Le temps s’est éloigné où le même lit, de génération en génération, nous voyait naître et mourir. Objet tout simple, il était entouré d’un respect religieux, qu’il soit ou non surmonté d’un de ces petits crucifix dont les brocanteurs ne savent plus que faire. Dépouillé aujourd’hui de son ancien apparat, fût-il modeste, le lit conserve sa part de sacré en ce qu’il reçoit et inspire aussi bien les plaisirs de la vie diurne que les mystères de la vie nocturne. Dans L’Empire du sommeil, la très subtile et envoûtante exposition que Laura Bossi a conçue au musée Marmottan Monet, l’empire des sens et l’emprise du rêve se partagent près de 130 œuvres, insignes ou rares, inventaire poétique des multiples résonances de son sujet. Ce qu’il advient de nous quand nous dormons fascine depuis toujours, Grecs et Romains le disent, la Bible le dit davantage, surtout l’Ancien Testament, deux mille ans d’images le confirment. Il fallait choisir, il fallait trouver les bons angles, compte tenu d’espaces peu faits pour le bavardage. Une manière d’antichambre concentre le propos autour du merveilleux tableau de Budapest (ill. 1), cette jeune fille endormie de 1615, légèrement décoiffée, le visage illuminé par le plus doux des sourires, et auréolé du parfum moins innocent des fleurs de jasmin. Indice de ce qui ne peut être qu’à moitié perçu, le brocart tissé d’or, au premier plan, possède l’involontaire beauté d’une métaphore shakespearienne. Tableau sans collier, probablement italien, il a moins retenu les attributionnistes que les explorateurs de l’expérience onirique, tel Victor Stoichita récemment. D’emblée, le visiteur affronte l’ambiguïté de cette petite mort, comme on le dit de l’amour, qu’est le sommeil, moment de suspension, d’abandon, rappelle l’Atys de Lully, aux songes « agréables » et « désagréables ». De part et d’autre du tableau de Budapest, comme en bouquet, Laura Bossi réunit un Ruth et Booz apaisé de Puvis de Chavannes, un Monet de Copenhague, portrait inquiet de son fils Jean en petit Jésus, et une figuration peu courante de saint Pierre, signée Petrini, parfaite allégorie des clés du remords, de la Faute dont rien, pas même l’inconscience du repos, ne saurait nous libérer.
Du doux sommeil aux insomnies que favorisent la vie et le vide modernes, du rêve comme prophétie au rêve comme chiffre du moi (Freud), des délices d’Eros aux terreurs de Thanatos, de l’enfance du Christ à la confiance du croyant, des paradis artificiels aux portes de l’Enfer, du très ancien au très contemporain, le parcours qui suit n’emprunte jamais les sentiers labourés de la vulgate surréaliste. On se laisse charmer et presque bercer par l’oscillation propre à la thématique d’ensemble, on reste pétrifiés devant certains coups de clairon, le Noé de Bellini, dont Robert Longhi partageait l’ivresse, le Gabriel von Max de Montréal et sa mouche chastellienne, l’impudique Pisana d’Arturo Martini, que je préfère à son célèbre Sogno, l’Apollon endormi et inouï de Lotto, Les Yeux clos de Redon, l’un des prêts majeurs d’Orsay et la matrice de tant de Matisse, le Songe d’Ossian du bizarre Monsieur Ingres, en provenance d’une fameuse collection, la très baudelairienne Voyante (plutôt que La Somnambule) de Courbet, chère au regretté Sylvain Amic, les troublantes et addictives Fumeuses d’opium de Previati, le Lit défait de Delacroix (ill.2), véritable anamorphose des ébats que consigne son Journal de jeunesse, la Fanciulla dormiente de Zandomeneghi, l’ami italien de Degas et, clou final, La Phalène de Balthus, en qui revivent chacune des harmoniques de cette exposition qui réveille. Stéphane Guégan
L’Empire du sommeil, Musée Marmottan Monet, jusqu’au 1er mars. Catalogue sous la direction de Laura Bossi, InFine éditions, 35€.
La vida es sueño / Philosopher consiste-t-il à donner sens au monde ou à le dégager du voile d’illusions qui dirige nos existences ? Le Bien en est-il la clef, en dépit des dénis accablants de l’expérience commune, ou le Mal sa révoltante vérité ? A cheval sur deux siècles, héritier de la critique kantienne et des grands sceptiques français qu’il a lus dans le texte (La Rochefoucauld, Voltaire, Diderot, Lamartine), annonçant aussi bien Baudelaire et Huysmans que Nietzsche (son disciple et prosélyte encombrant), Schopenhauer (1788-1860) arrima sa pensée de l’être et des êtres à l’idée que la vie est songe, et l’homme rêves. Calderón et Shakespeare sont deux de ses auteurs préférés, le remarquable index du Monde comme volonté et représentation en fait foi dans l’édition très attendue que viennent de donner Christian Sommer et la Bibliothèque de La Pléiade. A Frédéric Morin parti l’interroger en Allemagne, un an avant sa mort, pour le compte de la Revue de Paris, le Bouddha de Francfort dit son admiration de notre pays et de sa culture déliée, déniaisée, dessillée, et ne cache pas sa détestation des prêtres laïcs de la bonté universelle : « Son optimisme me fait horreur », confie-t-il à Morin au sujet de Leibniz. Le long XIXe siècle, de Théodule Ribot à Italo Svevo et Tolstoï, a résumé un peu vite Schopenhauer à son contraire, le pessimisme. Ceci expliquant cela, on se contentait d’une lecture aphoristique, fragmentaire, du grand livre où s’absorba, d’une version l’autre, le cheminement du philosophe, hors des cercles de l’Enfer. Puisque la volonté de vivre propre au réel est destructrice par essence, puisque le Monde, en ce qu’il maquille cette évidence, procède d’une fantasmagorie tissée de souffrances, la seule manière d’échapper au néant où nous sommes condamnés à vivre reste la compassion éclairée par la raison, l’enseignement du Christ par la leçon de Platon, ou du Don Giovanni de Mozart par Les Saisons de Poussin. Musique et peinture, en plus du réconfort qu’elles lui apportèrent constamment, aident Schopenhauer à définir les voies de la délivrance, autant que l’orientalisme de son époque. Ne nous le représentons pas, en effet, à l’image des chimères narcotiques du Ring de Wagner, qui l’adulait, et revenons plutôt aux éclairantes conclusions de Christian Sommer. Le « monachisme mondain » de Schopenhauer a plus de parenté avec la sagesse du jésuite espagnol Gracián et le pragmatisme de Chamfort, autre élu lu et relu : « Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. » SG / Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, édition de Christian Sommer avec la collaboration d’Ugo Batini, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 77€, en librairie, le 23 octobre prochain.
Femmes de têtes / femmes de fêtes
Les lettres si coriaces et cocasses de La Palatine, véritable Saint-Simon en jupon, ne laissent qu’un regret, celui de ne pas avoir été écrites en français. Il n’est certes pas complétement absent des missives qu’elle adressait aux siens, là-bas en Allemagne, afin de vider son sac presque quotidien de colères et d’indignations. Contrainte d’épouser le frère de Louis XIV à moins de vingt ans et d’abjurer en secret sa foi, ordres d’un père soucieux de son royaume de papier plus que de sa fille, Charlotte-Elisabeth fut condamnée à l’« enfermement » de la vie de cours, résumait Pierre Gascar, très étanche à l’ancienne monarchie, dans sa préface de 1981 au volume qui reparaît aujourd’hui, sous une couverture dérivée de Pierre Mignard. L’enfant qui nous sourit à gauche est le futur Régent, à qui sa mère voulut en vain épargner l’union, exigée par le roi, d’une de ses bâtardes. Pour être allemande, Madame ne s’insurge pas moins contre toute mésalliance. Il y a de quoi pester, la plume à la main, car elles se multiplient au cours du « règne » de Mme de Maintenon, son ennemie jurée. Le premier Louis XIV s’était entiché de cette princesse sans grâce ni prétention à séduire (voir Hyacinthe Rigaud), chasseuse et diseuse de bons mots ; le vieux monarque s’applique à lui rendre presque odieux Versailles et son ballet de courtisans que la dignité et la morale ne tourmentent guère. Sans s’y réfugier, la Princesse Palatine cultive les beaux-arts et au « bon sens » (Madame de Sévigné) ajoute le « bon goût », indéniable quand elle parle de Corneille ou des Poussin de Denis Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne. Le petit musée dont Moreau jouit à Versailles émerveille l’épistolière. Vivantes, spirituelles et brutales, disait Sainte-Beuve, ses lettres ne furent pas que le bûcher des vanités et des intrigues d’un monde qui courait à sa perte. SG / Princesse Palatine, Lettres 1672-1722, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12,50€.
On relit toujours Madame Campan avec le même plaisir, celui qu’elle prit à peindre la France d’avant et après 1789. Son sens de l’anecdote fait mouche, il rappelait Colette et son art de mijoter les petits détails à Jean Chalon, le préfacier amusé et amusant de ce volume de 1988, repris sous une couverture nouvelle. Le succès de cette évocation unique de Marie-Antoinette et de son intimité n’a connu aucune éclipse. Il faut lui rendre son vrai titre : en 1823, sous le règne d’un des frères de Louis XVI, l’ouvrage en trois volumes se présente comme des Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre. L’auteur s’est éteinte un an plus tôt, à un âge respectable, elle avait fait ses premiers pas à la cour sous Louis XV, du haut de ses 15 printemps et forte de l’appui que lui assurent son père et bientôt ses mari et belle-famille. Lectrice de Mesdames, les filles du roi, elle est donc livrée jeune, selon son dire, « à la malignité des courtisans ». Mais la Campan n’est pas La Palatine, elle a connu auprès de Marie-Antoinette, de la Dauphine d’abord, puis de la souveraine, le meilleur de son existence ; et sa fidélité jusqu’à la nuit du 10 août lui vaudra les suffrages émus de ses premiers lecteurs, sous la Restauration, mises à part quelques mauvaises langues suspectant à tort qu’elle ait joué dans l’épisode de Varennes un rôle contraire à sa légende. On lui reprochait surtout d’avoir bénéficié des faveurs de Bonaparte, puis de Napoléon, à l’époque où elle dirigeait, nouvelle Madame de Maintenon, une institution pour jeunes filles. Aux élèves de la maison impériale d’Ecouen, l’ancienne fervente de Marie-Antoinette montrait des robes et des objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Un passage très significatif de ses souvenirs touche à Beaumarchais, il est connu ; on évoque moins ce qu’elle écrit de Carle Van Loo et de Boucher, de leur goût « corrompu » : on ne conçoit pas, souligne-t-elle, en contemporaine de David, que ces bergeries et fables galantes « aient pu être l’objet de l’admiration dans un temps aussi rapproché du siècle de Louis XIV ». Campan avait le verbe net, et la larme économe. SG / Mémoires de Mme Campan. Première femme de chambre de Marie-Antoinette, préface de Jean Chalon, notes de Carlos de Angulo, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12€.
Inconnue, oubliée à tout le moins, Julie Cavaignac (1780-1849) l’était, et le serait restée si le XXIe siècle ne s’était pas intéressé à celle qui fut la mère de deux Cavaignac autrement célèbres, Godefroi le journaliste républicain, fauché en 1845, et Eugène le général, le sabreur de juin 1848. Le gisant du premier, chef-d’œuvre de François Rude, devint une des icônes de la IIIe République, au point que son moulage rejoignit le musée de sculpture comparée en 1889. Cinq ans plus tôt, les Mémoires de Julie étaient exhumées et publiées sans notes ; cette apologie de la France révolutionnaire et impériale n’en avait pas besoin alors ! Elles sont aujourd’hui indispensables, le recul de la culture historique ne cessant de s’aggraver. Honoré Champion, en 2013, confiait à Raymond Trousson le soin d’éclairer l’ancrage politique du texte ; aujourd’hui, la collection du Temps retrouvé en propose une édition annotée par Sandrine Fillipetti. La flamme de 1789 et la haine des Bourbons animent ces pages marquées par le souvenir de Jean-Jacques Rousseau, dont le grand-père maternel de Julie avait été l’ami, et par la disparition précoce de sa fille, déchirure d’où est né le projet de se raconter, et ainsi de raconter les années climatériques ici traversées. Clémente envers la Terreur qu’elle déplore toutefois, l’auteur, quand il s’agit de l’Ancien Régime, s’inscrit dans le sillage avoué des lettres de La Palatine. Versailles se présente à nous comme le lieu du vice et du cynisme les plus répréhensibles. Il y a du rousseauisme dans sa dénonciation virulente de ces « gens-là » et de leurs mœurs. Cela dit, la mémorialiste n’a pas la plume tendre quand elle dépeint la société de son père, créateur du Journal de Paris en 1777, chez qui les écrivains, de La Harpe à Bernardin de Saint-Pierre, les peintres, de Greuze à Vien, et les musiciens, de Grétry à Gossec, fréquentaient. La consolation que Julie trouvait à remonter le temps dans le souvenir de sa fille à jamais chérie ne la portait pas toujours à l’angélisme. SG / Julie Cavaignac, Mémoires d’une inconnue 1780-1816, préface et édition de Sandrine Fillipetti, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 11€.
Ecrit-on « pour tout le monde » ? Claude Pichois pensait que Hugo et Colette étaient seuls à y être parvenus, chez nous, sans trahir la littérature par volonté de la distribuer au grand nombre. Certaines images évangéliques hantent involontairement ce genre d’œcuménisme laïc. D’autres diront que Balzac, Molière et La Fontaine, à une hauteur supérieure, ou Dumas père, à un niveau égal, sont parvenus à cette popularité en France. Méfions-nous, du reste, des mirages de la quantité ou de l’immortalité. La jeune Chine, qui semble vouloir nous étonner « en tout », plébiscite aujourd’hui Marguerite Duras aux dépens de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, respectés davantage des générations précédentes, biberonnées au réalisme ! Les temps changent, dit la chanson. Et on se demande, à observer les succès de librairie ou la rumeur médiatique, si Colette n’est pas menacée d’avoir à remettre bientôt son sceptre à d’autres représentantes du beau sexe, moins géniales qu’elles, mais plus conformes. Tant que son trône ne tangue pas trop, rendons-nous à la Bibliothèque nationale, qui la reçoit avec l’éclat dont Baudelaire et Proust, deux écrivains chers à son cœur, ont récemment bénéficié. Murs et vitrines explorent « ses mondes » avec l’ambition généreuse, et réalisée, de ne rien écarter de cet « Amor mundi », si puissant qu’il résiste aux souffrances courantes et ne désespère jamais des plaisirs, des plus humbles aux plus risqués. Colette goûta à tout ce qui bouillonnait en elle, saphisme compris, et donna à sa littérature de la sensation ce mélange d’hédonisme et de libertinage très français, qu’on blesse à vouloir lui faire chausser les gros souliers de l’anti-masculinité. Certains des propos qu’accréditeraient ces livres, même Le Pur et l’impur, l’eussent heurtée, précisément en raison de son amour de l’être, ce donné inconditionnel, et des êtres, ce don du Ciel. Un très bon point : les tableaux qui se glissent au milieu des cahiers de Claudine et des photographies très posées de la fille de Sido, tableaux du cher Blanche, mais aussi, plus rares, d’Eugène Pascau, Jacqueline Marval ou Emilie Charmy. Ajoutez à cela Christian Bérard et Cocteau, quelques feuilles de Matisse ivres de danse, et le tour est joué. Un tour du monde. SG / Emilie Bouvard, Julien Dimerman et Laurence Le Bras (dir.), Les Mondes de Colette, Gallimard / Bibliothèque nationale de France, 35€.
Justice de Dieu, justice des hommes
Au théâtre, tout est permis, comme d’inverser l’ordre des choses ou d’étriller certains garants de la paix sociale. Dans la pièce de Jean-Marie Rouart, qu’on a lue avant l’été et qui a gagné les planches sur les hauteurs de Passy, le monstre, c’est l’homme de loi, le juge couvert d’hermine, devant qui on tremble ou se prosterne, famille, collègues, flics, sdf, tous vassalisés. Quand le rideau se lève, notre juge suprême tente de calmer une impatience très palpable en jouant aux cartes. Elles ne lui sont pas favorables. Mauvais présage ? La promotion qu’il brigue, rien moins que d’accéder à la cour de cassation, le nec plus ultra de l’institution judiciaire, doit lui être annoncée aujourd’hui. Le téléphone rouge à ses côtés va sonner, c’est sûr, et le délivrer des angoisses d’une interminable attente. Lui dont la vie n’a été consacrée qu’à satisfaire sa soif d’honneurs ne fut que déshonneur, trafic d’influences et bienveillances louches envers le monde politique, cet ingrat. L’heure des dividendes ultimes serait-elle arrivée ? Quelques scènes au galop suffisent à édifier le public qui rit noir. Il fait bientôt connaissance avec Madame, probe, mais servile, et ses enfants, deux beaux cas d’indifférence crasse à ce qui n’est pas leur bon plaisir. Au fond, ils ressemblent à leur père au-delà de l’hédonisme décérébré des adolescents et de la frustration sexuelle qui les coupent eux aussi de leurs inférieurs, jusqu’à un certain degré au moins. Un crime a lieu, sous les fenêtres de cette famille unie dans le mal et la dissimulation, une fillette de sept ans en est la victime. Qui paiera ? Mieux vaut une injustice qu’un désordre, proclame le tyran familial, l’homme en rouge sang. Les langues peuvent se délier, Rouart est à l’écoute. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Théâtre de Passy, 92 rue de Passy, mise en scène de Daniel Colas, avec Daniel Russo, Florence Darel, Thibaut de Lussy, Baptiste Gonthier, Julie Savard et Eliott Cren.
Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara. Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.
1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».
Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.
Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. » Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice. En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue). De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan
*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.
Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la directiond’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.
La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.
Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus : « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.
A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.
Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.
Le Moyen Âge de la poésie amoureuse et du divin à hauteur de cœur, vécu dans l’intimité des mots, des sons et des images, ne s’est jamais mieux porté, à lire les contributeurs de ce beau volume, merveilleusement illustré et conforme à son objet. Ut musica poesis : une certaine pratique de la poésie, sous l’Antiquité déjà, vise moins à la dire qu’à la chanter, la danser, voire la montrer. Du XIIe siècle des Troubadours au début de ce que l’on nomme la Renaissance, l’aspiration lyrique rime avec l’aspiration, sensible dans les manuscrits et livres pré-gutemberguiens, à donner un corps, un espace et parfois une couleur aux lettres qui débordent souvent les limites de la lecture instrumentale. Il arrive que certains livres, indifféremment profane ou sacré, épousent la forme de cet organe à qui nous devons la vie et où l’imaginaire occidental loge le foyer des sentiments. Bien avant Apollinaire et ses calligrammes, on peint avec les mots, et l’art d’aujourd’hui, revendiquant d’autres filiations loin du modernisme idiot, redistribue l’alliance du verbe, de l’ouïe et du voir, et de l’émouvoir, de mille façons. Stéphane Guégan / Nathalie Koble et Amandine Mussou (dir.), Ut musica poesis. Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, Editions Macula, 42€.
Ah que les princes, les rois et leurs avatars récents ont l’oreille fine ! Comme ils savent s’entourer des musiciens que la postérité les félicitera d’avoir protégés et pensionnés ! Et ne croyez pas que la fin de l’Ancien régime ait mis fin à cette association du sceptre et des enfants d’Euterpe. Etymologiquement, la muse de la musique, en Grèce ancienne, renvoyait à la faculté de plaire. Le danger de confondre plaisir et complaisance ne date donc pas d’hier, de même que la tendance à indifférencier flagornerie et narcissisme. Maryvonne de Saint Pulgent, avec la clarté incisive qu’elle imprime à tous ses livres, s’intéresse et parfois s’attaque à la courtisanerie des musiciens officiels, de Lully à Boulez. Sacrilège, dira-t-on depuis les espaces sonores de l’art assisté. Saint Boulez repeint en nouveau Lully, la perruque en moins, voilà qui indigne (pour faire écho à un pamphlet de désagréable mémoire). Encore la comparaison conserve-t-elle une part de flatterie, en laissant penser que les deux compositeurs étaient d’égale valeur, ce que le catalogue de Boulez ne permet de penser qu’à ses afficionados. Malraux n’en était pas, lui qui croyait pourtant au dirigisme étatique en matière de culture. Outre sa dilection pour les arcanes du régalien, Maryvonne de Saint Pulgent connaît si bien la musique qu’elle résume en 400 pages alertes ses épousailles avec le pouvoir. Il est, certes, des époques moins portées à la régulation verticale. Par exemple, le règne de Louis-Philippe, au grand dam de Berlioz, ne couronne aucun compositeur, laissant juges les amateurs. Jusqu’au XXe siècle, l’argent public à travers les vecteurs institutionnels constitue l’essentielle contribution d’en haut. Si le mécénat d’Etat ultérieur, en temps de crise économique ou politique, se montre plus interventionniste à l’occasion, peu d’exemples de comportements dictatoriaux, en dehors de Boulez, seront à dénombrer. Afin de conclure, l’auteur cite Pascal Ory, bien placé en raison de sa connaissance du Front populaire et de son intervention dans l’affaire Karol Beffa, qui actait, en 2014, la fin d’un monopole du goût et des Verdurin de « la contemporaine ». Le regretté Benoît Duteurtre, cauchemar du Monde et de la bienpensance, en croisant le fer, aura aiguisé sa verve. SG / Maryvonne de Saint Pulgent, Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 35€.
Ennemi juré de Berlioz, Paul Scudo lui porta le coup de grâce lors de son entrée, en 1856, à l’Académie des Beaux-Arts. La plume de la Revue des deux mondes prit ainsi un plaisir certain à féliciter l’Institut d’accueillir sous son toit un nouvel écrivain, à défaut d’un musicien digne du nom. Pour être très excessif, notre Vénitien francisé soulignait cruellement une évidence, la République des lettres avait mille raisons de tenir pour sien le polygraphe chevelu. Qui a lu Berlioz connaît son aisance à raconter ses malheurs, peindre ses impressions de voyage, louer et souvent étriller ses confrères, dès avant le Second Empire. Il faut le compter parmi les plus éminents critiques musicaux de son temps (6000 pages), et un épistolier de première grandeur (7 volumes épais). Ce vaste corpus étant désormais réuni, annoté et commenté des deux côtés de la Manche (l’Angleterre, qu’il a chérie, l’adore et le joue plus que nous), une étude d’ensemble s’avérait tentante. Le grand gautiériste François Brunet, fin musicologue à ses heures (Théophile Gautier et la musique, Honoré Champion, 2006), n’a pas résisté à l’envoutement, que Pierre Citron, l’homme de Balzac et Giono, avait subi avant lui. Mais son livre garde la tête froide et, après une étude précieuse de la rhétorique berliozienne, aborde successivement les genres propres à l’activité scripturale, inlassable, souvent orageuse ou dépitée, du musicien « malheureux ». Elève de Lesueur (chouchou de Napoléon Ier), celui que Gautier présentait comme le Delacroix de son art professait de classiques convictions, il resta gluckiste en pleine révolution wagnérienne (Baudelaire le lui reproche). Pourtant Berlioz aime aussi les longues phrases, et pas seulement quand il mélodise avec génie (Les Nuits d’été, once more, sur des poèmes de Gautier). Brunet s’intéresse moins au parcours politique, qu’analyse Maryvonne de Saint Pulgent dans un chapitre aigre-doux de son livre. Notre homme débuta aux côtés de la presse ultra, avant 1830, oublia ensuite son légitimisme, fit la moue en 1848, se félicita du coup d’Etat en décembre 1850, mais souffrit sous l’Empire de sa réputation d’orléaniste. L’éternel ballotté, l’incurable déçu, assez mal en cour par ses maladresses, ne fut pas le Boulez du romantisme. On peut s’en réjouir. SG / François Brunet, Hector Berlioz, épistolier, journaliste, librettiste et mémorialiste, Honoré Champion, 88€.
J’ai toujours pensé que Manet avait lu et conservé en mémoire l’époustouflante recension de la première du Hamlet d’Ambroise Thomas dont le Moniteur universel donna lecture le 16 mars 1867. Bien entendu, c’est Gautier qui tient la plume, note les diminuendos surnaturels de la scène inaugurale du spectre, met à sa place ce musicien plus grave que frénétique, comme pour mieux souligner la fièvre de l’immense baryton Jean-Baptiste Faure, l’égal de l’acteur shakespearien Rouvière quant à l’énergie noire. Passer de celui-ci à celui-là, c’est passer d’un tableau de Manet (notre illustration) à un autre, et rendre le peintre à sa culture scénique et romantique. En cette fin du Second Empire, la chronique théâtrale de Gautier, dont nous avons parlé à maintes reprises, embrasse l’actualité musicale. Le poète cher à Ezra Pound profite ainsi d’une reprise partielle du Roméo et Juliette de Berlioz pour le qualifier, lui, de « shakespearien ». La mort allant vite, Théo devait signer la nécrologie de celui qui, né sous une étoile enragée, n’avait jamais vraiment conquis le grand public, à l’exception du succès de L’Enfance du Christ (son chef-d’œuvre, il est vrai, avec les Nuits d’été). On sent ailleurs le poète plus conquis. Ainsi accueille-t-il avec chaleur un inconnu, qui ne le restera pas longtemps, en janvier 1868. La Jolie fille de Perth vient d’être donné au Théâtre-Lyrique, rival de l’Opéra : « M. Bizet appartient à la nouvelle école musicale et a rompu avec les airs de facture, les strette, les cabalette et toutes les vieilles formules. Il poursuit la mélopée d’un bout à l’autre de la situation et ne coupe pas en petits motifs faciles à chantonner en sortant du théâtre. Richard Wagner doit être son maître favori, et nous l’en félicitons. » Encouragé par sa fille Judith et par Baudelaire, Théophile aura secondé le wagnérisme français, électrochoc et pathologie, mais sans sacrifier au culte encombrant la musique française et la nouveauté verdienne, très présente dans le tome XIX de ses admirables pages de journalisme dramatique. SG / Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XIX, juin 1867-mai 1869, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 125€.
Les incompatibilités d’antan n’ont plus force de loi au XXIe siècle. Prenez Christian Wasselin, éminent connaisseur de la chose musicale. Tout berliozien et mahlérien qu’il soit, il nous donne une vie de Satie, mort il y a cent ans, qui confirme son aptitude à la biographie malicieuse et son peu d’aversion pour la ligne claire. Le natif d’Honfleur (ville bénie, on le sait), l’exilé de la rue Cortot (où il logea ses amours avec Suzanne Valadon), le faux ermite d’Arcueil personnifie, à côté de Chabrier, Debussy et Satie, ce qui est arrivé de mieux à notre musique depuis l’indépassable Rameau. Lui-même préférait, on le comprend, Chopin à Wagner, sans rester étanche aux sirènes de Bayreuth. Peu de musiciens ont été portraiturés autant que lui, selon les pointillés par Antoine La Rochefoucauld, en héritier de Verlaine par la colonie des Espagnols de Paris, ou en pianiste du Chat noir. Le secret de son génie tient en partie aux correspondances qu’il affectionnait, lui le grand lecteur, lui l’iconophile, pareil en cela à Debussy, qui fit tant pour lui. Et puis, évidemment, il y eut le choc de Parade. C’est Cocteau qui le pousse, rêve longtemps caressé, de coudre ensemble la Sparte des Gymnopédies et le forain de Toulouse-Lautrec, Morand l’a bien compris Né en dehors de l’Ecole, Satie en remontrait toutefois aux élèves trop sages. Il avait, d’ailleurs, quelques années de conservatoire dans les doigts. Comment faut-il le jouer, se demande Wasselin après nous avoir donné l’envie, s’il était nécessaire, de revenir aux enregistrements inégalés d’Aldo Ciccolini (né en 1925 !). De façon inexpressive, répond le pianiste Jean-Marc Luisada, et en pensant à Magritte, ajoute-t-il. Hum ! Ne vaut-il pas mieux interpréter Satie, comme le dessina le Picasso qu’on dit néoclassique, d’un trait vibrant, en somme, sans négliger la pédale ? Sobre, pas sec. « Portez cela plus loin », aurait conclu Satie lui-même. SG / Christian Wasselin, Erik Satie, Gallimard/Folio biographies, 10,50€. A lire aussi Patrick Roegiers, Satie, Grasset, 22€, plus un récit biographique qu’un roman, à rebours de ce que dit la couverture. Comme Jankélévitch, Roegiers prend l’humour du musicien au sérieux, sans traiter ses drames à la légère.
« Tout art tend constamment aux modalités de la musique », écrit Walter Pater en 1877 à propos du Concert champêtre (Louvre)cher à Manet. Depuis dix ans, un Whistler baptisait de titres musicaux ses tableaux, à mesure qu’ils se vidaient de tout référent extérieur pleinement identifiable, et que le peintre de Londres, d’abord baudelairien, puis mallarméen, cherchait à faire primer le suggestif sur l’iconique. L’époque sera bientôt au wagnérisme, à la quête des expériences totales, des synesthésies, seules capable de rendre l’individu et le monde à leur unité perdue. Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon ont consacré à l’Ut musica pictura (et inversement) un chapitre du panorama très ambitieux qu’ils viennent de consacrer au symbolisme en lui associant d’autres experts de ce que la fin-de-siècle, en référence à la tradition de l’idea, appelait avec hauteur la peinture d’imagination. Était-il si naturel de penser l’image comme l’équivalent d’une composition sonore, et non d’un texte préexistant, et l’œil comme l’analogue de l’ouïe ? Disons que le modèle musical, sans détrôner le modèle poétique, aura permis de repousser les limites du pictural loin des rivages du réalisme. Car on ne saurait définir le symbolisme qu’à partir de son supposé contraire. La force du présent bilan réside aussi dans l’extension du domaine traditionnellement imparti à son sujet. Outre que l’iconographie réserve bien des surprises captivantes, et que tous les médiums sont concernés, les auteurs suivent la vague du symbolisme, phénomène sans frontières, en ses recoins les plus variés. Socialisme, nationalisme, christianisme et néopaganisme sont quelques-uns des ismes que la nouvelle esthétique seconde et leste, soit de platonisme (l’essence des choses), soit de relativisme (le mystère comme signe d’une réalité en partie inaccessible à la raison). L’enquête s’arrête aux portes de la peinture abstraite, elle aurait pu pousser celles du surréalisme, friand des visions de Moreau et des noirs de Redon, de l’exotisme de Gauguin et du mysticisme de Filiger. SG / Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon (dir.), avec la collaboration de Rossella Froissart, Laurent Houssais et Adriana Sotropa, Le Symbolisme, Citadelles § Mazenod, 199€. A paraître, Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF/Orsay.
Le 31 décembre 1937, à quelques mois de l’Anschluss, le Wiener Philharmoniker adressait à Jean Zay ses sincères condoléances au sujet de Ravel, mort trois jours plus tôt. Le ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts répondit aux Viennois, très touché de la part qu’ils prenaient à « la perte cruelle qu’éprouve la musique française en [sa] personne ». Parfait reflet du sacre tardif de Ravel, cette lettre est la 2756e du monument que Manuel Cornejo a élevé à son musicien préféré. A chaque édition de la correspondance de Ravel, elle prend du poids et gagne en annotations. Si ces lettres manquaient d’esprit et d’informations, on aurait moins de raisons d’applaudir à l’effort renouvelé des chercheurs. Cornejo, dernier en date, a fait gravir à l’exhumation des documents un stade impressionnant. Aux lettres se sont réunis articles et entretiens de Ravel, autant d’indices de sa difficulté à sortir de sa nature pudique ailleurs que la plume en main ou dans le tête-à-tête de l’interview. Autant que les destinataires, de Colette à Ida Rubinstein, de Fauré à Poulenc, les goûts littéraires (Poe, Mallarmé) et les cercles se redessinent sous nos yeux, à commencer par la nébuleuse de Misia ex-Natanson. Ravel était son musicien préféré et le présenta à Bonnard, chez qui passe parfois le souvenir des partitions du premier (Shéhérazade). La courte missive que Ravel adresse au peintre en septembre 1908, goguenarde de ton, scelle aussi leur amour commun des « gosses » et des « bêtes ». Bonnard, peintre préféré de Zay, tout se tient. Ce simple exemple en dit long sur les profits immenses que la connaissance va nécessairement tirer de ces 3000 pages de bonheur. SG / Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Tome I et II, Tel, Gallimard, 32€.
Fin 1941, en Russie, où se ruent les panzers d’Adolf… Prokoviev, rentré de Paris depuis près de six ans, devise avec son secrétaire, complice de toujours. Quelle raison l’a persuadé à « rentrer », à quitter le Paris des avant-gardes pour Moscou et le knout du nouveau tsar ? Guerre et Paix, sur le métier, a changé d’ampleur et de ton à l’approche des nouveaux chevaliers teutoniques. Il faut, proclame Sergueï, que ma musique parle au cœur du plus grand nombre, qu’elle s’ouvre sans déchoir, reste au niveau des pièces motoriques de ma jeunesse, alliages uniques de lyrisme, d’ironie et de martellement mesmérien. Le choix impossible, qui donne son titre au nouveau roman de Dominique Fernandez, c’est cette sortie, par le haut, de la réception élitaire. Et Prokofiev, dans la même scène, de chanter les louanges d’un Ravel accessible à tous, et taxé d’académisme par contrecoup : « Telle est l’accusation qu’on porte en France contre tout effort de mettre la musique à la portée du public. Moi, j’adore le Boléro ! Je voudrais l’avoir écrit ! Voilà l’exemple, le plus réussi à ce jour, de la réforme nécessaire. » L’amour que Fernandez porte à la Russie, égal à son stendhalisme italien, n’est un mystère pour personne, bien que sa flamme pour le roman soviétique en ait surpris plus d’un en 2023. Autre passion, la musique de Prokofiev, dans son refus de l’élégiaque, du bavardage, une musique qui percute, selon le mot de Drieu en 1917 ; elle nous tient, dit le romancier, sous sa poigne, de bout en bout. Une manière de terrorisme ou d’exorcisme. La sombre (et sublime) déflagration qui ouvre Roméo et Juliette en 1936 n’a aucun équivalent. Y verra-t-on une autre réponse au « choix impossible » ? Quoi qu’il en soit, le roman aux tempi vifs de Fernandez, roman puisque la fiction s’installe dans les silences de l’histoire, débute par une polyphonie acide et drôle, conforme à son héros : morts le même jour de 1953, à quelques minutes près, Staline et Prokofiev dominent les conversations parmi les musiciens d’Etat, médiocres pisseurs de partitions sans âme. Le choix du possible, telle est la règle chez les cafards. « Celui qui se borne à suivre un autre ne le dépassera jamais », disait Michel-Ange. Prokofiev, à qui on doit quelques-unes des plus belles musiques de film, ne laisse jamais à d’autres le soin d’écrire la bande-son de sa folie. A vos casques ! SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Un choix impossible, Grasset, 25€.
Françoise Gilot avait prévenu son cher Jean Cocteau : « Il t’aime et te déteste. » Janusien, Picasso l’était jusqu’au bout des ongles, soignés par superstition, et acérés par plaisir. Sous l’Occupation, durant laquelle il fut le centre d’attentions diverses (et non de menaces, comme l’écrivent d’aucuns), le peintre soumit à un graphologue son écriture emportée et chaotique. « Aime intensément et tue ce qu’il aime ». Du Racine. Cocteau en fit vite les frais. Mais l’étrange amitié qu’il a entretenue désespérément, obstinément avec Picasso, et que Claude Arnaud examine sans littérature, dut peut-être au manque de feu initial son demi-siècle de joies et de souffrances. Rien de comparable aux coups de foudre suscités par Max Jacob et Apollinaire, si on s’en tient aux vrais poètes, aimés, délaissés, trahis avant lui… En 1915, Cocteau avait forcé la porte de Picasso, au risque d’en payer le prix fort un jour. Parade leur tint lieu de lune de miel, le mariage avec Olga, en 1918, de confirmation. Faut-il croire que Picasso ait été un peu jaloux ensuite de Radiguet, dont il a laissé un portrait rimbaldien ? Quoi qu’il en soit, au début des années 1920, estime Arnaud, ce n’est déjà plus ça. La première rupture approche, que précipitent ces dynamiteurs en chambre de surréalistes. Étriller Cocteau présente bien des avantages, on élimine un rival et on disculpe Picasso d’avoir trempé dans « le rappel à l’ordre » cher à l’excommunié. Or la réaction figurative du peintre, sa sortie du cubisme le plus étroit, fertile à son heure, était riche des développements futurs de l’œuvre. Nul autre que Cocteau ne pouvait autant se féliciter du virage qu’il avait favorisé. Quant à bénéficier de la gratitude de Picasso, il ne fallait pas y compter. Au cours des années 30, la correspondance est à voie et voix uniques. Cocteau, expert des soliloques amers, aime pour deux et, malheureux, rongé par l’opium, le fait savoir, aveu d’un besoin d’admiration, d’une attente lancinante, et peut-être d’un masochisme, dit Arnaud, qui ne demande qu’à se frotter au sadisme de Picasso, ajoute l’auteur. Le plus beau est qu’il y eut replâtrage. Entre juin 40 et la Libération, après une quinzaine d’années froides, le dégel débute ; les bonnes âmes, façon de parler, s’en étonnent ou s’en inquiètent. Comment Cocteau, le compromis, et Picasso, l’incorruptible, ont-ils pu frayer dans les mêmes eaux au cours de ces années qu’on dit « sombres » pour se débarrasser de leur ambiguïté ? Arnaud ne craint pas de dissiper de tenaces légendes. Pas plus que Cocteau, Picasso accepte de laisser la culture dépérir sous la botte allemande, et l’on sait depuis peu que don Pablo s’est enrichi à millions alors. Moins fortuné, quoique aussi actif, le poète subit davantage les attaques de la presse bienpensante. En rejoignant le P.C.F. fin 1944, Picasso confirme et conforte son souhait de rester dans la lumière. Cocteau, pour demeurer en cours, doit avaler la mue communiste de son « ami » (« son premier acte antirévolutionnaire »), les leurres de la Pax sovietica et les veuleries de 1956. Son Journal, en silence, étrille « le camarade Picasso », son mélange de lâcheté et de tyrannie. Mais l’amour l’emporte encore sur les moments de dégoût, la vénération sur la détestation. Stéphane Guégan
*Claude Arnaud, Picasso tout contre Cocteau, Grasset, 2023, 20,90€.
D’AUTRES ÉTOILES, D’AUTRES PICASSERIES…
Faisons un rêve !Sarah Bernhardt, lasse d’être mitraillée par les portraitistes mondains de son temps, ou lapidée par la caricature quelquefois antisémite, se tourne vers Picasso, le nouveau siècle appelant de nouvelles images. La femme la plus maigre de son royaume, au dire de Zola, fait don de sa sveltesse et de ses yeux de braise aux cristallines sécheresses du cubisme. Devenu le Boldini de son temps, l’Andalou l’eût étirée, dilatée et presque fragmentée, au-delà de ce que Georges Clairin s’était autorisé dans le fameux tableau (notre ill.) du Salon de 1876… « Comme si l’exposition du Petit Palais n’était pas assez riche, fastueuse, merveilleusement diverse et théâtrale », me répondent ses commissaires ! On ne saurait le nier. Il fallait, du reste, que cet hommage ressemblât à la vie inhumaine, extraterrestre, de la divine, à cette mise en scène de soi, même loin des planches, aux métamorphoses que réclamaient le drame et le public, aux amours de toutes sortes qu’elle accumulait, à la présence démultipliée que lui assuraient les médias de son temps, jusqu’au cinéma, qui fit d’elle l’un de ses astres, l’une de ses stars plutôt, puisque l’adoubement de l’Amérique et des dollars était passé par là. « Quand même », était sa devise. Qu’on m’aime, disent l’écho et le visiteur d’un parcours qui combine la méthode et l’ivresse, à l’image d’une carrière menée avec l’opiniâtreté des femmes que le génie et le destin propulsent hors de leur sphère d’origine. Juive des Pays-Bas, la mère de Sarah, galante de la Monarchie de Juillet et du Second empire, l’a fait baptiser et élever au couvent. On croirait lire un livret d’opéra, d’autant plus que l’enfant semble s’être imaginée devenir nonne. Le duc de Morny, protecteur des jeunes filles à tempérament, met fin aux désirs de claustration. Elle a 15 ans, entre au Conservatoire, Nadar fixe un visage aux yeux d’amande, aux lèvres volontaires, sous la crinière sombre d’une lionne prometteuse. Les difficultés de sa carrière naissante ne résisteront pas à l’énergie évidente de l’adolescente, à son charme, qu’elle sait mettre à contribution, comme le registre des courtisanes de 1861-1876 nous l’apprend. La fiche d’identification est assortie d’une photographie, qui restera sa grande alliée. L’année terrible ne retarde que peu l’explosion, Ruy Blas, Phèdre, les pièces de Sardou et Rostand semblent avoir été écrites pour elle, certaines le furent. Mucha et ses affiches mobilisent un public, abattent les frontières. A sa mort, en 1923, un an après Proust qui en fit sa Berma, des milliers de fanatiques lui rendent un dernier hommage en se pressant chez elle. Son fils, prince de Ligne par son père (naturel), mais beaucoup moins dreyfusard que sa maman, donnera plus tard au Petit Palais le chef-d’œuvre de Clairin. C’est le roi de la fête. Il occupe le centre magnétique d’une scénographie à vagues successives. Zola, que l’affaire Dreyfus devait rapprocher de l’actrice, apprécia peu la toile en 1876, le corps de Sarah y disparaissait trop sous les sinuosités serpentines d’une robe sans corset, et la vérité du visage s’effaçait derrière un minois « régulier et vulgairement sensuel », digne de Cabanel. Avec son canapé rouge et ses coussins jaunes, Clairin rappelait, en outre, les tapages chromatiques de feu Regnault, son ami, mort en janvier 1871. Zola, l’ami de Manet, cherchait Victorine Meurent là où nous goûtons Gloria Swanson. SG /// Annick Lemoine, Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas (dir.), Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star, Paris-Musée, 39€. L’exposition est visible jusqu’au 27 août 2023.
Le 23 juin 1912, depuis Sorgues, Picasso annonce à Kahnweiler son intention d’aller « au théâtre voir Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias », non la pièce (comme on l’écrit parfois), mais le beau et nouveau film d’André Calmettes. La vamp de plus de 60 ans y incarne les fraiches courtisanes avec l’aplomb érotique d’une débutante. Imaginons une salle de cinéma, à Avignon peut-être, Picasso et Eva Gouel au premier rang, sous le choc de la double magie, Marguerite au grand cœur blessé et les ombres si vivantes de l’écran. La mort de l’héroïne remua-t-elle le peintre si friand, dit-on, des souffrances du deuxième sexe ? Le monstre connut-il alors un de ces émois répréhensibles, même en pensée, même en art ? L’ogre a presque cessé d’être un animal politique ou presque… Le célèbre pamphlet royaliste de Chateaubriand désignait ainsi, à sa chute, un certain général corse, devenu tyran et anthropophage. Grâce à Picasso, objet du lynchage médiatique que l’on sait, le mot a retrouvé des couleurs, plutôt vives. Lui, nous dit-on, se nourrissait exclusivement de femmes, de plus en plus jeunes avec le temps. Laurence Madeline consacre un livre, vif aussi, à huit d’entre elles. C’est une de plus que la légende n’en attribue à Barbe-Bleue, mais le XXe siècle, au théâtre, puis au cinéma (merveilleux film d’Ernst Lubitsch), ne s’est pas privé de modifier la comptabilité de Charles Perrault. On sait que l’écrivain du Grand siècle avait voulu croquer à touches sombres un modèle parfait de cruauté, un fétichiste morbide, plus qu’un érotomane insatiable, sens aujourd’hui privilégié. Il ne se déroule pas un jour sans que Picasso ne se voie attribuer le nom de l’égorgeur ou qu’une manifestation, une performance ne salue le terrible destin de ses victimes. Les hostilités ont, d’ailleurs, commencé bien avant l’ère Me too. « Les femmes du diable », titrait Elle en 1977, le magazine « féminin » confirmait son tournant « féministe ». La diabolisation n’aura fait qu’empirer, et le besoin de ne pas y céder bêtement aussi. Où situer le curseur, se demande Laurence Madeline, qui ne ménage pas le machisme picassien, ni ce que le polygame espagnol fit endurer aux huit compagnes et épouses ? On ne se débarrasse pas facilement des approximations, demi-vérités et autres mensonges en libre accès sur les réseaux de la doxa criminalisante. Au lieu de nous asséner péremptoirement ses conclusions, son livre tisse ensemble huit courtes enquêtes, aussi documentées que possible, aussi variées que le furent ces liaisons dangereuses, et différentes « les femmes de Picasso ». Remercions l’auteure de leur redonner vie, de renseigner leur existence, de cerner chaque liaison dans sa vérité propre, quand la victimisation actuelle les réduit au statut de martyres passives, interchangeables. Germaine, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise et Jacqueline ne furent pas de simples prénoms, bonnes à baptiser les périodes stylistiques du maître. Malgré la priorité qu’il donna toujours au travail et à sa personne, choix nécessairement destructeur en terrain vulnérable, Picasso ne fit pas de la cruauté le seul moteur de sa biographie amoureuse. Et son art, reflet supposé des viols et violences qui auraient composé son ordinaire, exige d’être interprété en fonction de sa part fantasmatique et souvent auto-ironique. Lui tenir tête n’était pas chose aisée, d’autres que Françoise pourtant y parvinrent. Car il était capable de tout, de déloyauté, de lâcheté, de brutalité, comme d’attentions, de tendresse et de passion, un temps, entre deux tableaux. Fernande Olivier, en 1957, avouait lui devoir « mes plus belles années de jeunesse ». Sous l’idéalisation du souvenir, le cri du cœur. SG /// Laurence Madeline, Picasso. 8 femmes, Hazan, 25€. A réécouter : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/cinquantenaire-de-la-mort-de-picasso-peut-on-separer-l-homme-de-l-artiste-9830416 / A voir : https://www.arte.tv/fr/videos/108957-000-A/picasso-sans-legende/
Prise en tenaille par le rapport Khrouchtchev et l’écrasement de la Hongrie, 1956 fut une annus horribilis pour les communistes français et leurs compagnons de route. Si L’Humanité ne perd pas le sourire, rompue qu’elle est aux tueries et aux purges du grand frère russe, les intellectuels tirent en masse leur révérence. D’autres ménagent le choux et la chèvre. A rebours de Roger Vailland et Claude Roy, Picasso se borne à manifester sa perplexité avec tact, un modèle d’habileté, que Maurice Thorez ne digère pas toutefois. Le peintre n’en est pas moins intouchable… Quoi qu’il ait condamné la saignée de la Hongrie et dénoncé les agissements de « la bureaucratie soviétique », Sartre tape aussi fort, voire plus fort, sur oncle Sam, les atlantistes, le gaullisme et ses séides. Situations VIII couvre une période hautement troublée, elle débute aux lendemains des événements de Budapest, et court jusqu’aux bilans déçus de mai 68. Le Sartre de l’hiver 1956 n’est pas encore pleinement acquis à la critique ouverte du bolchevisme historique. Lénine, cet ami du peuple, lui inspire encore de mauvaises pensées, la certitude, par exemple, qu’il est des politiques, des violences, que telle situation historique, justement, rend « inévitables ». Invoquer la guerre froide, justifiât-elle l’impérialisme soviétique, permet à notre dialecticien d’adoucir sa prise de distance : le printemps de Prague, douze ans plus tard, met définitivement fin à cette mascarade en lui donnant l’occasion, autre audace, de dialoguer avec les romans de Kundera (et accessoirement le Rêveuse bourgeoisie de Drieu). Entretemps, Situations VIII, document capital, aura accroché à son tableau de chasse le Vietnam (et l’étonnante aventure du Tribunal Russell), la colère étudiante (et la contestation des cours magistraux qu’il fait sienne en bousculant à la manière des potaches Raymond Aron), les violences policières (qu’il aborde avec l’imperturbable duplicité de la gauche caviar vis-à-vis de « l’oppression bourgeoise »), l’utopie d’une recomposition du paysage politique, que rendraient nécessaires Mai 68 et l’effritement de l’appareil du PC. Le dernier Sartre se cherche, mais les futures dérives se pressentent à sa façon de penser et destituer l’autorité sous toutes ses formes. Quand le refus inconditionnel de l’ordre se mue en doctrine, en dogme, le danger de l’extrême-gauche pointe son nez. De la conscience et de ses libertés, Sartre paraît ne plus se soucier. Rares sont les exceptions où, au détour d’une des interviews dont il inonde la presse de son cœur, un semblant de remords nous surprend. Au micro de New Left, en janvier 1970, il s’oublie, le temps d’avouer qu’il aimerait se pencher sur « les raisons pour lesquelles j’ai écrit exactement le contraire de ce que je voulais dire ». Vivement Situations IX et X. SG /// Jean-Paul Sartre, Situations VIII, novembre 1966-janvier 1970, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann et Annie Sornaga, Gallimard, 23€. Nos recensions précédentes : Situations II, Situations III, Situations IV, Situations V, Situations VI et Situations VII.
De même qu’on parle de la culture de Montmartre au sujet de Toulouse-Lautrec, la peinture de Basquiat gagne à être comprise parmi les sons, les contorsions et les convulsions du New York « dirty », « arty », de la fin des années 1970, ceux et celles qui rythment et désaccordent Downtown 81. Glenn O’Brien, auquel ce film doit d’exister et le peintre d’avoir décollé, aime à rappeler que son ami Jean-Michel connaissait Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker aussi bien que Picasso, Duchamp et Pollock. Parade, son dispositif scénique et la partition de Satie vivaient en lui à la manière de l’œuvre totale à réitérer, de sorte qu’il signa en 1988, l’année de son overdose mortelle, le rideau de Body and Soul. L’industrie du spectacle, la plus redoutable au monde, avait déjà figé la grâce des commencements et accouché de leur caricature inoffensive. Je suis de ceux qui préfèrent aux « tableaux à quatre mains » de Basquiat et Warhol, incapables de jouer la même partition et d’échapper au BCBG, les œuvres qui se voient à la Cité de la musique, et presque s’entendent. Dans le bas de Manhattan, où le Mudd Club fidélisait une faune internationale encore décalée, l’économie parallèle des petits malins opérait aux marges de la ville en faillite. New York ressemblait chaque jour un peu plus aux images du Vietnam que la télévision venait de déverser sur l’Amérique. Certaines toiles de Basquiat se tapissent de bombes, de mots, d’onomatopées, de signes en tout genre, le tout formant une musique qui n’appartient qu’à la peinture, celle qui produit le sonore au lieu de le traduire. C’était affaire de ponctuation visuelle, de syncope spatiale, d’invasion aérienne, de litanie mystérieuse. Malgré une tendance à la fusion, dont témoignent les milliers de vinyles où Basquiat réinventait l’orphisme des anciens, le jazz des années 1940-50 devient vite la référence majeure. Il imprime des façons d’être, de se vêtir ou de jouer. Avant de se réinventer en peintre des opprimés, en chantre d’une nouvelle négritude, Basquiat fut poète et musicien errant, sans autre prétention que de faire chanter son nom de code, le fameux Samo, et ses haïkus. Première exposition à se saisir du sujet et à en approfondir la connaissance, notamment par les nombreux entretiens qu’abrite le catalogue, Basquiat Soundtracks s’ouvre à la culture de Harlem, domaine de recherche très actif, et sujet d’une prochaine exposition du Met de New York. Au titre des rapprochements à creuser, peut-être ne serait-il pas inutile de se préoccuper davantage du graphisme des disques en provenance alors de Londres. Basquiat, quoique portoricain et haïtien, poussait le snobisme à se dire plus américain qu’européen. Rien, par chance, ne nous oblige à croire ce sampleur fait peintre. SG /// Vincent Bessières, Dieter Burchhart et Mary-Dailey Desmarais (dir.), Basquiat Soundtracks, Gallimard/Philharmonie de Paris/Musée des beaux-arts de Montréal, 39€. Visible jusqu’au 30 juillet.
Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre
Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat
L’exposition « Manet / Degas » incite le visiteur à se poser la question de la convergence, de la parenté et de la complémentarité entre deux figures données. Chaque commissaire de l’exposition invite deux personnalités de son choix pour dialoguer librement avec elles, à partir de leur champ de création. Écrivains ou artistes disent de quelle manière ils se confrontent à l’histoire de l’art qui les a précédés.
Guillaume Durand, journaliste et écrivain, est l’auteur de Déjeunons sur l’herbe publié en 2022 aux éditions Bouquins. Pour cet ouvrage, il a reçu la prix Renaudot essai. Lui et Stéphane Guégan, commissaire de l’exposition « Manet / Degas », dialogueront le temps d’une soirée.
Jeudi 4 mai 2023, à 19h00, Musée d’Orsay, auditorium.
Le livre que Colette dit préférer parmi les siens, en 1941, n’est pas celui auquel le public l’identifie à présent, elle, ses écolières peu sages, ses amies plus âgées, ses chats, ses fleurs, ses odeurs, son Palais-Royal, sa Bourgogne, son accent du terroir (1). Lire ou relire Le Pur et l’Impur, c’est interroger, en premier lieu, cette préférence. Puis, une fois celle-ci comprise, se demander ce qui a pu pousser Colette à le rééditer et le remanier sous l’Occupation, quand sa suractivité ou la simple prudence l’en dispensaient (2). Le brûlot de 1932, opaque et scabreux, reçu comme tel par la presse alors, s’exposait davantage à froisser la censure et les bonnes âmes, dix ans plus tard, d’autant plus que Colette l’avait enrichi à contre-courant d’une certaine moraline d’époque. Il faut croire que son « meilleur livre » contenait, sous la botte ou non, des vérités bonnes à dire sur les hommes et les femmes, le désir entre individus de sexes différents ou identiques, l’amour et la jalousie. Programme proustien, s’il en était. On sait que Colette, dès les Claudine, observe l’éveil des libidos et leur part d’ombre, fréquente ensuite certaines des plus éminentes représentantes de la Lesbos 1900 et s’en fait même aimer parfois… N’oublions pas, du reste, que le saphisme ne l’a pas attendue pour pénétrer les lettres françaises. Les romans de Victor Joze, dont Seurat et Lautrec secondèrent la popularité, et ceux de Catulle Mendès, que Colette a bien connu à l’époque de son mariage avec Willy, avaient déjà poussé le thème de l’inversion aux limites du tolérable… Jean Lorrain, que mentionne Le Pur et l’Impur, avait osé les pires audaces en la matière. De toutes les marges à la fois, l’auteur de Monsieur de Phocas était bien cet « homme à qui l’abîme n’a jamais suffi ». Rien toutefois n’aurait incité Colette à embrasser cette matière inflammable autant que la lecture de Sodome et Gomorrhe et l’envie de corriger Proust au sujet du lesbianisme. Le génie n’excusait pas tout… Au début des années 1930, Ces plaisirs…, titre provisoirement préféré au Pur et l’Impur, libèrent un parfum de Belle Époque, dont le mythe est en constitution. Colette et Paul Morand, aux avant-postes, le lestent aussitôt d’équivoque. Faisait-il si bon vivre dans la France d’avant 14 ? Y aimait-on à sa guise ? La volupté courait-elle les rues ? En apparence, l’auteur du Blé en herbe (1923) continue à moissonner là où son sensualisme sait rencontrer des lecteurs, du côté des plaisirs « qu’on nomme à la légère physiques ». N’oublions pas non plus que le « nouveau roman » des années 20, Drieu en tête, s’était fait un devoir de son intempérance sexuelle et de son audace à tout en dire. Consciente de cela au seuil des années 30, Colette joue, en outre, avec ses propres textes, et sa notoriété déjà solide, afin de déjouer les attentes. Dès la version de 1932, le livre refuse les pièges de la nostalgie heureuse et du libertinage diapré. André Thérive, qui devait collaborer à La N.R.F. de Drieu, salue la hardiesse de la romancière et la gravité avec laquelle elle dissèque le licencieux en moraliste classique (3).
Les remaniements de 1941, comme Jacques Dupont le montre dans sa présentation de La Pléiade, donnent tous plus de relief et de mordant à « l’évocation du Lesbos aristocratique » (4). L’insolite cueille le lecteur sans tarder…. Après lui avoir promis de « verser au trésor de la connaissance des sens une contribution personnelle », la romancière douche son auditoire en précisant qu’elle parlera « tristement » du plaisir. On était prêt à décoller vers des horizons heureux, à revivre une époque révolue, à rompre tous les tabous, Colette, d’un adverbe, nous plaque à terre, au niveau des illusions où pataugent nos intimes secrets, nos interminables regrets, et nos inlassables frustrations. Le récit débute dans une de ces maisons d’opium chères à son ami Cocteau. Colette s’y met en scène aussitôt. Nez à nez avec un confrère surpris, elle s’en débarrasse. Oui, lui avoue-t-elle, ce sont bien des repérages en vue d’un livre, amusante mise en abyme… Colette ne consomme pas, elle écoute « par devoir professionnel » en humant les effluves d’Orient. Et, précise le récit, il n’est aucun Américain « frété d’alcool », aucun « danseur nu » pour l’en détourner. Mais soudain une voix de femme s’élève du silence, qu’une autre voix, masculine, fait taire brutalement. Elle, c’est Charlotte, une chasseuse mûre, « un Renoir 1875 » (Colette). Lui est beaucoup plus jeune, schéma usuel, vite grippé. Car la violence du jeune amant a pour origine l’insatisfaction charnelle où il laisse après chaque étreinte sa maîtresse. Celle-ci tente de le lui cacher, « tendre imposture » : elle l’aime, mais son corps trahit dans ses transes trop mécaniques ce que son cœur dissimule par charité. La lectrice de La Rochefoucauld qu’est Colette ne met pas longtemps à suspecter derrière la dérive de ce couple mal soudé l’éventail des aveuglements de la passion amoureuse et des exigences de l’amour-propre. Si Colette « ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain », notait Apollinaire, elle fait de la sincérité une vertu cardinale et du don réciproque la clef des vraies ententes, fussent-elles courtes. Se connaître, rejoindre l’autre dans le plaisir, tout est là […].
Stéphane Guégan
Lire la suite dans la livraison de février 2023 de la Revue des deux Mondes, qui contient un riche dossier sur l’éminente écrivaine et son féminisme éclairé.
(1)Comment ramener l’œuvre immense de Colette, déjà à l’étroit entre les quatre volumes de La Pléiade, à un seul, qui en fût l’écume, la crème, le must, eût dit Morand depuis le Savoy ? Antoine Compagnon, grand connaisseur et défenseur de l’écrivaine, s’est prêté au difficile exercice du choix, et le sien est bon : les onze titres de ce « tirage spécial », en effet, sont reliés par leurs thèmes et la progressive affirmation d’un style que Benjamin Crémieux, dans La N.R.F. de décembre 1920, eut la prescience de dire féminin, parce que plus abandonné et moins artificiel que les voix masculines (la plupart d’entre elles, précisons) quant aux « sujets » de Colette… On y trouvera, outre Le Pur et l’Impur, Claudine à l’école, qui fit scandale, Mitsou, qui fit pleurer Proust, Le Blé en herbe, qui en initia plus d’un et d’une, La fin de Chéri, plus géniale que Chéri aussi retenu, et qui convertit Gide à son auteure. Si sa vie fut « scandale sur scandale », résumait l’ami Cocteau, sa carrière littéraire fut succès sur succès. Colette a su inventer une langue de la sensation, et placer la mémoire des sens au rang des souvenirs conscients, à l’instar de la chimie proustienne, mais sans le labyrinthisme de Marcel, trop complexe pour toucher le grand public. Willy, volontiers caricaturé et stigmatisé aujourd’hui, et dont on oublie l’esprit et la plume incomparables, accoucha sa jeune épouse (littérairement) autant qu’il la spolia. Il l’aura poussée, au préalable, vers le terrain de sa future excellence, comme le dit Compagnon, l’enfance, les bêtes, la et/ou les sexualités, l’autofiction, sans tournicoter. En lisant Chéri, Gide eut l’impression de voir Olympia pour la première fois, et fit part immédiatement à Colette du double effet de son livre décapant, « nudité » et « dévêtissement » : ils n’étaient pas que de style… A cet égard, on peut regretter que Colette, qui connut tant de peintres, n’ait pas confié à Pierre Bonnard l’illustration de ses œuvres les plus affranchies. Le Bonnard de Parallèlement, où rôdent Sappho, Verlaine et Rimbaud, mais aussi le Bonnard de Marthe nue et de Dingo, ce formidable roman de Mirbeau où les animaux ont déjà voix au chapitre et en remontrent aux hommes, amours, liberté et sagesse. SG / Colette, Le Blé en herbe et autres écrits, préface d’Antoine Compagnon, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 65€.
(2)Voir Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre 1939-1945, Flammarion, 2022, qui constitue l’enquête enfin documentée, équilibrée, sur un des moments les moins, ou les plus mal, glosés de la biographie de l’auteure. Classée par La Pensée libre, dès 1941, parmi « les écrivains français en chemise brune », puis désignée par les clandestines Lettres françaises comme se montrant trop docile envers certains organes de presse, Colette se garde, en réalité, de toute adhésion au programme de « la nouvelle Europe » ou de la Révolution nationale. On ne saurait lui reprocher de chanter la terre et les animaux sous la Botte, elle l’a toujours fait, en accord avec la fronde anti-technicienne des années 1930, que Vichy reprend à son compte. Les contributions de Colette au Petit Parisien et à La Gerbe ne concèdent rien à la ligne politique de ces publications acquises à la Collaboration. Orné d’un portrait de l’écrivaine par Cocteau (voir ill. 2, supra), Le Pur et l’Impur, en 1941, parait sous les couleurs d’Aux Armes de France, avatar aryanisé de Calmann-Lévy, à qui elle confie aussi Mes Cahiers, livre innocent de toute compromission, et qu’elle adresse à Drieu avec un envoi amical (ils étaient proches depuis la fin des années 1920). C’est que la vie des arts sous l’Occupation ne ressemble pas à sa caricature anachronique et angélique. Colette continue alors à fréquenter ses égaux de la République des lettres, quels qu’ils soient. Toutefois, son attitude, durant la guerre, est surdéterminée par la judéité de son mari, Maurice Goudeket, qui est raflé dès décembre 1941, et qu’elle fait libérer en février 1942. Son fringant troisième époux dira, après la Libération, que Colette activa ses relations les mieux placées, de Dunoyer de Segonzac et Sacha Guitry à Suzanne Abetz, l’épouse française d’Otto, levier plus efficace. SG
(3)Figure très intéressante, et très oubliée, des lettres françaises, André Thérive (1891-1967) avait tous les talents : auteur d’un livre sensible sur Huysmans (1924), romancier prolixe, il remplaça avantageusement Paul Souday – que Suarès qualifiait de Trissouday et donc de Trissotin – à la rubrique littéraire du Temps, entre 1929 et 1942. Son journalisme, qu’il faudra réunir, permettrait de relier les générations quant à l’analyse des mœurs de l’entre-deux-guerres et donc de la vraie littérature. On n’est pas surpris de le voir prendre la défense, le 18 juin 1933, du magnifique (et peu puritain) Drôle de Voyage de Drieu dont il pressent que l’audace réside aussi dans le contournement des voiles et cachoteries du roman chic. Il parle, dans Le Temps donc, d’un « récit stendhalien, plein de dandysme et de sincérité, de convention et d’acuité, de faveur et de violence. » Pour avoir participé au second « voyage » de Weimar et œuvré au sein de la Commission de contrôle du papier d’édition, de même que Brice Parain, Paul Morand, Ramon Fernandez ou Marguerite Duras (ne l’oublions pas), Thérive fut épuré, ce qui mit Chardonne et Michel Déon hors d’eux. Sur la réception de Drôle de voyage, voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. SG
(4) Voir aussi la contribution de Jacques Dupont (« Colette moraliste ») aux actes du colloque Notre Colette, PUR, 2004, p. 79-91. Ce colloque était placé sous l’autorité de Julia Kristeva qui tient Le Pur et l’impur pour un des livres majeurs de Colette, livre balzacien par sa peinture des excès de la passion amoureuse, livre prémonitoire sur la bisexualité et sur un féminisme qui ne nierait pas le sexe biologique.
La N.R.F. encore et toujours
La lumière et la flamme, soit l’intelligence et le feu… Gabriel Bounoure n’avait besoin que de deux mots pour définir l’admiration de toute sa vie, André Suarès. Comment le génial écrivain, juif marseillais (1868-1948), et son cadet de 18 ans, rejeton d’Issoire, sont-ils parvenus à si bien et si vite se comprendre ? Bounoure, l’une des plumes vibrantes de La N.R.F., mérite amplement les efforts actuels à le remettre en selle. Ce sont les poètes, et pas les plus mauvais du XXe siècle, qui l’eussent confirmé, eux qui, de Claudel à Jouve, ne plaçaient rien au-dessus de ses recensions. Aucun pourtant ne pouvait mieux l’exprimer que Suarès, objet privilégié de la verve analytique de Bounoure, vite devenu son confident, et avec lequel il échangea une correspondance digne du premier rang de nos bibliothèques. « Il n’est pas facile de parler de vous », écrivait Paulhan à Suarès, en avril 1933. Bounoure sut parler de et avec Suarès… Si Paulhan n’ignorait rien de son caractère de cochon, il chérissait surtout le tranchant pascalien de son style et la richesse de pensée, volontiers philosophique, de son interlocuteur, souvent débarqué de La N.R.F. (alors qu’il en avait été un des piliers de départ). Non content de repêcher Suarès, Paulhan lança Bounoure. La Bretagne, en 1913, avait facilité le rapprochement des deux ardents ; cette année-là, professeur à Quimper, Bounoure publie son premier article sur Suarès, le Suarès des beautés et rudesses bretonnes, chez qui paganisme et catholicisme, raison et cœur se voulaient, se faisaient indistincts. Leur commune éthique de la noblesse intérieure et de la vie totale explose, avec leur attachement au drapeau, dès l’année suivante. Jeune officier, alors que Suarès est trop âgé pour être mobilisé, Bounoure va faire une guerre exceptionnelle de courage, d’empathie envers les gamins foudroyés sous ses ordres et son regard (c’est son côté Genevoix), de lucidité envers un certain bellicisme et, à l’inverse, un antipatriotisme ragaillardi par le carnage (c’est son côté Drieu, époque Interrogation). La poésie résumait tout à leurs yeux, et d’abord le pouvoir d’enchantement, de révélation, des mots, à condition d’en distraire l’idéalisme, la rhétorique, qui les corrompaient, surtout en temps de guerre. « Contre la Bête », les chrétiens Baudelaire et Péguy, chers aux deux épistoliers, voire Michelet, leur semblaient plus fréquentables que les séides de Déroulède ou de Nietzsche. L’art déniaisé devait être d’affirmation, non de négation, d’élévation, non de déconstruction. Cela s’appelle aussi « l’accroissement de soi » par l’exercice du courage et de la beauté. Cela revient à soigner le désarroi, l’obscénité des temps modernes en matière de barbarie, par la défense opiniâtre des « vraies valeurs ». Le Suarès de Bounoure personnifie la protestation de l’esprit, comme on le verra à la fin des années 1930, devant l’évidence du retour de la Bête outre-Rhin. De surcroît, la véhémence du Marseillais était servie par la langue la plus dépouillée qui soit, une sorte d’atticisme solaire. La mort ne put mettre fin à cette amitié unique. Bounoure, disparu en 1969, vingt-et-un ans après son mentor, ne l’a jamais trahi quand tant d’autres s’étaient empressés d’oublier le mauvais coucheur. SG /André Suarès – Gabriel Bounoure, Correspondance 1913-1948, Édition d’Edouard Chalamet-Denis, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 23€.
Né en Belgique, peu avant la fin de la guerre de 14-18, mais naturalisé français en 1959 avec l’appui décisif de Paulhan, Georges Lambrichs appartient de plein droit à notre histoire littéraire. Son nom est désormais synonyme du triomphal « nouveau roman », bombe glacée, mais peu alcoolisée, des années 50-60, et d’une revue notoire, Les Cahiers du chemin (1967-1977), qui facilita le transfert de certains des ténors des éditions de Minuit vers Gallimard et La N.R.F.. Lambrichs devait la diriger après la mort de Marcel Arland, lequel avait succédé à Paulhan en 1968. Mais, dès cette date, au fond, le vieux Gaston avait compris qu’il lui fallait du sang neuf, un intellectuel trempé, mais qui sut ménager en douceur le tournant esthétique et la supposée fin de l’humanisme incarné par sa maison. Or, Lambrichs, en plus d’avoir été l’éditeur de Le Clézio ou de Butor, – un des premiers à avoir gagné la blanche -, s’était aguerri du côté de Critique et de Georges Bataille… Il devait remettre les clefs de La N.R.F. à son ami Jacques Réda en 1987. Une vraie tranche d’histoire à entrées multiples, c’est ce que, d’un ton alerte plein de connivence, nous propose Arnaud Villanova, en plus d’annexes, qui font regretter un peu plus l’absence d’index et quelques couacs (Les Illusions perdues pour Illusions perdues, le passage expédié sur La N.R.F. de Drieu et le prétendu retrait de Paulhan). Mais l’essentiel, fort intéressant, notamment quant aux tiraillements entre maisons d’édition, est ailleurs. SG // Arnaud Villanova, Le Chemin continue : biographie de Georges Lambrichs, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 21,50€.
Pour qu’il y ait une petite sœur, il faut un grand frère… Mais la taille et l’âge sont indifférents à l’enfance qui réinvente sans rien dire l’autorité. Celle de Mika, tendre, audacieuse, cocasse, Alice en fit la grâce de ses jeunes années. De 13 mois l’aînée, elle s’est fondue dans cette relation inversée, qui confortait sa décision de ne pas grandir, vieillir. Frère et sœur ont aimé ce lien, si fort qu’il refusait de s’expliquer, ils ont aimé leur vie gémellaire, sous la vigilance aléatoire de leurs comédiens de parents. Comme sorti d’un film de Jean Cocteau, Mika n’a pas seulement jeté un filet protecteur autour d’Alice et son visage d’ange, tracé un espace de rêve et d’insolence, il l’a tenue sous l’emprise de désirs de plus en plus menacés, l’adolescence venue, par l’inceste qui les travaillait. Un soir, l’alcool et le jeu libérant les fantasmes, tout aurait pu basculer. Tout aurait dû faire place au drame le plus sordide, comme dans les mauvais romans qui pullulent depuis que l’intimisme glauque, mais cadré, fait recette. Là où d’autres se seraient complus à symboliser la violence masculine, le malaise des petits secrets bourgeois et l’horreur des blessures inguérissables, Marie Nimier retisse le canevas plus subtil des relations familiales et des sentiments qui les soudent. Elle élargit vite à d’autres personnages le soin de nous éclairer sur Alice, devenue une jeune femme, auteure du livre qu’elle a entrepris d’écrire sur ce frère dont elle ne saurait faire son deuil. Ce livre la conduit à occuper un appartement que son propriétaire en voyage lui confie, à charge de veiller sur des plantes carnivores et un chat tigré, Virgile, aussi insaisissable que la poésie. Ce lieu inconnu devient aussitôt le lieu de l’inconnu, la chance d’une vie que la solitude avait dressée contre elle-même. Si l’on y retrouve l’extrême finesse de touche de Marie Nimier, sa psychologie oblique, son humour des raccourcis, Petite sœur n’oublie pas, autres traits de fabrique savoureux, la truculence, la justesse érotique et cet art consommé de faire progresser le récit comme s’il ignorait jusqu’où Virgile aime à disparaître. SG / Marie Nimier, Petite sœur, Gallimard, 19€.
A consulter Claude Leroy, auquel rien de la vie de Cendrars n’a échappé, 1938 fut une année presque blanche. Silence des sources. Hiver des cœurs ? Un an plus tôt, les amours de Blaise n’allaient pas fort. Raymone Duchâteau, auprès de qui il espérait, à 51 ans, un second souffle, lui préféra son ami Bénouville, que la guerre allait rendre célèbre… Point de roman sur le feu, et pas d’argent en poche. Ce serait le moment de décamper ou de découcher. Pierre Pucheu l’a compris, l’étonnant Pucheu, promis lui à s’activer à Vichy, puis à tomber, malgré sa rupture avec Laval et Pétain, sous les balles communistes en Algérie… Cendrars lui doit d’avoir été présentée à Elisabeth Prévost, autrement plus jeune et riche, en février 1938. Ont-ils, là-bas, dans les Ardennes où elle l’entraîne ? Bu, lu, écrit ensemble, certainement. Mais le reste ? Un nuage d’incertitudes flotte au-dessus de la forêt impénétrable (Guderian, en mai 1940, prouva le contraire). François Sureau, qui a servi dans les Ardennes, à la fin des années 1970, n’a pas épuisé les prestiges de la sylve obscure, il se glisse, le temps d’une plongée temporelle et éminemment littéraire, parmi quelques fantômes au salut amical. Avoir porté l’uniforme ne lui semble pas un crime, impardonnable aux gens de lettres. La preuve par Apollinaire, la preuve par Cendrars, deux étrangers devenus français et lyriques, au feu, en 1914. Un an dans la forêt, sur les traces de « Bee and bee » (Beth et Blaise), tricote les époques et les émotions : cela finit par durer plus de douze mois, tant il est vrai que l’écrivain est maître du temps et que les flirts plus ou moins consommés, à cette altitude et à cette époque, réchauffent les cœurs en hiver. SG / François Sureau, de l’Académie française, Un an dans la forêt, Gallimard, 12,50 €. Claude Leroy a mis en poche deux recueils de textes parmi les moins connus de Cendrars. Voyages, cinéma, peintres modernes, vertus et malheurs du monde accéléré, détestation du renfermé et de l’art en vase clos, deux manières de manifeste : Aujourd’hui (Folio Essais, Gallimard, 8,40€) sort en 1948, Trop, c’est trop (Folio, Gallimard, 8,40€) en 1957. L’après-guerre a dû compter avec le bourlingueur d’un autre temps et d’une autre géographie.
La Russie où Cendrars a reconnu, vif adolescent et mauvais élève, une seconde patrie, moins suisse que poétique, la Russie n’a pas attendu les ballets de Bakst et Diaghilev pour faire des ravages loin de ses frontières. Bien avant même la création du Transsibérien, l’Europe d’Orient s’est frottée à sa sœur d’Occident et mêlée notamment au Tout-Paris, cette internationale moins regardante que celle qui ourdissait 1917. Deux milieux auront favorisé le transfert Est-Ouest à la Belle-Epoque, la littérature et la galanterie, entendons le roman peu farouche et les mœurs peu corsetées. Quant à croiser les lettres et le leste, le chic et le stupre, on peut faire confiance à Jean Lorrain (1855-1906), il n’eut pas son pareil : écrire, décida-t-il très tôt, était un vice parmi d’autres, voire une prostitution plus savoureuse que les autres. Si le génie lui manque, il a du style, et il a appris des mentors qu’il s’est donnés, Baudelaire et Poe, ou qui lui accordèrent, tels Barbey d’Aurevilly ou Edmond de Goncourt, plus qu’un talent de polygraphe sans morale. Une plume intempérante et payée à tant la ligne ou plutôt à tant l’indiscrétion salée… Les clefs de lecture, à ce petit jeu, doivent être, selon le danger encouru, d’une transparence flatteuse ou d’une pointe blessante. Paru en 1886, Très russe, son deuxième roman, aussi peu discret et retenu que son titre, lui vaut un duel avec Guy de Maupassant, évité à la dernière minute. Ils appartenaient tous deux à l’école normande et situaient Flaubert au-dessus de tout. Très russe cite en ouverture La Tentation de saint Antoine dont les décadents, qu’ils soient de Fécamp ou pas, firent un bréviaire vénéneux : « Avance tes lèvres. Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. » Celle qui incarne cette promesse de bonheurs illimités fut une précoce experte de la chose. Russe de naissance, Madame Livitinof change de maris et d’amants dès que sa fantaisie, qui n’est pas exclusivement vénale, l’exige. Autour d’elle, on ramasse avec gratitude les miettes de l’amour dont elle ne cède que l’illusion. Il y a bien parfois une âme tendre assez candide, quelque poète symboliste comme cet Allain Mauriat, pour croire à la comédie des sentiments : les hommes sont si puérils ! Voilà un livre qui comblera les féministes et les amateurs de bel esprit, un livre drôle et tordu, français et russe. SG / Jean Lorrain, Très russe, roman suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier, édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion, 48 €. L’éditrice montre bien ce que la pièce tirée du roman, plus sanglante et piquante que son précédent, doit à l’intertexte moliéresque, et notamment au Misanthrope. Ah ! Célimène qui ne peut « empêcher les gens de [la] trouver aimable » !
Il est vertueux d’écrire ou de peindre pour le grand nombre, légitime de faire entrer le peuple dans les romans et les tableaux susceptibles d’être compris de lui. Mais l’histoire nous apprend que les hommes et les femmes qui s’y employèrent, au cours des 250 dernières années, ont le plus souvent sacrifié ces louables intentions au pire des catéchismes et des académismes, le contraire même de la liberté, de la complexité humaine et morale, de l’imprévisibilité, qui devraient présider à toute écriture du réel. La critique de la culture dite bourgeoise, l’examen de ce ou de ceux qu’elle exclurait de son champ, n’est pas d’hier. Et Dominique Fernandez fait justement précéder sa défense et illustration du « roman soviétique » d’un utile rappel des débats qui mirent en émoi un Lamartine en 1840, un Gide ou un Henri Poulaille (grand amateur de Maupassant et de Cendrars) au cours des années 1920-1930. Le Céline du Voyage, qui doit beaucoup à Charles-Louis Philippe, Barbusse et Carco, a été touché par les partisans d’un roman populaire : parler d’en-bas, personnages fort en gueule, situations noires. Mais il s’est bien gardé de prétendre créer une littérature saine à l’usage d’une société dont il importait d’abattre, d’un même mouvement, le classes et les ferments d’immoralité. Une littérature faite de l’acier, de l’hygiène collective, de la tempérance sexuelle que la construction de l’avenir rendait impératifs. Grand connaisseur du roman russe, s’en faisant l’avocat dès 1955, au temps de la renaissance de la NRF sous la conduite de Jean Paulhan, Fernandez n’a jamais confondu littérature révolutionnaire et corsetage stalinien. Certes, la propagande la plus détestable, entre des mains géniales, est capable de nous rappeler que l’esthétique est irréductible à ses conditionnements les plus prescriptifs. On préfère toutefois les vraies découvertes que ce livre décomplexé nous oblige à faire parmi la production pré-jdanovienne. Dans l’élan de la rupture bolchevique, de la pire des guerres civiles, ou de la résistance à la Wehrmacht, il s’est écrit de vrais romans, incarnés, de respiration large, loin du nombrilisme ou du wokisme qui encombrent nos librairies bienpensantes. Blanche, comme le premier Kessel, ou rouge, comme les cavaliers d’Isaac Babel, la littérature russe post-Tolstoï, et même post-Gorki, peut sortir de sa longue satellisation. SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Le roman soviétique, un continent à découvrir, Grasset, 26€.
Parvenu à l’âge de les relire, Théophile Gautier fit le triste constat que ses belles éditions romantiques s’étaient envolées plus vite que ses cheveux : victime de petits larcins, de prêts amnésiques, la bibliothèque de sa jeunesse pileuse avait notamment perdu les plus rares Renduel de 1830, Hugo, les frénétiques… Il en eût été plus attristé si la bibliophilie des créateurs ressemblait à la thésaurisation obsessionnelle des traqueurs d’incunables. Au contraire, elle reflète, comme une véronique, leur vie de bosses, de déboires et de combines. Fut-il existence plus secouée que celle de Georges Bataille (1897-1962) qui, clerc renoncé, chartiste atypique, vécut pourtant au milieu des livres, à défaut de jamais vivre de sa plume, même au temps de Critique (née en 1946) ? Parce qu’il eut à en vendre une partie, parce qu’elle eut à se déchirer au gré d’un destin sentimental complexe, la bibliothèque de Bataille s’est lentement soustraite à l’ordre du connaissable. En outre, lorsqu’il se défaisait d’un livre avec envoi, l’auteur du Bleu du ciel en déchirait la page qui l’eût trahi, reste de culpabilité catholique et de dévotion aux mots. L’ensemble compta donc plus que les 1283 références consultables sur le site des excellentes éditions du Sandre. Une petite moitié d’entre eux ont fait l’objet de la présente publication, très illustrée, très informée, qui rend accessibles, entre autres, les fameuses dédicaces manuscrites, bon témoignage des vraies fidélités (Michel Leiris, André Masson, Maurice Blanchot…) et des fausses réconciliations (Breton, Eluard, Tzara…). L’anthropologie et la sociologie sont évidemment d’une présence écrasante, conforme à l’idée quasi tauromachique que Bataille se faisait de la culture, définie par l’impératif du sacrifice et la nécessité du rachat. Du reste, la tragique figure de Colette Peignot, entre un Pilniak et le Staline (1935) de Boris Souvarine, nous adresse un énième signe de détresse. Bataille n’avait ni l’envie, ni les moyens, de faire relier ses livres. Certains le furent malgré tout, signe d’élection, tel L’Âge d’homme de Leiris ou le Manet de Tabarant. Les logiques d’argent se brisaient sur l’essentiel, car les livres touchent au sacré. SG / La Bibliothèque de Georges Bataille, Librairie Vignes § librairie du Sandre, 20€.
« A la belle étoile » : Herman Melville n’était pas loin d’estimer que le génie français se résumait à cette formule riche de poésie, d’aventure et d’humour. Le titre que François Gibault a donné à son récit, pour en être proche, promet une harmonie différente avec les éléments, et une manière de fatalité heureuse, si l’on accepte que le bonheur dans un monde sans transcendance, ni restauration écologique possible, peut prendre des formes inattendues. C’est la force du conte d’éveiller chez le lecteur pareil optimisme, c’est surtout la force du conte de Gibault, formé à bonne école, Céline, Marcel Schwob et, pour la note douce-amère, Marcel Aymé. On suit le vagabondage de Sigmund et Gisella, errance mêlée d’aphorismes et de surprises, comme s’il nous était donné à lire quelque version post-atomique de Daphnis et Chloé. Le paysage, certes, s’est singulièrement assombri depuis Longus, mais son exploration très grecque des caprices de l’amour, maladie sans âge, reste exemplaire. La pastorale, mythe infini, n’est-elle pas une sagesse plus qu’une paresse ? Croire à sa « bonne étoile », suggère Gibault en souriant à lui-même, c’est accorder foi aux incertitudes du réel, c’est se rendre disponible aux accidents de la route, pas ceux de la banale automobile, ceux du grand véhicule. Pouvait-on imaginer que l’encre si parisienne de Libera me contenait cette aptitude au merveilleux cosmique, qui ramène à Gide et Giono par le chemin de l’enfance ? La preuve. SG / François Gibault, La Bonne Étoile, récit, Gallimard, 14€. On s’intéressera, au printemps 2023, à la nouvelle édition, revue et augmentée, du Céline de Gibault (Bouquins, 32€), première biographie moderne jamais consacrée à l’écrivain sulfureux. La lecture de Londres (Gallimard, 24€, édité par Régis Tettamanzi), plus fou et fort que Guerre, ne devrait pas lui concilier les nouvelles ligues de vertu. L’actualité célinienne, la refonte notamment des volumes de La Pléiade en raison des manuscrits retrouvés, sera alors plus propice à un bilan.
Puisque Shakespeare l’a dit et que nous sommes faits de l’étoffe des songes, autant rêver les yeux ouverts, marcher tout éveillé dans son rêve, disait Hugo, considérer, dirait Sylvain Tesson, que l’aventure est le nom que nous donnons au besoin de se hisser au-dessus des fourmis, des écrans, des masques, des grèves rituelles, des bâfreries de réveillon… À dates fixes, quatre années durant, notre traceur de cime s’est attelé à la même expédition, rejoindre Trieste par les hauteurs alpines en quittant Menton, skis et paquetage de survie au dos : « Je porte tout ce que je possède », conseillait Cicéron, qui aurait méritait d’être chrétien. Le blanc, là-haut, appelle l’immersion dangereuse, l’exclusion volontaire, la conversion à on ne sait quel absolu. Les peintres et les poètes l’ont mieux dit que les simples ascètes, en raison de leur sens du concret, de leur abandon magnétique à la frousse, au vide et à ce qui semble, dans l’effort absurde, vouloir le combler. « La montagne était notre église. » Tenté par le recentrement métaphysique et les dialogues qu’inspirent l’ivresse des sommets ou les rencontres de hasard, animales ou humaines, ce Journal de bord, aux antipodes de la chronique sportive, possède des accents picturaux qui ne trompent pas : « Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceaux chinois. » Le skieur de Cuno Amiet, visible à Orsay et filant ici sur la bande du livre, en fut assurément l’un des déclencheurs. « Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. » Le romantisme cher à Tesson, lecteur de Pascal et Byron, n’est pas sans rejoindre Baudelaire, le Gautier le plus goethéen ou le Gide des Caves du Vatican. Rien n’est préférable au sentiment d’être démodé à l’heure de l’hyper-présentisme et, selon le mot de Jarry, du décervelage servile. Du reste, les refuges de montagne, à lire Blanc, sont aussi les derniers refuges de la pensée occidentale, de vrais cabinets de lecture, saint Augustin, Proust, Cendrars y traînent à côté des allumettes. Un livre qui donne envie de grimper ne saurait avoir manqué son but, celui-ci pince, de plus, comme la glace salvatrice, et vous enveloppe de ses silences. SG / Sylvain Tesson, Blanc, Gallimard, 20€.
Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.
« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.
Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan
Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG
Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG
Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG
Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG
Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :
L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondes où Sylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.
En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere…Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).
Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.
La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ? Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.
Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.
A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.
Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.
Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.
Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.
Le temps, l’argent et la connaissance, ce sont les trois conditions que tout collectionneur de dessins de maîtres doit satisfaire, me souffle Louis-Antoine Prat, qui en ajoute aussitôt une quatrième, la chance… Pierre-Jean Mariette (1694-1774) l’a toujours provoquée et n’attendit jamais que le chef-d’œuvre vînt à lui, il fit de son réseau international le rabatteur de ses désirs, de sa folie, dirait-il, laquelle n’avait qu’une limite chez ce bourgeois de Paris, ses moyens financiers. Accumulant néanmoins près de 9000 pièces, de toutes écoles et de toutes époques, en un demi-siècle, il est resté, jusqu’à nous, le saint patron de ceux que l’amour du dessin, bonheur de tous les instants, habite jusqu’à l’obsession. A ces heureux et aux autres, Pierre Rosenberg a offert la bible définitive, elle se présente sous la forme de forts volumes sous jaquette bleue (la couleur des montages Mariette), aussi luxueusement illustrés que doctement rédigés. Le deux derniers, menés à bien avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry, cataloguent 135 des 548 feuilles que possédait notre homme en matière de dessins nordiques, Allemagne comprise. C’est peu au regard de la composante italienne et française de son trésor, précédemment explorée par Pierre Rosenberg et son équipe (une équipe étendue aux relais savants du monde entier, conforme donc à son modèle). C’est peu, certes, mais c’est essentiel pour deux raisons. La rumeur veut, en effet, que Mariette se soit essentiellement entiché de Raphaël, Michel-Ange et des Carrache, côté italien, de Le Brun, Le Sueur, Poussin et de Bouchardon, hélas, plus que de François Boucher, côté français. La beauté épurée, « sublime », selon son mot, aurait eu sa préférence et l’aurait isolé du goût de son siècle. Or les volumes consacrés aux dessins du Nord confirment magistralement ce que laissait devenir son intérêt pour Antoine Coypel ou Watteau, phares du milieu Crozat où Mariette, vers 1720, fit ses armes avant d’y faire ses emplettes. C’est ainsi de Crozat (qui passionnait Marc Fumaroli) que son cadet tient l’essentiel de ses Rubens, près de cent feuilles (dont deux relatives au Jardin de l’amour, l’une des origines du genre de « la fête galante »). L’ensemble des dessins nordiques présente, du reste, une forte identité rubénienne, et Van Dyck s’y taille une part royale. Outre l’identification de ce que Mariette a passionnément réuni, les changements d’attribution font aussi de l’entreprise gigantesque de Pierre Rosenberg une école du regard. Les dessins changent de main, passant de Van Dyck à Jordaens par exemple, ou perdent leur prestige : la plupart des Rembrandt de Mariette n’ont guère résisté à la juste cruauté des érudits. Quiconque s’aventure en terrain dangereux doit s’attendre à en payer le prix… Retenons plutôt que Mariette, fort de sa bosse encyclopédique et voyageuse, n’hésita pas à collectionner l’art du Nord sans rien en sacrifier, remontant à son cher Dürer (dont l’exceptionnel portrait de jeune homme en couverture), et s’offrant à volonté paysages, scènes de genres et natures mortes. S’il est un nom dont il faudrait le rapprocher en dernière analyse, ce serait celui du flamboyant Roger de Piles (1635-1709), champion de la cause rubénienne, bien qu’admirateur de Poussin et des Bolonais, théoricien génial de l’image comme effet, incarnation, et rivale du vivant. Une image qui « remue le cœur » autant qu’elle touche l’âme.
Stéphane Guégan
*Pierre Rosenberg (avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry), Les dessins de la collection Mariette. Écoles flamande, hollandaise et allemande, tome I et II, Éditions El Viso, 295€.
DIXLECTURES (DE FIN) D’ÉTÉ
A l’approche de sa centième année, Roger Grenier (1919-2017), romancier, scénariste, éditeur et journaliste, aurait pu écrire de lourds mémoires d’homme de lettres, raconter, par le menu, les années qu’il passa à France-Soir ou chez Gallimard, égrener les rencontres prestigieuses. Pudique plus que prudent, il n’en fit rien. Plusieurs de ses derniers livres, à l’inverse, se composent de souvenirs épars, et comme rassemblés au hasard d’un crayon léger. C’était sa manière d’être profond, direct, vif, voire tranchant. Une vie aussi bien remplie que la sienne, et surtout remplie d’écritures, pouvait se passer de la brosse à reluire. Homme des deux rives par besoin et nécessité, réconciliant la littérature et la presse, le texte et l’image comme sa correspondance avec Brassaï en témoigne, fou de Tchékhov, Grenier n’a pas dérogé à la ciselure émue, piquante ou drôle dans ses ultimes bribes de temps retrouvé. Le dernier voyage débute chez Montaigne, en janvier 1940… Défilent ensuite tous les acteurs du second XXe siècle, sans exclusive ni complaisance, de Camus et Lazareff à Céline et Florence Gould, du furieux Bernanos à la Beat generation, de cette fripouille d’Ilya Ehrenbourg à la gracieuse Pauline Réage. Grande et petites histoires ne s’évitent jamais pour l’observateur précis, l’œil alerte. Grenier fut de ceux-là. SG / Roger Grenier, Les deux rives, belle préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022.
Légitimiste endurci (ses ancêtres l’étaient déjà en 1830), Jean de La Varende (1887-1959) avait la branche aînée des Bourbons dans le sang. Son Versailles, que Bartillat réédite avec une préface enlevée de Frank Ferrand, fut sa Vie de Rancé. Un livre de foi donc, mais très politique dans sa piété, où Louis XIV tient son rôle d’astre jusqu’à imiter en tout la course du soleil. Chateaubriand, du reste, eût pu signer ceci : « En temps ordinaire, le Roi se couchait vers onze heures et se levait à huit heures et demie. Sa nourrice le réveillait d’un baiser, et la vieille se traînait jusqu’au lit surdoré. » Pour dire le monarque, son goût immodéré des arts et des plaisirs, le style de La Varende refuse l’emphase, c’est un livre des années 1950, plus proche de Paul Morand que de Pierre de Nolhac. Si le ton vise la sobriété, la vision tend au grandiose. Rien n’est trop beau et dispendieux pour un roi aussi travailleur, aussi soucieux du destin du royaume, un roi dont le château était largement ouvert aux visiteurs de toutes conditions. Car, contant l’histoire de Versailles, du parc aux plafonds, La Varende n’omet pas de décrire, sans l’idéaliser, la vie qu’on y menait. C’est de l’histoire totale, au point que le destin du château est examiné en quelques pages douces-amères, reconnaissantes envers ses sauveurs (à commencer par Louis-Philippe), mais nostalgiques d’une époque où le symbole royal et national intimidait encore de rares et respectueux touristes. SG / Jean de La Varende, Versailles, préface de Franck Ferrand, Editions Bartillat, 22€.
Notre besoin de tout définir se heurte parfois à de terribles résistances. Il en est ainsi de l’adolescence à l’âge moderne, et singulièrement au XVIIe siècle. Les anciens romains s’y était risqués, eux qui ont nommé les sept âges de la vie. On savait donc qu’il s’écoulait un laps d’années entre l’enfant et l’adulte, mais on se gardait bien de le qualifier plus au-delà. L’époque qu’on dit classique, à travers ses dictionnaires, avoue le même embarras, il se double souvent d’une acception péjorative. L’admirable Furetière raille ainsi l’adolescent en raison de l’incertitude dont il ne cherche pas à sortir lui-même ! De cette difficulté d’assignation, de cet âge incertain, irréductible à la simple poussée du désir amoureux et sexuel, Corneille, Molière et Racine, – c’est-à-dire le génie théâtral à son zénith -, ont fait une composante puissante du comique ou du tragique. La thèse originale de Patrick Dandrey, très éminent connaisseur du XVIIe siècle, a pris la forme d’un essai incisif, style et pensée, qui dévoile des aspects essentiels, mais très négligés, de l’arrière-plan anthropologique, sociétal et même religieux du Grand siècle. Le Cid, L’École des femmes et Phèdre, trop souvent réduits à quelque litanie vertueuse de l’honneur, explorent plutôt l’ambiguïté, subie ou volontaire, des situations dramatiques et de la jeunesse de ceux qui les agissent. Pièces d’éveil, comme l’est la libido naissante des héros et héroïnes, elles les confrontent aussi au choc des générations, aux violences de la loi collective ou, dans le cas d’Hippolyte, au conflit intérieur d’une chasteté réparatrice. La triangulation des êtres désirants y fait loi, mais la volonté de possession peut changer de sexe et l’autonomie de l’individu, exalté par l’enseignement des Jésuites, cesse aussi d’être une aspiration exclusivement masculine. Autant dire que nos modernes en feront une lecture utile. SG / Patrick Dandrey, Trois adolescents d’autrefois. Rodrigue (Le Cid), Agnès (L’École des femmes) et Hippolyte (Phèdre), Champion Essais, 25€.
Inspirée plus qu’imitée d’une pièce de Dumas fils (Le Fils naturel, 1858), Une femme sans importance (1893) offre à Oscar Wilde une situation et une distribution favorables à son génie du cocasse : les sacro-saintes trois unités se voient renforcées et détournées d’un même élan. Une demeure chic, dans la campagne anglaise, pas très loin de Londres toutefois, en constitue le lieu principal ; l’action se resserre en 24 heures et repose essentiellement sur un groupe assez homogène, des dames de la gentry et quelques Lords propres à faire sortir la conversation de son lit habituel. Car ces aristocrates ne sauraient se borner à deviser de la pauvreté de l’East-End et de la vertu chancelante des humiliés de l’ère victorienne. Le titre de cette comédie aux accents tragiques annonce, évidemment, le contraire de ce que Wilde, féministe à sa façon, entend nous dire de son époque d’égoïsme social, de vertus mal placées et de sexisme en déroute. Deux personnages se détachent, Lord Illingworth, séducteur cynique à toutes épreuves, et son alter-ego féminin, autant qu’une femme puisse agir alors avec la liberté et l’irresponsabilité des hommes de condition, Mrs. Allonby. Je m’étonne que les commentateurs ne soulignent pas davantage l’audace de son comportement et le brio des formules que Wilde, souvent sublime, lui prête. Car c’est à elle qu’il confie le soin de crucifier aussi bien les leurres de la vie domestique que les pièges du puritanisme. Mariée, elle refuse de se plier au modèle de l’épouse raisonnable, gardienne du « bon sens », aussi ennuyeuse que fatale au désir : « le danger est devenu si rare dans la vie moderne. » Le comique de l’absurde taquine ici la comédie de mœurs, la verve reste étincelante de bout en bout, même en français. SG / Oscar Wilde, Une femme sans importance, édition et présentation d’Alain Jumeau, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€) Concernant Dumas fils, nous parlerons bientôt de la nouvelle édition de La Dame aux Camélias que propose Sylvain Ledda chez le même éditeur.
Dans le sillage des deux autres sagas du XIXe siècle, La Comédie humaine de Balzac et l’épopée historique (et nationale) de Dumas père, l’entreprise romanesque de Jules Verne (1828-1905) se prête à une grande variété de classements, en fonction de critères qui naviguent entre le cœur et le cadre du récit. La proposition de François Angelier et François Rivière, grands experts de l’écrivain, privilégie l’espace sur le temps, l’écologie sur l’intrigue. C’est de saison, et c’est de raison, notamment parce que Verne lui-même apparentait la planète de ses livres à « une géographie universelle pittoresque ». Le dernier adjectif, qui renvoie à la peinture, n’a rien de fortuit sous sa plume, qui tâta de la critique d’art et aspira constamment à rendre voyantes, visibles, tangibles, ses descriptions. L’autre rivale de l’écrivain du XIXe siècle, c’est la photographie, supposée dès 1839 capter et faire circuler les merveilles du monde. Face à tant de concurrents, la littérature aurait pu s’avouer désarmée, démonétisée. Or, le voyage va lui donner les ailes dont elle a besoin pour renouveler la veine du merveilleux qui lui est consubstantielle depuis la nuit des temps. L’explorateur que fut Verne, on le sait, a moins usé du bateau ou du ballon que de la lecture des autres, arpenteurs de la terre et des mers sous toutes les latitudes. La conscience d’un monde fini et entièrement connaissable n’aura que déplacé les limites du mystère… Verne s’y loge et nous y entraîne avec une force qui ne s’est jamais essoufflée. Après un tome africain et avant un volet sud-américain, Bouquins a réuni cinq titres très méditerranéens. Mathias Sandorf (1885) en est le plus connu. Mais nos cœurs d’aventureux en chambre peuvent aussi pencher du côté de L’Archipel en feu (1884) et de Clovis Dardentor (1896). Autrement dit, la Grèce de la guerre d’indépendance, de Byron, et l’Algérie de la colonisation turbulente. Nul hasard si ces romans, jusque dans l’illustration, se souviennent des tableaux exotiques de Delacroix, Scheffer et Vernet. Le romantisme fut l’autre port d’attache de Verne le Nantais, peut-être le plus essentiel. SG / Jules Verne, Voyages dans les mondes connus et inconnus. T.2. La Méditerranée, édition établie et présentée par François Angelier et François Rivière, Bouquins, 32€.
Favori des ventes depuis sa sortie attendue, précédé par la révélation d’agissements rocambolesques qui eussent pu nous en priver, Guerre a presque constitué un casus belli chez les Céliniens et, plus généralement, les amateurs de vraie littérature (à ne pas confondre avec les niaiseries de gare ou le wokisme des coups littéraires). L’auteur du Voyage a le don, il est vrai, de semer la zizanie là où il passe. Sans parler de ses pamphlets hautement condamnables, le moindre inédit, le moindre brouillon, soulève toutes sortes d’émotions. La preuve, aujourd’hui, avec ces pages de premier jet, pour le dire comme Pascal Fouché, à qui l’on doit, par ailleurs, un bilan complet et peu complaisant de l’édition française sous l’Occupation. L’établissement de Guerre lui a été confié ; et, sa postface, en deux phrases, situe très bien la difficulté d’identifier la nature exacte de l’ovni : « Le présent manuscrit ayant disparu en 1944, au grand dam de son auteur, il est impossible de savoir ce que Céline en aurait fait. Mais tous ces éléments permettent de l’inscrire de façon cohérente dans son œuvre et dans la chronologie qui en forme la trame narrative. » Guerre se glisse, de fait, entre Casse-pipe et Voyage au bout de la nuit, et ouvre déjà une fenêtre salée sur Guignol’s band. Si l’on osait, on dirait que ça commence comme une rêverie sur LeColonel Chabert et ça s’achève dans les hyperboles lubriques du Con d’Irène d’Aragon. Tout est cru dans la vision désabusée que Céline jette sur l’héroïsme, la vie de garnison, le sexe mécanique, les gâteries d’une infirmière très religieuse, l’argent tentateur. En plus d’éliminer répétitions, confusions et longueurs, Céline aurait évidemment donné de sacrés coups de rabots à l’ensemble. En aurait-il lissé la liesse luxurieuse et furieuse de la fin ? Avant la guerre de 39-45, certainement, mais après ? Au temps de sa renaissance néo-hussarde ? On pense, du reste, au premier Blondin dans la scène superbe où Ferdinand, très amoché, rencontre un soldat britannique, aussi moutarde que les gaz d’Ypres. Mais le plus fort se situe en ouverture. Le cuirassier très gravement blessé y revient à la vie, comme Chabert. Chaque sensation, serrée par les mots, s’ajoute à l’autre. Le lecteur, comme les fidèles de la devotio moderna, entre dans les souffrances du miraculé, les fait siennes. Le lyrisme célinien, en somme, et en concentré. SG / Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 19€. Le même Gibault, après nous avoir régalé des deux tomes de son Libera me, récidive. Pour un grand avocat, c’est impardonnable, mais délicieux. Carpe et lapin (Gallimard, 21€), poisson et viande, n’évite ni les arêtes, ni le saignant. Aussi vrai que l’atlante est le mari de la caryatide, que boire donne soif, ou que le moi est adorable, ce dictionnaire insolent est une manière de chef-d’œuvre, à ranger à côté de celui de qui vous savez. Les utiliser, l’un et l’autre, à outrance et découvert. A lire, enfin, Alban Cerisier, Céline. Les manuscrits retrouvés, l’excellent catalogue de l’exposition de la Galerie Gallimard, mai-juillet 2022, 8€.
Le film de Verneuil (1962) a peut-être moins bien vieilli que le roman d’Antoine Blondin (1959), il n’en reste pas moins d’une force intacte dans maintes séquences. Et l’adaptation d’Audiard, pour être plus ronde ou plus lourde, est loin d’avoir gommé l’amertume altière de sa source. Un singe en hiver méritait, en somme, la belle édition croisée, texte et photogrammes réunis sous couverture ad hoc, que propose La Table Ronde. Gabin et Belmondo ont la gueule de l’emploi, l’une cabossée, l’autre lisse, chacune a ses cicatrices, visibles chez l’ancien, moisson des guerres, invisibles chez le cadet, fruit de l’échec. Deux mélancolies se sont donné rendez-vous à Tigreville, ce trou normand où les taxis s’affublent de peaux de panthère aussi illusoires que le printemps que d’autres mettent dans leurs verres. Gabin, ancien marin, s’est vaguement arrimé au passé, Belmondo, toréador sans corridas, désespère du présent. Leur renaissance n’aura besoin que d’une flambée d’alcool. SG / Antoine Blondin, Un singe en hiver, images du film et photos de plateau en illustrations, La Table Ronde, 28€. Signalons, chez le même éditeur, la parution en poche (La Petite Vermillon, 11,20€), d’un de ses recueils d’articles les plus vifs, Ma vie entre les lignes (1982).
Il y a chez le divin Apollinaire un calligramme en signe de cœur dont le texte dessine la forme mais éteint l’élan. La lecture débute à droite, en descendant, puis, parvenue à la pointe inférieure, remonte à gauche. Le tout inverse justement le poncif sentimental, le graffito éternel : « Mon cœur pareil à une flamme renversée. » Après avoir été le lieu traditionnel de l’élévation du et des sens, la poésie est désormais friande d’envols moins éthérés et plus variés. Étienne Faure n’a pas oublié le ciel, mais les oiseaux en formation géométrique s’y déploient autant que le grand mystère du verbe, avec ou sans capitale. La bonne peinture l’habite aussi, Manet, Caillebotte, Van Gogh, Kirchner. Ses mots se hâtent ou ralentissent, au diapason des peintures, écrites plus que décrites. L’incandescence dans la simplicité : le « bleu adorable » de Hölderlin pointe ici et là son nez d’azur. Bon vol ! SG // Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 16€. L’auteur de Vies silencieuses, Daniel Kay, chante lui aussi les vertus de l’Ut pictura poesis et de l’hypotypose. Il a renouvelé sa galerie de tableaux au-delà du maître hirsute d’Amsterdam (Un peigne pour Rembrandt et autres fables pour l’œil, Gallimard, 12,50€) et ne déteste pas les accrochages par écoles, du Nord au Sud, de Frans Hals aux Zurbarán de Florence Delay, de Van der Weyden à L’Homme mort de Manet (notre étendard), c’est-à-dire ce que l’on a fait de mieux en peinture.
De Jean Voilier, née Jeanne Loviton (1903-1996), – qu’une vente Cornette de Saint Cyr de mars 2021 a rendue à l’actualité-, il a été souvent question ici, de la biographie apaisée de Dominique Bona aux écrits de Paul Valéry, son amant le plus célèbre, qui lui témoigna sa flamme en vers et en prose, avec entrain ou tristesse, selon qu’il sentait cette séductrice instable se rapprocher ou s’éloigner de lui. Ce fut le grand amour, écrit Dominique Bona, le dernier du grand poète, plus exactement ; ce fut aussi l’amie vieillissante et attentive, au charme persistant, provocant, de Jean Clausel (de Vic), dont la justesse et la morsure d’expression colorent les souvenirs littéraires qu’il vient de rassembler dans un livre aussi savoureux que sa conversation. Originaire du Lot, – ce qui est le meilleur des pédigrées dans la France post-pompidolienne (Cajarc oblige), le jeune homme fait alors la connaissance de cette figure des lettres, propriétaire du château de Béduer (curiosité féodale du cru). Un premier livre de poésie, adoubé posthumement par Jean Cocteau, de fines chroniques du voyageur infatigable qu’il est resté, une capacité d’écoute certaine, et une allergie aux ragots (ceux qui concernaient notamment la mort de Denoël, le seul homme que Jeanne aura aimé avec passion), ont installé Clausel parmi les familiers de la dame. Damoiseau assumé, il nous livre de son amie, et de son entourage fourni, un portrait haut en couleurs, l’expression consacrée va bien à sa liberté de ton et d’opinion. C’était l’indispensable palette de cette résurrection où, plaisir redoublé, l’œuvre de Valéry déroule une seconde perspective, non moins nécessaire. SG / Jean Clausel, La Chambre du Damoiseau. Paul Valéry, Jean Voilier (et moi), Portaparole, 20€.
Maître de la biographie et du portrait littéraire, Stefan Zweig croyait à la nécessité de maintenir son objet d’étude à bonne distance. Trop loin, on tombait dans le sec ; trop près, on perdait toute mesure. L’empathie lui semblait le pire des chemins pour accéder aux êtres, et l’on peut dire que l’éloge académique, tel qu’il se pratique quai Conti, se distingue de l’exercice d’admiration obligé, et tend plutôt à la conversation continuée. Il faut croire aux ombres, disait Marcel Proust, et leur parler… Sous la coupole, l’interlocuteur, mort ou vivant, ne s’efface jamais devant les mots qu’on prononce à son endroit. Affinités et différences, par respect mutuel, se font entendre et donnent à cet échange une vérité assez unique. Occupant désormais le fauteuil de Max Gallo, François Sureau, en mars dernier, adressait aux membres de l’Académie française qu’il rejoignait un discours où l’historien défunt, l’un des plus prolixes et des plus attachés à une certaine idée de son pays, redevenait l’héritier d’un passé complexe. Social et politique, ce destin, noué parmi la communauté italienne de Nice en 1932, appartenait lui-même à l’histoire d’une France qui, à bien des égards, n’est plus. Un père communiste, une mère catholique : deux sources vives, deux exemples en symétrie, à hauteur desquels Max Gallo a situé son amour viscéral, hugolien de la France (il fut l’un de nos derniers Michelet), de ses annales, de ses turbulences incessantes, de l’avenir qu’il persistait à lui attribuer dans une Europe hostile au souverainisme du fils d’immigrés transalpins. Après avoir connu la vie de cour auprès de François Mitterrand, Max Gallo comprit que la politique demandait aussi une certaine distance pour être enviable et peut-être estimable. Restaient les livres, l’histoire comme tribut à l’âme collective, et, à partir de 2001, le retour serein, plus que le recours inquiet, à la religion du Christ. Sureau est lui-même un homme de foi, soulignait Michel Zink, ce jour-là, dans sa réponse peu compassée, et donnait au mot une extension supérieure au strict confessionnel. C’est celle d’un serviteur de l’État, qui n’a pas sa langue dans sa poche, celle d’un homme à l’expérience militaire multiple, celle du fanatique d’Apollinaire et de l’ami de Port-Royal, celle d’un prosateur et d’un poète fidèles à l’idée, exprimée par Baudelaire au sujet de Gautier, que le verbe est sacré. SG / Discours de réception de François Sureau à l’Académie française et réponse de Michel Zink, Gallimard, 13,50€.
Publié chez Skira en octobre 1971, et seizième opus des Sentiers de la création, La Chute d’Icare, aurait pu, aurait dûen constituer le premier, comme Gaëtan Picon, son auteur et le directeur de cette éminente collection depuis deux ans, le suggérait lui-même : du processus de génération formelle que visaient ces ouvrages, Picasso avait été très tôt « l’instigateur », écrit Picon, avant de rappeler une anecdote qui remontait au début des années 1930 : « Comme Albert Skira aime à le raconter, l’idée de la collection a pris naissance ce jour où, marchant à côté de Picasso dans le parc de Boisgeloup, il vit son compagnon ramasser un fil de fer et un morceau de branche morte et les enfouir dans la poche de son imperméable. Quelques jours plus tard, il devait les retrouver dans l’atelier – devenus sculptures. » Je ne peux pas m’empêcher d’associer à ce récit des origines une teinte de nostalgie, parce qu’il ramène Picon et ses lecteurs à une période antérieure à la seconde guerre mondiale, parce qu’il désigne un moment du parcours picassien étranger à l’engagement communiste. Ne croyons pas pour autant que La Chute d’Icare, décor (ill. 1) et livre, soit coupé de l’histoire politique du XXe siècle : c’est même tout le contraire, j’y reviens plus loin. Inauguré deux fois, en mars 1958, à Vallauris et en présence de Maurice Thorez, puis en septembre de la même année, à l’UNESCO qui en était le commanditaire,le vaste décor, dans sa phase primitive, avait précédé le retour de Charles de Gaulle au pouvoir.
Entre le 6 décembre 1957 et le 29 janvier 1958 s’étaient ainsi échelonnés une vaste série de dessins à la mine de plomb, au crayon gras, ou à l’encre de Chine. De la gouache initiale à la maquette finale, Picasso n’a pas chômé. Il est vrai que l’UNESCO lui confirme, le 24 octobre 1957, par courrier de Jean Thomas, son Directeur général, l’attribution de la somme considérable de quatre millions deux cent mille francs en paiement de ce qui doit constituer le principal attrait de ses nouveaux bâtiments parisiens (130 m2 de peinture à l’acrylique). Georges Salles, l’ancien directeur des musées de France, avait encouragé l’artiste à accepter cette commande et à la réaliser vite. A défaut d’un programme iconographique précis, le titre fut apparemment, et en toute logique, du ressort de l’UNESCO : Les Forces de la vie et de l’esprit triomphant du Mal relèvent d’une rhétorique analogue au Delacroix de la Galerie d’Apollon (Louvre), Apollon tuant le serpent Python (ill. 2), peinture de 1850-51 que Picasso connaissait bien. Sa première pensée, durant l’hiver 1957-1958, n’en fut pas moins une scène d’atelier très éloignée des classiques ou baroques allégories. On songe plutôt à la fameuse « allégorie réelle » de Courbet qu’est L’Atelier d’Orsay (ill. 3). Sa proximité avec la gouache initiale du 6 décembre 1957 (ill. 4) a été signalée par Pierre Daix. Mais, à la différence de son ainé, au centre de la composition de 1855, Picasso, en ombre chinoise, s’est déporté sur la droite de la feuille, le regard et la palette tournés vers les deux présences qui occupent le champ de l’image, un tableau représentant des baigneurs et des plongeurs, un modèle féminin, allongée et nue à gauche. Une toile sur un châssis retourné, comme chez Courbet, complète la donne. Pour être étrange, la proposition iconographique de départ n’en était pas moins compatible, par son optimisme relatif, avec les attentes de l’UNESCO, vouée à soutenir et célébrer les bienfaits de l’éducation, de la science et de la culture.
L’image initiale allait toutefois beaucoup évoluer au gré de brusques changements, d’inattendus écarts, qui fascinaient Picon et le confortèrent dans sa conviction que la création poétique ou plastique s’identifiait à une manière de plongeon ininterrompu, tant que l’artiste en avait ainsi décidé. Son livre nous y plonge à notre tour, et déroule, du décor de l’UNESCO, le film de ses péripéties, à partir des carnets et feuilles préparatoires. Priorité est même donnée au visuel sur le verbal, inversion des habitudes de la collection selon Picon lui-même : « Jusqu’à présent, écrit-il, la réponse avait été celle des mots. L’image-document, aujourd’hui, remplace la parole-hypothèse. Regardons. Et si ce que montre le regard n’est pas tout à fait conforme à ce que les mots se préparaient à dire, alors, que l’esprit rentre ses mots. Et qu’il tente d’en trouver d’autres, plus proches de ce qui lui est donné à voir. » Pour Picon, l’acte créateur est premier, l’explication seconde, voire menacée d’échec. Le tout intelligible est un leurre. De plus, à l’œuvre en devenir ou en recherche d’elle-même, on peut assigner une fin, non un début absolu ; la déjà citée gouache du 6 décembre 1957, note Picon, est riche d’antécédents : si elle « met en scène un espace réel, qui est celui de l’atelier même du peintre [,] cet espace réel, qu’elle convertit en image, contient déjà une image – celle d’un tableau, Le Tremplin, avec l’artiste se profilant dans l’ombre : image qui se réfère elle-même à une image plus ancienne, le tableau qui se trouve ici à l’intérieur du tableau étant fait à partir d’une sculpture. Ainsi, chaque élément appartient à la fois comme cause et comme effet à un jeu d’autoréférences qui possède en lui-même son principe de génération. Nous sommes ici dans le règne d’une nature autonome (celle des images, non des choses), et d’une nature continue, fonctionnant comme un système d’ensemble, chaque élément relevant du tissu tout entier plutôt que de l’unité qu’il est possible d’y découper. » Tout le passage est révélateur du primat donné au fait plastique, tel que Picon et Malraux s’en sont fait les champions depuis l’après-guerre. L’art moderne ne saurait être d’imitation ou d’observation au sens du XIXe siècle, il est de conception, et s’accomplit dans la cohérence de la configuration visuelle qu’il oppose au néant d’un monde sans Dieu, et propose à notre lecture. On ne parlera pas de strict formalisme cependant, puisque les formes se veulent l’expression obscure d’une nécessité d’ordre métaphysique, et que toute relation avec le monde sensible n’y est pas congédiée.
Le thème principal des premiers dessins de Picasso sert au mieux le propos de l’exégète. « Le tableau, le tremplin : c’est entre ces deux éléments que tout se joue. […] Le plongeur ne serait-il pas, comme le peintre, devant le risque et le vide de son élément ? » Si les plongeurs ont préexisté à la gouache de décembre 1957, ils ne vont pas tous survivre à ses différentes mutations. « Entre celle-ci et le résultat final, souligne Picon, aucune ressemblance n’est immédiatement perceptible. » Se succèdent alors une vingtaine de pages où les mots se contentent d’identifier les dessins, sans commentaire donc, en toute souveraineté. Si succession il y a bien, elle ne saurait être d’induction parfaite ; impossible donc, selon Picon, de déduire l’œuvre finale « des éléments complètement rassemblés comme leur conséquence nécessaire. Et, à aucun moment, le dessin du jour ne peut être considéré comme la conséquence du dessin de la veille. Il y a, à chaque instant, un saut, un coup de dés, une ouverture imprévue, l’instant terminal étant non point l’aboutissement de ces sauts, la réduction ou la compensation de ces écarts, mais le saut auquel le peintre choisit d’arrêter son bondissement. » Sous couvert du coup de dés mallarméen, on retrouve l’idée de l’acte créateur comme plongeon et plongée. S’ouvre alors une nouvelle séquence graphique, aussi longue que la précédente, aussi ondoyante surtout, elle met en lumière les infimes reprises que subissent chaque élément thématique de l’atelier originel. Puis vient le « saut décisif », écrit Picon, opéré entre le 8 janvier 1958 et le 18 du mois, quand s’ouvre la phase qui mène au dernier état de la composition (ill. 1 et 5). Aucun des éléments initiaux n’y entre. Tous ceux du décor terminal les ont remplacés, Picasso y rassemble « la baigneuse de gauche […] – la figure verticale dressée comme la pièce d’un jeu d’échecs, qui ne rappelle que de très loin les sculptures et les silhouettes du Tremplin – la baigneuse couchée sur le dos – le profil d’homme accoudé et surtout la forme plongeante autour de laquelle tout va se stabiliser : la pieuvre à tête d’anneau, aux doigts et au corps de squelette […]. » En somme, l’œuvre dite finale n’est que l’avatar tardif d’une série de métamorphoses dont une partie des modalités nous échapperait. Si, précise Picon, Picasso « semble marcher dans une clarté grandissante », cette clarté reste trompeuse : « La création ne cesse d’ouvrir, accidentellement, sa propre route. A chaque moment se produit quelque chose d’imprévisible – que l’esprit seul, et celui-là même du créateur, n’a pu accomplir, qu’a pu seule accomplir sa main, devançant l’esprit, lequel, ensuite, s’arrange comme il peut. L’ensemble des opérations ne se réduit à aucune raison que l’on en dégagerait pour les déduire ensuite. En ce sens, elles sont inexplicables. » A cet égard, La Chute d’Icare lui semble plus exemplaire que Guernica dont le dessin du 11 mai 1937, précise Picon, « contient déjà tous les éléments de la toile du 15 juin ». Au cours de l’élaboration de l’œuvre commandée par les Républicains espagnols, « l’image bouge, mais faiblement : elle est sauvée du ressac. […] La Chute d’Icare rend sensible [quant à elle] cette continuité si frappante chez Picasso du discontinu créateur. »
Quand d’autres auraient glosé le grand décor en le contextualisant sans tarder, le directeur des Sentiers de la création s’offre le luxe de n’y venir qu’en fin d’analyse, inversant les usages de l’histoire de l’art au profit du caractère irréductible, imprescriptible, de l’aventure des formes. Soudain, en effet, Picon change de registre : ce n’est plus l’œuvre qui à soi seule fait l’auteur, mais l’auteur qui reprend la main, l’auteur et le contexte de ses actes. En 1957, rappelle Picon, Picasso vient « de s’installer à Cannes. Il prend ses distances à l’égard de la politique, de l’engagement. Il laisse derrière lui la tentation des grands sujets de la vie historique et collective. Il se retrouve seul dans l’atelier qu’il peint, et où il peint avec le souvenir de quelques grands rivaux, de Velázquez à Matisse, et en présence d’un nouveau visage de femme, qui vient d’entrer dans sa vie. Cette succession d’actes distincts d’invention, ces sauts, ces coups de dés, ces « sorties » imprévues, possèdent ainsi une unité de fait. Y-a-t-il aussi une unité de sens – même si c’est au dernier moment qu’elle surgit ? » La Chute d’Icare, note-t-il, n’a reçu son titre qu’a posteriori. Il ne s’agit plus d’une idée à laquelle il faut donner une image : Guernica, Massacre en Corée de 1951, La Guerre et la Paix, peints aux murs de la chapelle de Vallauris en 1952-1953, autrement dit l’art de propagande. « Cette fois, poursuit Picon, Picasso a fait un tableau à partir duquel le titre reste à trouver, n’importe quel tableau – à cela près qu’il doit convenir à un mur de l’UNESCO. Et ce tableau, dont il ne savait pas ce qu’il serait […], voici qu’on peut l’appeler aussi bien La Chute d’Icare que : Les Forces de la vie et de l’esprit triomphant du Mal. – Après tout, l’atelier dont il est parti ne contenait-il pas, avec le profil de l’artiste, l’un de ses tableaux et le modèle nu, ce qui eût pu convenir à une institution au service de la culture et de la vie ? » Le livre de Picon fait alors un écart, qui lui permet discrètement de dépasser les limites de sa propre analyse, et de corriger l’affirmation selon laquelle La Chute d’Icare tiendrait à distance les turbulences politiques du moment où elle fut conçue, peinte et inaugurée. Contrepoint ténébreux de cette image plus matissienne que picassienne, le squelette du plongeur, comme irradié en sa mandorle noire, appelle une explication : « Car si le personnage vertical […] se dresse vigilant comme l’esprit, […] la forme immergée, elle, est ambiguë – et l’on a le droit d’hésiter entre le symbole du héros vaincu dans le combat spirituel […] et celui – plus proche des batailles d’hommes d’une histoire plus récente, dont l’UNESCO, justement, veut empêcher le retour – de la pieuvre du Mal dont les tentacules viennent de lâcher prise, selon la promesse faite aux « vainqueurs de Guernica ». Sitôt convoquée, l’explication politique est suspendue : « Mais devons-nous choisir ? Une œuvre n’a pas un sens si elle n’est pas pour cela privée de sens. » Picon semble, de fait, plus soucieux de dissiper les ambiguïtés qu’une lecture hâtive de son livre pourrait susciter, car l’autonomie plastique à laquelle tendraient les grandes créations ne signifie pas fermeture au réel. Si toute œuvre digne de ce nom « fonctionne comme un système autonome », écrit-il, « la création est aussi une aptitude à faire du monde sa pâture. »
Du reste, les toutes dernières lignes de l’essai de 1971 font écho à Admirable tremblement du tempset à sa critique d’une peinture qui, oublieuse de l’appel du monde, insoucieuse de dire le réel, ne ferait entendre que le son, privé de sens, de ses seules formes : « Après tout, si Icare est tombé, n’est-ce pas pour avoir oublié l’autre élément ? interroge Picon. […] La figure énigmatique de l’art contemporain est celle-ci, peut-être : d’avoir découvert la vérité de son essence – à savoir que la création est une sorte de parthénogénèse, une autogénération à partir de ses moyens -, il risque de perdre son existence. » En d’autres termes, à rompre son attention au réel, à créer en vase clos, à confondre autonomie et autarcie, l’art perd toute pertinence et donc toute légitimité. La plupart des experts de Picasso, ignorant l’ambiguïté du livre de Picon sur ce point, dissocient La Chute d’Icare de sa peinture politique. Pierre Daix, qui publie une recension très enthousiaste du livre de Picon (Lettres françaises, 12 janvier 1972), voit dans le décor de l’UNESCO « une étape de la reconquête de soi […]. Ce plongeur sans filet n’est-ce pas lui [Picasso], plus que cet Icare que les autres y voient ? » Il qualifie d’« idiot » le titre qui aurait été « donné » à cette peinture qui lui semble plutôt tutoyer Matisse qu’avouer la mauvaise conscience de l’artiste. Or, il me semble que cet « Icare des ténèbres », selon la belle formule que Georges Salles prononce en mars 1958 et que Picasso accepte alors, dévoile le sous-texte oublié de ce décor, nié même par ceux qui en avaient les clefs d’interprétation, ses compagnons de route du PCF comme Daix… Depuis les peintures de la chapelle de Vallauris (1952-1953), criantes de manichéisme et de pauvreté d’inspiration, l’histoire avait mis le peintre devant ses responsabilités. On sait que lors de l’écrasement de Budapest, fin 1956, qui fut aussi l’écrasement de la conscience européenne, il ne rompt pas avec le PCF, quand ses proches l’encouragent à le faire, de James Lord à Michel Leiris, sans parler des insurgés hongrois eux-mêmes. « Le crime russe en Hongrie est d’un ordre qui rend le silence complice », note alors le Journal de Cocteau. Picasso, on le sait, se contente de cosigner une lettre adressée au Comité central où il se borne à manifester une inquiétude quant à la désinformation dont ferait preuve L’Humanité au sujet de l’actualité, actualité qui est aussi celle du rapport Khrouchtchev. Stupeur de Thorez et Laurent Casanova ! La défiance s’installe, comme Cocteau est presque seul à nous le faire mesurer, soulignant aussi bien le désenchantement de Picasso que son incapacité à l’avouer ou à le peindre en toute transparence. Il faut donc ici revenir à la pieuvre noire à tête d’anneau. Si l’on se souvient que Picasso approuva la formule de Salles, cet « Icare des ténèbres » n’est-il pas, plutôt qu’une énième allusion au grand Sam, la terrible métaphore de la fin des illusions, de la fin de l’illusion, l’allégorie d’une hubris, cette fois communiste, secrètement désavouée, mais publiquement tue ? La chapelle de Vallauris dénonçait les méthodes américaines en Corée, bombardements massif et guerre bactériologique, le décor de l’UNESCO s’ouvre peut-être à une tout autre lecture de la Pax sovietica. Stéphane Guégan
*Picasso 1957-1971, portrait de l’artiste en plongeur, colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art, organisé par l’association Les Amis de Gaëtan Picon, 3 et 4 juin 2022.
PICASSO, C’EST AUSSI…
Le premier panthéon de Picasso, où siègent Velázquez et Cervantès dès 1894-95, se montre moins généreux envers Greco, dont la résurrection était pourtant bien avancée. Les Français en furent les intercesseurs les plus décisifs, les écrivains, de Théophile Gautier à Montesquiou, comme les peintres, de Degas à Lautrec et Emile Bernard. Mais l’enfant de Malaga et le génie de Tolède, un Crétois devenu l’incarnation de l’Espagne post-tridentine, ne mettront pas longtemps à se trouver. Quand Picasso, à 16 ans, rend compte de sa visite du Prado, découvert en 1897, Greco s’est hissé parmi ses dieux, aux côtés de Titien, Rubens et Van Dyck. On notera qu’il parle plus alors de peinture religieuse que de sujets profanes, ce qui fait mentir une bonne part de l’historiographie picassienne, aveugle au sacré par cécité marxiste ou moderniste. Kahnweiler aura contribué à installer cette erreur de lecture en rapportant certains propos de Picasso, ou supposés tels, au milieu des années 1950, et en accréditant, à tort, une hostilité de race à l’égard des tableaux de dévotion du Greco. Ils ressortiraient à la rhétorique italienne, et seuls ses portraits, si humains, si brusques, feraient éclater sa leçon de vérité. L’exposition de Bâle ne croit pas à ce partage des eaux et rétablit enfin les termes du dialogue que Picasso, à trois siècles de distance, et malgré la fameuse « mort de Dieu », a noué avec son aîné. En moins de 80 œuvres, démonstration est ainsi faite que l’essentiel du grecquisme picassien déborde les attributs qu’on lui associe habituellement, visages en lame, barbes en pointe, regards de feu, lèvres de fer, libre anatomie et formidable résonance intérieure. Cela n’est pas faux, c’est simplement insuffisant. Une toute autre parenté, plus spirituelle et plus secrète, se dégage des rapprochements qu’a voulus Carmen Giménez et qu’elle illustre par des prêts prestigieux. Depuis le livre de Coquiot, la période bleue passe pour la plus poreuse au magnétisme du Greco. La palette mariale du vieux maître, ses lumières brisées, le sillon de céleste souffrance qu’il imprimait à ses images de saints et de saintes, Picasso en est bien l’héritier conscient. Mais ces hommes et ces femmes qu’il poursuit au café, dans les rues pouilleuses et les bordels à peine plus reluisants, ne sont-ils, ne sont-elles que les victimes du mal social qui frappe de plein fouet l’Europe 1900 ? Devant l’insistance que Picasso met à importer le mysticisme du Greco au sein de ses misérables ou de ses acolytes au verre facile, on finit par se demander si leur détresse, qu’il aura traduite comme personne, n’est pas davantage métaphysique. Aussi l’aspect le plus stimulant de l’exposition bâloise est-il lié à la forte présence des tableaux cubistes et à ce qui s’y devine de références à la grande imagerie catholique. Aux apôtres décharnés, à Madeleine repentante, à la Vierge de douleurs, se sont peut-être substitués des musiciens, des poètes ou des femmes aux yeux profonds, le mystère lui demeure : une manière de transcendance perdue hante la peinture à facettes et nous oblige, à force d’attention, à en ressusciter au sens fort les figures. A la fin des années 1960, ce seront les mousquetaires baroques qui combleront de truculence le « défaut de divin » propre à notre monde de plus en plus étroit. SG // Picasso – El Greco, Kunstmuseum Basel, 11 juin-25 septembre 2022. Catalogue sous la direction de Carmen Giménez, 44 €.
L’enfant va paraître, quelques heures à attendre, pas plus.Picasso attrape son carnet et note : « Si c’est une fille, La Faucille, si c’est un garçon, Le Marteau. » Nous sommes le 5 septembre 1935, et ce sera une fille, et elle ne s’appellera pas Joséphine, en l’honneur de Staline. María de la Concepción convient mieux à ses parents, à leur conception de la vie, inséparable d’une sacralité que la 1re communion de l’enfant, Maya pour les intimes, devait ritualiser en mai 1946. Par la grâce d’un prénom revit l’une des deux sœurs de Pablo, foudroyée par la diphtérie à 7 ans, alors qu’il en avait 14 et que ses prières n’avaient pu écarter la mort. Nommer, c’est créer, dit la Bible. La nouvelle Marie n’entre pas seule dans une existence promise à ne ressembler à nulle autre, avec son lot de bonheurs, de difficultés et de déchirures à venir. Des ombres, en septembre 1935, il n’en manque pas. La mère de Maya, la blonde Marie-Thérèse Walter, 26 ans, est née de père inconnu, et Pablo, toujours marié à Olga, ne peut, ni l’épouser, ni reconnaître pleinement le fruit de leurs amours clandestines. L’arrivée de Dora Maar, proche des surréalistes et des cocos (la faucille !), complique bientôt les choses, puis Françoise Gilot surgit. On le pressent, la toile de fond sur laquelle se déploie la très importante exposition du musée Picasso était de nature à bousculer quelques lignes, elle le fait et le fait bien, en sortant justement Maya et Marie-Thérèse du flou, dramatisé ou platement sentimental, des raccourcis biographiques ou diaboliques. Elle nous vaut, d’abord, une série inouïe de portraits de Maya, du joli nourrisson croqué dans les tendresses de l’estompe aux tableaux de 1938-1940, le regard ému du père change alors de ton : graphisme dur et couleurs acides, refus de toute infantilisation de son sujet et écho aux guerres présentes et futures. Si le dessin d’enfant, gage d’une sorte de « pensée sauvage » fascine les artistes depuis la fin du XVIIIe siècle, si Picasso collectionne ceux de sa fille et en occupe les marges, dessiner ou peindre l’enfance le pousse en terre freudienne, lui qui trouvait la psychanalyse volontiers trop explicative. Reste l’ambivalence de nos chères têtes blondes, il s’en saisit, y descend, pour le dire comme Proust. Il lui arrive même, mettant en lumière et à distance les affres domestiques où le jette sa polygamie tantôt heureuse, tantôt cruelle, d’user du mythe, grec ou plus archaïque encore, à l’instar de Sigmund… L’aveu que concèdent les sublimes feuilles de l’été 1936 s’affuble de néo-classicisme et du masque antique. Non moins que les présences souvent chiffrées de Marie-Thérèse, parfois accrues d’une épée chevaleresque et inquiétante, le visage de Maya traverse l’art picassien jusqu’aux années 1950. A Royan, dès octobre-novembre 1939, les déformations loufoques ou lugubres semblent soudainement moins ludiques que prophylactiques. Puis, la guerre finie, qui l’a beaucoup rapproché de son père, l’adolescente s’épanouit, s’assombrit, devient une femme à son tour, survit aux outrances médiatiques de l’époque, assiste son père auprès de Clouzot, soutient sa mère et décide d’avoir une vie à elle. Sous le regard, peut-être, de l’autre Marie. SG // Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo, Musée Picasso de Paris, jusqu’au 16 avril 2022, catalogue illustré de toutes le pièces exposées (grande vertu), sous la direction des commissaires, Diana Widmaier-Ruiz-Picasso et Emilia Philippot, Skira / Musée Picasso, 45€, avec la collaboration de Rafael Inglada, Olivia Speer, Olivier Widmaier-Picasso et Johan Popelard. On notera, comme ce dernier, la teneur chrétienne des poèmes de Picasso en 1935-1936, le religieux alternant avec le cru, la peur, l’humour et les multiples projections du moi sur le mystère de Maya, poèmes qui ne sauraient être lus comme le direct reflet du biographique, mais sa mise en forme complète.
Grâce aux enfants et petits-enfants de Picasso, à la faveur de dons ou de règlements de succession, les œuvres auprès desquelles il vécut ont rejoint, pour une large part, les collections nationales, à commencer par le musée parisien qu’abrite l’hôtel Salé. Il n’a jamais autant mérité sa réputation d’être le réceptacle essentiel de l’œuvre et de son archive, deux façons complémentaires de documenter le mystère de sa création. Picasso aimait à y reconnaître le fruit de la fantaisie et le ressac de l’instant. Or, le dialogue en fut l’autre moteur, dialogue avec les maîtres ou ses contemporains, dialogue avec les arts autres, dialogue avec soi. La dation Maya Ruiz-Picasso enrichit notre compréhension de cette triple exigence et réduit, d’abord, une lacune. Les tout débuts de l’artiste, que montre si bien le musée de Barcelone, se comprennent moins bien à Paris. D’où l’importance du portrait de José Ruiz Blasco, le père et le maître de l’adolescent (14 ans) quand il signa et data la chose. Celui qui devait déclarer sa flamme envers Courbet et Les Nain s’annonce ; le choix du profil et l’expression ferme disent eux la force d’un attachement que la freudienne histoire de l’art continue à ignorer. Si le Tiki, lui aussi entré dans les collections, renvoie au Gauguin des Marquises par son millésime et l’indécision de sa nature (objet de culte, avatar touristique), il était gage aussi d’une force d’affirmation que Picasso associa à la personnalité et au soutien d’Apollinaire dans une photographie célèbre. C’est aussi un peu un ready-made : en pénétrant l’atelier, il légitime sa valeur d’art, et non plus seulement sa portée sacrée. La Vénus du gaz, simple brûleur de cuisinière redressé, et soudainement humanisé et divinisé à la fois, se rapprocherait davantage des métamorphoses infra-minces de Duchamp si elle ne se souvenait pas des petites baigneuses de 1931-32. Malgré sa date, janvier 1945, j’aurais tendance à la détacher du contexte de la Libération, de la révélation des camps, ce serait une réponse indécente à l’abject. Sa charge d’Eros et d’humour, proche de Joan Miró, autorise plutôt à s’interroger sur la production de l’Occupation, que les experts noircissent à plaisir, et à tort. Que la sensualité grinçante ait été aussi la réponse picassienne à l’angoisse ou au remords, deux autres œuvres de la dation le rappellent à point nommé, L’Enfant à la sucette (juillet 1938) et le charivarique portrait de la mère de Marie-Thérèse Walter (octobre 1939), « gueule cassée » pleine de douceur et d’outrance à la fois. A cet égard, Jeune garçon à la langouste (juin 1941), – dont on a pu comparer le sexe à un canon, mais qu’il faudrait aussi rapprocher de certaines représentations de Jésus enfant -, est cousin d’El Bobo (1959), et d’une truculence baroque où le vin, les œufs et le pénis font signe aux Barrachos de Velázquez, chers à Manet. Deux autres acquisitions insignes oscillent aussi entre le profane et le religieux, le pur et l’impur, le carnet de variations sur Le Déjeuner sur l’herbe et La Tête d’homme de 1971, d’un chromatisme strident et d’un catholicisme réparateur. Le Palais des Papes en recevrait le message après sa mort. SG // Nouveaux chefs-d’œuvre. La dation Maya-Ruiz-Picasso, jusqu’au 31 décembre 2022. Catalogue sous la direction d’Emilia Philippot avec la collaboration de Virginie Perdrisot-Cassan, Johan Popelard, Juliette Pozzo et Joanne Snrech, Skira/Musée Picasso, 25€.
Pour Giorgio Vasari, qui ne se payait pas de mots, Raphaël était unique, « ottimo universale », d’un génie étendu à tout et tous, maître et rénovateur de chaque art, capable d’électriser l’âme du savant et de l’ignorant, riche de ce qu’il prit et donna aux autres, sans relâche. En 2004, on ne l’a pas oublié, la National Gallery de Londres réunissait une centaine d’œuvres, insignes ou injustement méconnues, qui offraient du prodige un portrait situé, au contact donc d’œuvres de son père (très marqué par la peinture des Flandres), de Perugino, Vinci et Michel-Ange, ses trois mentors essentiels. Dix-huit ans plus tard, sur les mêmes cimaises et à partir d’un nombre équivalent de tableaux, dessins, gravures, projets d’architecture, tapisseries et estampages de stuc, Raphaël se présente seul au public, mais multiple, polyvalent et actif sur les fronts les plus divers et, conformément au génie du christianisme, secondant les appels de l’Eros et le travail du Salut avec la fermeté qui guida sa carrière stupéfiante. Lui reprocher le magnétisme de ses Madone, la grâce juvénile de ses saints ou de ses apôtres aux cheveux longs, c’est se fermer l’accès à la métaphysique incarnée, commune à l’art et au sacré, où s’inscrit le sens du beau que Raphaël partage, d’ailleurs, avec une grande partie de son époque. Une sorte de frémissement d’éternelle jeunesse, de vie concrète, parcourt la sélection londonienne. Du reste, au-delà de leur volonté à suivre l’ensemble des voies qu’emprunta Raphaël, les commissaires britanniques, David Ekserdjian et Tom Henry, ont rendu particulièrement tangible le souci du réel, du particulier, dont la bottega est le théâtre collectif, derrière les privilèges ultimes de l’idea, mot que Raphaël utilise dans une lettre célèbre. A plusieurs reprises, chose savoureuse, l’atelier s’ouvre à notre indiscrète présence. Comme Rubens et David bientôt, Raphaël faisait poser ses élèves et collaborateurs, en tenue moderne et en fonction des exigences de tel retable d’église (Le Couronnement de saint Nicolas de Tolentino) ou de telle estampe furieuse (Le Massacre des innocents que Delacroix et Picasso n’oublieraient pas). L’alliance de la prose et de la fiction sacrée, cinq siècles après les faits, continue à nous soulever. Chaque emprunt, Mona Lisa de Léonard ou ignudi de Michel-Ange, Raphaël le testait, le vérifiait sur le motif. Eût-il été le portraitiste que l’on sait, entre Rogier van der Weyden (« La Muta ») et Vinci, si son adhérence au réel l’avait l’abandonné ou trompé. Son chef-d’œuvre du genre, à égalité du Jules II à longue barbe de Londres, se trouve au Louvre, et il a fait le voyage. On y voit Raphaël poser la main gauche sur l’épaule du cher Giulio (Romano) et leurs mains droites presque se confondre en signe de continuité par-delà la mort qui va frapper le maître et propulser le disciple, de fort tempérament, au-devant de la scène. L’oeuvre a inspiré au jeune Manet une autre effigie double, mais on pense aussi à Picasso ici et là, à Maya et Marie-Thérèse face à la fusionnelle Madonna Tempi, à Guernica devant L’Incendie du Borgo et le carton de la Conversion de saint Paul, frise explosive où l’œil est précipité de droite à gauche, tragique fiat lux. SG // Raphaël, Londres, The National Gallery, jusqu’au 31 juillet 2022, catalogue sous la direction de David Ekserdjian et Tom Henry, Yale University Press / National Gallery Global LImited, 60€. Signalons, avant d’y revenir, l’exposition Picasso Ingres : Face To Face, visible dans les mêmes lieux jusqu’au 9 octobre, occasion d’une rencontre, au sommet, entre le Portrait de Madame Moitessier et Jeune femme au livre, réponse de Picasso à Ingres, où l’on reconnaît Marie-Thérèse Walter. Datant de 1932, il précédait de quatre ans l’entrée fracassante de sa principale source dans les collections londoniennes. Le directeur de la National Gallery, Kenneth Clark (32 ans), n’écoutant que son cœur, avait déboursé une somme folle pour un tableau fou, foi de Picasso !
Les chiens aboient, hurlent même, la science picassienne progresse et le musée de Barcelone y contribue vigoureusement. Au souvenir de Lola Ruiz Picasso (1884-1958), sœur cadette de Pablo, sont attachés quelques-uns de ses portraits les plus émouvants, ou les plus troublants lorsque, devenue une belle Andalouse de seize ans, son frère devine et saisit la femme, son magnétisme, derrière l’adolescente. Sabartés a confirmé le charme fou de Lola, de même que son tempérament de feu, qui la fera baptiser terremotica, le petit tremblement de terre, au regard des secousses que subit Malaga de temps à autre, et de celles qu’elle provoque autour d’elle. La mort tragique de leur sœur Conchita, où John Richardson nous a appris à lire le drame originel de l’artiste, avait posé sur l’enfance des deux survivants la griffe de la mort, et donc de son rejet. Mais l’exposition que le Museu Picasso vient de consacrer à Lola (1), en écho au cinquantenaire de la donation des œuvres de jeunesse de l’artiste – donation faite à la ville de Barcelone et non à l’Espagne de Franco -, éclaire un peu plus et le manque d’assiduité de Pablo aux impératifs familiaux (mariage de sa sœur, mort de leur mère, etc.) et la forte empreinte catholique de son milieu d’origine. Les photographies qui documentent les appartements où vécurent Lola et les siens ne trompent pas. Au milieu des œuvres du frère prodige et vite prodigue, la présence du Christ, sous l’espèce notamment d’ivoires baroques, en est le signe majeur. Le catalogue très utile de Malén Gual nous apprend enfin que la toute jeune Lola, entre 1888 et 1891, c’est-à-dire le départ de la tribu pour La Corogne où elle apprendra à peindre comme Pablo, fut confiée à l’école des Sœurs de la Sainte Famille de Bordeaux. Cette congrégation religieuse, fondée par Pierre-Bienvenu Noailles (1793-1861), a vu le jour sur les rives de la Garonne en 1820 et essaimé rapidement à travers l’Europe. En Espagne, elle croisa le destin des Picasso. On comprend que Pablo ait choisi de représenter sa sœur dans le chef-d’œuvre de ses 15 ans : en 1896, il signe sa Première communion, grave et sensuelle au-delà du naturalisme d’époque, qui rejoindra aussi le musée de Barcelone en 1970. «Esprit religieux sans austérité » : c’est ce que conclura Max Jacob, vers 1902, après examen des lignes de main de Picasso, alors inséparable de lui.
D’autres témoignages aussi sûrs, du sculpteur Fenosa à Marie-Thérèse Walter etJacqueline Roque, laissent peu de doute quant à la profonde catholicité de Picasso, que toute une histoire de l’art a niée ou continue d’ignorer. Elle fait l’objet, à l’inverse, du chapitre le plus saisissant d’un livre roboratif, qui nous fait enfin entrer dans l’autre intimité de l’artiste, superstitions et croyances, rituels domestiques et prophylaxies, manies et magies. La vertu heuristique des regards croisés, quand l’analyse esthétique et l’anthropologie se rencontrent comme ici, n’est plus à démontrer. Il est palpable, à les lire, que Diana Picasso et Philippe Charlier ont pris plaisir à construire ensemble, au gré de chapitres nets, l’image d’un artiste aux obsessions révélatrices (2). Dieu et la mort n’en fixent que les limites extrêmes, peut-être les deux infinis, puisque Pascal fut très lu au Bateau-Lavoir, selon Apollinaire. Son ami Picasso est le contraire de l’individu moderne, positif et laïc, délié du monde et de l’au-delà. Les choses et la nature ne lui sont pas extérieures, de même que vie et mort définissent le grand balancier de sa création, de la peinture aux arts du feu. Des forces agissent derrière les objets ou déchets, bois, fer ou simple cordelette, que le hasard, dont il doute, sème sur sa route en permanence. Il en va ainsi des femmes et des hommes auxquels il a un besoin viscéral de se mêler, de se confronter ou de se heurter. Rien n’est plus significatif que son goût des assemblages hétéroclites, chez lui, à l’atelier, au sol. Les vitrines que Brassaï a photographiées à la demande de Picasso sont autant les reliquaires de l’homme que le dictionnaire de l’œuvre. Malraux, lui-même assez hanté, nous le fait sentir à maints endroits de La Tête d’obsidienne, livre capital, unique quant à la compréhension de l’animisme particulier de son héros : Picasso, qui s’était renommé, conservait cheveux et ongles, vêtements usés et tickets de corrida, n’aura pas demandé aux arts non occidentaux, à la statuaire africaine et océanienne, un simple supplément d’énergie primitive, mais un supplément d’âme, des corrélations cosmiques, de quoi croire et de quoi vaincre le néant.
Une étrange boule chamarrée, chef-d’œuvre de la production céramique de Vallauris, occupe, presque à elle seule, la salle introductive de Picasso. L’effervescence des formes, première exposition que Bordeaux ait dédiée à l’artiste depuis de lustres (3). Les cinq ans de la Cité du Vin se fêtent en rompant un trop long silence. Mais cet anniversaire eût été incomplet si le thème même de l’exposition n’avait pas permis d’approfondir ce que nous savions du rapport de l’artiste aux alcools, pour user du terme global qu’en 1913 Apollinaire associait à leur poétique commune. Le vin et tant de boissons, de la Suze au rhum, du porto au cher Anis del Mono, traversent la carrière de Picasso, comme autant de symboles de cette analogie, de cette ébriété subtile du visible et du verbe. La boule de 1948 et ses trois lettres bien lisibles le disent aussi, mais de manière à en souligner la portée cosmique. Entre fermentation et distillation, profane et sacré, le moderne, celui de Picasso et Apollinaire, touche au processus qu’il intègre à son vocabulaire. Poésie et peinture, sculpture et céramique sont désormais vouées à concentrer, en les illimitant, sensations physiques et associations imaginaires de toutes natures. L’univers des cafés, artistes ou populaires, à Barcelone et Paris, ouvre d’emblée la problématique à sa composante existentielle, sociale, politique : Picasso a l’ivresse partageuse et se nourrit dès avant 1900 des signes qu’émettent les lieux de boissons, verres, bouteilles, étiquettes, dés à jouer et journaux ou le présent vibre et se périme. Pendant près de trois ans, les tableaux bleus dramatisent les plaisirs ambigus de la boisson et de la prostitution. La tentation du verre de trop y prend alternativement le visage des jouisseurs fin-de-siècle et celui des douleurs différées. Le moment cubiste de l’œuvre fait triompher le verre et la bouteille parmi le lexique de ses objets les plus sollicités, car les plus aptes aux métamorphoses de forme, de sens et de matière auxquelles Picasso soumet son univers et son public. Le vin ne quittera plus l’œuvre. L’œcuménique Picasso exalte le breuvage du peuple et celui des dieux à égalité ! En 1933, année noire, ses Minotaures plébéiens brandissent aussi bien le glaive de Thésée que le verre de Bacchus. On observe alors une faveur accrue des figures mythologiques liées aux mystères sacrés et aux jouissances terrestres. A dire vrai, elles ont toujours été aussi présentes que le Christ. Ce qui l’aura constamment rapproché du miracle de la vigne ne pouvait que se nourrir, en profondeur, des résonances eucharistiques de la divine boisson, que l’artiste n’oublie pas de faire rayonner en émule avoué des frères Le Nain. Pour la première fois, une exposition se propose d’orchestrer l’ensemble des aspects et des valeurs que l’attachement picassien au vin a pris dans son œuvre et sa vie.
La mort de John Richardson, en 2019, avait plongé dans la plus profonde tristesse ceux qui eurent le privilège de connaitre ce concentré de vie, de charme, de malice et d’intelligence. Nous le savions cramponné à l’écriture du tome IV de sa biographie et inquiet de ne plus être, un jour, en force de l’achever. Qui a vu Richardson à sa table de travail, surmontant fatigue et vue écornée, sait ce que la discipline intérieure, aux portes de la mort, peut avoir d’admirable. Durant les ultimes semaines d’une existence qui refusa toute réclusion morose jusqu’au bout, son acharnement ne fléchit pas, de sorte que le livre que nous avons entre les mains, aujourd’hui, porte la marque de son auteur, style et esprit. Et ce n’est pas diminuer l’apport de Delphine Huisinga et de Ross Finocchio que de l’écrire. Sans eux, car ils furent bien plus que de simples assistants, nous serions privés des réflexions de Richardson sur l’une des périodes les plus clivantes du parcours picassien. Avec son sens inné de la synthèse, le meilleur biographe de l’artiste parle des Minotaure Years au sujet des années 1933-1943. La figure mi-animale, mi- humaine, surgie en 1928, attendait l’heure de sa pleine signification historique, poétique et intime. Grande et petite histoires peuvent désormais investir le mythe crétois, du labyrinthe orgiaque à la victoire de Thésée, de ce qui assombrit et électrise l’époque, comme des terreurs et désirs qui déchirent la vie amoureuse et familiale de Picasso. A se recharger ainsi, l’ambiguïté première du Minotaure n’est guère trahie, pas plus que la violence dont il est la fois le sujet et l’objet. Richardson connaissait bien les dangers de la lecture littérale, qui passe de l’œuvre à la vie, ou inversement, dans l’oubli de ce qui les sépare au-delà des interférences inévitables. La composante biographique de l’art picassien demande à être interprétée en fonction de l’imaginaire qui règle le rapport de Picasso au temps présent, affecte les turbulences de sa vie personnelle, travaille ses obsessions et fantasmes les plus ancrés. Donner aux ébats l’apparence du viol ne fait pas nécessairement de vous le parangon des violences domestiques et le sexiste barbare que les réseaux aiment à dénoncer en lui. Du reste, Richardson ne montra jamais le moindre angélisme au sujet de cet homme qu’il avait bien connu et dont il avait pu mesurer la part de cruauté, de narcissisme, de bluff comme d’altruisme ou de tendresse. De même, malgré sa ferme implication antifasciste, qui se traduisit en images et en dons d’argent, Picasso n’hésitera jamais à approcher des hommes et des femmes de l’autre camp. Ses fréquentations sous la botte, voire ses publications et achats, déjouent nos critères trop manichéens ou trop innocents. Ce tome IV, en nous les rendant si proches, fait défiler Olga et Paulo, Marie-Thérèse et Dora, Cocteau et les Eluard, Man Ray et Adrienne Fidelin, Vollard et Fabiani, Max Jacob et les fantômes de Conchita ou d’Apollinaire. Revit surtout un temps d’apocalypse qui nous vaut tant de portraits torturés et de natures mortes en manière d’ex-voto. Picasso disait vouloir dégager du spectacle de l’ordinaire de haute significations, parler comme le Christ, par paraboles.
Comme il existe un roman arthurien, où le Graal concentre la seule vérité, il existe un roman waltérien, brodé lui autour d’une absence, ou plutôt d’une absente. C’est la thèse de Laurence Madeline, experte du domaine picassien, et très réfractaire à la manière dont s’est constituée, voire perpétuée, l’image publique de Marie-Thérèse Walter (1909-1977) depuis plus d’un demi-siècle. La modélisation commence très tôt et se dispense longtemps du témoignage de l’intéressée, faute de quoi les premiers biographes de Picasso se montrent plus soucieux d’exalter les ardeurs de « l’amour fou », partagé avec un homme qui avait plus du double de son âge, que d’interroger l’amoureuse et les traces réelles de leur passion : prompt embrasement, liaison cachée, affection durable mais distance à partir de la Libération. Marie-Thérèse aborde la soixantaine quand Life la questionne enfin. De l’entretien de l’hiver 1968 qui dut être moins expéditif, la revue américaine, si friande en « gossips » quand il s’agit de l’une de ses stars préférées, retient des bribes, convenues et suggestives : « J’avais dix-sept ans et j’étais une gamine innocente. […] Picasso m’a attrapée par le bras et m’a dit » Je suis Picasso et nous allons faire de grandes choses ensemble » […] Nous faisions ce que les couples d’amoureux font, vous voyez ce que je veux dire. » Le canevas initial du mythe n’a guère besoin de plus, d’autant que le livre de Françoise Gilot a déjà fuselé la silhouette d’une adolescente sculpturale, peu regardante, mais très regardée, incarnation d’une vitalité sexuée, et bientôt maternelle, que l’œuvre allait traduire d’abondance, alternant le frénétique et la tendresse, l’éveil et le sommeil des sens, mais aussi l’actif et l’onirique. En dépit de cette iconographie contraire au simplisme de la « love affair » convertie en stimulant plastique et érotique, Marie-Thérèse, vue par Pierre Cabanne ou par Lydia Gasman, se voit réduite à jouer les Lolita dans les bras de Barbe-bleue, la « perversité » de ce dernier variant de force et de nature selon la rive de l’Atlantique d’où l’on parle… S’en trouve renforcée aussi l’habitude puérile de réduire les tableaux et les sculptures du Pygmalion moderne à la seule transcription de ses adultérines romances. Madeline multiplie les correctifs en matière de lectures brutales et d’identifications infondées : de même que Marie-Thérèse est reconnue sous chaque nu scabreux, Olga, la rivale, reste aujourd’hui très souvent condamnée à figurer la routine bourgeoise ou l’hystérie agressive. Ce récit binaire et banal, John Richardson, Diana et Olivier Picasso, Bernard Picasso, s’y sont heureusement attaqués, et ont contribué à nous en libérer. L’ambition déconstructive de Madeline fait souffrir la doxa elle aussi, elle fait surtout émerger maints documents oubliés, qui éclairent les origines familiales, le caractère volontaire de Marie-Thérèse, ses convictions religieuses, très peu mentionnées et glosées jusque-là, comme ses déceptions matrimoniales. Le dialogue de l’auteure avec son propre féminisme, retenu ici, moins là, n’est pas le moindre intérêt de son enquête.
Chose à peine croyable, la critique d’art de Jean Cocteau manquait à la librairie française. Encore le volume qui comble cette terrible lacune, 400 pages illustrées, ne procure-t-il qu’une sélection du corpus, large et annoté, il est vrai (5). David Gallentops en donne la raison : certains textes écartés répètent ceux qui ont été retenus ou sont de moindre valeur. La pression des circonstances ou les devoirs de l’amitié ont parfois pesé un peu sur l’observateur incontournable du moment moderne que fut Cocteau entre la guerre de 1914 et le début des années 1960. On se serait mieux rendu compte de cette réalité si le volume eût suivi, non l’ordre alphabétique, mais l’ordre chronologique, c’est-à-dire celui de la vie et de ses surprises. À cet égard, Gullentops aurait pu étoffer son introduction d’un survol du monde de l’art et de sa géographie mouvante où Cocteau tint un rôle plus qu’éminent. La biographie, non citée, de Claude Arnaud (Gallimard, 2003) l’avait saisi à la croisée de plusieurs cercles et de plusieurs esthétiques, qu’il ne croyait pas trahir en cheminant sans exclusive. Bérard et Coco Chanel, en somme, font bon ménage avec Braque, Derain et, évidement, Picasso. De lui, qui règne, Cocteau éloigne ceux qu’il nomme les Aristote du cubisme, peignant à l’abri de règles, ceux qui confondent discipline et crainte, tradition et conformisme de forme ou de sens. Picasso, peintre poète, se garde bien de faire de la peinture littéraire, il déforme et reconstruit sans rien perdre de la force objective de son motif. En outre, en peinture, il faut parler, dit-il à Cocteau, dégager de l’ordinaire tout ce qu’il peut suggérer d’essentiel. Qu’une bougie fichée sur une bouteille de vin, ou une ampoule criante de lumière, troue la nuit des hommes ou de l’Histoire d’une ardeur réconfortante, il n’en faut pas davantage. Même quand Cocteau parle des autres, ainsi du Greco en 1943, sa plume cabriolante reste aimantée à Picasso, peintre des deux infinis, lame de Tolède. Il faut croire que l’ode à Breker, un an plus tôt, ne l’avait pas brouillé avec Don Pablo, qui connaissait aussi la servitude des circonstances.
En 1943 et 1944, obéissant une fois encore aux devoirs de l’amitié, André Salmon saluait lui le génie d’Apollinaire, qu’il avait connu dès 1903 et avec lequel, si l’on y ajoute Picasso et Max Jacob, il forma la vraie bande du bateau-lavoir, perché dans ses planches branlantes au sommet de Montmartre. Atelier de peinture et de poésie, l’une rivalisant avec l’autre fraternellement, l’étrange vaisseau du 13 de la rue Ravignan en vit et en entendit de belles. Avec le livre de Fernande Olivier (Stock, 1933), dont Picasso a reconnu la valeur unique après avoir tenté d’interdire sa publication, Salmon et Apollinaire enregistrèrent l’ardeur de ces années où l’on pouvait boire « jusqu’à l’aurore », mêler « des vers purs à des chants obscènes », ou glorifier la jeune peinture comme on célèbre les apéritifs. Des verres au verbe, du verbe à l’image, vin et alcools coulent et enflamment la ferveur lyrique du quatuor. Le cubisme pictural et poétique, pour user d’un mot trop sec, perd une bonne partie de sa saveur et de son identité à oublier les « mondes élargis de nos sages ivresses ». La correspondance de Salmon et Apollinaire, longtemps attendue, nous ramène là où la vie des formes tire sa source. Nous la devons à Jacqueline Gojard, éditrice en 2009 des lettres qu’échangèrent Max Jacob et ce même Salmon, le moins favorisé par l’historiographie récente. Or, ce volume confirme doublement notre erreur, car à son versant épistolaire s’ajoutent les nombreux et si vivants hommages que Salmon rédigea en mémoire du père d’Alcools, dès le 11 novembre 1918. De la première partie, on retiendra la brièveté des missives, l’espèce de code qu’ils partagent et dont l’annotation devient indispensable pour le lecteur d’aujourd’hui. Ils pourront tout se dire, sous l’apparence du contraire, durant la guerre de 14 où ils s’engagent d’un même pas. Au front, les lettres s’allongent, puisque le feu à rendu impossibles les rencontres. À partir de 1916, les deux amis, qu’un peu de compétition mutuelle a toujours stimulés, contribuent au réveil du monde de l’art, le premier en exposant Les Demoiselles d’Avignon, le second en épaulant Derain et Paul Guillaume. Quant aux exercices d’admiration posthumes de Salmon, ils varient selon les supports : la NRF, en 1920, ce n’est pas Je suis partout, en 1943, ou Révolution nationale, la revue de Lucien Combelle cher à Drieu, Assouline et Gibault, en 1944. À l’heure où Picasso rêvait sur le visage de Mallarmé, Salmon redessinait inlassablement la figure de Guillaume, bien faite pour symboliser, face aux fridolins, l’âme indestructible du génie français. Stéphane Guégan
(1)Emmanuel Guigon, Malén Gual, Mariona Tió, Xavier Vilató, cat. expo. Lola Ruiz Picasso, édition bilingue, Fundació Museu Picasso de Barcelona, 20€ / (2) Diana Widmaier Riuz Picasso et Philippe Charlier, Picasso sorcier, Gallimard, Hors-Série Connaissance, 22€ / (3) Picasso. L’effervescence des formes, Bordeaux, Cité du Vin, jusqu’au 28 août 2022 (avec la participation exceptionnelle du musée national Picasso-Paris et du Museu Picasso de Barcelone) / (4) John Richardson (avec la collaboration de Ross Finocchio et de Delphine Huisingua), A life of Picasso. The Minotaure years 1933-1943, New York, Afred A. Knopf, 2021, 45€ / (5) Laurence Madeline, Marie-Thérèse Walter & Pablo Picasso. Biographie d’une relation, préface de Philippe Dagen, Nouvelles éditions Scala, 22€. Un autre ouvrage, d’après sa 4e de couverture, tente de « raconter Marie-Thérèse » et « d’éclairer la relation de Picasso avec les femmes ». Écrit dans un style volontiers journalistique (« Cette fille le rend dingue »), peu soucieux de l’hétérogénéité de ses sources (le témoignage tardif de Tzara n’est guère fiable), le livre de Brigitte Benkemoun (Sa vie pour Picasso. Marie-Thérèse Walter, Stock, 20,50€) s’intéresse presque autant aux sœurs de la mère de Maya, infantilise un peu cette dernière et entre souvent mal dans le jeu amoureux des années intenses (1927-1935) où, pour citer un confrère très inspiré, Pablo se serait conduit en cannibale déstabilisant. On regrette à le dire ainsi, car l’auteure se tient à distance des excès de la diabolisation actuelle et semble, tout d’abord, ne pas vouloir traiter Picasso en macho invétéré, thèse qui exige que Marie-Thérèse, sexuellement majeure à 13 ans, en ait été la victime sous emprise. Et, oui, par « violer », elle entendait « rapports violents » – je dirais plutôt « vigoureux », pour éviter toute équivoque. / (6) Jean Cocteau, Ecrits sur l’art, édition de David Gullentops, Gallimard, 26€ / (7) Guillaume Apollinaire et André Salmon, Correspondance 1903-1918 et Florilège 1918-1959, édition préfacée et annotée par Jacqueline Gojard, 39€, éditions Claire Paulhan.
PICASSO PEINTRE BALZACIEN
Il semble que ce soit bien Dora Maar qui ait conduit Picasso a louer, en 1937, le 7 rue des Grands Augustins afin d’y peindre son chef-d’œuvre inconnu. Dans sa perfection inaccessible aux béotiens, son apparent chaos d’où émergent quelques éclats de féminité douloureuse, Guernica ne fut guère mieux compris que la Belle noiseuse de Frenhofer. Bien que le nouvel atelier ait plutôt abrité Pourbus et ses tableaux lisses dans le récit balzacien, Picasso préférait se penser, comme il l’avoue à Brassaï, en avatar du génie incompris. Un siècle après la publication du Chef d’œuvre inconnu, il en avait donné sa version gravée, que Vollard destinait aux happy few. Assurément, d’autres affinités expliquent l’attirance du peintre pour l’écrivain, et leurs multiples traces. Le Cousin Pons, tel qu’Adrien Goetz propose de le lire, l’œil rivé sur le collectionnisme des années 1840 et la clôture nécessaire à la religion privée du beau, aurait pu ou dû inspirer à Picasso une suite d’illustrations. Elles eussent accusé toutes sortes de cousinages : Picasso partage la bricomanie de Balzac et de Sylvain Pons, Prix de Rome de musique au destin avorté, et que le bel art des autres console de ne pas en être l’élu. C’est aussi la façon de procéder du chineur, en accord avec la théorie balzacienne du magnétisme involontaire, Goetz y insiste, qui suscite la comparaison avec Picasso et sa conception, non de l’objet trouvé, mais de l’objet qui vous trouve. « Moi, proclame Pons, je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font : Chit! chit!… » Sans ce mystère de la rencontre imprévisible, et largement inexplicable, l’amour de l’art ne pourrait pas prétendre égaler d’autres voluptés ou les remplacer, il ne pourrait pas davantage toucher au sublime des cultes de substitution. Le juif Magus, marchand insatiable, passe souvent pour l’antithèse du collectionneur désintéressé dont il pénétrera le trésor avec la complicité de l’ignoble Mme Cibot. Mais la thèse de l’antisémitisme est un piège dans lequel ne tombe pas Goetz. Au contraire, en dépit de leur rivalité à posséder la crème des anciens maîtres, Pons et Magus sont frères par la folle passion des chefs-d’œuvre qui les réunit. Le goût de la monarchie de Juillet, et cette préface en relève la richesse comme Baudelaire le fait en 1845, élargie précisément les contours du panthéon pictural en y ramenant aussi bien la peinture des Le Nain que celle de Watteau, ainsi que le rappelle aussi l’exposition actuelle de la Cité du Vin. SG / Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, préface d’Adrien Goetz, annotation d’Isabelle Mimouni, post-face d’André Lorant, répertoire biographique des artistes par Rachel Boucobza, Gallimard, Folio classique, 8,70€.
A lire dans le numéro d’avril 2022 de la Revue des deux mondes : « Trois excentriques de haute époque » (autrement dit, Saint-Simon, Montalembert, Chateaubriand) et ma recension de l’indispensable volume où Christophe Carrère a réuni la Correspondance (1876-1900) d’Albert Samain (Classiques Garnier, 2021, 95€), grand poète et grand contributeur de la Revue des deux mondes, dont la réévaluation progresse. Voir enfin mon Entre Ruskin et Marx : Morris le magnifique dans le numéro inaugural de la revue Geste/s.