PRIMA LA MUSICA

Le Moyen Âge de la poésie amoureuse et du divin à hauteur de cœur, vécu dans l’intimité des mots, des sons et des images, ne s’est jamais mieux porté, à lire les contributeurs de ce beau volume, merveilleusement illustré et conforme à son objet. Ut musica poesis : une certaine pratique de la poésie, sous l’Antiquité déjà, vise moins à la dire qu’à la chanter, la danser, voire la montrer. Du XIIe siècle des Troubadours au début de ce que l’on nomme la Renaissance, l’aspiration lyrique rime avec l’aspiration, sensible dans les manuscrits et livres pré-gutemberguiens, à donner un corps, un espace et parfois une couleur aux lettres qui débordent souvent les limites de la lecture instrumentale. Il arrive que certains livres, indifféremment profane ou sacré, épousent la forme de cet organe à qui nous devons la vie et où l’imaginaire occidental loge le foyer des sentiments.  Bien avant Apollinaire et ses calligrammes, on peint avec les mots, et l’art d’aujourd’hui, revendiquant d’autres filiations loin du modernisme idiot, redistribue l’alliance du verbe, de l’ouïe et du voir, et de l’émouvoir, de mille façons. Stéphane Guégan / Nathalie Koble et Amandine Mussou (dir.), Ut musica poesis. Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, Editions Macula, 42€.

Ah que les princes, les rois et leurs avatars récents ont l’oreille fine ! Comme ils savent s’entourer des musiciens que la postérité les félicitera d’avoir protégés et pensionnés ! Et ne croyez pas que la fin de l’Ancien régime ait mis fin à cette association du sceptre et des enfants d’Euterpe. Etymologiquement, la muse de la musique, en Grèce ancienne, renvoyait à la faculté de plaire. Le danger de confondre plaisir et complaisance ne date donc pas d’hier, de même que la tendance à indifférencier flagornerie et narcissisme. Maryvonne de Saint Pulgent, avec la clarté incisive qu’elle imprime à tous ses livres, s’intéresse et parfois s’attaque à la courtisanerie des musiciens officiels, de Lully à Boulez. Sacrilège, dira-t-on depuis les espaces sonores de l’art assisté. Saint Boulez repeint en nouveau Lully, la perruque en moins, voilà qui indigne (pour faire écho à un pamphlet de désagréable mémoire). Encore la comparaison conserve-t-elle une part de flatterie, en laissant penser que les deux compositeurs étaient d’égale valeur, ce que le catalogue de Boulez ne permet de penser qu’à ses afficionados. Malraux n’en était pas, lui qui croyait pourtant au dirigisme étatique en matière de culture. Outre sa dilection pour les arcanes du régalien, Maryvonne de Saint Pulgent connaît si bien la musique qu’elle résume en 400 pages alertes ses épousailles avec le pouvoir. Il est, certes, des époques moins portées à la régulation verticale. Par exemple, le règne de Louis-Philippe, au grand dam de Berlioz, ne couronne aucun compositeur, laissant juges les amateurs. Jusqu’au XXe siècle, l’argent public à travers les vecteurs institutionnels constitue l’essentielle contribution d’en haut. Si le mécénat d’Etat ultérieur, en temps de crise économique ou politique, se montre plus interventionniste à l’occasion, peu d’exemples de comportements dictatoriaux, en dehors de Boulez, seront à dénombrer. Afin de conclure, l’auteur cite Pascal Ory, bien placé en raison de sa connaissance du Front populaire et de son intervention dans l’affaire Karol Beffa, qui actait, en 2014, la fin d’un monopole du goût et des Verdurin de « la contemporaine ». Le regretté Benoît Duteurtre, cauchemar du Monde et de la bienpensance, en croisant le fer, aura aiguisé sa verve. SG / Maryvonne de Saint Pulgent, Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 35€.

Ennemi juré de Berlioz, Paul Scudo lui porta le coup de grâce lors de son entrée, en 1856, à l’Académie des Beaux-Arts. La plume de la Revue des deux mondes prit ainsi un plaisir certain à féliciter l’Institut d’accueillir sous son toit un nouvel écrivain, à défaut d’un musicien digne du nom. Pour être très excessif, notre Vénitien francisé soulignait cruellement une évidence, la République des lettres avait mille raisons de tenir pour sien le polygraphe chevelu. Qui a lu Berlioz connaît son aisance à raconter ses malheurs, peindre ses impressions de voyage, louer et souvent étriller ses confrères, dès avant le Second Empire. Il faut le compter parmi les plus éminents critiques musicaux de son temps (6000 pages), et un épistolier de première grandeur (7 volumes épais). Ce vaste corpus étant désormais réuni, annoté et commenté des deux côtés de la Manche (l’Angleterre, qu’il a chérie, l’adore et le joue plus que nous), une étude d’ensemble s’avérait tentante. Le grand gautiériste François Brunet, fin musicologue à ses heures (Théophile Gautier et la musique, Honoré Champion, 2006), n’a pas résisté à l’envoutement, que Pierre Citron, l’homme de Balzac et Giono, avait subi avant lui. Mais son livre garde la tête froide et, après une étude précieuse de la rhétorique berliozienne, aborde successivement les genres propres à l’activité scripturale, inlassable, souvent orageuse ou dépitée, du musicien « malheureux ». Elève de Lesueur (chouchou de Napoléon Ier), celui que Gautier présentait comme le Delacroix de son art professait de classiques convictions, il resta gluckiste en pleine révolution wagnérienne (Baudelaire le lui reproche). Pourtant Berlioz aime aussi les longues phrases, et pas seulement quand il mélodise avec génie (Les Nuits d’été, once more, sur des poèmes de Gautier). Brunet s’intéresse moins au parcours politique, qu’analyse Maryvonne de Saint Pulgent dans un chapitre aigre-doux de son livre. Notre homme débuta aux côtés de la presse ultra, avant 1830, oublia ensuite son légitimisme, fit la moue en 1848, se félicita du coup d’Etat en décembre 1850, mais souffrit sous l’Empire de sa réputation d’orléaniste. L’éternel ballotté, l’incurable déçu, assez mal en cour par ses maladresses, ne fut pas le Boulez du romantisme. On peut s’en réjouir. SG / François Brunet, Hector Berlioz, épistolier, journaliste, librettiste et mémorialiste, Honoré Champion, 88€.

J’ai toujours pensé que Manet avait lu et conservé en mémoire l’époustouflante recension de la première du Hamlet d’Ambroise Thomas dont le Moniteur universel donna lecture le 16 mars 1867. Bien entendu, c’est Gautier qui tient la plume, note les diminuendos surnaturels de la scène inaugurale du spectre, met à sa place ce musicien plus grave que frénétique, comme pour mieux souligner la fièvre de l’immense baryton Jean-Baptiste Faure, l’égal de l’acteur shakespearien Rouvière quant à l’énergie noire. Passer de celui-ci à celui-là, c’est passer d’un tableau de Manet (notre illustration) à un autre, et rendre le peintre à sa culture scénique et romantique. En cette fin du Second Empire, la chronique théâtrale de Gautier, dont nous avons parlé à maintes reprises, embrasse l’actualité musicale. Le poète cher à Ezra Pound profite ainsi d’une reprise partielle du Roméo et Juliette de Berlioz pour le qualifier, lui, de « shakespearien ». La mort allant vite, Théo devait signer la nécrologie de celui qui, né sous une étoile enragée, n’avait jamais vraiment conquis le grand public, à l’exception du succès de L’Enfance du Christ (son chef-d’œuvre, il est vrai, avec les Nuits d’été). On sent ailleurs le poète plus conquis. Ainsi accueille-t-il avec chaleur un inconnu, qui ne le restera pas longtemps, en janvier 1868. La Jolie fille de Perth vient d’être donné au Théâtre-Lyrique, rival de l’Opéra : « M. Bizet appartient à la nouvelle école musicale et a rompu avec les airs de facture, les strette, les cabalette et toutes les vieilles formules. Il poursuit la mélopée d’un bout à l’autre de la situation et ne coupe pas en petits motifs faciles à chantonner en sortant du théâtre. Richard Wagner doit être son maître favori, et nous l’en félicitons. » Encouragé par sa fille Judith et par Baudelaire, Théophile aura secondé le wagnérisme français, électrochoc et pathologie, mais sans sacrifier au culte encombrant la musique française et la nouveauté verdienne, très présente dans le tome XIX de ses admirables pages de journalisme dramatique. SG / Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XIX, juin 1867-mai 1869, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 125€.

Les incompatibilités d’antan n’ont plus force de loi au XXIe siècle. Prenez Christian Wasselin, éminent connaisseur de la chose musicale. Tout berliozien et mahlérien qu’il soit, il nous donne une vie de Satie, mort il y a cent ans, qui confirme son aptitude à la biographie malicieuse et son peu d’aversion pour la ligne claire. Le natif d’Honfleur (ville bénie, on le sait), l’exilé de la rue Cortot (où il logea ses amours avec Suzanne Valadon), le faux ermite d’Arcueil personnifie, à côté de Chabrier, Debussy et Satie, ce qui est arrivé de mieux à notre musique depuis l’indépassable Rameau. Lui-même préférait, on le comprend, Chopin à Wagner, sans rester étanche aux sirènes de Bayreuth. Peu de musiciens ont été portraiturés autant que lui, selon les pointillés par Antoine La Rochefoucauld, en héritier de Verlaine par la colonie des Espagnols de Paris, ou en pianiste du Chat noir. Le secret de son génie tient en partie aux correspondances qu’il affectionnait, lui le grand lecteur, lui l’iconophile, pareil en cela à Debussy, qui fit tant pour lui. Et puis, évidemment, il y eut le choc de Parade. C’est Cocteau qui le pousse, rêve longtemps caressé, de coudre ensemble la Sparte des Gymnopédies et le forain de Toulouse-Lautrec, Morand l’a bien compris Né en dehors de l’Ecole, Satie en remontrait toutefois aux élèves trop sages. Il avait, d’ailleurs, quelques années de conservatoire dans les doigts. Comment faut-il le jouer, se demande Wasselin après nous avoir donné l’envie, s’il était nécessaire, de revenir aux enregistrements inégalés d’Aldo Ciccolini (né en 1925 !). De façon inexpressive, répond le pianiste Jean-Marc Luisada, et en pensant à Magritte, ajoute-t-il. Hum ! Ne vaut-il pas mieux interpréter Satie, comme le dessina le Picasso qu’on dit néoclassique, d’un trait vibrant, en somme, sans négliger la pédale ? Sobre, pas sec. « Portez cela plus loin », aurait conclu Satie lui-même. SG / Christian Wasselin, Erik Satie, Gallimard/Folio biographies, 10,50€. A lire aussi Patrick Roegiers, Satie, Grasset, 22€, plus un récit biographique qu’un roman, à rebours de ce que dit la couverture. Comme Jankélévitch, Roegiers prend l’humour du musicien au sérieux, sans traiter ses drames à la légère.

« Tout art tend constamment aux modalités de la musique », écrit Walter Pater en 1877 à propos du Concert champêtre (Louvre) cher à Manet. Depuis dix ans, un Whistler baptisait de titres musicaux ses tableaux, à mesure qu’ils se vidaient de tout référent extérieur pleinement identifiable, et que le peintre de Londres, d’abord baudelairien, puis mallarméen, cherchait à faire primer le suggestif sur l’iconique. L’époque sera bientôt au wagnérisme, à la quête des expériences totales, des synesthésies, seules capable de rendre l’individu et le monde à leur unité perdue. Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon ont consacré à l’Ut musica pictura (et inversement) un chapitre du panorama très ambitieux qu’ils viennent de consacrer au symbolisme en lui associant d’autres experts de ce que la fin-de-siècle, en référence à la tradition de l’idea, appelait avec hauteur la peinture d’imagination. Était-il si naturel de penser l’image comme l’équivalent d’une composition sonore, et non d’un texte préexistant, et l’œil comme l’analogue de l’ouïe ? Disons que le modèle musical, sans détrôner le modèle poétique, aura permis de repousser les limites du pictural loin des rivages du réalisme. Car on ne saurait définir le symbolisme qu’à partir de son supposé contraire. La force du présent bilan réside aussi dans l’extension du domaine traditionnellement imparti à son sujet. Outre que l’iconographie réserve bien des surprises captivantes, et que tous les médiums sont concernés, les auteurs suivent la vague du symbolisme, phénomène sans frontières, en ses recoins les plus variés. Socialisme, nationalisme, christianisme et néopaganisme sont quelques-uns des ismes que la nouvelle esthétique seconde et leste, soit de platonisme (l’essence des choses), soit de relativisme (le mystère comme signe d’une réalité en partie inaccessible à la raison). L’enquête s’arrête aux portes de la peinture abstraite, elle aurait pu pousser celles du surréalisme, friand des visions de Moreau et des noirs de Redon, de l’exotisme de Gauguin et du mysticisme de Filiger. SG / Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon (dir.), avec la collaboration de Rossella Froissart, Laurent Houssais et Adriana Sotropa, Le Symbolisme, Citadelles § Mazenod, 199€. A paraître, Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF/Orsay.

Le 31 décembre 1937, à quelques mois de l’Anschluss, le Wiener Philharmoniker adressait à Jean Zay ses sincères condoléances au sujet de Ravel, mort trois jours plus tôt. Le ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts répondit aux Viennois, très touché de la part qu’ils prenaient à « la perte cruelle qu’éprouve la musique française en [sa] personne ». Parfait reflet du sacre tardif de Ravel, cette lettre est la 2756e du monument que Manuel Cornejo a élevé à son musicien préféré. A chaque édition de la correspondance de Ravel, elle prend du poids et gagne en annotations. Si ces lettres manquaient d’esprit et d’informations, on aurait moins de raisons d’applaudir à l’effort renouvelé des chercheurs. Cornejo, dernier en date, a fait gravir à l’exhumation des documents un stade impressionnant. Aux lettres se sont réunis articles et entretiens de Ravel, autant d’indices de sa difficulté à sortir de sa nature pudique ailleurs que la plume en main ou dans le tête-à-tête de l’interview. Autant que les destinataires, de Colette à Ida Rubinstein, de Fauré à Poulenc, les goûts littéraires (Poe, Mallarmé) et les cercles se redessinent sous nos yeux, à commencer par la nébuleuse de Misia ex-Natanson. Ravel était son musicien préféré et le présenta à Bonnard, chez qui passe parfois le souvenir des partitions du premier (Shéhérazade). La courte missive que Ravel adresse au peintre en septembre 1908, goguenarde de ton, scelle aussi leur amour commun des « gosses » et des « bêtes ». Bonnard, peintre préféré de Zay, tout se tient. Ce simple exemple en dit long sur les profits immenses que la connaissance va nécessairement tirer de ces 3000 pages de bonheur. SG / Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Tome I et II, Tel, Gallimard, 32€.

Fin 1941, en Russie, où se ruent les panzers d’Adolf… Prokoviev, rentré de Paris depuis près de six ans, devise avec son secrétaire, complice de toujours. Quelle raison l’a persuadé à « rentrer », à quitter le Paris des avant-gardes pour Moscou et le knout du nouveau tsar ? Guerre et Paix, sur le métier, a changé d’ampleur et de ton à l’approche des nouveaux chevaliers teutoniques. Il faut, proclame Sergueï, que ma musique parle au cœur du plus grand nombre, qu’elle s’ouvre sans déchoir, reste au niveau des pièces motoriques de ma jeunesse, alliages uniques de lyrisme, d’ironie et de martellement mesmérien. Le choix impossible, qui donne son titre au nouveau roman de Dominique Fernandez, c’est cette sortie, par le haut, de la réception élitaire. Et Prokofiev, dans la même scène, de chanter les louanges d’un Ravel accessible à tous, et taxé d’académisme par contrecoup : « Telle est l’accusation qu’on porte en France contre tout effort de mettre la musique à la portée du public. Moi, j’adore le Boléro ! Je voudrais l’avoir écrit ! Voilà l’exemple, le plus réussi à ce jour, de la réforme nécessaire. » L’amour que Fernandez porte à la Russie, égal à son stendhalisme italien, n’est un mystère pour personne, bien que sa flamme pour le roman soviétique en ait surpris plus d’un en 2023. Autre passion, la musique de Prokofiev, dans son refus de l’élégiaque, du bavardage, une musique qui percute, selon le mot de Drieu en 1917 ; elle nous tient, dit le romancier, sous sa poigne, de bout en bout. Une manière de terrorisme ou d’exorcisme. La sombre (et sublime) déflagration qui ouvre Roméo et Juliette en 1936 n’a aucun équivalent. Y verra-t-on une autre réponse au « choix impossible » ? Quoi qu’il en soit, le roman aux tempi vifs de Fernandez, roman puisque la fiction s’installe dans les silences de l’histoire, débute par une polyphonie acide et drôle, conforme à son héros : morts le même jour de 1953, à quelques minutes près, Staline et Prokofiev dominent les conversations parmi les musiciens d’Etat, médiocres pisseurs de partitions sans âme. Le choix du possible, telle est la règle chez les cafards. « Celui qui se borne à suivre un autre ne le dépassera jamais », disait Michel-Ange. Prokofiev, à qui on doit quelques-unes des plus belles musiques de film, ne laisse jamais à d’autres le soin d’écrire la bande-son de sa folie. A vos casques ! SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Un choix impossible, Grasset, 25€.

SOIS BREF (III)

Sans bornes en apparence, la correspondance de Marcel Proust est pourtant trouée de silences, comme sa vie. Aveux et secrets probablement perdus. Nous avions ainsi fait notre deuil des lettres qu’il échangea en toute vraisemblance avec Charles Ephrussi, le collectionneur hors-pair, l’éditeur, le mondain, né dans une famille de riches banquiers juifs loin de Paris, et devenu en quelques années un Parisien de stricte obédience. Bref, l’un de ces hommes de l’Art chez qui s’est préparée la figure de Swann. Or voilà qu’une missive, fragment inédit de temps retrouvé, oublié dans un volume de La Recherche, joue les madeleines ! Nous en devons communication à l’un des fous du grand Marcel, inlassable traqueur des messages d’outre-tombe de son héros. Notre lettre, du reste, s’adresse à un fantôme. Le 30 septembre 1905, Ephrussi s’éteint. Stupéfaction générale. Brisé par la mort de sa mère, décédée le 24, Proust ne réalise pas immédiatement qu’un second malheur l’a frappé. Une fois qu’il en est informé et qu’au deuil s’ajoute le deuil, il décide d’écrire au défunt. Étrange démarche, plus médiumnique que mémorielle. Mais Ephrussi ne résumait-il pas l’entrée de Proust dans le monde des élites ? Sa seconde naissance ? Et n’avait-il pas passé sa vie à écrire aux disparus ? Difficile, ici, de ne pas penser à ce que serait la fin brutale de Bergotte dans La Prisonnière : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » Ephrussi vécut en Proust jusqu’à sa propre mort. Mort à jamais ? Stéphane Guégan

« Très cher ami,

Vous qui possédiez le feu de l’existence au degré suprême, comment avez-vous pu quitter ce monde si tôt et si soudainement ? Le destin aura donc voulu que les deux êtres que j’ai aimés le plus disparussent à quelques jours de distance. Maman, d’abord, puis vous, moins d’une semaine plus tard. Ce double coup m’est allé au cœur si profondément que j’ai manqué en mourir moi-même. Votre nom, et vous savez l’importance qu’ils ont pour moi, m’a toujours semblé porteur d’une ferveur inextinguible. Ephrussi… C’était comme si votre bonne ville d’Odessa avait changé de sexe en changeant de port, en quittant la Mer noire pour les rives de la Seine. D’ailleurs, il y avait tant d’Orient en vous ; vous étiez notre Mazeppa à sa passion attaché, si vous me passez ce presque et mauvais alexandrin. La « passion des arts », disiez-vous, ressemble à ces maladies dont on ne guérit jamais ou plutôt dont il ne faudrait jamais guérir. Ce nom d’Ephrussi siffle, il s’enfle de possible, un nom pareil ne peut se dissoudre dans le néant ou l’amnésie. Il faut croire aux ombres, de même qu’il ne faut trahir la vie sous aucun prétexte. Cette conviction, sachez-le, je la tiens de vous autant que de ma chère maman… Aussi loin que remontent mes émotions d’art, je sens votre présence tutélaire, votre aplomb de connaisseur impeccable, votre flair impatient du prochain tableau. Vous étiez si merveilleusement inspiré dans vos choix, votre conversation était si pleine de choses ravissantes, toutes les beautés vous souriaient, de Dürer au Japon, de Gustave Moreau à Manet. Vous avez été la leçon essentielle de mes vingt ans, vous m’avez appris à respirer « dans l’étincellement et le charme de l’heure. » 

Les années 1890 s’éloignent, non le souvenir que j’en garde grâce à vous. Je ne crois pas me tromper, vous m’êtes apparu, pour la première fois, chez vos amis les Greffulhe, je vous revois grand, barbu, très brun, sombre et sobre au milieu des toilettes excessivement belles. Un Dürer parmi des Watteau… La force et l’assurance qui rayonnaient de vous faisaient baisser les yeux, j’en étais aveuglé et terriblement jaloux, je peux vous l’avouer maintenant. J’ai tout de suite compris que vous seriez, plus encore que Robert de Montesquiou, mon professeur de goût. Dans le monde où j’ai eu le bonheur de si souvent vous croiser, chez la princesse Mathilde, chez Madeleine Lemaire, vous planiez au-dessus de l’aristocratie, la plus ancienne comme la moins blasonnée, en arbitre des vraies élégances, celles qui se vérifient au mur, encadrées d’or. J’étais fort timide alors, incapable de parler en votre présence et plus incapable encore de vous parler. Je ne vous parlais donc pas, mais je vous écoutais charmer vos auditeurs par votre sens baudelairien de « la beauté universelle », votre façon de hisser les modernes au rang des grands anciens, vos accointances avec les curieux du monde entier.

On voyageait sur vos mots et votre aisance, mais une sorte de dualité unique brûlait en vous, que la Gazette des Beaux-Arts a magnifiquement traduite en vous baptisant « le bénédictin-dandy de la rue de Monceau ». En vérité, plus que le Mazeppa de l’art pour l’art, vous avez été notre Des Esseintes, moine et esthète. Pour avoir écrit A rebours, nous pardonnons à Huysmans, n’est-ce pas, de ne pas avoir été aussi dreyfusard que nous deux… Où que je laisse s’épancher ma tristesse, en somme, elle se heurte à votre courage et votre audace. Comme vous recevrez Là-Haut cette lettre où j’aimerais que vous lisiez les preuves de mon affection meurtrie, laissez-moi vous dire que notre cher Manet sera l’invité du prochain Salon d’Automne, une réparation de plus pour cette autre victime de l’injustice. Y verra-t-on vos Asperges à longues touches fraîches, solennelles et enjouées, qui avaient séduit les visiteurs de la centennale* ? Votre mort leur apporte peut-être la touche finale. Nous verrons sans doute autrement cette botte couchée sur son lit de feuilles et prête à être jetée dans l’eau bouillante, elle symbolisera désormais l’inflexible pente au bonheur qui vous liait à Manet. Ce que la vie vous a donné, l’éternité ne saurait vous le retirer. Vos tableaux, vos dessins, vos admirables netsuke, vous suivent déjà dans l’autre monde. Et c’est entouré d’eux, comme les pharaons d’Égypte, que vous voguez en ce moment vers le royaume des immortels, jouissant de l’échange mystérieux que les choses de l’art sont seules à tisser entre elles. Ce mystère qui ressemble à l’amour.

Votre bien reconnaissant et dévoué Marcel Proust. »

(1)Entre 1880 et 1882, selon le carnet de comptes de Manet, Ephrussi lui acheta neuf peintures et pastels, dont La Botte d’asperges, conservée aujourd’hui au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne. Le collectionneur ayant versé au peintre plus que le prix demandé, ce dernier lui offrit une asperge supplémentaire, aujourd’hui propriété d’Orsay. Manet, selon Tabarant (1931), aurait accompagné le petit tableau d’un mot devenu légendaire : « Il en manquait une à votre botte. » Autant que Monet et Whistler, qu’Ephrussi soutint aussi, Manet fut l’un des modèles confessés d’Elstir. SG

Première publication : Collectif, La madeleine de Proust. Pastiches, éditions Baker Street, 2022, 20€. /// Saluons, au passage, les premiers tomes d’une nouvelle édition d’A la recherche du temps perdu, dûment annotée, présentée et assortie de textes connexes. Elle est conduite par Matthieu Vernet, auteur d’une thèse sur les ressorts de l’inspiration baudelairienne de Proust, et collaborateur du récent volume des Essais du même Proust dans La Pléiade. L’entreprise bénéficie aussi de la révélation, en 2021, des Soixante-quinze feuillets qui ont enrichi de façon décisive l’intelligence du processus d’écriture propre à La Recherche. Vernet le radiographie très clairement en tête de Du côté de chez Swann et montre jusqu’où porte l’ombre du parricide/matricide inhérent, pour Marcel, à l’état de fils et, pire, de fils écrivain, voire de fils mondain. Contre Sainte-Beuve, ultime étape vers le long cheminement cellulaire du fiat lux romanesque, débute par une conversation entre l’auteur et sa mère. Mais il fallait que ceci, La Recherche, tuât cela, le pamphlet ébauché contre la lecture biographique littérale en matière littéraire. « Suis-je romancier? », se demande Proust en janvier 1908, alors que rien n’est venu encore qui ressemblât à une réponse tangible. Il va bientôt s’en persuader et s’enfermer dans les limites de son espace fictionnel, qui aura besoin de cinq ans avant d’accoucher du livre de 1913, compris de quelques élus alors, les seuls capables (Jacques-Emile Blanche notamment) d’accepter l’alliage de Madame de Sévigné et de Dostoïevski. SG / Marcel Proust, Du côte de chez Swann, édition de Matthieu Vernet, Le Livre de Poche / Classiques, 2022 8,20€. Sont également parus, chez le même éditeur, Un amour de Swann (édition de Matthieu Vernet et Francesca Lorandini, 5,40€) et A l’ombre des jeunes filles en fleurs (édition de Julie André, 8,40€).

NOTHING MORE

Bien que la descendance de Walter Sickert (1860-1942) se nomme principalement Alfred Hitchcock et Stanley Spencer, Francis Bacon ou Lucian Freud, Michael Andrews ou Paula Rego, et s’étende aujourd’hui à la délicieuse Lynette Yiadom-Boakye, sa vraie patrie reste la France, où se recrutèrent toujours ses interprètes les plus aigus, car les mieux préparés à retrouver en lui Degas et Baudelaire, Balzac et Poe, le Manet du Bar aux Folies-Bergère (tableau connu de Walter), le Lautrec des jambes en l’air et le Bonnard des nus impudiques, femmes et hommes 1900. Le livre de la regrettée Delphine Lévy, partie trop tôt, le confirme s’il était besoin, et nous fait entendre ceux qui, avant elle, depuis Paris ou Dieppe, accueillirent à bras ouverts cette peinture si peu victorienne, et rapidement peu whistlerienne. Quelles sont-elles ces voix bienveillantes à l’artiste dont on ne pas assez dit combien il fut hostile, entre autres purismes, à la conception anti-littéraire, anti-narrative, de son art ? Ses trois plus prestigieux chaperons en milieu français furent, bien sûr, Jacques-Emile Blanche, André Gide et Félix Fénéon, lequel vendit à Signac (dont Orsay s’apprête à célébrer la collection) The Camden Town Murder, sur la foi duquel Patricia Cornwell a échafaudé l’idée farfelue que notre peintre se confondait avec Jack The Ripper. Nothing more… Il est vrai que l’univers de Sickert, riche en ventres toisonnés et seins lourds, ne déroule pas seulement de longues plages normandes aux baignades revigorantes, et que ses huis-clos respirent l’odeur du sexe et du crime, quand l’ennui domestique, cher à Caillebotte, n’appelle pas une violence compensatoire. Selon Blanche, la passion que Gide vouait à Sickert éclairait la vraie nature de l’auteur de L’Immoraliste, sa « subtilité sadique » (Henri Ghéon). « Je crois que c’est l’homme le plus absolument distingué que j’ai connu », disait perfidement Blanche, de Sickert, à Gide. La valorisation parisienne de l’œuvre, à laquelle œuvrèrent les trois susnommés en le collectionnant et le poussant, s’appuya aussi sur les galeristes, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune, et quelques plumes de la presse. Autour de 1906, un Louis Vauxcelles sacrifiait sans mal l’Arcadie fauve au « poème nocturne de la misère et de la prostitution » que Sickert débitait en petites toiles aux pénombres inquiétantes ou perverses. Citons encore cette belle page interlope du raffiné Paul Jamot, manetomaniaque averti, en janvier 1907, empreinte d’une rêverie qui balance de Lucain à Constantin Guys : « Le visiteur n’est pas étonné que ce peintre anglais très francisé se plaise, comme Baudelaire, à lire les poètes latins. Nue ou habillée, sous les panaches de plume de la soupeuse ou le châle noir de la Vénitienne, il observe, dans ses poses coutumières, professionnelles, de lassitude, d’ennui ou d’affût, la fille stupide, inconsciente ou lamentable, jouet méprisable et attirant du caprice masculin. Il la peint avec un humour dont l’âcreté n’est pas sans saveur ; et il fait preuve d’un talent qui, parti du dilettantisme whistlérien, semble s’être humanisé au contact de notre jeune école. » 

La monographie que Delphine Lévy nous offre, merveilleux message d’outre-tombe, est aussi complète qu’affranchie dans ses analyses, complète parce qu’elle revisite la production tardive autant que ce que savons et aimons du peintre, affranchie parce que la cancel culture n’y a aucune prise sur cette peinture que les musées d’aujourd’hui n’osent montrer. Avant de nous quitter, le 13 juillet 2020, l’auteure avait mis la dernière main à ce livre monumental et au projet de l’exposition qu’elle préparait avec Christophe Leribault, et que nous verrons au Petit-Palais dans un an très exactement. Près de 600 pages abondamment illustrées, nul ne s’en plaindra, ont été nécessaires à cette lecture élargie du destin mobile d’un peintre né à Munich, et mort à Bath, 82 ans plus tard. L’ascendance paternelle, danoise, compte plusieurs générations de peintres, dont un élève de Couture, comme Manet. Autre bénédiction, le « charbonnier pornographique » qui divisa le Paris de la Belle époque aura fait quelques rencontres miraculeuses, la première le fit entrer dans la confiance de Whistler, qui se dira très impressionné par ce jeune homme au visage de voyou (et qu’il peindra tel). Avec Degas, autre choc, la vie et l’art de Sickert bifurquent à partir de 1885. Les scènes de music-hall, où migre la fascination collective que Daumier a explorée avant lui, se charge d’une indétermination morale qui n’a d’égal que la spirale des espaces aux reflets infinis et parfois infernaux : « La volonté de perdre le spectateur du tableau grâce au jeu du trompe-l’œil ou du miroir est particulièrement représentative de l’ambiguïté qui caractérise toute l’œuvre de Sickert », résume Delphine Lévy. Le cercle anglophile de Jacques-Emile Blanche achève, au cours des années 1890, de le faire naître à lui-même. Sickert choisit Dieppe pour port d’attache entre 1898 et 1905, puis retrouve Londres et s’installe à Camden Town, quartier très mal famé autour des gares de King’s Cross (les lecteurs de Guignol’s Band ne seront pas dépaysés). La France, nous le savons, plébiscitera ce moment de l’œuvre et sa résistance pugnace à « l’intolérable cliché de la peinture claire ». La guerre de 14 ramène Sickert à la peinture d’histoire et le conduit même à se dresser contre la Prusse qui avait avalé le Schleswig-Hostein danois en 1867… Sa boue colorée, intentionnelle, ses tonalités frugales tutoient alors la boue des soldats livrés à une mort certaine. Les années 1920-1930, souvent tues, se révèlent nettement tournées vers le recyclage des gravures victoriennes et des photographies de presse ou de cinéma. A l’évidence, le 7e art fut d’un apport plus fertile que ces transferts d’image à image. Sickert, à 70 ans passés, s’empare du close-up, du plan américain et même du panoramique avec l’espoir, comblé souvent, de sortir du registre où on l’attendait et d’où, en esprit littéraire, il parvint à se sortir. Si ses nus ont obsédé la peinture britannique de l’entre-deux-guerres, ses ultimes tableaux durent attendre les années 1970 pour être compris. Delphine Lévy s’élançait alors dans l’existence. Son Sickert en concentre toutes les ardeurs. « La mort, et la mort seule, est le grand tamis de l’art », écrivait son héros en 1929.

Stéphane Guégan

Delphine Lévy, Sickert. La provocation de l’énigme, préface de Wendy Baron, Cohen & Cohen, 95€.

Verbatim (car Sickert maniait aussi la plume)

« Un puritanisme incohérent et lubrique a réussi à transformer un idéal qu’il cherche à dignifier en le nommant le NU, avec un N majuscule, et en l’opposant à la nudité. […] Est-ce qu’une personne sensée peut soutenir que l’ensemble de la production et la multiplication des nus qui inondent les expositions en Europe, qui culminent avec la publication et la diffusion de catalogues comme Le Nu au Salon, doit son succès à des enjeux purement artistiques ? »

Walter Sickert, « The Naked and the Nude », The New Age, 1910

« Cela fait presque un siècle que je me suis rangé, pour ma plus grande satisfaction, définitivement contre la théorie anti-littéraire de Whistler en matière de dessin. Tous les grands dessinateurs racontent une histoire […]. Un peintre peut raconter une histoire comme Balzac. »

Walter Sickert, « A Critical Calendar », English Review, mars 1912 

En librairie, le 13 octobre, Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

COQUIOT SE VENGE ENFIN

Gustave Coquiot (1865-1926) offre à l’histoire de l’art un cas de maltraitance caractérisé. Personne ne s’est vraiment penché sur celui qui fut l’intime de Huysmans et Jean Lorrain, fit plus que préfacer la première exposition parisienne de Picasso en 1901, devint le secrétaire de Rodin à partir de 1911, publia la première monographie jamais consacrée à Toulouse-Lautrec en 1913 et parvint même à faire paraître, en 1914, le fameux Cubistes, futuristes, passéistes, dont l’historiographie actuelle ne fait pas grand cas. Cela ne date pas d’aujourd’hui. En 1966, dans le livre qu’il cosigne sur le Picasso des années 1901-1906, Pierre Daix inhume Coquiot en deux paragraphes cruels et fautifs. Coquiot donc y est présenté comme un abondant chroniqueur, un polygraphe aux « titres évocateurs » (Les bals publics, 1895, Les Cafés-concerts, 1896), un « boulevardier », ajoutera Daix, dans son Dictionnaire Picasso de 1995. Le livre de 1966, souvent peu scrupuleux, ne l’est guère avec Coquiot. Ainsi Daix écorche-t-il les citations avec lesquels il entend dévaluer son aîné. Or Coquiot n’a pas écrit : « Picasso ignore tout et il s’assimile tout ; mais rien ne reste de lui. » Coquiot, en 1914, a écrit : « Picasso ignore tout et il s’assimile tout ; mais rien ne reste en lui. » Différence cruciale ! Coquiot n’affirme donc pas, en 1914, que l’œuvre de Picasso, changeante et mimétique, est promise à un oubli rapide ; au contraire, il caractérise, l’un des premiers, les deux principes auxquels l’œuvre picassien obéit, le recyclage permanent et le refus de s’assujettir à un style unique. Et pourquoi ne pas reconnaître, avec Coquiot, qu’une partie de la production de jeunesse est bâclée, inaboutie, victime de la précipitation dans laquelle Picasso s’est trouvée, notamment à la veille de l’exposition Vollard de juin 1901 ? Contrairement au catalogue décisif de Washington, Picasso. The Early years (1997), dont il ne tint aucun compte dans la réédition de son Dictionnaire, Daix n’accorde pas même à Coquiot d’avoir établi, le premier pourtant, une chronologie des fameuses « périodes » propres au Picasso de ces années-là. Daix se moque de la terminologie de Coquiot au lieu de l’analyser, parler de « période Steinlen » ou de « période Lautrec » lui semble naïf, presque risible ; sans preuve, il affirme aussi que Coquiot fixa lui-même, en dehors de toute concertation avec Picasso, le titre des œuvres qui composèrent l’exposition Vollard de juin 1901. A cet égard, le Dictionnaire Picasso est aussi affirmatif que le livre de 1966 : « la plupart des titres des œuvres exposées sont de lui et reflètent davantage la lecture que [Coquiot] en a faite ou les bons mots de boulevardier qu’elles lui ont suggérés, que les véritables sujets traités. » Conclusion de Daix, en 1966, au sujet du Picasso de 1900-1901 : « Coquiot est, en réalité, le principal responsable de la méconnaissance qui dure encore de cette période capitale de la formation de Picasso. » On ne saurait être plus dans le faux.

Le témoignage et les textes de Coquiot possèdent une valeur heuristique et historique inappréciable. Du reste, le portrait qu’en brosse Picasso lui-même fin 1901, d’une rare puissance expressive et libertine, phare de la présente exposition Bleu et rose, incline à rapprocher les deux hommes. Plus que l’hommage rendu à son préfacier, selon l’usage de reconnaissance mutuelle typique de la modernité du XIXe siècle (Manet, Degas), ce tableau maçonné par endroits dit aussi la commune appartenance de l’artiste et du modèle à l’esthétique, libre en tout, formes et mœurs, où le jeune Espagnol inscrit résolument ses pas. Cette esthétique se rattache davantage à l’héritage baudelairien que réactive le Paris et le Barcelone fin-de-siècle par opposition à tout ce qui tentait de vider la peinture de sa fonction d’observatoire des temps présents. Or un nom, autour de 1900-1901, personnifie ce refus de l’insignifiance, de l’inactuel et du puritanisme, c’est celui de Toulouse-Lautrec. Ce n’est pas seulement Coquiot qui pose en 1901, c’est Lautrec lui-même par ricochet, Lautrec auquel s’identifie alors pleinement Picasso. Sur cette identification, Paloma Alarcó a dit tout ce qu’il fallait en dire dans l’extraordinaire exposition du Musée Thyssen en 2017. J’en ai détaillé ici le contenu et les attendus. En deux mots, il était démontré combien l’emprise de Lautrec sur Picasso avait été précoce, profonde, durable, qu’elle touchait autant à l’approche érotisée du monde qu’à la redéfinition du narratif pictural et de l’espace-temps. L’histoire de l’art formaliste et pieuse a fait de Cézanne le socle de sa téléologie de la peinture pure, et pure en tout : la passion que Picasso voue à Lautrec autorise une autre lecture de sa position et de son œuvre, une lecture plus sémantique et moins évolutive. Paloma Alarcó a notamment attiré notre attention sur l’une des célèbres photographies qu’Edward Quinn a prises, durant l’été 1960, de La Californie et du seigneur des lieux. Le cliché est d’enseignement multiple, il marque l’indifférence de Picasso a toute hiérarchisation de son œuvre et toute héroïsation du seul cubisme. Quant à la présence de Lautrec, par l’entremise du portrait de Paul Sescau, je crois qu’elle signifie une dette dont les années 1960, et Daix le premier, n’ont pas saisi l’importance. L’œuvre peint de Picasso confirme le cliché de Quinn. Picasso s’est constamment associé au monde de Lautrec et à la ménagerie parisienne du « vice errant », pour paraphraser une célèbre caricature de Jean Lorrain, dont Gustave Coquiot devient le complice, le nègre et le collaborateur affiché à partir de janvier 1899. Il faut lire, à cet égard, leur précieuse correspondance éditée par Eric Walbecq (Honoré Champion, 2007).

La Chambre bleue, présente à Orsay en ce moment, coïncide probablement avec l’annonce de la mort de Lautrec en septembre 1901, décès stupéfiant (à moins de 37 ans) qu’elle enregistre et met en perspective par la citation directe d’une affiche représentant May Milton. Destinée à une tournée américaine de la danseuse britannique, proche de Jane Avril et de Lautrec, elle ne fut jamais exploitée en France. Mais Arsène Alexandre, saisi par son audace et son dynamisme, la reproduisit dans Le Rire du 3 août 1895. Il nous reste à trouver comment Picasso la croisa et en fut tétanisé. Notons aussi comment Pablo intègre à son iconographie, voire à sa propre image, la figure du jouisseur intempérant et libertin voire priapique. Là encore, au vu de ses carnets et de ses boulevardiers combustibles, la prégnance de Lautrec est irréfutable. Le portrait de Coquiot lui-même en porte l’empreinte et je ne suis pas le premier à le rapprocher du portrait de Monsieur Delaporte au Jardin de Paris. Le Jardin de Paris, aux approches des Champs-Elysées, se rendit célèbre par les performances de Jane Avril et l’affiche que lui consacra Lautrec en juin 1893, affiche pour laquelle il sollicita la publicité de Roger Marx et André Marty. En outre, l’une des particularités communes aux portraits de Coquiot et Delaporte, c’est l’indécence feutrée mais calculée des mains, dans le souvenir de l’Olympia de Manet, une des obsessions des dessins érotiques de Picasso. Ce dernier exploite pleinement l’incertitude visuelle où il place le ballet de danseuses orientales sur lequel le visage de Coquiot se détache. Elles agissent simultanément sur le spectateur, comme sur le modèle, à la manière d’un spectacle vivant et mental. On comprend pourquoi le jeune Freud s’est autant et si durablement intéressé à Yvette Guilbert, laquelle l’a proprement fasciné durant l’hiver 1885-1886, comme le rappelle l’actuelle exposition de Jean Clair. C’est, à peu de chose près, le moment où Coquiot fit la connaissance de l’art de Lautrec avant de connaître l’artiste lui-même. Il y a fort à parier que le portrait de Picasso ait été lui aussi peint à l’automne 1901, et qu’il faille y lire un second hommage, à peine masqué, à Lautrec. En d’autres termes, le peintre dit son adhésion à la façon toute baudelairienne que Coquiot avait eu de le présenter dans le catalogue de Vollard.

Le texte de juin 1901 mériterait une longue exégèse, je m’en tiendrai à deux aspects essentiels : en soulignant l’hispanité d’Iturrino (il partageait l’affiche de l’exposition), le préfacier exalte la francité adoptive de Picasso. On appréciera aussi l’esprit avec lequel il rend lisible le caractère interlope des thèmes picassiens : « Dans ce lot d’œuvres, chacun, je crois, s’il n’est pas un mystique ou un gothique, pourra trouver le sujet qu’il affectionne. Les filles, les enfants, des intérieurs, des paysages, des cafés-concerts, des dimanches aux courses, aux bals publics, etc. etc., voilà les “sujets” généralement représentés. A considérer cette “manière”, ce style preste et un peu hâtif, on se rend vite compte que M. Pablo Ruiz Picasso veut tout voir, veut tout exprimer. Certes, on imagine aisément que la journée n’est pas assez durable pour ce frénétique amant de la vie moderne. » Parler ainsi, en 1901, ce n’est pas parler en boulevardier soucieux de faire des mots, comme le croit Daix. C’est, bien sûr, lier la démarche picassienne à l’héritage de Baudelaire, de Huysmans et aux mannes de Constantin Guys dont l’autorité grandit au long des années 1880-1890. Manet et Nadar, à ce sujet, font le lien entre les générations.  L’autre preuve que de réelles connivences se nouèrent entre Picasso et Coquiot nous est fournie par les deux projets avortés de collaborations qu’atteste leur correspondance. Je n’en dirai qu’un mot. Sainte Roulette relève des pièces courtes que Coquiot et Lorrain multiplièrent au tout début du XXe siècle, Lorrain la destinait au Théâtre Antoine, avec lequel Lautrec avait collaboré, et non au boulevard… Le cocasse scabreux, mais très observé, de Sainte Roulette aurait trop bousculé les scènes bourgeoises. Lorrain tordait le cou à la comédie convenable et au mélo d’un même élan, ce que Picasso a parfaitement traduit dans son projet d’affiche, qui hésite entre macabre et fou-rire. Parallèlement, comme une carte postale des archives du musée Picasso l’atteste, Coquiot a cherché à l’associer à l’illustration de ses livres de même acabit. Le 13 juillet 1904, alors que Sainte Roulette n’est pas encore entrée en répétition, Coquiot écrit à Picasso afin de l’encourager à voir son éditeur, Ollendorf. Il s’agissait d’Hôtel de l’ouest, autre pièce cosignée par Lorrain; l’Espagnol s’exécuta sans succès, mais en se référant explicitement au graphisme de Georges Bottini, artiste dont Lorrain et Coquiot utilisaient le merveilleux talent après l’avoir adoubé en 1899, lors de la fameuse exposition de la Galerie Kleinmann, Bals, bars, théâtres, maisons closes. L’ami de Gide et de Jean de Tinan avait été l’élève de Cormon comme Lautrec, toujours lui. Coquiot et Picasso continuèrent à s’écrire au-delà de 1914, bien au-delà casus belli qu’aurait constitué Cubistes, futuristes, passéistes. Sur ce point aussi, Daix s’est trompé. Le 17 janvier 1923 (lettre inédite, Archives du musée Picasso, Paris), en vue d’illustrer un « petit volume de notations parisiennes », Coquiot priait Picasso de le laisser reproduire un dessin que ce dernier lui avait donné autrefois, « une danseuse de l’ancien Jardin de Paris’. Le Jardin de Paris, Delaporte, Lautrec, Picasso et donc Coquiot. Stéphane Guégan

Picasso. Bleu et rose, Musée d’Orsay jusqu’au 6 janvier 2019. L’exposition, dans une sélection et une présentation différentes, sera montrée à la Fondation Beyeler, Bâle, à partir du 3 février. Le cubisme, lui, s’affiche en grande pompe au Centre Pompidou. Au singulier ! Il n’eût pas été déplacé de parler de cubismes, c’est même l’originalité de la proposition de Brigite Léal, Ariane Coulondre et Christian Briend que de jeter ses filets au-delà des prévisibles Picasso et Braque, Gris et Léger, Laurens et Picabia. Comme toute appellation exogène, née du rejet critique des premiers tableaux aux allures sévères, vaguement géométriques, l’étiquette ne convient qu’à ceux, au fond, qui s’en réclamèrent, la lestèrent d’une théorie et d’une portée presque morale. Morale des formes, bien entendu, morale de réaction, en réponse au postimpressionnisme, au symbolisme et au nabisme dont on ne voulait plus autour de 1907-1914. L’originalité de l’exposition se traduit d’abord par la réévaluation qu’elle offre, ainsi, à Metzinger et Gleizes. De ce dernier, Les Joueurs de football, grand chef-d’œuvre en provenance de la National Gallery de Washington, mériteraient de figurer dans tous les manuels au même titre que L’Équipe de Cardiff de Delaunay, ici présente, tableau vertical et ascensionnel quand l’autre a la puissance d’un boulet de canon dirigé vers le public. L’œuvre figura au Salon des indépendants de 1912. Par contamination, on parle à tort de cubisme de salon, alors que les grands tableaux réunis par le Centre Pompidou apportent une diversité et une variété qui ont souvent manqué au cubisme, vite menacé de formalisme. Il est peu étonnant que Picasso soit le seul cubiste à y briller constamment et à s’en détacher avant tout le monde. C’est que, pour lui, chez lui, le cubisme n’est pas déni du réel, refus de l’humour, rejet du sexe, mais redéfinition de ses codes figuratifs, sous la nécessité d’en rendre l’image plus ferme et plus ludique à la fois. Natures mortes et figures frontales se prêtent d’abord à une volumétrie agressive avant de donner lieu à une pulvérisation plus joyeuse où « les signes en liberté » jouent même avec le trompe-l’œil qu’ils liquident. Les collages, comme le montre l’exposition, loin d’accentuer la déliaison des formes et l’éloignement du monde, contiennent le correctif qui remet Picasso sur le chemin de lui-même. Au seuil du conflit mondial, auquel il refuse de prendre part, le Peintre et son modèle liquide définitivement la logique destructrice qui avait fini par remplacer la révolution dénotative. Choix dont, dès 1914, Coquiot applaudit et explicite le sens : « je n’ai pas à commenter les triomphes du Cubisme. Il est maintenant familier à tous. Il a même toute une suite qui escorte Picasso. Aussi celui-ci […] songe aujourd’hui à une totale transformation du Cubisme, déjà commencée par le collage de véritables morceaux d’objets […] – et il peut se faire – tellement Picasso est adroit ! – qu’il reste longtemps sans imitateur possible dans l’art des collages d’objets divers sur la toile ou sur le papier ; dans l’art, en un mot, de la présentation des panoplies.» SG/ Le Cubisme, Centre Pompidou, jusqu’au 25 février 2019. Catalogue au riche appareil documentaire, 49,90€, voir aussi Brigitte Léal (dir.), Dictionnaire du cubisme, Bouquins/Centre Pompidou/Robert Laffont, 32€. Quant au Tout Matisse (Bouquins/ Robert Laffont), dirigé et principalement rédigé par Claudine Grammont, voir notre recension dans le numéro de décembre/janvier 2018-19 de la Revue des deux mondes.

D’autres Espagnes, d’autres hispanismes

*La ressemblance est frappante entre le Paris du jeune Picasso et la Rome que découvre Théodore Van Loon en 1602. L’éventail des possibilités esthétiques y est d’une amplitude identique, la difficulté de trouver sa voie comparable, l’ivresse du neuf similaire. En écartant l’idée d’un caravagisme qu’on postule alors souverain, l’exposition de Bruxelles se/nous donne la chance de comprendre ce qu’il en fut du destin très italien, très varié et très brillant d’un peintre qu’on avait relégué parmi les satellites de l’inventeur du réalisme moderne. Comme Picasso, Van Loon n’a que 20 ans au premier choc, le bel âge pour tout s’assimiler et se mettre au niveau de la Caput Mundi. Entre 1602 et 1608, c’est-à-dire au moment où Ribera va démultiplier la leçon du Caravage et tant marquer Valentin, le jeune Bruxellois d’adoption laisse son cœur et son pinceau courir où bon leur semble : la première salle du parcours ordonne le pêle-mêle des tentations, des plus suaves aux plus sévères, de Marco Pino à Baroche, des Carrache au jeune Rubens, qui se trouve lui aussi dans le saint des saints, et que l’époque oppose moins aux fossoyeurs de l’idéal qu’on ne le pense aujourd’hui. Le voilà armé, Théodore, pour servir le grand dessein des Flandres espagnoles, bouclier de l’Empire et du catholicisme face aux protestantes Provinces-Unies. Le voudrait-il, Van Loon ne peut se raidir dans un caravagisme de strict observance. Son ambition le pousse vers les cycles de retable, la grande éloquence, le théâtre des émotions fortes, plus que vers les tableaux de cabinet dont le marché naissant profitait aux émules du Caravage. De temps à autre, bien entendu, les deux veines qui le caractérisent, la note sombre et l’image de culte, se rejoignent, c’est le cas de la Pietà, peinte vers 1620, dans le souvenir des Carrache, du Caravage et de Goltzius ; l’union des contraires s’observe aussi dans Le Martyre de saint Lambert, tableau qui a autant souffert que le prélat qu’il met aux prises de deux bravi romains, hallebardes meurtrières en mains. L’état de la toile qui a été pliée en tous sens dit le sort longtemps réservé à cet art trop fracassant, trop tridentin pour complaire au goût moderne. On s’étonnera donc moins de la propension de Van  Loon à traduire le réel, corps et étoffes, nature et animaux, qu’à recycler, au sens de l’émulation baroque, un vénétianisme qui l’apparente à Rubens et Gaspar de Crayer. La Conversion de saint Hubert est une merveille d’empirisme poétique et de symbolisme latent ; l’ultime Annonciation du parcours prolonge Titien en l’épurant et en le plongeant dans les ombres de la Passion, l’image concentre le destin du Christ et charge celui de Marie des souffrances à venir. Du grand art, inventif et efficace. La remarque vaut pour la scénographie, les panneaux de salles au français impeccable, et le précieux catalogue. SG / Théodore van Loon. Un caravagesque entre Rome et Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BOZAR), catalogue sous la direction de Sabine van Sprang, Fonds Mercator, 49,95€.

**C’était au temps où la France aspirait les chefs-d’œuvre de l’Europe liguée contre elle, transfert qui récompensait ses exploits militaires et répondait à des usages antiques ; c’était le temps où la République était menacée de toutes parts et où les admirables soldats de l’an II tenaient en échec les vieilles monarchies absolutistes. Le 31 août 1794, l’abbé Grégoire, le réfractaire que l’on sait à tout iconoclasme, chante le butin des armées du Nord, victorieuses des Autrichiens en Belgique : « Crayer, Van Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l’école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées. » Dans la bouche de l’orateur, on l’entend, Gaspar de Crayer (1584-1669) précédait deux artistes que nous mettons aujourd’hui très au-dessus de lui. Que s’est-il passé en deux siècles ? L’étoile de l’Anversois, au vrai, a continué à briller jusqu’au romantisme puisque Delacroix l’inscrit à ses périples septentrionaux, puis elle s’abîme lentement et sûrement. Nous étions les héritiers involontaires de cette cécité galopante jusqu’à cette année et l’heureuse initiative du musée de Cassel. Sandrine Vézilier-Dussart et Alexis Merle du Bourg viennent de secouer notre torpeur coupable, les yeux peuvent se rouvrir sur un artiste de premier plan. Quel peintre, en effet, que cet oublié, ce refusé, assez proche en son temps de Rubens et Van Dyck pour accéder aux trésors du premier et se faire portraiturer par le second ! Quelle aisance à dominer les genres où le meilleur du baroque flamand a coulé son lyrisme, jamais gratuit, et imprimé sa griffe aussi nordique qu’italienne. Crayer, dont on finira par décréter la personnalité flottante, se voulut aussi l’homme des deux rives, autour d’un ancrage chrétien qui semble irréfutable :  ses dispositions funéraires le confirment au terme d’une carrière qui ne peut se comprendre qu’en lien avec la politique des Flandres et des gouverneurs Habsbourg. A leur demande, Crayer n’a pas chômé, contrairement à la réputation de paresse que les Espagnols faisaient à leurs concurrents du Nord. Il agit partout avec la même prestesse et le désir d’humaniser la gravité requise par les commandes sacrées, le décor d’apparat et le portrait aulique. Cette habitude l’entraîne très loin parfois, comme le montre la Pietà de 1627, relecture étonnante de Fra Bartolemo qui n’a pas échappé au savant catalogue. Du reste, les souffrances du Christ, dans ce qu’elles ont de volontairement sensuel en terre baroque, ont manifestement tiré le meilleur de lui, la grande Crucifixion du Louvre, bien que fort belle, le cédant aux dépositions du Rijksmuseum et surtout de Vienne. Du Kunsthistorisches Museum, seul est venu l’admirable Ecce Homo, qui eût étonné Louis Marin et lui eût fourni matière à réfléchir sur la façon dont la peinture ancienne intègre la conscience de ses pouvoirs propres à la méditation sur le corps absent et présent du Christ. Du reste, cet Ecce homo renvoie explicitement à ce que les Évangiles nous apprennent de Jésus entre la crucifixion et la sortie du tombeau. On ne saurait trouver de meilleur exemple de la fonction rédemptrice de l’image en soi, comme l’écrit Alexis Merle du Bourg. Ce dernier est de loin le meilleur spécialiste de la peinture flamande de sa génération et un écrivain de race. Son cursus honorum n’attendant pas les années, il a déjà organisé maintes expositions remarquées, touchant à ses chers Rubens, Van Dyck et Jordaens. On se demande ce que les musées et l’université françaises attendent pour se l’attacher. Nos voisins belges ont vite compris, eux, à qui ils avaient affaire. Il a été ainsi approché par l’équipe prestigieuse du Corpus Rubenianum et investi d’un des volumes les plus délicats à accomplir. Paru en 2017, ce livre savant et vivant a en quelque sorte réalisé le vœu, celui de Rubens lui-même, de voir se réaliser le grand programme destiné à glorifier la mémoire d’Henri IV, le nôtre. Car la galerie Médicis, fleuron du Louvre, est à jamais orpheline de celle qui aurait dû lui répondre au Luxembourg. L’architecture de Salomon de Brosses, avant qu’elle ne perde sa lisibilité, réunissait les époux au-delà de la mort du roi assassiné. Marie de Médicis, la veuve effervescente d’Henri IV, n’entendait pas abandonner le premier rang à Louis XIII qui n’avait pas de « chambre » chez sa mère… En 1622, Rubens s’engage à produire, « de sa main », les deux ensembles ; en 1625, il est à Paris ; puis vient la disgrâce du commanditaire. Pour Richelieu, qui l’évince, Rubens était l’homme de l’Espagne, il tenta même de lui substituer le Cavalier d’Arpin en 1629… Le parti retenu, à l’origine, prévoyait de célébrer en Navarre, premier des Bourbons à coiffer la couronne royale, l’homme de guerre et l’intelligence religieuse. De la quinzaine de toiles et d’esquisses qui nous sont parvenues, Alexis Merle du Bourg étudie chaque détail et ressuscite l’esprit de l’ensemble avec une acuité d’analyse et d’érudition peu commune. Il dégage notamment les prémices de la symbolique solaire dont devait s’emparer son petit-fils. Henri, roi photophore et de confession rédimée, ne pouvait qu’allumer la verve de Rubens, la peinture faite homme, l’intelligence faite image. Marie de Médicis avait conçu son palais comme un mausolée de résistance et de conquête. La galerie Henri IV possède la beauté des échecs héroïques et des épaves somptueuses. SG// Entre Rubens et Van Dyck. Gaspar de Crayer (1584-1669), catalogue (Snoeck, 28€) sous la direction de Sandrine Vézilier-Dussart et Alexis Merle du Bourg ; Alexis Merle du Bourg, The Henri IV Series, Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, Brepols Publishers, 2017, 175€.

***Les extrêmes se touchent, dit-on. Encore faut-il, pour ce faire, l’action d’intermédiaires avisés. Antonio de La Gandara, auquel le musée Lambinet rend un hommage qui doit beaucoup à la belle ténacité de Xavier Mathieu, fut un de ces équilibristes et de ces passeurs sans lesquels la vie des « heureux de ce monde » serait plus ennuyeuse. A son sujet, on prononcerait volontiers le mot de Barrès sur Anna de Noailles, dont il fut le portraitiste acharné et inspiré (couverture) : « Voilà donc qu’enfin nous goûtons le plaisir de rencontrer unies la franchise et la beauté. » Né lui-même d’une rencontre improbable, celle d’un père mexicain et d’une mère anglaise, La Gandara eut un parcours peu banal avant d’immortaliser ensemble la gentry parisienne et les princes de la décadence, que la survalorisation actuelle du symbolisme et le puritanisme ambiant ont renvoyé au magasin des accessoires de la mondanité fin-de-siècle… L’élève de Gérôme et Cabanel eut vite besoin d’horizons plus larges, ils les trouve en fréquentant les Hydropathes et les grands Espagnols. Son Portrait de Rodolphe Salis avec chat noir obligé, « farce à froid » (Adolphe Willette), a tout l’air d’un Meissonier corrigé par Velázquez. Cet hispanisme de cœur, qui privilégie le rose, le noir et le gris perle, convient évidemment aux portraits de femme, à leur chute de rein et à leurs exquises toilettes, il sert surtout le panache seigneurial de son Montesquiou, supérieur aux tableaux de Boldini et Whistler, et accuse l’allure apache de son Jean Lorrain. Le peintre se serait-il projeté dans l’auteur de Monsieur de Phocas ? Une énorme moustache barre le visage étiré de Lorrain et son nez grec. Mais les lèvres, trop rouges, trop charnues, et les bagues, trop voyantes, trop nombreuses, signent l’écrivain dépravé. La Gandara, qui préfère désormais se tenir, donne aux photographes de presse de quoi rêver aux liens secrets qu’il entretenait avec le monde de Proust. Le confirmerait l’exhumation souhaitable des portraits de Boni de Castellane et d’Edmond de Polignac dont Tissot avait fixé la silhouette racée sous le Second Empire. Cette méchante langue d’Aragon, dans Aurélien, moquera la réussite prétendument factice, usurpée de La Gandara en la rapprochant du Picabia des années 30. Nous n’avons plus besoin d’adhérer à l’oukase et de nous priver d’un tel carnet de bal. SG / Antonio de La Gandara. Gentilhomme-peintre de la Belle époque (1861-1917), Musée Lambinet, Versailles, jusqu’au 24 février 2019. Catalogue de Xavier Mathieu, Gourcuff Gradenigo, 24€.

****Ayant eu vent très probablement de leur union secrète, bientôt effective, Zuloaga peint séparément, en 1913, Anna de Noailles et Maurice Barrès : les deux portraits enterrent la Belle époque avant que la guerre ne s’en charge pour de bon. L’une n’est que neurasthénie levantine et parfums d’Orient, l’autre n’est que rocher tolédan et lame tendue. D’un côté, une Récamier morphinomane ; de l’autre, un Bonaparte increvable. Derrière l’odalisque malingre, consumée par ces « yeux qui débordent » (Frédéric Martinez), le bleu envahit la composition de pensées idoines, ce bleu que Zuloaga et son ami Émile Bernard ont utilisé bien avant Picasso. L’indigo à haute dose, dès les années 1890, était un marqueur du post-symbolisme dont la princesse gréco-roumaine de Bracovan, du reste, nimba une poésie qu’on ne lit plus. Est-ce parce que, images, vocables et alexandrins, elle semble contredire le génie moderne ? « Allègre effluve », « rêveuses gravures », « malaise insigne », « chevaux divins », « crever de tendresse », sont-ce attelages devenus indigestes ? Pourtant la biographie de Martinez libère un charme certain qui tient autant au modèle qu’à la touche percutante de son peintre, auquel on ne reprochera que de brusquer ses considérations idéologiques sur le Paris de l’affaire Dreyfus. Il se méfie davantage, à juste titre, des poses d’Anna, reine des abattements et autres « désir[s] de ne pas être ». Sans doute le premier Proust, le premier Gide et le premier Cocteau ne s’y sont pas laissés prendre non plus ? Mais chacun l’a flatté, même Léon Daudet, avant de rompre brutalement, l’animal, et de la dire « vaniteuse comme un paon ». Du reste, sa poésie méritait un nouvel examen. Il faut, après un tri nécessaire, relire ce qu’il y a de plus frais chez elle, ce panthéisme vibrant de ses désirs inapaisés, plus sève que cendres. Républicaine et dreyfusarde, elle n’en déclarait pas moins, fille de Racine, Nerval, Gautier et Baudelaire : « Une haute littérature est nécessairement nationale ». Et ce n’était pas, quoi qu’en pense Martinez, une simple caresse adressée à Barrès. SG / Frédéric Martinez, Anna de Noailles, Folio, Gallimard, 9,40€.

SACRÉ XIXe SIÈCLE !!!

A l’époque où il fréquentait Degas et posait pour lui (notre photo), en ces années 1860 où même l’École des Beaux-Arts modernisait son enseignement, le jeune Bonnat (1833-1922) semblait promis à brûler quelques cartouches avec les jeunes réalistes. Il le fit, à sa manière, déjà pleine de vigueur, et nourrie aux Vénitiens, à Velázquez et Rembrandt. Avant que « le portraitiste de la IIIe République » ne consacre au genre l’essentiel de son temps, Bonnat, orientaliste occasionnel et souvent inspiré, fut un peintre religieux de premier plan. Dès sa première apparition remarquée au Salon, en 1861, les choix de l’artiste sont clairs, raccrocher le domaine religieux, voire la peinture d’église, au réalisme direct de ses chers Espagnols. La Mort d’Abel (Lille, musée des Beaux-Arts) contient un hommage insistant au Saint Sébastien de Ribera (Madrid, Prado). Alors qu’il travaille au Saint Vincent de Paul prenant la place d’un galérien (Paris, Saint-Nicolas-des-Champs, Salon de 1866), tableau qui impressionnera le jeune Caillebotte, il écrit à Théophile Gautier : « Je sais fort bien ce que l’on entend par style, j’admire de toutes mes forces le plafond d’Homère [d’Ingres], j’admire cette noblesse de lignes et cette ampleur de formes qui élèvent l’âme […] mais est-ce une raison pour ne pas admirer Rembrandt, Velázquez et les Vénitiens ? Je tressaille de bonheur en regardant Rembrandt ; en me pénétrant de ces harmonies chaudes, vivantes. Que m’importent que son Christ ait l’air du premier venu et que ses disciples ressemblent à des savetiers ? » Chacun de ses grands tableaux de Salon prendra ensuite la portée d’un manifeste, la critique se plaisant à souligner sa haine du « poncif académique » (Gautier). Un seuil sera atteint en 1874 lorsque le Christ en croix (Paris, Petit Palais) divise le public et la presse par son expressionnisme réaliste, ossature saillante, muscles bandés, veines bombées et nuit noire. Entre souffrance physique et agonie morale, Jésus se tourne mélodramatiquement vers la lumière « d’en Haut ». Mal compris, supposé impuissant à traduire la métaphysique de ses sujets, Bonnat continue à provoquer avec le Job de 1880, où s’inverse la perspective ascendante du Christ de 1874. Le regard ici s’écrase sur ce corps décharné, décrépit, mais tendu par l’ultime énergie du spirituel. Mais déjà le portrait de société, aux antipodes apparemment de cette leçon pascalienne, le mobilise presque en entier…

Comment ce peintre, entier justement, en est venu à symboliser ce que le XIXe siècle aurait de plus détestable? De plus haïssable ? Pourquoi Orsay, voilà 30 ans, s’est-il montré si chiche envers lui, écartant progressivement de ses salles réconciliatrices jusqu’aux portraits de la IIIe République, robustes et sévères comme ce régime, sur lesquels s’appuyait la notoriété paradoxale du bon Bonnat ? Peu avant sa mort, en 1922, il réunissait tous les pouvoirs et tous les honneurs entre ses mains inusables. A la tête d’une immense fortune et d’un hôtel particulier où s’entassaient des milliers de dessins de maîtres, le président du Salon des artistes français et du Conseil des musées nationaux ressemblait à ces capitaines d’entreprise, ces banquiers ou ces chefs d’État qu’il avait peints dans la livrée de la réussite et du respect, le noir. Bonnat fut pourtant plus qu’une institution au service des institutions de son temps, un État dans l’État, ou encore un pompier incapable de flamber. Guy Saigne vient de rouvrir le riche catalogue de ses portraits; ce chercheur de tempérament a réuni une somme incomparable d’informations et d’analyses. Ils sont près de 600 à occuper ce livre imposant, magistral à bien des égards, le premier souvent à reproduire en couleurs cette galerie de femmes et d’hommes dont chaque destin confine au roman. Fictions possibles, elles se dessinent à la lecture des amples notices de Guy Saigne, aussi curieux de l’identité des modèles que de la façon dont Bonnat parvenait à la révéler. Dans la lettre de 1865 citée plus haut, le jeune rembranesque assurait Gautier que sa préoccupation majeure était d’exprimer le « sens moral » de ses sujets. En somme, la psychologie conditionnait le coup de brosse, le sens de l’image le mirage des sens. Or le reproche revient souvent, la peinture de Bonnat aurait sacrifié la vérité humaine au tapage des formes ou à l’excès d’intentions, y compris dans le registre du portrait. Fort du succès de celui de la Pasca, lors du Salon de 1875, Bonnat frappa fort avec les effigies de Thiers et d’Hugo, comme taillées dans le même bloc d’éternité. A rebours des oppositions hâtives, le milieu réaliste s’est toujours intéressé à Hugo. Sous le Second Empire, Courbet rêve de faire son portrait et Manet s’intéresse aux Travailleurs de la mer. L’exil du poète ajoute alors le prestige de la résistance politique à l’aura du grand écrivain, qui reste d’une prolixité étonnante. Après 1870, «rentré» en France, il se multiplie davantage encore. Alors que la mort de ses fils et la folie de sa fille Adèle accablent ses vieux jours, Hugo publie coup sur coup L’Année terrible, Quatre-vingt-treize, Actes et Paroles et la deuxième série de la Légende de siècles. La rupture de 1870-1871 court à travers ces volumes qui sanctuarisent l’héritage de la Révolution française, celle de 1792. Sénateur de la Seine en janvier 1876, il réclame l’amnistie des Communards, combat des Gambettistes et des frères Manet… En comparaison de la célèbre photographie de Nadar, qui montre un poète aux traits gonflés et aux cheveux hirsutes, la peinture de Bonnat éternise plus dignement son modèle, patriarche de la « République des Jules ». A considérer le nombre de reproductions dont la toile a fait l’objet à la suite du Salon de 1879, photographies, gravures et même tabatières, « le Hugo de Bonnat a bien été un symbole républicain et même une figure d’État» (Pierre Georgel).

Napoléon du romantisme, comme l’indique la main glissée dans le gilet, Hugo se présente aussi en Homère des temps modernes. Le gros volume sur lequel il s’accoude en fait foi. Un portrait mémorable est d’abord une image de mémoire… Huysmans, pour revenir aux détracteurs, raille Bonnat d’avoir affublé le vieux barde des accessoires les plus banals, la pose mélancolique, la barbe homérique et le volume de L’Odyssée, en plus de la lumière que le critique vachard disait douteuse et du coloris qu’il jugeait vineux. Et de ce vin-là, l’auteur d’À rebours ne buvait pas… On sera moins sévère aujourd’hui avec ce portrait qui frappa Van Gogh, ce Bertin moderne aussi saisissant qu’habité, fruit des séances de pose, souvent nombreuses, nous dit Guy Saigne, qu’il imposait et qu’il s’imposait. Du reste, Bonnat se méfiait de « la sagesse » et n’ignorait rien de ses limites et des concessions qu’il avait faites au public. Degas ne le lui pardonnera jamais, les lecteurs de Valéry le savent. Il les regrettait lui-même ces paysannes italiennes trop avenantes, ces orientales au sein indument découvert ou ces tableaux sacrés qui se muaient parfois en étal de boucherie par surenchère de virilité. Nous avons montré ailleurs ce que ses meilleurs disciples, Caillebotte et Toulouse-Lautrec, ont retenu de cette passion des formes masculines. Empressons-nous de dire que le corpus des portraits, malgré la concurrence de Cabanel, Carolus-Duran et Gervex, rend au beau sexe les hommages que le monde des hommes était encore en droit de lui manifester sans risquer la corde. Madame Cahen d’Anvers (notre photo), vue par Bonnat en déesse des nouvelles aristocraties de l’argent, fit lever des cris d’admiration en 1891, et Marcel Proust ne crut pas bon de bouder cette amazone des salons huppés toute de satin brillante. Guy Saigne donne de passionnantes  précisions sur l’espèce de certificat de célébrité, de sociabilité ou d’autorité que conféraient les portraits de Bonnat à leurs commanditaires. Ce pouvoir de la peinture, renforcé du prestige encore saillant du Salon, se vérifie quand on prête attention aux milieux que le peintre pénétra avec un succès de près de 40 ans, des élites juives aux innombrables Américains richissimes, des nostalgiques de l’ancien régime aux maîtres de la France tricolore. Dans un pays qui se pense sous la menace permanente de l’instabilité politique et du déclassement social, Bonnat est gage de durée. Lui-même se disait catholique et républicain. Il fut dreyfusard, moins pas conviction totale que par amitié pour Joseph Reinach. L’esprit de parti collait mal à son parti des individus et son sens de la Nation. Les meilleurs portraits disent tout cela, et plus encore. Mais nous attendions Guy Saigne pour les faire parler. Nous parler enfin. Stéphane Guégan

Guy Saigne, Léon Bonnat. Le portraitiste de la IIIe République, Mare § Martin, 175€. Sur la filiation Bonnat / Caillebotte, voir mon Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 2021.

Le XIXe siècle, à l’infini…

Tout alla si vite entre juillet 1870 et mai 1871… De l’humiliation des Français, qui faisaient leur première expérience de la blitzkrieg, à la répression délirante de la Commune après ses propres excès, « l’année terrible » ne le fut pas, au même degré, pour tous. Prenez, par exemple, les artistes et écrivains dits modernes, ces réalistes supposés se colleter au réel. La révélation de soi qu’est la guerre ne les poussa pas tous, loin s’en faut, à affronter les casques à pointe. Souvenons-nous du mot, terrible aussi, de Manet au sujet de Zola. D’autres quittèrent précipitamment la France bientôt retapissée de Prussiens. L’Angleterre, dès l’automne 1870, attire à elle Bonvin, Daubigny, Monet et Pissarro. Le monarchiste Durand-Ruel, la Manche franchie à son tour, devait s’en féliciter. Disons-le d’emblée, la grande vertu des Impressionnistes à Londres, la remarquable exposition du Petit Palais, est d’ignorer les limites de son titre. Il est troublant, du reste, de constater que ceux qui se battirent, parmi les peintres indépendants, étaient les moins sujets au tachisme informel, de Manet et Degas à Bazille et James Tissot. La place accordée à ce dernier confirme une révision en cours. Avant que sa carrière londonienne ne le convertisse aux scènes aigres-douces de flirt et de mondanité, et aux délicieuses bouderies et mélancolie féminines, James partagea et enregistra la vie militaire du Siège. Une de ses aquarelles quasi inédites glace le sang. Républicain peu « communeux »,  Tissot y évoque froidement les exécutions sommaires de « la semaine sanglante », des notes de sa main confirmant la valeur probatoire de l’image. On sait que Degas et Manet, à la grande surprise du clan Morisot, manifestèrent une indignation comparable. L’autre grand gagnant de l’exposition, c’est l’âpre, l’austère, l’hispanique Legros, qui sut conquérir Baudelaire au début des années 1860. Avec l’aide de ses complices de la Société des Trois, Fantin et Whistler, notre bourguignon très patriote rejoint Londres bien avant la guerre et, malgré un vif tropisme napoléonien, organisera le soutien aux Communards exilés, dont fait partie un proche de Rodin, le sculpteur Jules Dalou, lui aussi très présent. Mais Legros, futur portraitiste de Gambetta, reste le vrai « centre de l’exposition » (Caroline Corbeau-Parsons), une exposition aussi politiquement réticulée qu’esthétiquement fascinante, et sans laquelle les trois sublimes nocturnes de Whistler, au fog argenté et au dessin japonisant, perdraient toute attache à l’actualité endolorie. SG /Christophe Leribault et Caroline Corbeau-Parsons (dir.),  Les Impressionnistes à Londres, Artistes français en exil, 1870-1904, indispensable catalogue, Paris-Musées, 35€.

La peinture de Monet, faite d’eau et de lumière, n’aurait eu pour horizon que le mouvement, le fugitif, l’éphémère… Or, nous disent Richard Thomson et l’exposition qu’il vient d’ouvrir à la National Gallery de Londres,  elle fut aussi immeuble par nécessité de construction et volonté de signifier autre chose que la fuite du temps. La meilleure preuve en est son attachement à la représentation et l’utilisation symbolique de l’architecture. Ce bâti omniprésent jusqu’aux fantastiques vues de Londres et de Venise, réunies mentalement par le même fantasme de feu destructeur, de quoi est-il le signe ? L’exposition de Thomson, que je n’ai pas vue, distingue trois ordres de réponse. Il faut d’abord compter avec la curiosité postromantique, assumée très tôt par Monet, pour le pittoresque des vestiges du passé national, que l’accélération des temps modernes rend plus cher au cœur des Français sans cesse révolutionnés. Thomson, à juste titre, situe le jeune Monet dans le sillage de la fameuse collecte patrimoniale de Taylor et Nodier. L’œil de Monet n’était pas plus vierge que sa mémoire de supposé autodidacte. Autant que les sites qui avaient fixé une forme de nostalgie collective, une certaine façon d’amplifier les effets de l’architecture et de l’espace se prolongent en lui, L’Église de Vetheuil, en 1878, n’a rien d’un instantané amnésique. La grande peinture s’en mêle. Et L’Embarquement pour Cythère de Watteau, que Monet préférait à Un enterrement à Ornans de Courbet, promène sa structure coulissante et enivrante à travers bien des vues balnéaires de Monet, celles enchanteresses d’Antibes en particulier. Une section, la deuxième, se tourne résolument vers la ville  moderne et son ordre lapidaire, que Monet transfigure par l’agitation des foules et les acrobaties photographiques de la perspective. Que le réalisme tende parfois au fantasmagorique, comme s’il jouait aux frontières de lui-même et avouait sa subjectivité ailleurs latente, le troisième moment de l’exposition et du catalogue s’intéresse au mystère que cette peinture sait aussi suggérer fortement. Le jeune Monet visait frontalement les attentes touristiques de son époque quand le vieux Monet saisit Londres et Venise comme si elles avaient échappé à la démocratisation incontrôlée du voyage et à la modernisation absurde du monde. D’un extrême à l’autre de sa vie nomade, la nostalgie romantique tarauda le père de l’impressionnisme. SG / Richard Thomson, Monet and Architecture, Yale University Press / National Gallery, London, 30£

La Renaissance littéraire et artistique, son nom l’indique assez, ne croyait pas à la fatalité du déclin français… Le pays, après la double déchirure de la défaite et de la Commune, n’avait pas à se coucher, ni se cacher. De jeunes plumes, des esprits ardents sortaient partout de la torpeur du printemps 1871. Un an plus tard, très exactement, Philippe Burty donnait à la revue du sursaut, la revue d’Émile Blémont (centre du Coin de table de Fantin-Latour, et donateur du tableau aux musées de France) une série d’articles fondateurs du japonisme moderne dont, au passage, il forgeait le mot et donc le concept. Ernest Chesneau et Burty activèrent l’enthousiasme qui gagnait la Nouvelle peinture pour Hiroshige, Hokusai, « l’imprévu des compositions, la science de la forme, la richesse du ton, l’originalité de l’effet pittoresque, en même temps que la simplicité des moyens employés pour obtenir de tels résultats ». Après Manet et Degas, Tissot et Fortuny, Van Gogh fut rattrapé par la vague nippone qui le débarrassa, d’un seul coup, de sa palette terreuse et de ses fantasmes sacrificiels. La vie aurait le goût des crépons, une vie simple mais remplie d’amours libres, de sensations solaires, une existence libérée du cynisme et du scepticisme, espérait-il en arrivant en France. L’atelier Cormon, où il croisa un temps Lautrec, Anquetin, Émile Bernard et l’australien John Russel, était un foyer de japonisme. Sa passion japonaise put respirer à plein poumons. Louis van Tilborgh et Nienke Bakker se penchent, à nouveaux frais, sur le tropisme extrême-oriental du bon et malin Vincent. Il en résulte un livre aussi utile, par le travail des sources et le repérage des influences, que merveilleusement coloré. La tête farcie de livres, romans (Goncourt, Zola, Loti) et traités d’esthétique japonaise, Van Gogh a largement mis à profit un savoir que nous connaissons mieux et dont nous percevons mieux la dynamique commerciale et existentielle. C’est dire si les auteurs s’écartent du misérabilisme à la Artaud et rejoignent, à leur manière, l’approche mercantile qui fut celle des frères Van Gogh et auquel Wouter van der Veen vient de consacrer un livre (Le Capital de Van Gogh, Actes Sud, 18€) salutairement dérangeant. SG / Louis van Tilborgh et Nienke Bakker (dir.), Van Gogh et le Japon, Van Gogh Museum / Actes Sud, 49€.

Le musée Fabre, depuis sa rénovation, réserve ses meilleures salles, espaces nets et lumière naturelle, à un fils du pays, l’admirable et héroïque Frédéric Bazille (1841-1870), tombé à Beaune-la-Rolande sous l’uniforme des zouaves d’Afrique… C’est la consécration d’un siècle d’efforts louables et de piété locale bien placée. Michel Hilaire y aura contribué de façon décisive en faisant entrer dans les collections de Montpellier une dizaine de peintures et, tout récemment, une moisson de lettres. Il lui revenait de ramasser, en cent pages nerveuses, ce qu’il faut savoir du peintre et de sa redécouverte. Comme Caillebotte, dont il partage l’ethos social, le patriotisme républicain, les amours discrètes, l’alliance d’énergie et de neurasthénie, pour ne rien dire de leur dévotion commune pour Manet, Bazille et sa carrière brutalement rompue durent surmonter les réticences des premiers historiens de l’impressionnisme. Après les rigueurs stupides du Salon, où Bazille ne parvint à faire son trou qu’au seuil de la guerre franco-prussienne, la postérité prit aussi son temps. Il me semble significatif que le vrai tournant de sa fortune posthume coïncide avec les remaniements que le musée Fabre et le Louvre connurent en 1919. L’image de l’école française se redessine alors en vertu et en faveur d’une compréhension élargie du mouvement moderne. Bazille, enfant du soleil et d’une tradition bien entendue, tenait enfin sa revanche, qu’une récente exposition a confortée et précisée. Elle se mêle aux analyses de l’œuvre que Michel Hilaire propose en revalorisant, à raison, l’empreinte de Manet sur Bazille et leur tropisme féminin, en plus de leur vénétianisme. J’irai personnellement jusqu’à voir dans La Toilette de 1870, merveille d’orientalisme rejoué et enjoué, un souvenir du Mariage mystique de sainte Catherine de Véronèse dont Bazille a laissé une copie. Son père, dès 1871, la fit accrocher aux murs de l’église Saint-Martin, à Beaune-la-Rolande. Par égard envers la famille du peintre, si généreuse envers les musées de France, il reste un livre à écrire, l’équivalent du formidable Regnault de Marc Gotlieb. Jeunes gens de France, à vos plumes ! SG / Michel Hilaire, Les Bazille du musée Fabre, Gallimard, 25€

Le cheval est le meilleur ami de l’art moderne, et la folie hippique son laboratoire depuis la fin du XVIIIe siècle. Peindre les courses, l’exposition du Domaine de Chantilly, fait le pari d’une continuité, de part et d’autre de la Manche, une fois encore, entre le monde de Stubbs et celui de Degas, le volcanique Géricault servant pour ainsi dire d’agent de liaison. Si la représentation du galop est aussi vieille que le monde, c’est-à-dire aussi vieille que la peinture des cavernes, le turf est lui d’invention plus récente, et de nature plus complexe à mettre en image. Stubbs s’en tient à l’exaltation du pur-sang, à la demande de la gentry anglaise, si fière d’avoir acclimaté ce miracle arabe de vitesse et de noblesse. Mais le peintre des lords, s’il héroïse son sujet, n’en montre pas l’envol et les rêves que cette fausse apesanteur entretiennent en l’homme (et la femme). Normand anglophile, Géricault, à qui Stubbs n’était pas inconnu, préféra d’abord se confronter à Rubens et Gros. Question de ferveur, de fièvre, d’énergie sexuelle, les fanatiques de L’Officier chargeant et de La Semaine sainte comprendront ! Reste que son Derby d’Epsom, acheté fort cher par Napoléon III et pour le Louvre en 1866, montrait le peintre des centaures crépusculaires sous un autre jour, celui des champs de course modernes, malgré l’absence de tout public et la marque very british de cette cavalcade. Mais l’effet d’ensemble, l’impression de mouvement qu’induisait la multiplication des créatures bondissantes, « un vol d’abeilles » (Chesneau), tout cela impressionna la nouvelle vague. Dans l’un des articles les plus fouillés de l’excellent catalogue, Henri Loyrette montre que l’impact du chef-d’œuvre de Géricault ne fit que confirmer l’intérêt précoce des jeunes peintres pour le genre. Au début des années 1860, Gustave Moreau, encore réaliste, et Degas, très géricaldien alors, reconfigurent le sujet et précèdent Manet sur ce terrain bientôt disputé. Il y a donc antériorité. Il y a surtout différence, comme Loyrette y insiste. Le Manet de La Course à Longchamp saisit le galop frénétique des jockeys de face, et dans le sillage, j’ajouterai, de l’Horace Vernet (grand ami de Géricault) des années 1840. L’arrivée de la chronophotographie n’y fera rien, le cheval, bien qu’il n’ait jamais les quatre fers en l’air, procède de l’explosif plus que des mathématiques. SG / Henri Loyrette et Christophe Donner, Peindre les courses. Stubbs, Géricault, Degas, Flammarion / Domaine de Chantilly, 45€.

VIES PRINCIÈRES

Les livres que nous dévorons, adolescents, diffèrent des lectures de l’enfance en ceci que l’auteur, sa personnalité, son destin et sa mort prennent une plus grande part à notre plaisir. On vibre alors de tout son être. L’empathie est totale, le bouleversement complet, et marque à jamais. Nul n’ignore que Frédéric Vitoux succomba très tôt au grand Céline, mais seuls ses amis savaient qu’il en pinçait autant pour Henry Levet (1874-1906). L’Express de Bénarès, titre où s’entrechoquent le monde moderne et l’Orient qu’il mit soudain à portée, c’est sa façon de payer ses dettes. Car nous sommes les éternels débiteurs de nos premiers émois littéraires. Levet, écrit Vitoux, est de ces écrivains qui refusent de se faire oublier et vous obligent à interroger leur étrange et durable magnétisme. D’où l’aveu final de l’Académicien : « il n’a jamais été question d’une biographie mais d’une quête plus intime que j’ai encore du mal à m’expliquer. » Un des grands charmes de son livre, sa clef de résonnance proustienne, vient assurément de ses oscillations permanentes entre le singulier Levet et les raisons qui le poussèrent à partir à sa « recherche », sans trop savoir pourquoi, sinon redire l’ancienne fascination qui le liait à cet astre du Paris décadent des années 1890. Mystère de l’enquête à accomplir, mystère de l’homme à cerner, ils s’exaltent l’un l’autre… Levet, certes, a toujours découragé les identités stables. Jehan-Rictus, autre irrégulier de la butte Montmartre, le disait « un peu baroque » ce fils unique aux origines très bourgeoises et très républicaines. À vingt ans, en 1895, croyant moins aux études et aux positions sociales qu’à la bohème confortablement transgressive,  Henri pousse les portes de la littérature par la plus petite, celle de la presse satirique. Peu bégueule, elle épouse l’humeur goguenarde de notre jeune plume, frottée de Musset, Baudelaire, Rimbaud, Jean Lorrain ou encore de Robert de Montesquiou, auquel il dédie une des pièces du Courrier français (oui, la feuille où Lautrec fit ses débuts). Devenu Henry par tropisme anglais, et dandysme voyant, Levet force aussi le trait et la provocation lorsqu’il aborde, obliquement, sa qualité d’inverti sans scrupule. L’ironie, chez le Tinan de la poésie, sert moins à voiler de pudeur la vérité de ses mœurs qu’à la démasquer en suscitant le rire gêné ou la complicité secrète.

Léon-Paul Fargue, qui devient son ami alors, le définira plus tard d’une formule qui a l’avantage de faire entendre la personne sous le personnage, les blessures de la première sous les extravagances verbales et vestimentaires du second : « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse. » Deux plaquettes paraissent en 1897, encore lestées d’imitation mallarméenne et de préciosité fin-de-siècle. N’y point que l’attrait de l’Asie et d’une fantaisie ressourcée, bol d’oxygène qu’il décide, d’ailleurs, d’avaler à grandes doses. La mer l’appelle, les Indes de Kipling, de même que ce nouveau tourisme international pour qui l’aventure commence sur le pont et les hasards de cabine. La découverte de l’art khmer en est la raison officielle : notre débrouillard s’offre une tranche de vivifiante altérité aux frais de l’Etat. À son retour, il a des envies de roman décentré et de poésie décalée. À ceux qui ont vu de près de quoi étaient faites les différences ethniques et culturelles, le culte du sauvage absolu s’abolit de lui-même. Tout en participant étroitement aux hommages que la République des Lettres et Charleville rendent à Rimbaud, Levet se détache du Bateau ivre et des symbolistes. Ses Cartes postales, que vénéraient Larbaud et Morand, ouvrent le XXème siècle par leur fraîcheur d’instantanés fantasques. Pièces  courtes, sonnets peu orthodoxes, ces poèmes sont aussi riches de notations vraies que d’esprit cocasse. Du genre : « Le Brahmane, candide, lassé des épreuves / Repose vivant dans l’abstraction parfumée. » Levet s’est enfin trouvé, lui et sa fleur de « mélancolie anglo-saxonne ». Utilisant cette fois-ci la voie diplomatique, chère aux poètes peu arrimés, Levet devait repartir. Mais la maladie, qu’il croyait museler en fuyant la vieille Europe, s’était glissée dans les bagages. Il partira de la poitrine et s’éteindra, en 1906, à Menton, dans les bras inconsolables de sa mère. Commence son autre vie. Débute la veille des happy few, de Fargue et Larbaud à Jean Paulhan. Celui-ci le réédite en pleine Occupation, à la barbe des Allemands et des surréalistes qui avaient cru se débarrasser en 1920 de Levet, au temps de Littérature, comme ils s’étaient empressés d’enterrer Apollinaire, dont on ne serait pas étonné d’apprendre qu’il ait lu les Cartes postales de son aîné dès 1902. Ces deux-là ont au moins partagé le goût des bars et des cocktails américains, ce qu’immortalisa la célèbre affiche du Grillon de Jacques Villon (l’exposition inaugurale de la Cité du Vin, Bistrot, en a montré l’exemplaire de Larbaud). L’Express de Bénarès appartenait aux nombreux livres jamais écrits que compte notre histoire littéraire. On ne regrette pas, loin s’en faut, que Vitoux lui ait donné corps et l’ait conduit à quai, celui des enfants de Barnabooth que rien ne freine.

Alors que le jeune Vitoux se découvrait une passion pour Levet, Sollers déclarait sa flamme à Dominique Rolin. En janvier 1959, il va sur ses 23 ans, elle en a 45. Au-delà de la frénésie érotique, dont résonne leur correspondance enfin publiée, bien des choses et des refus les unissent, les origines bourgeoises, une solide culture, une extériorité délibérée au lobbying communiste et une commune précocité littéraire. Belge de naissance, Dominique Rolin a publié son premier roman en 1942, Les Marais, chez Gallimard. Max Jacob, avant Drancy, aura eu le temps d’en savourer la fine saveur catholique. D’autres livres lui succèderont. De Gaulle revenu aux affaires, 16 ans plus tard, Rolin incarne désormais une féminité libre qui n’a pas besoin de cracher sur les hommes pour se déclarer telle. Quant à sa voix propre dans l’échange amoureux, nous n’en percevons ici qu’un faible écho. Gallimard a préféré publier d’abord les lettres de Sollers, réservant celles de Rolin à un volume séparé. Aurait-on gagné à une correspondance croisée ? Sans doute. Mais l’avantage d’une telle séparation est de voir saillir et évoluer les préoccupations et positions de Sollers au fil des années et du climat politique. Entre 1958 et 1980, la France, le monde, les arts ont connu quelques secousses, pas toujours heureuses. À 20 ans, Sollers est déjà sur tous les fronts, fort de l’ubiquité ou de la simultanéité qu’il admire dans les romans de Virginia Woolf. Bien qu’Une curieuse solitude, son premier roman, ait été salué par Mauriac et Aragon, il ne sent pas fait pour le genre. Demanderait-il trop à l’écriture, au français qu’il déclare impuissant à rendre l’espèce de rage métaphysique où il se cherche. André Breton et son rejet des « règles admises » ou des genres trop codifiés conserve un certain prestige à ses yeux. On mesure surtout ce que la lecture de Bataille, et notamment de L’Expérience intérieure, a déposé en lui de vitalisme nietzschéen et de méfiance envers le discursif trop ordonné. On sourit, d’un autre côté, à son angélisme maoïste ou à sa haine des Pompidou. Les coups de griffe n’épargnent personne, de Malraux, qui l’a arraché aux djebels d’Algérie, à Bernard-Henri Lévy et sa science du marketing. Mais commence à se dessiner le Sollers d’après 1983, d’après Femmes, le styliste revenu à Chateaubriand, Saint-Simon ou Manet, revenu à la France (pas si moisie, au fond) qu’il affectait de détester quand il lui semblait nécessaire d’échapper à l’idiome national, voire d’échapper aux mots. La fièvre de ses lettres aura finalement triomphé des pièges de la raison.

Du langage, de sa puissance sur le désir et même la cristallisation amoureuse, le dernier roman de Marc Pautrel a fait son thème fugué. Je lui emprunte le beau titre de cette chronique, qui rappelle ce que le bonheur possède toujours d’aristocratique. La Vie princière s’encadre dans les limites d’un colloque, toujours le langage… Un lieu de rêve, des orateurs en transit, l’apesanteur le dispute à l’ennui. Car les colloques, c’est tout ou rien, la comédie des vanités, le flux assommant des paroles creuses ou le bonheur de l’inattendu, de l’inentendu. Marc Pautrel, nul doute, en a maintes fois fait l’expérience. Cet écrivain de la première personne, du présent de l’indicatif, de la présence à soi, ne pratique pas l’autofiction pour se fuir. Oui, « je est un autre » ; oui, la vie peut ressembler, un bref instant, à ce qu’on imagine en faire, surtout quand l’assemblage des mots et la projection des pensées remplissent vos jours et une partie de vos nuits. Un colloque donc, international, évidemment, une Babel assourdissante quand l’anglais n’est pas votre fort. C’est le cas du narrateur. À qui parler, de quoi parler, lorsque l’idiome de la globalisation manque à votre arsenal communicatif et que vos convives, un Texan lourdingue, deux Russes bouchés, vous mettent au supplice. Il y a bien  cette jeune femme, pas jolie, mais souple, vive, rapide, une acrobate des langues, passant du français à l’italien et, bien sûr, à l’anglais, avec une assurance qui fait oublier son visage un peu fade et ses obsessions d’universitaire impatiente de retrouver le silence des bibliothèques. Son ardeur, elle la réserve d’abord au travail, une thèse dédiée au Christ dans la littérature française du XXème siècle. Vrai sujet, du reste. On n’en saura pas plus. Pour la séduire, une fois accroché, le narrateur bouscule la doxa, le génie du christianisme, lui affirme-t-il, se fonde sur l’hérésie, le paradoxe du salut par la chute, le sexe, l’interdit. Et ça marche. Jusqu’où ?  La vie princière n’est pas le royaume des illusions.

Stéphane Guégan

Le dernier gentilhomme des Lettres françaises….

Être aimé, Proust y aspira maladivement dès Condorcet, le comte Robert, au temps de sa splendeur, trouvait suffisant « d’être vu ». Quand l’âge commença à altérer son beau masque de vrai Montesquiou, sa prestance de seigneur d’Artagnan, il préféra l’objectif manipulable des photographes à la parade de ses atours. L’image a toujours été consubstantielle à son être. A rebours de l’actuelle valetaille des « people », Robert ne pose pas, méprise le banal, il fait de la vie un spectacle permanent, jusqu’à dissiper toute frontière entre son existence et la fiction dont il l’enveloppe. Philippe Thiébaut, l’un des meilleurs connaisseurs de celui qui se voulait le plus Montesquiou des Montesquiou, a eu l’idée, bonne idée, de confronter aux souvenirs du gentilhomme de la décadence les innombrables photographies à travers lesquelles il s’est persuadé d’avoir réalisé son rêve d’esthète et d’aristocrate à plein temps, hors du temps. D’un côté, des extraits des Pas Effacés, où Thiébaut à justement reconnu le modèle du journal d’Amiel ; de l’autre, quelques-uns des plus beaux clichés d’Ego Imago, titre sous lequel, tout narcissisme assumé, le comte Robert recueillit et organisa sa mémoire photographique. Sa chambre claire. Né en 1855, mort en 1921,  véritable Dorian Gray croqué par Boldini, Whistler ou La Gandara, il fut l’homme de deux siècles, comme Chateaubriand avant lui, le passeur d’une civilisation qui entrerait dans la clandestinité après 1914. Du reste, et Thiébaut l’établit, le désir de se raconter cristallise pendant la guerre. Son entourage craignait d’y être cruellement épinglé ou éreinté. Au contraire, noblesse oblige, l’introspection prévalut. Les Pas effacés, Ego Imago, c’est sa Recherche, sa  réponse aux caricatures, à Huysmans, Lorrain, Rostand et même Proust. Face à la mort, le comte Robert gardait ses gants et mettait les formes. Dans le très beau livre qu’elle a consacré à Robert et Marcel, Elisabeth de Clermont-Tonnerre jugeait unique la boulimie photographique de Montesquiou, ne trouvant d’exemple comparable « chez aucune professionnelle beauté. Il n’y a guère que Mme de Castiglione qui posa autant de fois devant les objectifs ». À quoi Thiébaut ajouterait que ces images furent plus qu’un miroir complaisant, la matière mnémonique d’un homme qui finit par se pencher sur ses épais albums comme sur un film plutôt réussi de cape et d’épée (Robert de Montesquiou, Ego Imago, présentation et édition de Philippe Thiébaut, La Bibliothèque des Arts, 49€). SG

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Express de Bénarès. À la recherche d’Henry J.-M. Levet, Fayard, 19€ //

**Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, édition présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 21€. Sur le moment Pompidou, lire l’excellent roman de Philippe Le Guillou, Les Années insulaires, maintenant en Folio Gallimard, 7,70€.

***Marc Pautrel, La Vie princière, L’Infini, Gallimard, 10,50€

VOILES D’IMPUDEUR

bouchardon-2Bouchardon ou l’antique fait homme, répétaient en chœur ses contemporains les plus avisés ! C’est que le sculpteur, l’un des plus éminents du règne de Louis XV, voua une passion égale à l’art grec et au sexe fort. Après avoir exploré l’intimité de Parmesan, le Louvre nous livre magnifiquement la sienne. On verra, du reste, que le Français n’ignorait rien des turpitudes du maniériste italien. La rétrospective de Guilhem Scherf et de Juliette Trey ne pratique pas le voile de pudeur. Elle s’ouvre sur la copie du Faune Barberini, que Bouchardon exécuta, à Rome, au titre des obligations scolaires de l’Académie de France. Son métier plus gras, plus sensuel, plus moderne et épidermique, transfigure le modèle vénéré et décuple l’impudeur inouïe de sa pose. A l’autre bout d’un parcours qui alterne habilement sculptures et dessins, inséparables leviers d’une perfection jamais desséchante, surgit le très suggestif Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, autour duquel le visiteur est appelé à tourner, comme Bouchardon roda autour de l’adolescent de chair qu’une série de sanguines montre sous toutes les coutures. Or, en 1750, le sourire de ce Cupidon espiègle et ses fesses rebondies, souvenir précis du Parmesan, déplurent, déçurent. L’«antiquité retrouvée », dont Bouchardon était le superbe champion, devait rester sourde aux grâces et aux invites du rocaille dont le janséniste La Font de Saint-Yenne, parmi d’autres, s’érigeait en pourfendeur. A revenir sur cette polémique révélatrice, comme le fait Scherf en détails, l’audace latente de l’œuvre force les silences de la censure morale pour qui sait lire entre les lignes. Le reproche fait à Bouchardon d’avoir dégradé l’image du jeune dieu tenait à deux choses, l’opération mécanique, triviale, de la taille de l’arc, et les volutes hanchées du contrapposto. Au fond, la souplesse érectile de l’Amour, plus explicite que son précédent italien, fait horreur à La Font de Saint-Yenne, et le bras gauche trop uni à la cuisse ne lui semblant d’un « effet heureux ». Dénégation caractérisée… Plutôt que blâmer le souci de réveiller les sens du public, il eût mieux fallu congratuler Bouchardon d’être parvenu à réchauffer le marbre et conjuguer tant de naturel à tant de noblesse. C’est précisément ce à quoi répond l’exposition. Là où l’histoire de l’art cantonnait au rôle d’annonciateur du néoclassicisme spartiate, que préfigurent assurément les bustes du baron Stosch et de ses tendres amis anglais, le Louvre nous révèle un fanatique du baroque romain et un homme pour qui, selon l’adage platonicien de Gautier, le beau est la splendeur du vrai. Adage que Fantin-Latour, le réaliste contraint et souvent contrit, fit sien…

csmbaxrweaao4gzN’opposait-il pas, selon Jacque-Emile Blanche, la saine « tradition » aux « progrès de la folie et de l’orgueil » ? Dès 1879, à mots couverts, deux ténors de la critique lui faisaient grief d’une tiédeur vite venue… Tandis que Huysmans parle du « charme puritain et discret » d’une peinture trop retenue à son goût, Paul de Saint-Victor a ce mot : « Le pinceau de Fantin-Latour ne pourrait-il pas enfin quitter ou éclaircir son long deuil ? » Nous célébrons tous quelque enterrement, notait Baudelaire en 1846, à l’appui de sa définition du moderne et de la beauté paradoxale de l’habit noir… Sans doute Fantin trouvait-il du charme, et du « charme indigène », aux funérailles dont sa peinture est remplie. Son meilleur tableau reste L’Hommage à Delacroix de 1864. La nouvelle vague, avec Manet et Whistler pour phares, s’y rassemble et l’ensemble a une allure folle, une fermeté de facture et de composition, et une densité de pâte qui s’accordent encore à l’audace des tout débuts. Certains autoportraits datent de cette époque, l’un d’entre eux eut même les honneurs du Salon des refusés en 1863 (ce tableau non identifié et non retrouvé, sauf erreur, il me semble l’apercevoir dans la photographie de Fantin, au milieu de son atelier, qui orne le seuil de la rétrospective du Luxembourg). Sans doute Le Toast du Salon de 1865, que Bridget Alsdorf a réhabilité dans un livre décisif, serait-il considéré aujourd’hui comme un des must de la « nouvelle peinture » si son auteur ne l’avait lacéré, de rage, au lendemain d’une exposition dont il fut, avec Olympia, la risée. Pourquoi tant de haine ? Fantin avait choisi de peindre ses amis, Manet et Whistler toujours en tête, trinquant à la Vérité, laquelle n’était autre qu’un beau modèle d’atelier dressée au-dessus des messieurs en frac ou en kimono… Mieux que La Liberté de Delacroix, son Toast fusionnait l’allégorie et la chose vue. Alsdorf a raison d’y voir la marque de L’Atelier de Courbet et du Déjeuner sur l’herbe de Manet, où la femme se hisse au symbole sans cesser d’être un être de chair et de désir. Mais là était le hic. En détruisant l’œuvre dont la presse gaussa l’arrogance de mauvais goût, le neurasthénique Fantin effaçait autant une humiliation que l’aveu d’une frustration sexuelle qui s’avoue ailleurs. Ce que suggèrent ses autoportraits spectraux, la correspondance le confirme. Delacroix, Whistler et Manet agirent sur lui comme un surmoi paralysant. Les tributs qu’il aura multipliés au « génie » traduisent assez clairement le doute, que seul le succès final de sa peinture de « fantaisie » soulagera un peu. Ces rêveries vénitiennes enveloppent leurs étreintes possibles dans une atmosphère qui les déréalisent assez pour en faire un objet de fantasme enfin heureux. Que Fantin-Latour ait eu recours à la photographie, et notamment aux nus féminins les plus scabreux et les moins licites, ne fait que confirmer le transfert qui irrigue un univers pictural condamné à biaiser en permanence, pour le meilleur et le pire.

besnard_dosdefemme1889L’amour des femmes, Albert Besnard (1849-1934) n’en fit pas une passion clandestine, presque honteuse, et la remarquable rétrospective du Petit Palais, vraie revanche sur l’oubli, examine cette prédilection avec une franchise stimulante. De tout ce qui peut aujourd’hui nous ramener à lui, son mundus muliebris constitue le meilleur passeport. La preuve que ce soi-disant pompier n’en fut pas un, c’est que le beau sexe étincelle dans sa riche peinture et y allume toutes sortes de choses. Sa verve, tout d’abord. L’indépendance du peintre, style et sujets, joue ainsi en sa faveur. Elle est d’autant plus méritoire que Besnard décida tôt de faire carrière… Comme la plupart des élèves de Cabanel et des futurs Prix de Rome, il acquit vite les moyens et les titres pour accéder aux commandes officielles et, en particulier, aux chantiers de peinture murale, vitrine du pouvoir par excellence. Sous la IIIème République, la décoration monumentale reste un prolongement de la prédication civique. Et c’était très bien ainsi, d’autant que la veine néobaroque ou néo-rocaille de Besnard ne s’épuisera jamais à couvrir les surfaces exigées. Sorbonne, Ecole de pharmacie, mairies d’arrondissement, jusqu’au Petit Palais, rien ne lui fait peur et rien n’entame son sens de l’espace et l’éclat d’une palette imprévisible, orientale avant même de se découvrir orientaliste. Le portrait, de même, lui allait comme un gant. Face au tapage des spécialistes du genre, Carolus-Duran et ses clones, il sait résister à la cacophonie des accessoires et à la virtuosité gratuite. Le modèle n’est jamais sacrifié à son image, qu’il s’agisse de proches d’Henri Rochefort (Besnard est très rad-soc), d’un ancien Communard devenu Ambassadeur de France à Rome, ou de brûlantes créatures dont on ne sait trop à quel monde elles appartiennent. Madame Pillet-Will, qui ébranla le fragile Mauclair en 1901, nous fait vite comprendre pourquoi on l’appelait la panthère…On navigue entre Largillière et Van Dongen. Plus piquante encore, la féline créature qui émerge de Féérie intime, justement qualifiée de baudelairienne en 1902, efface d’un coup les plâtreuses et théâtrales hétaïres de Cabanel. En peinture, il y a une vérité du médium qui ne trompe pas. Or Besnard fut aussi l’un des restaurateurs du pastel rococo, épiderme caressé et vapeur de lumière, de même qu’il se range parmi les poètes de l’eau-forte. Legros avait été son ami, Rops et Whistler ses pères… Le noir, il nous le rappelle, sied aux grands coloristes et aux grands amoureux. Besnard a donc bien mérité de la patrie. Doublement académicien, patron de l’Ecole des beaux-arts, directeur de la villa Médicis, il eut droit aux actualités Pathé-Gaumont et, avant Braque, à des funérailles nationales dans la cour du Louvre, quelques mois après les événements de février 34. Qui dit mieux ? Stéphane Guégan

NM 770*Bouchardon (1698-1762). Une idée du beau, Musée du Louvre, jusqu’au 5 décembre. Du catalogue (Somogy éditions/Louvre éditions, 49€) et du volume que Juliette Trey consacre au millier de dessins de Bouchardon que conserve le Louvre (Mare § Martin/Louvre éditions, 110€), nous reparlerons quand il s’agira de faire le bilan objectif des meilleures réalisations de l’année en matière de livres d’art. Signalons le Solo que Guilhem Scherf consacre à L’Amour controversé de 1750 (Somogy éditions/Louvre éditions, 9,70€) et le brillant essai de Marc Fumaroli, sur qui glisse avantageusement l’opposition scolaire du rocaille et du néoclassicisme (Le comte de Caylus et Edme Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV, Somogy éditions/Louvre éditions, 7€). On en aura fini après avoir évoqué trop rapidement deux expositions remarquables, visibles au Louvre jusqu’au 16 janvier : tandis que Geste baroque frissonne des outrances sucrées de l’art autrichien des XVIIème et XVIIIème siècles, Un Suédois à Paris regroupe les perles de la collection du comte Carl Gustaf Tessin, diplomate et figure du monde des arts dans les années 1730-1740. Le meilleur du goût français, de Bouchardon à Lemoyne et Oudry, se prit à ses filets experts. Les Boucher en constituent l’acmé. A lui seul, Le Triomphe de Vénus, grand chef-d’œuvre du XVIIIème siècle, justifie ce formidable partenariat avec Stockholm.

fantin_couv_solo-1024**Fantin-Latour. A fleur de peau, Musée du Luxembourg jusqu’au 12 février. Catalogue sous la direction de Laure Dalon (RMN éditions, 35€). Les photographies érotiques, et la façon dont elles documentent la peinture de « fantaisie », en forment la partie la plus neuve. En 2013, Bridget Alsdorf signait la meilleure étude jamais consacrée à Fantin depuis la rétrospective de Douglas Druick et Michel Hoog (1982). Fellow Men : Fantin-Latour and The Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting (Princeton University Press, 45$) place l’idiosyncrasie instable du peintre au cœur de l’étude qu’elle consacre à ses portraits collectifs, dont elle explore chaque tension (mal vécue) et chaque pulsion (mal contenue). De son côté, Frédéric Chaleil a eu la brillante idée de réunir quelques-uns des grands textes inspirés par l’artiste. Ceux de Blanche et, à un moindre titre, de Gustave Kahn sont de purs bijoux, qui mériteraient de retenir davantage les historiens d’art (Fantin-Latour par ses contemporains, Les Editions de Paris, 15€).

sarony_wilde_assis_0***Albert Besnard (1849-1934). Modernités Belle Epoque, Paris, Petit-Palais, jusqu’au 29 janvier 2017. Catalogue sous la direction de Christine Gouzi, Somogy, 39€. Il faut absolument voir, dans ces mêmes murs, l’exposition Oscar Wilde. L’impertinent absolu (jusqu’au 15 janvier) sur laquelle se sont penchées toutes sortes de fées, y compris son petit-fils. L’Irlandais scandaleux passa les dernières années de sa vie à Paris, une manière d’élection, afin d’inverser l’éviction que la prude Albion venait de lui signifier. Sans être condamné à l’exil, Wilde avait préféré se rapprocher du monde libre. Et le Paris de Lautrec, Gide et Henri de Régnier l’accueillit, avec plus ou moins de chaleur, comme l’enfant prodigue, enfin revenu… Grand lecteur des Français, Gautier, Baudelaire et tant d’autres, Wilde se fit d’abord connaître par d’insolents articles sur la peinture, principalement anglaise, qui se voyait à Londres dans les années 1870. On lui pardonnera d’avoir parfois préféré les seconds couteaux du préraphaélisme à Whistler, Tissot et Legros, puisque ses choix répondaient au double impératif du beau et de la passion. Or, en ces matières, il n’était de loi que la sienne. SG

Livres illustres, livres illustrés

product_9782070197514_195x320Les plus grands s’y sont attaqués, Füssli, Delacroix, Manet, Masson… Le sublime Hamlet est resté le rêve et le cauchemar de l’illustrateur, si libre que soit son accompagnement, disait Matisse, du texte. Un rêve, d‘abord. Hamlet place l’image devant une suite apparemment désordonnée de situations passionnelles, toutes aptes à frapper les esprits et stimuler les crayons. Il y a donc abondance, cascade, vertige. La difficulté n’est pas tant de dominer l’action dans ses hardiesses que de la saisir dans son halo de non-sens et presque de « nonsense ». Car la folie du monde, la folie des hommes, thème central du grand William, ne s’isole pas, elle colore l’ensemble de la pièce de toutes les nuances du noir des âmes et des désirs. La folie vaporise jusqu’au sentiment d’être. Aki Kuroda avait donc fort à faire. Il dit, en couverture, avoir voulu « interpréter » le texte. De fait, il le laisse respirer, en saisit la fantaisie, l’humour et la métaphysique dans la multiplicité de ses registres graphiques et chromatiques. L’œil passe du gris au rouge, du jaune au bleu, comme il passe d’un hommage crypté à Malevitch aux brouillages savoureusement boueux d’un De Kooning. A héros divisés, palette ouverte et scénographie centrifuge, théâtre dans le théâtre, of course. Le néant est toujours de bon conseil (William Shakespeare, Hamlet, interprété pat Aki Kuroda, Gallimard, 45€). SG

nouvelles-orientales-de-marguerite-yourcenar_embed_news_focusL’hygiène du voyage, Marguerite Yourcenar l’appliqua à sa vie et son œuvre, ignorantes du mono-culturel, comme des frontières du temps et de l’espace. Il est vrai que la République des Lettres où l’écrivain prit place, dans les années 1930, mettait un point d’honneur à cultiver son cosmopolitisme et laissait courir en tous sens une curiosité qui s’est perdue. Les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar illustrent l’amour du vagabondage littéraire dès leur titre, à double horizon. L’Orient neuf qu’elles visitent s’étend de la Chine au vieil Amsterdam de Rembrandt, de l’Europe centrale à la Grèce de l’entre-deux-guerres. Ces nouvelles orientales, en outre, fondent leur nouveauté sur la réécriture d’anciens contes, ainsi renouvelés. Certaines sources sont chinoises, d’autres japonaises ou indiennes. S’il puise ici aux ballades balkaniques du Moyen Âge, le récit emprunte ailleurs aux simples fait-divers, réservoir d’anciennes pratiques. Une même errance, essence de toute fiction, relie l’ensemble. De peur d’en ralentir ou alourdir le pas, la main de Georges Lemoine se fait elle aussi orientale. Le vol de l’insecte lui sert de boussole, le grain du papier de limite. Ses légers crayons ne couvrent pas plus la page qu’ils n’en abusent. Quelques signes, presque rien, et le tour est joué. Même les Vanités de Philippe de Champaigne se délestent de leur jansénisme pesant… Ces Nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar les confia initialement, en 1938, à Paul Morand, alors directeur de collection chez Gallimard. Grasset avait été jusque-là son principal éditeur. Emmanuel Boudot-Lamotte, entre les deux maisons rivales, fut le parfait trait d’union. Tendre ami d’André Fraigneau, l’un des piliers de Grasset, il s’occupa de Yourcenar, à partir de 1938, pour le compte de Gallimard, notamment des Nouvelles orientales et du Coup de grâce, roman construit sur un triangle amoureux impossible (Fraigneau n’était pas fait pour les femmes, quant à Marguerite…). La correspondance Yourcenar / Boudot-Lamotte s’adresse à ceux qu’intéressent la France de la « drôle de guerre », le milieu littéraire français, la culture américaine et, last but not least, l’épuration de l’édition parisienne, Grasset ayant particulièrement dégusté. (Marguerite Yourcenar, Nouvelles Orientales, illustrations de Georges Lemoine, Gallimard, 25€ ; idem, En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte, Gallimard, 21€) SG

i24374On pensait tout avoir de Sylvia Plath (1932-1963), tout savoir d’elle et de sa très belle poésie d’écorchée vive. Et voilà, nouvelle révélation, que La Table ronde réunit en un précieux album quelques-uns de ses « dessins » dont le public londonien, apprend-on sous la plume de sa fille, avait eu la primeur en 2011. Frieda Hughes, l’un des deux enfants qu’eut Sylvia avec le poète Ted Hughes, nous rappelle qu’il arriva à sa mère d’écrire sous l’inspiration des peintres, Gauguin, Klee, De Chirico et même le douanier Rousseau. Ses dessins, eux, racontent une autre histoire. Face à la feuille blanche, son « style primitif » (Sylvia dixit) n’a rien de primitiviste. La jeune femme, au contraire, serre le motif avec l’acharnement de celle qui sait que la poésie répondra à cette concentration d’effet. On pense à Dürer et Hopper plus qu’aux champions de l’archaïsant ou de l’enfantin. La suite parisienne, vues des toits, instantanés urbains, farniente d’une Américaine de passage, cafés et chats, possède le délicieux parfum du Paris des existentialistes, dont elle se moque gentiment. Mais les lecteurs d’Ariel, depuis George Steiner, se méfient de « l’altière nudité » que Sylvia Plath mettait dans tout. N’était-ce pas la marque d’une pudeur et d’une peur, d’un goût et d’un dégoût de la vie ? « Mourir est un art, comme tout le reste. Je m’y révèle exceptionnellement doué», énonce Dame Lazare. Ces croquis poussés en maître sont sa part solaire (Sylvia Path, Dessins, introduction de Frieda Hughes, La Table ronde, 22€).

1014Notre rapport aux animaux, dit-on, a changé, il est plus respectueux, plus responsable. Viendra peut-être un jour où, l’éthique dégénérant en morale liberticide, il ne sera plus possible d’offrir aux lecteurs le très singulier bestiaire que Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss ont conçus ensemble, dans l’écoute l’une de l’autre, comme tout bon livre d’images doit l’être. Le leur fait écho aux imagiers de notre enfance, format oblong, texte ramassé sur son mystère, et « vingt-huit bêtes », qui sont autant de miniatures fantasques, détachées du papier blanc, mais habitées d’une étrange « vie intérieure ». Oiseaux, poissons, crustacés et mammifères, pareils aux divinités orientales, ont accédé à la sainteté loufoque des corps transparents et au grouillement kaléidoscopique de la baleine Jonas (sa cousine fait une apparition). Mais cette drôle de ménagerie ne se contente pas de défiler devant nos yeux attendris ou amusés, elle s’ouvre, chambre d’échos, à la poésie de Marie NDiaye. Les plus beaux chants d’amour ne sont pas nécessairement tristes. Le sien s’animalise secrètement par petites touches et subtils déplacements de mots répétés. N’était-ce qu’un songe ? Aux bêtes que nous sommes de le dire (Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss, Vingt-huit bêtes ; un chant d’amour, Gallimard, 18,50€). SG

THE LONDON TOUCH

9782213631776-XMonocle pour monocle, j’ai toujours préféré Henri de Régnier à Tristan Tzara. Nulle provocation dans cette préférence, bien que le long oubli dont sort péniblement le poète français stimule à bon droit des réflexes chevaleresques. A ceux qui resteraient froids à la lecture de cet émule de Stéphane Mallarmé, friand d’indicible et de Grèce faunesque, la formidable biographie de Patrick Besnier donne d’autres raisons de ne plus le négliger. Un spécialiste de Jarry se penchant sur le cas d’un symboliste tout en demi-teintes et brouillards whistlériens, cela surprend d’abord. Mais le résultat prouve la valeur des contre-emplois, ou ce qui passe pour tels, dès lors qu’ils sont servis par une connaissance impeccable du domaine littéraire, le goût du document inédit et la haine des explications routinières. Du reste, Besnier s’était déjà attaché à la réédition de certains textes vénitiens de Régnier, dont la précoce passion pour la sérénissime avait eu Musset pour déclic et les masques d’Eros  pour levier. On rappellera enfin que Jarry tenait Régnier en haute estime. A l’inverse, ce dernier n’a jamais oublié la première d’Ubu roi ni ignoré Rimbaud, Lautréamont, Laforgue et Apollinaire. Du reste, Jean Lorrain, prince de la décadence, avait compris ce qui se cachait derrière l’apparence feutrée de Régnier. Comme lui, Besnier s’est laissé séduire par les ombres clandestines de l’écrivain, grand coureur de femmes, et de son écriture, libertine sotto voce… Les secrets sentimentaux et les intrigues littéraires font le bonheur de l’historien quand il lâche ses fiches et creuse la chair de son sujet. Entre autres singularités, sans parler de son mariage blanc avec Marie de Heredia que ce livre analyse à neuf, Henri de Régnier cultivait une anglomanie, nourrie de Swinburne, Tennyson, Wilde et Beardsley, qui allait bien à ses allures d’aristocrate décavé et à son esthétique de la douce perversion. Si Gide s’en offusque, Proust s’en régale. Car la soigneuse et vivante enquête de Besnier nous conduit des petites revues symbolistes de 1885 aux années folles. Les Dadaïstes, noblesse oblige, ont fulminé contre l’Académicien du Figaro. Mais Morand, son dernier avocat de poids, dira qu’il fut «le plus grand gentleman des lettres françaises».

Couverture montageAussi étrange que cela puisse paraître, Jehan-Rictus (1867-1933) aurait pu arborer un tel blason sans déchoir, lui le François Villon des cabarets de Montmartre, le proche de Bruant, l’employé de Salis (le Bibi-la-purée de Picasso),  la voix des gueux et l’amant des gueuses, mais lui dont Péladan admirait « la ligne aristocratique ». De son vrai nom Gabriel Randon de Saint-Amand, aussi désargenté que ceux dont il exalte vertement le verbe et partage la mouise, il n’aura hérité que d’un rêve nobiliaire, chimère maternelle peu dotée. Mais l’illusion fait vivre et survivre, elle explique aussi la haute tenue de son journal intime, vraie révélation de l’année : Jehan-Rictus, face au pacte de probité inhérent à l’autobiographie, opte pour la transparence absolue, jusqu’à dire son scepticisme quant aux attentats anarchistes et au dreyfusisme, et nous gratifier du moindre de ses désirs érectiles. Quelle est sa recette pour manger si peu et rester si ardent? Il est vrai qu’un homme qui parle si bien des femmes dut savoir s’en faire aimer. Il s’avoue sans cesse incapable de résister aux petits corps ronds, roses, propres, de vrais Clodion in flesh. Car Rictus se sent aussi anglais que Régnier. Sa mère, une folle qui s’amusait à lui montrer ses seins, deux poires parfaites, semble-t-il, était à moitié britannique. Autre point commun avec Régnier, il eut Jean Lorrain pour bonne fée. Certes, le «père de ma gloire» le lança en fustigeant sa poésie de caniveau. Publicité par défaut… Par ailleurs, le journal ne fait pas mystère du suffrage des Parnassiens, qui perçurent en lui une exigence poétique supérieure à l’argot faubourien et à l’esprit du music-hall qu’il magnifiait. Ainsi Heredia, Coppée et Samain soulagèrent-ils un peu sa peine et sa bourse en pleurs. Mais les marques d’admiration les plus tonitruantes lui vinrent de deux imprécateurs très inspirés, Léon Bloy et Léon Daudet. Pourtant Rictus ne fut ni l’homme de la réaction catholique, ni celui de l’intransigeance monarchiste. Jésus et la poésie lui suffisent, le premier pour dire la misère des temps, l’autre pour la faire chanter quand même… « Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés / V’là l’moment de n’pus s’mett’à poils : / V’là qu’ceuss’ qui tienn’t la queu’ d’la poëlle / Dans l’Midi vont s’caparater ! » L’Hiver, le must de 1896, greffe par avance Céline sur Charles d’Orléans.

9782877068956_1_75Le cross-over, Rachel Johnson y brille aussi. Ses romans jonglent avec les flux textuels qui tissent désormais nos vies et les enveloppent d’un nuage de fictions accessibles. What if ? La littérature d’aujourd’hui, sauf à se mirer le nombril, ne peut se fermer à ce bruissement, elle doit l’utiliser à ses fins. Drame ou comédie, qu’importe. À Notting Hill, là où Rachel Johnson bouscule sa drôle de ménagerie humaine, on pleure et rit, comme partout ailleurs. Mais ce village de rêve, isolé en plein Londres, a d’autres malheurs que les petites misères de l’existence. Sous les rois, l’aristocratie pouvait se targuer de maux particuliers, ils confirmaient les quartiers de noblesse. Le règne de l’argent, du jeunisme et de la frime leur a substitué ses propres enjeux. Plus vains que ceux de l’ancienne gentry, ils n’en sont pas moins tyranniques. Les personnages de Johnson, si riches soient-ils, n’ont pas le temps de se laisser aller. Sur l’île de la tentation, mettre en sommeil ses désirs serait un crime. L’action de Fresh Hell, titre anglais du troisième épisode de ce qui pourrait ne pas rester une trilogie, a pour amorce une étrange dépêche du London Evening Standard, en date du 16 février 2015… Elle signale une trouvaille macabre : le jour de la Saint-Valentin, deux ouvriers bulgares ont buté sur un cadavre dans les entrailles d’une de ces maisons iceberg qui poussent en ce moment à Notting Hill ou plutôt s’y enfoncent. À défaut de rehausser leurs maisons, comme les juifs du ghetto de Venise ou les protestants de Montauban autrefois, les nouveau bobos troglodytisent. Transformés en gruyère, les sous-sols accueillent salles de gym et autres fantaisies évidemment indispensables sur 3, 4, 5, 6 niveaux, voire plus. Quant à l’identité et au sexe du défunt, vite étouffés, une seconde dépêche les révèle, 250 pages plus loin. Ainsi va la vie à Notting Hill, trendy, sexy, catchy et dangereuse. La mort ne saurait y être banale. Reste à découvrir donc qui l’a introduite en Arcadie ? Clare, bientôt quinqua et saisie de l’obsession d’être à nouveau maman, coûte que coûte? Ralph, qui a troqué son sperme dans une juteuse opération immobilière et ne dirait pas non à un autre don de sa personne? Ou Mimmi, l’épouse flottante du précédent, prête à étendre le domaine de sa libido morose à de nouvelles expériences ? Ou encore l’artiste conceptuelle Farouche, belle et belge, qui ne violente pas uniquement Le Bain turc d’Ingres et oublie parfois de couvrir son intimité avant d’allumer le sérail des fêtes et des vernissages? Il y avait là tous les pièges d’une satire bienpensante, Rachel Johnson les écarte et se délecte du cocasse des situations qu’elle sait enfiévrer. Récemment invitée à Paris par son éditeur,  le grand Bernard de Fallois himself, elle a profité de son passage pour voir quelques expos (Picasso.mania) et revoir L’Origine du monde et sa caressante franchise. L’une des scènes clefs de Fresh Hell ne l’est pas moins. Stéphane Guégan

*Patrick Besnier, Henri de Régnier, Fayard, 32€

*Jehan-Rictus, Journal quotidien 1898-1899, édition établie et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot, éditions Claire Paulhan, 40€

*Rachel Johnson, Le Diable met le feu à Notting Hill, De Fallois, 20€

Décadence, j’écris ton nomproduct_9782070149407_195x320J’avais tort, et Pierre Lachasse raison… La redécouverte qu’il orchestre en maître de l’œuvre de Francis Jammes (1868-1938) est tout sauf une coquetterie d’érudition inutile. Sa poésie directe, sensuelle, chrétienne et chère au grand Charles Péguy, demande à être lue et et relue. Sa prose et ses lettres, de même. Depuis la parution du premier volume de la correspondance que James échangea avec André Gide, Lachasse a réexaminé ses liens épistolaires avec Henri de Régnier (Classiques Garnier, 2014). Au moment où débute le présent ouvrage, le torchon brûle entre le bel Henri et les cadets, dont le nouveau siècle agite l’impatience. Après avoir flatté son aîné, Jammes se gausse de ses douceurs «académiques» et Gide de sa Double maîtresse. À cet égard, il est assez piquant de voir Régnier accusé de perversion par le faune de Biskra. Ce reproche, en effet, allait siffler aux oreilles de Gide quand Jammes stigmatiserait L’Immoraliste et, à l’instar de son ami Claudel, Les Caves du Vatican (qui marque, selon André Breton, «l’apogée du malentendu» entre les générations à la veille de la guerre de 14). Les différends d’ordre sexuel et moral, on le voit, jouèrent un rôle alors que l’histoire compassée ne dit pas toujours. Ce second volume nous en apprend aussi sur la place qu’occupèrent la peinture (Gauguin, Maurice Denis), le nationalisme (naissance de la revue L’Occident) et la religion (Jammes renoue avec la pratique en 1905) dans le tournant littéraire qui accoucha de la NRF. Notons au passage que Jammes doit d’être sorti de l’ombre des cénacles symbolistes grâce à Jean Lorrain, qui parlait du poète, comme Hugo de Baudelaire. Le frisson nouveau, en 1901, c’était lui. SG

– André Gide/Francis Jammes, Correspondance tome 2, 1900-1938, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 29€

livre_affiche_2341Puisque Lorrain est partout, dès qu’on fouille un peu sérieusement les années 1885-1905, autant revenir à la source avec Antoine de Baecque. Nous parlerons bientôt de ses passionnantes et vénéneuses Nuits parisiennes (Le Seuil), qu’il accompagne de la réédition de textes du saint patron des noctambules sans airbag. Oubliant très vite ses tâtonnements parnassiens, Lorrain (1855-1906) érigea en culte le dandysme de ses pères spirituels, Barbey d’Aurevilly et Edmond de Goncourt. Du Paris 1900, il brouille les strates. On s’encanaillait rien qu’à le lire. Et Dieu sait s’il a écrit, décrit et décrié. Lorrain adore et pratique le faisandé capricant, il mélange la dépravation la plus sujette au pire et la beauté la moins soumise aux codes. Redon, le plus noir, Poe, Baudelaire, Sade, Huysmans et Wilde agissent en secret sur ces pages et, à l’occasion, s’y montrent. Dans les années 1970, Lattès remit Lorrain en librairie au titre des classiques interdits. Interdit car inverti, infréquentable (il parle du «péril juif» au sujet de la Bourse et ne néglige pas Maurice Barrès) ou insaisissable. Vices errants et nuages d’éther, toute une époque. SG

*Jean Lorrain, Souvenirs d’un buveur d’éther, édition présentée et annotée par Antoine de Baecque, Le Temps retrouvé, Mercure de France, 7,50€

Rappel

L’association Regards sur André Derain a le plaisir de vous convier au Palais du Luxembourg, salle Monnerville, pour une soirée-débat :

Un nouveau regard sur la peinture française du XXe siècle

Derain et son temps : la fin des tabous ?

MERCREDI 16 DÉCEMBRE 2015 DE 17H30 À 20H

Avec la participation de Jean Clair, de l’Académie française

Michel Charzat, historien d’art, membre honoraire du Parlement

Cécile Debray, conservateur au musée national d’Art moderne (Centre Pompidou)

Stéphane Guégan, historien et critique d’art

Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la ville de Paris

Accueil par Madame Bariza Khiari, Sénatrice de Paris

Entrée 26, rue de Vaugirard 75006 Paris

Merci de confirmer impérativement votre présence avant vendredi 11 décembre par mail à regardssurandrederain@outlook.fr et de vous munir d’une pièce d’identité lors de la soirée-débat.

Aucune inscription au-delà de cette date, en raison du plan vigipirate.

9782754108270-001-G9782754107457-001-G

LE BEAU MARCEL

135222L’acte de naissance de Jacques-Émile Blanche (1861-1942) devrait être daté de 1881. Il a vingt ans quand Manet, au vu d’une brioche qui lui en rappelle d’autres, accorde son satisfecit à ce fils de famille mal dégrossi, mais riche de tous les dons. La musique et la littérature s’ouvraient alors à celui qui avait eu Mallarmé pour prof d’anglais. Il leur préféra la peinture, tout en exerçant sa plume de mille façons et en fréquentant le gratin de la littérature moderne. Tant de richesses lui ont nui, bien sûr. Longtemps le mémorialiste et le critique ont maintenu dans une sorte de pénombre respectable un peintre qu’on disait mondain, réac, voire pire, faute de pousser les bonnes portes et d’admettre la complexité d’un homme qui, esthétiquement, politiquement et sexuellement, traversa la Belle époque en contrebandier. L’exposition de Sylvain Amic et son équipe, à cet égard, est un petit bijou, enchâssé dans cet autre bijou qu’est le palais Lumière d’Évian. En bordure du lac, et comme pénétré par une atmosphère de villégiature prête à se laisser aller, le parcours effeuille l’ubiquité du personnage. Blanche, fils d’aliéniste, avait plus d’un double. On n’avait jamais aussi bien montré le fou de peinture anglaise, pétri de Gainsborough et du vénéneux Sickert, tout comme le portraitiste mondain et son grand écart, de Manet et Whistler jusqu’à Boldini et La Gandara, payant son tribut aux meilleurs sans se nier.

urlMais le clou de l’exposition, c’est son cœur géographique. Vous y attend, presque reconstitué et pimpant comme en 1912, le pavillon de la Biennale de Venise. Sa réputation est alors déjà suffisante pour que le seigneur d’Offranville répande à profusion les violences de sa nouvelle palette. Le peintre en a changé maintes fois, en effet, et n’a pas craint les métamorphoses que lui dictait la mode. Avant que la guerre n’éclate, le portraitiste de Cocteau et de Stravinsky explose donc. Son pavillon des merveilles en remontrerait aux décorateurs de son ami Diaghilev. Dépoussiérées, Tamara Karsavina et Ida Rubinstein nous restituent en un éclair l’éclat vénéneux des Ballets russes. Puisqu’on parle de mauvaises mœurs, restons-y. Blanche, qui cachait bien son jeu, savait aussi dévoiler le dessous des cartes. Ses meilleurs amis n’étaient pas à l’abri d’une indiscrétion. Prenez André Gide et ses amis au café maure, instantané de l’exposition universelle de 1900, où Blanche rend hommage au Balcon de Manet, aux coupoles laiteuses de Fromentin et au rire de Hals. À l’évidence, les jeunes contributeurs de L’Ermitage ne consomment pas seulement le noir breuvage lorsque le démon s’empare de leurs sens au soleil de l’Algérie. Gide et Ghéon étaient des enragés du tourisme sexuel. Eugène Rouart, dont le profil irlandais ferme la composition à droite, aimait aussi les garçons. Fraîchement marié à Yvonne Lerolle, en l’absence de son ami, il devait lui fournir une source d’inspiration et d’interrogation des plus fertiles. Pourquoi Blanche crut bon de découper le tableau africain de 1900 pour en détacher le portrait de son ami Rouart et l’exposer en 1910? Ce joli tableau, certes moins compromettant, fait écho sans doute à l’homosexualité que ces messieurs mariés vivaient chacun à leur manière.

url-1Du reste, Blanche aimait jouer du couteau. On ne sait pas toujours qu’il lacéra le portrait auquel il doit de ne pas être oublié du grand public, Proust himself. De dix ans son aîné, il crayonna le visage de son jeune ami, le 1er octobre 1891, à Trouville. Proust vient d’avoir vingt ans et, comme l’avoue Jean Santeuil, il se sent déjà en droit de «poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravache». Nulle forfanterie de parvenu n’effleure la sévère frontalité et la palette whistlerienne du tableau. À dire vrai, il constitue le seul fragment subsistant d’un portrait en pied, exposé au Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1893. En habit de soirée, l’orchidée blanche à la boutonnière, Proust affiche un visage aux sourcils plus fournis que la moustache, et une expression qu’on dirait impassible s’il ne se mêlait pas un peu de hauteur à son «pur ovale de jeune assyrien» (Blanche). C’est le peintre qui, le trouvant exécrable, déchira le tableau. Mais la déchirure causée par l’affaire Dreyfus fut plus terrible encore. Blanche, comme Degas, Rodin et Eugène Rouart, se rangea parmi les antidreyfusards convaincus. Les deux hommes ne se virent plus avant 1913 et l’ouverture du nouveau théâtre des Champs-Élysées. Le miracle des Ballets russes a ses limites. Mais leurs relations ne retrouvèrent jamais la complicité amicale qui éclate dans le portrait. Rien n’y fit, pas même le génial article que Blanche décocha, en avril 14, à Du côté de chez Swann.

imageLes proustiens, heureusement, ne forment pas une famille très unie. Le Saint-Loup de Philippe Berthier, avec l’art, l’humour et l’érudition consommés de son auteur, vient corriger le petit oubli dont se sont rendu coupables les Enthoven, père et fils, dans leur Dictionnaire amoureux de Proust (Plon, 2013). Leur crime? Pas de notice dédiée à celui qui fut l’une des grandes créations de La Recherche et l’une des passions «en miettes» de la vie de Proust si l’on accepte d’en identifier les sources parmi un certain nombre de jeunes gens, encore en fleurs vers 1900, que l’écrivain chérissait et qui lui permirent d’approcher le grand monde. On sait que le premier contact est froid, morgue du marquis, coup de foudre du narrateur, lequel parvient à briser la glace par sa supériorité intellectuelle et son goût des choses de l’art. Berthier d’emblée se glisse parmi les faux-semblants de cette relation qui ne dit pas son nom. Les miroitements homosexuels du monde de Blanche font leur réapparition. Car Saint-Loup, une fois débarrassé de Rachel, se livre au Maroc à toutes sortes d’exercices peu militaires. L’actrice juive avait toujours servi de paravent, obligeant même cet officier de race à feindre un dreyfusisme qu’il va abandonner. Tant qu’il pavane dans les salons avec Rachel à son bras, au grand effroi de sa caste, il fait mine aussi d’adorer le symbolisme le plus vain, préraphaélisme cotonneux et musique extatique, par pure provocation. Proust se sert de son adepte des lys pour en dire la vacuité. Lui offre-t-il aussi matière à condamner tout un milieu? Saint-Loup, malgré sa vaillance aux combats où il allait trouver la mort, serait-il la preuve vivante que la vieille aristocratie cachait derrière ses diamants et sa verve une insignifiance sans fond. Je crois moins que Berthier à cette thèse et j’aurais tendance à rejoindre Paul Morand sur ce point. Au fond, Proust est resté à la porte du Paradis et en a conçu une amertume éternelle. L’aristocratie, dit Chateaubriand, est fille du temps. Proust vit ce monde disparaître sans en être. Stéphane Guégan

*Jacques-Émile Blanche, peintre, écrivain, homme du monde, Palais Lumière Évian, jusqu’au 6 septembre 2015. Catalogue sous la direction de Sylvain Amic, Silvana Editoriale, 35€.

*Philippe Berthier, Saint-Loup, Éditions de Fallois, 20€.

book-08532804Signalons du même auteur un recueil percutant de quinze études (la plus ancienne remonte à 1972) consacrées aux lectures de Barbey d’Aurevilly. À maints égards, sa bibliothèque recoupe celle de Proust, de Saint-Simon à Balzac et Baudelaire. Marcel avait d’ailleurs un faible certain pour l’auteur des Diaboliques. Au-delà des références et des emprunts, «l’essentiel est que pour tous les deux l’acte littéraire ne résulte pas du fonctionnement impersonnel de quelque mécanique extérieurement plaquée sur l’écrivain; il émane au contraire de ce qu’il y a de plus intime et de plus saignant.» Brûler, chez Barbey, a valeur de critère suprême, religion comprise. De sorte que Byron reste, du début à la fin de sa vie, le modèle indétrônable (Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la Bibliothèque, Honoré Champion, 60€).

book-08532870Le même éditeur fait reparaître, revu et corrigé, son Dictionnaire Marcel Proust, une mine en 1100 pages, qui quadrille aussi bien La Recherche que la vie et la pensée de son auteur. À partir de chaque notice – celle de Juliette Hassine sur Saint-Loup est parfaite – s’en ramifient d’autres, autant d’occasions d’approfondissements. La lecture rejoint ainsi le mode d’écriture de Proust, qui procède par touches et retouches successives, comme un peintre qui mène le jeu et se plaît à surprendre son public en trompant son attente. Ce dictionnaire l’aurait-il satisfait? Antoine Compagnon, en préface, nous rappelle sa détestation du genre. Un écrivain digne du nom doit posséder sa langue, son microcosme, et se passer de toutes béquilles. Il demeure qu’il a caressé en 1921 le rêve d’un dictionnaire de ses personnages, socle du Balzac moderne qu’il aspirait être aux yeux de la postérité. Il a été entendu (Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 30€). SG

Ni parrain ni papi : Jacques Villon sous l’Occupation !

Il y a des expositions qu’on aimerait ne pas avoir vues. Et puis il y a celles qu’on découvre par hasard et qui vous enchantent. Hammershoi et l’Europe en fait partie. Seuls le Danemark et cette surprenante ville de Copenhague – Céline avait raison – pouvaient s’offrir le luxe de démolir en beauté le mythe d’un peintre abonné à la réclusion et au gris à perpétuité. Quelle leçon pour l’histoire de l’art qui psychologise à outrance et projette ses névroses sur les peintres de la solitude et de l’absence. Parce qu’il a fait le vide dans ses intérieurs et ses paysages, plus silencieux que mortifères, parce qu’il a peint sa femme de dos, on fait volontiers d’Hammershoi un neurasthénique incurable. En vérité, ce petit bourgeois a voyagé, vu et tutoyé la peinture de son temps, quelle qu’en fût la nationalité. Un véritable Européen en somme. Les Danois d’aujourd’hui ont un tel sens de l’humour ! L’exposition du Statens Museum for Kunst nous le montre donc très entouré. Dialogue, émulation, défi plus que monologue, aliénation et refus. Whistler, Khnopff et notre Fantin-Latour ouvrent des perspectives passionnantes, relancent le regard. Plus peut-être que Puvis et Gauguin dont les tahitiennes font presque taches au milieu de la monochromie fin-de-siècle. Ceci dit, la visite faite, on comprend que Rembrandt et Vermeer ont du peser tout autant.

Il y a encore les expositions qu’on va voir sans entrain et qui vous ébranlent. José Maria Sert. Le Titan à l’œuvre est de celles-là. Ce n’était pas une mince affaire que d’évoquer un pareil décorateur sans le rapetisser. La muséographie un peu délirante du Petit Palais y parvient à merveille. On ne rend pas justice à ce Goya hystérique, mondain mâtiné de mysticisme catalan, en qui Claudel a vu un frère, si l’on ne sent pas brûler en soi l’énergie et même la folie des entreprises impossibles. Pari gagné pour Susana Gallego Cuesta et Pilar Saez Lacave. Elles parviennent à nous intéresser à un peintre un peu répétitif. Même le grandiose néobaroque peut lasser. Elles ont surtout réussi à ne jamais laisser le fil de la biographie se perdre dans le fracas d’une peinture assourdissante. Et quelle vie ! Beaucoup de femmes, beaucoup de villes, entre Paris et New York, beaucoup de politique… Oui, Sert fut franquiste, de cœur et d’emblée, comme ces écrivains qui signèrent en juin 1936 le Manifeste de la revue Occident, de Drieu à Claudel, toujours lui. On le retrouve à d’autres étapes de l’exposition. C’est Sert, en effet, qui lui suggéra l’idée du génial Soulier de satin dont la création fut l’une des grandes dates de l’Occupation. Non de la collaboration…

Il y a enfin les expositions qu’on regrette d’avoir manquées. La rétrospective Jacques Villon (1875-1963), au musée d’Angers, valait assurément le détour, comme en témoigne son catalogue. Villon fut au cubisme ce que Paul Valéry fut au symbolisme. Un de ces hommes pour qui l’art, esprit avant tout, lui donne l’occasion de se vérifier. En 1921, un recueil de Süe et Mare, Architectures, devait réunir le peintre et l’auteur d’Eupalinos. Leur commune admiration pour le Mallarmé le plus attaché à l’intellect avait préparé cette rencontre au sortir de la guerre, dont ils tirèrent tous deux un pessimisme à toute épreuve. Avant d’en changer par égard pour son père, et goût pour le poète des gueux, Jacques porta le même nom que les autres artistes de la famille, Raymond, Marcel et Suzanne Duchamp. Jacques n’a pas échappé à l’excellente formation des ateliers académiques. Et comme Lautrec, qu’il a regardé, il passe deux ans chez Cormon. Les biographes modernistes s’en étonnent, à tort. Autre étape fondamentale, les dessins pour Le Rire, Le Courrier français et L’Assiette au beurre, dessin fort et humour noir. Le postimpressionnisme faiblard de ses premiers tableaux cesse en 1911 sous la secousse cubo-futuriste du moment, trop vite bridée par son obsession de l’ordre et de l’harmonie.

Avec ses complices de La Section d’or, il croit alors filer droit en s’écartant des folies picassiennes. Erreur d’aiguillage dont il aura du mal à se sortir, mais qui devait assurer, paradoxe, son succès durant les années noires. Ce sera alors le second pic de sa carrière et peut-être le plus significatif. Si les Américains se sont vite entichés de lui après le succès de l’Armory Show, l’artiste traverse les années 1920-1930 avec des succès plus modestes. Il était alors devenu un adepte du géométrique pur, vivement coloré par compensation. Ses tableaux dynamiquement ordonnés comportent encore des titres et des éléments figuratifs. Suggérer, déchiffrer, tout est là pour ce lecteur des poètes modernes. Il avait fait la guerre, du reste, dans les services du camouflage… L’armistice le renvoya, choqué, à ses pinceaux et à son désir de paix intérieure et d’art réfléchi. Autant dire, raisonnable, tant le culte de l’Esprit implique de sacrifices. La peinture est « rigueur par excellence », aimait-il à dire entre deux aphorismes du même acabit. La rigueur n’autorisait pas de « lâcher la terre » pour autant. Son compagnonnage avec le groupe Abstraction-Création, les fanatiques de Mondrian et consort, ne pouvait que se révéler vite stérile. Le signe, l’humain, ressaisit l’artiste autour de 1935, alors que l’époque en appelle à la responsabilité historique du peintre. Décoré de la Légion d’honneur en 1939, hochet assoupissant, Villon aurait pu prolonger une carrière de second couteau du mouvement moderne, à l’ombre de la glorieuse trajectoire de Marcel, son cadet de douze ans. La guerre justement va le rajeunir, lui redonner des couleurs, le ramener dans la course, au contact de ses cadets, et notamment de Bazaine. Proche du galeriste Louis Carré et contributeur alerte de La N.R.F. de Drieu La Rochelle, il propulse le vétéran du cubisme à partir de ce double levier. Après s’être réfugié dans l’Eure, « loin du fracas », et renoncé à suivre Marcel aux Etats-Unis, Jacques Villon revient à Puteaux en 1942. Il serait tout de même un peu sot de ne pas profiter de l’euphorie du marché de l’art ! Bazaine, admirateur de toujours, avait préparé le terrain, dès août 1941, par un article à vocation oraculaire : « Parmi tous les peintres cubistes de la première heure,  il est peut-être le seul chez qui le cubisme ne soit pas dénaturé, et qui nous oblige à le repenser comme moyen absolu de connaissance, mesure du monde. » L’Occupation allemande a poussé la jeunesse vers ceux qui incarnaient un art proprement français, tout de force, de ferveur et de fermeté.

 

Pour jouer ce rôle, Villon n’eut pas à se faire grande violence. Dès février 1942, il participe à l’exposition L’art et le sport, organisée à et par Vichy, et destinée à chanter les vertus complémentaires de l’activité physique et de la beauté roborative, voire du redressement moral. Au menu, la modernité bien tempérée : Dunoyer de Segonzac, Vlaminck et le sculpteur Belmondo, trois artistes du « voyage » en Allemagne de 1941, mais aussi Luc-Albert Moreau, Dufy et Lhote, qui aimait à cubiser les footballers depuis un certain temps. Giraudoux et Montherlant, très en cour sous le maréchal, s’étaient fait les hérauts des « jeunes corps français », qui n’auraient bientôt plus à rougir de la santé de leurs camarades allemands. Les joies du stade remplaçaient les joutes guerrières. Et l’art, surmontant enfin l’asthénie décadente et l’avachissement petit-bourgeois, pouvait bomber le torse et bander ses muscles. On savait, par ailleurs, que Breker se préparait aux grandes érections du musée de l’Orangerie. Quant à Villon, ce n’était pas nécessairement se compromettre que de mêler son fonds d’énergie futuriste à cette exposition de propagande. On pouvait croire aux vertus du sport et de la compétition sans adhérer en tout au programme de Vichy. On aimerait, bien sûr, en savoir plus sur les sentiments du peintre et sur la signification à donner à certains tableaux peints alors. Que dit, par exemple, le superbe Autoportrait de 1942 rongé par l’inquiétude, comme un Rembrandt décanté ? Mais la toile est aussi spectrale que trompeuse. 1942 marque en effet le grand retour de Villon sur le devant de la scène parisienne. La toute nouvelle Galerie de France, du 7 au 20 mars, rassemble alors 52 de ses peintures et des sculptures de Raymond Duchamp-Villon. André Lhote, sincèrement épris de cette peinture, s’en fait aussi l’avocat dès qu’il le peut. Ainsi dans cette lettre à son ami Paulhan, qu’il encourage simultanément à détrôner Drieu de la N.R.F. et à voir l’exposition de la Galerie de France : « Il faut que tu passes la voir. Peinture mallarméenne, où tout est allusions, expression en dessous, mais combien claire et éloquente. Villon : un héros méconnu, comme le Paulhan d’hier, mais le voilà tiré d’affaire. Rencontré Gallimard à cette exposition, je lui ai conseillé d’acheter un chef-d’œuvre pour 9000 Frs. Il le croyait vendu et le considérait d’un œil attendri. Mais lorsqu’il a appris qu’il n’était acheté que par la Galerie qui pouvait le lui revendre, il s’est enfui. » Ce faux « méconnu », thème publicitaire bien fait pour soutenir la cote du peintre, sera très visible sur les cimaises du musée d’Art moderne, lors de la réouverture très surveillée de l’été suivant.

Devenue une valeur montante, Villon fait l’objet d’une spéculation active, largement orchestrée par le marchand Louis Carré, qui achète le fond d’atelier alors et fait installer l’électricité à Puteaux… Tandis que les prix s’envolent, la jeunesse l’adoube avec fracas. En février 1943, Galerie de France, l’exposition Douze peintres d’aujourd’hui confirme la greffe. Bazaine, Lapicque, Manessier, Estève, Pignon et même Fougeron l’y côtoient. Et Gaston Diehl de préfacer le catalogue, situant le groupe au-delà du surréalisme et de l’art bourgeois. La presse d’extrême-droite se gausse de cette peinture trop abstraite et de la rhétorique vaseuse dont l’enveloppent ses promoteurs. Lors du Salon des Tuileries, en juin 1944, Rebatet pourra prétendre lever un lièvre au sujet des « graffiti de Bazaine » ou des « géométries avortées » de Villon, autant de braves « subjectifs » que « l’officine judaïque » soutiendrait en sous-main… Quelques mois plus tard, dans Paris libéré, la Galerie Louis Carré consacre le vieux peintre en organisant un one-man-show remarqué et que préface René Char, le poète maquisard… Bazaine, dans Poésie 44, organe de la résistance intellectuelle, conforte le mythe du peintre reclus : « Un peintre travaille dans la solitude pendant quarante ans […]. Et soudain, son œuvre nous apparaît merveilleusement jeune, actuelle, elle retrouve le contact avec les plus récentes recherches de la peinture […]. Tel est, à peu près le cas de Jacques Villon. » Sans commentaire. Stéphane Guégan

Hammershoi et l’Europe, Copenhague, Statens Museum for Kunst, jusqu’au 20 mai 2012. Catalogue (Prestel Publishing, DKK 298) sous la direction de Kaspar Monrad.

José Maria Sert. Le Titan à l’œuvre (1874-1945), Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Catalogue, Paris Musées, 39 €.

Germain Viatte, Jacques Villon, né Gaston Duchamp (1875-1963), Editions Expressions contemporaines / Musées d’Angers, 39 €.