LE ROI DES CHATS

De féline mémoire, ce fut sans doute la dernière exposition à avoir eu le culot de réunir les tableaux les moins « fréquentables » du grand Balthus. New York, capitale de la bienpensance infantilisante, n’était pas encore ce qu’elle est devenue. Au MoMA, qui s’en garderait très probablement aujourd’hui, eut lieu, de septembre 2013 à janvier 2014, Balthus : Cats and Girls – Paintings and Provocations. La traduction française du catalogue lui préféra un prudent Balthus. Jeunes filles aux chats. Quand on lui reprochait sa peinture dérangeante, ses extases d’adolescentes boudeuses, ses irruptions de culottes blanches, ses feux de cheminée allégoriques et ses chats concupiscents, Balthus affectait de n’en rien savoir. De ne rien voir. Mais sa correspondance lui oppose un sévère démenti. Volontaire était l’érotisme outré ou ouaté de ses tableaux, de même que les ronrons inquiétants dont l’âge indécis de ses modèles s’accompagnait le plus souvent. « Mort aux hypocrites ! », s’exclame-t-il, en 1937, au détour d’une lettre adressée à sa première épouse, la singulière Antoinette de Watteville. L’éveil de la libido et la sortie de la puberté étaient avant-guerre liés par une sorte de gène ou d’interdit, rattrapés depuis lors par les révélations atroces sur la pédophilie organisée. Or, Balthus n’innocente pas la sexualité de qui regarde et de qui on regarde, il peint une solidarité d’attentes, d’affects confus, ou d’émois impurs, sous la double lumière du désir et de la vulnérabilité, de la pulsion et de la souveraineté, double lumière qu’incarne très tôt l’ambivalence du chat.

C’est la perte de l’un d’entre eux, on le sait, qui fonde et justifie l’œuvre, avec la bénédiction du poète Rilke. Balthus a onze ans lorsqu’il fait son deuil de celui qui deviendra, pour l’éternité, Mitsou, après la publication, en 1921, de quarante dessins au graphisme faussement naïf, et au climat trompeusement candide. « Trouver un chat, c’est inouï », dit Rilke en préface. Le perdre, c’est l’horreur. De page en page se déploie le récit d’un petit garçon et du jeune chat qu’il a recueilli et finit par voir s’effacer. Précipitant rencontre heureuse et séparation traumatique, cette suite en noir et blanc se fait l’instrument d’une auto-analyse en images, comme si l’intelligence de soi était inapte encore aux mots. Mitsou annonce la multitude de chats promis à habiter et troubler la peinture de Balthus. Certains y lapent du lait avec une sensualité contagieuse, d’autres sèment l’effroi par leur sourire forcé, la plupart se réduisent à leur trouble présence, sentinelle ici, observateur là. Faisons aussi l’hypothèse de leur mémoire pluriséculaire, celle de Balthus lui-même, dernier des modernes à s’être glissé dans la fourrure du pictor doctus. Et plus encore que Giacometti, Francis Bacon ou Jean-Michel Basquiat, à s’être identifié à ces quadrupèdes inapprivoisables. (Lire la suite dans La Revue des deux mondes de mars 2024).

Stéphane Guégan

Triplés malruciens chez Baker Street / Fier d’être un des leurs, après avoir toujours vécu avec eux et les avoir si bien dessinés, André Malraux (1901-1976) connut la longévité des chats, 9 vies. La dernière n’a duré qu’un an et elle nous est joliment contée, la main sur le cœur, par Philippe Langémieux. Entre novembre 1975 et novembre 1976, il s’en est passé des choses à Verrières-le-Buisson, il en est passé des visiteurs et des visiteuses , malgré la maladie, malgré la mort qui chuchote désagréablement à ses oreilles. Malraux pensait l’avoir apprivoisée au fil des plus terribles deuils qui se puissent imaginer, il n’en est rien. Elle reste, d’ailleurs, l’un de ses moteurs, comme le mythe, voire la mythomanie. La crainte d’un départ précipité ne lui fait gaspiller aucune miette du temps.  Les derniers grands livres se peaufinent, L’Homme précaire et la littérature, L’Intemporel ; la télévision, dont il est un spectateur gourmand, le sollicite ; on vient recueillir son témoignage (beau moment avec Dominique Desanti au sujet de Drieu, que le déclin de la France avait perdu et que Malraux continue à vénérer) ; la politique l’ennuie puisqu’elle n’est plus d’action, et que les « experts en impuissance » font passer les intérêts avant la patrie ; ses autres drogues ont changé, et même le whisky laisse souvent place au chocolat, mais rien n’égale un déjeuner, en tête-à-tête, avec une jolie femme, Victoire de Montesquiou et d’autres ; l’art, à haute dose, le maintient en selle entre deux opérations sérieuses ; autour de cet homme qui parle de Napoléon, Mao ou Picasso comme s’il venait de les quitter, il y a enfin le dernier carré, Sophie de Vilmorin, nièce de la défunte Louise, Michaël et François de Saint-Chéron, si fidèles jusqu’à aujourd’hui, et deux chats, qui veillent et devinent… Quand viendra l’heure, le gouvernement, face au vertige, ne trouvera pas les mots. Depuis la rue de Valois, où son ombre reste écrasante, Françoise Giroud, sans convaincre, joue l’agnostique contre le lecteur de Bossuet et de Baudelaire : « Il était l’homme du tragique, celui de la lucidité sans foi. » L’art serait-il vraiment la seule résurrection qui nous soit promise ? A propos, nous verrons en 2026 ce qu’il en est de la permanence de Malraux parmi nous. SG // Philippe Langénieux, Les derniers jours d’André Malraux, Baker Street, 20€ (amusante coquille : le ministre des arts du gouvernement Gambetta en 1881, ce n’est pas Adrien Proust, père de Marcel, mais Antonin Proust, l’ami de Manet) ; chez le même éditeur, Guillaume Villemot, André Malraux. L’homme qui osait ses rêves, 19€ et la nouvelle édition augmentée d’Alain Malraux, Au passage des grelots. Dans le cercle des Malraux, 21€. Le premier trousse à toute vitesse, et en toute empathie, comme dirait un ministre, une biographie de l’homme ivre de grandeur et de hauteur ; le second, portraitiste accompli et musicien inspiré, restitue les harmoniques d’un monde et d’un milieu dont notre nostalgie n’est pas prête de se guérir.

Lacan en images, entre Balthus et Masson / Bonne idée que d’allonger le célèbre psychanalyste de la rue de Lille sur le divan de l’histoire de l’art, et de nous remettre dans l’œil ces images qui ne sauraient montrer qu’en voilant, s’offrir à la vue qu’en la frustrant, ou dire qu’en le niant. Visible, au sens plein, jusqu’au 27 mai, l’exposition du Centre Pompidou-Metz n’a cure des taxinomies propres à l’exercice et son catalogue rose et bleu, avec oculus de rigueur, s’autorise ce que Mallarmé appelait des divagations. Dénué de la politesse des vrais écrivains envers leurs lecteurs, Lacan pouvait les décourager à force de jouer avec les mots ou de les dénaturer, de dépecer la syntaxe au gré des contorsions qui l’amusaient ou des glissements de l’oralité pour amphithéâtres ventrus. Quand on l’interrogeait à ce sujet, Lévi-Strauss ne se privait pas d’avouer qu’il n’y comprenait pas grand-chose, hormis, on l’imagine, ce que lui dictait une curiosité commune pour la symbolique sexuelle et la culture qu’on associe paresseusement aujourd’hui au surréalisme. Au fond, cet étourdisseur était classique de goût, de Courbet à Dalí, de Bellmer et Duchamp à son beau-frère André Masson (par la grâce des sœurs Maklès), le meilleur de la bande. L’heureux et facétieux propriétaire de L’Origine du monde n’eut pas nécessairement la patience des exégèses très élaborées. Parler de la fente de l’infante au sujet des Ménines est à peine digne d’un carabin des années 1920. On le suit mieux lorsque les inversions visuelles du chef-d’œuvre de Velázquez le conduisent à La Chambre de Balthus (1952-1954). Qui oserait aujourd’hui montrer un tel tableau, fiat lux ultra-érotique, en classe ? Lacan ou le monde d’hier. SG Chiara Parisi, Bernard Marcadé et Marie-Laure Bernadac (dir.), Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse, Gallimard / Centre Pompidou-Metz, 39€.

Séparés, Malraux et Morand ne le furent pas sur tout et par tout. Une certaine conception du roman, Manet, Venise, les chats, le donjuanisme, entre autres ressemblances, les rapprochaient. Mais la guerre accusa la faille qui s’était creusée au temps où le Prix Goncourt 1933 s’était entiché du communisme, bête noire de Morand et illusoire bouclier à la barbarie de même couleur. En date du 19 octobre 1945, le Journal de guerre de l’ambassadeur déchu enregistre une volte-face de l’Histoire plutôt mortifiante : « Il y a vingt ans quand j’étais à l’hôpital de Saïgon, je vis arriver Malraux traqué, […] ayant fait de l’agitation révolutionnaire à Canton, et suspect au gouvernement général de l’Indochine. Et moi, fonctionnaire tranquille du Quai, je ne me doutais pas que, vingt ans plus tard, je serais le proscrit, le suspect alors que Malraux serait le conseiller intellectuel du régime. » Au sujet du tome II du Journal de guerre de Morand, édition de Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2023, 35 €, voir mon article « Les mémoires d’outre-tombe de Paul Morand », Commentaire, n°185, printemps 2024.

LIVRES DE L’AVENT

Après avoir vu disparaître une certaine idée des musées, Jean Clair aura assisté à la mort, et parfois à l’enterrement, de la plupart des artistes conformes à sa conception du créateur. Le Livre des amis, florilège soigné et souvent saignant de textes que le temps n’a pas écornés, salue des ombres chères et quelques irréductibles encore bien en vie. Francis Bacon, Balthus, Cartier-Bresson ou Lucian Freud n’ont pas tous été ses amis dans l’existence, mais tous le furent par la parenté de l’esprit et le courage de ne pas plier devant les fausses valeurs du milieu. L’art depuis le romantisme, n’est-ce pas cette résistance aux puissances de dévoiement, d’infantilisation et de moralisation qui n’ont cessé d’étendre leur emprise sur la société laïque et l’économie néo-libérale ? Baudelaire et Paul Valéry, penseurs à contre-courant qu’il cite à maintes reprises, ont trouvé en Jean Clair une voix fraternelle, un polémiste de leur race, l’un des trop rares, au cours des cinquante dernières années, à avoir agi sur le triple terrain de la réflexion, de l’exposition et de la vigilance intellectuelle. L’institution muséale ne l’a pas ménagé, pas plus qu’elle n’avait toléré que Françoise Cachin, sa grande amie, refusât d’obtempérer au mercantilisme galopant… Le dressage des individus et le contrôle des désirs prit d’autres visages au XXe siècle : nul n’ignore, tant il a porté ce combat dans la presse française et italienne, que Jean Clair n’a jamais accepté le réductionnisme moderniste, l’appauvrissement de sens n’ayant pas de meilleure caution que les diktats qui ordonnent le récit et la fabrique de l’art dit moderne. Sa défense pugnace de Zoran Music ou de Sam Szafran, nourrie de la leçon des camps et de l’exil, reste unique d’intimité et de sensibilité. Entre Paris et Venise, Le Livre des amis est donc plus qu’un hommage aux « siens », un cénacle de papier, dicté par le devoir de mémoire : il célèbre à travers sa vingtaine d’élus la force de certaines images à dire le réel, tout le réel, « jusqu’au sacré ». De Lucian Freud, Jean Clair écrit qu’il fut le peintre de « la biodiversité ». On ne saurait mieux suggérer que l’inattention croissante à ce que les vieux maîtres appelaient « la nature » n’a pas peu contribué au désastre écologique. Stéphane Guégan // Jean Clair, de l’Académie française, Le Livre des amis, Gallimard, 2023. Au sujet de Francis Bacon et de certains malentendus, voir mon entretien avec Jean Clair dans La Revue des deux mondes (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/jean-clair-francis-bacon-et-quelques-autres-considerations/)

Sait-on que Rembrandt, de tous les phares de Baudelaire, est le plus cité par sa critique d’art, hormis peut-être Delacroix ? Le romantisme a fait grand cas du Batave, qui n’aurait procédé, écrit Gustave Planche dans les années 1830, « que de lui ». Priser en Rembrandt l’originalité faite homme, celui qui avait chamboulé facture et figure, chanter ou stigmatiser le fossoyeur précoce du beau idéal, cela n’était pas très nouveau, comme Jan Blanc le rappelle.  Dès le XVIIe siècle, notre rude peintre du Nord s’était vu créditer d’extravagance savoureuse ou de vulgarité insoutenable, voire double, quand le réalisme des corps se conjuguait aux excès de matière. Loin d’avoir été innocente, soutient Blanc, l’indiscipline rembranesque obéirait à un plan de carrière très concerté.  Chacun jugera de la pertinence du point de vue. Il n’y entre, en tout cas, aucun maximalisme. Et Blanc, trop érudit pour se laisser piéger par l’anachronique topos du « génie libre », accorde une attention marquée au très long apprentissage de Rembrandt, autant qu’aux structures rhétoriques de sa peinture. Le corpus, tableaux, dessins et gravures, est ensuite étudié et illustré pas à pas, à la lueur ou non de Baudelaire. SG / Jan Blanc, Rembrandt, Citadelles § Mazenod, 199€. L’auteur a signé, chez le même éditeur, un Vermeer, un Van Gogh et une synthèse, Le Siècle d’or hollandais.

L’incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, premier jour de la semaine sainte, ne s’est pas encore éteint. Les polémiques ont succédé aux polémiques depuis près de cinq ans. Certaines portaient et portent encore sur les responsables du drame, d’autres sur la restauration du joyau ou les moyens financiers, défiscalisés ou pas, à mettre en œuvre. On a eu parfois l’impression assez désagréable qu’il fallait se féliciter des ravages des flammes et de l’eau destructrice. La cathédrale ne sortirait-elle pas plus solide, plus étincelante des mains des donateurs ou des architectes, qui ne manquèrent pas de se prendre pour de nouveaux Viollet-le-Duc, au principe que l’invention, l’audace, le geste immodeste, était la seule réponse possible à la blessure nationale. Du reste, les larmes versées, quand elles le furent, n’avaient pas toutes le même goût. Le livre très vif que Maryvonne de Saint-Pulgent vient de consacrer au vénérable vaisseau, avec science et conscience de ses fonctions et représentations diverses, s’adresse à tous, et couvre plusieurs siècles d’histoire religieuse et politique, fondateurs d’une mémoire, de valeurs, que le feu aurait dû réveiller en chacun. La vraie flèche était là. SG / Maryvonne de Saint-Pulgent, La Gloire de Notre-Dame de Paris. La foi et le pouvoir, Gallimard, 32€.

Trois feuilles superbes viennent d’étoffer la collection de dessins français de Véronique et Louis-Antoine Prat, l’une des plus éminentes du domaine. C’est rappeler, après Balzac et Freud, qu’une collection qui cesse de s’enrichir s’appauvrit du plaisir d’être vivante, et donc d’être aimantée par l’acquisition à venir, la plus belle toujours, car la plus désirable. Ce trio d’achats nous attend au musée des Beaux-Arts d’Orléans, au milieu d’une centaine d’autres exemples du génie national. Olivia Voisin et Mehdi Korchane y ont ainsi accueilli le grand paysage de Claude Lorrain, provenance Wittgenstein, tout vibrant de sa lumière unique et de sa composition très sûre depuis que, déplié, il a recouvré son format initial. La nouvelle sanguine de Watteau, dénichée à Royan, résume merveilleusement le thème de l’invite amoureuse (notre illustration), tandis que, emportée par une fougue digne de la furia de L’Arioste, l’accorte et abandonnée Olympe de Fragonard se livre à sa douleur. Le parcours d’Orléans, à cheval sur les XVIIe et XVIIIe siècles, substitue à l’habituelle chronologie un propos plus conforme aux ressorts de l’acte même de collectionner, lesquels déterminent aussi le catalogue, entièrement rédigé par Louis-Antoine Prat. Quand l’écrivain ne seconde pas l’historien de l’art, c’est l’inverse qui se produit et nous vaut son récent et si subtil recueil de nouvelles. Sous l’œil plein d’humour et de compassion du romancier, les us du milieu, enquêtes, ventes, expositions, vernissages, mondanités et vacheries, s’animent du charme moderne de l’inattendu. SG / A la poursuite de la beauté. Journal intime de la collection Prat, jusqu’au 24 mars, catalogue El Viso, 32€ ; chez le même éditeur, Louis-Antoine Prat, Bien trop près du feu, et autres nouvelles, 15€.

Feuilletant le nouveau livre de Valérie Bajou, sans doute la plus riche enquête iconographique jamais consacrée en France à Ophélie et à sa noyade/extase, une question vous brûle les lèvres assez vite. Pourquoi tant d’artistes se sont-ils acharnés à vouloir nous faire oublier que les romantiques en avaient laissé les images les plus complètes ? Delacroix, Préault, Millais et le jeune Rimbaud n’ont rien à craindre de leurs successeurs, comme de leurs prédécesseurs. Car le sujet, comme Bajou l’enregistre à la loupe, s’amplifie dès la fin du XVIIIe siècle en terre britannique, favorisé par la sensibilité « gothique » et les chicanes qui opposent Anglais et Français autour de la traduction de Shakespeare. Le plus étonnant est que le divin Delacroix, bien qu’inlassable lecteur de Voltaire et assez prévenu contre les excès du dramaturge élisabéthain, oublie ses réserves, non son sens de la mesure, devant la toile. Personne n’a su comme lui tresser le morbide et l’érotique en matière suicidaire. Il eût mérité les applaudissements d’Edgar Poe pour qui rien n’égalait le spectacle de la mort d’une belle femme. Le londonien Millais, plus puritain, avait plongé son modèle dans une baignoire ; son tableau, du coup, est devenu trop propre à nos yeux. La sensuelle agonie de l’héroïne shakespearienne souffre aussi du cours de botanique que l’artiste préraphaélite croit devoir nous donner. Quant au reste ? Les Pompiers froids, le symbolisme phtisique, l’angélisme victorien, les avant-courriers de David Hamilton ? On comprend que l’auteur n’ait pas voulu les écarter de son spectre. A titre de symptômes, dirait Freud, ils nous plongent dans la névrose souvent déconcertante de leurs pinceaux frigides. Un livre, en somme, fascinant à plus d’un titre. SG / Valérie Bajou, Ophélie. La noyée embellie, Cohen et Cohen, 109€.

Unis par la vie, pour le meilleur et pour le pire, unis par le talent, d’une modernité circonspecte, les deux Christian, Dior et Bérard, attendaient de l’être par un livre accordé à l’esprit qu’ils façonnèrent aux côtés de Cocteau et Max Jacob, Pierre Colle et Marie-Laure de Noailles. La mode, le théâtre, la musique et le cinéma quadrillaient leur terrain de jeu. Entre la fin des années 1920 et la fin des années 1940, ces deux inséparables inventèrent une sorte d’existentialisme heureux, joyeux, dit même Laurence Benaïm, qui s’est plu à croquer cette aventure arrachée aux turbulences, et aux misères, d’un temps en crise. La griserie, plutôt que le gris sartrien. La peinture fut la première de leurs passions communes, en plus de deux ou trois autre choses… On ne se méfie jamais assez des étiquettes, le néo-humanisme qui désigne les toiles de Bérard dissimule ce que ses pinceaux, fussent-ils teintés de mélancolie, ont d’allègre, de gourmand, d’espiègle. La gamin et le gratin se touchent, il l’aura prouvé, sans avoir à beaucoup meubler ses tableaux. Féline et racée, la ligne Dior, celle du New Look, a hérité du Carpe diem, en moins hirsute, de bébé. Ce livre noir et rose, comme son écriture, nous rappelle que l’hédonisme feutré peut être une morale. SG / Laurence Benaïm, Christian Dior – Christian Bérard. La mélancolie joyeuse, Gallimard, 32€.

Les plateaux de cinéma ont de la magie à revendre. Claude Pinoteau, dix-sept ans, l’apprit en 1942, sur le tournage du Baron fantôme, dialogues et prestation inoubliable de Jean Cocteau avec toiles d’araignée obligées (qui avaient alors valeur allégorique). Les deux hommes se sont trouvés, ils feront ensemble étincelles et merveilles, La Belle et la Bête, Les Parents terribles et Orphée. Pinoteau, assistant là, assuma aussi la régie générale de L’Aigle à deux têtes, dont la magnifique direction artistique revint à Christian Bérard. Inutile d’ajouter notre goût intact du cinéma français des années d’Occupation (on lira le génial André Bazin à ce sujet) et de l’après-guerre, à la veille de la nouvelle vague qui n’en tint pas toujours les promesses d’invention et de non-bavardage. « Liberté de création totale » : ainsi résume le cadet ce qu’il doit à son aîné, bien que ses propres films d’auteur peinent à suivre les conseils du roi de « l’étonne-moi ». Dans ce livre d’entretiens joliment fait, truffé d’images ensorceleuses, on sent Pinoteau, devenu alors le réalisateur laborieux du Silencieux et de La Gifle, se laisser envahir par l’émotion d’un âge d’or à jamais évanoui, et d’une rencontre comme on en fait qu’une ou deux dans sa vie. SG / Claude Pinoteau, Derrière la caméra avec Jean Cocteau, La Table ronde, 32€.

Philip Guston (1913-1980) n’a pas l’heur de plaire au foules qui se précipitent à Rothko ou Pollock, voire à De Kooning, trois de ses camarades de combat lorsque « l’expressionnisme abstrait » (catégorie trompeuse) donna une réponse américaine au dernier Monet, à Bonnard, Matisse, Picasso ou au surréalisme. Les USA, et les derniers modernistes ici et là, ne lui ont toujours pas pardonné d’être redevenu figuratif à la fin des années 1960 et autrement plus agressif que le Pop dans le dialogue renoué avec le monde moderne. Il agace, quarante après sa mort, les prédicateurs du wokisme infantilisant et révisionniste. Qu’un peintre blanc, de parents juifs ukrainiens, ait dénoncé le Klux Klux Klan en toiles de grand format, c’est évidemment intolérable… En 2020, la National Gallery de Washington et la Tate Modern déprogrammèrent une rétrospective prête à ouvrir au nom du fallacieux concept d’appropriation. En réunissant une quantité de textes et d’entretiens décisifs, L’Atelier contemporain de Strasbourg, qui fête ses dix ans, met enfin à notre disposition les moyens de connaître le lecteur, le parleur et le batailleur que fut Guston, fanatique de l’Europe, de l’Italie de De Chirico et de Piero della Francesca, fou amoureux de Rimbaud et d’Apollinaire. Baudelaire, qu’il a lu et relu, l’avait tôt convaincu de la double nature de la modernité, une affaire de forme certes, mais avant tout de sujets ; c’est la nouveauté des seconds qui conditionne la première, et non l’inverse, contresens qu’il abandonnait aux cagoules du milieu new yorkais, son cauchemar. SG / Philip Guston, Que peindre sinon l’énigme ? Écrits, conférences et entretiens, L’Atelier contemporain, avec l’aide du CNL, édition de Clark Coolidge, 30€.

Le rock américain du milieu des années 1970 s’est découvert assez vite des accointances avec le meilleur des poètes français. Tom Verlaine, mort depuis peu, adopta le nom de son héros au moment de fonder Television, groupe qui n’eut besoin que d’un album acide pour entrer dans l’histoire ; son camarade de collège et d’escapade, le futur Richard Hell, toujours en vie lui, fut à deux doigts de prendre Gautier pour masque de scène. D’un gilet rouge à l’autre, plus noir. Dans la petite faune de mon adolescence, on savait Patti Smith mordue de Rimbaud et de Baudelaire. Les anglophones dubitatifs n’ont qu’à prêter l’oreille aux « lyrics » de ses chansons, à ses tentations hymniques, aux deux registres de sa voix très sexuée, « le vers français » y résonne, comme l’eussent dit Mallarmé et Apollinaire (lequel ne détestait pas la musique de la rue, la seule audible pour Picasso). Le rimbaldisme de Patti Smith est d’obédience catholique, à l’instar de celui de Claudel et des lecteurs conséquents de sa poésie, courte, belle parce qu’éprouvante, vouée au silence par sa nature de diamant d’un jour. Charleville, Paris, Londres et Bruxelles, dès l’époque où Robert Mapplethorpe partage son existence, stimulent ces poussées de pèlerinage que la chanteuse et compositrice évoque en tête de son édition d’Une saison en enfer. Elle en émaille les brèves, drôles, amères et électriques confessions de photographies et de textes, les siennes et les siens surtout, loin des pièges de l’illustration. Le Baudelaire du Spleen et le Rimbaud de l’enfer, si proches, sont également réunis dans son Livre de jours par la grâce de Carjat. Aux images mécaniques, Patti Smith redonne leur force spirite et spirituelle. Un livre habité, comme son Just kids. SG / Athur Rimbaud, Une saison en enfer, photographies, écrits et dessins de Patti Smith, Gallimard, 45€. Voir aussi Patti Smith, Un livre de jours, Gallimard, 26,50€.

On en parle…

Michaël de Saint-Cheron, « Picasso, le minotaure génial et insupportable », La Règle du jeu, décembre 2023

Sabine Ginoux, La Croix, 30 novembre 2023 //

Alexis Merle du Bourg, « La peinture même : Pierre Bonnard », Dossier de l’art, décembre 2023 //

Léopoldine Frèrejacques, Valeurs actuelles, 7-13 décembre 2023 //

Philippe Lançon, « Bonnard hors cadre. Enquête et plaidoirie par Stéphane Guégan », Libération, 9 décembre 2023.

Conversation avec Michelle Gaillard, Radio protestante, mercredi 6 février, 14h00/14h30 :

https://frequenceprotestante.com/event-organizer/michelle-gaillard/

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

ART FRANÇAIS

Fleuron de la IVe exposition impressionniste, celle houleuse de 1879, Partie de bateau (ci-contre) rejoint les rivages d’Orsay un siècle et demi plus tard. Soulagement général et trésor national riment assez bien… C’est, en peinture moderne, la plus belle acquisition du musée depuis Le Cercle de la rue Royale de James Tissot.

Nous recopions, à la suite, un extrait de notre Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) pour accompagner cet événement. En 1879, outre ses talents d’organisateur, notre peintre déployait 19 peintures et 6 pastels, cette dernière technique le rapprochant de ses amis impressionnistes :

« Le style des tableaux, par ailleurs, s’était assimilé en deux ans les principes d’écriture de Monet, Renoir et Pissarro. Comme il se coule avec ses effets d’empâtements, de reflets fractionnés et de lumière surchauffée, dans les audaces de perspective et de composition, Caillebotte devait en étonner plus d’un et se tailler la part du lion chez les caricaturistes.

Canotiers (ci-contre) vient en tête de la liste d’envois, et ce fruit de l’été 1877 conserve dans sa structure quelque chose de la tension musculaire et du mouvement suggéré de Raboteurs de parquet. Mais s’ils semblent se pencher vers nous, au point que les mains du rameur à la pipe viennent presque à notre contact, leur énergie combinée les tire vers l’arrière du tableau. Afin de nous faire ressentir plus physiquement encore le double coup d’aviron, ce chiasme visuel s’accompagne de deux autres décisions formelles, les visages presque invisibles et l’absence de toute continuité entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur. Sauf à le supposer debout dans l’embarcation, ce dernier est simultanément happé par la composition et rejeté par elle. Caillebotte soigne aussi l’écriture ourlée du sillage, longues touches sur lesquelles la lumière ajoute un dynamisme supplémentaire. Les lignes du bateau font le reste. 

Canotiers et Partie de bateau (ill.1), qui lui succède dans la liste de 1879, ont l’air de pendants. Dimensions semblables, multiples analogies, même saisie instantanée du rameur en action, même sentiment de ne pouvoir échapper à son emprise, rien ne s’oppose à penser que Caillebotte ait voulu dialoguer avec lui-même. Robert Herbert, à leur sujet, parlait d’« études contrastées, peintes au point de vue du connaisseur ». De l’une à l’autre, les différences parlent autant que les continuités. Partie de bateau dit l’occasionnel, le furtif des joies de banlieue, quand Canotiers rend compte d’une pratique sportive, suivie, conforme au climat moral du pays depuis la défaite de 1870. Jusqu’à la première guerre mondiale, les voix se multiplient en faveur de la relève du pays par le sport, notamment le canotage et la voile imités des Anglo-saxons. Les corps et les volontés doivent se durcir dans leur exercice commun. Les canotiers font équipe quand ce Parisien rame seul, en habits de ville, et le chapeau en majesté : les caricatures de 1879 relèvent moins l’incongru de l’accessoire, justifié par l’ensoleillement, que sa netteté phallique, bien accordé aux plis saillants du pantalon. La veste rejetée, ajout tardif du peintre, souligne la virilité conséquente que respire l’ensemble de la composition, où le mariage du sport et du dandysme aurait charmé Baudelaire : Caillebotte connaît aussi bien ses classiques que la nécessité de les actualiser, il nous offre ici, en bras de chemise, mais souligné par le strict gilet, le Torse du Belvédère, complété et ramené aux proportions raisonnables du réalisme moderne !

Ce collectionneur acharné de Renoir ne saurait laisser se dissoudre ses propres figures dans la lumière impressionniste. Ici, plus marquée qu’en 1877, elle irise la surface de l’eau sans attenter au personnage, frère du flâneur de Rue de Paris ; Temps de pluie (1877, Chicago, The Art Institute). Le regard latéral, sans objet apparent, les apparente. On ne sait sur quoi soudain les yeux du rameur se sont fixés, l’instance du moment présent n’en est que plus sensible. Cette perception mobile, du reste, est l’un des charmes du canotage, respiration hebdomadaire du citadin aisé, qui doit compenser ce que la ville, évoquée au loin, peut avoir de débilitant. Le cadrage japonisant active l’impression de mouvement saccadé et d’immersion heureuse. Deux canotiers, en tenue sportive eux, progressent lentement en sens inverse, ils vont se croiser, leur rencontre est imminente, harmonieuse. Caillebotte se mesure au Manet d’En bateau (ill.03), peint en 1874, exposé rue de Saint-Pétersbourg en 1876 et présenté au Salon de 1879, où Gustave le voit, alors que la IVe exposition impressionniste a fermé ses portes. « Le tableau de Manet – tableau de Salon – Les Canotiers [sic], vous le connaissez, c’est très beau », écrit-il à Monet fin mai 1879. Entretemps, il avait lui-même exposé les siens, en réponse au Salon et peut-être, comme l’a suggéré Michael Marrinan, à La Tamise de Tissot, dont l’estampe fut l’un des frissons de celui d 1876 (ill.04).

Stéphane Guégan

ET AUSSI POUSSIN, BONNAT, DEVAMBEZ

Il y a le Poussin sévère des Anglais à particule, Anthony Blunt et Denis Mahon, et il y a le Poussin sexué des Français, Charles Blanc et Vaudoyer naguère, le regretté Jacques Thuillier jadis, Pierre Rosenberg aujourd’hui. Car, en matière d’Éros poussinien, sujet de la très remarquable exposition de Lyon, il faut inverser le mot célèbre, hors de toute grivoiserie gauloise : les Français tirèrent les premiers. En tête de leur catalogue, les commissaires, compères de Poussin et Dieu, l’établissent à grand renfort d’érudition précise et souvent caustique, ce qui n’est pas pour déplaire. Ne citons qu’une source exhumée par Chennevières, l’ami et complice de Baudelaire : merveilleuse trouvaille que cette Peinture parlante d’Hilaire Pader, un peintre du Sud-Ouest au sang chaud, et qui dit tout dès 1657 (Poussin, syphilitique comme Manet, vient de mourir à Rome). Ce témoin oublié du Grand siècle savoure le « charme » des œuvres les plus osées de son compatriote, dont il comprend la force scopique, interne et externe à cette peinture aux intensités mobiles : oui, notre œil alléché « voudrait apercevoir tout ce qu’il ne voit pas ». D’autres, à l’époque, un Loménie de Brienne, découpent leurs Poussin par vertu mal placée. Pas plus que Vasari ne dissimule la libido des peintres dont il recompose la vie, qu’ils aient aimé le beau sexe (Raphaël) ou leur propre sexe (Botticelli), les premiers biographes italiens, eux non plus, ne s’étaient voilé la face… Même privée des prêts russes, l’exposition de Lyon est un must absolu, la perle du moment, qui réunit 40 tableaux et dessins, où le fort célèbre côtoie le moins accessible et parfois le discuté, jamais le discutable. L’Amour, corps et âme, plaisir et douleur, y retrouve ses petits, de l’inspiration ovidienne aux préliminaires de l’étreinte, de l’ivresse redoublée par le vin à l’expérience tragique de la perte ou mélancolique du renoncement. Riche des libertinages à la fois savants et salés de la Renaissance, riche aussi de ses lectures, poussé par un milieu qui dissocie le Mal (la chute) du plaisir des sens, Poussin s’abandonne à l' »ultima dolcezza » ; il aura même caressé le projet d’illustrer, à son tour, Les Métamorphoses, aujourd’hui mises à l’index par certaines universités américaines. Heureuse époque où les cardinaux transalpins, sans trahir leur foi, collectionnaient les Poussin les moins chastes, comme le rappelle Pierre Rosenberg dans son essai. Son exposition romaine de 1977, alors que Balthus dirigeait la villa Médicis (autre temps aussi), annonçait, dès sa couverture, qu’une nouvelle lecture des premières années de l’artiste était en marche. L’exposition de Lyon lui doit beaucoup, au-delà même des œuvres réattribuées. D’une netteté d’analyse, qui ne craint pas d’être crue et embarrassante (aux yeux de la doxa vertueuse), le catalogue, répétons-le, force l’admiration. Sur certains points, priapisme déguisé, petits amours en action (l’un semble bien en érection au premier plan du Vénus et Adonis de Fort Worth, détail en couverture), allusions scabreuses, on serait tenté d’aller parfois plus loin. Car la force d’entraînement du peintre, le plus grand de l’art français avec Watteau et Manet, ne saurait être mauvaise conseillère. SG /

*Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmilla Virassamynaïken (dir), Poussin et l’amour, Musée des Beaux-Arts / In fine, 39€.

*A cette exposition soufflante, et visible jusqu’au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, Sylvie Ramond, sa directrice, offre une coda picassienne qui ne l’est pas moins. Nous en reparlerons.

*Signalons l’admirable essai de Stéphane Toussaint, Le Songe de Botticelli, Hazan, 2022, 25€, et sa lecture décapante du Mars et Vénus de la National Gallery de Londres, une lecture ressaisie « dans les mailles de l’homophilie florentine ».

*Nous en rendons compte dans la prochaine livraison de La Revue des deux mondes.

Les raisons ne manquent pas de se réjouir que Guy Saigne ait donné une suite à son catalogue raisonné des portraits de Léon Bonnat (1833-1922), complément en tout point digne de sa précédente publication (j’en ai dit ici les immenses valeur et utilité). Rien n’oblige, sinon quelque absurde rancune, à traiter les dits pompiers moins bien que les dits modernes, auxquels ils servent de faire-valoir chez les ignorants. Au contraire, il faut redoubler de savoir, de soins documentaires, d’analyses pointues, et se donner ainsi les moyens de comprendre dans sa logique, qui ne saurait se réduire à la servilité de l’artiste envers son public, cette peinture discréditée. S’il fallait commencer par montrer son poids sur le destin  des indépendants, on rappellerait que Bonnat fut proche de Degas et Gustave Moreau à la fin des années 1850, compris de Théophile Gautier vers 1865-1866, apprécié de ses meilleurs élèves, Caillebotte après 1870, Toulouse-Lautrec en 1881. L’échec ou le demi-échec au Prix de Rome de 1857, malgré ses trois années assidues à l’École des Beaux-Arts, ne dut pas l’étonner, lui qui s’était précédemment formé à Madrid et devant les Ribera du Prado. C’est sa ville, Bayonne, qui l’envoie en Italie, à Rome, au contact des maîtres et accessoirement des pensionnaires de la villa Médicis. Là éclate la conscience de son inaptitude à remplir les attentes que ses « camarades » se préparent à satisfaire. Préférant Michel-Ange à Corrège, il ne craint pas de les heurter : « Raphaël ne serait-il pas le Delaroche du XVIe siècle ? » Autant que son romantisme, son mysticisme de jeunesse, Guy Saigne le souligne, mérite grande attention. Car il en découle la primauté religieuse de sa peinture d’histoire, qu’inventorie le présent livre. En dehors de rares escapades du côté d’un Orient visité, scruté, qui nous vaut son merveilleux Barbier de Suez, le meilleur de l’artiste se place au service d’un Dieu de plus en plus absent, et d’autant plus désiré. Dès sa première apparition au Salon, en 1861, les intentions de l’artiste sont claires, prendre le train du réalisme en y raccrochant l’inspiration catholique, voire la peinture d’église, aux antipodes des « saintetés au miel » (Zola) de Bouguereau. Manet pense alors ainsi. Deux choses nous frappent dans ce corpus qui débute avec le superbe Bon Samaritain de 1861 : la prégnance du nu masculin et son érotisation, sur le mode sensuel de l’étreinte endeuillée ou de l’empoignade virile. Que de corps emmêlés, de compostions en chiasme, d’énergie rageuse, pour le dire comme ce fanatique d’Eschyle, Shakespeare et Hugo ! Bonnat était-il même en mesure de se libérer, au sens freudien, de cette exagération anatomique, de cette surabondance de muscles tendus comme des épées ? Ajoutons à cette singularité les résonances profondes de thèmes comme la cécité d’Œdipe ou la chevelure menacée de Samson, et aventurons-nous jusqu’à suggérer l’homosexualité latente, vécue ou sublimée, d’une peinture, on le découvre, à secrets. Voilà une autre raison de se procurer ce livre et de s’intéresser à un artiste qui, dit le préfacier, était frère de Rembrandt et Velázquez plus que de Cabanel et Gérôme. SG / Guy Saigne, Léon Bonnat. Au-delà des portraits, préface de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Mare & Martin, 150€.

Exact contemporain du génial Bonnard (1867-1947) à peu de choses près, André Devambez (1867-1944) l’a sans doute croisé à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts autour de 1887-1889, où le poussent Gustave Boulanger, Jules Lefebvre et Benjamin-Constant. Mais le premier quitte l’institution au moment où l’autre s’apprête à triompher. Prix de Rome 1890, Devambez aurait sombré dans le plus complet oubli s’il n’avait eu la bonne idée, ses rêves d’immenses machines historiques vite avortés, de se muer en chroniqueur du temps présent. On le rebaptisa d’un terme que Zola avait forgé en l’honneur des futurs impressionnistes : « l’actualiste » oublia donc les toiles extravagantes pour l’extravagance de la rue, les vues d’en haut (les meilleures datent de la guerre de 14-18 et de l’Exposition universelle de 1937) et les caprices d’une imagination parfaitement accordée aux attentes de lecteurs de tout âge. Pour Apollinaire, il n’était pas d’humoriste plus apte à égayer le Salon des Artistes français, plus grave et conservateur que les expositions alternatives. Bref, en reconnaissant la force de sa Charge (Orsay) de 1902, malgré ce qu’elle doit à Vallotton, et en appréciant (moins) ses Incompris de 1904, auxquels on peut préférer ses images de la bohème nourries par avance de truculence fellinienne, nous pensions avoir fait le tour du personnage, promis aux honneurs les plus éminents. Nous nous trompions. Le catalogue d’une récente rétrospective, enfant (peu sage) du rapprochement entre le musée des Beaux-Arts de Rennes et le Petit Palais de Paris, nous a révélé de quoi justifier son épaisseur inattendue. Autre point commun avec Bonnard, il sut s’attirer les bonnes grâces de Louis Vauxcelles, le tombeur des Fauves, et d’Arsène Alexandre, très lié à l’image multiple. Dernière convergence : avant de rejoindre le parti des dreyfusards avec toute l’ardeur des frères Natanson et d’un Vuillard, La Revue blanche avait publié son Enquête sur la Commune. Une quinzaine d’années plus tard, nous voyons l’événement fratricide détourner les pinceaux de Devambez, galvanisés pour l’occasion (Hals et Caravage sont quelques-uns de ses dieux). Que penser de ces tableaux exposés lorsque la reprise des tensions avec l’Allemagne se précise ? Ces bougres et ces enfants armés de fortune sont-ils de simples illuminés, gorgés de mauvaise violence et prêts à incendier la ville ? Identifiant le mélange d’ironie et d’empathie qui transpire de ces tableaux pris au piège d’un drame irréductible à sa caricature, Gustave Kahn a vu juste en 1913. Cette peinture, qui s’était pensée d’histoire trop tôt, l’était devenue. SG / Laurent Houssais, Guillaume Kazerouni, Catherine Méneux et Maïté Metz (dir.), André Devambez. Vertiges de l’imagination, Musée des Beaux-Arts de Rennes / Paris Musées, 49€.

A NE PAS MANQUER

Eugenio Tellez. L’ombre de Saturne.

Exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine.

217, bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Du 15 février au 22 avril.

Catalogue, éditions Hermann, 25 €.

RENTRONS

De même qu’il y a des fous de David et de Géricault, il y a des fous de Balthus. J’en suis. Tout fanatique du comte de Rola, expression nobiliaire idoine, se doit de posséder le magistral catalogue raisonné de l’œuvre complet (Gallimard, 1999), établi par Virginie Monnier, sous la direction de Jean Clair, le meilleur commentateur du maître disparu en 2001. Parmi les additifs de l’ample publication se trouvent deux feuilles modestes, mais touchantes, dont les sources n’ont pas été reconnues. Dans le premier de ces croquis, page d’un carnet de 1926, Portrait de jeune femme, je propose de voir une copie partielle de l’Autoportrait que David exécuta, en 1794, sous les verrous expiatoires de son passé robespierriste. Cette boule d’énergie rayonnante, image du génie bafoué et intraitable dit la descendance de fer où s’inscrit le jeune Balthus, 25 ans alors. La seconde feuille, Portrait d’une jeune fille, est datée de novembre 1967, c’est l’œuvre d’un artiste comblé d’honneurs, qui règne sur la villa Médicis que Malraux lui a confiée six ans plus tôt. Le charmant visage dont il a tracé amoureusement les traits réguliers tient de l’enfance fragile et d’une sexualité déjà en éveil, autant dire qu’il se charge d’une ambiguïté certaine, révélatrice d’un pan entier de l’œuvre de Balthus. On pourrait penser que ce dernier l’a croqué à Rome, dans le secret de l’atelier et le trouble de ses pensées. Or il s’agit, à l’évidence, d’une copie du beau visage qu’Ingres dessina d’Atala Stamaty en 1818. Balthus l’a isolé, close-up érotique, à partir de la feuille du Louvre. Ingres y campe la séduisante pianiste à l’écart du cercle familial.

Atala Stamaty, comme un Balthus venue du passé, le comte de Rola l’aura croisée sur l’un des murs de la rétrospective du centenaire d’Ingres, inaugurée en octobre 1968… Le millésime de la copie rend possible la rencontre des deux peintres de longue date aimantés, et auxquels incomba, sous le ciel de Rome, la direction de l’Académie de France. David, Ingres, Géricault… Balthus savait choisir ses tuteurs. Né à Paris en 1908, il est resté, au fond, très français malgré ses origines Mitteleuropa et sa passion de l’art italien. Il faudrait être aveugle pour manquer cette francité en parcourant la splendide exposition de la fondation Beyeler, splendide par ses choix, et d’abord par celui de montrer essentiellement des œuvres décisives. L’absence des dessins, si éclairants lors de l’exposition du centenaire confiée à Jean Clair (Martigny, 2008), sanctuarise cette suite de chefs-d’œuvre et l’espèce d’impertinence racée qui fait de chacun d’entre eux le lieu d’une ambition formelle et d’une confession cryptée également admirables. Sautons sans tarder à la perle inattendue… Pardon à ces bijoux que sont La Rue du MoMa ou La Toilette de Cathy, deux tableaux de viol, plus ou moins mental, qui jetèrent l’effroi, Galerie Pierre, en 1934 : ils ouvraient pour Artaud, qui évoque alors David à leur propos, une troisième voie entre Derain et surréalisme, évidence physique et rêve prédateur. Cette perle généralement invisible, c’est La Jupe blanche de 1937, version ardente du portrait de Mme Récamier. Sur la froide matrice de David, Balthus a greffé  Jo l’Irlandaise et Olympia, Courbet et Manet.

Les deux sections suivantes diffusent un parfum de scandale aussi réjouissant, et conforme à l’artiste, que volontaire. Le courage n’a donc pas fait défaut aux deux commissaires, Raphaël Bouvier et Michiko Kono, peu enclins à se laisser impressionner par l’affaire qu’a déclenchée une visiteuse du Met. En 2017, indisposée par ce que Thérèse rêvant libère de résonnances sexuelles et d’impureté adolescente, notre belle âme, pure elle, a évidemment saisi les réseaux de la délation mondialisée, appelant à la censure du tableau qu’il fallait retirer illico de la circulation ou frapper d’un panneau de salle condamnant pareilles saletés. On n’attendait rien de moins du Met que la fermeté qu’il manifesta alors, face à la pétition qui enflait. Le positionnement de la fondation Beyeler rassure aussi… En plus du tableau de 1937, qui renvoie au Cauchemar de Füssli et aux odalisques d’Ingres comme aux chats à double sens de Manet, Bâle s’offre deux autres images insolentes de la chère Thérèse Blanchard, dont le tableau que Picasso acheta dans le Paris de l’Occupation. L’ingénuité se frotte à la sensualité avec plus d’insistance dans Les Beaux Jours, qui célébrait la sortie de la guerre d’une manière que le conseil artistique des musées nationaux trouva choquante lorsque Jean Cassou, proche de la mère de Balthus dans les années 1920, voulut le faire acheter par l’État français. C’est la jolie Odile Bugnon, quatorze ans, qui se prête à l’étrange et perverse fantaisie dont elle ne connaîtra jamais l’image. Balthus ne partage ses fantasmes qu’avec lui-même avant d’en exposer l’énigme à son public. Quand on lui reprochait sa peinture lubrique, ses extases à peine pubères, ses irruptions de petites culottes, son scabreux baudelairien, il affectait de n’en rien savoir.

A la belle et enfantine Antoinette de Watteville, qui hante l’exposition, il avait toutefois avoué en 1937 : « je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grand cris les lois inébranlables de l’instinct. » Ici, la jeune femme, visage félin et posture coulante, se rapproche terriblement du Courbet le moins proudhonien. Le corsage à la dérive, la jupe relevée sur de longues jambes et ouverte au feu que tourmente un homme de dos, elle tient le miroir de son narcissisme salé. Les chenets à têtes de chat complètent ce drame intérieur où le feu des passions interdites inquiète la géométrie souveraine de Piero. La belle verdeur du peintre, son arme contre ceux qu’il appelait en vrai freudien les « hypocrites », devait franchir les âges mieux qu’on ne le dit. La sélection de Bâle en contient suffisamment de preuves. L’étonnante Jeune fille au miroir est un Delvaux réussi, La Partie de cartes et son caravagisme dévoyé, un Valentin sadique et magique. A côté de l’Italie des bouges, l’Italie des grands fresquistes le requiert au cours des années 1950-1960. La matière de ses tableaux évolue, leur lumière s’adoucit, l’espace s’ordonne avec la rigueur scénique dont Balthus fait l’expérience, avec son ami André Masson, au festival d’Aix. Malgré ce style plus radieux, « le roi des chats » reste discuté et ses portraits mondains font des jaloux. L’indignation grimpa lorsque Malraux, défiant l’Institut et les derniers Prix de Rome, lui confia la villa Médicis. Ô plaisir aristocratique de déplaire… Malraux et Balthus s’y entendaient. Ceux qui se rendront à Bâle connaissent leur récompense. Stéphane Guégan

*Balthus, fondation Beyeler, jusqu’au 1er janvier 2019. Excellent catalogue sous la direction des commissaires, il comprend, en plus de leurs contributions, celle de Juan Angel Lopez-Manzanares,finement marquée par les texte d’Artaud sur Balthus, et celles d’Yves Guignard, Christine Burger, Beate Söntgen, Olivier Berggruen et Wim Wenders, 62,50 CHF

La rentrée, c’est aussi…

*Alphonse Mucha, dont les affiches sensuelles et sinueuses à souhait ont fait le tour du monde, a longtemps caché son jeu. Et l’opinion publique, comme dirait Offenbach, chérit béatement ses lionnes serpentines, aux élans et œillades inimitables, sans trop se demander de quoi elles étaient faites. Ce Mucha-là, baigné d’une ambiance Art Nouveau, occupe les premières salles du Musée du Luxembourg et les tapisse d’une myriade d’ensorceleuses. Certaines vantent le génie tragique de Sarah Bernhardt, d’autres tel champagne aphrodisiaque, tel kif tabagique ou telle savonnette faussement virginale. Du très grand art, assurément, nourri d’une double formation morave et française. L’homme a une telle maîtrise du dessin, comme l’exposition le rappelle utilement, qu’on en oublie parfois les autres ressources de son mundus muliebris… Le Luco porte enfin à notre connaissance, sous la forme de photographies assez crues, les créatures qui peuplaient l’atelier et, à bien y regarder, se devinent derrière leur sublimation fin-de-siècle. Mucha avait donc recours aux « filles » à bas noirs et regards droits, il aimait mettre en scène, bien avant Balthus, leur impudique candeur, les obligeaient à se contorsionner en vue de la pose la plus suggestive et vendeuse. Puis son génial coup de crayon accomplissait la métamorphose finale en se jouant de toutes les difficultés, dynamique de l’espace, explosion capillaire et douceurs caressantes de corps sous l’épure. Ce double jeu n’aura pas échappé au critique de La Plume, en septembre 1897, qui préfère Mucha aux femmes spectrales d’Osbert. Devant les déités du Tchèque, « il y a un peu de notre chair ». Ajoutons que cette féminité triomphante s’exalte dans son cadre géométrique, presque byzantin, à la manière de certains costumes de la grande Sarah…. Le contour marqué partout fait osciller l’image entre marqueterie et mosaïque. En associant clarté figurative et raffinement symboliste, Mucha avouait sa personnalité profonde. L’époque était aux interrogations sur la mort, la foi ou la psyché, nourriture trouble de sa peinture étrange, enfin largement montrée, l’artiste mystique organisait des séances de spiritisme, ce à quoi le visiteur est lui-même convié ici et là. Mais la religion de Mucha, aussi catholique que franc-maçon, aussi patriote que cosmopolite, se compliquait d’un attachement ferme aux vertus de « l’art pour tous ». Vers 1900, on peut décorer la boutique du joailler Fouquet et croire aux vertus de l’affiche, ce musée en plein vent, qui semait dans l’œil de chacun des pépites distinctes du monde de Lautrec. Plus proche des heureuses furies de Chéret, l’arabesque nerveuse de Mucha piège notre regard et y laisse de délicieuses petites morsures. SG / Alphonse Mucha, Musée du Luxembourg, jusqu’au 27 janvier 2019. Intéressant catalogue, éditions de la RMN-Grand Palais, 35€. Mais je ne crois pas aux supposées photographies de Gauguin qu’il contient. Certes les deux hommes se sont connus et fréquentés à Montparnasse entre les deux séjours tahitiens. Quant aux images qui documenteraient leur relation…

*Au temps de Picasso, qui était un homme du XIXe siècle et un Espagnol attentif aux valeurs, l’idée de chef-d’œuvre avait conservé son entier prestige sur lui. Elle réunissait en elle deux puissances, l’ancienne maîtrise artisanale et le besoin, presque le devoir, d’exhiber les preuves de son génie, comme le pensait l’Académie royale avant la Révolution. Dissocier le faire de l’invention n’a jamais effleuré la verve picassienne, capable de prendre, on le sait, les formes les plus inattendues. Il serait sot d’en déduire qu’il ait renoncé à faire œuvre monumentale, et à mettre ses pas dans ceux des grands aînés. Car la dimension de choses compte autant que l’émulation des siècles. Un dernier élément intervient, le désir, mental et sexuel, d’étreindre la difficulté, de s’étonner et de subjuguer le public. De tout cela, Picasso reste aujourd’hui le nom. Il aura fait le nécessaire pour imposer l’omniprésence de son omnipotence, de la mise en scène de son œuvre à la théâtralisation de sa personne, fautes politiques comprises. Finement, par une sorte de mise en abyme de sa fonction même, le musée Picasso place quelques-uns des « chefs-d’œuvre » de Picasso dans la lumière multiple d’une approche qui fait de l’institution publique l’étape finale du processus analysé. Emilie Bouvard et Coline Zellal enveloppent une suite d’œuvres, souvent majeures, depuis le très naturaliste Science et Charité, du flux documentaire qui fixe leur destin parmi les collections et les hommes. On ne peint pas dans le désert, et chaque image présuppose un public, un marché, une cimaise… Dès avant son installation en France, Picasso se rêve accroché au Louvre et au Prado. Son œuvre, en conséquence, sera toujours plus que son prétendu journal intime, elle fut lutte et conquête d’une visibilité sacrale. La tradition du dialogue des morts se fait entendre, bien qu’elle l’ait égaré de temps à autre. Ennui des séries consacrées aux Femmes d’Alger, aux Ménines… C’est que Picasso n’est jamais plus proche d’Ingres, Delacroix, Courbet, Manet ou Velázquez qu’en se gardant des facilités du pastiche parodique et du sérialisme, cette plaie des modernes. Le parcours, belle idée, s’ouvre et se ferme avec l’évocation du XVIIe siècle, dernier temps de la souveraineté indiscutée. L’illustration du Chef-d’œuvre inconnu, Vollard, 1931, vise Poussin et Pourbus à travers Balzac (et peut-être Gautier). Si la perfection n’est pas de ce monde, c’est qu’elle appartient aux peintres, prît-elle une apparence inaccessible aux incrédules. On ne pouvait imaginer enfin meilleure conclusion que l’autoportrait de Rembrandt, peint en 1660, à l’acmé d’une carrière qui autorisait cette auto-divinisation. Picasso en tirera de la graine. SG/ Picasso. Chefs-d’œuvre ! Musée Picasso, Paris, jusqu’au 13 janvier 2019, catalogue passionnant sous la direction des commissaires, Gallimard / Musée Picasso, 42€. Il reproduit, chose rare, l’ensemble des documents insérés à la scénographie, qui n’oublie pas les jeunes visiteurs.

*Quelques mois avant de mourir, Dave Heath (1931-2016) a connu le bonheur de voir ses photographies rassemblées au Nelson-Atkins Museum of Art. Le titre qui avait été donné à ce dernier bilan, Multitude Solitude, faisait écho à l’un des plus célèbres poèmes du Spleen de Paris.  «Jouir de la foule est un art», y affirme Baudelaire. Heath, familier du poète des flâneurs comme Irving Penn, a longtemps scruté et fixé les solitaires en solitaire. Quel profond silence il laisse flotter partout… Philadelphie, Chicago ou New York, la ville semble inapte à relier organiquement ses habitants. La rue sépare, elle n’embrasse pas. Peu de couples, peu d’amoureux accèdent à l’objectif. Au contraire, saisis en gros plan on ne sait comment, les visages disent l’enfermement, la rêverie incertaine, un malaise souvent. Quand il ne les isole pas, en figeant leur détresse ou leur vide inquiétant, Heath les juxtapose dans la profondeur très contractée du champ, toujours saturé. Baudelairienne est cette clôture, baudelairienne cette « communion » paradoxale. « Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant […]. » Il manquait à la photographie américaine des années 1950-1970, très tournée vers les failles de la société, les individus abandonnés à eux-mêmes, la présence accrue des Noirs venus du Sud, un poète des vacances du jour et de la nuit, de la guerre et des conflits intimes. Après avoir été soldat en Corée, dont il rapporta une série de portraits saisissants d’introspection, Dave Heath fut ce poète, il y mit une gravité qui n’est jamais aussi belle qu’à s’oublier et dériver. On ne sort pas indemne de l’exposition du Bal. Ces clichés «nés de la ville» vous y poursuivent. SG / Dave Heath. Dialogues with Solitudes, Le Bal, 6 impasse de la Défense, 75018, jusqu’au 23 décembre. Somptueuse publication, Le Bal / Steidel, 40€.

*Galerie Canesso, on reverra avec grand plaisir le portrait de la marquise de Grollier, qui contribua à l’immense succès de l’exposition Vigée Le Brun du Grand Palais et de son catalogue. La notice que Joseph Baillio y consacre au tableau est un chef-d’œuvre d’érudition, de sensibilité et d’humour. Vigée n’a pas signé le tableau, mais ceux de l’amitié le sont rarement… Le portrait vient de changer de mains mais restera en France, bonne nouvelle. Il eût été regrettable qu’avec son élégante bonhomie et son fond davidien l’œuvre quittât la France. Ne nous rappelle-t-elle pas ces beaux fruits que l’Ancien Régime aura donnés à son crépuscule ? Grande amie de Vigée, favorite du clan Polignac comme elle, la maîtresse du bailli de Crussol a presque fait oublier ses dons de peintre, modestes mais certains. Ils font le charme vif, nordique, presque pimpant, de ses natures mortes plutôt enjouées. L’attrait de l’éphémère à jamais captif en est évident, de même que celui de mêler vision raffinée et coloris franc. La Révolution coupa la tête du marquis ; sa veuve, précoce émigrée, rentra mourir en France sous la Restauration. Son portrait de 1800, peint par François-Xavier Fabre à Florence, visible dans une dernière salle, en portait la promesse. Sur la ceinture de la robe Consulat, on lit : « Je reviens ». SG / L’Art au féminin, excellent petit catalogue de Véronique Damian, Galerie Canesso, jusqu’au 19 octobre 2019.

« Ne pas se séparer du monde »

Je ne pensais pas revoir, cette année, aussi belle chose que la rétrospective Valentin. C’était sans compter l’exposition du musée national d’art moderne de la ville de Paris, où Derain, Balthus et Giacometti prennent sens l’un par l’autre. Il n’est pas, en ce moment, de meilleure affiche parisienne, et de meilleur refuge aux fausses valeurs qui paradent ici et là. Fabrice Hergott, en tête du catalogue, parle justement de l’omerta dont Derain reste la victime non consentante (sa famille, ses admirateurs veillent). La proscription n’a pas cours ici. Peut-on dire, du reste, que la France ait beaucoup montré Balthus depuis l’exposition historique et controversée de Jean Clair ? Plus de 30 ans, ça fait un bail. Quant à Giacometti, plus en cours, moins suspect de passions réactionnaires, il est plus courant qu’on l’associe à Picasso ou Beckett qu’au « peintre du voyage »… Un silence se brise, tant mieux! L’entente est-elle possible entre les protagonistes d’une exposition ? Celle-ci le prouve. Directeur, commissaire (Jacqueline Munck) et scénographe (l’excellente Cécile Degos) parlent, à l’évidence, le même langage. Certaines séquences, les autoportraits, les natures mortes si pleines du vide qui les enveloppe, les modèles partagées, les femmes et leurs étranges rêves de possession accidentée, les fragments enfin réunis des Bacchantes noires, se sont déjà durablement gravées dans la mémoire. L’entente est-elle possible entre les artistes ? Oui, assurément. À quoi j’ajouterai ce que Gracq disait de Camus et Char. L’éloignement du temps, près d’un demi-siècle, a rapproché, « dans la signification de leurs œuvres »,  ces trois géants dont les « silhouettes pouvaient sembler si différentes ». Stéphane Guégan

*Derain, Balthus, Giacometti : une amitié artistique, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 29 octobre 2017. Catalogue Paris-Musées, 49,90€. Sur la question du dernier Derain et du voyage, on se reportera au livre de Michel Charzat (Hazan, 2015) et au chapitre que je consacre à ce point aveugle de la vulgate moderniste dans L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente (Hazan, 2015).

On lira ensuite un texte sur le sujet, publié dans le catalogue de l’exposition Balthus que Cécile Debray a organisée en 2015. Ce court essai (ici réduit), je l’avais dédié à Robert Kopp. Sa récente promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur m’est une autre raison d’en donner à nouveau lecture.

Les dons entre artistes sont de valeur spéciale. En apparence, ils répondent à l’immédiat. Mais leur signification, lors qu’il s’agit de l’hommage d’un cadet, regarde déjà vers l’avenir, scelle un au-delà, désigne un autre rapport au temps. On le vérifiera avec Balthus, qui offrit à Derain, au début de leur amitié, une copie d’après Masaccio. Elle datait du fameux séjour toscano-ombrien de l’été 1926. Une bourse miraculeuse avait jeté le jeune homme sur le chemin de Piero et de Masaccio, les deux peintres chez qui, selon Roberto Longhi, s’était joué le destin de l’art moderne. Cinq cents ans après que Masaccio eut peint la chapelle Brancacci (notre photo), Balthus en avait vérifié la présence, celle d’un décor ruiné, majestueuse épave d’une civilisation qu’il était d’autant plus urgent de continuer qu’elle était menacée de disparition. La salutaire crise de l’avant-gardisme, qui frappa l’entre-deux-guerres, donnait toute son acuité aux copies masacciennes de 1926. L’une d’entre elles se rapporte à La distribution de l’aumône et la mort d’Ananias. Inspirée des Actes des Apôtres et critique acérée des « fausses richesses », la fresque concentrait la thématique rédemptrice du cycle entier, elle interpela donc celui qui se plaçait lui-même, à l’orée de sa carrière, sous la protection des figures tutélaires de la grande peinture.

Au début des années 1930, lorsque la copie de Balthus lui échut, André Derain apparaît comme le Masaccio du moment, et peut-être le nouveau Saint Pierre, à l’œil sévère mais aux générosités fécondantes. La cinquantaine atteinte, il touche au zénith de sa gloire et jouit d’un prestige qu’on ne mesure plus. Hormis Picasso et Matisse, nul artiste ne domine autant la jeunesse des ateliers. Derain en impose depuis que Paul Guillaume est devenu son principal marchand. Et Derain, dès 1919, devient le favori des jeunes dadaïstes de la capitale. Tandis qu’il donne des gages aux partisans du « retour à l’ordre », en se réclamant de Raphaël plus que de Cézanne, il envoûte Breton, Aragon, Eluard, tous le font entrer dans leur collection naissante et leur panthéon déclaré. L’auraient-il adoubé s’ils n’avaient senti, une quinzaine d’années avant Balthus, la puissance d’étrangeté de Derain, son horreur des taxinomies banales et cette capacité à transcender les genres ? Ces très jeunes gens, émules de Rimbaud et d’Apollinaire, marqués par leurs visites de la Galerie Paul Guillaume, redéfinissent les lignes du moderne. Écoutons Aragon, le 24 mai 1918, il écrit  à Breton : «Herbin après tout c’est de la peinture de gardien de square. A part Juan Gris, il n’y a que Picasso et Derain. Probablement en beaucoup plus grand Picasso c’est Goya et Derain Velázquez.» Le culte que voue Breton à Derain s’est mué lui aussi en ferveur amoureuse, comme l’atteste, en 1919, Mont de piété.

Ce premier recueil de poésies, illustré de deux dessins du peintre, lui consacre une pièce superbe, tout en alexandrins brisés, portrait possible d’un artiste du mystère, qui chercherait à travers la fable, le sacré ou le réel le lyrisme fatal d’une humanité frémissante. On était loin de la vulgate post-cubiste, dont Braque venait de donner sa version dans Nord-Sud, et que Derain avait trouvée «d’une sécheresse et d’une insensibilité effrayantes». La souveraineté du «fait plastique» relevait de ces «sottises» étouffantes, à dénoncer ouvertement. Le 7 novembre 1920, Littérature fait paraître «Idées d’un peintre», où les voix de Breton et Derain fusionnent presque dans la volontaire indifférenciation du récit d’une visite d’atelier. Les aphorismes cisèlent une esthétique qui va au-delà du réalisme assagi dont le peintre est devenu le représentant malgré lui : « Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses qu’on peint. La forme pour la forme ne présente aucun intérêt. » Peu importe que le surréalisme orthodoxe ait fini par renier un artiste à la fois trop incarné et trop réfractaire aux convulsions forcées, les dissidents l’ont vite rejoint, Bataille et Artaud, dont il illustre respectivement L’Anus solaire (1931, Galerie Simon) et Héliogabale ou l’Anarchiste couronné (Denoël et Steel, 1934), deux livres pétris d’un Eros de la vie et de la cruauté sans limites. D’une publication à l’autre, Balthus aura pénétré le cercle de Derain, qui touche au meilleur de la littérature, et sur lequel rayonne l’autorité indéchiffrable et  jouissive du grand aîné. A partir des lettres enflammées que le «disciple» échange avec Antoinette de Watteville autour de 1935, correspondance qui témoigne du vitalisme contagieux de Derain, on peut suivre la progression du portrait qui allait rapprocher à jamais les deux artistes.  Commande du marchand Pierre Colle, la toile du MoMA (notre photo), peinte sur bois, à l’ancienne, n’est pas une image aussi  transparente qu’on ne le dit. Derain, colosse impénétrable, semble investi d’une puissance comparable à celle de l’autoportrait de Poussin (Louvre), dont Balthus semble avoir voulu rappeler les gestes impérieux et la métaphysique des cadres vides.

Il n’y aurait là que glorification du «patron» et nouvel hommage du cadet, après le don de la copie de Masaccio… Mais la présence d’un très jeune modèle, à l’arrière-plan, dote l’image de résonances, voire de dissonances scabreuses. Vêtue d’une jupe trop courte et d’une combinaison trop glissante, elle baisse les yeux, comme si le géant en robe-de-chambre venait d’abuser d’elle ou s’y apprêtait. Un sentiment d’effraction et de violence sexuelle envahit le spectateur le moins averti des enjeux de la toile. On en dira autant du profit que Balthus a pu faire, au même moment, de certains tableaux de Derain, tels Geneviève au chapeau de paille et ses natures mortes aux relents sanguinaires… On notera enfin que la réalisation du portrait du MoMA s’inscrit dans les limites de la « querelle du réalisme » dont Balthus, à sa manière, fut l’un des acteurs, autant que son ami Giacometti, en délicatesse croissante avec le groupe surréaliste. Une lettre d’Antoinette de Watteville, du 3 août 1936, prouve qu’une certaine familiarité s’est déjà installée entre Balthus et Alberto. Leurs communes origines suisses et son récent volte-face réaliste de Giacometti n’y sont pas pour rien.  S’il fallait une preuve supplémentaire des nouvelles alliances qui s’opèrent vers 1935, il suffirait de citer l’attention que portent alors Aragon et Crevel à Derain, érigé en saint patron du nouveau réalisme, et à Giacometti, félicité de s’être dépris des idées de Breton et de refuser désormais toute « fuite de la réalité ». La formule se comprenait par ce qu’elle refusait, l’angélisme onirique ou abstrait, et surtout « l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale purement formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif ». Derain incarnait la capacité de tirer l’inconnu du connu, de dire la réalité autrement, mais il symbolisait aussi un refus plus global des postures et impostures du siècle. Balthus et Giacometti étaient à bonne école. L’avant-guerre les avait fait se trouver, la guerre les fit se retrouver en Suisse, dans l’entourage de l’éditeur Skira et de la revue Labyrinthe. De ce moment genevois, Jean Starobinski a dit l’essentiel. Autant que ce que nous appelons le réalisme de Derain et Balthus, c’est l’enveloppe de silence, le bruissement d’un espace engendré par les figures mêmes, que Giacometti a fait advenir en sculpture, dans la circulation muette des solitudes qui peuplent ses hommes au pas insolite et ses femmes aux corps totémiques. Stéphane Guégan

D’autres aventures solidaires

« La NRF est mon rocher », écrit Jean Schlumberger à Gide. L’aveu date de 1915 et se ressent de la guerre auquel le premier, qui fut soldat, doit d’avoir compris les dangers où l’illusion de la victoire allait jeter la France. Mais ce rocher salvateur n’a pas seulement l’apparence du symbole, il dit, par l’image, la vertu et le réconfort du collectif. Au XXe siècle, le groupe littéraire exige plus que jamais une éthique de fer, il doit être « manière d’être » avant d’être « manière d’écrire »… Schlumberger et Gide avaient été de la création de la NRF en 1908/09, de même que Jacques Copeau. Lorsqu’ils se lancèrent dans l’aventure du Vieux-Colombier, ce théâtre qui devait en organiser la rénovation par haine du « boulevard » et de l’héritage post-symboliste, les trois amis affichaient, en cet hiver 1913, l’éclat d’une volonté unique.  En parlant de « notre chapelle », bien avant de revenir à Dieu, Copeau ne limitait pas l’esprit de la communauté au laboratoire d’un nouveau théâtre, vingt ans après les expériences du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre. Fidèles aux Anciens et donc aux besoins de la Cité, il désignait aussi le sens de son action, et surtout l’écho qu’il espérait conquérir auprès d’un public pareil à lui. A cette Jeune-France, du reste, il adressa un vibrant appel au moment d’ouvrir les portes de la salle que feraient briller un Dullin ou un Jouvet. Après avoir publié la correspondance que Copeau échangea avec ce dernier (Gallimard, 2013), les Cahiers de la NRF accueillent les actes de récents Entretiens de la Fondation des Treilles. L’esprit Schlumberger domine ces rencontres et l’on s’en réjouit à lire ce volume édité par Robert Kopp et Peter Schnyder, dont j’ai déjà dit ce que la vitalité des études gidiennes leur doit. Mais Gide, une fois n’est pas coutume, s’efface un peu ici devant ses acolytes, bien plus acquis à l’hygiène des planches. Si certains auteurs corrigent heureusement le dégoût qu’on prête à l’auteur du Roi Candaule envers l’expérience de la parole partagée et actée, l’essentiel des contributions soulignent l’investissement de Copeau et l’apport, non moins essentiel, de Schlumberger, à qui Corneille tenait lieu d’étalon. Kopp, qui consacre un excellent article à ce lien passionné, en éclaire le terreau. D’Hugo et Gautier à Brunetière, les plumes n’avaient pas manqué pour affirmer la supériorité du Normand sur Racine. Force, courage, noblesse, Corneille en était l’éducateur éternel, paternel. « Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il a formé l’âme française, c’est bien de lui », déclarait Schlumberger. Le même, en 1923, devait publier une des meilleures recensions du Mesure de la France de Drieu, l’une des plus engagées aussi. Puisse, écrit-il, le ton « rude, probe et hardi » du livre réveiller son pays, trompé par une fausse victoire, se croyant encore doté des moyens de la politique de Louis XIV et se mettant, par hédonisme aimable, « en état d’infériorité dans la lutte inhumaine des grands empires industrialisés ». SG // Gide, Copeau et Schlumberger. L’art de la mise en scène. Les Entretiens de la Fondation des Treilles, Robert Kopp et Peter Schnyder (éd.), Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 25€.

Rapidement, signalons, aux Cahiers de la NRF, la parution longtemps attendue des chroniques politiques (1931-1940) de Maurice Blanchot, celles qu’il publia dans la presse conservatrice (Journal des débats) et dans les revues d’extrême-droite, tendance maurrassienne, chroniques dont nous avons déjà dit, au sujet de leur valeureux et docte éditeur, David Uhrig, combien elles  étaient de lecture fondamentale pour quiconque veut comprendre l’entre-deux-guerre, la veulerie de la IIIe République envers les premières provocations d’Hitler, le double jeu de l’Angleterre et des États-Unis, l’enfumage des intellectuels anti-fascistes (Gide, Malraux, Camus) au profit de l’URSS et l’éphémère enthousiasme maréchaliste de l’auteur des Faux pas (1943).  Bref, l’agonie d’un système dont notre pays a payé le prix fort  avant et après la défaite, comme après août 44. On se gardera, comme je l’ai lu ici et là, de confondre antisémitisme et xénophobie (les maurrassiens ne croient pas aux races), comme on se dispensera de jeter l’opprobre, sans essayer de le comprendre, sur le patriotisme (ceci explique cela) de la jeune droite des années 30, adepte d’une révolution conservatrice, très hostile à ce que Blanchot nomme le germanisme dont Hitler est la caricature raciste et bornée. Il paraît qu’il faut préférer à Blanchot 1 Blanchot 2, antigaulliste, pétitionnant à tout-va, un rien beatnik tiers-mondiste et convertissant l’exigence spirituelle de sa jeunesse révoltée en théorie littéraire de « l’absence au monde » et du verbe exsangue. Nous ne le pensons pas. SG // Maurice Blanchot, Chroniques politiques des années 1931-1940, édition (exemplaire) et préface de David Uhrig, Gallimard, 29€.

Plus rapidement encore, quelques publications relatives à Camus. Dans un livre nourri de documents inédits et qui se lit comme une chronique, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille décortiquent la flambée communiste du jeune Camus (1935/37), le PCF lui ouvrant une porte (opportuniste) qui conduit à ses idoles (Gide, Malraux), à l’heure de l’AEAR, porte qui se refermera vite sur la realpolitik de Staline et les atermoiements des « camarades » envers les indépendantistes algériens (ses frères de misère plus que de Marx). C’est là, dans l’Algérie des premiers combats, que le destin théâtral de Camus s’origine. Après beaucoup d’autres, Hélène Mauler y enracine ses analyses. Elles sont rapides, concises et d’une écriture vive, comme le réclament les ouvrages de cette excellente collection. L’auteur prend souvent appui sur la prédilection de Camus pour Copeau, et regroupe sa réflexion autour de l’aventure solidaire qu’est le théâtre selon les deux hommes. Camus n’a pas caché son admiration pour Copeau, le jeu de ses acteurs (se donnant physiquement parce que se possédant) et le souci de faire passer le texte avant le décor. À la fin de la première des lettres que René Char ait adressées à Camus, en mars 1946, il lui déclare adhérer à Caligula, qui relevait du cycle de l’absurde aux côtés du Mythe de Sisyphe et de L’Etranger. Il avait lu le roman au temps des maquis sans passion excessive. Et pourtant Char et Camus allaient nouer une grand amitié jusqu’à la mort précoce du Prix Nobel. Une amitié où il entrait autant de nietzschéisme que d’anti-communisme. L’opium des intellectuels d’après-guerre, très peu pour eux ! SG // Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Albert Camus, militant communiste, Gallimard, 25€ / Hélène Mauler, Le théâtre d’Albert Camus, Ides et Calendes, 10€ / Albert Camus et René Char, Correspondance 1946-1959, édition et présentation de Franck Planeille, Folio Gallimard, 7,70€ (augmentée de 8 lettres inédites au regard de l’édition précédente, collection Blanche 2007).

ANNÉES 30, LE RETOUR

9782757210710_humblot_1907-1962_2016-1Les meilleurs bilans en histoire de l’art ont une durée de vie qui n’excède pas 20/30 ans, après quoi le droit d’inventaire devrait s’appliquer à nouveau. Encore faut-il trouver de bonnes et patientes volontés ! On croit, par exemple, tout savoir sur la figuration de l’entre-deux-guerres depuis les années 1970-1980. Illusion, pourtant, et qu’il est urgent de dissiper… Or la grande paresse des vingtièmistes français n’a d’égale que leur cruelle absence de curiosité. Rien de comparable chez nous au formidable élan qui anime la recherche américaine en faveur du réalisme des années 30. De même qu’il ne se réduit pas outre-Atlantique à Edward Hopper, Grant Wood et Benton, comme vient de le rappeler la remarquable exposition du musée de l’Orangerie, « nos réalismes » débordent l’étiage des noms les plus publiés. Prenez Robert Humblot, que la Galerie Bernheim-Jeune a remis sous nos yeux sans que la presse d’art mainstream en ait parlé. Elle a eu tort, of course, mais vous aurez raison de vous jeter sur la publication qui accompagnait l’accrochage réparateur. Humblot, certes, est loin de s’être effacé de toutes les mémoires. Pour peu que vous vous intéressiez à l’école française du premier XXe siècle, le nom des Forces Nouvelles devrait vous être familier. Avec d’autres, Jannot, Lasne, Pellan, Rohner et Tal Coat, Humblot plongea sa belle insolence dans le ventre mou de l’académisme du temps. L’académisme ? Les avatars fatigués du post-impressionnisme, du nabisme, du fauvisme, du cubisme et même du surréalisme, qui eut aussi ses suiveurs inutiles et ses chromos.

9782754108270-001-G« Six jeunes peintres […] ont compris que le temps des escamotages […] était révolu », proclame Henri Héraut, lors de la première exposition de groupe, en avril 1935, Galerie Billiet-Vorms. J’ai dit ailleurs en quoi cette réaction n’avait rien de conservatrice (L’Art en péril, Hazan, 2016). On peut peindre grave sans renoncer à ce que la vie à de plus dramatique ou de plus intense. Sur fond de guerre d’Espagne et d’agitprop communiste, Humblot réinvente la peinture d’histoire et le nu sous la double étoile des peintres français du XVIIe siècle et du Quattrocento le plus sévère. D’autres alliances, plus modernes, pimentaient ce revival pur de tout pastiche. Lydia Harambourg voit bien ce que Picasso et Masson ont apporté de frénésie et d’inquiétude au groupe des Forces Nouvelles. En présence des Paysans de 1943, l’appel des Le Nain ne lui a pas échappé non plus. Quant à la somptueuse série de natures mortes de 1944, un genre que la défaite de 1940 et l’espoir de la Libération ont galvanisé, elle relie Humblot à Manet et Bazille. Ce que ce livre exhume aussi, c’est la pointe de saine grivoiserie qui titille l’artiste dès la fin de la guerre. On le verra jusqu’au début des années 1960 frayer dans les eaux, plutôt chaudes, de Balthus et Bernard Buffet. L’autre très bonne surprise du moment nous vient de Lyon et de l’éminente publication de Jean-Christophe Stuccilli sur Jean Martin, un peintre du cru, qui fit cause commune avec les Forces Nouvelles et les chrétiens du groupe Témoignage avant d’incarner, sous l’Occupation, une forme de Résistance que l’on pourrait croire aujourd’hui, par excès de manichéisme, plutôt paradoxale…

jean-martin-peintre-de-la-realiteÀ l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Humblot avait été l’élève de Lucien Simon, le meilleur représentant de la Bande noire. À Lyon, mais issu des quartiers ouvriers, Martin connaît d’abord le destin des autodidactes, ces innocents aux mains avides. À 15 ans, il est embauché par Noilly-Prat où il restera 15 ans… Nous sommes en 1926. L’année suivante, une exposition d’art belge le retourne. Permeke et son expressionnisme plébéien vont déterminer durablement sa peinture, réaliste à la manière aussi de Memling, Grünewald ou du dernier La Fresnaye, celui du Bouvier aux mains si parlantes. Une coïncidence historique, en profondeur, recharge de sens et d’urgence l’art le plus cruel, le passé le plus synchrone. On en verra la confirmation dans la rencontre qu’Henri Héraut favorise entre Martin et Forces Nouvelles. Une exposition générationnelle les réunit en 1938. C’est Humblot vers lequel Martin se sent le plus attiré. L’indécence de leurs nus les rapproche, de même que l’impératif de témoigner. La précision d’analyse de Stuccilli nous fait reconnaître ici une allusion aux déserteurs de la Wehrmacht, là un écho tragique à l’exil des Juifs de zone libre fin 1942. Martin n’était pas du genre à plier sous les boches. En contact avec la Résistance active et l’édition frondeuse, il ne fuit pas l’action des Jeune France, née du souhait qu’eut Vichy de galvaniser les nouvelles générations. Le cas de Martin confirme que le patriotisme prit des routes et des détours complexes après juin 40… A nous de les apprécier ! Humblot, dès 1936, et Martin, neuf ans plus tard, à l’heure de la reconstruction et du débat sur le nouvel art catholique, ont inspiré sympathie et respect au grand critique Waldemar-George (1893-1970), toujours incandescent dès qu’il se sera agi de promouvoir les « valeurs de l’esprit », et les « valeurs humaines », contre le formalisme. l’abstraction ou le primitivisme anti-occidental.

1472462160Cet Antimoderne de toujours, chantre précoce de l’identité malheureuse, a multiplié les causes, comme à plaisir, de la détestation et de la proscription dont il fut longtemps l’objet. Au temps de ma jeunesse, il ne faisait pas bon citer positivement ce Juif qu’on disait antisémite et fasciste parce qu’il n’avait pas chanté les vertus de l’École de Paris et qu’il avait claironné celles de Benito Mussolini et de sa conception latine de l’art comme transformateur social. La vieille Rome et le jeune christianisme, que le Quattrocento avait mariés, lui paraissaient constituer, vers 1930, un socle assez solide pour justifier la foi en un réalisme identitaire et universaliste à égalité. Je ne résume ici qu’à grands traits l’essai subtil et téméraire que vient de lui consacrer Yves Chevrefils Desbiolles, dont certains connaissent les travaux sur la presse d’art du premier XXe siècle. Nous voilà enfin armés pour comprendre l’homme et son parcours apparemment contradictoires. Car Waldemar-George, sous ses allures et vitupérations de prêtre réactionnaire, n’a pas taillé ses idées, et son obstination néo-humaniste, dans la soutane de Camille Mauclair et autres ténors de l’art aryanisé. Ils le lui rappelèrent sous l’Occupation…  Après la Libération, d’autres voix s’indignent, à gauche cette fois-ci. Quoi ! lui, le survivant, le Juif écarté du Paris des années sombres, comment peut-il soutenir Derain et Despiau, dénoncer le culte de l’informel et de l’inhumain avec des accents vichystes, et défendre Édouard Pignon et Augustin Rouart plutôt que le camarade Picasso ? C’était mal connaître son courage et son refus des lynchages hâtifs. Faisant de la « négation de l’homme » et de la barbarie de salon les fléaux majeurs de l’art moderne, Waldemar-George est passé de la religion communiste à la conversion catholique, et de Roger de La Fresnaye à Cobra, par fidélité à soi. Yves Chevrefils Desbiolles invoque, au contraire, la fameuse « haine de soi », clef trompeuse, me semble-t-il, de sa judéité, ni confessionnelle, ni communautariste : « Je ne cherche pas le Juif par-delà l’homme, écrivait-il en 1929. Je cherche l’homme par delà le Juif. » Il tint parole.

Stéphane Guégan

*Lydia Harambourg et Brigitte Humblot, Humblot (1907-1962), Somogy Éditions d’Art, 39€

*Jean-Christophe Stuccilli, Jean Martin (1911-1996). Peintre de la réalité, Somogy Éditions d’Art, 39€

rn_spengler_homme-et-technique-610x1024*Yves Chevrefils Desbiolles, Waldemar-George. Cinq portraits pour un siècle paradoxal. Essai et anthologie, Presses Universitaires de Rennes, 24€. Comme il est rappelé ici, Waldemar-George, au sortir de la guerre de 14, nourrit de Spengler et de Nietzsche sa vision pessimiste, c’est-à-dire lucide, d’un Occident en décadence et de la toute puissance des machines, génératrice d’une domination des hommes qui s’accomplirait sous couvert de la seule domination de la nature. Spengler publie L’Homme et la technique en 1931, peu de temps avant de dire son fait au nazisme (grosse différence avec Heidegger) et de tirer sa révérence. La lecture de Montaigne et Nietzsche l’avait vacciné contre l’euphorie progressiste et technocratique des modernes. Il observe avec le plus grand intérêt la naissance du sentiment écologique, le naufrage programmé du monde colonial et prédit ses conséquences à brève échéance. Que n’a-t-il parlé du retour (inversé) des guerres de religion, autre véhicule du loup prédateur ? (Oswald Spengler, L’Homme et la technique. Contribution à une philosophie de la vie, RN Éditions, 18,90€)

L’ÉTAU SE RESSERRE


Plus notre lecture progresse dans la correspondance de Zweig et Romain Rolland, plus s’accuse la supériorité du premier sur le second.
Supériorité d’ordre humain, littéraire et politique, que la marche accélérée de l’histoire rend plus nette au cours des années 1928-1940. Troisième et dernier d’une publication qui fera date, ce volume en est aussi le plus amer. Les deux amis que le communisme allait séparer font d’abord le deuil de leur idéal fraternitaire. L’esprit de Genève, dirait Drieu, bat en retraite. Partout reculent l’héritage des lumières et «l’espoir de 1919», partout s’affirment l’ère des dictatures, l’envoutement des masses, le culte des chefs et le dressage des artistes. Mars affute sa lame sur le dos du capitalisme failli : «J’observe avec une peur toujours croissante, écrit Zweig en octobre 1930, le terrible flux de la passion guerrière.» Si l’auteur futur du Monde d’hier a pu s’enthousiasmer un temps pour Mussolini, et vibrer au spectacle énergique des jeunes hitlériens, c’est qu’il sut dissocier la force révolutionnaire du fascisme de ses composantes régressives. Romain Rolland et nombre d’historiens ont vivement condamné ce qu’ils considéraient comme d’étranges inconséquences de la part d’un Juif viennois, qui fuirait l’Autriche en février 1934. Barbariser l’Allemagne, comme on le fit durant la guerre de 14, insulte l’intelligence de Zweig et son sens de la realpolitik, qu’il n’aime pas, mais observe comme personne. Le 4 février 1933, quelques jours après qu’Hitler est devenu chancelier, Zweig désignait la main de Moscou derrière la désunion des forces qui auraient dû contenir la folie des nationalistes : « La Grande Guerre recommence, l’Europe est plus menacée que jamais. Et le fait qu’en France la raison s’éveille nuit plutôt, car la peur l’a réveillée et tout ce que la France donnera maintenant à l’Allemagne paiera la Russie et sera écrit au profit de la réaction. Et dire qu’il y a dix ans, nous avons cru à la victoire de la raison ! »

9782246857594-001-x-1La Russie, Zweig s’y est rendu en 1928. Avec le «double visage» que présente chaque chose là-bas, l’empire communiste suscite une défiance qui tourne vite à la condamnation. Tandis que Rolland justifie la violence répressive au nom de la défense des «valeurs» menacées, et fait de Moscou le rempart contre la barbarie fasciste, miroir aux alouettes que Gide dénoncerait après s’être laissé piéger, Zweig comprend vite que Staline est décidé à affaiblir l’Europe démocratique et faciliter son futur dépeçage par les nazis, ses alliés potentiels avant l’affrontement final. Rolland, qui n’a rien vu venir, s’effondre à l’annonce du pacte germano-soviétique. Et pourtant lui aussi est allé en Russie, lui aussi a vu et entendu. Dès 1935, les Russes le tenaient et les purges de 1936 n’y feront rien. Le Front populaire et le front anti-franquiste, instrumentalisés l’un et l’autre par les soviétiques, servent à atténuer les ombres d’une dérive dictatoriale que Zweig, lui, n’accepte à aucun prix. Depuis Londres, où il va vivre l’essentiel de son premier exil jusqu’en 1940, Zweig ne s’enferme pas dans l’écriture de nouvelles biographies dont nous avons déjà dit combien les circonstances affectèrent le principe et l’écriture. Face à l’assouplissement criminel des Anglais envers Hitler, il s’indigne sans tarder. Munich et sa nouvelle journée des dupes, en septembre 1938, l’ont révulsé. «L’impossible exil» qui le mènerait jusqu’au suicide a fasciné plus d’un biographe. L’américain George Prochnik, dont le destin familial reste marqué par l’Anschluss et la persécution des Juifs, sait qu’on ne se fuit pas. Impossible… Son livre, plus écrit que docte, plus sensible que neuf, consacre ses meilleures pages au moment new-yorkais du dernier voyage. C’est une star que le «monde libre» fête au printemps 1941. Le Brésil devait le conquérir davantage, pas suffisamment pour l’arracher à la décision d’en finir.

imageSéparer l’Italie de Mussolini de l’Allemagne d’Hitler fut l’obsession de Pierre Laval, sa grande idée dès avant sa nomination au poste de ministre des affaires étrangères, le 13 octobre 1934, en remplacement de Louis Barthou. Sauf à projeter anachroniquement sur le Duce la future politique de l’axe, c’était une politique défendable. Laval se méfiait de Staline, autre bon point. Au début de septembre 1939, toujours persuadé que Rome pourrait «sauver la paix», il en appelait à une intervention italienne auprès d’Hitler tout en reprochant à Daladier sa politique complaisante envers l’Allemagne. Ce «socialiste dissident» (Jean-Paul Cointet), écarté du pouvoir sous le Front populaire, obéissait déjà au pragmatisme dont il ne s’est jamais écarté, et qui lui vaut de revenir aux affaires en juin 1940… Dans Vichy tel quel, vivante chronique des années 1940-1944 par un observateur répandu et caustique, Dominique Canavaggio trace un portrait très favorable de Laval, qu’il a bien connu et dont il suit pas à pas les mésaventures. Ce brillant normalien, devenu journaliste après avoir renoncé au théâtre, cultivait une authentique graine d’écrivain. Pour avoir fréquenté, à Ulm, de futurs partisans du redressement national, Pucheu et Déat, Canavaggio distinguera les idéologues, fascisants ou non, des hommes qui, venant souvent de la gauche, font de la Collaboration un moyen d’obtenir «que la défaite n’accable, ne ruine pas la France». Cette différence fondamentale allait vite s’ajouter aux conflits de personne et d’ambition qui tissèrent l’ordinaire de Vichy. Canavaggio rassembla ses souvenirs et notes après la Libération, il avait assisté, jour après jour, au drame qu’il n’avait pas su écrire pour Louis Jouvet. Le limogeage de Laval, le 13 décembre 1940, en constitue l’un des actes les plus réussis. Friand de la chose vue ou entendue, Canavaggio décrit la façon progressive dont se met en place la terrible machine répressive d’un gouvernement de plus en plus fantoche, au gré des concessions dont les dociles Flandin et Darlan, successeurs de Laval, ouvrirent la vanne.

Stéphane Guégan

9782213636238-001-x*Romain Rolland / Stefan Zweig, Correspondance 1928-1940, Albin Michel, 32€ ; George Prochnik, L’Impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde, traduit de l’américain par Cécile Dutheil de la Rochère, Grasset, 23€.

**Signalons aussi, de Catherine Sauvat, Rilke. Une existence vagabonde, Fayard, 20€, qui fait plusieurs allusions à Zweig, grand admirateur de son aîné. La réciproque est moins vraie… Nulle attache, nulle patrie, pas d’adresse, note Zweig de Rilke, un feu follet qui ne croit qu’à l’art et aux liaisons éphémères. Aux prises avec ce mufle, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, Catherine Sauvat contient un féminisme qu’on sent souvent près d’exploser. Elle se venge en brossant le portrait de celles qui se succédèrent, pas toujours, dans le cœur du poète génial. La fine fleur de ses amoureuses, Lou Andreas-Salomé ou Baladine Klossowska (mère de Balthus), et de ses soupirantes, telle Paula Modersohn-Becker, ne fut guère mieux traitée que les moins fameuses. La laideur sensuelle de Rilke a fait des ravages, ce végétarien était un sanguin compulsif. J’aurais parlé autrement de sa passion pour Rodin, Cézanne et Les Saltimbanques de Picasso, qui inspirèrent la plus autobiographique des Elégies de Duino. Mais Catherine Sauvat saisit bien la duplicité du personnage, sa culture française et allemande, sa mondanité de poète fauché, son peu d’aménité pour les Juifs et son esthétique assez mallarméenne de la suggestion objectale. «Il n’est vérité sans descente aux enfers», écrivait Jean Cassou dans ses Trois poètes (Rilke, Milosz et Machado). Pour Rilke, la grande poésie n’était pas faite de sentiments, mais d’expériences, livrées sans mode d’emploi ni repentance excessive. SG

***Dominique Canavaggio, Vichy Tel quel 1940-1944, avant-propos de Jean Canavaggio, Editions de Fallois, 22€.

DES POCHES BIEN REMPLIES

product_9782070469840_195x320«Il n’est poésie que de circonstance», aimait à dire Jean Cassou, citant Goethe… Le premier directeur du musée d’Art moderne, au sortir des années noires, croyait à la poésie et à la peinture de combat. Mal traité par Vichy, alors qu’il a déjà posé un pied légitime dans le milieu muséal (pas toujours aussi bien inspiré), Cassou entre en résistance, croise Paulhan et le réseau du musée de l’Homme avant d’agir à Toulouse, où il se fait coffrer par la police française. Nous sommes en décembre 1941. Relâché en février suivant, il est toutefois jugé en juillet et condamné. Pour un an, à nouveau, c’est la prison, les vers sous les fers. Car Cassou, qu’on prive de livres, écrit et s’élève au-dessus de ses malheurs. Le sonnet vous soigne vite de la tentation de l’épanchement. Début 1944, trente-trois d’entre eux sont publiés clandestinement par les éditions de Minuit, précédés d’une préface flamboyante d’Aragon, alias François La Colère. Cassou lui-même signe Jean Noir sa fine plaquette. «Le tour du sonnet, écrit Henri Scepi dans son excellente édition, opère une relève, annonce une promesse par quoi serait racheté ce temps de misère et d’infortune.» Le premier sonnet, qui rappelle la sublime Ophélie de Rimbaud, s’en tient à une morale inflexible : «il ne te reste plus qu’à mépriser le mépris même». Quant à «l’attachement à sa terre», il peut fort bien s’accompagner d’une aspiration  «aux grandes idées qui mènent le monde». La préface d’Aragon, annonce de La Semaine sainte, s’ouvre sur l’évocation de Géricault, dont le Louvre avait protégé La Méduse sous la botte : «En ce temps-là, la France était un radeau à la dérive emportant des naufragés, et les vivres manquaient, les enfants étaient pâles, les femmes déchiraient le ciel de leurs cris ; des hommes, si maigres qu’on voyait leurs douleurs, fixaient sur les lointains sans voiles la malédiction de leurs yeux secs…» Aragon y embarque plus loin les fusillés et les Juifs des «bagnes de Pologne». Cette préface, c’est son Cahier noir (Jean Cassou, Trente-trois sonnets composés au secret, édition d’Henri Scepi, Folioplus classiques 20e siècle, 4,80€). SG

1858002_mediumBête noire des écrivains favorables à la Collaboration, Mauriac les tança d’un brûlot de même couleur. Ce classique de la résistance mord encore… Avec le Maréchal, la NRF de Drieu, Fabre-Luce, les écrivains et les peintres du «voyage», le catholique bordelais ne prend pas de gants. C’est qu’il écrit masqué, et crucifie toute allégeance au diable. Les éditions de Minuit publièrent Le Cahier noir clandestinement en 1943, une parution anglaise vit le jour dès 1944. Autant dire que ces quelques feuillets en colère eurent un écho immédiat… Distinct du Journal de l’Occupation dont on trouvera ici quelques fragments, Le Cahier noir poursuit les «amis» de l’Allemagne de la même sévérité. Outre qu’ils s’aveuglent aux yeux de Mauriac, les partisans de la «nouvelle Europe» couvrent de leurs noms, sciemment ou non, des horreurs contraires à toute morale. L’origine du mal, pour un chrétien conséquent, est en chacun de nous. Aussi enjoint-il son lecteur à résister aux prosélytes réducteurs de Machiavel (comme Mussolini) ou de Nietzsche (comme les nazis) : l’action politique et militaire ne saurait se situer par-delà le bien et le mal. A lire Jean Touzot, le meilleur spécialiste de la question, ce J’accuse de l’ombre, sûr d’avancer dans la bonne lumière, confirme les positions qu’avait prises Mauriac depuis 1919. Le vieil humanisme chrétien, victime de la guerre, n’avait pas réussi à empêcher la suivante. Pourtant Mauriac, anti-munichois, aura dénoncé ceux qui ne surent briser à temps le cercle fatal ou caressèrent le «meurtrier du Kremlin» (François Mauriac, Le Cahier noir et autres textes de l’Occupation, édition établie, présentée et annotée par Jean Touzot, Bartillat, 12€ ; une petite erreur, p. 47, s’est glissée au sujet du voyage des artistes de 1941). SG

product_9782070455386_195x320Big Brother, aujourd’hui, s’appelle Google ou Facebook, l’ami des terroristes… Je me connecte, je me filme, je twitte, je partage, donc je suis… 1984 est bougrement dépassé. L’opium des idéologies s’étant évaporé, place au mourir-ensemble, à la tyrannie du présent. Orwell, en 47 ans d’existence, a enregistré l’accélération du temps, la massification moutonnière et l’attrait des dictatures sous toutes ses formes. S’il n’est pas né dans un milieu défavorisé, la nature ne l’a pas gâté. La faiblesse pulmonaire qui tourmente l’enfant tuera l’écrivain. Orwell avait survécu à la discipline militaire d’Eton (il se félicitera, plus tard, du collège), à la mouise des années parisiennes (son premier livre aurait dû s’intituler Lady Poverty), à la liquidation soviétique du POUM antifranquiste, à la seconde guerre mondiale… Au temps de ses plongées dans les abysses de la misère, à Paris et Londres, il se veut le nouveau Jack London (dont je reparlerai), celui du Peuple d’en-bas… Sur son chemin politique, on croise Barbusse, Huxley (son ancien professeur de français) et Koestler. Cet homme de gauche déniaisé eut une vie, qu’il avait interdit de raconter ! Stéphane Maltère la raconte sobrement, le lecteur français y apprendra beaucoup. Ce spécialiste de Pierre Benoit a fait son brexit (inversé) sans se noyer (Stéphane Maltère, Orwell, Gallimard, Folio biographies, 9,20€). SG

imagesIls épousèrent tous deux «la France» et l’aimèrent comme une femme, aurait dit Péguy… De Gaulle, privilège de l’âge, de sa formation de Saint-Cyrien et de son passage par l’enfer de Verdun, précéda Malraux dans le culte de la patrie qui les rapprocherait à jamais. Le prurit communiste de l’auteur de La Condition humaine fut pardonné dès la première entrevue, un coup de foudre, qu’Alexandre Duval-Stalla inscrit à sa date précise, le 18 juillet 1945. A rebours de ses prédécesseurs, il a opiniâtrement fouillé toutes sortes d’archives peu accessibles, notamment celles du fameux Gouvernement provisoire de la Libération dont le Général claqua si vite la porte. La guerre avait lié deux destins qui auraient dû s’ignorer, la politique resserra le lien inattendu jusqu’en 1969, au terme d’une «année terrible». Terrible, aussi, pour la France… La biographie croisée d’Alexandre Duval-Stalla avait trouvé son public en 2008, sous les couleurs de L’Infini et de Philippe Sollers, elle reparaît en poche où son souffle et ses coups de plume semblent plus percutants encore (Alexandre Duval-Stalla, André Malraux-Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Gallimard, Folio, 8,20€ : même éditeur, même collection, même prix : André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, parues d’abord dans la Blanche et dont j’ai rendu compte ici). SG

SAVE THE DATE

Mercredi 30 novembre 18h30
Table ronde musée Delacroix/Revue des deux mondes
Transmission et transgression : artistes et écrivains en butte à la censure au 19e siècle
Dominique de Font-Réaulx, Stéphane Guégan et Robert Kopp
Musée Delacroix – Entrée libre sur réservation

Jeudi 1er décembre 20h
Un art d’intérêt général : est-ce possible?
Conférence-débat avec Thomas Schlesser, Maxime Bondu, Camille Morineau, Hervé Aubron
LE BAL – 6 impasse de la Défense 75018 Paris

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.

STARO, PRIMO, MUSSO

product_9782070145607_195x320Starobinski aura 100 ans en 2020. Par avance, si j’ose dire, se dresse ce massif, une centaine d’études rédigées entre 1943 et aujourd’hui, autant de textes publiés en marge des grands livres, mais sertis comme eux, et s’y rattachant par le brio de l’analyse, la langue superbement intelligible et l’unité d’intérêt. L’ensemble, qui suffirait à notre bonheur, est précédé d’une longue présentation biographique, alliant photographies et données de première main, conforme aux usages de Quarto. Martin Rueff, éditeur du volume, signe aussi ces 200 pages passionnantes, première synthèse à être tentée et accomplie sur le très riche parcours de celui qu’il nomme le « plus grand herméneute littéraire de langue française du XXème siècle ». On explique la grandeur en la montrant et en fouillant ses origines, à défaut de tout clarifier. La beauté du destin, la force de réalisation propre à chaque individu, y perdrait. Les origines de Starobinski se confondent avec celles de ces Juifs polonais pour qui le XXème siècle, bien avant Hitler et Staline, inséparables fléaux des futures « terres de sang », signifiait l’exil. Afin de poursuivre des études de médecine, sans renoncer à la philosophie, Aron Starobinski quitte Varsovie pour Genève, à la veille de la guerre de 14, où sa situation s’améliore malgré d’autres blocages xénophobes. En dehors des années d’enseignement aux États-Unis, son fils Jean restera fidèle à la Suisse et au choix paternel, étudier l’homme sous la double lumière de la pensée et de la thérapie. L’impact de la psychanalyse sur ses travaux est notoire. Fasciné par l’univers clinique, il fait entrer très tôt l’étude la mélancolie dans sa vision d’un monde toujours déchiré entre maux et désirs. Freud l’aidera à y voir plus clair en Rousseau, l’homme des fausses transparences, et en bien d’autres, de Füssli au regretté Yves Bonnefoy.

product_9782070770373_195x320Les délires du freudisme ont fait tellement souffrir l’histoire littéraire et l’histoire de l’art, en affranchissant l’exégèse de tout rapport objectif à l’œuvre et son auteur, qu’il importe de rappeler les réserves et réticences de Starobinski à leur sujet. Ses premiers maîtres, au seuil des études classiques (1939-1942), l’avertirent du danger qu’il y avait à se contenter du dessous des mots et à se réfugier hors de l’histoire. A l’évidence, l’expérience de la guerre, fût-ce de Suisse, rendit impossible toute complaisance envers la tentation de survaloriser l’inconscient ou, à l’inverse, les seuls appels du présent dans la lecture des grands textes ou des grands peintres. Il avait commencé, sous l’œil vite amical de Marcel Raymond, par questionner la « connaissance de soi » chez le héros stendhalien, thème qui montrait que la littérature n’avait besoin d’aucune théorie extérieure à elle pour examiner ses procédures et sa finalité. Associant dans l’acte créateur cette construction de soi et le rapport à la communauté, Starobinski situera toujours le travail interprétatif à égale distance de l’œuvre et du milieu avec qui elle s’est formée. En conséquence, les divers modes sous lesquels un auteur se désigne lui-même à son lecteur ne pouvaient que le passionner.

product_9782070746545_195x320Starobinski est un de ceux qui ont le mieux traqué, par exemple, les masques épars et volontiers contradictoires de Baudelaire, dont il explora exemplairement les multiples faces et fonctions, du mélancolique lucide au critique d’art hyperactif, du saltimbanque marginalisé à son besoin des stimulations de la rue moderne. Très ouvert au poète des Fleurs du Mal et à sa décisive postérité, ouverture typique d’un disciple de Marcel Raymond, le présent volume surprendra par le peu de place qu’il fait au XVIIIème siècle. A explorer l’autre corpus de Starobinski, il souligne justement son souci des contemporains et rappelle ce qu’il doit à la communauté intellectuelle et artistique dont Genève fut le port franc et la revue Labyrinthe l’un des fiers vaisseaux. En1943, son premier article sur Balthus interroge « l’attitude profonde d’un grand peintre à l’égard de l’événement de notre temps ». Le privilège que le jeune critique accordera très vite à Montaigne et au XVIIIe siècle en découle : Starobinski éprouve une sorte d’amour fusionnel pour l’époque qui réévalue tous les discours « porteurs d’autorité » et ouvrit l’espace d’une communication directe, horizontale et aléatoire, entre l’art et son public. De l’opéra au Salon, du livre à l’estampe, de la souveraineté régalienne au partage politique, le siècle des philosophes invente notre modernité. Si « le retour de l’ombre » reste l’une des obsessions de son cheminement critique et politique, la « dignité de l’homme » en constitue le pendant. A scruter ainsi le monde et ses artistes, il se voulut sans doute moins solidaire de Michel Foucault et Pierre Bourdieu que de René Char et Gaëtan Picon. Stéphane Guégan

*Jean Starobinski, La Beauté du monde. La littérature et les arts, volume dirigé par Martin Rueff, Quarto, Gallimard, 30€

De l’autre côté des Alpes…

product_9782070143887_195x320Le dernier livre de Sergio Luzzatto a fait l’objet d’un lynchage médiatique en son pays, où la mémoire de la résistance reste un domaine difficile à aborder et dangereux à défier. Dans Le Corps du Duce, l’historien téméraire avait déjà affronté les fantômes de l’Italie fasciste, des années 20 à sa phase terminale (fin 1943-1945), en rappelant que les violences et les victimes de la guerre civile ne furent pas toujours celles que l’on croyait. Parce qu’il convoque la figure éminente de Primo Levi et narre un épisode peu glorieux de ses trois mois de lutte aux côtés des partisans, Partigia s’exposait à de plus grands déboires. Luzzatto s’est donc vu accuser d’avoir souillé le rescapé d’Auschwitz et, à travers lui, la cause de ceux qui se dressèrent contre la République de Salo et ses alliés allemands. Mais est-ce vraiment les noircir, le diffamer que d’éclairer la réalité des combats et des comportements dans la confusion qui suivit l’armistice de septembre 1943 et dont le Malaparte du Compagnon de voyage a génialement saisi les incertitudes ? Le groupe de partisans auxquels Primo Levi fut lié ne brilla guère par sa préparation et son efficace, hors du jour où deux innocents furent exécutés, sur fausse dénonciation, « à la soviétique ». Une balle dans la nuque, sans prévenir, joli travail, vite tu. SG // Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Gallimard, 26€

9782262065232Mars-avril 1932, palais de Venise, Rome… Mussolini, au pouvoir depuis 10 ans, ne sort plus guère, mais il reçoit encore… Singulier visiteur que cet Emil Ludwig, Juif de Silésie, polygraphe phare de l’Allemagne pré-hitlérienne, venu interviewer le Duce… Comment refuser de s’entretenir avec cet auteur à succès, qui a déjà Staline à son tableau de chasse ? En outre, rappelle l’excellente présentation de Maurizio Serra, le Benito d’alors conserve le prestige de ses années socialistes et a entamé une politique d’apaisement avec ses amis/ennemis d’hier. De cet homme autoritaire, de l’amant de Margherita Sarfatti, qui ne fait pas profession d’antisémitisme et ne présente aucune des tares psychiques d’un Staline ou d’un Hitler, ajoute Serra, qui pourrait deviner l’évolution, le rapprochement avec l’Allemagne, les lois raciales et la chute en marionnette de Berlin ? Ce que l’on a oublié de Mussolini, de notre côté des Alpes, sa grande culture germanique, lettres et musique, Emil Ludwig le sait et en joue durant ces rencontres qui accouchèrent d’un livre clef, paru chez Albin Michel dès 1932, et que les éditions Perrin nous rendent. Mussolini, dont le narcissisme n’avait pas encore montré tous ses coups de menton et ses profils césariens, y laisse courir son verbe facile, Ludwig tend une oreille attentive et pleine d’espoir. C’est que le journaliste, bientôt exilé en Suisse, avant le départ pour les États-Unis, voit encore en Mussolini un « révolutionnaire », « une réaliste constructif », incapable de céder aux sirènes du nazisme et du communisme. De fait, nietzschéen conséquent, le Duce devait longtemps résister à Hitler. SG // Emil Ludwig, Entretiens avec Mussolini, présentation et notes de Maurizio Serra, collection Tempus, Perrin, 8€.

L’ÉTÉ SERA FAUVE

5a3e0b952fc6443cad166cf972497c6cEncore un cas de maltraitance caractérisée! Charles Camoin, ou plutôt Carlos Camoin, selon la variante espagnole qui plaisait à Cézanne et à leur commune conception de la peinture virile, n’est pas sorti du purgatoire, celui des fauves mineurs, où nous le reléguons inconsidérément. Combien d’années et de publications faudra-t-il encore à Claudine Grammont, rare experte française de Matisse, pour que son grand-père jouisse à nouveau du statut qui fut le sien longtemps après le Salon d’Automne de 1905 et son supposé scandale. Réduite aujourd’hui à ses plus banals atours, le choc et l’arbitraire de tons enflammés, l’explosion fauve ne semble plus qu’une étape dans le grand affranchissement de l’art moderne. On continue à parler, en bien ou en mal, de son mélange d’hédonisme et de brutalité instinctive, à les opposer à l’intelligence du signe tel que les cubistes, seuls, l’auraient pratiquée… Le vieux conflit du dessin et de la couleur, de l’idée et de la sensation, se ranime sans qu’on en ait toujours conscience. L’exposition du musée Granet est justement consciente de cette erreur de lecture, elle rend au fauvisme sa vraie durée, et donc sa vraie portée, en revenant à Camoin, l’homme du Sud, et aux deux rencontres qui modelèrent sa pensée plastique, Gustave Moreau et Cézanne. Entre l’école des Beaux-Arts, où le Marseillais croisa Matisse et Marquet en 1898, et le coup de foudre aixois, trois ans plus tard, il faut se garder de voir quelque reniement. Camoin ne trahit pas Moreau, et son imaginaire, par dévotion pour Cézanne, et son culte de l’empirisme réfléchi. Au-delà de leur commune passion pour l’Italie des coloristes et la grande poésie, les deux mentors du jeune homme s’accordaient sur l’essentiel, le rejet de l’anecdote en faveur d’une vérité humaine plus large, et la pratique du nu dans la fidélité à une certaine littérature. Le plus baudelairien des fauves, vérifiant ses ardeurs de faune au contact des filles à bordels, Camoin a charmé Cézanne avec quelques-uns des nus les plus incisifs, et donc décisifs, de la peinture française. Est-il besoin de rappeler que les baigneuses du maître n’étaient pas de simples exercices de style ? Le désir obsessionnel de créer de « modernes » Olympia, à la suite de Cézanne, ne quittera plus Camoin et lui vaudra des déboires fameux. En 1905, il déclarait à Charles Morice vouloir « achever ce que l’impressionnisme a indiqué ». Cézanne et d’autres, Fragonard, Manet et le dernier Renoir, l’auront aidé à contourner la religion du simple pleinairisme et le piège de la sténographie confortable.

catalogue-jean-lurcat-au-seul-bruit-du-mondeOn ne peut pas dire qu’Eros ait beaucoup préoccupé Jean Lurçat, non l’homme, très séducteur, mais l’artiste, auquel la Galerie des Gobelins ouvre ses plus beaux espaces pour un juste et solaire hommage, orchestré avec panache par Jean-Michel Wilmotte. Les Baigneuses de 1931-1932, qui hésitent entre le Picasso de Dinard et le maniérisme de l’entre-deux-guerres, y font figures d’exception, de belle exception ; elles semblent pourtant pressentir le sort funeste qui les attend. Bientôt, en effet, sous l’égide de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), le PCF et Aragon exigent de Lurçat des preuves plus tangibles de son engagement aux côtés du prolétariat, en plein accord avec les directives de Moscou. Le dandy fêté des années 1920, après avoir fait escale à Smyrne, s’était montré capable de stigmatiser la violence génocidaire des Turcs. Après février 1934, son ardeur combative se donne d’autres cibles. Assez docile pour fustiger publiquement Gide l’apostat, il rejette pareille servilité idéologique en peinture. La transparence militante, qu’il s’agisse de chanter ou de châtier, reste à la porte de ses meilleurs tableaux. Ainsi Les Trois pèlerins de 1936 revisitent-ils les frères Nain à la lumière de Georges de La Tour, pères spirituels du nouveau réalisme. Plus social que socialiste, comme le note Christian Derouet, ce réalisme affecte peu les cartons de tapisserie de Lurçat, étroitement associé aux entreprises de Marie Cuttoli depuis les années 20. Marqué par l’École de Nancy et le purisme d’Ozenfant, il a créé ses premiers canevas au sortir de la guerre, qu’il a faite. Ils l’avaient préparé à mieux digérer les effets de la crise, fatale à la peinture de chevalet qu’il abjure dans un manifeste incendiaire. Son adhésion à l’AEAR précipite aussi le choix du mural, peinture et tenture. Favori des commandes du Front populaire, il bénéficie aussi des attentions de Guillaume Janneau, directeur du Mobilier national. La production des Gobelins se replie, après juin 1940, à Aubusson, où Vichy va soutenir également les ateliers privés. Jusqu’en 1942-1943, Lurçat s’associe au « programme de régénération de la tapisserie française moderne ». En janvier 1945, voulant faire oublier cet optimisme Jeune France devenu compromettant, il certifiera au nouvel administrateur du Mobilier national avoir professé une autre idée du patriotisme que Janneau. Hélas, l’excellent catalogue de l’exposition Lurçat fait toute la lumière sur cette soudaine amnésie. L’histoire de l’art actuel, souvent oublieuse, préfère se souvenir du Lurçat qui fit « clandestinement » tisser Liberté en écho à Paul Eluard, comme si l’Occupation n’avait pas connu ce genre de double jeu, qui fut moins une lâcheté, qu’une réalité de l’époque, la ruse de son patriotisme…

Fig19013L’autre très bonne surprise du moment, et je pèse mes mots, c’est l’exposition Paul Delvaux du Centre Wallonie-Bruxelles dont le titre un peu attendu, L’Echo du rêve, ne laisse pas deviner les vraies richesses. Oubliez vos préventions, si vous en avez, pour l’onirisme séraphique et théâtral des ultimes œuvres, presque délestées de toute matière, malgré le charme persistant de leurs belles errantes ! Le Delvaux des années 1930 n’était pas fait de cette étoffe-là. Il convient de remonter un peu plus haut pour ressaisir les métamorphoses qui se succèdent au sortir des Beaux-Arts de Bruxelles, où il eut pour professeur Jean Delville, étonnant symboliste… La vingtaine atteinte et la la guerre de 14 derrière lui, le jeune homme regarde l’époque dans le fond des yeux, et ce qu’il y voit ne ressemble guère aux années folles. La gare, motif promis à un bel avenir, ne dit pas encore le voyage intérieur ou la rêverie métaphysique, elle est le signe noir d’une industrialisation délirante dont la guerre de Monsieur Krupp fut à la fois l’une des conséquences et l’accélérateur. Puis Delvaux, n’écoutant que son amertume et une tendance clownesque locale, se laisse happer par le magnétisme acide des expressionnistes, Gustave de Smet, Constant Permeke et le grand Ensor… Cela donne la série soufflante de tableaux et dessins du début des années 1930, que nous découvrons avec une sorte de stupeur et d’admiration amusée. La femme en forme le centre de gravité ou d’hilarité. La Vénus endormie de 1932, variation bouffonne sur le célébrissime Giorgione de Dresde, ne nous fait grâce d’aucune des laideurs physiques et morales de spectateurs que la beauté ne peut plus sauver. L’Eve  heureuse, gisant ironique, refuse d’ouvrir les yeux sur un public aussi misérable. Plus loin, une série de fusains nous confronte à la face cachée de l’érotisme de Delvaux, où l’empoignade sexuelle n’a pas encore fait place aux rêves d’étreinte, le contact des épidermes aux extases solitaires. 1934, pour notre Liégeois, signifie moins le frisson politique que l’adhésion au surréalisme. Le dialogue avec De Chirico, Balthus et Magritte, Jean Clair le notait dans son livre de 1975, change entièrement la donne. Merci à Claire Leblanc, la conservatrice du musée d’Ixelles, d’avoir rendu possible, ici, à Paris, les retrouvailles entre le Delvaux des sites internet et le Delvaux des fous de peinture. Stéphane Guégan

9782757209882_GustaveMoreau_GeorgesRouault_SouvenirsDAtelier_CATEXPO_MuseeMoreauParis_2015*Camoin dans sa lumière, Musée Granet, Aix-en-Provence, excellent catalogue sous la direction des commissaires, Claudine Grammont et Bruno Ely (Liénart, 29€). Il contient une première, la transcription scrupuleuse des lettres que Cézanne adressa à Camoin entre 1902 et 1906, les sept qui nous soient parvenues, sachant qu’il en exista d’autres, prêtées à Apollinaire et aujourd’hui introuvables. Dans son essai, Claudine Grammont éclaire les enjeux politiques et esthétiques du cézannisme à l’orée du XXe siècle, Maurice Denis, Emile Bernard et Camoin ne partageant pas nécessairement la même vision du « maître d’Aix »… Ceux qui voudraient en savoir plus sur l’enseignement de Gustave Moreau, et le rôle de l’atelier de l’École des Beaux-Arts qu’il dirigea entre 1892 et 1897, disposent désormais d’un ouvrage remarquable (Gustave Moreau / Georges Rouault. Souvenirs d’atelier, Somogy, 35€). Dirigé par Marie-Cécile Forest, l’actuelle patronne du musée Gustave Moreau (dont Rouault fut le premier directeur en 1902), il offre enfin une image exacte et complète d’un des lieux de passage essentiels entre la culture postromantique, l’idéal académique et la fermentation de la génération fauve. On notera que Moreau mit Rouault, son élève préféré, en contact avec Jean Delville, le premier professeur de Delvaux… Autre curiosité, l’achat du Christ mort du Salon de 1896, si rembranesque, par les Sembat, qui en firent don plus tard au musée de Grenoble, réputé pour ses Matisse. Un dernier mot sur celui que Cézanne tenait pour un « animateur » hors pair : Moreau, disciple lui-même de Chassériau, transmit à ses disciples son goût de la haute poésie, de Gautier à Baudelaire, dont Rouault et Matisse devaient illustrer Les Fleurs du Mal (voir notre édition, à paraître en octobre prochain, Hazan). SG

**Jean Lurçat (1892-1966). Au seul bruit du soleil, Galerie des Gobelins, Paris, jusqu’au 18 septembre. Catalogue fouillé sous la direction de Christianne Naffah-Bayle et Xavier Hermel (SilvanaEditoriale, 39€).

***Paul Delvaux. L’Écho du rêve, Centre Wallonie-Bruxelles, jusqu’au 19 septembre 2016. Voir le collectif Paul Delvaux dévoilé, Snoeck, 2014, 29€.