DISSOLUTION

D… Don Juan a mauvaise mine ces temps-ci, et le donjuanisme se terre par peur des gros mots : « mâle blanc », « stéréotype sexiste » ou « fin de race » fusent et se diffusent. Avec le flair digne du père de Cyrano de Bergerac (que le film banalise la pièce de 1897 !), Rostand avait remis le mythe sur le métier en 1911, mais il meurt en décembre 1918 sans être parvenu à boucler le manuscrit. La pièce après raccommodage est donnée en 1921 avec un certain succès ; on la redonne en ce moment, comme si elle avait annoncé la déconstruction en cours d’une masculinité désormais hors d’âge. Était-ce bien le propos de Rostand, cette ironie qu’on lui prête à l’endroit du parangon de la virilité conquérante ?  Certes l’écrivain s’en amuse, pas plus que Molière cependant ; et pas moins que Baudelaire, il n’oublie la morsure mélancolique du désir insatiable, ou du vieillissement. Ombres de ce Faust détourné, les 1003 maîtresses tentent de nous faire croire que l’érotomane a été leur dupe. Le lecteur, avec l’auteur, a le droit de douter de ce Me too précoce. Pour l’avisée Anna de Noailles, la morale de l’ouvrage se dégageait de ce vers pascalien : « Plaire est le plus grand signe, et c’est le plus étrange. » Le prêt-à-penser actuel n’a pas de ces traits-là.

I… Ida Pfeiffer (1797-1858) n’était pas destinée à trotter autour du globe et à prendre la route ou la mer, au mépris de tous les dangers, pour assouvir une curiosité du monde que sa plume, pas assez connue par chez nous, rend merveilleusement excitante. Certains voyageurs du XIXe siècle, poussés par l’époque et ses nouveaux moyens de transport, oublient d’embarquer leurs lecteurs avec eux et se bornent à une ennuyeuse nomenclature de faits et gestes. La viennoise Ida est autrement généreuse de ses sensations et de ses observations, marquées au coin d’une femme forte. Après s’être séparée de son mari, avoir vu s’éloigner ses deux fils et mourir sa mère, elle s’était saisie pleinement de la liberté qui s’offrit. Elle avait reçu l’enseignement d’un précepteur très géographe. L’enfant a voyagé en elle avant que la femme ne s’élance, jusqu’à faire deux fois le tour du monde. Dans le livre qu’elle tira du premier, effectué en 1846-48, livre traduit par Hachette dès 1859, un chapitre est réservé à Tahiti, le meilleur du périple. Son regard sur les populations balance entre l’apriori, souvent peu flatteur, et la glane correctrice ou pas du terrain. Vie sociale, mœurs intimes, considérations anatomiques et bonheurs de la table, tout fait image :  on pense à Gauguin et Matisse à lire la volupté qu’elle éprouva à partager fruits et mets, dont elle donne, en gourmande dévoilée, le menu.

S… Surprenant musée du Havre qui décentre doublement son approche de l’impressionnisme. Claude Monet, parisien de naissance, avait plus d’une raison de rester fidèle à l’une de ses villes d’adoption… La Normandie, c’était plus qu’une chambre d’hôtel, plus qu’un balcon ouvert, au petit matin, sur l’un des ports essentiels de la IIIe République.  Là où les romantiques avaient élu le culte du passé national, là où Français et Anglais avaient réinventé la peinture de marine dès avant 1830, un autre champ d’expérience s’ouvrit, 10 ans plus tard, la mémoire déjà pleine d’images donc : l’autre modernité normande prit le visage d’une myriade de photographes, gloires locales (Brébisson) ou de passage (Le Gray), qui étaient loin de penser leur pratique, poncif irritant, en conflit avec la peinture. L’exposition actuelle réunit clichés, tableaux et estampes par leur défi commun aux éléments, l’eau, l’air, la fumée, le transitoire sous les trois espèces. La figure de Jean-Victor Warnod se signale par son ouverture d’esprit et son sens de l’entreprise. En exposant Daubigny au Havre, il montrait le premier paysagiste dont on ait dit qu’il s’effaçait complètement, fiction flaubertienne, devant le motif, comme livré, en déshabillé, dans sa plénitude organique et sa lumière frémissante.

S… Succès renouvelé pour le festival Normandie impressionniste et son vaste maillage de lieux ! Fêtant ici Whistler et Hockney, Vuillard ailleurs, débarquant au Havre, à Rouen, comme à Trouville-sur-Mer, il prend aussi, cette année, les couleurs et les lignes délicatement tamisées d’Augustin Rouart. Le filet du Petit pêcheur de 1943 (illustration) avait valeur de symbole, il disait le bonheur d’être au monde, à de rares instants, et la nécessité d’en filtrer les éléments pour qui rêvait d’égaler Albert Dürer, « peintre pensif » (Victor Hugo), et signait d’un A gothique. Nous avons souvent parlé ici de cet Augustin, lecteur de l’autre, mais ne lui sacrifiant pas la Cité des Hommes par amour de Dieu. Riche en vagues et fleurs, promeneurs solitaires et Vénus modernes, avec rouleaux d’écume et maillots de bain obligés, l’exposition de la Villa Montebello, visible jusqu’au 19 septembre, pousse une autre porte du souvenir, qui mène à Manet par Julie, à Degas par Henri Rouart, aux Lerolle par Henry et Christine, et au miracle de la vie par Maurice Denis. Que de belles prises ! Et quelle belle invitation de réfléchir au destin à la peinture française !

O… On ne saurait mieux dire. Ce 3 juillet 1874, Flaubert informe sa bonne amie George Sand du bonheur qu’il a eu de découvrir un biologiste allemand, inconnu de lui, mais aussi friand des dessous marins et des observatoires salés de la vie élémentaire : « Je viens de lire La Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin ! joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même. » Aujourd’hui ternie par la renommée de l’Anglais, écornée par sa récupération nationale-socialiste, la biologie haeckelienne peine à retrouver en France le succès qui fut le sien, malgré les réactions patriotiques provoquées par 1870 et 1914. Un nouveau volume des Entretiens de la fondation des Treilles, conduit par Laura Bossi, l’une des meilleures connaisseuses du sujet, et Nicolas Wanlin, secoue le cocotier des idées reçues et nous oblige à réintroduire Haeckel dans l’analyse et l’imaginaire du vivant à la Belle Epoque. Pas à pas, filiations et affinités, surgies souvent du fond des océans, se reconstituent sous les yeux du lecteur émerveillé. Huysmans cite Haeckel à propos de Redon ; la Galatée (Orsay) de Gustave Moreau s’en inspire, le Matisse tahitien aussi, suggère avec raison Philippe Comar ; René Binet, l’homme de la porte d’entrée de l’Exposition universelle de 1900, façon madrépore, l’a vampirisé, et Gallé l’a lu probablement, l’associant à Baudelaire et Gautier au gré de sa rêverie sur les formes flottantes. Par Mirbeau et Geffroy, on arrive à Monet et aux Nymphéas. Si Haeckel mène à tout, revenons à lui. Laura Bossi met la dernière main au livre qui le ressuscitera entièrement.

L… La dernière livraison de la N.R.F. a choisi d’évaluer les traces résiduelles du surréalisme et nous épargne ainsi sa glorification de commande. Le centenaire du manifeste, vraie contradiction dans les termes, nous vaudra bientôt un déluge de gloses et gnoses, qui claironnant l’amour fou, qui la liberté de l’esprit, qui le salut par l’Orient, qui la destruction de l’Occident fasciste ou mécréant, qui la mort de l’ordre bourgeois… Cette dernière prophétie, serpent de mer inusable depuis que le romantisme en fit son cri de guerre contre les perruques de la plume ou du pinceau, ne semble pas avoir perdu tout charme : Nicolas Mathieu, l’un des écrivains sondés par la N.R.F., ne craint pas, sans rire, d’identifier la raison à une « religion bourgeoise ». Appelée aussi à se prononcer sur le surréalisme du bel aujourd’hui, Philippe Forest est plus inspiré en revenant à Anicet, le premier roman d’Aragon et, comme Drieu le diagnostique dès 1921, l’aveu des trahisons à venir. Et trahison, d’abord, à l’interdit du roman en soi. Je ne suis pas sûr que l’on comprenne bien le sens de l’article de Gide à ce sujet. Dès la N.R.F. d’avril 1920, ce dernier adoube moins la bande de Tzara qu’il n’en pardonne la candeur au nom du droit au changement propre à la génération de la guerre. On lira aussi l’article d’Eric Reinhardt, parti sur les pas de Max Ernst dans le New York de Pollock, Arshile Gorky et Julien Levy. On suivra enfin Antoine Gallimard, parti lui à la rencontre des illusions et des crimes de l’IA, ce surréalisme de l’imposture et de l’irresponsabilité.

U… Une fois n’est pas coutume, André Masson fait l’objet d’une ample rétrospective, laquelle célèbre le peintre autant que l’adepte fervent de la naturphilosophie. Les pensées philosophiques d’Héraclite, dans l’édition des fragments préfacé par Anatole France en 1918, l’ont-elles jamais quitté ? On sait Masson lecteur de Darwin ; peut-être a-t-il touché à Haeckel et ses planches botaniques enivrantes? Goethe et sa théorie transformiste des plantes ont aussi compté pour celui qui peignit l’inachèvement du monde, le devenir au travail et plus encore le dualisme des êtres et de leurs « violentes passions », comme l’écrit Kahnweiler en 1941, alors que le peintre et son épouse, juive et sœur de Sylvia Bataille, ont migré aux Etats-Unis. L’exposition du Centre Pompidou-Metz, sous un titre emprunté à l’artiste, ne le réduit pas à sa période américaine, longtemps héroïsée chez ceux qui le défendirent. Le premier Masson, contemporain de la cordée et de la discorde surréalistes, ne pouvait être minoré ; la place donnée aux années 1950-1960, en porte-à-faux avec l’hégémonie abstraite ou primitiviste du moment, constitue elle un utile pied-de-nez à la vulgate post-bretonienne. Constitué essentiellement d’extraits de textes connus, le catalogue donnera aux plus jeunes la joie de découvrir d’autres écritures de la métamorphose, de Georges Limbour à William Rubin.

T… Tiens, L’Enlèvement des Sabines, l’un des Poussin du Louvre les plus tragiques dans son frénétisme déchiré, loge au musée Picasso pour quelques mois, le temps de dissiper quelques illusions à propos de l’iconoclaste qu’aurait été le peintre de Guernica. On l’a compris, l’intention de Cécile Godefroy se situe aux antipodes de la diabolisation de Don Pablo en machiste carnassier, et adepte du rapt… Picasso iconophage rend au terrain des images ce qui lui appartient, l’élaboration hypermnésique d’un imaginaire nourri du réel, intime ou politique, et d’une myriade de souvenirs, conscients ou inconscients. Il se trouve que la donation Picasso de 1979 s’est doublée du don de l’archive de l’artiste, deux océans ouvertement ou secrètement reliés en permanence. L’Espagnol gardait tout, de la carte postale d’Olympia au ticket de corrida, et regardait tout : c’était sa façon de faire et défaire. Cette exposition fascinante a ceci de remarquable qu’elle s’organise selon la circulation visuelle qu’elle veut mettre au jour, elle tient donc de l’arachnéen et du feuilletage, de l’affinité distante et du télescopage imprévisible. Certaines sources étaient connues des experts, d’autres oubliées ou négligées. Qui eût osé projeter sur Massacre en Corée la lumière de Winckelmann ? Sur ce Mousquetaire de mars 1967 les mains du Castiglione de Raphaël ? Il fallait oser. C’est fait.

I… Il fut l’homme des toiles lacérées, trouées, et de la statuaire à fentes. Lucio Fontana (1899-1968) reprend pied en France, chez feu Soulages, à Rodez. Le cas de ce moderne absolu semble simple. Malgré son étrange élégance, ses allusions érotiques ou les échos telluriques qu’il affectionnait, notre Italo-Argentin est généralement rattaché à l’avant-gardisme de la geste radicale. Celui qui croisa Picasso vers 1950 serait à ranger parmi les partisans les plus sûrs de la défiguration, peinture et sculpture. Les preuves n’abondent-elles pas ? Les œuvres aussi, où, avec Yves Klein par exemple, le salut consistait à dématérialiser la forme afin de la spiritualiser ? J’imagine que nombreux seront les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue, très documenté quant aux débuts de l’artiste, à découvrir que l’homme des Concetti spaziali et des Buchi cachait bien son jeu. Médaillé pour sa bravoure au terme de la guerre de 14, il entre dans la carrière sous le fascisme, s’expose avec enthousiasme à la plupart des courants esthétiques de la modernité d’alors, le futurisme deuxième génération, le groupe Novecento et, plus étonnant, le symbolisme tardif et tordu d’un Adolfo Wildt, dont il fut l’un des disciples les plus sûrs. A quoi s’ajoute peut-être l’influence du père, sculpteur « impressionniste » qui explique peut-être le côté Medardo Rosso, « non finito », de certaines pièces. Merci à Benoît Decron d’avoir rétabli l’unité des deux Fontana, pensé ensemble la vie tenace et les béances trompeuses. L’idée d’une fatalité de l’abstraction, et qu’il y ait même jamais eu abstraction chez lui, s’en trouve renversée.

O… On n’avait jamais vu ça. En 1969, au lendemain des « événements » qui avaient réveillé sa jeunesse intrépide, Christian de La Mazière accepta de se raconter devant les caméras d’Ophuls. Aplomb incroyable, numéro inoubliable… Le choc du Chagrin et la pitié, c’est lui. Proche alors de la cinquantaine, il révèle au public ébahi son incorporation volontaire dans la Charlemagne, division SS ouverte aux jeunes Français décidés à repousser les Russes en Prusse orientale, à quelques mois de la fin. La camaraderie, la trouille, les neiges de Poméranie, les paysans offrant leurs filles, de peur qu’elles tombent entre des mains slaves, La Mazière en déroulait le film avec une désinvolture et une absence de forfanterie qui faisaient presque oublier l’effrayante cause qu’il avait servie par anticommunisme (adolescence d’Action française) et folie compensatoire du risque. Condamné pour collaboration, il fut enfermé à Clairvaux, il avait 23 ans. C’est là, parmi « les politiques », qu’il rencontre Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, autre humilié de juin 40, pas plus nazi que lui. L’âge, la culture et le tempérament les séparent assez pour qu’une amitié profonde naisse de leurs différences. L’Ami de mon père s’adresse à ces deux idéalistes que la guerre avait floués et l’après-guerre réunis : Frédéric Vitoux n’ouvre aucun procès en réhabilitation, même après avoir rappelé que les positions paternelles, avant et après les accords de Munich, ciblaient Hitler, au point d’en appeler à l’alliance avec Staline. Amusant détail si l’on songe à la russophobie de La Mazière… Ce livre de 2000, admirable de sincérité, de courage et d’impressions vraies, forme son Education sentimentale, voire sexuelle. C’est l’adolescent qu’il fut qui revit ici. A l’été 61, sans s’annoncer, – ce n’était pas son genre, l’ancien de la Charlemagne débarque en Triumph sur la Côte d’azur avec deux Américaines, une mère et sa fille… Frédéric, 17 ans, n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Tout un passé vrombit soudain. Et ce n’est qu’un début. Des accords d’Evian à Mai 68, L’Ami de mon père entraîne, pied au plancher, les lecteurs derrière lui, et ils en redemandent.   

N… Nu, le roi est nu, c’est la leçon de l’autoportrait. Nous n’avons pas besoin d’être peintre pour en faire l’expérience, un miroir suffit, notre image inversée guérit en un instant toute velléité de tricher, toute illusion de ne faire qu’un avec soi, et d’échapper complètement aux limites de la raison. C’est l’erreur des surréalistes de l’avoir cru possible et bénéfique. Paul Klee, qu’André Breton rattacha de force à l’écriture automatique, fut une sorte de Goya moderne, égaré au XXe siècle, et rétif aux leurres de la folie volontaire. La couverture du dernier Marc Pautrel lui emprunte une de ses toiles de 1927, une tempera tempérée, instruite des allégories piranésiennes de l’être avide de lumière chères à Gautier et Baudelaire. J’aime bien Pautrel, sa passion pour Manet, qu’il tient pour le plus abyssal des réalistes, sa façon de confier au présent de l’indicatif le fil ininterrompu de sa vie songeuse, nageuse, buveuse (du Bordeaux !), affective et vertueusement active, puisque l’écriture est autant travail que prière. Le seul fou, m’écrit-il, est un « long poème », il a raison ; une « histoire d’amour », cela me rassure ; et « presque un autoportrait », où s’équilibrent l’ascèse de son Pascal (Gallimard, 2016) et les émois nécessaires, puisque mon corps est un autre, puisque les femmes sont belles  : « La vie ne me laisse jamais de pourboire. » On n’est jamais seul à ce compte-là.

Stéphane Guégan

Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition établie par Bernard Degott, Folio Théâtre, Gallimard, 8,90€ / Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Mercure de France, 12,50€ / Sylvie Aubenas, Benoît Eliot et Dominique Rouet (dir.), Photographier en Normandie 1840-1890, MuMa / Infine, 35€ / Augustin Rouart en son monde, Cahiers du Temps, 22€. Lire aussi, très complet, Augustin Rouart. La splendeur du vrai, Artlys, 2024, avec une préface de Jean-Marie Rouart / Voir aussi Anka Muhlstein, Camille Pissarro. Le premier impressionniste, Plon, 22,90€. Cette efficace synthèse parvient à éclairer la complexité des rapports de Pissarro à sa judéité (homme de gauche, il va jusqu’à écrire que « le peuple n’aime pas la banque juive avec raison »), à ses coreligionnaires collectionneurs et à ses « camarades » (Renoir, Degas) lors de l’Affaire Dreyfus. La correspondance du peintre, d’une richesse inouïe, est bien mise à contribution.

Olivia Gesbert (dir.), La NRF, n°658, été 2024, Gallimard, 20€ / Chiara Parisi (dir.), André Masson. Il n’y a pas de monde achevé, Centre Pompidou-Metz, 40€ / Peu d’écrivains peuvent se prévaloir du souffle de Raphaël Confiant, de sa faconde à fulgurances créoles, de sa drôlerie pimentée, surtout quand ses récits se heurtent à la xénophobie anti-Noirs ou simplement au choc des rencontres et des épidermes. A deux pas de l’atelier de Masson, rue Blomet, le « Bal nègre », immortalisé par Desnos et Brassaï, faisait tomber bien des barrières, privilège de la transe transraciale, magie sombre du jazz aux couleurs antillaises. Anthénor, qui a survécu aux Dardanelles, comme Drieu, s’installe à Paris en 1919 et nous maintient en haleine jusqu’aux années 30, et même à l’Occupation, durant laquelle certains musiciens des îles continuèrent à se produire au su des boches. Céline disait que Paul Morand avait réussi à faire jazzer le français, on y est, on y reste. / Raphaël Confiant, Le bal de la rue Blomet, Gallimard, Folio, 8,90€.

Cécile Godefroy (dir.), Picasso iconophage, Grand Palais RMN / Musée Picasso Paris, 49,90€ / Tel chien, dit-on, tel maître. L’équation s’applique peu à Picasso, qui vécut entouré d’espèces les plus diverses, pareilles aux emplois qu’en fit sa peinture. Jean-Louis Andral, expert espiègle, nous initie à cette ménagerie, où un dalmatien peut succéder à un teckel, un saluki à un saint-bernard, de même que les « périodes » de l’artiste n’obéissent à une aucune logique linéaire. Inaugurant une collection imaginée par Martin Bethenod, le livre d’Andral se penche aussi sur le devenir pictural du chenil. Car ces chiens de tout poil courent l’œuvre entier et contribuent, symboles de loyauté ou d’énergie, à son mordant unique. Jean-Louis Andral, Picasso et les chiens, Norma éditions, 24€.

Laura Bossi et Nicolas Wanlin (dir.), Haeckel et les Français, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 22€. Philippe Comar, l’un des contributeurs, signe un nouveau roman où l’angoisse et la drôlerie, le style et le baroquisme des situations servent, mais avec la grâce de l’accidentel, une parabole ajustée à nos temps de déconstruction : quand les mots et la grammaire de la communauté se délitent, retournent au limon genré, avertit Langue d’or (Gallimard, 21€), c’est la mort assurée du groupe, puisque la transmission des signes constitue la seule chance de perpétuer un destin collectif qui ne soit pas que violence. Dans le monde d’après, l’imparfait du subjonctif est devenu le contraire de l’inclusif, les auteurs d’antan des fauteurs de trouble.

Paolo Campiglio et Benoît Decron (dir.), Lucio Fontana, Un futuro c’è stato – Il y a bien eu un futur, Musée Soulages Rodez – Gallimard, 35€ / Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ami de mon père, préface de Frédéric Beigbeder, Points, 8,30€ / Marc Pautrel, Le seul fou, Allia, 8€. / Puisque Pierre Bonnard, cet été, est l’invité de Saint-Paul de Vence et de l’Hôtel de Caumont, concluons avec quelques mots sur l’exposition aixoise et sa publication fort utile, l’une et l’autre abritent trois des estampes nippones, femmes fluides et acteur de kabuki, que le « Nabi très japonard » (Fénéon, 1892) posséda. Les travaux fondateurs d’Ursula Peruchi-Petri, voilà un demi-siècle, ont involontairement poussé les commentateurs à faire du japonisme (le mot est de 1872) l’une des voies royales de la déréalisation symboliste. Or les « Japonneries », pour le dire comme Baudelaire en décembre 1861 – images qu’il jugeait « d’un grand effet », ont aussi conforté Bonnard dans son refus de rompre avec l’empirisme et de se plier au synthétisme abstrait : « c’était quelque chose de bien vivant, d’extrêmement savant », dit-il de l’ukiyo-e à la presse de 1943. Bonnard en affectionne « l’impression naïve » et le coup de crayon, le feuilletage spatial, proche de la perception vécue, et le cinétisme, comme le note Mathias Chivot. Quelques mois avant de disparaître, il étoffait sa collection de trois nouveaux achats, signe d’une vraie passion et d’un dialogue que seule la mort interrompt. Isabelle Cahn est parvenue à réunir, au-delà des œuvres attendues, un certain nombre de raretés, dont deux ou trois choses essentielles, et qui ont nourri le Picasso 1900. Une vraie leçon de peinture jusqu’aux œuvres visant, sujet et forme, Matisse. Je ne suis pas sûr que Bonnard ait pu visiter la fameuse exposition de l’Ecole des Beaux-Arts, La Gravure japonaise, en avril-mai 1890, une période militaire a dû l’en priver. Une petite erreur de légende enfin s’est glissée sous le paravent de la collection Marlene et Spencer Hays, trois feuilles orphelines de trois autres aujourd’hui non localisées, l’ensemble ayant été photographié vers 1902-1905, comme nous l’apprend le catalogue. SG / Isabelle Cahn (dir.), Bonnard et le Japon, In fine / Culturespaces, 32€, l’exposition se voit jusqu’au 6 octobre.

GAUTIER, MANET, DEGAS

Accueillie au sein de la vaste édition des œuvres complètes de Théophile Gautier (1811-1871) que mène Honoré Champion, sa critique d’art ne pouvait trouver meilleure consécration, ses vertus intactes de témoignage et d’analyse meilleur abri (1). C’est déjà donner deux raisons de la lire ou de la relire, comme s’y emploient Marie-Hélène Girard et Wolfgang Drost, éditeurs respectifs des Salons de 1857 et 1859 (2). La corrélation est désormais bien connue entre « l’exposition des artistes vivants », née sous Louis XIV, régulière à partir de Louis XV, et la naissance de la presse d’art. En se donnant une vitrine, la création contemporaine se donna des voix. Certains écrivains, le Baudelaire de 1845, sont entrés en littérature par cette porte qui était tout sauf étroite (3). Vite aguerri au genre, qui exigeait une langue imageante et une prompte évaluation, le poète des Fleurs du mal a ramassé le Salon de 1859 en une formule célèbre : « Nulle explosion ; pas de génies inconnus. » Sa recension cinglante décrit ensuite un mouroir, entre faste officiel et entassement indigeste, où s’étalaient le « discrédit de l’imagination » et « le mépris du grand ». Peu d’élus, par conséquent, hors Delacroix, Corot et Paul Huet, les aigles de 1830… Quant à l’art de 1859, quant à ce réalisme où il n’est pas loin certains jours de diagnostiquer une myopie étrangère à la poésie visuelle, Baudelaire réagit en romantique libéral et presque en ancien de 1848, disposé donc à tolérer certaines expressions de la nouvelle objectivité, si préférable aux résiliences néo-classiques et surtout à la banalisation accrue du tout-venant des Salons. Legros, un proche de Whistler, et Amand Gautier, un disciple de Courbet, bénéficient immédiatement de l’extension des préférences baudelairiennes, non moins que le lumineux Fromentin et sa moisson algérienne.

Impossible, à l’inverse, de ne pas écraser la peinture bâtarde d’un Gérôme sous son mépris des faiseurs : « L’esprit français épigrammatique, combiné avec un élément de pédanterie, destiné à relever d’un peu de sérieux sa légèreté naturelle, devait engendrer une école que Théophile Gautier, dans sa bénignité, appelle poliment néo-grecque. » On ne mesure peut-être plus le tort qu’aura fait cette pointe décochée à un confrère, plus illustre alors que lui, tort qui n’a cessé de grandir au XXe siècle. Gautier est-il même blanchi aujourd’hui de cette trop grande bienveillance envers les célébrités du Second empire, plus ou moins indigentes, et réhabilitées au titre de la curiosité historique ? Le plus drôle est que Baudelaire, sujet aussi à la camaraderie, était le premier à priser, chez Gérôme même, une indéniable « recherche du nouveau et […] des grands sujets », mais le peintre du Roi Candaule, courte gaudriole inspirée de Gautier, restait prisonnier de son pinceau maigre et de ses formules incertaines, plus scolaires que neuves, pointues… Théophile, certes, fut moins dur, en 1859, à l’égard de Gérôme, son dessin net, sa noblesse tempérée, un Gérôme qu’il dit « en progrès ; seulement, à force de finesse, sa peinture s’atténue, s’évapore et disparaît. » Sa bénignité, on le voit, savait se contenir.  En vérité, Baudelaire posait mal le problème en ignorant ses conditions. Plume du Moniteur universel, le journal de l’Empire, Gautier est interdit d’éreintage, lui qui l’avait pratiqué avec fureur dans les années 1830, bien qu’il lui préférât toujours l’exercice d’admiration. On parle des meilleurs, on oublie les médiocres. Or, en cette fin des années 1850, exception faite des gloires vieillissantes (Delacroix, Ingres) et du problématique Courbet, le niveau baisse, le niveau d’inspiration et d’invention, pas le niveau technique ; au contraire, celui-ci triomphe et, substitutif, lasse, agace.

Se montant un peu la tête en 1859, Gautier appuie ceux qui conservent une faible étincelle de « beauté », Hébert et son spleen italien, Baudry et ses femmes presque incarnées, Puvis de Chavannes qu’il compare à Mantegna, Jules Breton et ses paysannes proprettes, voire les Glaneuses moins lisses et plus cadencées de Millet, qui « sont d’un maître ». Ce ne sont que caresses et demi-bonheurs arrachés au vide dont il faut bien faire le constat. Et, quoi qu’on en dise, Gautier, dès 1857, enregistre la panne. Cette année-là, il signe dans L’Artiste qu’il dirige les vingt articles consacrés au Salon. Si l’exposition, logée au cœur du palais de l’Industrie, – un vestige de 1855 -, a gagné au change, Gautier suggère avec tact la nécessité de modifier la composition du jury, entièrement abandonnée aux membres de l’Institut. Il ne s’agit pas d’une réaction de vieux chevelu, anti-académique par essence, mais d’une mesure de bon sens, que le régime devait suivre après 1863. En somme, la diversité accrue du champ esthétique appelle un élargissement proportionnel des sensibilités que le jury doit refléter. Timide, du reste, est la fronde de Gautier en 1857, car il ne perd pas de vue la masse inouïe des œuvres rituellement soumises à l’examen de l’administration : « Malgré des éliminations sévères, le nombre des statues et des tableaux est encore très considérable. » Pourtant nul chef-d’œuvre, nulle audace ne se dégage de cette enfilade de salles à grands murs et lumière zénithale ! Tant d’améliorations, à condition d’être bien accroché, pour un résultat si faible… Ni couleur, ni touche, le gris partout, notamment du côté des élèves de Delaroche, Gérôme compris. Gautier leur préfère ouvertement les disciples de Thomas Couture : ce point, trop négligé, est capital, d’autant plus que le critique réitère en 1857 son intérêt envers le maître décisif de Manet : outre leur franchise, « un certain faire empâté trahit ceux qui ont traversé l’atelier de Couture ». Et Gautier de retenir quatre des vingt-trois disciples d’un artiste qui boude le Salon. On ne souligne pas assez non plus, à la différence de Marie-Hélène Girard, l’attention que le poète d’Emaux et camées porte aux « peintres de la vie moderne », à ces Gavarni du pinceau qui sont encore l’exception et qui, tel Alfred Stevens, n’ont pas l’audace de ceux qui viendront : « L’époque moderne semble effrayer les peintres ; ils reculent devant notre costume, dont il serait possible de tirer parti après tout, et travestissent leurs sujets dans un carnaval perpétuel. » Relire le Gautier de 1857-59, c’est ainsi sentir monter des cornues effervescentes du Salon « les révolutions [qui] se préparent » (Drost).

Manet, Portrait de Mlle E. G., Londres, The National Gallery, Salon de 1870

Le privilège de connaître les ruptures proches, de savoir que Manet et Degas sont prêts alors à s’élancer, fausse évidemment notre rapport à l’histoire : elle n’était pas encore écrite vers 1860… L’autre erreur de perspective touche au rôle exact du Salon, qui n’est pas le réceptacle neutre des oppositions esthétiques et des blocages institutionnels du moment, il en est le brasseur et l’incubateur, de même que les grandes voix de la presse enregistrent moins le présent qu’elles ne précipitent le futur. Jugées ainsi, elles n’ont plus à être soumises aux hiérarchies de l’avant-gardisme rétrospectif du XXe siècle, idolâtrant Baudelaire aux dépens de tout le reste.  Pour ressaisir le jeune Manet, qui renonce à exposer en 1859 après s’y être attelé, mieux vaut tenir compte de ce que Gautier écrit en 1857 de « l’école Couture » et d’Alfred Stevens, peintre des petits drames de la vie moderne (4) ; mieux vaut s’intéresser aussi au néo-rocaille de Charles Chaplin, qu’il mêlait aussi bien à sa relecture de la fable qu’à l’Éros de plus en plus libre des Parisiennes. Stevens et Chaplin ne sont pas absents du passionnant dossier que la National Gallery de Londres vient de consacrer au Portrait d’E[va] G[onzalès] (5). Ce fut l’un des deux tableaux, aujourd’hui sous-évalués, que Manet exposa au Salon de 1870. Fille d’un polygraphe huppé et d’une musicienne, riche aussi d’une éducation soignée, Eva Gonzalès (1847-1883) impressionna assez tôt un Théodore de Banville, qui devait encourager la famille à lui faire pratiquer la peinture sérieusement. Chaplin sera son premier maître avant que Stevens ne convainque Manet de la prendre sous son aile. En 1870, débutant au Salon, elle se présente comme l’élève du premier et le modèle du dernier. Stratégie qui, sans trop froisser la vérité, ne manquait pas d’habileté. Cela n’empêcha guère les critiques d’étriller le tableau (une horrible caricature de l’art de peindre et de la séduction naturelle d’Eva !), à l’exception de Duranty, avec lequel Manet s’était battu en duel peu avant, et de Duret, le plus éloquent de ses partisans, parlant du rare « inventeur », de l’unique peintre « vivant » qu’offrait l’exposition. Si le point de vue de Londres se voulait féministe, il se distinguait des contre-sens de Tamar Garb, qui reprochait au portrait de Manet, en 2007, d’avoir réduit son modèle au statut infamant d’aimable amateur, et choisi d’en faire quelque praticienne mondaine de la peinture de fleur (6). Sarah Herring et Emma Capron lui opposent la positivité des références aux précédents de Vigée Le Brun (notamment l’autoportrait des Offices de Florence). Nous savons aussi que le tableau qu’Eva est en train de peindre, dans la fiction de son portrait, dérive de Jean-Baptiste Monnoyer, autre écho flatteur. Mais Manet, erreur courante des commentateurs, ne la montre pas copiant l’image dont lui-même s’est inspiré, Eva scrute hors champ un vrai bouquet dont le portraitiste pose à terre un indice qui lui est cher, une branche de pivoine, elle frôle amoureusement la robe opulente et jouxte une étude roulée sur laquelle se lit la signature de l’auteur. Mis bout à bout, ces décisions plastiques rappellent que sa peinture, pour être poétiquement réfléchie, restait écriture du réel.

Il y a un peu de whistlerisme dans le portrait d’Eva Gonzalès, de la robe somptueuse jusqu’au tapis étrange, et, par conséquent, un peu de japonisme. En 1857, devant La Curée du chevreuil (Boston), Gautier créditait le chef-d’œuvre de Courbet d’une « perspective à la chinoise », mais aussi d’une vie triviale et puissante… C’est la meilleure réponse que l’on puisse adresser à ceux qui logent plus tard dans le siècle le dialogue des Français avec le Japon, ou qui confondent cet échange de première importance avec un banal phénomène migratoire, pour ne pas dire une passive transmission formelle. Résistons donc, avec Sophie Basch, à la vulgate, très répandue aux États-Unis, du jeu d’influences « salutaire » (7). Son livre, sans craindre la polémique, récuse la vision mécaniste du transfert et s’intéresse, au contraire, à la « nécessité [intérieure et] antérieure » qui contribua à transformer les arts de France. Ce nouveau bilan, à partir d’une information très enrichie, qui puise autant au monde des images qu’à la littérature, se garde et de la philologie binaire, et des conclusions maximalistes, du type de celles de William Rubin, décrétant que le japonisme, avant le primitivisme picassien, avait fait passer les arts visuels occidentaux du perceptif au conceptuel. La chronologie s’est également étoffée et rééquilibrée. Bien avant que Huysmans ne chante les affiches de Chéret pour leur orientalisme bien digéré, ou que Montesquiou ne se désole des excès d’une mode propice à la pacotille exotique et ne parle du « 93 des bambous » consécutif à l’Exposition universelle de 1878, la passion se sera répandue des « Japonneries ». Le mot appartient à Baudelaire, qui agit en prosélyte, au début des années 1860, avec Zacharie Astruc, Arsène Houssaye et beaucoup d’autres, probablement Manet. Si l’on en croit Bracquemond, Champfleury et Philippe Burty, que Sophie Basch réinterroge sur nouveaux frais, la rencontre du Japon est déjà très avancée au milieu des années 1850, on y revient… Autant que la datation du phénomène, l’argumentation d’époque doit nous arrêter. Car ses premiers thuriféraires, au lieu de se prosterner devant les semences de l’Orient, comparent les nouvelles images à Watteau, Goya, Daumier, Gavarni, Constantin Guys et même, sous la plume de Duret, aux frères Le Nain. Degas, on le sait, se range derrière ces derniers lorsqu’il tente d’encourager James Tissot, un fanatique du Japon comme lui, à rejoindre le « salon réaliste » qui se prépare. L’histoire l’a platement retenu comme la première exposition « impressionniste ». Le Salon avait cessé de sourire à Degas, qui conservait un souvenir très cuisant de celui de 1867. Un texte oublié d’Ernest Chesneau, déniché par Sophie Basch, établit définitivement qu’il y montra La Famille Bellelli, perdue dans les hauteurs, et Les Deux sœurs (Los Angeles, notre ill.), œuvre où la griffe du Japon était sensible selon ce critique proche des frères Goncourt et de Manet. Le Japonisme d’Édouard va lui de la citation directe (Portrait de Zola) à l’immixtion latente, et à l’humour des chats noirs, familiers des toits parisiens. Restons avec eux un moment.

Les souvenirs, quand ils résistent à l’aveu, se prêtent aux détours de la métaphore et donnent à leur exploration un goût d’aventure… Cette vérité, bien connue des psychanalystes, se vérifie avec le dernier livre de Frédéric Vitoux, bref et félin comme on les aime, et étanche, bien sûr, au jargon du corps médical (8). On sait l’auteur aussi féru de Stendhal, Manet et Céline que passionné des chats, zélateur de leur cause, admirateur de leur façon double d’être au monde, là et ailleurs en permanence, fou de leur beauté et du mystère qu’ils emportent en mourant… Or Vitoux traite la mémoire affective et fouille son passé familial de la même manière qu’il caresse ses amis de toujours, lentement, religieusement et, si nécessaire, à rebrousse-poil, par goût des étincelles. Car L’Assiette du chat ne ronronne pas, ni ne paresse, c’est une subtile et vive descente en soi, à la rencontre de l’inconnu ou de l’inconnue : les femmes, deux générations de femmes, dominent, en effet, le récit et l’entrainent par ricochet. En dire plus serait diminuer le plaisir que procure un livre qui hésite, on comprendra pourquoi, puis se décide à dérouler les lacis d’une enquête périlleuse. Plus, poignante. Qui était cette Clarisse, de père juif et polonais, amie de la grand-mère de l’auteur, et que cachait la dévotion de la première pour la seconde ?  Et que penser de cette petite fille, Odette, « sœur de lait » du père de l’écrivain, et dont la mère avait été la domestique des grands-parents de Vitoux ? On sent ce dernier très ému à réveiller ces fantômes, ces êtres qu’il croisa enfant, aima hors de tout questionnement, ces présences intimes que la vie écarta bientôt de l’île Saint-Louis où l’action se concentre. La géographie des livres de Vitoux est toujours soigneusement cadrée, reste ou pas d’une cinéphilie précoce qui a peut-être laissé d’autres traces, au-delà de l’humour doux-amer à la Frank Capra. Je veux parler de l’art de varier le temps et le tempo du fil narratif, ou de donner à l’objet inanimé le statut d’un talisman frappé d’oubli, et soudain ramené à la lumière. Hitchcock et Chabrol furent aussi des as de ces emboîtages inattendus. Un dernier mot, qu’on empruntera à Vitoux, puisqu’il dévoile une des couleurs, mais une des couleurs seulement, de sa palette : « Le passé est un trou noir à la formidable puissance d’attraction. » Stéphane Guégan

(1) Deux volumes ont déjà vu le jour, l’un couvre les années 1833-1842, l’autre embrasse le vaste bilan de 1855.

(2)Voir Stéphane Guégan, Baudelaire. L’Art contre L’Ennui, Flammarion, 2021.

(3)Théophile Gautier, Œuvres complètes, section VII / Critique d’art, Salons de 1857-1859, édition de Marie-Hélène Girard et Wolfgang Drost. Avec la collaboration d’Ulrike Riechers, 130€.

(4)Partagé au sujet d’Arthur Stevens, trop minutieux, trop anecdotique, Baudelaire n’en était pas moins sensible à deux traits du peintre belge, le « prodigieux parfum de femme » et « l’harmonie distinguée et bizarre des tons ». Si son Salon de 1859 est muet à son égard, c’est que le Bruxellois n’expose pas à Paris cette année-là, il est plus curieux que le poète n’ait rien dit alors des tableaux de Joseph Stevens, le frère d’Arthur, remarqué par Gautier et Nadar. Mais on sait la place que lui feront Pauvre Belgique ! et Le Spleen de Paris.

(5)Voir Sarah Herring et Emma Capron (dir.), Discover Manet & Eva Gonzales, Yale University Press, 2022, 20£, avec les contributions d’Hannah Baker, Catherine Higgitt and Hayley Tomlinson. La publication livre une moisson de renseignements techniques sur le tableau et établit qu’il était de bords arrondis, très XVIIIe siècle, originellement.

(6)Tamar Garb, The Painted Face. Portraits of Women in France, 1814-1914, Yale University Press, 2007. Le catalogue de Londres (voir note précédente) y renvoie quant à la réception critique du Portrait d’Eva Gonzalès. Il est préférable de revenir au Manet de Tabarant (1947) et consulter les travaux d’Eric Darragon. Concernant un autre peintre désormais victime des gender studies et de leur éventuel sexisme, j’ai discuté les thèses de Tamar Garb dans l’un des chapitres de mon Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021).

(7)Sophie Basch, Le Japonisme, un art français, Les Presses du Réel, 32€.

(8)Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Assiette du chat, Grasset, 2023, 18€.

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

https://www.theartnewspaper.com/2023/03/02/degas-and-manets-mix-of-friendship-and-rivalry-chronicled-in-major-new-show

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas

PICASSO CLASSIQUE À PLEIN TEMPS

On dirait un grand corps, un corps chaud, fortement bâti et fortement sexué, hommes et femmes aux formes surabondantes, attentatoires à la pudeur Les primitivismes de Picasso, qu’une certaine myopie moderniste confine à l’Afrique noire, répondent d’abord à son besoin de rendre une chair, un poids, une « présence » (Bataille) à la représentation humaine. La période bleue avait demandé à Greco, Poussin, Ingres, Manet, Degas et Lautrec la tension et la gravité hiératiques qui manquaient à l’impressionnisme. Le désir accru de crever la toile, d’en gonfler la voile d’un impact physique et mental renouvelé, redouble à Gosol, au cours de l’été 1906, et fait naître ces cavaliers, ces kouroi et ces porteuses d’eau faits de la terre du sol, sur le modèle de la Grèce archaïque et de l’Espagne romane. Éloquente est aussi l’histoire des deux Têtes ibériques, volées au Louvre, fait-divers rocambolesque mieux connu que ses conséquences. De ces pièces massives, frappantes de disproportions anatomiques, dérivent le Portrait de Gertrude Stein et surtout les sculptures de bois en taille directe. Celle-ci, combinée aux rehauts de peinture criarde, doit quelque chose à Gauguin et à l’entrée en scène des «nègres» à partir du tournant 1906-1907.

La Figure cariatide du musée Picasso, l’un des must de la récente exposition Giacometti-Picasso, convertira vite inachèvement en choix formel et puissance sexuelle. Car cette femme peu dégrossie a des seins, un ventre bombé, des cuisses et un mont de Vénus, que Picasso, nul hasard, a badigeonnés de rouge… Résumons-nous : le virage tribal de 1907 fait du corps sculptural, en tous sens, son véhicule et son emblème. Longtemps les historiens de l’art eurent recours à d’autres explications que ce désir de réincarnation. L’une leur avait été fournie par Françoise Gilot, qui a rapporté ce que Picasso lui aurait dit de sa visite des salles africaines du musée du Trocadéro, sorte d’Enfer du Louvre où s’entassaient, depuis les années 1880, un trésor de curiosités exotiques pas toujours bien-odorantes. Picasso aurait donc affirmé à sa maîtresse que sa visite de 1907 lui avait fait comprendre la fonction religieuse de la statuaire nègre ou océanienne, faite pour plaire aux dieux et aux esprits avant de frapper les yeux. Exorciser terreurs et désirs par l’entremise du divin, telle serait l’idée de cet art surnaturel. L’autre explication, moins ésotérique, tiendrait à l’énergie originelle dont ces fétiches et leurs producteurs anonymes symbolisaient la flamme exhumée. Braque, en 1954, confia à Dora Vallier ce que les deux compères du cubisme avaient chéri : «Les masques nègres […] m’ont […] permis de prendre contact avec des choses instinctives, des manifestations directes qui allaient contre la fausse tradition dont j’avais horreur.» L’africanisation active de l’œuvre picassien, entre 1907 et 1917, aurait donc été affaire d’exorcisme et d’alternative formelle avant tout. Mais un troisième acteur a resurgi, voilà 20 ans. Un troisième acteur qui nous ramène au corps et à l’ethnographie.

L’extraordinaire bilan historique de Rubin et Varnedoe, Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle (1984), avait dix ans quand Anne Baldassari lança une série de dossiers sur la documentation photographique de Picasso. En 1997, le musée de Houston les regroupait sous le titre de Dark Mirror. Il n’en était pas de meilleur pour désigner ce qui constituait le cœur et la vraie révélation de l’entreprise. On y exposait, en effet, une quarante de cartes postales dites coloniales, et donc conformes au discours typologique propre au début du XXe siècle. Elles dataient d’alors et avaient été produites par un certain  Edmond Fortier, basé à Dakar et considéré aujourd’hui comme le plus prolifique éditeur de toute l’Afrique occidentale française. Le choix de Picasso, qui disposa des clichés probablement dès l’époque des Demoiselles d’Avignon, se porta sur les images de femmes à demi-nues, les bras levés ou ramenés sur les côtés, de façon à libérer leurs visages fermés et leurs poitrines opulentes. Nous ne sommes pas, certes, dans le registre plus graveleux des codes orientalistes, où poses et attitudes s’épanouissent avec une stimulante effronterie. La charge plastique et érotique, magnifiée par les attentes de l’imagerie commerciale, n’en a pas moins retenu le jeune peintre, qu’il faut imaginer butinant simultanément parmi les « fétiches » et les artéfacts de l’anthropologie physique du temps. Sous le poids des scrupules postcoloniaux, on préfère se bercer de l’illusion que Picasso aurait eu en horreur l’imagerie des populations du Soudan et son corolaire anthropologique. Mais tout semble prouver le contraire.

Si Les Demoiselles d’Avignon exaltaient l’altérité sexuée vers 1907, une autre composante de la féminité picassienne, une autre dimension de son primitivisme, ne s’accomplit qu’au temps des maternités de Marie-Thérèse Walter et Françoise Gilot. En 1925, Picasso fait l’acquisition du fameux masque-buste baga (ill), deux ans avant la rencontre de la toute jeune Marie-Thérèse. A-t-il songé que le premier annonçait prémonitoirement la seconde lorsque débuta le cycle des sculptures monumentales de Boisgeloup ? La Nimba guinéenne, d’après Penrose et Brassaï, accueillait les visiteurs à l’entrée de l’atelier de sculpture que le photographe hongrois avait eu mission de saisir de nuit, si propice à la danse des esprits que chaque culture admet sans nécessairement la relier à quelque animisme. « Pour Picasso, écrit Rubin, Marie-Thérèse était l’incarnation de la sensualité et, par extension, de la fécondité. Les formes pleines, le nez saillant et les gros seins proéminents des Nimba classiques lui auraient certainement fait penser à Marie-Thérèse, même s’il avait ignoré la relation du masque avec la fertilité, qu’il connaissait en fait. » D’où l’aspect à la fois totémique et voluptueux de ces figures en forte ronde-bosse, dont l’aspect enfantin est peut-être aussi à double sens. La plénitude des formes et du corps, ce sera aussi l’hommage que Picasso,  20 ans plus tard, adresse à Françoise Gilot, le femme-fleur de 1946, la divinité pulpeuse des décors d’Antibes et la complice latente des dessins où resurgit le thème de la créature callipyge, aux seins gonflés de vie, rejoignant les bras au-dessus de la tête. Lorsqu’il s’abandonnait à son obsession de la paternité, Picasso savait faire taire l’espèce de violence qui règle les ébats sexuels dans sa peinture, porté au frénétisme après 1960.

Car le délire corporel de l’ultime production picassienne abreuve son fétichisme de fétiches réels ou rêvés. Ils sont là, présents, au détour des baisers ardents et des femmes dont chaque orifice troue ou zèbre la surface des tableaux. Affolement des signes, fusion de l’archaïque et du présent sous le signe d’une mort repoussée chaque jour, comme l’atteste la date précise dont l’artiste marque chaque preuve de sa survie : son goût de la métonymie à double entente fait éclater une salve ininterrompue de corps en pamoison, d’« anthropologie ouverte »  (Bataille), en constant dialogue avec les plus anciennes énergies de l’humanité. Seins, vulve et anus forment une étrange constellation dont l’imaginaire cosmique du primitivisme s’empare sans tarder. Et ce n’était pas fini… En écho final au schème de la femme aux bras levés, mixte d’Afrique et d’ingrisme, Le Nu couché du 14 juin 1967 joue des disproportions, déformations et disjonctions qu’autorise le sourire désarmant de l’odalisque. Cadré serré, le dispositif scénique tente de retrouver l’énergie tribale de 1907 dans ce que Michel Leiris, en 1968, appelle « l’intime saisie de ce que comporte humainement de crucial le drame plus ou moins secret de toute mise en présence ».  Car le dernier Picasso, retiré du monde, reste  l’observateur des tête-à-tête amoureux. Jusqu’à sa mort, il peint l’enlacement des corps, les sexes emboités, en gros plan, hors du temps et rivé à l’instant. Primitif et moderne, primitif moderne.

Ce que les spécialistes n’ont pas vu dans leur grande majorité, c’est que son africanisme rejoint souvent la propension constante de ce Janus de Picasso au classicisme. Dans certaines œuvres, qu’elles datent de la période rose, de la gestation des Demoiselles ou  des toutes dernières odalisques, l’harmonie des formes domine le désir de la subvertir ou perce encore sous son contraire.  Il existait bien un point où la Grèce archaïque et la statuaire nègre cessaient de s’opposer. Le classicisme picassien exige, évidemment, une lecture conforme à sa complexité et son historicité. L’exposition Olga du musée Picasso se situe à cet exact carrefour où s’entrecroisent vie amoureuse, virage esthétique, contraintes de marché et emballement d’époque. En somme, les années folles ont précipité la sortie du cubisme, comme Cendrars, Apollinaire, Salmon et Cocteau s’en félicitent aussitôt… La rencontre d’Olga, première épouse du peintre, ne fut pas fortuite, leur courte passion était écrite, préparée, à tous égards. Et ce n’est pas céder à l’anecdote que de rappeler combien la brune ballerine russe ressemblait à cette Madame Duvauçay dont Ingres avait fixé, en 1807, les traits réguliers et la séduction enfantine. Le portrait de Chantilly (ill.) possède le charme de son indécision sexuée et de sa retenue caressante. Depuis l’époque de Gautier, qui en avait bien senti les ambiguïtés, l’œuvre était célébrissime et très reproduite. Elle appartenait, évidemment, à la culture visuelle de Picasso, dont l’ingrisme, rappelons-le, fut plus décisif que tout. Avec ses beaux yeux un peu tristes, allongés sous d’immenses sourcils, ses cheveux en bandeaux bien séparés, sa petite bouche joliment pincée, Madame Duvauçay devait naturellement  faire le lit des premiers portraits d’Olga…

Le plus fameux n’a jamais quitté la collection de l’artiste, indice de son importance, il date de la fin 1917 (ill.), mais semble dire déjà adieu aux ardeurs du jeune couple. Les effets d’une domestication précoce ont-ils commencé à glacer les pinceaux et les élans de Picasso? Où sont passés le temps de Parade, les assiduités romaines d’un soupirant presque sentimental, leur serment de fidélité, leur lune de miel au son de la poésie d’Apollinaire ? Les tout premiers dessins qu’il fit d’elle, d’une intense attention et intention, possédaient une légèreté qui a disparu. L’inachèvement de la toile, qui fut exposée ainsi en 1921, est peut-être moins «moderne» que testimonial… Quelque chose est en train de se briser. Revêtue d’une robe noire très légèrement transparente, qui laissent nus les bras et le cou jusqu’aux approches d’une discrète poitrine, Olga s’est coulée dans le moule ingresque dès les séances de pose, comme l’attestent quelques photographies. La réussite de l’œuvre en cours dépend du fantasme d’un transfert complet, parfait. Au souvenir de Madame Duvauçay se juxtapose celui de Madame Rivière dont Picasso possédait la carte postale commercialisée par le Louvre. Olga a-t-elle compris, en posant, ce que signifiait être l’épouse de Picasso et le jouet des échos infinis de sa chambre noire ? L’éventail, aux accents goyesques, aurait pu apporter un surcroit de charme à cette effigie dépassionnée. Il en accuse, au contraire, l’inquiétante tonalité. Tout se passe comme si, sphinx ou chiromancienne, Olga tendait au spectateur les cartes où gisait son propre avenir.

Quel rôle, en dehors de celui des sages Pénélope, lui restait-il à jouer auprès d’un homme qui semble avoir vite repris ses coucheries clandestines ? Les Amants de 1919, imité de la Nana de Manet, contient apparemment l’ivresse et la joie qui ont déserté la rue La Boétie. On doute qu’Olga ait inspiré cette scène de travestissement et de transe enjouée, où se reconnurent aussitôt André Breton, Aragon et Tzara. Picasso, celui des dessins au trait ou des pastels classicisants, lui réserve d’autres occupations. La couture et la lecture en font une sorte de vestale, avant que la maternité ne lui confère une autre stature sacrée. Quand Picasso parvient à la délester de « l’inquiétude sourde » (Pierre Daix), la mère de Paulo retrouve une sorte de douceur maternelle et de royauté naturelle. Avec la cruauté dont il était capable envers celles qu’il avait aimées, le peintre fixe les derniers signes d’une souveraine en grande partie déchue. La sublime grisaille de 1923, malgré le col de fourrure dont Olga est affublée, donne le frisson. Elle convoque et révoque, d’un même mouvement, le portrait de Jeanne d’AragonRaphaël et Giulio Romano ont mis la majesté des femmes fortes de la Renaissance… Entretemps, Irène Lagut et Sara Murphy, de mœurs plus libres, ont définitivement plombé le ménage Picasso. La «love song» (Rubin) de La Flûte de pan, point d’orgue de la période néo-classique, s’adressait à l’Américaine dont le mari, peintre homosexuel, frayait en d’autres eaux. Mais le pire n’avait pas encore dit son dernier mot.

Coïncidence terrible, Picasso resserre ses liens avec le groupe surréaliste au moment où le foyer se délite et l’extrême mondanité des années folles commence à le fatiguer. Avant que l’arrivée de Marie-Thérèse et la crise économique ne renversent la donne, ses nouveaux amis le détournent un peu plus de la vie de couple et de salon. Le ballet Mercure, en juin 1924, lui vaut d’être proclamé « prince de la jeunesse » par Aragon. Entre Picasso et Breton, c’est aussi le coup de foudre. Ce dernier a fait acheter Les Demoiselles d’Avignon à Doucet en décembre 1924, quelques semaines avant que le poète ne reproduise, dans La Révolution surréaliste, La Danse de 1925. On y a légitimement exhumé une charge des ballerines classiques, et donc un portrait latent d’Olga. D’autres images seront moins indirectes dans la déconstruction du corps et du visage de son épouse. Pour traduire « les fureurs d’Olga » (Daix), de plus en plus fréquentes à mesure qu’elle sent son « Picasso » se détacher complètement d’elle, le peintre brise, à nouveau, la sainte face, en écho aux stridences les plus cruelles du cubisme analytique. Olga n’est plus que bouche dentée, yeux écarquillées, hurlement des formes, couleurs criardes… La naissance de Maya, en 1935, allait contraindre son père à révéler sa relation avec Marie-Thérèse, déjà ancienne de 8 ans. La rupture n’est plus qu’esthétique.  La Femme au chapeau (MNAM) date de cette année pivotale. Le visage se défigure en un assemblage de triangles mal assemblés, pointes intérieures et couleurs tristes. Par la suite, nous le savons, Olga continuera à vivre de et dans l’espoir de restaurer l’union sacrée, car consacrée devant Dieu. Picasso se gardera bien d’y donner prise. La mort de sa première épouse, comme l’a noté Michael FitzGerald, ne semble avoir laissé aucune trace dans son œuvre. Stéphane Guégan

*Picasso Primitif, Musée du quai Branly, jusqu’au 23 juillet. Le catalogue (Flammarion, 49,90€) vaut surtout par son exceptionnelle richesse visuelle. En dehors d’une vaste chronologie (qui mêle aux données connues d’intéressantes précisions quant à, par exemple, la topographie des collections du Musée d’ethnographie du Trocadéro), peu de textes, sinon les trois rejetés en fin de volume. La liste des ouvrages consultés ne mentionne étrangement ni l’exposition irremplacée de William Rubin (Primitivism in 20th Century Art, MoMA, 1984-1985), ni les multiples réactions qu’elle souleva (les « post-colonial studies » en firent complaisamment leur cible de choix), ni le Dark mirror d’Anne Baldassari, ni la thèse de Philippe Dagen (Flammarion, 1998), ni le très utile Primitivisme et l’art moderne de Colin Rhodes (Thames and Hudson, 2003). Carl Einstein (dont la vision est esthétiquement passionnante et ethnographiquement datée) et Jean Laude sont les principales références du commissaire pour qui l’impact formel du modèle « primitif », en somme, n’a pas besoin d’être pensé dans le cadre du primitivisme des années 1890-1930. On suit Le Fur lorsqu’il écrit que l’« on aurait tort d’idéologiser l’admiration de l’art nègre comme une réponse subversive au colonialisme », on ne le suit pas dans sa volonté d’arracher Picasso à la vulgate ethnographique qui court de Gauguin à Bataille, en passant par Apollinaire et Carl Einstein. Il ne s’agit pas, du reste, de condamner ces hommes pour avoir partagé les idées de leur temps sur la dominante instinctive des « primitifs » et le magisme de leur production. Cette croyance d’époque était grosse d’un nouvel art, « affolant d’expression » (Derain) et restaurant sa dimension mythique. SG

**Olga Picasso, musée Picasso, Paris, jusqu’au 3 septembre 2017. Commissariat : Joachim Pissarro, Bernard Ruiz-Picasso et Émilia Philippot. L’exposition est une manière de chef-d’œuvre, contenu et catalogue (Musée Picasso / Gallimard, 39€). L’ouverture des archives, et notamment l’accès aux correspondances intimes, offre enfin la possibilité de mieux entrer dans la personnalité d’Olga Khoklova et la tragédie vécue par les divers membres de sa famille, qui connurent le sort des Russes blancs. Cette séparation culpabilisante pesa nécessairement sur le destin de l’étrange couple qu’Olga formait avec le peintre. Elle savait qu’il en avait aimé beaucoup d’autres avant, et qu’il lui serait sans doute impossible de brider son Éros peu contrôlé. « C’est ça qui fait mon malheur », lui écrit-elle à la veille de leur mariage. Telle fut la force du coup de foudre que la ballerine et son Espagnol se décidèrent à s’unir tout de même, étrange décision des deux côtés. Si Olga souffrit davantage, Picasso eut sa part méritée de misères. Elles alimentèrent ses charges les plus cruelles, que l’article magnifique du regretté Charles Stuckey nous aide à décoder. Cette exposition marque aussi un tournant au regard des biographes et historiens qui condamnèrent d’un même élan la période néoclassique de Picasso et l’embourgeoisement qui en serait le pendant social et dont Olga, bien sûr, serait la cause unique. John Richardson, le meilleur connaisseur de Picasso, a émis de sérieuses réserves quant à cette tendance historiographique issue de Penrose et Berger, relayée par Rosalind Krauss (voir son essai décisif dans Picasso and the Camera, Gagosian/Rizzoli, 2014). En quelques pages magistrales, mais interdites de publication depuis vingt ans, Michael FitzGerald réduit à néant les arguments de l’accusation et rend à la rupture esthétique des années 20 sa valeur pleinement innovante et positive. Affublé ou pas des oripeaux d’un marxisme mâtiné de surréalisme, le rejet du moment « réactionnaire » de l’œuvre picassien devrait avoir perdu tout crédit après cette exposition qui fera date. SG

Art français !

De tous les peintres qui refusèrent de s’enchaîner à leur chevalet, Dufy fut l’un des plus déterminés à fuir son atelier. L’admirable exposition d’Olivier Le Bihan comble un chapitre presque oublié du parcours de ce fauve distant. Elle suit les multiples chemins de traverse qu’emprunta l’artiste, fier de se dire artisan et défenseur des valeurs rurales à l’époque de l’immense Fée électricité, le point d’orgue si mal compris de l’Exposition de 37. Une partie du programme de Vichy, le plus acceptable aujourd’hui, avait trouvé par avance en lui un soutien solide, comme l’atteste les splendides tapisseries de l’Occupation, agrestes et solaires, qu’Evian réunit. Marie Cuttoli ne s’était pas trompé en l’associant, de même que Derain et Picasso, à la renaissance du médium dont elle fut, outre-Atlantique, l’ambassadrice écoutée. Les expériences textiles de Dufy avaient débuté sous l’œil conquis de Paul Poiret, en 1911, l’année du Bestiaire d’Apollinaire dont notre coloriste mozartien avait conçu l’illustration archaïsante. Ce goût de l’étrange et du précieux fait le charme de ses céramiques aux irisations arabes. Passer d’elles aux vastes murs avec l’aisance du papillon n’est pas donné à tous. On a aussi oublié ces ensembles de décorations peintes, en marge du coup d’éclat de 37.  Pourtant, avec Matisse, Dufy fut le digne successeur de Monet et Vuillard. SG / Dufy. Le bonheur de vivre, Palais Lumière Evian, jusqu’au 5 juin, catalogue (Snoeck, 35€).

Deux expositions récentes (je ne les ai pas vues) se recommandent par leurs catalogues, pensés, très documentés et donc durables. Plus que le simple réexamen de son graphisme ou un énième radotage sur l’inquiétude du signe ou l’équivoque infinie, Henri Matisse. Le laboratoire intérieur (Musée des Beaux-Arts de Lyon, Hazan, 44,95€) s’occupait de la figure humaine et de la préséance où le peintre l’installa dès ses années académiques. Il en aura fallu des tonnes de logorrhée moderniste pour gommer le fruit d’une formation qui fut traditionnelle et décisive. On en voit partout les effets, à condition de ne pas se voiler la face. La «grammaire des poses» (Claudine Grammont) affirme une première persistance, l’Eros permanent aussi, la pratique lettrée enfin. J’ai essayé de le clarifier dans mon édition des Fleurs du Mal (Hazan, 2016), que Matisse illustra sous la botte et sous le double regard de Camoin (le plus baudelairien des deux) et d’Aragon. Choisissant Paris, en 1933, après avoir renoncé à l’Allemagne, où il crut un temps possible de vivre malgré Hitler, Kandinsky sentit aussitôt le besoin de se concilier définitivement les poètes et les critiques qui tenaient la place, les premiers ayant souvent rang parmi les seconds. Le fait qu’en 1936 il ait remontré Klänge (1913) dit assez sa bonne perception des résonnances réactualisées de sa poétique déjà ancienne. Avec le milieu surréaliste, Eluard, Tzara, René Char et surtout Breton, les liens étaient souvent anciens, ils allaient prouver une efficacité plus nécessaire que jamais. Même le gardien du temple picassien, Christian Zervos, facilita l’inscription définitive du Russe blanc dans le paysage parisien : avant et après la naturalisation des époux, elle se solda par l’achat du tableau qu’acquit le musée du Jeu de Paume et la tenue de nombreuses expositions. « L’art dégénéré » maintient ainsi sa présence sur les cimaises françaises jusqu’en 1944 (Kandinsky 1933-1944. Les années parisiennes, catalogue sous la direction de Guy Tosatto et Sophie Bernard, Musée de Grenoble / Somogy, 2016, 28€). SG

Une rétrospective de l’œuvre de Charles Despiau (1874-1946) a eu lieu aux Pays-Bas et en Allemagne en 2013-2014. Vous pensez bien qu’elle n’a pas mis les pieds en France… Il serait fâcheux, n’est-ce pas, que le vieil ami de Breker, l’un des « voyageurs » de 1941 et l’un des illustrateurs de Montherlant sous l’Occupation (tout comme Matisse), se rappelât à l’attention de ses concitoyens. Qu’il ait été l’un de nos plus grands sculpteurs, qu’Apollinaire, Claude Roger-Marx et Paul Valéry l’aient prisé, que l’Amérique l’ait acclamé dès les années 1920, que l’ancien praticien de Rodin ait enrichi un volume de Poésies de Baudelaire de nus à faire rougir les moins dessalés de ses lecteurs, qu’il ait enfin émis de sérieuses réserves envers l’esthétique nazie, ce ne sont pas, naturellement, des titres suffisants. Proscrit, il est, proscrit, il restera. On s’étonne qu’un de nos justiciers de salon, au nom de l’histoire qu’ils prétendent connaitre et ne font que juger du haut de leur amnésie criminelle, n’ait pas encore exigé la fermeture du musée de Mont-de-Marsan. Dépêchons-nous donc de lire la monographie d’Elisabeth Lebon (Charles Despiau. Classique et moderne, Atlantica, 23,90€). Catalographe reconnue de son œuvre, elle donne un solide aperçu d’une carrière et d’une production également méconnues. Le classicisme de Despiau doit s’évaluer à l’aune de ce qu’il rejette et de qu’il s’assimile, aussi bien l’art égyptien et indien que le meilleur de la tradition européenne. Nos récits décomplexés de la modernité du XXème siècle lui doivent des égards, loin de l’hypothèque que les « années noires » continuent à faire peser sur nos consciences et sur certains passages, hélas, de ce livre. On eût aimé que l’auteur se libérât davantage des poncifs de l’histoire de l’art et allât plus loin dans l’analyse des œuvres et la réévaluation historique de son grand homme. SG