à 60 ans, il a définitivement conquis le marché, lui qui eut tant de mal à valoriser ses tableaux de son vivant. À défaut, il multiplia les toiles à petits prix, malgré les efforts de Georges Petit et de Durand-Ruel pour les pousser. Son catalogue frappe ainsi par une abondance qui ne fut pas toujours heureuse. Il comprenait 884 tableaux en 1959, il s’élève maintenant à plus de mille huiles, et sa nouvelle édition devrait contribuer à une plus juste appréciation du corpus. Il le mérite malgré les redites et les creux. Octave Mirbeau, proche alors de Monet et de Caillebotte, l’enterra, dès 1892, avant l’heure donc, dans Le Figaro : c’est qu’il ne retrouvait pas dans les derniers tableaux, mous de dessin, lourds de couleur, « ce parfum de fleur fraîche que j’aimais tant respirer en elles ». Sisley, en vérité, n’a jamais aussi bien peint qu’en 1872-1876. Mais la source n’était pas aussi tarie que Mirbeau ne le pensait, comme les ultimes tableaux, peints au Pays de Galles, le démontrent avec une force qui dut réjouir l’artiste lui-même, non moins que les lecteurs d’aujourd’hui. Impressionniste de la première heure, il fut aussi l’un des premiers à quitter le bateau, pour n’y revenir qu’une fois, en 1882, sans enthousiasme. Ne pas en tenir compte entrave souvent la bonne intelligence d’un parcours que ce livre imposant permet de suivre pas à pas. SG / Sylvie Brame et François Lorenceau, Alfred Sisley. Catalogue critique des peintures et des pastels, préface de Sylvie Patin, La Bibliothèque des Arts, 150€ (une erreur s’est glissée dans la chronologie du volume, la fameuse lettre de Sisley à Théodore Duret, où il lui explique pourquoi il renonce aux expositions impressionnistes est de 1879, et non de 1880).

Des relations que nouèrent Oscar Wilde et Proust on discute encore, de ce qui lie leurs œuvres aussi. Ils eurent des amis communs (Jacques-Émile Blanche, notamment) et semblent s’être rencontrés dans les salons parisiens au cours des années 1891-1894, à l’heure du lancement polémique de Dorian Gray, et avant la condamnation aux travaux forcés pour sodomie, laquelle entraîna en France une vague de colère et d’indignation. La Revue blanche, dont Marcel était proche, tira la première sur la prude Albion, et Proust manifestera son soutien au proscrit de façon récurrente, mais discrète. Sans l’ignorer, il semble qu’il n’ait pas beaucoup pratiqué l’œuvre de fiction, le sublime Crime de Lord Arthur Savile (dont le patronyme « en français » est peut-être à double entente), comme le grandiose Portrait de Dorian Gray, deux monuments qu’il faut avoir lus au moins une fois en anglais (ce que les éditions bilingues à montage en miroir facilitent). Vis-à-vis de Dorian Gray, dont Roger Allard rapprochera Sodome et Gomorrhe I dans la NRF de septembre 1921, l’ambivalence de Proust est complète. Ce roman qu’il dit « mièvre » à Daniel Halévy a dû beaucoup plus compter qu’il ne préfère le reconnaître. Sa lecture d’Intentions, recueil d’essais (Paris, 1905), semble aussi avérée, notamment Le Déclin du mensonge dont il mettra le passage le plus célèbre dans la bouche de Charlus, le passage selon lequel le plus grand chagrin qu’ait jamais éprouvé Wilde était la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas penser que cette sentence wildienne sur le roman moderne, lisible dans Intentions, ait échappé à Proust : « Quiconque voudrait nous toucher aujourd’hui par une œuvre de fiction serait contraint, soit de créer pour nous un cadre complètement nouveau, soit de nous révéler l’âme de l’homme dans ses mécanismes les plus intimes. » Mais le plus beau, quant au rapprochement des deux esthétiques, se cache au milieu des aphorismes « très Théophile Gautier » (Wilde était fou de Maupin) qui servent de préface à Dorian Gray. Ainsi celui-ci, plus catholique irlandais et duel qu’il n’y paraît :  « No artist has ethical sympathies. An ethical sympathy in an artist is a unpardonable mannerism of style. » SG / Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray / Portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais, préfacé et annoté par Jean Gattégno, Gallimard, Folio Bilingue, 9,70€. Voir aussi Emily Eels, « Proust et Wilde », Le Cercle de Marcel Proust, Honoré Champion, 2016, p. 225-236.

FLEURS ÉTRANGES

Paru chez Gallimard en mars 1943, L’Homme à cheval fut écrit au galop, en six mois, d’avril à novembre 1942, alors que Drieu voit s’effondrer ce qui lui permettait de supporter l’Occupation, l’utopie d’une Europe refondée et capable de tenir tête à l’Amérique et à la Russie, la renaissance de la NRF après les mois de silence imposés par la défaite plus qu’humiliante, sidérante, traumatisante, de juin 1940. Or, sur les deux fronts, l’amertume, le désarroi l’emporte. Alors que les Russes tiennent en échec la stupide offensive d’Hitler, Gide, Valéry et Claudel, appuyés sur Giono et Mauriac, entendent reprendre la main sur la NRF et mettre fin à la polyphonie idéologique que Drieu y avait instituée en décembre 1940, polyphonie conforme aux positions fascistes de son nouveau directeur et à l’idée qu’il se faisait de la ligne éditoriale de la revue depuis sa fondation. Le 21 avril 1942, il ne peut que désapprouver l’exclusion de Montherlant et Jouhandeau (supérieur à Mauriac dans le « diabolisme chrétien ») du Comité de Direction qui tente alors de se constituer contre lui. Gaston Gallimard, ce jour-là, en est informé par courrier, Drieu l’assurant de ses sentiments de vieille affection. Dès le lendemain, sur un ton enjoué cette fois, il confie au Journal : « je me suis mis à écrire un roman de fantaisie dont l’idée m’est venue en Argentine, en écoutant Borgès me raconter des anecdotes sur un dictateur bolivien des environs de [18]70. J’en rêve depuis douze ans. » Dix, en réalité. La série de conférences qu’il avait prononcées en Argentine, à l’invitation de sa maîtresse Victoria Ocampo, datait de 1932. A Buenos Aires, il avait disserté avec bienveillance du fascisme italien et du communisme russe, non sans conclure à la fatale victoire de l’hitlérisme en Allemagne, hitlérisme dont il devait brocarder bientôt, dans la NRF de Jean Paulhan, la composante raciste. Le contexte ethnique issu de la conquête espagnole, en plus de la beauté du pays et de ses conversations passionnées avec Borgès (un vrai coup de foudre), tout l’aura empoigné durant son semestre argentin. S’il fut conquis, la raison n’est donc pas seulement le charme des sœurs Ocampo, dont Julien Hervier, à qui l’on doit cette nouvelle édition de L’Homme à cheval, dit bien la marque diffuse sur le roman. Cet essaim de féminité ensorcelante rappelle au grand spécialiste de Drieu l’atmosphère d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. J’ajouterai que la référence aux Fleurs du mal, dont un exemplaire traîne chez l’une des protagonistes du livre de 1943, laisse aussi entendre que l’aventure bolivienne, narrée en maître par Drieu, inscrit sa démesure dans une réflexion plus générale sur la politique et la libido, le rêve et l’action, leur unité nécessaire comme leurs dangers éminents.

L’Amérique du Sud des années 1810-20 a été secouée de multiples révolutions et coups d’Etat, qui iront ici et là se répétant. Comment ces renversements et la dislocation des vieux empires coloniaux qui en résulte ne donneraient-ils pas à réfléchir à Drieu, veuf de l’ancienne France depuis 1940, voire 1918 ? L’Homme à cheval désigne, par son titre shakespearien, la difficulté de se tenir en selle pour ceux qui se sont imposés par la force, au mépris du peuple, tout en prétendant le restaurer dans ses droits bafoués. On sent déjà comment le livre de 1943 résonne. Un modeste lieutenant de cavalerie, mi-indien, mi-espagnol, métis et donc incertain de son destin, le croise en la personne d’un guitariste, travaillé par les femmes dont sa laideur le prive, et par la sainteté du séminariste qu’il fut. Drieu ne l’affuble que d’un prénom, Felipe, qui sent sa noblesse secrète : ce sera, du reste, le narrateur de l’histoire, lui le poète qui poussera Jaime Torrijos, autre appellation parlante, à s’emparer de la Bolivie et tenter d’unir autour de sa double identité les indiens miséreux et l’aristocratie espagnole. Beau comme un dieu, attachant à son charisme viril femmes et hommes, le mutin se découvre une assurance dans l’action, une morale dans l’autorité conquise, deux obsessions de Drieu, fruits de l’expérience de 14-18 et de la déconfiture des années qui suivirent. Jaime et Felipe, c’est le thème de l’union des contraires que lui-même cherchera dans le fascisme, un fascisme distinct du nazisme, évidemment. Autour des deux héros, la haine de classe et la haine de race agissent, agitent toutes sortes de personnages, un franc-maçon peu franc du collier, un Jésuite aux moeurs de Vautrin, une danseuse amoureuse d’elle-même et la superbe Camilla, grande d’Espagne, fière de sa caste, incapable de la trahir. Dans une version antérieure du roman, la maîtresse déchirée de Jaime se nommait Sephora et avait des origines judéo-portugaises. La modification apportée par Drieu, quelques mois avant de sauver sa première femme des griffes de Drancy, doit faire réfléchir, autant que les autres changements du manuscrit, que Julien Hervier étudie avec la science et le courage qu’on lui sait. La vitesse d’écriture de Drieu, les embardées et les ellipses du récit, c’est son stendhalisme, qui annonce le dernier Giono et le dernier Morand. Mais la pulsion n’interdit pas la perfection, la reprise, l’abandon de la cinquantaine de pages inédites, passionnantes, que nous devons à l’inlassable sollicitude de Madame Brigitte Drieu la Rochelle envers ce beau-frère qu’elle n’a pas connu mais dont elle défend la mémoire et sert l’oeuvre. Un projet de scénario oublié est joint, qui vérifie le potentiel cinématographique du roman. Louis Malle et Alain Delon y croiront plus tard, sentant instinctivement ce que L’Homme à cheval possédait de malrucien au-delà de la fable révolutionnaire. Car c’est aussi une fable métaphysique, comme l’écrivait Frédéric Grover en 1962, une sorte de Condition humaine hissée sur les hauteurs boliviennes, au contact du divin, qui pousse certains au sacrifice ou au pardon, voire au suicide : « L’homme ne naît que pour mourir et il n’est jamais si vivant que lorsqu’il meurt. Mais sa vie n’a de sens que s’il donne sa vie au lieu d’attendre qu’elle lui soit reprise. » Les mots, ceux que Felipe avait mis en Jaime et les autres, Drieu n’a jamais triché avec. Stéphane Guégan /// Pierre Drieu la Rochelle, L’Homme à cheval, nouvelle édition, présentée par Julien Hervier, Gallimard, 20€.

Livres reçus… et lus !

Ils se sont tant aimés, du moins se l’assurèrent-ils en s’écrivant avec une passion qui classe leur correspondance, un cas, un événement éditorial, parmi les hautes pages du lyrisme des coeurs inséparables. Antoine et Consuelo, le comte et la comtesse de Saint-Exupéry, mariés en avril 1931, séparés en 1938, mais non divorcés, ont voulu une vie où demeurait du mystère, une relation aux flambées renaissantes, un nomadisme qui oblige à ne jamais faire souche. Pour parler comme Saint-Ex, qui porta tant de lettres dans les flancs de ses avions, ils mirent du vent dans l’existence, du souffle et du souffre dans leurs échanges épistolaires. Ces derniers ont le parfum du chaos et des recollages, des tromperies (sexe compris) et des aveux de fidélité éternelle. C’est un peu comme si Tristan et Yseult repeignaient L’Amour fou de Breton, tantôt aux couleurs de l’Argentine et de l’Afrique, tantôt à celles du New York de 1940-1943. C’est la période la plus curieuse et la plus intéressante du volume qui nous est offert, richement annoté et lesté de documents, photographies et dessins dont il eût été regrettable de nous frustrer. Car le couple pratique sous toutes ses formes l’image mordante. Peintre et sculpteur, Consuelo fréquente la mouvance surréaliste, en exil, les Breton, Duchamp… Saint-Ex en conçoit de justes agacements, met en garde sa « rose » contre le n’importe quoi érigé en sublime, dénonce le flicage d’André, qui fouine dans les affaires privées de celle dont il s’est amouraché. Nul n’ignore, par ailleurs, l’attitude lamentable de Breton dans l’affaire de Pilote de guerre, le chef-d’œuvre de Saint-Exupéry, et la réponse de l’aviateur au patriotisme flottant du chantre des convulsions imaginaires. Retourné à Alger en avril 1943, notre albatros décida contre tous, contre l’âge et les bosses, de repartir se battre : «  Il faut simplement que je paie. » On connaît l’addition. SG /// Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, Correspondance 1930-1944, édition établie et présentée par Alban Cerisier, avant-propos de Martine Martinez Fructuoso et Olivier d’Agay, Gallimard, 25€.

Ô la merveille ! Pour sortir définitivement de la guerre de 39-45, comme d’un long hiver dirait cette Proserpine de Colette, la reine du Palais-Royal et Raoul Dufy, qui avait traversé l’Occupation sans déchoir de son statut de gloire nationale, co-signèrent Pour un herbier, renouvelant ensemble le genre si français des fleurs de rhétorique et des jardins poétiques. Ils avaient eu la vingtaine dans les années 1890, croyaient au mariage des mots et des formes, y mettait chacun la légère incandescence, la tendre sensualité de leur style. Le résultat, réservé en 1951 à une poignée de bibliophiles, devrait, on l’espère, étendre le champ de ses lecteurs aux amants et amantes de Flore. Le fac-similé de Citadelles § Mazenod pousse le soin de la résurrection jusqu’au choix d’un papier profond, bien fait pour la prose subtile de Colette et les effets graphiques et chromatiques de Dufy. Sous l’invocation de Redouté et de Vigée Le Brun, cités à propos de l’anémone dont un joli petit hérisson d’étamines bleues pique le centre, les deux artistes peignent de concert. Faisons confiance à Colette, que la nature met en émoi et plus encore, pour dialoguer aussi avec ceux qui ont, avant elle, ronsardisé sur la rose, si chère sous la botte, le lys, indétachable de Mallarmé, ou la tulipe, occasion de réciter le poème doucement religieux de Gautier, offert, comme tout don, au Balzac d’Illusions perdues. Parfois, les hommages de la grande dame sont plus cryptés. Comment oublier Manet lors de la brusque agonie de la pivoine ? L’ami Cocteau et sa longue addiction aux fumées orientales ? « Les toxicomanes avides ne peuvent lier leur esprit à l’opium que sous sa forme de secours irremplaçable. » Au public de 1951, les éditions Mermod, à Lausanne, parlaient ainsi tous les langages. SG /// Colette, Pour un herbier, aquarelles de Raoul Dufy, Citadelles & Mazenod, 65€.

Pour incarner à l’écran le Morel des Racines du ciel, le défenseur des éléphants que lui chassait, John Huston rêva de ressusciter Saint-Ex ; Zanuck, le producteur mégalomane de la Fox, se serait contenté de Romain Gary… Autant dire que le Français, l’ancien pilote de la France libre, s’était déjà confortablement installé dans la mythologie qui reste la sienne et que l’excellent livre de Kerwin Spire, un récit qui tend au roman, étoffe de nouvelles données, à la faveur d’un beau travail d’archives. Outre ce qui touche au film assez moyen de Huston, malgré la prestation d’Errol Flynn, nous sommes désormais mieux renseignés quant aux années californiennes de Gary, devenu Consul général de France : elles débutent en 1956, au milieu des événements sanglants d’Algérie et de Hongrie, s’achèvent en 1960, quand Gary quitte le Quai d’Orsay et refait sa vie, écrivain fêté, en compagnie de Jean Seberg, de vingt ans sa cadette, une fille aux yeux bleus, comme les siens, mais aux origines différentes. Il aura fallu que Roman Kacew, Juif d’Europe centrale, gaulliste en diable, tombe fou amoureux d’une fille de l’Iowa des open fields, qu’Otto Preminger découvrit et que Godard consacra. Avant cette fin momentanément heureuse, on suit le consul, envoyé à Los Angeles, dans l’existence intrépide qu’il a décidé de mener au pays de tous les fantasmes. Mari à distance, vrai Don Juan, il ne séduit pas que le beau sexe. Son numéro de charme s’exerce plus largement sur la communauté américaine, hostile à la politique française en Algérie ou en Égypte. Très chatouilleux du côté du patriotisme, Gary défend, comme son ami Camus, l’option de la cohabitation ethnique, craint la mainmise des Russes sur le FLN, est horrifié par Les Sentiers de la gloire de Kubrick, charge anti-française, et, bien sûr, se félicite du retour de De Gaulle au pouvoir. Comme si cela ne suffisait pas à remplir un agenda de haut fonctionnaire, il écrit livre sur livre. L’un d’entre eux se verra couronner du Prix Goncourt en 1956, une histoire d’éléphants menacés, une allégorie du monde moderne en pleine brousse, sous l’oeil de Dieu, cet absolu pour qui Hollywood n’avait pas de star idoine. SG /// Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary, Gallimard, 20€.

On ne se méfie jamais des femmes qui vous disent mourir d’elles-mêmes. On se dit, c’est une pose, du chantage affectif… Et pourtant Anna de Noailles mourut en 1933, à 57 ans, d’un de ces mystères qui laissèrent cois ses médecins. Il est vrai que la morphine était en vente libre et que la poétesse du Coeur innombrable fatigua le sien en forçant de plus en plus… Le malheur n’aidait pas. Depuis le début des années 1920, sous le choc de ses chers disparus,  – sa mère Rachel, les indispensables Maurice Barrès et Marcel Proust avant sa sœur adorée, Hélène de Caraman-Chimay -, la poétesse, mi-Bibesco, mi-crétoise, s’était condamnée à la chambre, aux rares visiteurs, aux plus rares sorties et donc, entre deux remontants, aux souvenirs. Un éditeur l’a compris qui lui demande de les coucher sur le papier. Des articles des Annales, à partir de février 1931, naîtra le très beau Livre de ma vie, qu’il faut entendre doublement : avant d’en devenir un, ma vie ne fut que livres. Quand on a un grand-père qui traduit Dante en grec, et un grand-oncle qui ne jure que par le Gautier des sonnets les plus dessinés, l’éducation littéraire vous prépare à écrire dans l’idiome de votre choix. Racine, Hugo, Musset, Baudelaire et Verlaine la firent complètement française et même parisienne, affirmation identitaire par laquelle elle ouvre ses Mémoires. La dernière phrase en est empruntée à l’ami Marcel, citant les Grecs, toujours eux : « Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Le sien n’eut rien d’une traversée solitaire, enlisée dans le dolorisme fin-de-siècle et les désirs inassouvis. Les meilleurs, Proust, Cocteau et Colette, la tenait pour une des leurs. Une vraie plume, à encre noire. La petite princesse aux langueurs orientales, aux yeux chargés « d’azur, de rêve et de mélancolie », avait assurément du coffre. SG /// Anna de Noailles, Le Livre de ma vie, Bartillat, Omnia Poche, 12€.

La peinture, disait Picasso à la télévision belge en octobre 1966, est faite des « intentions du moment ». Deux siècles plus tôt, Diderot théorisait « l’instant prégnant », autour duquel doit se nouer le drame traduit en peinture. Les courts et vifs récits de Marianne Jaeglé, qu’elle greffe sur la biographie officielle des plus grands sans la trahir, balancent entre ces deux définitions du temps, l’éclair et la durée, et se délectent du plaisir, parfois amer, de se frotter à Homère, Léonard, Caravage, Primo Levi, Malaparte et bien d’autres. Je me réjouis qu’elle ait associé Gautier et la première de Giselle à son tableau des fulgurances de la vie. Carlotta Grisi, devenue étoile sous l’œil amoureux de son librettiste, est bien croquée dans un éternel pas de deux, une touche d’innocence, une touche d’arrivisme. A dire vrai, l’espace qui sépare le déclic du passé où il prend sens est loin de résister à Marianne Jaeglé, qui croit à la force souterraine des blessures, puissance occulte, heureuse ou cruelle. Chaplin, exilé à Vevey, porte la moustache de Charlot comme une croix, Romain Gary découvre dans la Bulgarie de l’après-guerre le dénuement de son enfance, Lee Miller, photographiée dans la baignoire d’Hitler, revoit son père l’abuser, Colette venge le sien, cet officier incapable de raconter sa guerre de 1870 et ses années Mac Mahon, faute de triompher de la page blanche. Il avait vécu tant de minutes intenses. Mais comment les égaler par les mots sans faire pâlir le réel ? A défaut de ce secret-là, il légua celui de son échec à sa fille, comme un pari sur le temps. SG /// Marianne Jaeglé, Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires, L’Arpenteur, 19€.

D’elle, on aura tout dit, et bien avant que le Met de New York ne titre en 2017 l’exposition qui lui fut consacrée : Jacqueline de Ribes, the Art of Style. De l’apparence, du maintien, bref du look, elle a fait un art. New York, dont elle parle l’idiome, et qu’elle para du chic parisien, saluait en grandes pompes son ambassadrice essentielle, et comme sa citoyenne d’honneur. Les fous de Cézanne le sont bien d’Aix. Le grand Truman Capote, qu’elle devait dominer de près de 20 centimètres, l’avait classée parmi ses cygnes préférés en 1959. Jacqueline, trente ans alors, née Beaumont et épouse d’Edouard de Ribes depuis une dizaine d’années, développait un cou à faire soupirer les messieurs, Warhol et Avedon compris. Pour Visconti, parmi tant d’autres, cette particularité physique, additionnée aux jambes interminables et au nez français, long et droit, la prédestinait à devenir, au cinéma, Oriane de Guermantes, dont elle n’est pourtant pas le portrait craché, à lire Proust. Mais la classe gomme toutes les dissemblances superficielles, la classe et le lignage.  En l’interrogeant lors de dîners frugaux par exigence de ligne, justement, Dominique Bona a vite réalisé qu’il ne faudrait pas lésiner sur les quartiers de noblesse. La biographe inspirée de Romain Gary, Berthe Morisot, Colette et des sœurs Lerolle, eut fort à faire avec son nouveau sujet. Il en est né un livre ample, tourbillonnant, aux révélations de toute nature. Le gratin a ses secrets. Certains blessent, saignent encore, évidemment. La jolie Paule de Beaumont, que Drieu ne flatte guère dans son Journal, ne semble pas avoir été une mère très aimante pour la petite Jacqueline. C’est qu’elle aimait ailleurs et venait d’un monde où les enfants existent peu. Jacqueline, en négligeant moins les siens, ne s’est pas enfermée dans la domesticité exemplaire des familles vieille France. On sent Dominique Bona s’éprendre de cette reine des fêtes Beistegui, puis de la fashion internationale ou de la politique hexagonale, voire muséale, cette folle de danse, cette transe, et de ballets, éternellement déchirée entre la fidélité au blason et l’anarchie de mœurs de la jet set. D’elle, vous pensiez tout savoir. Dominique Bona devrait en détromper plus d’un. SG/// Dominique Bona, de l’Académie française, Divine Jacqueline, Gallimard, 24€. Souhaitons que la deuxième édition de ce livre si riche comporte un index.