« Ne pas se séparer du monde »

Je ne pensais pas revoir, cette année, aussi belle chose que la rétrospective Valentin. C’était sans compter l’exposition du musée national d’art moderne de la ville de Paris, où Derain, Balthus et Giacometti prennent sens l’un par l’autre. Il n’est pas, en ce moment, de meilleure affiche parisienne, et de meilleur refuge aux fausses valeurs qui paradent ici et là. Fabrice Hergott, en tête du catalogue, parle justement de l’omerta dont Derain reste la victime non consentante (sa famille, ses admirateurs veillent). La proscription n’a pas cours ici. Peut-on dire, du reste, que la France ait beaucoup montré Balthus depuis l’exposition historique et controversée de Jean Clair ? Plus de 30 ans, ça fait un bail. Quant à Giacometti, plus en cours, moins suspect de passions réactionnaires, il est plus courant qu’on l’associe à Picasso ou Beckett qu’au « peintre du voyage »… Un silence se brise, tant mieux! L’entente est-elle possible entre les protagonistes d’une exposition ? Celle-ci le prouve. Directeur, commissaire (Jacqueline Munck) et scénographe (l’excellente Cécile Degos) parlent, à l’évidence, le même langage. Certaines séquences, les autoportraits, les natures mortes si pleines du vide qui les enveloppe, les modèles partagées, les femmes et leurs étranges rêves de possession accidentée, les fragments enfin réunis des Bacchantes noires, se sont déjà durablement gravées dans la mémoire. L’entente est-elle possible entre les artistes ? Oui, assurément. À quoi j’ajouterai ce que Gracq disait de Camus et Char. L’éloignement du temps, près d’un demi-siècle, a rapproché, « dans la signification de leurs œuvres »,  ces trois géants dont les « silhouettes pouvaient sembler si différentes ». Stéphane Guégan

*Derain, Balthus, Giacometti : une amitié artistique, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 29 octobre 2017. Catalogue Paris-Musées, 49,90€. Sur la question du dernier Derain et du voyage, on se reportera au livre de Michel Charzat (Hazan, 2015) et au chapitre que je consacre à ce point aveugle de la vulgate moderniste dans L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente (Hazan, 2015).

On lira ensuite un texte sur le sujet, publié dans le catalogue de l’exposition Balthus que Cécile Debray a organisée en 2015. Ce court essai (ici réduit), je l’avais dédié à Robert Kopp. Sa récente promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur m’est une autre raison d’en donner à nouveau lecture.

Les dons entre artistes sont de valeur spéciale. En apparence, ils répondent à l’immédiat. Mais leur signification, lors qu’il s’agit de l’hommage d’un cadet, regarde déjà vers l’avenir, scelle un au-delà, désigne un autre rapport au temps. On le vérifiera avec Balthus, qui offrit à Derain, au début de leur amitié, une copie d’après Masaccio. Elle datait du fameux séjour toscano-ombrien de l’été 1926. Une bourse miraculeuse avait jeté le jeune homme sur le chemin de Piero et de Masaccio, les deux peintres chez qui, selon Roberto Longhi, s’était joué le destin de l’art moderne. Cinq cents ans après que Masaccio eut peint la chapelle Brancacci (notre photo), Balthus en avait vérifié la présence, celle d’un décor ruiné, majestueuse épave d’une civilisation qu’il était d’autant plus urgent de continuer qu’elle était menacée de disparition. La salutaire crise de l’avant-gardisme, qui frappa l’entre-deux-guerres, donnait toute son acuité aux copies masacciennes de 1926. L’une d’entre elles se rapporte à La distribution de l’aumône et la mort d’Ananias. Inspirée des Actes des Apôtres et critique acérée des « fausses richesses », la fresque concentrait la thématique rédemptrice du cycle entier, elle interpela donc celui qui se plaçait lui-même, à l’orée de sa carrière, sous la protection des figures tutélaires de la grande peinture.

Au début des années 1930, lorsque la copie de Balthus lui échut, André Derain apparaît comme le Masaccio du moment, et peut-être le nouveau Saint Pierre, à l’œil sévère mais aux générosités fécondantes. La cinquantaine atteinte, il touche au zénith de sa gloire et jouit d’un prestige qu’on ne mesure plus. Hormis Picasso et Matisse, nul artiste ne domine autant la jeunesse des ateliers. Derain en impose depuis que Paul Guillaume est devenu son principal marchand. Et Derain, dès 1919, devient le favori des jeunes dadaïstes de la capitale. Tandis qu’il donne des gages aux partisans du « retour à l’ordre », en se réclamant de Raphaël plus que de Cézanne, il envoûte Breton, Aragon, Eluard, tous le font entrer dans leur collection naissante et leur panthéon déclaré. L’auraient-il adoubé s’ils n’avaient senti, une quinzaine d’années avant Balthus, la puissance d’étrangeté de Derain, son horreur des taxinomies banales et cette capacité à transcender les genres ? Ces très jeunes gens, émules de Rimbaud et d’Apollinaire, marqués par leurs visites de la Galerie Paul Guillaume, redéfinissent les lignes du moderne. Écoutons Aragon, le 24 mai 1918, il écrit  à Breton : «Herbin après tout c’est de la peinture de gardien de square. A part Juan Gris, il n’y a que Picasso et Derain. Probablement en beaucoup plus grand Picasso c’est Goya et Derain Velázquez.» Le culte que voue Breton à Derain s’est mué lui aussi en ferveur amoureuse, comme l’atteste, en 1919, Mont de piété.

Ce premier recueil de poésies, illustré de deux dessins du peintre, lui consacre une pièce superbe, tout en alexandrins brisés, portrait possible d’un artiste du mystère, qui chercherait à travers la fable, le sacré ou le réel le lyrisme fatal d’une humanité frémissante. On était loin de la vulgate post-cubiste, dont Braque venait de donner sa version dans Nord-Sud, et que Derain avait trouvée «d’une sécheresse et d’une insensibilité effrayantes». La souveraineté du «fait plastique» relevait de ces «sottises» étouffantes, à dénoncer ouvertement. Le 7 novembre 1920, Littérature fait paraître «Idées d’un peintre», où les voix de Breton et Derain fusionnent presque dans la volontaire indifférenciation du récit d’une visite d’atelier. Les aphorismes cisèlent une esthétique qui va au-delà du réalisme assagi dont le peintre est devenu le représentant malgré lui : « Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses qu’on peint. La forme pour la forme ne présente aucun intérêt. » Peu importe que le surréalisme orthodoxe ait fini par renier un artiste à la fois trop incarné et trop réfractaire aux convulsions forcées, les dissidents l’ont vite rejoint, Bataille et Artaud, dont il illustre respectivement L’Anus solaire (1931, Galerie Simon) et Héliogabale ou l’Anarchiste couronné (Denoël et Steel, 1934), deux livres pétris d’un Eros de la vie et de la cruauté sans limites. D’une publication à l’autre, Balthus aura pénétré le cercle de Derain, qui touche au meilleur de la littérature, et sur lequel rayonne l’autorité indéchiffrable et  jouissive du grand aîné. A partir des lettres enflammées que le «disciple» échange avec Antoinette de Watteville autour de 1935, correspondance qui témoigne du vitalisme contagieux de Derain, on peut suivre la progression du portrait qui allait rapprocher à jamais les deux artistes.  Commande du marchand Pierre Colle, la toile du MoMA (notre photo), peinte sur bois, à l’ancienne, n’est pas une image aussi  transparente qu’on ne le dit. Derain, colosse impénétrable, semble investi d’une puissance comparable à celle de l’autoportrait de Poussin (Louvre), dont Balthus semble avoir voulu rappeler les gestes impérieux et la métaphysique des cadres vides.

Il n’y aurait là que glorification du «patron» et nouvel hommage du cadet, après le don de la copie de Masaccio… Mais la présence d’un très jeune modèle, à l’arrière-plan, dote l’image de résonances, voire de dissonances scabreuses. Vêtue d’une jupe trop courte et d’une combinaison trop glissante, elle baisse les yeux, comme si le géant en robe-de-chambre venait d’abuser d’elle ou s’y apprêtait. Un sentiment d’effraction et de violence sexuelle envahit le spectateur le moins averti des enjeux de la toile. On en dira autant du profit que Balthus a pu faire, au même moment, de certains tableaux de Derain, tels Geneviève au chapeau de paille et ses natures mortes aux relents sanguinaires… On notera enfin que la réalisation du portrait du MoMA s’inscrit dans les limites de la « querelle du réalisme » dont Balthus, à sa manière, fut l’un des acteurs, autant que son ami Giacometti, en délicatesse croissante avec le groupe surréaliste. Une lettre d’Antoinette de Watteville, du 3 août 1936, prouve qu’une certaine familiarité s’est déjà installée entre Balthus et Alberto. Leurs communes origines suisses et son récent volte-face réaliste de Giacometti n’y sont pas pour rien.  S’il fallait une preuve supplémentaire des nouvelles alliances qui s’opèrent vers 1935, il suffirait de citer l’attention que portent alors Aragon et Crevel à Derain, érigé en saint patron du nouveau réalisme, et à Giacometti, félicité de s’être dépris des idées de Breton et de refuser désormais toute « fuite de la réalité ». La formule se comprenait par ce qu’elle refusait, l’angélisme onirique ou abstrait, et surtout « l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale purement formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif ». Derain incarnait la capacité de tirer l’inconnu du connu, de dire la réalité autrement, mais il symbolisait aussi un refus plus global des postures et impostures du siècle. Balthus et Giacometti étaient à bonne école. L’avant-guerre les avait fait se trouver, la guerre les fit se retrouver en Suisse, dans l’entourage de l’éditeur Skira et de la revue Labyrinthe. De ce moment genevois, Jean Starobinski a dit l’essentiel. Autant que ce que nous appelons le réalisme de Derain et Balthus, c’est l’enveloppe de silence, le bruissement d’un espace engendré par les figures mêmes, que Giacometti a fait advenir en sculpture, dans la circulation muette des solitudes qui peuplent ses hommes au pas insolite et ses femmes aux corps totémiques. Stéphane Guégan

D’autres aventures solidaires

« La NRF est mon rocher », écrit Jean Schlumberger à Gide. L’aveu date de 1915 et se ressent de la guerre auquel le premier, qui fut soldat, doit d’avoir compris les dangers où l’illusion de la victoire allait jeter la France. Mais ce rocher salvateur n’a pas seulement l’apparence du symbole, il dit, par l’image, la vertu et le réconfort du collectif. Au XXe siècle, le groupe littéraire exige plus que jamais une éthique de fer, il doit être « manière d’être » avant d’être « manière d’écrire »… Schlumberger et Gide avaient été de la création de la NRF en 1908/09, de même que Jacques Copeau. Lorsqu’ils se lancèrent dans l’aventure du Vieux-Colombier, ce théâtre qui devait en organiser la rénovation par haine du « boulevard » et de l’héritage post-symboliste, les trois amis affichaient, en cet hiver 1913, l’éclat d’une volonté unique.  En parlant de « notre chapelle », bien avant de revenir à Dieu, Copeau ne limitait pas l’esprit de la communauté au laboratoire d’un nouveau théâtre, vingt ans après les expériences du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre. Fidèles aux Anciens et donc aux besoins de la Cité, il désignait aussi le sens de son action, et surtout l’écho qu’il espérait conquérir auprès d’un public pareil à lui. A cette Jeune-France, du reste, il adressa un vibrant appel au moment d’ouvrir les portes de la salle que feraient briller un Dullin ou un Jouvet. Après avoir publié la correspondance que Copeau échangea avec ce dernier (Gallimard, 2013), les Cahiers de la NRF accueillent les actes de récents Entretiens de la Fondation des Treilles. L’esprit Schlumberger domine ces rencontres et l’on s’en réjouit à lire ce volume édité par Robert Kopp et Peter Schnyder, dont j’ai déjà dit ce que la vitalité des études gidiennes leur doit. Mais Gide, une fois n’est pas coutume, s’efface un peu ici devant ses acolytes, bien plus acquis à l’hygiène des planches. Si certains auteurs corrigent heureusement le dégoût qu’on prête à l’auteur du Roi Candaule envers l’expérience de la parole partagée et actée, l’essentiel des contributions soulignent l’investissement de Copeau et l’apport, non moins essentiel, de Schlumberger, à qui Corneille tenait lieu d’étalon. Kopp, qui consacre un excellent article à ce lien passionné, en éclaire le terreau. D’Hugo et Gautier à Brunetière, les plumes n’avaient pas manqué pour affirmer la supériorité du Normand sur Racine. Force, courage, noblesse, Corneille en était l’éducateur éternel, paternel. « Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il a formé l’âme française, c’est bien de lui », déclarait Schlumberger. Le même, en 1923, devait publier une des meilleures recensions du Mesure de la France de Drieu, l’une des plus engagées aussi. Puisse, écrit-il, le ton « rude, probe et hardi » du livre réveiller son pays, trompé par une fausse victoire, se croyant encore doté des moyens de la politique de Louis XIV et se mettant, par hédonisme aimable, « en état d’infériorité dans la lutte inhumaine des grands empires industrialisés ». SG // Gide, Copeau et Schlumberger. L’art de la mise en scène. Les Entretiens de la Fondation des Treilles, Robert Kopp et Peter Schnyder (éd.), Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 25€.

Rapidement, signalons, aux Cahiers de la NRF, la parution longtemps attendue des chroniques politiques (1931-1940) de Maurice Blanchot, celles qu’il publia dans la presse conservatrice (Journal des débats) et dans les revues d’extrême-droite, tendance maurrassienne, chroniques dont nous avons déjà dit, au sujet de leur valeureux et docte éditeur, David Uhrig, combien elles  étaient de lecture fondamentale pour quiconque veut comprendre l’entre-deux-guerre, la veulerie de la IIIe République envers les premières provocations d’Hitler, le double jeu de l’Angleterre et des États-Unis, l’enfumage des intellectuels anti-fascistes (Gide, Malraux, Camus) au profit de l’URSS et l’éphémère enthousiasme maréchaliste de l’auteur des Faux pas (1943).  Bref, l’agonie d’un système dont notre pays a payé le prix fort  avant et après la défaite, comme après août 44. On se gardera, comme je l’ai lu ici et là, de confondre antisémitisme et xénophobie (les maurrassiens ne croient pas aux races), comme on se dispensera de jeter l’opprobre, sans essayer de le comprendre, sur le patriotisme (ceci explique cela) de la jeune droite des années 30, adepte d’une révolution conservatrice, très hostile à ce que Blanchot nomme le germanisme dont Hitler est la caricature raciste et bornée. Il paraît qu’il faut préférer à Blanchot 1 Blanchot 2, antigaulliste, pétitionnant à tout-va, un rien beatnik tiers-mondiste et convertissant l’exigence spirituelle de sa jeunesse révoltée en théorie littéraire de « l’absence au monde » et du verbe exsangue. Nous ne le pensons pas. SG // Maurice Blanchot, Chroniques politiques des années 1931-1940, édition (exemplaire) et préface de David Uhrig, Gallimard, 29€.

Plus rapidement encore, quelques publications relatives à Camus. Dans un livre nourri de documents inédits et qui se lit comme une chronique, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille décortiquent la flambée communiste du jeune Camus (1935/37), le PCF lui ouvrant une porte (opportuniste) qui conduit à ses idoles (Gide, Malraux), à l’heure de l’AEAR, porte qui se refermera vite sur la realpolitik de Staline et les atermoiements des « camarades » envers les indépendantistes algériens (ses frères de misère plus que de Marx). C’est là, dans l’Algérie des premiers combats, que le destin théâtral de Camus s’origine. Après beaucoup d’autres, Hélène Mauler y enracine ses analyses. Elles sont rapides, concises et d’une écriture vive, comme le réclament les ouvrages de cette excellente collection. L’auteur prend souvent appui sur la prédilection de Camus pour Copeau, et regroupe sa réflexion autour de l’aventure solidaire qu’est le théâtre selon les deux hommes. Camus n’a pas caché son admiration pour Copeau, le jeu de ses acteurs (se donnant physiquement parce que se possédant) et le souci de faire passer le texte avant le décor. À la fin de la première des lettres que René Char ait adressées à Camus, en mars 1946, il lui déclare adhérer à Caligula, qui relevait du cycle de l’absurde aux côtés du Mythe de Sisyphe et de L’Etranger. Il avait lu le roman au temps des maquis sans passion excessive. Et pourtant Char et Camus allaient nouer une grand amitié jusqu’à la mort précoce du Prix Nobel. Une amitié où il entrait autant de nietzschéisme que d’anti-communisme. L’opium des intellectuels d’après-guerre, très peu pour eux ! SG // Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Albert Camus, militant communiste, Gallimard, 25€ / Hélène Mauler, Le théâtre d’Albert Camus, Ides et Calendes, 10€ / Albert Camus et René Char, Correspondance 1946-1959, édition et présentation de Franck Planeille, Folio Gallimard, 7,70€ (augmentée de 8 lettres inédites au regard de l’édition précédente, collection Blanche 2007).

DE L’ÉTRANGE À L’ÉTRANGER

catalogue-magritte-centre-pompidouC’était en 1979 et le Centre Pompidou avait deux ans, pour paraphraser qui vous savez… Une rétrospective Magritte s’y organise, la chose n’est pas banale alors, et ses commissaires encore moins, Jean Clair et David Sylvester. Pour son retour en France, le peintre du caché-montré, trouble-fête aux images trompeusement lisses, s’offrait des avocats de choc. La mort de Magritte, douze ans plus tôt, avait ouvert l’ère des bilans. Le leur tenait compte du vif intérêt que les générations successives, celles du Pop, de la Bad Painting et de l’art conceptuel, avaient porté au maître du surréalisme. On n’en avait pas fini avec lui et ses turpitudes plus ou moins glacées (toucher au fonctionnement des signes, n’est-ce pas toujours les salir un peu ?) Comme le facteur sonne toujours deux fois, pour paraphraser cette fois-ci le James M. Cain qui mit Camus sur le chemin de son style (voir plus bas), Magritte revient au Centre, quarante plus tard. Si Clair et Sylvester avaient salué l’émule de Giorgio De Chirico, ce que Magritte fut autant que le délicieux Pierre Roy (la critique intelligente les associait encore sous l’Occupation), Didier Ottinger exalte le doctus pictor, figure bien connue depuis Alberti, et que le XXe siècle n’a pas rayée de ses feuilles de présence (contrairement à ce que le sot formalisme nous demande de croire). Le fait est que cette peinture pense autant qu’elle se dépense, joue les mystérieuses autant qu’elle revient constamment à ce que Magritte appelait L’Évidence éternelle, l’Éros qui mène le monde et fissure le regard. Nul besoin d’être Michel Foucault, aficionado du Belge érectile, pour deviner ce qui s’avoue derrière les pipes ou les nez dilatés du maître ! À l’inverse, sans la science exégétique d’Ottinger et des auteurs de son catalogue, une bonne part des intentions de Magritte et de ses références aux mythes fondateurs du logos occidental serait restée lettre morte. Intentions, logos et même méthode, ce sont des mots qu’on ne prononce pas souvent à son sujet. Or c’est tout le propos de cette exposition, promise au succès, que de nous rappeler que le surréalisme, inassimilable à la mystique des derviches tourneurs, aura visé les mécanismes secrets, mais concrets et donc analysables, de la pensée, du rêve ou du langage derrière l’arbitraire, l’automatisme et la gratuité irrationnelle dont il se réclamait. Clarté de l’obscur…

magritteDuchamp, Picabia, Magritte… Les passions de Bernard Marcadé, docteur es-mauvais esprit, sont aussi connues que légitimes. L’art véritable lui a toujours paru jeter le doute sur « l’ordre des choses », miroir aux alouettes dont Magritte s’emploie très tôt à déchirer les illusoires reflets. Que de vitres cassées chez lui, de fenêtres ouvertes sur l’intérieur, d’ombres parlantes, d’air liquide, de forêts démontables, de corps pétrifiés ou, a contrario, de statues vivantes ! Dans le format renouvelé, plus vertical et plus riche en images, des grandes monographies de Citadelles § Mazenod, il suit ainsi pas à pas les étapes d’un artiste en froid avec bien des dogmes de la modernité. La peinture, c’est beaucoup plus que la peinture, aurait pu dire Magritte s’il avait lu Chardonne. René attribuait justement à Chirico l’audace d’avoir sorti leur discipline de sa vaine quête d’une autonomie étouffante et d’un cheminement linéaire. On comprend que Magritte ait pu, dès 1946, encenser les tableaux que Picabia avait peints sous l’Occupation, nus hyperréalistes aux charmes sûrs, à propos desquels une poignée de malheureux parleraient d’art fasciste en 1976… La rengaine moderniste et le ronron du bon goût furent donc autant d’objets d’agacement. Magritte s’affranchit très tôt des attentes de l’avant-garde, futuriste ou puriste, Marcadé y insiste, de même qu’il signale l’importance des nus féminins du début des années 20. Mais le « choc émotionnel » que le jeune peintre dit alors rechercher s’écarte de la brutalité des sens : son lyrisme, sa violence parfois, celle d’un lecteur de Sade, Lautréamont, Nietzsche et Bataille, menace le spectateur, le déboussole sans l’enflammer tout à fait : nous demeurons au bord du gouffre, au seuil du cauchemar ou à la lisière du rêve érotique. La retenue mène au fragment, le silence à la stridence, jamais à l’enveloppement. Freud, dont Marcadé minimise à tort l’emprise sur Magritte, parlerait à bon droit de « retour du refoulé » au sujet de la période vache (les tableaux lâchés de 1947, mes préférés).

9782754107471-001-TSi Marcadé durcit trop également l’opposition à/de Breton (la couverture reproduite de Qu’est-ce que le surréalisme ? – 1934 – appelait une autre approche sur ce point), il fait le meilleur usage de son propre « mauvais goût » (excellentes pages sur les périodes Renoir et vache) et de la philosophie que convoque l’œuvre entier. Oui, en 1958, les impayables Vacances de Hegel disent la répugnance du peintre envers toute résolution dialectique. Deux ans après la saignée hongroise, ajouterais-je, Magritte donnait définitivement congé à ses tocades communistes vaguement hégéliennes… Tenu de bout en bout, ce livre parle politique et esthétique avec la souplesse qu’exige la plasticité du peintre, avant et après la seconde guerre mondiale. Marcadé s’intéresse enfin aux sources de ce peintre très dissimulateur, note les convergences d’époque (Max Ernst, Dali, le Picasso des corps disloqués), piste les traces de la peinture ancienne et commente l’apport des nouveaux médiums. Les Jours gigantesques, en couverture du collectif consacré à Voir double (Hazan), plonge directement sa spirale mobile et son sadisme étrangement fusionnel dans la fascination du moment pour le cinéma (Paul Nougé, le gourou de Magritte, l’enregistre immédiatement en 1928). Les films, à cette date, ne parlent pas encore, mais ils usent ou mésusent des mots, opèrent des disjonctions, comme le symbolisme loufoque avant eux. En dehors du génial Satie, souvent et dûment évoqué, il me semble qu’on néglige beaucoup ce que Magritte prolonge de la culture visuelle propre à la la fin du XIXe siècle. Sa peinture, pour le dire comme Marcadé, emploie la mimesis contre elle-même, elle n’est pas la première à le faire, ainsi que le rappelle précisément la brillante réflexion d’ensemble que propose l’ouvrage d’Hazan sur l’ambiguïté visuelle. Frapper d’incertitude notre rapport au monde et notre foi dans la langue commune ne fut pas l’apanage des surréalistes, pas plus que le brouillage des codes à travers lesquels nous pensons stabiliser le réel. Ni Magritte, ni Dalí, autre expert de l’énigme visuelle, n’en monopolise le prestige. André Breton, tout en se prévalant d’une rupture radicale, n’a cessé de rappeler que l’entreprise de sape intellectuelle dont il fut le prophète s’amarrait à une très ancienne tradition. Aux marges de la normalité esthétique, il reconnaissait la permanence d’un « art magique » traversant les âges et les cultures.

Stéphane Guégan

*Magritte. La trahison des images. Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 23 janvier 2017. Le catalogue, sous la direction de Didier Ottinger (39,90€), se présente comme une suite d’essais (voir notamment celui, très juste, de Jacqueline Lichtenstein sur les liens entre la théorie ancienne du beau et Éros).

**Bernard Marcadé, Magritte, Citadelles § Mazenod, 235€.

***Michel Weemans (dir.), Voir double. Pièges et révélations du visible, Hazan, 75€.

THE STRANGER IS BACK

9782070178582_1_75Parmi les questions qui obsèdent les campus américains depuis un certain temps, il en est une qui touche L’Étranger de Camus : pourquoi ce jeune Français d’Algérie, 26 ans au moment où paraît son premier roman, n’a-t-il pas nommé la victime de Meursault ? Malgré les quatre coups de révolver qui l’abattent dans la lumière d’un été aveuglant, pourquoi « l’Arabe » mord-il la poussière sans dévoiler son patronyme ? Il faut ne rien comprendre à L’Étranger, récit d’une dépersonnalisation contagieuse, à la littérature (française, s’entend) et à la situation historique d’alors pour s’en étonner et, pire, en faire grief à Camus. Au moins, Alice Kaplan, qui a écrit sur le procès bâclé de Brasillach un livre important, épargne-t-elle de telles tracasseries à notre Albert national. En quête de l’Étranger (Gallimard, 22 €) est indemne de tout soupçon anachronique envers ce beau et bref roman de 1942, dont elle retrace le difficile accouchement et la réception aussi délicate. Elle dit bien en quoi la lecture du Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain libéra Camus de ses pannes. Pour nous faire éprouver la « vie livrée à l’absurde » de Meursault, meurtrier sans raison ou presque, l’écriture de Camus s’astreint à un principe continu de fragmentation, de dissociation et de stagnation, qui doit au roman américain et à la volonté un peu insistante de fixer un type. Son personnage meurt de ne pas savoir mentir avant de faire de sa condamnation à mort la voie d’un salut intérieur. La passion de la vérité prend finalement des accents christiques qui déplurent, avec raison, à Jean Paulhan, bien qu’il poussât Gaston à publier ce roman de « grande classe ». Une partie de la critique n’y vit toutefois que compassion pour un « déchet moral », étranger au redressement national. Blanchot, lui, s’enthousiasma pour cette image de la « nature humaine » dépouillée de « toutes les fausses explications subjectives ». La génétique réussit mieux à Kaplan que l’étude de la réception. Elle en donne un aperçu partiel et partial. Qualifiant brutalement Drieu d’« intellectuel pronazi », elle néglige le rôle qu’il joua dans la publication de L’Étranger et son accueil. La correspondance entre Camus et Malraux, qui appuya lui aussi le benjamin, le met pourtant en évidence. Or Kaplan cite cette correspondance, qui vient de paraître (Gallimard, 18,50€). De même, omet-elle de parler en détail de l’article que Drieu fit écrire dans la NRF qu’il dirige à la demande des Allemands, mais en veillant aux intérêts de la maison et de la vraie littérature. Cet article, signé Fieschi, a bien saisi la part du matricide et du mal social dans l’apparente atonie de Meursault. Camus dut lui-même reconnaître que la critique avait été médiocre en zone libre et « excellente à Paris ». Pourquoi dès lors ne mentionner qu’en note la carte postale bien connue que Gaston, toujours lui, adressa à son poulain si prometteur ? Il n’avait pas échappé au patron que la presse avait été « absurde » envers Camus, hors Marcel Arland et… Fieschi. Il aurait pu ajouter Blanchot. L’histoire de la littérature sous la botte est bien à réécrire. SG (sur la correspondance Camus/Malraux, voir mon « Malraux avec nous », La Revue des deux mondes, octobre 2016, 15 €)

BARONS ROUGES ET FAUCONS NOIRS

product_9782070792191_195x320La rue a donc parlé. Casseurs de vitres et casseurs de flics nous auraient soudain ramenés à l’époque, voilà un siècle, où socialistes, communistes, anarchistes et fascistes s’entretuaient dans une Italie qui sortait à peine des épreuves de la guerre de 14. En mai 1968, cherchant des excuses à ses origines bourgeoises et son aspiration au plaisir, l’ardeur estudiantine s’était donné un programme politique. Nos insurgés aux méthodes dures s’agitent eux dans les limbes de fausses espérances ou, pire, de fallacieux prétextes. La manif n’est plus alors qu’hubris autorisée. Puisque les médias s’amusent à comparer l’incomparable, ou idéalisent le rebelle en pronostiquant le retour du fascisme, mieux vaut revenir à la vérité des années 20-30, quand la révolution, rouge ou noire, restait un horizon possible.

5063195_11-1-1441517913_545x460_autocropDeux événements majeurs, on le sait, en furent les mauvaises fées, la révolution de 1917, dont on imagine Poutine préparer le bicentenaire, et le solde monstrueux des tranchées. Après avoir connu le feu et reçu quelques blessures méritoires, Mussolini ne s’y était pas trompé : « La guerre a été révolutionnaire, car elle a noyé, dans un fleuve de sang, le siècle de la démocratie, le siècle du nombre, de la majorité, de la quantité. » L’Europe postrévolutionnaire avait failli en se suicidant, Benito et les siens n’en démordraient plus… Sur ces ruines, le nationalisme pouvait seul reconstruire un état durable et digne de son passé, mais un nationalisme régénéré par la discipline militaire et une vaste redistribution sociale. Raisonnement typique de la « génération perdue », en ce qu’il mêle constat indéniable et dangereuse utopie, l’idéal d’acier des fascistes italiens parut inacceptable, à plus d’un, dans l’Europe du traité de Versailles… C’était le cas de Romain Rolland et de Stefan Zweig, chez qui l’horreur de la guerre avait pourtant ébranlé le pacifisme foncier, et son règlement maladroit accru très vite l’inquiétude de nouveaux cataclysmes. Leur correspondance, qui continue à nous éblouir volume après volume, respire l’air du temps avec une largeur de vue et un souffle littéraire peu communs. L’intelligence et l’art, il n’est pas d’alternative au naufrage de 14-18, et de meilleure réponse à ce qui gagne l’Europe saignée, mutilée et redécoupée en fonction d’une ligne démocratique aux chances précaires. Romain Rolland doute de cette nouvelle Europe, demande des leçons de sagesse à l’Inde de son cher Gandhi et se tourne vers un ordre international dominé par les USA et bientôt l’URSS, aussi réfractaire soit-il à « l’idole moscovite » et à la terreur communiste. Zweig, lui, se cramponne à l’espoir de voir refleurir l’âge d’or de l’ancien Empire austro-hongrois. Il faut avoir le cœur bien accroché, toutefois, pour ne pas flancher. Car le succès de ses géniales nouvelles et biographies, d’Allemagne et de France en Russie, ne l’aveugle pas sur les « courants de folie », noirs et rouges, qui fragilisent déjà la reconstruction européenne, sous l’égide de la SDN et l’impulsion des accords de Locarno. Zweig a les yeux bien ouverts, et la plume intraitable des républicains de 1789, son horizon indépassé. Sur le renouveau nationaliste, l’antisémitisme bavarois sous la poussée nazie dès 1923, sur les profits que tire la stratégie stalinienne de l’antifascisme relayé par L’Humanité ou la revue Clarté d’Henri Barbusse, et sur le milieu artistique tenté à son tour par l’anathème et le délire en chambre, c’est le Juif autrichien au-dessus des communautés et des nations qui a raison, c’est l’émule de Freud et le fou de Balzac qui se montre le plus mordant. Sa défiance des dérives dadaïstes, « anarcho-snobisme » que Rolland épingle aussi, égale son aversion pour les rouges aux yeux doux : « J’apprécie l’antifascisme mais ce n’est pas Barbusse qui doit organiser cela, lui, l’homme de parti, qui jamais ne donnerait une signature pour une protestation contre une violence bolchevique. » Dont acte.

product_9782070145058_195x320Obsédés par le destin d’une Allemagne brisée, les faiblesses de la République de Weimar (qui a pourtant vaincu l’inflation) et le pangermisme nazi, Rolland et Zweig n’en sont pas moins très attentifs à l’autre révolution nationaliste, la première même de l’après-guerre, celle des squadristi à chemise noire. Le 20 juin 1924, quelques jours après l’assassinat du secrétaire général du PSI, Zweig s’émeut de l’indifférence de l’opinion publique envers Matteotti, froidement liquidé par les phalangistes. Deux ans plus tard, l’instauration des lois fascistes, qui réduisent au silence les ennemis du Duce et condamnent à l’exil certains de leurs amis, révolte l’attachement viscéral des deux écrivains aux « libertés publiques ». Que penser aujourd’hui de l’« abjecte terreur noire » (Rolland) dont l’Italie du pauvre Victor-Emmanuel III fut l’otage plus ou moins docile ? Que penser des exactions sanglantes et des bravades continuelles qui permirent à Mussolini et aux siens de prendre le pouvoir, contre toute attente, à l’issue de la fameuse « marche sur Rome » d’octobre 1922 ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles le livre efficace d’Emilio Gentile répond en croisant les sources et en montrant ce que la logique insurrectionnelle des fascistes italiens doit au « régime de violence » qui intéresse tant les historiens des années 1920 (voir ici ce que disent Maurizio Serra et Guillaume Payen de la virulence guerrière des intellectuels et artistes du temps). L’impôt du sang, le souvenir de la défaite de Caporetto et la solidarité des combattants pesèrent, au lendemain de l’armistice, autant que le sentiment de voir l’Italie frustrée des fruits de sa victoire… Mais la vigueur martiale des milices nationalistes, et bientôt fascistes, fut loin d’être la seule à éclater en 1920-1921. Emilio Gentile brosse un tableau saisissant des baronnies rouges, ces régions sous contrôle socialiste et communiste, et des manifestations de force, en tous sens, dont « les amis du peuple » furent aussi les chantres affichés. De cette guerre civile occultée par la mémoire nationale (et le politiquement correct), nous ignorions le lourd bilan et l’impact. C’est la peur de « l’engouement bolchevique », dont il joue en maître, qui portera en grande partie Mussolini à la tête du gouvernement et lui ouvrira le cœur du patronat comme de la reine mère. L’État libéral, en dépit sa légende, noire elle aussi, résista d’abord à la fronde fasciste et lui tint même tête lors de la fameuse « marche de Rome », dont Mussolini fut loin d’être le principal instigateur. Il en fut, par contre, le principal vainqueur, avec la bénédiction du roi et de l’Église qu’il avait, en bon paysan, roulés dans la farine.

product_9782070136315_195x320Ce fut son mot, plus tard, lorsque les besoins de sa propre légende le forcèrent à s’approprier le mérite du coup d’octobre 1922… Comment imaginer qu’il en eût été autrement ? Son charisme en dépendait. Benito avait été physiquement engagé dans chacune des étapes de son parcours providentiel, nul ne devait en douter : le corps du Duce, ainsi que l’analyse le brillant Sergio Luzzatto, le magnétisme qu’il exerce sur les femmes et les hommes, est la « clef du consensus populaire » dont il bénéficia jusqu’au début des années 1940. Dans cette tête à silhouette d’obus, dans cette force ramassée, qui sentait sa Romagne natale, le régime avait trouvé son plus sûr symbole, et le signe de sa durée. Durer, ne jamais hypothéquer l’avenir, tels avaient été les messages adressés aux foules enamourées en 1926, à l’occasion des cérémonies d’anniversaire de « la marche sur Rome ». Jusqu’à son arrestation, le 25 juillet 1943, Mussolini cultiva ainsi son image de dictateur indestructible comme son bien le plus précieux, avec l’appui, certes, d’une propagande efficiente, mais qui se fit plus discrète quand il apparut aux Italiens que la politique de l’Axe signifiait de nouvelles privations et proscriptions,  et la mort de ses fils, envoyés sur le stupide front russe. Mais tant que le Duce resta le Duce, ses ennemis n’eurent de cesse d’attenter à sa vie ou,  à défaut, au mythe de sa santé miraculeuse. En 1926, le doux Romain Rolland se félicite que notre tyran vive dans une peur constante… On sait que Mussolini fit piètre figure lors de sa mise aux arrêts, avant que les paras d’Hitler ne le remissent en selle. Il fut longtemps admis qu’il s’était comporté de façon plus lamentable encore lorsque les partisans communistes, mettant un point final à la République de Salò, lui firent enfin la peau. « Visez le cœur », lança-t-il. Ce dernier mot, héroïque, rachetait un peu sa fuite calamiteuse, mais il sera tenu secret par ses juges expéditifs. Il fallait que Mussolini fût mort en lâche, il fallait qu’il disparût, corps et âme, de la dévotion, déjà ébréchée, des Italiens. Ce qu’il advint du cadavre du Duce, et de celui de Clara Petacci, son ultime maîtresse, lorsqu’ils furent livrés à la sauvagerie des Milanais, est trop connu pour être redit. Luzzatto a raison d’y insister, ce vent de barbarie collective ne concerna qu’un petit nombre d’individus. S’annonçait déjà le destin posthume de Benito dont le corps éteint allait être un des enjeux symboliques des années 1946-1957, du vol de sa dépouille à son inhumation, en passant par la longue éclipse durant laquelle le gouvernement italien, confronté à l’ardeur retrouvée des néo-fascistes, cacha les restes du Duce dans un couvent franciscain. Cette épopée rocambolesque attendait Luzzatto et son talent de conteur pour faire vraiment sens. Mais son livre apporte aussi une contribution majeure à notre relecture de la seconde après-guerre, trop souvent réduite à la tragédie de la Shoah et à la morale édifiante de la Résistance. De même qu’on ne saurait expliquer la naissance du fascisme italien en dehors du contexte de la terreur rouge des années 1919-1921, on ne peut plus désormais fermer les yeux sur les ambiguïtés de l’autre « guerre civile », celle dont l’Occupation allemande fut le théâtre, de part et d’autre des Alpes. Stéphane Guégan

zweigportrett2*Romain Rolland et Stefan Zweig, Correspondance 1920-1927, préface et édition de Jean-Yves Brancy, Albin Michel, 32€. // La collection Folio Essais (voir couverture plus haut) accueille désormais le dernier chef-d’œuvre  de Zweig, Le Monde d’hier (Gallimard, NRF Essais, 7,70€), dernier mais qui fut écrit, à New York, essentiellement en 1941, avant que son auteur ne décide de se tuer. Le suicide d’avril 1942, dont les causes dépassent les circonstances de l’exil et de l’antisémitisme qui l’avait chassé de son Autriche natale, jette encore une ombre crépusculaire sur ce qui ne le fut pas : long et heureux voyage à maints égards, la vie de Zweig ne fut pas cette suite de naufrages qu’une lecture superficielle du Monde d’hier donne à croire. S’il n’y parle pas des femmes qu’il aura aimées, par une sorte de pudeur dont il s’explique, notre nomade de la curiosité, notre polyglotte pétri de cultures comme l’élite juive de Vienne, se méfie de sa propre nostalgie pour l’empire austro-hongrois d’avant 14. La guerre marque bien la sortie du Paradis. Mais ce proche de Freud connaît les pièges de la mémoire des « temps enfuis ». Hannah Arendt aura tort de lui reprocher, en 1943, d’avoir trop idéalisé le cosmopolitisme, la tolérance ethnique et religieuse de l’ancienne Autriche. Écrivain génial, forçant dates et faits dans cette fausse autobiographie, Zweig polit son portrait du vieil Empire, sans l’édulcorer complètement, pour mieux crucifier l’Allemagne d’Hitler et de l’Anschluss. Nous n’avons pas pu, nous intellectuels, nous fiers humanistes, nous créateurs libres, européens et pacifistes, garder en vie ce miracle qu’était la Vienne de Mahler, Hofmannsthal, Klimt… C’était le sens de l’exposition décisive de Jean Clair, en 1986, Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, qui donna lieu à une série de méprises méprisables ! La nostalgie stimule donc le regard que Zweig porte le monde né de la guerre, et s’y jetant à nouveau. Les pages mi-politiques, mi-freudiennes sur le nationalisme allemand, hitlérien ou pas, sont justement célèbres. Mais il faut relire ses évocations de Paris, ses rues, cafés et écrivains, contrepoint lumineux baigné d’un discret érotisme. Le traducteur de Baudelaire y avait trouvé une de ses patries spirituelles, existentielles. Il faut enfin méditer la longue séquence qu’il consacre à Mussolini, au Mussolini d’avant l’Axe et les lois raciales, un Mussolini admirateur de Zweig et capable de faire une fleur au « citoyen du monde« . SG

**Emilio Gentile, Soudain, le fascisme. La marche sur Rome, l’autre révolution d’octobre, Gallimard, NRF Essais, 29€

***Sergio Luzzatto, Le Corps du Duce. Essai de sortie du fascisme, Gallimard, NRF Essais, 28€

CHER GUY…

carambo_page_expoCher Guy Scarpetta, vous avez mille fois raison, j’ai eu tort de parler du « vide sidéral » de la vie culturelle parisienne, oubliant ainsi les « créations passionnantes » qu’on y voit, « noyées dans un flot de médiocrités »… Carambolages, au Grand Palais, dites-vous, « est absolument remarquable ». J’y suis donc allé, j’ai vu et je suis vaincu. J’ai aussitôt saisi pourquoi votre baroquisme inné s’était ému au spectacle du charivari visuel que propose l’exposition. Le mot doit s’entendre positivement, selon l’humour et l’hygiène des contraires qu’il postule. Se plaçant sous l’autorité du très en cour Aby Warburg, saint patron d’une histoire de l’art affranchie de ses supposées marottes, Carambolages tire la langue aux savoirs institués et entremêle ce qu’ailleurs, livres, musées et consciences, on sépare par respect du récit canonique des formes. Là où règnent d’ordinaire l’ordre du temps, la logique des influences, la succession des styles, le cloisonnement des nations et des continents, l’iconoclasme un peu vindicatif de Jean-Hubert Martin plante le drapeau du transhistorique et du transculturel. On parle beaucoup, en ce moment, à propos du milieu, de l’éternelle guerre des anciens et des modernes. Vaines et confuses paroles. N’est-il pas un peu contradictoire d’en appeler à une libération de l’histoire de l’art et d’en interdire certaines approches, au prétexte qu’elles seraient périmées ou, pire, réactionnaires ? Jugeons plutôt sur pièce… Arracher les œuvres du génie humain à leur contexte de production et de signification initial, Malraux fut l’un des premiers à le réclamer. On pense maintes fois aux Voix du silence à travers Carambolages. La vogue du multiculturalisme et de l’hybridation profite, semble-t-il au prophète des frontières qu’on abat.

109326380Porté par une scénographie simple et belle, un double flux continu, un par étage, irrigue donc près de deux cents pièces de toutes origines et de toutes époques, du tréfonds des âges aux réjouissants Avatars de Vénus de Jean-Jacques Lebel, deux cents pièces regroupées par séquences qui ne disent pas leur nom, mais flirtent avec les universaux (la mort, le sexe, etc.) et les préoccupations du jour (on y croise même un tapis de prière orné d’une kalachnikov). Les codes tourbillonnent, les différences s’estompent et maintes étincelles peuvent naître du choc mental provoqué par la fausse neutralité de l’accrochage. Aucun obstacle n’entrave, même les cartels marginalisés, l’écoute d’un public redevenu maître de ses lectures, comme l’annonce un slogan en anglais (installation de Maurizio Nannucci, 2010), au seuil du parcours initiatique. « A la lumière de la mondialisation et de la dégradation des cultures classique et chrétienne, il s’avère nécessaire de trouver une taxinomie qui réponde aux attentes d’un public qui n’est pas celui des amateurs et qui n’en est pas moins en quête d’expériences esthétiques », affirme le commissaire. Pareil constat eût surpris Warburg et Malraux aux yeux de qui le relativisme universaliste fondait la possibilité d’éclairer les phénomènes culturels de transmission, de migration et non de perte. Il n’est pas de langues mortes, affirmait Francastel de son côté. Nous n’avons pas à accepter l’idée d’un héritage en voie de disparition. Il nous faut lutter, au contraire, contre le recul ou la manipulation des humanités classiques, dont la composante « chrétienne » nous apparaît même plus précieuse depuis les récents événements. Malraux n’aimait pas les Madones de Raphaël, qu’il ne dissociait pas de leur descendance pompiériste. Qu’elles relèvent d’un contexte religieux autre que le nôtre, ne l’oublions pas, n’entrait pour rien dans son rejet du divino Sanzio. Quant à savoir s’il faut adapter l’offre des musées, ne sont-ils pas déjà suffisamment menacés par l’ère du ludique et du soft ? Mais revenons, cette parenthèse faite, aux associations « métissées » de Carambolages et aux perles qu’elle exhume, tant il est vrai que les réserves de nos musées dessinent souvent le purgatoire de nos tabous. La Nymphe au bain de Sergel, si proche de Füssli dans son priapisme grinçant, et Les Larmes de saint Pierre du bien oublié Petrini réclament les cimaises du Louvre.

ce-quil-reste-de-nuit-tafmag-the-arts-factory-magazine-sophie-pujas-buchet-chastel-litteratureS’ouvriront-elles un jour au « street art », détestable formule, qui flotte sur toutes les langues et fascine les édiles après avoir été leur cauchemar ? Sous ce vocable anglais parade désormais la postérité plus ou moins digeste du graffiti des années 1970-1980 : le « writing » d’alors, frère des « affiches qui chantent tout haut » d’Apollinaire, a acquis lettres de noblesse et parts de marché dans un affolement qui rappelle la frénésie qui porta les spéculateurs vers l’art chinois de la fin du XXe siècle, vivier notoire de croûtes. En se labélisant et en s’arrondissant, le graffiti a moins perdu son âme (toute forme d’art vise sa reconnaissance) que son intérêt (esthétique, cette fois). Né de et dans la rue, plutôt à New York qu’à Pantin, cette peinture éminemment urbaine, fa presto des temps modernes, s’est vite répandue à toutes les capitales d’Europe, murs et métros « en attente » d’eux-mêmes, pour le dire comme Sophie Pujas, qui a consacré un livre à succès au genre (Tana, 2015). Elle vient de signer le portrait aussi inspiré de Lokiss, vétéran vif et tatoué des années folles où Paris découvrait, sous le choc, le rap et les tags aux rudes syncopes colorées. La crise n’avait pas endormi New York l’insalubre, au contraire des avant-gardes françaises, pantouflardes et prisonnières du formalisme ou de l’imagerie Mao. Faut-il donner des noms ? Ces noms-là étaient et sont interchangeables. A New York, du côté de La Chapelle, se nommer, c’était refuser les masses dissolvantes ou les utopies de salon. Bombes en mains, on épinglait sa carte de visite un peu partout, bien visible, bien lisible de préférence. Le vieux Norman Mailer a dit ce qu’il fallait penser de cette « religion du nom », autrement féconde que notre lamentable « religion du non ». Pujas a d’autres ardeurs. Adepte des formes brèves et du traits rapide, elle accroche ses aphorismes nets sur le destin de son peintre, qui n’a pas tardé à quitter le bâtiment, et la simple calligraphie existentielle, pour la peinture totale : « Je modélise mes affects. Je n’explique pas. » L’excellente Galerie Celal a voulu le vérifier, elle montre, en ce moment, ses récentes Topologies, celles d’un artiste aux coups de feu souverains. Je lui dis : « Masson ? » Il répond : « Matta ». On ne va pas se fâcher. Lokiss faisait danser les murs, il plonge maintenant ses déflagrations cosmiques et ses portraits songeurs dans l’alu des métallos. Son exposition précédente alignait ceux de Drieu, Aragon et Malraux. Un artiste qui lit aussi bien qu’il ne peint, rare aubaine. Normal que la bio de Pujas en soit toute électrisée.

file6p2ofgzye4911c2h5425Continuons à caramboler puisque l’exercice est propice aux sentiers peu battus. Jeudi dernier, c’était jour de vernissage au musée d’Art moderne de la ville de Paris, cette merveille des années 30 à flanc de colline. Alger la blanche, loin de la casbah. L’exposition de Marquet l’Africain, du reste, y attire les visiteurs en grand nombre, juste retour des choses. Paula Modersohn-Becker (1876-1907) va rapidement, nécessairement susciter un élan comparable, car il est peu, très peu d’expositions aussi utiles et frappantes que celle-là. Jeudi dernier, Fabrice Hergott, le directeur du lieu, ne cachait pas son émotion. Un ancien rêve se réalisait, né à Cologne, en 2008, lors de la rencontre organisée par le Musée Ludwig entre les portraits intenses de Modersohn-Becker et la peinture du Fayoum. La gravité des chrétiens d’Egypte triomphait soudain des siècles et des kilomètres. Je me souviens encore de ma propre surprise lorsque je reçus le livre de Diane Radycki, livre d’une rare intelligence, immédiatement glosé ici. Rien ne remplace toutefois la vue des tableaux eux-mêmes, concentré de ce qu’a produit de mieux la peinture féminine (je crois à cette catégorie obsolète). Autour de 1900, entre Cézanne et Gauguin, deux artistes à qui Modersohn-Becker tint tête par admiration et indépendance, les femmes avaient enfin accédé à l’école des Beaux-Arts et à la plupart des ateliers privés, mais elles passaient encore pour les pourvoyeuses naturelles d’un art plus souriant et sucré que direct et incarné. Frontale, réaliste sous la synthèse des formes, la peinture de Modersohn-Becker saisit, elle, plus que le regard. On l’a dite parfois expressionniste, comme on parlerait d’une fatalité germanique. C’est exagéré, dommageable à la justesse dont elle dote chaque visage, ceux de l’enfance la tirant vers le meilleur d’elle-même. Allez savoir pourquoi cette femme libre, peu embarrassée de ses ambitions et ses désirs, jusqu’à retarder celui d’être mère, a si bien fixé ces visages refermés sur leurs secrets… Modersohn-Becker ne s’en acquitte pas en deux coups de pinceaux. Elle les peint plutôt comme si elle croisait ces petits êtres pour la première et la dernière fois. « Ils ont été là », commente Marie Darrieussecq, au détour de sa Vie de Paula M. Becker, qui emprunte aux Elégies de Duino son autre titre. Rilke ne sut pas retenir Paula vivante, il l’enveloppa donc, à sa mort, dans ses sombres stances, sublime mais triste compensation. Darrieussecq réussit le pari inverse. Sans paraphraser les lettres et le journal de Modersohn-Becker, une mine de franchise, de drôlerie et de crudité, et sans oublier sa peinture aux vertus identiques, la romancière donne chair à une présence, femme et peintre, peintre et femme, loin de la plénitude factice des biographies de commande. Un livre d’âme sœur. Stéphane Guégan

*Carambolages, jusqu’au 4 juillet 2016. Beau catalogue carambolé, en accordéon pour partie, sous la direction de Jean-Hubert Martin, RMN/Grand Palais éditions, 49€.

**Sophie Pujas, Ce qu’il reste de nuit. Lokiss, un portrait, Buchet Chastel, 12 €. Lokiss, Topologies, Galerie Celal, 45 rue Saint-Honoré, 75001 Paris, jusqu’au16 avril. Sophie Pujas, à qui l’on doit un beau livre sur Zoran Music postfacé par Jean Clair (Z. M., Gallimard, 2013), nous donnait récemment Maraudes (Gallimard / L’Arpenteur, 16 €), où la littérature se plie et se déplie aux hasards du bitume, et d’une dérive programmée : « Parfois, la rue m’appelle – manie de solitaire – c’est mon vice secret, ma dinguerie, mon ivresse. » Bel incipit, le reste est à l’avenant.

***Paula Modersohn-Becker. L’intensité d’un regard, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 21 août 2016. Splendide catalogue, Paris-Musées éditions, 35€, avec des contributions de Julia Garimorth (commissaire de l’exposition), Uwe M. Schneede, Maria Stavrinaki (excellente analyse de la Bildung, chère à Modersohn-Becker), Elisabeth Lebovici, Rainer Stamm et, last but not least, Marie Darrieussecq. Du même auteur, Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker, P.O.L., 15€.

TOUR D’HORIZON

Les expositions capables de dire un moment de l’histoire ou du goût ne courent pas les rues. Elles exigent travail, recherche et pensée, autant de soins devenus incompatibles avec l’industrie du divertissement. Francis Haskell et Jean Clair avaient prédit l’arrivée du spectacle muséal et des produits frelatés, affiches ronflantes et réalité décevante. Nous y sommes. Avec le public, désormais, les œuvres souffrent inutilement, dans trop de cas. Restent les exceptions, en voici.

catalogue-d-exposition-d-or-et-d-ivoire-paris-pise-florence-sienne-1250-1320La sculpture, dit-on, ne déplace pas les foules. Elles auraient bien tort de bouder l’exposition de Lens et le pont subtil qu’elle jette entre le Paris des derniers capétiens (directs) et la Toscane des cités fleuries. En l’espace de 70 ans (1250-1320), le parcours fait advenir ce qu’on appelait jadis la proto-Renaissance. Par chance, cette façon de compter le temps, et d’anticiper un avenir préconçu, déplaît aux commissaires, plus attentifs aux effets de tuilage, aux évolutions multiples, à la modernité égale du gothique parisien et du giottisme florentin. L’erreur, ils le savent, serait de faire croire à une transformation obligée du langage des formes, enfin arraché à la nuit de l’occident que serait l’obscur Moyen Âge. D’or et d’ivoire se veut et se fait lumineuse dès son départ, qui coïncide avec les nouveaux chantiers de Notre-Dame de Paris et de la Sainte Chapelle. L’admirable Tête de roi mage de Jean de Chelles se rit des mutilations de 1793, elle a traversé les siècles avec la même puissance que l’œuvre des sculpteurs toscans contemporains, et leur bagage antique plus affirmé. L’Ange de Berlin, chef-d’œuvre de Nicola Pisano, annonce la souveraineté de son clan sur la statuaire siennoise. Les plis qui s’agitent dans le manteau de Gabriel mêlent l’accent de Paris à la leçon des vieux sarcophages. On a compris que le propos est tout sauf d’opposer le Nord au Sud. Au contraire, sculptures, peintures, vitraux et manuscrits enluminés invitent à suivre, en tous sens, l’ancienne Via Francigena, qui menait de Rome à Calais. Les migrations y étaient incessantes et touchaient aux flux bancaires comme à la mode. Il suffit d’ouvrir l’œil pour saisir comment des façons de se vêtir, de se coiffer et de séduire enjambèrent aussi les Alpes vers 1300.

expo_francois_ier_gdFrançois 1er a gagné par sa vie exemplaire le privilège d’être solidement ancré dans nos mémoires et nos références. Il n’était pas encore roi que Castiglione pensait lui dédier le livre du Courtisan. La combinaison accomplie du chevalier et de l’humaniste, c’était lui, plus que tout autre prince d’Europe… L’Arétin, un peu plus tard, lui fit présent du portrait de Titien, perle du Louvre. Le Vénitien avait su injecter la vie et l’ironie gauloise au profil de médaille qu’il avait utilisée pour brosser le roi de France. Sur la question des images d’apparat – les « state portraits », disent les Américains aux oreilles longues – on lira l’excellent essai d’Henri Zerner dans le catalogue de la passionnante exposition de la Bibliothèque nationale qui vient de se refermer. Il y réévalue le chef-d’œuvre de Clouet (ci-dessus), ornement des livres d’histoire, et se sépare nettement de ceux qui n’y voient qu’archaïsme français, au regard du portrait de Titien. Zerner retourne leur argument et rappelle que François Ier, tout amateur d’art italien qu’il fût, n’adhérait pas à notre culte du neuf. En outre, devenu roi faute d’héritier mâle dans la descendance de Louis XII, il lui fallait user de l’image pour asseoir un trône de circonstances. Or, en matière de portrait royal, un précédent existait, au prestige immense alors. C’est le Charles VII de Fouquet, auteur aussi d’un portrait perdu du pape Eugène, que Vasari n’omet pas de citer… Clouet n’avait plus qu’à se rattacher au modèle du vainqueur des Anglais pour faire sens. Chantant ses vertus guerrières (Marignan !) et sa piété chrétienne, tout une « stratégie de communication », au dire des commissaires, eut à cœur de légitimer ce grand Français de François. Leur exposition, il est vrai, ne le démentait pas.

catalogue-d-exposition-de-giotto-a-caravage-les-passions-de-roberto-longhi-au-musee-jacquemart-andre-paris-Roberto Longhi est mort sans avoir pu organiser une exposition sur son bilan d’historien de l’art, il l’eût fait avec précision et flamme, comme tout ce qu’il touchait. Ses états de service, tels que le musée Jacquemart-André les évoque de façon stimulante, font plus que rêver. Si le regard est une aventure infinie, il fut le plus grand explorateur du premier XXe siècle, à l’image d’un Sterling et de quelques autres. Ces fous de peinture n’aimaient rien tant que remuer les réserves, fouiller les sacristies, scruter la moindre collection à la recherche de la rareté qui leur permettrait de mettre un nom ou une date sur un tableau sans collier. Longhi, pour sa part, ne dissociait pas le travail d’attribution du travail d’analyse. Et, suprême don, il écrivait comme un dieu. On ne saurait trop en recommander la lecture aux historiens de l’art qui nous accablent de leur jargon souvent mal dominé, double crime. La géographie de ses trouvailles et de ses marottes devrait aussi les faire réfléchir. Nullement coupé de l’art de son temps, familier des futuristes et de la peinture métaphysique, très actif sous Mussolini (ce qui lui vaudra de pouvoir voyager en Espagne sous Franco), il s’est rendu vite célèbre par ses travaux sur les primitifs (son Piero della Francesca est un must), les oubliés de la Renaissance (Cosmè Tura) et le XVIIe siècle le moins bolonais possible. Il aurait donné tout Guido Reni pour un morceau de Caravage ! A ce dernier est consacrée sa thèse de 1911. Il avait à peine 20 ans. Caravage devait l’accompagner jusqu’au bout de la nuit.

UnknownLes occasions de voir ou revoir Matisse ne sont pas rares, mais il est rare qu’elles surprennent. S’y perpétue le plus souvent le blabla habituel sur l’explosion fauve, la religion de la surface, la décantation souveraine du signe ou la sensualité chaste des odalisques… On tremble à l’idée que l’indispensable rétrospective à venir ne s’échafaude sur de telles prémisses. Mais on se rassure en visitant, à Martigny, l’exposition que Cécile Debray consacre à cet artiste qu’elle connaît très bien et s’efforce de questionner autrement. De quel poids, par exemple, pesèrent l’héritage de Gustave Moreau (l’un de ses maîtres), le dialogue occulté avec le cubisme de Picasso et surtout de Juan Gris, et les deux guerres qu’il eut à vivre en observateur inquiet (son âge le protégea des uniformes en 1914 et 1939) ? Comme le dit le titre, Matisse est à comprendre « en son temps », dans son rapport au temps, le défi des autres comme la menace du même. Admirablement, en 1919, il confiait à un journaliste vouloir « chercher quelque chose de nouveau », pour échapper au « nouveau » fossilisé d’avant-guerre et d’avant-garde. En cela, il convient de le rapprocher, comme le fait Cécile Debray à plusieurs reprises, de Picasso et Derain, contemporains capitaux, et pareillement indifférents à toute téléologie moderniste. Au sortir de la guerre, ces trois-là abandonnent à la valetaille de l’époque le pauvre privilège de marcher droit et de traverser le siècle dans les clous. Toujours, en 1919, Matisse parle d’hygiène à propos de ce que nous nommons, avec condescendance, sa « période niçoise » (bête noire de Cocteau et des surréalistes) : « Si j’avais continué dans l’autre voie, que je connaissais si bien, j’aurais pu finir en maniériste. […] Du reste, je cherche une nouvelle synthèse. » On croyait Matisse en paix avec lui-même, on le découvre en proie à ses démons de mauvais père de famille (L’Algérienne, Lorette à la tasse de café, La Culotte rouge) et ses désirs de réincarnation. Le Renoir du XXe siècle, qu’il a tant regardé, comme le prouve Augustin de Butler, l’a précédé dans l’affolement des épidermes et des repères. Sous cette lumière, la période de l’Occupation et des années 1946-1947, très présente et prenante à Martigny, offre le spectacle d’un Matisse revenu du pays des morts, et inventant, me souffle Cécile Debray, le « Modern style » des années 1950. Très fort.

9781849762564_1Restons en Suisse, puisque Marlene Dumas semble condamnée à ne jamais devoir faire l’affiche en France. Trente ans après ses premiers éclats, et le renouveau figuratif dont elle fut une actrice remarquée, elle suspend une manière de journal intime aux murs de la Fondation Beyeler. A quelques salles de là, Gauguin poursuit sa route. Dumas, qui jeune s’imaginait descendre du père des Trois mousquetaires, a trouvé à Bâle la compagnie qu’elle mérite. N’est-elle pas une artiste des frontières ? Frontière des médiums (la photographie conditionne maints tableaux), frontière des sexes (peu de femmes peintres fixent aussi bien l’Eros moderne), frontière des âges (il serait facile de montrer en quoi la prégnance des souvenirs débouche sur une forme d’autofiction picturale), frontière des cultures (une bande-son, entre punk et new wave, se mêle silencieusement à la fibre de ces images délestées du « fardeau » qu’elles sont supposées porter). Sa jeunesse, dans le Cape Town des années 1960, et la confrontation avec l’apartheid, a laissé quelques cicatrices. Et pourtant sa peinture, si réceptive à la question raciale et sociale, ne sacrifie jamais sa force expansive aux clins d’œil assommants du moralisme humanitaire, elle ne pèse pas. Dumas, du reste, sait donner de l’air à ses sujets les plus mordants ou les plus morbides, et de l’humour aux instantanées de son libertinage pornographique (Miss Pompadour, 1990). Rose et noire, en alternance ou tout ensemble, cette plongée autobiographique fait penser tantôt à Manet (Adrian Searle l’a bien senti derrière Stern, 2004), tantôt à Picasso, l’autre grand Français de son panthéon avec Géricault. Peinture référencée, et non référentielle, peinture centrée, et non nombriliste, toute la différence est là.

Unknown-1Cela se vérifie au musée d’art moderne de la ville de Paris, où Markus Lüpertz a pris ses quartiers avec l’autorité qu’on lui connaît. Une autorité que nul ne contestera à celui qui appartient au club fermé des quatre ou cinq plus grands peintres vivants (la mort précoce d’Immendorff l’a érigé, de fait, en maître de la mal nommée « bad painting » des années 1960-1980). Autorité qui ne se traduit pas seulement par l’aisance que déploient ses grands formats et sa façon de convoquer les grands ainés, de Mycènes à Polyclète, de Poussin et David à Ingres, Courbet et Manet, de Velázquez et Goya à Lovis Corinth (dont le prix éponyme le récompensa en 1990). On peut être un doctus pictor et entasser les rapines au lieu d’interroger le réel à nouveaux frais. Tel n’est pas le cas de Lüpertz, qui n’a jamais fermé les yeux sur la réalité du monde, et d’abord la réalité allemande, d’une après-guerre qui n’en finit pas d’étirer ses fureurs et ses ombres jusqu’à nous. Il y avait pourtant danger à se colleter à l’héritage du nazisme. Et, comme le jeune Kiefer, ou Richter plus récemment, Lüpertz s’est vu taxer de nostalgie alors que son art ne charrie la mémoire du IIIe Reich qu’en dévoilant ses subterfuges, ses mensonges et sa mythologie régressive. Ce faisant, il fait aussi la part du grand rêve d’énergie, et de renouveau arcadien, qui servit de paravent à la basse politique d’Hitler. Ignorer l’un, pour mieux démonétiser l’autre, eût affaibli l’acuité de son regard et la poésie souvent sombre de cet art dantesque, habité de bout en bout par les mannes d’Eschyle, et entraîné par un sens dionysiaque, et donc religieux, du baroquisme contemporain. Un demi-siècle de peinture et de sculpture s’est donc engouffré dans ce qui reste l’un des plus beaux espaces d’exposition de la capitale. L’expérience est à vivre. C’est l’une des plus fortes du moment. Stéphane Guégan

*D’or et d’ivoire. Paris, Pise, Florence, Sienne 1250-1320, Louvre-Lens, jusqu’au 28 septembre. Catalogue (Snoeck, 39€) sous la direction de Marie-Lys Marguerite et Xavier Dectot.

*François Ier. Pouvoir et image, catalogue sous la direction de Bruno Petey-Girard et de Magali Vène, BNF, 39 €

*De Giotto à Caravage, Musée Jacquemart-André, jusqu’au 20 juillet. Catalogue sous la direction de Mina Gegori, Maria Cristina Bandera et Nicolas Sainte Fare Garnot, Cultures Espaces / Fonds Mercator, 39 €.

*Matisse en son temps, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, jusqu’au 22 novembre, catalogue sous la direction de Cécile Debray, 42,50 €.

*Marlene Dumas. The Image as Burden, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 15 septembre. Catalogue, 48 €

*Markus Lüpertz. Une rétrospective, musée d’art moderne de la ville de Paris. Surprenant catalogue (Paris-Musées, 49,90€), un véritable objet éditorial,  avec des contributions d’Eric Darragon, Pierre Wat et un entretien superbe entre Peter Doig et Lüpertz himself.

VISITE OBLIGATOIRE !

Sade_Delon Ces trois expos-là sont à voir. Plus discrètes que certains blockbusters, elles ont aussi trouvé leur public, et l’ont comblé surtout, loin des coups de projecteur assez prévisibles de la presse. Sade en Suisse, à Genève même, pour commencer. A priori, cela paraît presque aussi improbable que les recherches de l’oncle du divin marquis sur les amours platoniques de Pétrarque et de sa Laure adorata. Et pourtant la chose est vraie dans les deux cas. Michel Delon, qui a déjà tant fait pour ce centenaire et nous libérer de la vulgate post-surréaliste, est parvenu également à diriger l’exposition de la fondation Martin Bodmer et son somptueux catalogue, où chaque document, une partie de sa correspondance inédite et savoureuse notamment, fait l’objet d’une reproduction lisible en miroir de sa transcription. Les amateurs d’autographes et de verve épistolaire apprécieront. Ce luxe ravit, car il est le signe que Sade a acquis définitivement rang parmi les aigles de la République des lettres malgré son Eros dévorant. A part quelques puritains incurables, notre époque accepte désormais son double moi, même si les excès de l’un n’étaient pas nécessairement indispensables aux débordements de l’autre. Plume et sexe, l’atavisme familial réclame désormais des droits… De père en fils, le visiteur s’en convaincra, les Sade pratiquaient une sexualité plus rude et plus papillonnante que la moyenne. L’oncle, aussi abbé soit-il, ne manifeste aucun goût pour la supposée abstinence de sa charge. C’est à lui que l’on doit l’un des premiers livres savants sur Pétrarque et l’idée hautement séduisante, mais jamais vérifiée à ce jour, que Laure avait été Sade par mariage. Michel Delon s’amuse, et nous avec lui, des réserves que multiplie l’abbé au sujet de ce poète plus lyrique que viril, échec qui fait dire à l’oncle déniaisé que le XVIIIe siècle était supérieur au Moyen Âge en matière de romance. Son très combustible neveu va bâtir son œuvre sur le distinguo des désirs physiques et des sentiments, que sa vie de roué, de voluptueux, ne lui a permis d’éprouver ensemble que fortuitement. En somme, Sade fut bien un «athée en amour», déhiérarchisant et requalifiant sans cesse les instances du corps et de l’âme, «un questionneur exceptionnel qui nous protège des moralismes et des dogmatismes. La leçon d’amour qu’il nous donne, conclut superbement Delon, reste à lire parmi ses défis et ses paradoxes.»

ViolletComme Sade, Viollet-le-Duc a été mangé à toutes les sauces. La comparaison s’arrête là, bien que la formidable exposition de la Cité de l’architecture ait tenu à mettre l’accent sur la part d’ombre du rationaliste, vénéré de tout le XXe siècle, celui d’Auguste Perret avant celui des structuralistes. Si nous sommes encore réticents à assumer les ambivalences de notre histoire, s’agissant du colonialisme ou de Vichy, nous acceptons volontiers les ambiguïtés de nos héros nationaux. Viollet-le-Duc l’est resté pour le pire et le meilleur. Lui colle à la peau le souvenir d’un restaurateur autoritaire, qui aurait confondu l’amour du Moyen Âge et l’amour de soi, l’exhumation des traces et le fantasme de la complétude. Autre reproche qui le poursuit, son rationalisme froid mérite lui aussi d’être réexaminé à l’instar des autres poncifs de sa légende. Ce que l’exposition nous montre, ce que le catalogue nous dit avec éloquence, cadre peu avec «les orientations profondes» (Antoine Pinon) du personnage, autant dire l’imaginaire hyperactif sous la logique constructive apparente. On n’échappe pas ses fantasmes, Sade l’affirme jusqu’en prison, Viollet-le-Duc le confirme en marge de sa droiture inflexible. Des beaux dessins qu’il a tracés tôt en Italie, faisant primer l’atmosphère des vieilles églises sur l’ordre gothique, jusqu’aux détails de ses chantiers, de Notre-Dame à Pierrefonds, le diable s’est bien logé dans les détails. Par un ultime pied-de-nez aux faveurs qu’il avait reçues du Second Empire, il déclare, en 1874, sa flamme républicaine et se rangera derrière le panache de Gambetta. Décidément, l’imprévu marchait à ses côtés.

BissiereRoger Bissière est aussi un être de légendes. Il y a le camouflet de 1964, peu avant sa mort, lorsqu’il se fit souffler par Rauschenberg le grand prix de la Biennale de Venise. Il y aussi l’aura respectée du vieux maître, brouillant à plaisir la frontière entre figuration et abstraction depuis son Lot d’adoption, saisissant la nature, cycles et lumières, dans le filet d’une peinture pudique aux fragiles damiers. Son beau visage à la Titien, ses grandes mains noueuses et tordues à la Renoir, et ses casquettes de marin, alimentaient une image fièrement rustique à la Gauguin, sauvage retiré de tout, ne vivant que pour sa peinture et l’espèce de panthéisme qui l’habitait… Il y avait enfin l’homme que l’Occupation avait fait entrer dans le silence, en réserve de meilleurs jours, quand tant d’autres, à divers titres et différentes fins, avaient préféré continuer à travailler. Le choix n’a rien pour étonner. Comme le rappelle la splendide exposition de Bordeaux, la première rétrospective consacrée au peintre depuis trop longtemps, Bissière, fils de notaire et pas paysan le moins du monde, avait les idées et un tempérament bien trempés. Après une formation fort académique et même un passage un peu forcé à la Villa Médicis avant la guerre de 14, il s’impose parmi les cubistes les plus soucieux de marier Cézanne, Ingres et Fouquet. Ils ont aujourd’hui mauvaise réputation, accusés et accablés qu’ils sont d’avoir parlé de «rappel à l’ordre», et non de «retour à l’ordre», aux lendemains des tranchées. Avant de condamner ces artistes proches de Le Corbusier ou de la N.R.F., il eût peut-être fallu se demander contre quoi ils dressaient leur besoin de discipline… Le Bissière des années 1930, marqué par Picasso, se faisait une idée très libérale des exigences du «tableau», au regard de la peinture qui «se confinait dans une imitation imbécile et sans espoir.» La différence entre réalisme et mimétisme était donc consommée au moment où éclata la guerre. Vint donc le grand silence. Du moins est-ce la thèse la plus répandue. Est-elle juste pour autant ? Une partie de production des années 1945-1946 pourrait remonter plus tôt. Certains documents invitent à se poser la question. Bissière expose galerie de France en février 1944, sauf erreur… Qu’y montra le grand peintre? Cela reste à voir.

Stéphane Guégan

*Sade, un athée en amour, fondation Martin-Bodmer, Coligny (Genève) jusqu’au 12 avril 2015. Catalogue sous la direction de Michel Delon, Albin Michel, 49 €.

*Viollet-le-Duc. Les visions d’un architecte, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Paris, jusqu’au 3 mars 2015. Catalogue sous la direction de Laurence de Finance et Jean-Michel Leniaud, Norma Editions, 38€, désormais le livre de référence sur la question.

*Bissière. Figure à part, musée des beaux-Arts de Bordeaux, jusqu’au 15 mars, catalogue sous la direction d’Ivonne Papin-Drastik et Isabelle Bissière, Fage éditions, 30 €.

Samedi 14 février 14h 30
Deuxième séance du Séminaire : La querelle de l’art contemporain : quel état de la modernité?
Sous la direction de Robert Kopp
Faculté de théologie protestante
83, boulevard Arago – 75014 Paris
Questions d’esthétique
avec Nathalie Heinich et Jean Clair

Caprices, caprices

9782754107723-GLa liberté d’expression ne connaissant plus de limites, je m’autorise donc aujourd’hui à livrer l’entretien suivant à qui voudra bien le lire… Préparé par Bérénice Levet, il était destiné à la presse écrite, mais le grand art et ses mésaventures ne font plus partie des priorités du jour.

Bérénice Levet – Votre livre s’intitule Les Caprices du goût en peinture, en écho et hommage aux travaux du grand historien d’art Francis Haskell. Vous entraînez le lecteur français sur une voie passionnante en l’invitant à suivre l’alternance d’éclipse et d’exhumation qui scande la vie des formes. Tel peintre, tel tableau, un temps célébré, adulé se voit soudainement remisé, sombre dans l’oubli pour finalement réapparaître et capter de nouveau l’attention. Bref, vous démontrez que le destin des œuvres est fragile. Nulle beauté, nulle grandeur ne prémunit contre l’oubli ou le mépris. Vous parlez de caprices, mais en réalité vous nous dites en quoi ces redécouvertes ont leur logique.

Stéphane Guégan – Le titre relève de l’antiphrase, même si je crois à l’imprévisible. À un moment, contre toute attente, un tableau ou un artiste resurgit. C’est le déclic, la vague ou la vogue suit… On peut également parler de caprice dans la mesure où il y a toujours chez les acteurs de ces redécouvertes, une part de subjectivité, une part de plaisir, quelque chose qui se dérobe à la logique rétrospective. Mais ces redécouvertes, en effet, ont leur logique. Toute époque déclasse et reclasse du même élan. J’ai tenté d’en comprendre les mobiles. Pourquoi, à tel moment, telle œuvre refait surface et, dévaluée hier, retrouve une actualité pour l’amateur et une fécondité pour le créateur? Si l’on en vient immédiatement à un cas d’école, Vermeer fut longtemps absent de l’histoire de l’art. On connaissait ses tableaux mais sans les lui attribuer. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour le voir réintégrer l’histoire de la peinture. C’est le mari de Vigée Le Brun, un marchand de tableaux, qui est le grand artisan de cette redécouverte. Tout l’art moderne s’engouffre dans la brèche, de Manet à Balthus. L’âge des Lumières, et sa fascination pour l’originel, fut beaucoup moins normatif qu’on le croit. Le retour aux Primitifs et la folie hispanique débutent aussi alors.

BL – Vous comparez le mouvement du goût, filant la métaphore, au mouvement de la terre autour du soleil…

SG – Nous sommes enclins à nous figurer l’histoire de l’art comme écrite une fois pour toutes, or elle ne cesse de se reconfigurer. Je crois plus à cette révolution permanente qu’à l’évolutionnisme des modernes, qui est une farce éculée (sauf pour ceux qui en tirent profit). Chaque époque se fabrique son histoire de l’art en fonction de ses propres intérêts. Et l’historien d’art est tributaire de ce mouvement de la sensibilité, il ne surplombe pas son temps, il est lui-même pris dans l’histoire qu’il retrace.

BL – Je voulais vous interroger sur ce point. Le XXe siècle a favorisé de nombreuses redécouvertes, nous allons y revenir, mais on vous devine impatienté par une certaine arrogance contemporaine, notre propension à nous penser comme de Grands Justiciers, libérés de tous les tabous. Votre livre nous confronte à nos préjugés et vient nous rappeler que nos exhumations obéissent aussi en partie à des motifs politiques, idéologiques et moraux.

SG – Cette arrogance tient en grande partie à ce que nous sommes prisonniers d’une vision trop homogène de l’histoire de l’art. Ce livre essaie de penser l’hétérogène. Hétérogénéité verticale, d’un côté, en cela que chaque époque se donne de nouveaux pères spirituels. Et hétérogénéité horizontale, de l’autre, les esthétiques les plus contraires ont toujours coexisté et dialogué plus que ne veut le dire la vulgate moderniste.

1280px-Alexandre_Cabanel_-_The_Birth_of_Venus_-_Google_Art_Project_2BL – C’est un des aspects très stimulants de votre livre que de nous rendre accessibles à ces parentés, ces affinités entre des esthétiques tenues pour contraires. Plutôt que de les opposer, dites-vous, il convient de les articuler. Ainsi suggérez-vous de ne plus voir dans la «très sucrée» Naissance de Vénus de Cabanel le marchepied d’Olympia mais sa complice involontaire. Regard dont un Max Ernst s’est révélé capable, ainsi que vous le montrez plus loin, puisqu’il s’inspire de la même Vénus pour Le Jardin de la France (Mnam) de 1962.

Ernst_cgpSG – Avec le recul, nous pouvons enfin penser ce qui rapproche les artistes qu’on dit antagonistes. Ils partagent souvent un même rapport au passé et au présent, à défaut d’en tirer la même chose plastiquement. C’est là où l’histoire de la sensibilité corrige les ukases de l’histoire de l’art. Dis-moi qui tu vénères, je te dirai qui tu es… À cet égard, je m’intéresse évidemment au retour des Pompiers après 1950, c’est-à-dire au moment où la doxa moderniste commence à donner des signes de faiblesse et va bientôt voir se dresser une autre approche des XIXe et XXe siècles. Max Ernst n’est pas le seul alors à avouer le plaisir et l’intérêt, j’y insiste, qu’il prend à fréquenter les maudits de la peinture officielle.

Eclipses_fridaBL – Au fond, ces redécouvertes nous parlent presque plus des sociétés qui les rendent possibles que des œuvres elles-mêmes. Votre livre couvre l’ensemble des siècles mais arrêtons-nous sur le XXe siècle. Essayons de dresser un rapide panorama de ses «retours en grâce». Ils sont tout à fait révélateurs des obsessions qui nous agitent. Il y a, bien sûr, le cas des peintres femmes.

SG – En effet, le XXe siècle les voit se multiplier tandis que l’histoire de l’art, d’inspiration féministe, a consacré leur triomphe. Or, en regardant le passé, on s’aperçoit que cette situation n’est pas complètement nouvelle. Elle a connu des signes avant-coureurs, dans ces périodes que l’on croit soumises aux pires préjugés, spécialement sous l’Ancien Régime. On trouve alors des peintres femmes au plus haut niveau de la société et du monde de l’art malgré le numerus clausus qui règne à l’Académie. Dès avant la Révolution, certaines connaissent la célébrité et sont admises au Salon: c’est le cas de Vigée Le Brun, portraitiste attitrée de la reine. On tendait sans doute à reléguer les femmes dans l’exercice de la nature morte et du portrait, au motif que les bonnes mœurs leur interdisaient d’accéder aux académies viriles. Mais, dès la fin du XVIIIe siècle, elles trouvèrent le moyen de lever cet obstacle. Dans l’entourage de David, des femmes peignent des hommes aussi dénudés que ceux du maître de la virilité triomphante. Les féministes qui prétendent redécouvrir cette peinture dans les années 1970 ont mis en lumière cette situation remarquable mais pour mieux ensuite en réduire la portée, se plaisant à camper les artistes du beau sexe en éternelles victimes d’une société qui les dominerait ou les réduirait aux genres ancillaires. Les femmes ont imposé une peinture de femme avant Frida Kahlo et Georgia O’Keeffe dont je réexamine le culte actuel.

BL – Autre redécouverte inséparable du contexte politique, celle de l’orientalisme… On ne compte plus les expositions témoignant de l’intérêt des Occidentaux pour les «figures de la diversité». Un art capable de célébrer l’Autre. Ce qui renvoie à une conception identitaire du visiteur, comme si la peinture occidentale n’avait de légitimité qu’à ce titre.

Dinet_orsaySG – Je serai moins tranché que vous. Il faut se souvenir d’une époque où, à Orsay, avant que Guy Cogeval n’en prenne les rênes, la salle orientaliste avait disparu. On regardait cette peinture avec condescendance ou un fort sentiment de culpabilité. C’est dans les années 1960-1970 que l’on commença à accuser l’orientalisme européen d’avoir été le fourrier du colonialisme, porteur qu’il serait en son entier, et par essence, d’une vision réductrice, raciste et sexiste de son objet. Très récente est la reconquête du regard sur ces poncifs véhiculés par Edward Saïd et ses émules. Car cette peinture longtemps dévaluée a su très souvent témoigner d’une expérience concrète et compréhensive de la polyphonie ethnique et culturelle du monde arabe. Et il a fallu que le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme consacre une exposition aux Juifs dans l’orientalisme pour que l’on redécouvre l’intérêt qu’un Chassériau a porté à la communauté juive en Algérie et la puissance de vérité de ses toiles. Le tableau de Dinet, Esclave d’amour et Lumière des yeux (musée d’Orsay), glosé dans le livre, est aussi d’exhumation récente alors que sa célébrité, au début du XXe siècle, était encore énorme. En outre, il offre de l’Afrique du Nord une vision étrangère à bien des stéréotypes.

BL – Ressort enfin de votre livre le lien entre les réhabilitations du XXe siècle et la résistance à une approche formaliste des œuvres. Les Réalismes, l’exposition organisée par Jean Clair en 1980, marquait un tournant, rendait caduque une certaine vision pantouflarde, univoque du XXe siècle, non sans susciter de vives polémiques: la peinture figurative retrouvait ses droits.

André Masson, Autoportrait, 1947 H/t. Coll. part.
André Masson, Autoportrait, 1947
H/t. Coll. part.

SG – À l’évidence, nous nous sommes libérés dans le dernier quart du XXe siècle des tabous modernistes et de l’idée que la figuration appartenait au magasin des formules périmées. L’idée d’un progrès nécessaire, contre quoi Picasso pestait dès 1910, nous est devenue odieuse. Il n’y a plus de honte à aimer et défendre le dernier Bonnard, le dernier Giacometti, le De Chirico non métaphysique, le Masson des années 1940-50 ou le Picasso du Palais des Papes, pour parler comme Malraux. Loin de moi, cela dit, le désir de plaider pour un révisionnisme irréfléchi. Du reste, une œuvre n’est pleinement redécouverte qu’à la condition de recouvrer sa vérité première et sa puissance de significations nouvelles. Et les possibilités démultipliées qu’offrent l’Internet ou le marché de l’art resteront lettre morte si elles ne répondent aux besoins profonds du bel aujourd’hui.

– Stéphane Guégan, avec la collaboration de Delphine Storelli, Les Caprices du goût en peinture. Cent tableaux à éclipse, Hazan, 39€.

Présidé par Jean-Pierre Le Goff, le club de réflexion « Politique autrement » organise un séminaire en 2015, animé par Robert Kopp, sur le thème: La querelle de l’art contemporain, quel état de la modernité ? Je participerai à la séance du samedi 24 janvier 2015, à 14h30 : Questions d’histoire et de définition.

Qui croire ?

Le nazisme fut une manière de religion et l’identité raciale son dogme premier. Dès les années 1920, au lendemain du traité de Versailles, «origine de tous nos maux», Hitler savait que la baguette et la carotte ne suffiraient pas à mener tout un peuple vers sa «renaissance». Aux Allemands, lui et les idéologues du régime ont donc donné une foi galvanisante, un mélange de vieux germanisme, d’antichristianisme et de biologisme assez explosif pour en finir avec les Lumières françaises, la morale chrétienne et la «juiverie dissolvante». Au-delà du formidable rebond industriel et de la modernisation que le pays a connus après 1933, on y reviendra, le credo hitlérien s’est donc pensé comme un retour aux sources ou, pour le dire à la façon des philosophes alignés, comme un «retour à soi de l’être allemand». La trinité de la race, du sang et du sol n’était pas chose inédite au-delà du Rhin. La simple lecture de certains penseurs de l’Aufklärung ou certains romantiques allemands met en évidence un terreau à partir duquel la nation meurtrie de 1919, puis appauvrie de 1929, pouvait se redresser. Mais on ne saurait faire des racines du mal son explication et son expiation. Ce serait précisément procéder comme les nazis eux-mêmes et tenir leur politique de l’absolu pour une simple restauration des lois naturelles et des droits idoines de la race nordique, humiliée depuis des siècles et même menacée d’extinction. Non, le nazisme fut bien un concept neuf en Europe en cela qu’il légitimait, avant de la mettre en œuvre, la négation imprescriptible de deux mille ans de libéralisme politique et religieux. Les conséquences de cette nouvelle forme d’absolutisme sont connues, des camps de concentration aux camps d’extermination, de l’eugénisme aux trois millions et demi de prisonniers russes liquidés durant la première année de la campagne de 1941. Mais aussi monstrueux et impensables, au sens strict, que nous apparaissent de tels actes aujourd’hui, les discours corollaires continuent à défier davantage l’entendement. Et pourtant, comme y exhorte Johann Chapoutot, «il faut prendre les textes, images et paroles nazis au sérieux». La puissance de la propagande, cruciale, n’est pas tout.

Avant que meetings, films, livres et tableaux n’exercent leur veille des consciences et ne fassent consentir à l’horreur, il aura fallu toucher le cœur de tout un peuple, le convaincre de son pouvoir à se régénérer, à redevenir une «entité organique-raciale», à recouvrer son ancestrale fièvre guerrière et à retrouver  sa «zone d’expansion naturelle». Procréer, combattre, régner, tels sont les trois temps de l’impressionnante démonstration de Chapoutot. Le lire, c’est comprendre comment on passe d’une élémentaire «morale de la nature» à une ontologie criminelle du retour à soi, ou comment la condamnation de l’égalitarisme, et de l’ennemi de race, accouche d’une violence salvatrice et eschatologique. «Fermez vos cœurs à la pitié», enjoignait Hitler à ses généraux prêts à envahir la Pologne. Il allait en faire la feuille de route, entre foi retrouvée et contrainte pointilleuse, de tout un peuple, moins ceux qu’il élimina ou réduisit au silence. Le phénomène du nazisme et les premiers effets de l’épuration ont totalement échappé à Sartre. Mauvaise vue, dira-t-on. Lors de son séjour berlinois de 1933-1934, très occupé par une thèse en cours et fier d’un apolitisme dont il n’a pas encore fait le procès, le philosophe husserlien ne s’émeut guère du sort réservé à Hannah Arendt, Max Horkeimer et à d’autres intellectuels devenus «étrangers» à «la communauté du sang». La liste de ses troublantes cécités allait encore s’allonger. En 1936, anti-bourgeois comme tout jeune bourgeois plumitif, il s’abstiendra de voter et admettra son soulagement, deux ans plus tard, à l’annonce des accords de Munich. Ses passionnants Carnets de guerre, qui témoignent au passage de sa dévoration de Drieu, commencent à corriger la figure du wanderer dégagé, malgré une tendance à mettre dans le même sac, Hitler, élu démocratiquement, et les inconséquences des vieilles démocraties vis-à-vis de l’Allemagne et surtout de Staline, autre dépeceur de la Pologne. La victoire allemande, claque historique, va achever de le secouer et le ramener, de façon complexe, à l’action. Sur le véritable comportement de Sartre sous l’Occupation, objet de désopilants flingages entre experts, mieux vaut lire Ingrid Galster que ses «contradicteurs» (euphémisme au regard de la virulence des attaques dont elle fait l’objet et s’amuse avec un humour délectable).

Directes à souhait, ces «nouvelles mises au point» sont remarquables à plusieurs titres, bien qu’elles portent maintenant sur des «révélations» connues des spécialistes : preuve est ainsi faite de la composante subversive, moitié politique, moitié morale, des Mouches et de Huis Clos, un rapport des Renseignements généraux du 14 janvier 1943 corroborant le témoignage de Sartre et celui d’autres membres du Comité national des écrivains, un des foyers de la résistance intellectuelle; confirmation est donnée au fait que Sartre, malgré ses dénégations, a bien déclaré en mai 1941, sous la foi du serment, qu’il n’était ni franc-maçon, ni juif; déclaration qui lui permit, quelques mois plus tard, d’occuper au lycée Condorcet le poste de philosophie laissé «vacant» par Henri Dreyfus; de manière plus générale, la «question juive» est loin encore de le préoccuper; on note enfin qu’après avoir publié un article sur Melville dans Comœdia, feuille éclectique face à la presse ultra, Sartre aurait accepté un dîner compromettant à l’été 1941. Fut-il le seul? Début 1943, les communistes le tenaient toujours pour un disciple d’Heidegger et donc un homme à abattre. On comprend qu’il n’ait pas eu trop des mois suivants pour faire savoir où le situer, sans nuire à sa carrière théâtrale. On comprend aussi qu’Ingrid Galster en appelle à «un minimum de distance critique afin que l’œuvre de Sartre soit insérée à la place historique qui lui convient.»

Assigner celle qui revient à Maurice Blanchot bute encore sur des difficultés autrement intimidantes. Avant d’y revenir en détail, puisque Gallimard annonce la parution d’un essai de Michel Surya, et que ce dernier vient de dédier tout un numéro de la revue Lignes aux «politiques» d’un écrivain qu’on jugea longtemps infréquentable en raison de ses «passions» de jeunesse, on se contentera de rappeler ici qu’elles nourrirent une lucidité exemplaire envers la poussée hitlérienne de 1933-1934. Après une tentative inaboutie en 1984, échec lié sans doute à la parution de l’article à charge de Jeffrey Mehlman dans Tel Quel deux ans plus tôt, la collection des Cahiers de L’Herne s’ouvre donc à Blanchot. De cette livraison je ne retiendrai, momentanément, que la reprise de certains articles politiques d’avant-guerre et les précisions qu’apporte David Uhrig au tournant que Blanchot voulut faire prendre à la famille maurassienne, la sienne alors… À toutes fins utiles, rappelons que Le Rempart où s’exprima l’antinazisme de Blanchot appartenait à Paul Lévy, dont le patriotisme nationaliste et volontaire était peu suspect du moindre antisémitisme. Dès mai 1933, Hitler est percé à jour: d’un côté, la mystique de la race; de l’autre, l’apothéose du travailleur. Et Blanchot, grand style, d’écrire: «Le peuple allemand est convié à prendre conscience de tout ce qui peut renforcer sa puissance et assurer son destin.» Plus loin, il déconstruit la démagogie insinuante qui tend à masquer les concessions d’Hitler, anticapitaliste théorique, à la grande industrie. Quelques semaines plus tard, débusquant sous les excès rhétoriques les vraies menaces que fait peser la croix gammée sur «la civilisation occidentale», il préconise «une révolution plus profonde et telle que la France la veut. Et c’est de même par une diplomatie forte, sans défaillances et sans défis inutiles que se rétablira entre les deux pays un équilibre depuis longtemps rompu.» Sur l’embrigadement militaire des populations hérité de 1870, sur le réarmement fatal du pays en violation du traité de Versailles, sur la faillite prochaine du Centre catholique, la plume du Rempart assène vérité après vérité. Ses prophéties ne sont pas moins cinglantes: abdiquer aujourd’hui devant Hitler, c’est signer notre ruine. Blanchot avait 25 ans. Stéphane Guégan

*Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Bibliothèque des histoires, Gallimard, 25€

*Ingrid Galster, Sartre sous l’Occupation et après. Nouvelles mises au point, L’Harmattan, 20€. En avril et mai 1943, dans Les Cahiers du Sud, tout en rappelant qu’il avait été maurassien et entendait «penser français», Sartre fit l’éloge de Blanchot et de Kafka à travers lui (voir Situations, I, nouvelle édition, Gallimard, 2010).

*Éric Hoppenot et Dominique Rabaté (dir.), L’Herne Blanchot, 39€

*Samedi 6 décembre, 9h, France-Culture, Picasso face au visage, dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, avec Jean Clair et Stéphane Guégan pour invités.

https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/picasso-face-au-visage

 

Lâchez tout

Dada était-il soluble dans le surréalisme? Telle est, en substance, la question que pose l’excellente exposition du Centre Pompidou, qui fait de la revue Littérature, à partir de mai 1922, le lieu et le levier d’une captation d’héritage et de pouvoir. Résumons: pour défaire Tzara et refaire Dada, André Breton aura amadoué Picabia avant de le congédier à son tour… Cette valse à quatre temps ne ressemble pas nécessairement à sa légende. Car elle éclaire davantage les petites stratégies inhérentes au milieu de l’art que la volonté «révolutionnaire» des surréalistes, cœur de la vulgate que l’on sait. En dehors de celles et ceux qui ont intérêt à maintenir en vie le mythe des insurgés au cœur pur, nous sommes de plus en plus nombreux à récuser la thèse des iconoclastes magnifiques, avide d’en finir avec le vieux monde. Dès la Libération, mais au nom d’engagements aussi dangereux, Sartre s’attaqua aux surréalistes et mit en doute les conséquences réelles de leur radicalisme, de leur «négativité», dans un brillant réquisitoire: faux insurgés et «cléricature» qui ne dit pas son nom, ils se seraient maintenus «en dehors de l’histoire». Il y avait sans doute un peu de malhonnêteté intellectuelle à l’affirmer ainsi, Breton et les siens ne s’étant pas abstenus de toute agitation entre la crise marocaine de 1925 et la fin des années 1930. Mais Sartre n’en restait pas moins juste quant aux «motifs» premiers de la «violence» surréaliste lorsqu’il la ramenait, avant Camus, à un non-conformisme de parade et une stratégie littéraire.

Couverture de Littérature, n.5
1er octobre 1922
Paris, Centre Pompidou,
musée national d’Art moderne

Faut-il innocenter complètement un tel prurit nihiliste, et oublier les appels au meurtre dans lesquels se drapait la morgue de ces jeunes gens de bonne famille qui semaient la haine autour d’eux par jeu et rejet de «la France de papa»? Ce recours narcissique à l’insulte et à la calomnie, que leurs victimes fussent Proust, Cocteau, Barrès, Claudel ou Anatole France, ne pouvait pas ne pas contribuer au joyeux naufrage de l’entre-deux-guerres. Amusant paradoxe, si j’ose dire, puisque Dada s’est voulu, en sa version primitive, une réponse aux tranchées de 14-18. Faut-il rappeler, du reste, que peu en virent la couleur? Et Tzara, Picabia et Duchamp bien moins encore qu’Aragon et Breton… Au cours de ses Entretiens avec André Parinaud, publiés en 1952, ce dernier est revenu sur les débuts de Littérature et la sagesse des six premiers numéros, parus entre février et l’été 1919. On s’y montrait encore accueillants aux générations précédentes et modérés de ton. Jean Paulhan, avec qui Breton devait bientôt refuser de se battre en duel, compte aussi parmi les contributeurs d’une revue qui file doux. À Parinaud, qui était en droit de s’étonner de tant de retenue, Breton rappela qu’Aragon et lui étaient encore mobilisés alors et que les «pouvoirs» étaient conscients de la nécessité de ne pas libérer trop tôt les soldats traumatisés, révoltés par le «bourrage de crâne» et l’impression d’un sacrifice inutile. On notera que Breton eut alors la décence de ne pas ce compter parmi ceux qui souffrirent le plus du terrible conflit, Masson, Drieu ou le météorique Jacques Vaché

Littérature opère un virage radical début 1920. Mais la raison n’en est pas l’abandon des uniformes et l’appétit de vengeance, la raison s’appelle Dada et le besoin de dominer seul l’avant-garde parisienne. Entre les complices d’hier, c’est la guerre ouverte, démonétiser Tzara devient une priorité. Qui mieux que Picabia et Duchamp peuvent servir ce dessein? Au premier, Breton a proposé dès décembre 1919 de «collaborer à Littérature». Ce qu’il fit en donnant quelques poèmes. Il faudra que les choses s’enveniment sérieusement et que la revue s’ouvre aux images, dessins et photographies, pour que la «collaboration» de Picabia prenne un poids autrement plus symbolique et significatif. Deux ans donc passent… Littérature vient d’entamer une «nouvelle série» sous une couverture de Man Ray et la conduite de Breton, qui a écarté Soupault de la direction. Le nouveau chef des opérations peut écrire à Picabia une des ces lettres flagorneuses dont il a le secret. En gros, exit Soupault, sentez-vous enfin chez vous chez nous, cher maître… «Je vous prie de m’accorder votre collaboration, toute votre collaboration (c’est Breton qui souligne). […] Envoyez-moi, par ailleurs, tout ce qui vous plaira et surtout ne reculez pas devant aucune violence, la voie n’a jamais été si libre.» Dès le numéro suivant, Picabia signe la première des neuf couvertures qu’il donnera à Littérature entre septembre 1922 et juin 1924.

Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924.
Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne

En plus des dessins originaux du peintre scandaleux, l’exposition de Christian Briend et Clément Chéroux regroupe et met en scène de façon piquante un certain nombre de projets alternatifs où Picabia donne libre cours à son humour le plus corrosif, oscillant entre le détournement des maîtres anciens (Botticelli, Ingres), la pornographie souriante et l’anticléricalisme sauvage. De son côté, Breton multiplie les déclarations d’amour. Ainsi, en tête du n°4, qui ouvre précisément la nouvelle série: « Dieu merci, notre époque est moins avilie qu’on veut le dire: Picabia, Duchamp, Picasso nous restent.» La ressemblance, du reste, est indiscutable entre les dessins du premier et le néoclassicisme piégé du troisième, qui ne cèdera pas aux avances de Breton avant 1923 et Clair de terre. Circonvenir Picasso, c’est le rêve de l’écrivain, qui joue déjà au shaman hugolien avec Desnos et Crevel (il est surprenant de voir le crédit que les spécialistes du surréalisme continuent à accorder à leurs séances «spirites»). Duchamp se laisse plus rapidement séduire. Ses aphorismes impayables ornent la revue dès son n°5, qui reproduit aussi une vue du Grand verre empoussiéré, mais prise par un Man Ray récemment débarqué à Paris et déjà en ménage avec Kiki. D’autres photographies de l’Américain auront droit de cité jusqu’au fameux Violon d’Ingres avec ses ouïes taillés en pleine chair, au-dessus  d’une paire de fesses mémorable. Chéroux a raison d’y insister, Littérature assure ensemble la promotion de Man Ray et la légitimité de son médium. C’est que Breton a déjà compris les profits possibles du nouveau révélateur… Le scabreux Picabia, lui, deviendra vite encombrant. Stéphane Guégan

– Christian Briend et Clément Chéroux (dir.), Man Ray, Picabia et la revue Littérature, Centre Pompidou, jusqu’au 8 septembre, catalogue très fouillé et donc très utile, 29,90€.

Quelques récentes publications relatives au surréalisme…

*Nadja Cohen, Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Classiques Garnier, 49€. /// Voilà un livre comme on aimerait en lire plus souvent, informé, exempt de tout jargon et affranchi de la langue de bois qui sévit en milieu universitaire quand on aborde les saintes avant-gardes du premier XXe siècle. Nadja Cohen, première audace, ne réduit pas la modernité poétique d’alors au surréalisme (Cendrars s’y taille la part du lion qu’il était). Bien avant Breton, c’est Apollinaire qui introduit la photographie et le cinéma dans les publications qu’il dirige. Les Soirées de Paris, on l’oublie trop, s’intéresse aux salles obscures dès 1912. La défense du cinéma muet, dernier né d’un monde dont il est aussi l’expression adéquate, «sans emphase ni effusion», va conduire les poètes à repenser l’espace-temps de leur propre langage et à privilégier l’image sur le récit. Un certain merveilleux populaire, de plus, y renouvèle la frénésie des romantiques pour la pantomime. L’espèce d’hallucination «stupéfiante» dont procède la jouissance du spectateur constitue enfin un autre attrait puissant et un objet de réflexion pour les surréalistes, soucieux de comprendre les mécanismes de la pensée et du désir, et jaloux de l’impact du film sur notre imaginaire. SG

 

– Paul Éluard, Grain-d’Aile, illustré par Chloé Poizat, Nathan/Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 14,90€. /// En 1951, un an avant d’être emporté par une crise cardiaque, et en marge de tout activisme politique (Ode à Staline, 1950), Paul Éluard publie une fantaisie qui fait écho à son Etat-civil (Eugène Grindel) et, plus profondément, à L’Albatros de Baudelaire. Les romantiques, on le sait, ont précédé les surréalistes dans le culte de l’esprit d’enfance. Ce conte, où règne déjà l’esprit de Topor, reparaît accompagné des illustrations inquiétantes de Chloé Poizat. Derrière le charmant apologue de la légèreté, qu’elles servent sans mignardise, on peut lire une métaphore du poète et, plus précisément, du poète qu’est alors Éluard, refaisant une dernière fois sa vie avec Dominique Lemort, mais prisonnier des serres de Moscou. SG

*Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, et autres textes, introduction de Jean-Jacques Lebel, Acratie, 15€. /// On a souvent lu ce classique comme une défense et illustration de l’autonomie de l’art («la poésie n’a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre»). Péret, depuis Mexico, y répondait en 1945 au volume anonyme et clandestin, L’Honneur des poètes, publié par les éditions de Minuit en juillet 1943. Il fallait un certain courage pour tenir tête aux Fouquier-Tinville du moment, à tous ces poètes que le PCF avait érigés en résistants admirables et en juges impitoyables. Comme le souligne la préface de Jean-Jacques Lebel, le texte de Péret reste l’un des premiers à dénoncer le nouvel opium des intellectuels français de l’après-guerre: «Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance  humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège», martèle l’ami de Breton. SG

*Sarah Frioux-Salgas (dir.), «L’Atlantique noir de Nancy Cunard», Gradhiva, Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, n°18, Musée du Quai Branly, 20€. /// Celle qui se voulait «l’inconnue» ne l’est pas aux lecteurs d’Aragon. Elle est la «grande fille», de taille et d’ambition, «félonne et féline», qu’il évoque dans La Défense de l’infini avant d’enfouir à jamais ce livre fou. Née en Angleterre, la même année que Breton, Nancy Cunard se rattache au surréalisme par d’autres liens que sa romance agitée avec un poète encore en froid avec sa libido. Cette publication très soignée nous montre l’ex-châtelaine jouant les travestis chez les Beaumont (avec Tzara!), prenant des poses d’androgynes illuminés devant Man Ray et libérant son «cœur d’ébène» à travers le jazz, les bijoux d’ivoire et la lutte constante contre l’apartheid. Elle fut donc de toutes les avant-gardes. SG

 

*Serge Sanchez, Man Ray, Folio biographies, Gallimard, 8,49€. /// Récit alerte comme le fut la vie du plus français des Américains. Que serait la planète du dadaïsme historique sans le cosmopolitisme du New York des années 1910? Man Ray, issu de l’immigration des Juifs russes, s’est rêvé peintre avant de découvrir que la photographie pouvait en être plus qu’un succédané. C’est un trentenaire déjà riche de multiples expériences et d’une culture solide (lecteur et mélomane, il a même croisé Robert Henri, le maître de Hopper) que Duchamp et Cocteau vont lancer dans le Paris des «Roaring Twenties». SG

 

*Henri Béhar et Michel Carassou, Le Surréalisme par les textes, Classiques Garnier, 29€. /// Cette synthèse destinée aux étudiants, parue en 1988 et plusieurs fois complétée depuis, demeure une introduction substantielle à la connaissance et à l’histoire remuante du mouvement. Si les auteurs évitent à maints endroits l’hagiographie coutumière à ce genre de publications, ils ne font pas toujours preuve de recul critique et de grande tolérance. Voir leur addendum persifleur (p. 281), et donc leur dérobade, au sujet de l’essai de Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes. Contribution à une histoire de l’insensé, Mille et une nuits, 2003. SG

Vite, vite, vite…

Comme le temps vole, selon la formule américaine, et que l’été est déjà à moitié dévoré, parlons sans plus tarder de quelques livres en souffrance… Une poignée de «beaux livres» qui méritent d’être lus, la chose est assez rare pour ne pas la laisser filer. De Mauro Lucco, chéri de l’édition française, nous connaissions les ouvrages sur Giorgione, Lotto et Antonello. En publiant de façon majestueuse son Mantegna, Actes Sud permet à cet enfant de Padoue de donner pleine mesure au plus grand peintre que sa ville ait formé. Au début des années 1950, tout jeune encore, il a découvert les fresques de l’église des Eremitani sous la conduite de son père. On imagine leur émotion commune devant ces peintures martyres, plus qu’amputées par les bombardements alliés de 1944 (à Paris, apprenant ce qui se passait en Italie du Nord, Lucien Rebatet ne décolérait pas). Mauro Lucco, en grandissant, a assisté à la réhabilitation du peintre «sec». Elle débute par la grande exposition de 1961, organisée à Mantoue, et réparatrice à plus d’un titre. On préfère alors la «picturalité» de Bellini aux «gemmes» de son beau-frère. On a oublié, de ce côté-là des Alpes, ce qu’un Roberto Longhi, dans les années 1920, pouvait écrire de Mantegna, trop savant et trop froid, selon lui, pour incarner les vraies valeurs de la Renaissance… Ce livre prouve le contraire avec science, humour et une qualité d’écriture qui écarte tout jargon et toute philologie inutile («Ce qui  n’est pas cité ou reproduit n’est pas pour moi une œuvre authentique de Mantegna»).

Une des spécificités du Padouan, bien mise en valeur ici, est d’avoir très vite dépassé l’anticomanie de la ville. De là ses emprunts à la peinture flamande, son expressionnisme de plus en plus affirmé et son vénétianisme oblique. Ce dernier trait, Véronèse, pour n’être pas né à l’intérieur des limites de la Sérénissime, l’aura aussi pratiqué de maintes façons. Parce qu’il fut un fresquiste de première grandeur et qu’il ne sacrifia jamais au mur son style serré, Véronèse déborde les cadre de toute exposition. Les livres ambitieux ont cet avantage de pouvoir confronter peinture de chevalet et peinture murale, où le blond Véronèse anticipe souvent Tiepolo… Bien que la qualité de reproduction laisse parfois à désirer, la somme d’Alessandra Zamperini couvre l’ensemble de l’œuvre avec la maîtrise d’une érudite habituée à enseigner. Sa synthèse profite des récentes recherches sur les réseaux de sociabilité dont le peintre a tiré le meilleur profit et sans lesquels il n’aurait pu s’intégrer au tissu vénitien. L’auteur montre aussi combien la culture antique, une des fiertés de Vérone dont Mantegna tint compte, imprègne jusqu’aux œuvres les plus éloignées, en apparence, de la sérénité des Anciens. Les références savantes, dont Véronèse aura émaillé son œuvre, servent d’autres propos, même les plus lestes, et obéissent à une stratégie d’ensemble. Alessandra Zamperini, par exemple, explore les résonances du thème de la virtù d’Alexandre dans la culture politique du césarisme moderne. Bref, une lecture totale et fine à la fois.

L’Europe du XVIIIe siècle, qui parlait français mais chantait en italien, se serait crevé les yeux plutôt que renoncer au charme pénétrant des peintres vénitiens. À leur manière, toute pimpante, les nouvelles salles d’objets d’art du Louvre font droit à la composante italienne du rococo national. D’ailleurs, dans le livre somptueux qui accompagne cette réouverture longtemps attendue, Frédéric Dassas montre très bien en quoi le milieu Crozat, cher à Marc Fumaroli, a assuré, en la protégeant, cette jonction de Paris et Venise sous la Régence. La difficulté a dû être grande d’isoler deux cents objets parmi le flot de chefs-d’œuvre qui nous sont rendus. Ce moment, nous étions quelques-uns à l’attendre depuis 2005. Il faut bien reconnaître que le XVIIIe siècle, tout au long des dix dernières années, ne fut guère en France la priorité des expositions et des  publications. Bref, il y avait urgence à revoir les merveilleux meubles Boulle du Louvre, le mobilier Crozat, les perles de Cressent, l’orfèvrerie la plus chantournée, la porcelaine de Vincennes et ses transes de coquilles exubérantes, ou encore le moulin à café de Madame de Pompadour. Entre-temps, la caverne d’Ali-Baba  s’est enrichie de nouveaux trésors. On connaît des collectionneurs qui se damneraient pour le Nécessaire à thé du duc d’Orléans et ses chinoiseries 1720. Chine encore avec l’une des révélations des salles réaménagées: le plafond provenant du palais Pisani de Venise et jamais remonté depuis 1962. Son auteur, Giovanni Scajario est un singe de Tiepolo, mais un singe savant et bougrement séduisant. La fête rocaille serait impensable sans ce merveilleux à portée de ciel.

Parce qu’ils mêlèrent une dose de rococo à leur modernisme intransigeant et socialement démocratique, disons un mot des architectes et designers «californiens» de l’après-guerre. Richard Neutra, Eeero Saarinen et Charles Eames (né à Saint Louis, Missouri, quasiment sur la route 66!), pour citer les plus célèbres et les moins issus de la côte Ouest, ont mis du soleil dans leurs maisons individuelles et leurs mobiliers, pareillement fluides et océaniques, ouverts sur la nature et sur l’industrie conquérante des années 1940. «Freedom of expression at low cost», tel est le genre des formules choc qui étayaient la morale d’Arts and Architecture, la revue phare de l’époque dont Taschen nous offre un florilège roboratif. Le lecteur d’aujourd’hui, revenu de tout, parcourt avec regret, envie et espoir ces pages propulsées par une maquette dadaïste et un appétit de bonheur et de création aussi explosif, typique d’une Amérique qui sort victorieuse de la guerre, assiste au retour de ses G’I et décide de révolutionner l’habitat quotidien par l’acier, le bois et le formica… L’utopie pour chacun et chaque instant, ce fut le rêve de ces architectes aux origines diverses qui avaient rendez-vous là, à Los Angeles, avec le destin. Si le Case Study Houses n’aura que peu produit, sa philosophie s’est répandue au cours des années 1950-60 et devrait retrouver un certain écho dans la redéfinition écologique du monde actuel. Nul hasard: ce livre arrive bien à son heure.

Je mentirai en disant l’inverse d’El Lissitzky. L’expérience de la totalité, catalogue d’une exposition qui tourne, aujourd’hui à Malaga, demain à Barcelone… La France se serrera la ceinture! Demeure son catalogue qui préfère la minceur savante à l’obésité redondante. Maintes raisons justifient qu’on en parle après Arts and Architecture: la première est qu’El Lissitzky, juif de Vitebsk et sujet du tsar à sa naissance, formé dans le milieu de l’avant-garde allemande de l’avant-guerre, a connu Richard Neutra à la fin des années 1920, peu avant qu’il ne se donne corps et âme à la propagande stalinienne la plus odieuse, celle qui fit croire, au sens fort, que le père Joseph n’avait d’obsession que le bonheur de ses peuples et qu’à défaut d’exporter le communisme, il le ferait triompher en grande Russie, rempart rêvé du capitalisme et de l’hitlérisme. Si les Américains ont appliqué en Californie le modernisme des années 1920-1930, structure ouverte, nouveaux matériaux et clarté euphorisante, l’histoire de l’art moderniste s’est refusé à valider le tournant stalinien de Lissitzky, qui recourra à la scénographie et la typographie les plus délirantes, aux maquettes désaxées et aux pages en accordéon, et surtout au photomontage, comme d’un opium efficace. L’opposition entre le bon grain et l’ivraie, la pure abstraction et son dévoiement iconique/idéologique, a longtemps prévalu. On peut aujourd’hui avec Jean Clair savourer  une continuité inavouée et esthétiquement souvent soufflante. Il était permis d’avoir du génie sous Staline, à condition d’en faire bon usage. Du génie, Lissitzky n’en manquait pas: ses «livres d’artiste», qu’ils exaltent une judéité perdue ou un monde rédimé, comptent parmi les incunables du genre.

À la faveur de leur désormais canonisée Histoire du livre de photographies, Martin Parr et Gerry Badger ont déjà souligné l’importance décisive des «livres de propagande des années 1930, en particulier ceux de l’Union soviétique» dans la redéfinition du langage moderne du médium et de l’album. Au seuil du volume III, codicille : grâce à la guerre froide,  l’impact de ces publications, qui tiennent de la très ancienne rhétorique de la persuasion et du très moderne lavage de cerveau, s’est prolongé jusqu’au début des années 1980. Martin Parr et Gerry Badger reviennent donc sur leurs pas ici, préalable audacieux à une exploration des usages plus récents de la photographie et de son livre. Le refus des limites habituelles, idéologique et géographiques, a toujours été une des grandes forces de l’entreprise. Leur premier chapitre passe sans prévenir de l’Allemagne nazie à la Lybie de Kadhafi, de l’Angola « indépendant » au problème palestinien vu de Pékin… Toutes sortes de revendications se sont saisi du moule pour dire d’autres « libérations », de l’uchronie collective à l’utopie nombriliste. Ce troisième et dernier volume, avec humour souvent, tente donc de trouver son chemin parmi les écueils d’une pratique qui, sous prétexte de dire je, se démultiplie et cède trop souvent au travail du deuil qui la constitue au regard des autres modes de l’image. Stéphane Guégan

– Mauro Lucco, Mantegna, Actes Sud, sous coffret, 140€.

– Alessandra Zamperini, Véronèse, Imprimerie Nationale, sous coffret,  144€.

– Jannic Durand, Michèle Bimbenet-Privat et Frédéric Dassas (dir.), Décors, mobilier et objets d’art du musée du Louvre de Louis XIV à Marie-Antoinette, Louvre éditions / Somogy, 45€.

– Benedikt Taschen (dir.), Arts and Architecture 1945-1949, Taschen, 49,99€.

– Olivia Maria Rubio (dir.), El Lissitzky. L’expérience de la totalité, Hazan, 45€.

– Martin Parr et Gerry Badger, Le Livre de photographies : une histoire volume III, Phaidon, 80€.