Le Moyen Âge de la poésie amoureuse et du divin à hauteur de cœur, vécu dans l’intimité des mots, des sons et des images, ne s’est jamais mieux porté, à lire les contributeurs de ce beau volume, merveilleusement illustré et conforme à son objet. Ut musica poesis : une certaine pratique de la poésie, sous l’Antiquité déjà, vise moins à la dire qu’à la chanter, la danser, voire la montrer. Du XIIe siècle des Troubadours au début de ce que l’on nomme la Renaissance, l’aspiration lyrique rime avec l’aspiration, sensible dans les manuscrits et livres pré-gutemberguiens, à donner un corps, un espace et parfois une couleur aux lettres qui débordent souvent les limites de la lecture instrumentale. Il arrive que certains livres, indifféremment profane ou sacré, épousent la forme de cet organe à qui nous devons la vie et où l’imaginaire occidental loge le foyer des sentiments. Bien avant Apollinaire et ses calligrammes, on peint avec les mots, et l’art d’aujourd’hui, revendiquant d’autres filiations loin du modernisme idiot, redistribue l’alliance du verbe, de l’ouïe et du voir, et de l’émouvoir, de mille façons. Stéphane Guégan / Nathalie Koble et Amandine Mussou (dir.), Ut musica poesis. Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, Editions Macula, 42€.
Ah que les princes, les rois et leurs avatars récents ont l’oreille fine ! Comme ils savent s’entourer des musiciens que la postérité les félicitera d’avoir protégés et pensionnés ! Et ne croyez pas que la fin de l’Ancien régime ait mis fin à cette association du sceptre et des enfants d’Euterpe. Etymologiquement, la muse de la musique, en Grèce ancienne, renvoyait à la faculté de plaire. Le danger de confondre plaisir et complaisance ne date donc pas d’hier, de même que la tendance à indifférencier flagornerie et narcissisme. Maryvonne de Saint Pulgent, avec la clarté incisive qu’elle imprime à tous ses livres, s’intéresse et parfois s’attaque à la courtisanerie des musiciens officiels, de Lully à Boulez. Sacrilège, dira-t-on depuis les espaces sonores de l’art assisté. Saint Boulez repeint en nouveau Lully, la perruque en moins, voilà qui indigne (pour faire écho à un pamphlet de désagréable mémoire). Encore la comparaison conserve-t-elle une part de flatterie, en laissant penser que les deux compositeurs étaient d’égale valeur, ce que le catalogue de Boulez ne permet de penser qu’à ses afficionados. Malraux n’en était pas, lui qui croyait pourtant au dirigisme étatique en matière de culture. Outre sa dilection pour les arcanes du régalien, Maryvonne de Saint Pulgent connaît si bien la musique qu’elle résume en 400 pages alertes ses épousailles avec le pouvoir. Il est, certes, des époques moins portées à la régulation verticale. Par exemple, le règne de Louis-Philippe, au grand dam de Berlioz, ne couronne aucun compositeur, laissant juges les amateurs. Jusqu’au XXe siècle, l’argent public à travers les vecteurs institutionnels constitue l’essentielle contribution d’en haut. Si le mécénat d’Etat ultérieur, en temps de crise économique ou politique, se montre plus interventionniste à l’occasion, peu d’exemples de comportements dictatoriaux, en dehors de Boulez, seront à dénombrer. Afin de conclure, l’auteur cite Pascal Ory, bien placé en raison de sa connaissance du Front populaire et de son intervention dans l’affaire Karol Beffa, qui actait, en 2014, la fin d’un monopole du goût et des Verdurin de « la contemporaine ». Le regretté Benoît Duteurtre, cauchemar du Monde et de la bienpensance, en croisant le fer, aura aiguisé sa verve. SG / Maryvonne de Saint Pulgent, Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 35€.
Ennemi juré de Berlioz, Paul Scudo lui porta le coup de grâce lors de son entrée, en 1856, à l’Académie des Beaux-Arts. La plume de la Revue des deux mondes prit ainsi un plaisir certain à féliciter l’Institut d’accueillir sous son toit un nouvel écrivain, à défaut d’un musicien digne du nom. Pour être très excessif, notre Vénitien francisé soulignait cruellement une évidence, la République des lettres avait mille raisons de tenir pour sien le polygraphe chevelu. Qui a lu Berlioz connaît son aisance à raconter ses malheurs, peindre ses impressions de voyage, louer et souvent étriller ses confrères, dès avant le Second Empire. Il faut le compter parmi les plus éminents critiques musicaux de son temps (6000 pages), et un épistolier de première grandeur (7 volumes épais). Ce vaste corpus étant désormais réuni, annoté et commenté des deux côtés de la Manche (l’Angleterre, qu’il a chérie, l’adore et le joue plus que nous), une étude d’ensemble s’avérait tentante. Le grand gautiériste François Brunet, fin musicologue à ses heures (Théophile Gautier et la musique, Honoré Champion, 2006), n’a pas résisté à l’envoutement, que Pierre Citron, l’homme de Balzac et Giono, avait subi avant lui. Mais son livre garde la tête froide et, après une étude précieuse de la rhétorique berliozienne, aborde successivement les genres propres à l’activité scripturale, inlassable, souvent orageuse ou dépitée, du musicien « malheureux ». Elève de Lesueur (chouchou de Napoléon Ier), celui que Gautier présentait comme le Delacroix de son art professait de classiques convictions, il resta gluckiste en pleine révolution wagnérienne (Baudelaire le lui reproche). Pourtant Berlioz aime aussi les longues phrases, et pas seulement quand il mélodise avec génie (Les Nuits d’été, once more, sur des poèmes de Gautier). Brunet s’intéresse moins au parcours politique, qu’analyse Maryvonne de Saint Pulgent dans un chapitre aigre-doux de son livre. Notre homme débuta aux côtés de la presse ultra, avant 1830, oublia ensuite son légitimisme, fit la moue en 1848, se félicita du coup d’Etat en décembre 1850, mais souffrit sous l’Empire de sa réputation d’orléaniste. L’éternel ballotté, l’incurable déçu, assez mal en cour par ses maladresses, ne fut pas le Boulez du romantisme. On peut s’en réjouir. SG / François Brunet, Hector Berlioz, épistolier, journaliste, librettiste et mémorialiste, Honoré Champion, 88€.
J’ai toujours pensé que Manet avait lu et conservé en mémoire l’époustouflante recension de la première du Hamlet d’Ambroise Thomas dont le Moniteur universel donna lecture le 16 mars 1867. Bien entendu, c’est Gautier qui tient la plume, note les diminuendos surnaturels de la scène inaugurale du spectre, met à sa place ce musicien plus grave que frénétique, comme pour mieux souligner la fièvre de l’immense baryton Jean-Baptiste Faure, l’égal de l’acteur shakespearien Rouvière quant à l’énergie noire. Passer de celui-ci à celui-là, c’est passer d’un tableau de Manet (notre illustration) à un autre, et rendre le peintre à sa culture scénique et romantique. En cette fin du Second Empire, la chronique théâtrale de Gautier, dont nous avons parlé à maintes reprises, embrasse l’actualité musicale. Le poète cher à Ezra Pound profite ainsi d’une reprise partielle du Roméo et Juliette de Berlioz pour le qualifier, lui, de « shakespearien ». La mort allant vite, Théo devait signer la nécrologie de celui qui, né sous une étoile enragée, n’avait jamais vraiment conquis le grand public, à l’exception du succès de L’Enfance du Christ (son chef-d’œuvre, il est vrai, avec les Nuits d’été). On sent ailleurs le poète plus conquis. Ainsi accueille-t-il avec chaleur un inconnu, qui ne le restera pas longtemps, en janvier 1868. La Jolie fille de Perth vient d’être donné au Théâtre-Lyrique, rival de l’Opéra : « M. Bizet appartient à la nouvelle école musicale et a rompu avec les airs de facture, les strette, les cabalette et toutes les vieilles formules. Il poursuit la mélopée d’un bout à l’autre de la situation et ne coupe pas en petits motifs faciles à chantonner en sortant du théâtre. Richard Wagner doit être son maître favori, et nous l’en félicitons. » Encouragé par sa fille Judith et par Baudelaire, Théophile aura secondé le wagnérisme français, électrochoc et pathologie, mais sans sacrifier au culte encombrant la musique française et la nouveauté verdienne, très présente dans le tome XIX de ses admirables pages de journalisme dramatique. SG / Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XIX, juin 1867-mai 1869, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 125€.
Les incompatibilités d’antan n’ont plus force de loi au XXIe siècle. Prenez Christian Wasselin, éminent connaisseur de la chose musicale. Tout berliozien et mahlérien qu’il soit, il nous donne une vie de Satie, mort il y a cent ans, qui confirme son aptitude à la biographie malicieuse et son peu d’aversion pour la ligne claire. Le natif d’Honfleur (ville bénie, on le sait), l’exilé de la rue Cortot (où il logea ses amours avec Suzanne Valadon), le faux ermite d’Arcueil personnifie, à côté de Chabrier, Debussy et Satie, ce qui est arrivé de mieux à notre musique depuis l’indépassable Rameau. Lui-même préférait, on le comprend, Chopin à Wagner, sans rester étanche aux sirènes de Bayreuth. Peu de musiciens ont été portraiturés autant que lui, selon les pointillés par Antoine La Rochefoucauld, en héritier de Verlaine par la colonie des Espagnols de Paris, ou en pianiste du Chat noir. Le secret de son génie tient en partie aux correspondances qu’il affectionnait, lui le grand lecteur, lui l’iconophile, pareil en cela à Debussy, qui fit tant pour lui. Et puis, évidemment, il y eut le choc de Parade. C’est Cocteau qui le pousse, rêve longtemps caressé, de coudre ensemble la Sparte des Gymnopédies et le forain de Toulouse-Lautrec, Morand l’a bien compris Né en dehors de l’Ecole, Satie en remontrait toutefois aux élèves trop sages. Il avait, d’ailleurs, quelques années de conservatoire dans les doigts. Comment faut-il le jouer, se demande Wasselin après nous avoir donné l’envie, s’il était nécessaire, de revenir aux enregistrements inégalés d’Aldo Ciccolini (né en 1925 !). De façon inexpressive, répond le pianiste Jean-Marc Luisada, et en pensant à Magritte, ajoute-t-il. Hum ! Ne vaut-il pas mieux interpréter Satie, comme le dessina le Picasso qu’on dit néoclassique, d’un trait vibrant, en somme, sans négliger la pédale ? Sobre, pas sec. « Portez cela plus loin », aurait conclu Satie lui-même. SG / Christian Wasselin, Erik Satie, Gallimard/Folio biographies, 10,50€. A lire aussi Patrick Roegiers, Satie, Grasset, 22€, plus un récit biographique qu’un roman, à rebours de ce que dit la couverture. Comme Jankélévitch, Roegiers prend l’humour du musicien au sérieux, sans traiter ses drames à la légère.
« Tout art tend constamment aux modalités de la musique », écrit Walter Pater en 1877 à propos du Concert champêtre (Louvre)cher à Manet. Depuis dix ans, un Whistler baptisait de titres musicaux ses tableaux, à mesure qu’ils se vidaient de tout référent extérieur pleinement identifiable, et que le peintre de Londres, d’abord baudelairien, puis mallarméen, cherchait à faire primer le suggestif sur l’iconique. L’époque sera bientôt au wagnérisme, à la quête des expériences totales, des synesthésies, seules capable de rendre l’individu et le monde à leur unité perdue. Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon ont consacré à l’Ut musica pictura (et inversement) un chapitre du panorama très ambitieux qu’ils viennent de consacrer au symbolisme en lui associant d’autres experts de ce que la fin-de-siècle, en référence à la tradition de l’idea, appelait avec hauteur la peinture d’imagination. Était-il si naturel de penser l’image comme l’équivalent d’une composition sonore, et non d’un texte préexistant, et l’œil comme l’analogue de l’ouïe ? Disons que le modèle musical, sans détrôner le modèle poétique, aura permis de repousser les limites du pictural loin des rivages du réalisme. Car on ne saurait définir le symbolisme qu’à partir de son supposé contraire. La force du présent bilan réside aussi dans l’extension du domaine traditionnellement imparti à son sujet. Outre que l’iconographie réserve bien des surprises captivantes, et que tous les médiums sont concernés, les auteurs suivent la vague du symbolisme, phénomène sans frontières, en ses recoins les plus variés. Socialisme, nationalisme, christianisme et néopaganisme sont quelques-uns des ismes que la nouvelle esthétique seconde et leste, soit de platonisme (l’essence des choses), soit de relativisme (le mystère comme signe d’une réalité en partie inaccessible à la raison). L’enquête s’arrête aux portes de la peinture abstraite, elle aurait pu pousser celles du surréalisme, friand des visions de Moreau et des noirs de Redon, de l’exotisme de Gauguin et du mysticisme de Filiger. SG / Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon (dir.), avec la collaboration de Rossella Froissart, Laurent Houssais et Adriana Sotropa, Le Symbolisme, Citadelles § Mazenod, 199€. A paraître, Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF/Orsay.
Le 31 décembre 1937, à quelques mois de l’Anschluss, le Wiener Philharmoniker adressait à Jean Zay ses sincères condoléances au sujet de Ravel, mort trois jours plus tôt. Le ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts répondit aux Viennois, très touché de la part qu’ils prenaient à « la perte cruelle qu’éprouve la musique française en [sa] personne ». Parfait reflet du sacre tardif de Ravel, cette lettre est la 2756e du monument que Manuel Cornejo a élevé à son musicien préféré. A chaque édition de la correspondance de Ravel, elle prend du poids et gagne en annotations. Si ces lettres manquaient d’esprit et d’informations, on aurait moins de raisons d’applaudir à l’effort renouvelé des chercheurs. Cornejo, dernier en date, a fait gravir à l’exhumation des documents un stade impressionnant. Aux lettres se sont réunis articles et entretiens de Ravel, autant d’indices de sa difficulté à sortir de sa nature pudique ailleurs que la plume en main ou dans le tête-à-tête de l’interview. Autant que les destinataires, de Colette à Ida Rubinstein, de Fauré à Poulenc, les goûts littéraires (Poe, Mallarmé) et les cercles se redessinent sous nos yeux, à commencer par la nébuleuse de Misia ex-Natanson. Ravel était son musicien préféré et le présenta à Bonnard, chez qui passe parfois le souvenir des partitions du premier (Shéhérazade). La courte missive que Ravel adresse au peintre en septembre 1908, goguenarde de ton, scelle aussi leur amour commun des « gosses » et des « bêtes ». Bonnard, peintre préféré de Zay, tout se tient. Ce simple exemple en dit long sur les profits immenses que la connaissance va nécessairement tirer de ces 3000 pages de bonheur. SG / Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Tome I et II, Tel, Gallimard, 32€.
Fin 1941, en Russie, où se ruent les panzers d’Adolf… Prokoviev, rentré de Paris depuis près de six ans, devise avec son secrétaire, complice de toujours. Quelle raison l’a persuadé à « rentrer », à quitter le Paris des avant-gardes pour Moscou et le knout du nouveau tsar ? Guerre et Paix, sur le métier, a changé d’ampleur et de ton à l’approche des nouveaux chevaliers teutoniques. Il faut, proclame Sergueï, que ma musique parle au cœur du plus grand nombre, qu’elle s’ouvre sans déchoir, reste au niveau des pièces motoriques de ma jeunesse, alliages uniques de lyrisme, d’ironie et de martellement mesmérien. Le choix impossible, qui donne son titre au nouveau roman de Dominique Fernandez, c’est cette sortie, par le haut, de la réception élitaire. Et Prokofiev, dans la même scène, de chanter les louanges d’un Ravel accessible à tous, et taxé d’académisme par contrecoup : « Telle est l’accusation qu’on porte en France contre tout effort de mettre la musique à la portée du public. Moi, j’adore le Boléro ! Je voudrais l’avoir écrit ! Voilà l’exemple, le plus réussi à ce jour, de la réforme nécessaire. » L’amour que Fernandez porte à la Russie, égal à son stendhalisme italien, n’est un mystère pour personne, bien que sa flamme pour le roman soviétique en ait surpris plus d’un en 2023. Autre passion, la musique de Prokofiev, dans son refus de l’élégiaque, du bavardage, une musique qui percute, selon le mot de Drieu en 1917 ; elle nous tient, dit le romancier, sous sa poigne, de bout en bout. Une manière de terrorisme ou d’exorcisme. La sombre (et sublime) déflagration qui ouvre Roméo et Juliette en 1936 n’a aucun équivalent. Y verra-t-on une autre réponse au « choix impossible » ? Quoi qu’il en soit, le roman aux tempi vifs de Fernandez, roman puisque la fiction s’installe dans les silences de l’histoire, débute par une polyphonie acide et drôle, conforme à son héros : morts le même jour de 1953, à quelques minutes près, Staline et Prokofiev dominent les conversations parmi les musiciens d’Etat, médiocres pisseurs de partitions sans âme. Le choix du possible, telle est la règle chez les cafards. « Celui qui se borne à suivre un autre ne le dépassera jamais », disait Michel-Ange. Prokofiev, à qui on doit quelques-unes des plus belles musiques de film, ne laisse jamais à d’autres le soin d’écrire la bande-son de sa folie. A vos casques ! SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Un choix impossible, Grasset, 25€.
Passionné de peinture, certes. Mais Jacques Rivière fut-il un authentique critique d’art ? Et un de ceux qui défendirent les esthétiques les plus neuves, du fauvisme au cubisme, de la Belle Epoque finissante ? La chose est moins sûre et peut paraître fort douteuse à qui se contente d’un rapide survol de la vingtaine d’articles, principalement confiés à la N.R.F., dont il fut l’auteur entre 1907 et la guerre de 1914. Il ne reviendra plus, pour ainsi dire, à l’actualité des salons et des galeries après 1918, signe ou pas, nous le verrons, d’un désaveu. Les intercesseurs de sa jeunesse bordelaise sont bien connus, il suffira de rappeler l’importance que prit alors le cercle de Gabriel Frizeau (1870-1938), collectionneur éclairé d’Odilon Redon et de Paul Gauguin. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? trôna chez lui entre 1901 et 1913, séquence temporelle qui n’est pas sans rapport avec l’activité journalistique de Rivière. De même qu’il conciliait Claudel, Gide et Francis Jammes dans ses lectures, Frizeau ouvrait ses cimaises aux principales voies du postimpressionnisme, à l’exception du néo-impressionnisme des émules de Seurat, ce en quoi Rivière devait le suivre. Il lui doit aussi d’avoir connu, la vingtaine atteinte, André Lhote aux côtés duquel il finira par voir en Cézanne le peintre élu et s’intéresser au cubisme. L’histoire de l’art, s’agissant de la formation intellectuelle de Rivière, se contente le plus souvent de ce compagnonnage. Force serait d’isoler une sorte de girondisme, en tous sens, parmi les représentants de l’art moderne, à l’articulation des deux siècles, un girondisme raffiné, voire précieux, et tenté par la revitalisation de l’ut pictura poesis dans le sens où l’entendait un Maurice Denis en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé. » Si l’on ajoute que Denis préconise en peinture d’arriver à la beauté par la nature, et à la poésie par la facture, entre-deux qui proscrit moins le sujet en soi que tout développement narratif superflu, et dépouille la représentation de tout mimétisme banal ou grossier, on saisit déjà ce que le jeune Rivière a tiré de son aîné, et notamment des articles parus dans L’Occident, revue chrétienne très militante, à partir de 1901. Jacques y collabore lui-même dès juillet 1907, il vient d’avoir 21 ans et oscille entre Fénelon et Proust. Deux autres composantes de son premier bagage critique méritent aussi d’être citées, l’héritage de Baudelaire et l’apport de La Revue blanche(1889-1903), prototype de ce que voudra être, à divers égards, La Nouvelle revue française. L’année 1907, départ de sa correspondance avec Lhote, le voit aussi publier une première chronique artistique, dédiée à la 23e édition du Salon des indépendants qui l’a déçu. De façon à en souligner les insuffisances, Rivière y regrette l’absence de Bonnard et Vuillard, les peintres préférés de la défunte Revue blanche et, en particulier, de Thadée Natanson. Peu importe l’extrême confidentialité de la revue tunisienne où apparaît cette recension inaugurale, son tranchant témoigne d’une conscience mature et inquiète. Stéphane Guégan / Lire la suite dans Jacques Rivière,Critique et création, édition de Robert Kopp, préface de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Olivier Bellamy, Ariane Charton, Paola Codazzi, Stéphane Guégan (peinture), Jean-Marc Quaranta et Jürgen Ritte, postface d’Agathe Rivière, Bouquins / Mollat, avec le soutien du CNL, 32€.
Une exposition
Parallèlement à la sortie de Rétro-Chaos (édition établie par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, voire notre recension à venir dans la Revue des deux mondes), une exposition se tient à la Galerie Gallimard, jusqu’au 15 mars, Daniel Cordier. Mémoires d’une vie 1920-2020 (livret, 9,90€). Homme du visuel, secrétaire du très iconophile Jean Moulin, peintre frustré et galeriste à succès après la seconde guerre mondiale, Cordier aura semé beaucoup d’images sur son chemin, autant que les écrits de toutes sortes. Leur réunion impressionne. Dès les premières photographies de famille, une certaine façon de charmer ou de dévorer la vie saute aux yeux. Sa jeunesse fut très maurrassienne, puis son patriotisme humilié, plus que De Gaulle, l’envoya à Londres. L’exposition retrace ses engagements et vérifie surtout la passion de la lecture et de littérature, qui fit de lui, sur le tard, le superbe scribe de sa vie. SG
Deux rendez-vous
Conférence de Stéphane Guégan / Passion française : Ribera entre David et Manet, auditorium du Petit Palais, Paris, jeudi 6 février 2025, 12h30 / La France s’est entichée très tôt de Ribera, elle a collectionné sa peinture, et contribué à sa légende, aussi noire que l’autre. « Tu cherches ce qui choque », écrit de lui Gautier, à l’heure où la Galerie espagnole de Louis-Philippe donne une impulsion définitive à l’hispanisme de l’école française. //// Maurizio Serra et Stéphane Guégan présentent le Décaméron de Boccace, illustré par Luc-François Granier, Bibliothèque polonaise de Paris, 6 quai d’Orléans, 75004, Paris, mercredi 26 février 2025, 19h00.
Romantismes
Géricault serait-il au creux de la vague ? 2024 s’en est allée sans que l’anniversaire des deux cents ans de sa naissance ait beaucoup secoué l’institution muséale ? Théodore, il est vrai, n’eut pas la chance de naître femme et pauvre. Et que serait l’indifférence de notre triste époque s’il était resté mousquetaire du roi après Waterloo ou s’il n’avait hissé au sommet du Radeau le magnifique survivant noir qui agite le fanion de la délivrance, torse du Belvédère repeint aux couleurs de son abolitionnisme ? Du coup, l’impétueuse ferveur du dernier roman de Patrick Grainville prend des allures réparatrices. Il y a les romanciers qui nombrilisent, ceux qui pantouflent, nombreux désormais sont ceux qui catéchisent (les non éveillés), et puis il y a ceux qui cravachent, éperonnent le verbe ou écrivent à tout crin. Depuis son prix Goncourt de 1976, la flamboyance du français tient Grainville dans ses exigences et son baroquisme romantique. LaNef de Géricault – fin titre qui rattache le peintre de la Méduse à la Navicella de Giotto et à la folie de Bosch, débute à la veille des Cent Jours, comme Monte-Cristo. Au moment où la France, pas toute, comme l’a montré Waresquiel, s’apprête à renouer avec l’aigle un rien déplumé, Théodore rejoint la jeune épouse de son vieil oncle et lui fait l’amour sans compter. Etreinte inaugurale où je verrais volontiers un idéal littéraire toujours actif. Comment les mots peuvent-ils lutter avec l’empathie de l’image, triompher d’elle ? Roman charnel, à la mesure de son héros, roman noir aussi, à proportion des mélancolies tenaces du peintre (seule certitude, nos peines), LaNef de Géricault réussit à être un roman politique en écartant les pièges du genre. Michelet, nous rappelle-t-on, a simplifié l’auteur de l’Officier chargeant et de la Méduse. En 1815, avant et après les ornières boueuses de Waterloo, pour qui brûlait l’insaisissable Géricault ? Grainville remet en scène autour de lui ces anciens officiers de l’Empire qui ruminent leur demi-solde, et ces peintres, qui tel Horace Vernet, « rossignol de la résistance », bombent le torse et cabrent discrètement leurs pinceaux sous Louis XVIII. La réalisation dantesque du Radeau se réserve les meilleures pages du livre, avant l’autre agonie, celle du peintre fauché dans sa fleur. La pietà finale, par la grâce d’un simple pigeon, clôt le drame sur une note flaubertienne. SG / Patrick Grainville, de l’Académie française, La Nef de Géricault, Julliard, 22,50€.
Dumas fait un tabac. La récente et décevante adaptation de Monte-Cristo à l’écran, où seul le ténébreux Pierre Niney était à sauver, a déclenché un vrai phénomène de librairie. Soudain, ce fut le raz-de-marée, les aventures de Dantès se trouvèrent ou retrouvèrent entre toutes les mains. Qui s’en plaindra ? C’est l’une des perles de notre littérature, et c’était le roman de Dumas que préférait Delacroix, fasciné comme nous d’y lire le tableau des années 1815-1838 (cruciales dans le cas d’un peintre qui avait vu s’effondrer par deux fois la France de l’Empire). La belle édition de Sylvain Ledda, très attentive au cadre historique, et à cette tentative de « roman en habits noirs », ne conteste pas ce qu’Umberto Eco et Claude Schopp ont souligné avant lui, la « configuration christologique » du roman. Le sémiologue italien l’apparentait aux trois temps de la Passion, de la prison (dont il parvient à se libérer) jusqu’à l’autre libération, puisque Dantès renonce à pousser le désir de se venger au-delà des limites de la justice. Dumas et sa créature, d’abord ivres de violence, sont rattrapés par leur sagesse judéo-chrétienne et la nécessité de proportionner la punition au crime. Ils sont de toute nature au cours de ce livre comparable à bien des titres, Ledda a raison, à la Divine comédie. Dantès renvoie onomastiquement à Dante, l’abbé Faria à son compagnon Virgile… Chemin faisant, le lecteur croise mêmes des brigands italiens doués de la noblesse que les ennemis de Monte-Cristo ne sauraient que singer. Et Dumas, fin collectionneur de peinture moderne, de comparer ces despérados à ceux de Léopold Robert et Schnetz. La force continue du livre et sa puissance picturale, nous le savons, doivent beaucoup au nègre de Dumas. Je veux parler d’Auguste Maquet, ex-Jeune France si cher aux amis de Gautier. Lequel, en février 1848, à la veille d’une nouvelle déposition royale, affirmait que les héros de Dumas avaient désormais détrôné les personnages légendaires. SG / Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 12,50€.
Découvrant récemment La Fleur du mal, excellent petit Chabrol de 2003, j’ai réalisé combien la structure d’On ne badine pas avec l’amour avait tracé son sillon de fièvre et d’amertume dans la mémoire de nos créateurs les plus curieux des méandres du cœur. Et des blocages du corps. Comme le proverbe de Musset, écrit pour être lu plus que joué, paraît dans la Revue des deux mondes de juillet 1834, la lecture biographique a longtemps dominé l’exégèse et expliqué Badine par les déboires sandiens et le fiasco vénitien. Ledda, aussi familier d’Alfred que d’Alexandre, n’emprunte pas ce chemin et nous rappelle, au seuil de son brillant essai, que les premières ébauches datent, du reste, de décembre 1833. Les ratés de la Sérénissime, dont on dira que les torts sont partagés, sont encore à venir. Illusoire avait été leur coup de foudre, dure et humiliante fut la chute. Mais Musset n’avait pas besoin d’éprouver sur lui les chimères du sentiment, la fragilité de l’absolu amoureux, l’horreur de la jalousie ; la littérature ancienne et récente en avait fait grand usage. Au carrefour de plusieurs traditions, et de plusieurs imaginaires érotiques, se situe l’analyse agile et savante de Ledda ; on dira, en simplifiant, qu’il y a choc ici entre les tendances lourdes de notre XVIIIe siècle, celles de Rousseau, Carmontelle et Marivaux, au contact de l’influence britannique, triple elle-aussi, Shakespeare, Byron et le Lovelace de la Clarisse Harlowe de Richardson. D’abord suivi, le modèle de La Nouvelle Héloïse ne résiste pas à une telle concurrence et le péché originel, effacé par la candeur rousseauiste, redresse vite son front. Le genre du proverbe imposait une morale claire. Musset la complique à plaisir en glissant le personnage de Rosette, qui ne croit qu’aux preuves d’amour, entre Camille et Perdican, frustrés pour des raisons différentes de la réalisation du désir qui les aimante l’un à l’autre. Est-ce la morale du libertin qui l’emporte ? Ce serait trop simple. Plus subtil, Musset ne stigmatise même pas l’Eglise et ce qu’elle inculque aux jeunes femmes de bonne société. La beauté cruelle de Badine, en dernière analyse, croise le tragique de la vie et le temps métaphysique, le hasard et la nécessité. SG / Sylvain Ledda, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset ou Les Cœurs égarés, Champion / Commentaires, 10€.
Contrairement à certains de ses frères (Ferdinand) et sœurs (Marie), Louise d’Orléans, première fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie à laquelle elle ressemblait, dit Hugo, n’avait jamais eu droit à une exposition qui croisât histoires dynastique et artistique. C’est fait et bien fait, à la faveur du rapprochement du château de Chantilly, où veille encore le duc d’Aumale, et de diverses institutions, souvent royales, de Belgique. La princesse exhumée revit au milieu de ses atours, bijoux et autres signes de sa nature attachante . Nos voisins ont des raisons de l’avoir moins oubliée que les Français, il est vrai, de plus en plus en froid avec leur passé monarchique. En 1832, l’année de ses vingt ans, que le peintre Court a merveilleusement éternisés, Louise épousait à Compiègne le roi des Belges, Léopold Ier, qui semble ne pas mériter sa réputation de rudesse teutonne. L’épouse du Saxe-Cobourg, épouvantée d’avoir à quitter Paris et les siens, s’acclimata vite, associa les artistes à sa cour et abreuva sa famille de lettres riches en impressions de lecture. Balzac, Sand, la Revue des deux mondes, la France, en somme. Bien entendu, son éducation politique et artistique n’avait pas été négligée, on est plus étonné d’apprendre l’agacement, voire l’hostilité, que lui inspiraient les ministres de son père les moins ouverts au « mouvement ». Il semble néanmoins que 1848 ait mortellement compromis sa santé. Elle meurt à 38 ans, en 1850, entourée des Orléans, alors exilés en Angleterre. Le Sommeil de Jésus de Navez, l’un de élèves bruxellois du vieux David, accompagna peut-être les derniers moments de la reine catholique. SG / Julien De Vos (dir.), Louise d’Orléans, première reine des Belges, In Fine éditions d’art, 35€.
Né l’année de la prise de la Bastille, mort celle du Salon des refusés, François-Louis Poumiès de La Siboutie, avouons-le, s’était un peu éloigné de nos radars. Ses souvenirs, parus en 1910, sont donc à lire de toute urgence. Ce médecin, avec son nom fabuleux d’enracinement périgourdin, fut aussi un enfant enthousiaste de la Révolution (celle de 1789), époque qui réforma le monde de la médecine, avant que les guerres napoléoniennes, triste bienfait des charniers, fissent faire à la chirurgie des bonds de géant. Lui s’est formé dans les deux disciplines à la faculté de Paris ; en 1812, il débute à la Salpêtrière, puis l’Hôtel-Dieu l’aspire, il y retournera, en 1832, lors de l’épidémie de choléra, hécatombe d’où sortirait l’insurrection que l’on sait. Sous l’uniforme de la garde nationale, il participe à la reprise en main des quartiers populaires. Entretemps, alternant le faubourg Saint-Germain et les bureaux de bienfaisance de l’Est parisien, il s’était constitué une clientèle socialement diverse, l’une des clefs de sa justesse quand il s’agit d’amasser, lui aussi, des choses vues et entendues. Récit limpide de près d’un siècle de turbulences politiques, il sait entrelacer aux événements collectifs des considérations très personnelles. Car notre Hippocrate moderne, qui a lu Chateaubriand sous Napoléon Ier et dansé avec la future Delphine de Girardin en 1825, s’intéresse aux arts. Quand il croise Gérard et Gros, habitués du Salon d’Antoine Portal, il écoute ou engage la conversation. Bref, on va de surprise en surprise. En plus de sauver des vies, Poumiès de La Siboutie eut le don de graver la sienne. SG / François-Louis Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris, Le Temps retrouvé, Mercure de France, édition de Sandrine Fillipetti, 13€.
« Il me semble fort laid », note Marie d’Agoult, à la naissance de Daniel, le fils qu’elle donna à Franz Liszt, le troisième des enfants nés de leur union peu conventionnelle, et de leur existence nomade. On aurait pu inventer le terme de Bobo pour ces amoureux un peu tziganes en rupture de ban. Blandine a vu le jour en 1835, Cosima en 1837, leur frère en 1839, à Rome, où l’enfant peu désiré est déclaré de mère inconnue. La connaîtra-t-il jamais ? La comtesse ne débordera pas d’affection à son égard, elle est trop occupée d’elle-même et bientôt du mariage de ses filles. Quant au papa, c’est pire, rien n’existe en dehors de sa personne, de sa musique et de son aura de concertiste de plus en plus charlatanesque. L’enfant de 1839, alors que le couple se lézarde, est expédié chez une nourrice de Palestrina. De plus en plus distante envers Franz et Marie dont elle avait été la confidente au début de l’aventure, Sand s’indigne qu’ils ne fassent pas plus de cas de leur progéniture que d’« une portée de chats ». Le sort de Daniel, en revanche, apitoie le peintre Henri Lehmann, éminent élève d’Ingres et portraitiste des parents, en séjour à la Villa Médicis. A lire Charles Dupêchez et son émouvant plaidoyer, on comprend que lui aussi s’est ému de ce fils peu ou mal aimé, qui possédait tout, l’intelligence, la culture, l’esprit, la beauté, et méritait d’être, au contraire, poussé où il était appelé. A onze ans, ce fou de Molière écrit et pense comme peu de candidats au baccalauréat d’aujourd’hui. Brillant au collège, étudiant aussi doué que dissipé, il ne sera pas parvenu à gagner l’estime de son père que Dupêchez flatte en lui accordant du génie. Une bonne part de sa musique est inaudible. N’est pas Beethoven ou Chopin qui veut. Emile Ollivier, qui avait épousé Blandine en présence de Manet, jugeait plus sévèrement le corpus de son beau-père, qui aurait gagné certains accents « s’il avait eu pour ceux qu’il a mis au monde un cœur plus paternel ». La théorie peut faire sourire, elle n’en désigne pas moins une réalité accablante. SG / Charles Dupêchez, Daniel Liszt. Un fils mal-aimé, Mercure de France, 17€.
Baudelaire aurait jugé puérile la tentative des surréalistes visant à faire de l’art le moyen d’éradiquer les contradictions du réel et de l’expérienceque nous en faisons. Passer du poète des Fleurs du Mal à ces cadets qui ne l’aimaient guère, c’est passer d’un « cerveau catholique », fort de ses conflits, fier de sa morale propre, à un unanimisme de rêve, c’est-à-dire aux chimères délivrées des imperfections de l’ici-bas. Théodore de Banville ne dit rien d’autre lorsqu’il parla, le 2 septembre 1867, sur les restes de son ami, avec sa justesse coutumière. A Baudelaire qu’il pleure, il attribue une « œuvre essentiellement française », le contraire donc des phraseurs creux et des rhéteurs trop lisses. Comme Balzac, Daumier et Delacroix, précise Banville en oubliant Manet, il « accepta tout l’homme moderne ». Cette modernité-là, si elle désignait le siècle qui s’était fermé les cieux, englobait un moment plus large de notre culture, puisque ce discours d’adieu fait « remonter » la poétique chrétienne de Baudelaire aux guerres de religion. Agrippa d’Aubigné avait été son frère d’armes, plus que Hugo et Lamartine, lus plus qu’élus. Ces mots, ces rapprochements si perspicaces de Banville n’ont pas été écartés de ses Œuvres complètes, ils sont dignes de la préface que Gautier donna à la troisième édition des Fleurs du Mal afin d’innocenter leur auteur du satanisme athée qui lui fut reproché avant et après sa mort. Banville et Gautier ont largement mérité de figurer parmi les voix dont Baudelaire et ses autres a fait son miel. L’idée de ce collectif revient à Patrick Labarthe, grand baudelairien s’il en est, et profond connaisseur des langages qui se télescopent sous l’apparente harmonie de l’œuvre. Qui d’autre que Baudelaire, pour paraphraser Claudel, se plut autant à la cohabitation des classiques (Bossuet ou Racine) et de ce qui en semblait l’antithèse, de Pétrus Borel au journalisme boulevardier, d’Edgar Poe à l’idiome des peintres ou des chiffonniers ? Les alliages hétérogènes et les alliances dissonantes eurent sa bénédiction, il fallait frapper les esprits au lieu de les conforter et les endormir, réveiller les consciences plutôt que de les dédouaner de leur part de responsabilité dans la léthargie générale. Pour mieux saisir de quoi était faite cette éthique de la discordance, pour la suivre de ses sources aux traces qu’elle a laissées chez des écrivains de tout bord, Labarthe a réuni une vingtaine de contributeurs aux spécialités, perspectives et horizons aussi divers que leur objet. Sur le versant des lectures baudelairiennes, Villon et Pascal font l’objet de réexamens, quand Barbey, Huysmans, Valéry ou Drieu, sur le versant des lecteurs, nous aident à serrer notre Dante, qu’on a décrété, et Georges Blin le premier, un peu vite indocile à la rédemption. Ces autres qui l’éclairent à leur tour, ce peut être encore telle ou telle pratique du monde des lettres, comme l’éreintage forcé, et des arts, comme les joutes du Salon. La pensée, en bonne littérature, doit naître de la sensation pour conserver son étincelle de vie et sa marge d’ambivalence, ce volume, pour s’y tenir, ne trahit jamais le poète.
Le Spleen de Parisconfirme son hégémonie actuelle, un peu surfaite, auprès des baudelariens en occupant presque entièrement la troisième partie du volume Labarthe. La dépendance des poèmes en prose envers la presse de grand tirage, notamment celle du fait divers, leur dette envers Sainte-Beuve (celui de Joseph Delorme) ou Hoffmann, sont discutés autant que l’obsession jouissive et douloureuse du transitoire. A cet égard, certains commentateurs du Spleen me semblent un peu oublieux du programme annoncé par le poète lui-même, notamment de « la morale désagréable » qui doit s’en dégager au gré des observations du flâneur. La raillerie, dit Baudelaire à Jules Troubat en 1866, autant que le détail réaliste et grinçant, se veut la vertu première de cette tentative de poésie nouvelle, débarrassée du vers et de sa pureté, vouée aux misères et aux rares bonheurs que réserve la vie moderne. Adepte de la sociocritique et de la sociologie littéraire, Jean-Michel Gouvard s’est proposé de revaloriser le contexte des années 1857-1867 dans son analyse de ce corpus inachevé, et de ses thèmes permanents. Si certains relèvent bien du sociétal (pauvreté, vieillesse, veuvage, prostitution), d’autres sont de nature existentielle (ennui, résignation, aspiration à un autre monde), et aussi familiers aux lecteurs des Fleurs du Mal dont le Spleen fut le pendant rieur et railleur. Les illusions du politique en dressent l’arrière-plan, bien que Gouvard stigmatise les apories du Second Empire, décrit comme impérialiste en tout, plus que ce Baudelaire nomme les « élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public ». Assommons les pauvres !, est-ce un pamphlet nourri de Proudhon, selon Gouvard, ou le contraire ? Que Baudelaire peigne et critique le monde moderne d’un même mouvement, c’est l’évidence. Que le lyrisme traditionnel de la poésie y vire à la désublimation, on ne saurait le contester. Mais Gouvard ne réduit pas le Spleen à une esthétique du constat, fût-elle acide, dans le sillage avoué de Goya et Poe, il lit en Baudelaire la volonté persistante de contester l’ordre établi et la loi d’airain de l’économie, position que 1848 et le référendum de 1851 n’auraient pas douchée. Ne se payant pas de mots, le présent ouvrage collecte un flot d’informations, voire d’images et de caricatures, relatives au temps du « dictateur » Napoléon III, autant d’indices supposés de la portée subversive des instantanés baudelairiens. Il faut admettre que le lecteur est parfois ébranlé par cet apport documentaire passionnant, mais qui ne suffit pas toujours à le désarmer, ainsi quand L’Etranger, cette figure du déclassement idéologique et de la résistance chrétienne, est rapproché des travailleurs immigrés que le Paris d’Haussmann aspire alors. Gouvard décèle partout des allégories de la condition du poète indocile, devenu indésirable en régime autoritaire. Mais Le Vieux saltimbanque, comme Baudelaire l’énonce nettement, personnifie « l’homme de lettres qui a survécu à sa génération dont il fut le brillant amuseur », symbolise donc cette mort qui double l’autre et effraie le poète, non moins que la liesse d’un public impitoyable. Les avertissements de Baudelaire, du reste, émaillent le Spleen ; et les multiples occurrences de l’enfant, dont la perversité native transcende les classes sociales, sont porteuses de métaphysique, cette morale désagréable, qui donne leur grandeur à ces petits poèmes.
De toutes les trouvailles dont fourmille ou fait état le livre d’Amaury Chardeau sur Caillebotte, son lointain parent, la plus éminente, à mes yeux, concerne Baudelaire. Nous savons maintenant que le jeune Gustave, alors que le Second Empire connaissait son dernier éclat, eut entre les mains quelques-uns des sept volumes formant les Œuvres complètes (posthumes) de l’écrivain mort en 1867, deux volumes des traductions de Poe et le volume de L’Art romantique. Ce dernier abritait, comme on sait, deux textes décisifs sur Delacroix et, non moins crucial, Le Peintre de la vie moderne. J’aurais tant aimé disposer de cette information quand s’écrivait ma monographie (Hazan, 2021), laquelle s’ouvre par un double parallélisme. L’un touche justement à Baudelaire dont je proposais de rapprocher les grandes compositions urbaines du peintre, construites comme autant de théâtres improvisés, propices à l’aléatoire des rencontres et l’imprévisibilité des perceptions. L’un des poèmes en prose les mieux venus, Les Foules, leur fournit peut-être la meilleure exégèse : « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. […] Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. » L’autre parallélisme concerne Flaubert, dont Caillebotte parle à Monet avec enthousiasme et réserve. D’un côté, l’auteur de Bovary incarne le réalisme comme le peintre l’entend, pur de toute sentimentalité et trompeusement impersonnel, afin de donner à l’effet de réel une force imprescriptible, et irréductible au regard des récits transparents. La réserve, révélatrice de la philosophie que le peintre a toujours pratiquée, vise la surenchère flaubertienne dans le désenchantement, le dégoût de tout. Car, comme le souligne Chardeau, après avoir utilement sondé les résultats scolaires (« esprit fin, juste, plein d’émulation ») et les états de service de Gustave en 1870-1871, nous avons bien à faire à une âme vaillante. Cette nature d’entrepreneur (les expositions impressionnistes lui doivent tant), de collectionneur (Orsay lui doit tout), ce chantre du geste sûr, de l’effort sportif, de l’hygiène corporelle, accorde très tôt sa ferveur positive à une imagerie unique, qui ne sépare jamais, quoi qu’en en dise, le privé du collectif. On ajoutera que le livre de Chardeau, d’une verve souvent drôle, croule sous les photographies inédites, les renseignements de toute nature et les fines analyses de l’œuvre. Je ne le suivrais pas en tout, mais cela ne diminue en rien la valeur de son ouvrage serré, qui dote d’un relief neuf certains membres de la famille : Martial, le père hyperactif, dont il a retrouvé le portrait par Béraud, et étudié la bibliothèque (Racine, Rabelais, Voltaire, la Revue des deux mondes, Walter Scott, Fenimore Cooper) ; ou René, le plus beau des trois frères, le plus coureur de jupons, le plus dispendieux, le plus tête-brûlée, avant de nous tourner le dos dans le tableau du Getty, car privé d’un destin d’artiste. Le soin d’enquêteur que Chardeau met à rétablir l’identité et la personnalité de Charlotte Berthier, la dernière maîtresse de Gustave, invisibilisée par sa belle-soeur mais chantée par Jean Renoir, mérite enfin d’être salué, d’autant plus que les féministes anglo-saxonnes se préoccupent moins d’elle, que de la libido clivée, dit-on, du peintre. Stéphane Guégan
Amaury Chardeau, Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, Norma Editions, 32€ / Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Droz, 36,90€ / Jean-Michel Gouvard, L’Apocalypse Baudelaire, Classiques Garnier, 45€ / Baudelaire,Les Fleurs du Mal, édition de Jacques Dupont et préface de Fabrice Luchini, GF, 9€. Diseur de Baudelaire, lecteur de Baudelaire, ce dernier en a fait, dit-il, son recueillement. Et comme la mémoire ne lui manque pas, ni la touche du peintre, il nous livre le souvenir de Michel Houellebecq susurrant : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : »
Gustave Caillebotte mis à nu, deRaboteurs à Homme au bain / France Culture / Répliques d’Alain Finkielkraut / Peindre les hommes / avec Dominique Bona et Stéphane Guégan, samedi 16 novembre 2024
Il n’est pas un jour où l’actualité, du recul général de la civilisation au recul du français chez nos collégiens, ne vérifie la justesse d’Hannah Arendt, nous dit Bérénice Levet, experte de sa pensée et de la place qu’y trouve la réflexion esthétique, tellement éclairante quant à ce monde menacé par les progrès de toutes sortes. En lisant Arendt, le souvenir du Baudelaire de 1855, accablant de son ironie l’Exposition universelle, nous vient souvent à l’esprit. Pourquoi ne pas imaginer que Walter Benjamin, l’un de ses frères en philosophie, l’ait conduite au plus conséquent, car au plus chrétien, des antimodernes ? « Le christianisme a bien connu l’homme », résumait Pascal ; Bérénice Levet nous le refait entendre à l’appui d’un des arguments majeurs de son essai. Le sacré, quelque explication qu’on lui donne, ne saurait être congédié sans contribuer à la déshumanisation galopante de nos sociétés et de nos existences. Arendt décida d’étudier très tôt la théologie. Pour une Juive allemande, d’autres choix, et d’autres sujets de thèse que Saint Augustin, auraient pu ou dû s’imposer. Mais penser la religion, penser l’enseignement du Christ, en dehors même de la possibilité de la foi, c’était s’armer, avant Hitler, avant la Bombe, avant les bébés éprouvettes, avant la déresponsabilisation du Mal, contre les fléaux d’une modernité déjà grisée de soi. Nous payons chaque jour le prix fort de l’atomisation et de l’instabilité des démocraties en proie aux maux que l’on sait. La souveraineté du moi, le triomphe de l’individu sans attaches ni devoirs, de l’humain délié du monde et du passé, n’en est pas le moindre. Or, Arendt, nourrie des Grecs et de la Bible, entraînée par la phénoménologie de sa jeunesse, refuse d’entériner les logiques séparatistes, soit le divorce des hommes et du monde, des hommes et du politique, ou, mieux, du conservatisme et du progressisme. La terre, la langue, la culture, l’histoire, les croyances éprouvées par le temps, ce sont les véhicules, prêts à se réveiller, d’une transcendance aussi utile que l’air que nous respirons ou que l’art que nous défendons. SG / Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Éditions de L’Observatoire, 2024, 21€.
Imprévisibles sont les détours du miracle. Un inédit du grand Giono, mentionné par son Journal, mais perdu de vue, nous revient. On comprend pourquoi aujourd’hui ; il croupissait aux Archives nationales avec le reste des cartons de la Section spéciale de la cour d’appel. Sous Vichy, elle s’occupait des communistes que la rupture du pacte Molotov-Ribbentrop et les attentats contre l’Occupant soumettaient à une traque incessante de la part du nouveau régime. Sans avoir jamais été stalinien à la mode 1932-36, Giono s’était laissé embobiner au temps de l’AEAR et des entourloupettes d’Aragon. L’idéologie est donc étrangère à son ralliement prudent ; les charniers de 14-18 qu’il a vus de plus près que d’autres lui étaient restés sur l’estomac. Plus jamais ça, c’est sa ligne de conduite, voire d’inconduite. En mars-avril 1941, soupçonné d’action clandestine de « nature à nuire à l’intérêt national », Giono est interrogé à plusieurs reprises. Lente instruction, jusqu’au non-lieu prononcé le 20 novembre. Le 13, en effet, ses arguments avaient convaincu ; Giono rappela son rejet de toute accointance avec le PCF entre la guerre d’Espagne et la drôle de guerre (son pacifisme lui avait d’ailleurs valu d’être emprisonné en septembre 1939). Lors de l’interrogatoire du 13, il réitère son soutien à la Révolution nationale, synonyme, à ses yeux, d’une politique de la Terre en réaction au technicisme et à l’internationalisation du capitalisme. Enjoint à justifier de son emploi du temps au cours de l’été 1939, il confie à ses juges le journal de la semaine qu’il avait passée sur les routes secondaires de la Haute-Drôme, du 20 au 27 juillet, en ces mois de veille d’armes. Ces pages magnifiques, pour employer un mot que Giono réservait aux révélations de la route ou de la table, possèdent la fraîcheur de croquis oubliés près de 90 ans à l’abri du jour. La solitude du marcheur lui fait éprouver la « vie de tout », et opter pour la note, concentré d’odeurs ici, de couleurs là. Les Grands chemins sont en marche. / Jean Giono, Voyage à pied dans la Haute-Drôme, édition présentée et annotée par Antoine Crovella (disciple d’Alya Aglan), Éditions des Busclats, 2024, 15€).
La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des DeuxMondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.
*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr
D’autres femmes, d’autres images
Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.
Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.
Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :
Ils se réclamaient de la grande tradition, mais nul ne les prenait au sérieux.Delacroix en 1830, Courbet en 1855, Manet en 1867, chacun a proclamé publiquement sa dette, parfois par le texte, toujours par l’image, envers les vieux maîtres. On préférait les accuser du contraire. Le reproche d’iconoclasme venait de la presse hostile et des représentants de l’art frondé, avant d’étayer l’argumentaire banalement avant-gardiste du XXe siècle. Ce transfert donna une seconde vie au mythe de la rupture esthétique en l’inversant et le valorisant. Entre anciens et modernes, passé et présent, il fallait qu’il y eût divorce là où, depuis une vingtaine d’années, expositions et publications ont rétabli une approche moins manichéenne et plus érudite des passages et des héritages dont s’est toujours nourrie l’évolution des arts visuels en occident, même dans la phase qu’ouvrent le réalisme et l’ambition d’une peinture où l’expérience vécue semble subordonner, voire effacer, tout recours à l’iconographie et à la rhétorique savantes. Dans un livre superbement et intelligemment illustré, qu’ouvre le Berthe Morisot très rococo de Chicago (ill.), Brice Ameille confirme la révision en cours et l’amplifie de façon remarquable. Sa capacité de synthèse ne nous prive pas des lectures renouvelées qu’il tente ici ou là, s’agissant du processus citationnel et des parallélismes entre création et mouvements de la sensibilité, comme la réhabilitation du premier XVIIIe siècle sous Louis-Philippe et Napoléon III. On ne le suit pas en tout, mais l’ensemble stimule, fût-ce s’agissant d’artistes aussi publiés que Manet et Degas (les plus propices à l’aggiornamento).
Si les impressionnistes, ou ceux que nous dénommons tels, occupent principalement cette vaste étude, comme son titre l’indique, le champ couvert ne s’y borne pas. Van Gogh, Gauguin et le dernier Cézanne sont intégrés au corpus de référence, enrichissant les données réunies, mais ils altèrent les contours de l’analyse et de la période historique sans raison évidente. On le soulignerait moins si ce bilan avait fait la place qui leur revenait à Gustave Caillebotte et ses références permanentes (statuaire antique, Rembrandt, Le Nain, Chardin), et à Mary Cassatt, élève de Couture comme Manet, et traitant Degas en maître. Ajoutons que Cassatt et Morisot, elle bien présente, eussent dû faire l’objet d’une approche sexuée, eu égard au genre attribué à certaines esthétiques (le rocaille) et certains sujets codifiés (les fleurs, les enfants, etc.). N’empêche, Brice Ameille signe d’excellentes pages sur l’exercice de la copie et la porosité qui l’entraîne vers l’invention. La « nouvelle peinture » des années 1860-1880, terme préférable à celui d’impressionnisme, s’est donné les moyens de son ambition, qui consistait à adapter, actualiser, la tradition en fonction des attentes et des réalités de la France post-révolutionnaire. La politique, pourtant capitale en ce temps de reconstruction nationale, intéresse moins l’auteur que ce qui touche au « métier », au collectionnisme du temps, à la reproduction mécanique en crue, et aux tensions entre l’originalité revendiquée, le lien aux modèles et le refus d’une banalisation triomphante de l’image. Je serais plus prudent que l’auteur au sujet de la vieille hiérarchie des genres et de son supposé déni : l’œuvre de Manet en offre un parfait contre-exemple. Quelques petites erreurs (le peintre du Fifre est bien allé en Angleterre, sa peinture aussi), mais rien qui affaiblisse ce livre généreux, et jamais jargonnant.
Stéphane Guégan
*Brice Ameille, Les impressionnistes et la peinture ancienne. Itinéraires d’une avant-garde face à la tradition, préface de Barthélémy Jobert, Sorbonne Universités Presse, 2022, 48,50€. Cette recension, dans une version différente, est au sommaire de la Revue des deux mondes, livraison de septembre (couverture en ill.), de même que mon compte rendu de l’indispensable Correspondance (1891-1894) de l’Abbé Mugnier (édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth, Honoré Champion Éditeur, 2023, 95€), correspondance entre les lignes de laquelle défilent le gratin des salons huppés et plus d’un demi-siècle de littérature française, de Huysmans à Proust, de Barrès à Céline, de Mauriac à Drieu, et j’en passe. Quant aux publications d’Olivier Muth relatives à Louise de Vilmorin, voir Stéphane Guégan, « Bon chic, mauvais genre », Revue des deux mondes, avril 2020.
Ces expositions d’été toujours visibles (1)
Nous nous flattons de venger les « femmes peintres du XVIIIe siècle » en les arrachant à leur supposée relégation. Sous Louis XVI déjà, quand leur nombre fit croire à un raz-de-marée, on sut leur rendre justice et encourager la « foule de jeunes personnes de [ce] sexe qui suivent la carrière des Arts ». Marie-Victoire Lemoine (1745-1820), bien étudiée par Joseph Baillio dès 1996, fut l’une de ces ambitieuses, repérées très vite, et rejoignant la clientèle de l’aristocratie plutôt que les commandes d’État. A ses débuts, elle navigua entre le monde paternel des perruquiers, aubaine sociale, et les meilleurs mentors, le beau Ménageot et l’incomparable Vigée Le Brun, à laquelle elle a rendu hommage en 1789, année climatérique, dans le chef-d’œuvre du Met. Car le portrait sensible, toujours aimable, est son domaine d’excellence. La remarquable exposition du musée Fragonard – un modèle de recherche, riche en toiles inédites ou réétudiées avec profit – montre Marie-Victoire en famille. Ses trois sœurs, en effet, ont tenu des pinceaux sans déchoir et, à l’occasion, croisé leurs talents respectifs. La scène de genre vertueuse ou ambiguë, très prisée d’un public qui raffole des nordiques, les attire. Vitrine d’un temps qui modifie l’idéal domestique et le statut de ses acteurs -les plus jeunes notamment-, la sélection de Grasse ne ferme pas les yeux sur le trouble volontaire où cette peinture, qui n’était pas que « dessin coulant » et « grâce infinie », entraine les visiteurs d’aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur les thèmes du lait maternel, de la mortalité enfantine, de la séduction monastique, d’une insistante présence. Une dernière toile, qui sert d’affiche, charme et intrigue, elle est l’œuvre de Jeanne-Elisabeth Chaudet, cousine des sœurs Lemoine et épouse du grand sculpteur que l’on sait :cette Jeune fille portant le sabre de son père, bijou du Salon de 1817, referme avec le sourire le cycle des guerres napoléoniennes et suggère ce que le dernier tableau « bruxellois » de David, son Mars et Vénus, rendra bientôt plus explicite. Je ne peux pas m’empêcher d’y lire l’annonce de L’Enfant à l’épée de Manet, image unique de la vulnérabilité, deux ans après la boucherie de Solferino, ou allégorie d’un destin trop lourd à porter. SG « Je déclare vivre de mon art ». Dans l’atelier de Marie-Victoire Lemoine, Marie-Elisabeth Lemoine, Jeanne-Elisabeth Lemoine et Marie-Denise Villers, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 8 octobre 2023, catalogue de Carole Blumenfeld, Gourcuff Gradenigo, 29€.
Il faut aussi courir voir l’exposition des Archives nationales Louis XVI, Marie-Antoinette et la Révolution. La famille royale aux Tuileries, visible jusqu’au 6 novembre, et lire son catalogue (Gallimard, sous la direction d’Isabelle Aristide-Hastir, Jean -Christian Petitfils et Emmanuel de Waresquiel, 30€). La souveraineté du roi, dès le 17 juin 1789, n’est plus qu’une illusion. Le temps des enragés marche plus vite que la réforme hésitante, mais acceptée, du vieux royaume (800 ans de règne capétien ne mutent pas en un jour). Place à la violence incontrôlée des journées versaillaises d’octobre, annonce des massacres de septembre 1792. Enfermée aux Tuileries, la famille royale, comme l’écrit Marie-Antoinette, n’est pas la dupe de ce qui se prépare. Quant aux représentants du Peuple (en réalité, une majorité de bourgeois qui ne représentent qu’imparfaitement la Nation, rurale à plus de 80%), ils précipitent le pays d’une société inégalitaire vers une autre (hormis, il est vrai, l’égalité civique et la pleine liberté religieuse). Le sang et la haine auront coulé d’ici là. Mais sait-on, en France, changer la politique différemment ? Le catalogue fait plus que le démontrer par les mots, il l’illustre par l’imagerie révolutionnaire et les objets du quotidien (belle moisson), le quotidien d’un roi déchu et condamné avant que de fuir, et de mourir. Le calvaire de 1793 se dresserait pas très loin, à vol d’oiseau, des Tuileries. SG
Les Œuvres complètes de Huysmans, que conduisent Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan pour Classiques Garnier, viennent d’atteindre leur tome VIII. Avant-dernier d’une entreprise menée à vive allure, il couvre les années 1903-1904, celles principalement de L’Oblat et de Trois primitifs. Nous avons déjà dit la valeur de cette nouvelle édition, rappelé le choix qu’elle fait de la stricte chronologie et de la parité entre production romanesque, littérature critique et journalisme divers ; il faut aussi se féliciter de la réévaluation du romancier catholique qu’elle opère derrière une neutralité confessionnelle de principe, voire un certain scepticisme, que le lecteur est en droit de ne pas partager (tome I, tome IV et tome VI ). Si l’invention narrative fléchit légèrement à l’heure de L’Oblat, ultime étape ou station de la tétralogie de Durtal (elle mériterait La Pléiade avec préface de Houellebecq), Huysmans empoigne tous les moyens, hors l’hagiographie, contre l’anticléricalisme que réveille la loi de juillet 1901 sur les Congrégations. Trois mois après qu’il y a fait sa profession solennelle au terme d’un an de noviciat, Saint-Martin de Ligugé est sommée de déménager et « frère Jean » de retrouver Paris. L’Oblat rejoue, si l’on ose dire, l’expulsion du jardin d’Eden (comme le dernier et beau film de Paul Schrader, Master Gardener). La fiction transforme Ligugé en Val des Saints, Dom Besse en Dom Felletin, Poitiers en Dijon. Mais ce roman vengeur n’épargne pas l’abbaye bénédictine et l’agonie d’un certain idéal cénobitique, antérieure à la mort politique. Huysmans, dans le secret de sa correspondance, va même plus loin et prend des accents maistriens pour expliquer la rage d’Émile Combes, instrument involontaire d’un Dieu déçu par ses serviteurs. Doit-on s’en tenir à l’amertume du proscrit? D’autres aveux intimes enregistrent la tristesse consécutive au départ des moines, imparfaits parce qu’humains, et donc pardonnés au nom de ce qu’ils avaient représenté collectivement. On a souvent comparé ce roman de « l’échec » monastique au précédent d’A rebours : un même mouvement de balancier en structure le récit, retraite hors du monde et retour à la vie civile, un identique appel vertical à Dieu les clôt : « Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous ! » Contraint à l’exil, le monastère de Ligugé, auprès duquel Huysmans avait vécu en 1899-1901, revit dans L’Oblat, rythmé par l’ordre et l’éclat liturgiques, embelli par l’aspiration à un nouvel art sacré (dont les modèles sont autant Alphonse Legros et Sluter que les Primitifs nordiques), mais déchiré – là est la beauté du texte, sa sincérité durable – par l’impossibilité, existentielle et historique, de ne vivre qu’en Dieu. De ce roman provincial, très balzacien par instants, gourmand en diable, s’élève le parfum d’une France révolue et de pratiques religieuses condamnées à la clandestinité ou à la transfiguration littéraire. Jean-Marie Seillan en étudie finement la réception critique, qui fut exécrable. Aux attaques des Bénédictins et des durs de la laïcité républicaine répondit toutefois l’enthousiasme du milieu franciscain et du jésuite Henri Bremond. L’architecture secrète de ce livre aux apparences débraillées échappa à Léon Blum, autre recenseur, il préféra saluer son style féroce et croustillant, sa valeur documentaire, et estimait qu’on s’y reporterait dans 500 ans par curiosité ou nostalgie d’une certaine spiritualité chrétienne. C’était mal évaluer la rapidité de son extinction et ne pas deviner que la France affaiblie du XXIe siècle s’en soucierait si peu. 1903, malgré tout, aura été la dernière grande année de Huysmans, la parution controversée (et donc salutaire) de L’Oblat fut suivie de la découverte du polyptyque de Grünewald, en compagnie de l’abbé Mugnier, et se conclut avec l’attribution du premier Prix de l’Académie Goncourt que présidait notre farouche séide du Christ. Trois primitifs, plus lu aujourd’hui que L’Oblat et sur lequel cette édition apporte ses éclairages, paraîtra, en 1905, avec six planches hors-texte, à l’enseigne de Léon Vanier, éditeur de Verlaine, « croyant grincheux » dont le dernier Huysmans assurait une promotion batailleuse.
Stéphane Guégan
Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, tome VIII, 1903-1904, édition de Jean-Marie Seillan, Classiques Garnier, 56€. A propos du tome IX, voir Stéphane Guégan, « Noire progéniture », Revue des deux mondes, décembre 2020/janvier 2021 (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2020/11/R2M-2020-12-152-178.pdf). Voir aussi, du même, « Huysmans là-haut », Commentaire, 2022/4 (https://www.cairn.info/revue-commentaire-2022-4-page-843.htm) et Sébastien Lapaque, « Huysmans bénédictin », Revue des deux mondes, avril 2020. Les éditions Bartillat ont réuni en 1999 les quatre livres formant Le Roman de Durtal (32€), et l’ont assorti de l’étude incisive de Paul Valéry (Mercure de France, mars 1898). Signalons enfin le n°115 du Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 2022, et notamment l’article de Jean Demange sur la conversion de l’écrivain. Cette livraison contient des notes inédites de 1886, pétillantes de verve au sortir de la huitième et dernière exposition impressionniste, notes essentielles que présente savamment, et sans ménagement inutile, Francesca Guglielmi. On doit à cette experte de Huysmans le florilège des Écrits sur J.-.K. Huysmans et le naturalisme de Camille Lemonnier (Éditions ETS, 11€). La Belgique fut la principale terre d’accueil, d’action et d’écoute du premier Huysmans, Lemonnier théorisa très vite ce qui séparait son ami français du modèle zolien et bientôt du naturalisme de stricte obédience. SG
Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.
« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.
Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan
Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG
Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG
Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG
Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG
Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :
L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondes où Sylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.
En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere…Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).
Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.
La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ? Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.
Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.
A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.
Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.
Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.
Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.
Les chiens aboient, hurlent même, la science picassienne progresse et le musée de Barcelone y contribue vigoureusement. Au souvenir de Lola Ruiz Picasso (1884-1958), sœur cadette de Pablo, sont attachés quelques-uns de ses portraits les plus émouvants, ou les plus troublants lorsque, devenue une belle Andalouse de seize ans, son frère devine et saisit la femme, son magnétisme, derrière l’adolescente. Sabartés a confirmé le charme fou de Lola, de même que son tempérament de feu, qui la fera baptiser terremotica, le petit tremblement de terre, au regard des secousses que subit Malaga de temps à autre, et de celles qu’elle provoque autour d’elle. La mort tragique de leur sœur Conchita, où John Richardson nous a appris à lire le drame originel de l’artiste, avait posé sur l’enfance des deux survivants la griffe de la mort, et donc de son rejet. Mais l’exposition que le Museu Picasso vient de consacrer à Lola (1), en écho au cinquantenaire de la donation des œuvres de jeunesse de l’artiste – donation faite à la ville de Barcelone et non à l’Espagne de Franco -, éclaire un peu plus et le manque d’assiduité de Pablo aux impératifs familiaux (mariage de sa sœur, mort de leur mère, etc.) et la forte empreinte catholique de son milieu d’origine. Les photographies qui documentent les appartements où vécurent Lola et les siens ne trompent pas. Au milieu des œuvres du frère prodige et vite prodigue, la présence du Christ, sous l’espèce notamment d’ivoires baroques, en est le signe majeur. Le catalogue très utile de Malén Gual nous apprend enfin que la toute jeune Lola, entre 1888 et 1891, c’est-à-dire le départ de la tribu pour La Corogne où elle apprendra à peindre comme Pablo, fut confiée à l’école des Sœurs de la Sainte Famille de Bordeaux. Cette congrégation religieuse, fondée par Pierre-Bienvenu Noailles (1793-1861), a vu le jour sur les rives de la Garonne en 1820 et essaimé rapidement à travers l’Europe. En Espagne, elle croisa le destin des Picasso. On comprend que Pablo ait choisi de représenter sa sœur dans le chef-d’œuvre de ses 15 ans : en 1896, il signe sa Première communion, grave et sensuelle au-delà du naturalisme d’époque, qui rejoindra aussi le musée de Barcelone en 1970. «Esprit religieux sans austérité » : c’est ce que conclura Max Jacob, vers 1902, après examen des lignes de main de Picasso, alors inséparable de lui.
D’autres témoignages aussi sûrs, du sculpteur Fenosa à Marie-Thérèse Walter etJacqueline Roque, laissent peu de doute quant à la profonde catholicité de Picasso, que toute une histoire de l’art a niée ou continue d’ignorer. Elle fait l’objet, à l’inverse, du chapitre le plus saisissant d’un livre roboratif, qui nous fait enfin entrer dans l’autre intimité de l’artiste, superstitions et croyances, rituels domestiques et prophylaxies, manies et magies. La vertu heuristique des regards croisés, quand l’analyse esthétique et l’anthropologie se rencontrent comme ici, n’est plus à démontrer. Il est palpable, à les lire, que Diana Picasso et Philippe Charlier ont pris plaisir à construire ensemble, au gré de chapitres nets, l’image d’un artiste aux obsessions révélatrices (2). Dieu et la mort n’en fixent que les limites extrêmes, peut-être les deux infinis, puisque Pascal fut très lu au Bateau-Lavoir, selon Apollinaire. Son ami Picasso est le contraire de l’individu moderne, positif et laïc, délié du monde et de l’au-delà. Les choses et la nature ne lui sont pas extérieures, de même que vie et mort définissent le grand balancier de sa création, de la peinture aux arts du feu. Des forces agissent derrière les objets ou déchets, bois, fer ou simple cordelette, que le hasard, dont il doute, sème sur sa route en permanence. Il en va ainsi des femmes et des hommes auxquels il a un besoin viscéral de se mêler, de se confronter ou de se heurter. Rien n’est plus significatif que son goût des assemblages hétéroclites, chez lui, à l’atelier, au sol. Les vitrines que Brassaï a photographiées à la demande de Picasso sont autant les reliquaires de l’homme que le dictionnaire de l’œuvre. Malraux, lui-même assez hanté, nous le fait sentir à maints endroits de La Tête d’obsidienne, livre capital, unique quant à la compréhension de l’animisme particulier de son héros : Picasso, qui s’était renommé, conservait cheveux et ongles, vêtements usés et tickets de corrida, n’aura pas demandé aux arts non occidentaux, à la statuaire africaine et océanienne, un simple supplément d’énergie primitive, mais un supplément d’âme, des corrélations cosmiques, de quoi croire et de quoi vaincre le néant.
Une étrange boule chamarrée, chef-d’œuvre de la production céramique de Vallauris, occupe, presque à elle seule, la salle introductive de Picasso. L’effervescence des formes, première exposition que Bordeaux ait dédiée à l’artiste depuis de lustres (3). Les cinq ans de la Cité du Vin se fêtent en rompant un trop long silence. Mais cet anniversaire eût été incomplet si le thème même de l’exposition n’avait pas permis d’approfondir ce que nous savions du rapport de l’artiste aux alcools, pour user du terme global qu’en 1913 Apollinaire associait à leur poétique commune. Le vin et tant de boissons, de la Suze au rhum, du porto au cher Anis del Mono, traversent la carrière de Picasso, comme autant de symboles de cette analogie, de cette ébriété subtile du visible et du verbe. La boule de 1948 et ses trois lettres bien lisibles le disent aussi, mais de manière à en souligner la portée cosmique. Entre fermentation et distillation, profane et sacré, le moderne, celui de Picasso et Apollinaire, touche au processus qu’il intègre à son vocabulaire. Poésie et peinture, sculpture et céramique sont désormais vouées à concentrer, en les illimitant, sensations physiques et associations imaginaires de toutes natures. L’univers des cafés, artistes ou populaires, à Barcelone et Paris, ouvre d’emblée la problématique à sa composante existentielle, sociale, politique : Picasso a l’ivresse partageuse et se nourrit dès avant 1900 des signes qu’émettent les lieux de boissons, verres, bouteilles, étiquettes, dés à jouer et journaux ou le présent vibre et se périme. Pendant près de trois ans, les tableaux bleus dramatisent les plaisirs ambigus de la boisson et de la prostitution. La tentation du verre de trop y prend alternativement le visage des jouisseurs fin-de-siècle et celui des douleurs différées. Le moment cubiste de l’œuvre fait triompher le verre et la bouteille parmi le lexique de ses objets les plus sollicités, car les plus aptes aux métamorphoses de forme, de sens et de matière auxquelles Picasso soumet son univers et son public. Le vin ne quittera plus l’œuvre. L’œcuménique Picasso exalte le breuvage du peuple et celui des dieux à égalité ! En 1933, année noire, ses Minotaures plébéiens brandissent aussi bien le glaive de Thésée que le verre de Bacchus. On observe alors une faveur accrue des figures mythologiques liées aux mystères sacrés et aux jouissances terrestres. A dire vrai, elles ont toujours été aussi présentes que le Christ. Ce qui l’aura constamment rapproché du miracle de la vigne ne pouvait que se nourrir, en profondeur, des résonances eucharistiques de la divine boisson, que l’artiste n’oublie pas de faire rayonner en émule avoué des frères Le Nain. Pour la première fois, une exposition se propose d’orchestrer l’ensemble des aspects et des valeurs que l’attachement picassien au vin a pris dans son œuvre et sa vie.
La mort de John Richardson, en 2019, avait plongé dans la plus profonde tristesse ceux qui eurent le privilège de connaitre ce concentré de vie, de charme, de malice et d’intelligence. Nous le savions cramponné à l’écriture du tome IV de sa biographie et inquiet de ne plus être, un jour, en force de l’achever. Qui a vu Richardson à sa table de travail, surmontant fatigue et vue écornée, sait ce que la discipline intérieure, aux portes de la mort, peut avoir d’admirable. Durant les ultimes semaines d’une existence qui refusa toute réclusion morose jusqu’au bout, son acharnement ne fléchit pas, de sorte que le livre que nous avons entre les mains, aujourd’hui, porte la marque de son auteur, style et esprit. Et ce n’est pas diminuer l’apport de Delphine Huisinga et de Ross Finocchio que de l’écrire. Sans eux, car ils furent bien plus que de simples assistants, nous serions privés des réflexions de Richardson sur l’une des périodes les plus clivantes du parcours picassien. Avec son sens inné de la synthèse, le meilleur biographe de l’artiste parle des Minotaure Years au sujet des années 1933-1943. La figure mi-animale, mi- humaine, surgie en 1928, attendait l’heure de sa pleine signification historique, poétique et intime. Grande et petite histoires peuvent désormais investir le mythe crétois, du labyrinthe orgiaque à la victoire de Thésée, de ce qui assombrit et électrise l’époque, comme des terreurs et désirs qui déchirent la vie amoureuse et familiale de Picasso. A se recharger ainsi, l’ambiguïté première du Minotaure n’est guère trahie, pas plus que la violence dont il est la fois le sujet et l’objet. Richardson connaissait bien les dangers de la lecture littérale, qui passe de l’œuvre à la vie, ou inversement, dans l’oubli de ce qui les sépare au-delà des interférences inévitables. La composante biographique de l’art picassien demande à être interprétée en fonction de l’imaginaire qui règle le rapport de Picasso au temps présent, affecte les turbulences de sa vie personnelle, travaille ses obsessions et fantasmes les plus ancrés. Donner aux ébats l’apparence du viol ne fait pas nécessairement de vous le parangon des violences domestiques et le sexiste barbare que les réseaux aiment à dénoncer en lui. Du reste, Richardson ne montra jamais le moindre angélisme au sujet de cet homme qu’il avait bien connu et dont il avait pu mesurer la part de cruauté, de narcissisme, de bluff comme d’altruisme ou de tendresse. De même, malgré sa ferme implication antifasciste, qui se traduisit en images et en dons d’argent, Picasso n’hésitera jamais à approcher des hommes et des femmes de l’autre camp. Ses fréquentations sous la botte, voire ses publications et achats, déjouent nos critères trop manichéens ou trop innocents. Ce tome IV, en nous les rendant si proches, fait défiler Olga et Paulo, Marie-Thérèse et Dora, Cocteau et les Eluard, Man Ray et Adrienne Fidelin, Vollard et Fabiani, Max Jacob et les fantômes de Conchita ou d’Apollinaire. Revit surtout un temps d’apocalypse qui nous vaut tant de portraits torturés et de natures mortes en manière d’ex-voto. Picasso disait vouloir dégager du spectacle de l’ordinaire de haute significations, parler comme le Christ, par paraboles.
Comme il existe un roman arthurien, où le Graal concentre la seule vérité, il existe un roman waltérien, brodé lui autour d’une absence, ou plutôt d’une absente. C’est la thèse de Laurence Madeline, experte du domaine picassien, et très réfractaire à la manière dont s’est constituée, voire perpétuée, l’image publique de Marie-Thérèse Walter (1909-1977) depuis plus d’un demi-siècle. La modélisation commence très tôt et se dispense longtemps du témoignage de l’intéressée, faute de quoi les premiers biographes de Picasso se montrent plus soucieux d’exalter les ardeurs de « l’amour fou », partagé avec un homme qui avait plus du double de son âge, que d’interroger l’amoureuse et les traces réelles de leur passion : prompt embrasement, liaison cachée, affection durable mais distance à partir de la Libération. Marie-Thérèse aborde la soixantaine quand Life la questionne enfin. De l’entretien de l’hiver 1968 qui dut être moins expéditif, la revue américaine, si friande en « gossips » quand il s’agit de l’une de ses stars préférées, retient des bribes, convenues et suggestives : « J’avais dix-sept ans et j’étais une gamine innocente. […] Picasso m’a attrapée par le bras et m’a dit » Je suis Picasso et nous allons faire de grandes choses ensemble » […] Nous faisions ce que les couples d’amoureux font, vous voyez ce que je veux dire. » Le canevas initial du mythe n’a guère besoin de plus, d’autant que le livre de Françoise Gilot a déjà fuselé la silhouette d’une adolescente sculpturale, peu regardante, mais très regardée, incarnation d’une vitalité sexuée, et bientôt maternelle, que l’œuvre allait traduire d’abondance, alternant le frénétique et la tendresse, l’éveil et le sommeil des sens, mais aussi l’actif et l’onirique. En dépit de cette iconographie contraire au simplisme de la « love affair » convertie en stimulant plastique et érotique, Marie-Thérèse, vue par Pierre Cabanne ou par Lydia Gasman, se voit réduite à jouer les Lolita dans les bras de Barbe-bleue, la « perversité » de ce dernier variant de force et de nature selon la rive de l’Atlantique d’où l’on parle… S’en trouve renforcée aussi l’habitude puérile de réduire les tableaux et les sculptures du Pygmalion moderne à la seule transcription de ses adultérines romances. Madeline multiplie les correctifs en matière de lectures brutales et d’identifications infondées : de même que Marie-Thérèse est reconnue sous chaque nu scabreux, Olga, la rivale, reste aujourd’hui très souvent condamnée à figurer la routine bourgeoise ou l’hystérie agressive. Ce récit binaire et banal, John Richardson, Diana et Olivier Picasso, Bernard Picasso, s’y sont heureusement attaqués, et ont contribué à nous en libérer. L’ambition déconstructive de Madeline fait souffrir la doxa elle aussi, elle fait surtout émerger maints documents oubliés, qui éclairent les origines familiales, le caractère volontaire de Marie-Thérèse, ses convictions religieuses, très peu mentionnées et glosées jusque-là, comme ses déceptions matrimoniales. Le dialogue de l’auteure avec son propre féminisme, retenu ici, moins là, n’est pas le moindre intérêt de son enquête.
Chose à peine croyable, la critique d’art de Jean Cocteau manquait à la librairie française. Encore le volume qui comble cette terrible lacune, 400 pages illustrées, ne procure-t-il qu’une sélection du corpus, large et annoté, il est vrai (5). David Gallentops en donne la raison : certains textes écartés répètent ceux qui ont été retenus ou sont de moindre valeur. La pression des circonstances ou les devoirs de l’amitié ont parfois pesé un peu sur l’observateur incontournable du moment moderne que fut Cocteau entre la guerre de 1914 et le début des années 1960. On se serait mieux rendu compte de cette réalité si le volume eût suivi, non l’ordre alphabétique, mais l’ordre chronologique, c’est-à-dire celui de la vie et de ses surprises. À cet égard, Gullentops aurait pu étoffer son introduction d’un survol du monde de l’art et de sa géographie mouvante où Cocteau tint un rôle plus qu’éminent. La biographie, non citée, de Claude Arnaud (Gallimard, 2003) l’avait saisi à la croisée de plusieurs cercles et de plusieurs esthétiques, qu’il ne croyait pas trahir en cheminant sans exclusive. Bérard et Coco Chanel, en somme, font bon ménage avec Braque, Derain et, évidement, Picasso. De lui, qui règne, Cocteau éloigne ceux qu’il nomme les Aristote du cubisme, peignant à l’abri de règles, ceux qui confondent discipline et crainte, tradition et conformisme de forme ou de sens. Picasso, peintre poète, se garde bien de faire de la peinture littéraire, il déforme et reconstruit sans rien perdre de la force objective de son motif. En outre, en peinture, il faut parler, dit-il à Cocteau, dégager de l’ordinaire tout ce qu’il peut suggérer d’essentiel. Qu’une bougie fichée sur une bouteille de vin, ou une ampoule criante de lumière, troue la nuit des hommes ou de l’Histoire d’une ardeur réconfortante, il n’en faut pas davantage. Même quand Cocteau parle des autres, ainsi du Greco en 1943, sa plume cabriolante reste aimantée à Picasso, peintre des deux infinis, lame de Tolède. Il faut croire que l’ode à Breker, un an plus tôt, ne l’avait pas brouillé avec Don Pablo, qui connaissait aussi la servitude des circonstances.
En 1943 et 1944, obéissant une fois encore aux devoirs de l’amitié, André Salmon saluait lui le génie d’Apollinaire, qu’il avait connu dès 1903 et avec lequel, si l’on y ajoute Picasso et Max Jacob, il forma la vraie bande du bateau-lavoir, perché dans ses planches branlantes au sommet de Montmartre. Atelier de peinture et de poésie, l’une rivalisant avec l’autre fraternellement, l’étrange vaisseau du 13 de la rue Ravignan en vit et en entendit de belles. Avec le livre de Fernande Olivier (Stock, 1933), dont Picasso a reconnu la valeur unique après avoir tenté d’interdire sa publication, Salmon et Apollinaire enregistrèrent l’ardeur de ces années où l’on pouvait boire « jusqu’à l’aurore », mêler « des vers purs à des chants obscènes », ou glorifier la jeune peinture comme on célèbre les apéritifs. Des verres au verbe, du verbe à l’image, vin et alcools coulent et enflamment la ferveur lyrique du quatuor. Le cubisme pictural et poétique, pour user d’un mot trop sec, perd une bonne partie de sa saveur et de son identité à oublier les « mondes élargis de nos sages ivresses ». La correspondance de Salmon et Apollinaire, longtemps attendue, nous ramène là où la vie des formes tire sa source. Nous la devons à Jacqueline Gojard, éditrice en 2009 des lettres qu’échangèrent Max Jacob et ce même Salmon, le moins favorisé par l’historiographie récente. Or, ce volume confirme doublement notre erreur, car à son versant épistolaire s’ajoutent les nombreux et si vivants hommages que Salmon rédigea en mémoire du père d’Alcools, dès le 11 novembre 1918. De la première partie, on retiendra la brièveté des missives, l’espèce de code qu’ils partagent et dont l’annotation devient indispensable pour le lecteur d’aujourd’hui. Ils pourront tout se dire, sous l’apparence du contraire, durant la guerre de 14 où ils s’engagent d’un même pas. Au front, les lettres s’allongent, puisque le feu à rendu impossibles les rencontres. À partir de 1916, les deux amis, qu’un peu de compétition mutuelle a toujours stimulés, contribuent au réveil du monde de l’art, le premier en exposant Les Demoiselles d’Avignon, le second en épaulant Derain et Paul Guillaume. Quant aux exercices d’admiration posthumes de Salmon, ils varient selon les supports : la NRF, en 1920, ce n’est pas Je suis partout, en 1943, ou Révolution nationale, la revue de Lucien Combelle cher à Drieu, Assouline et Gibault, en 1944. À l’heure où Picasso rêvait sur le visage de Mallarmé, Salmon redessinait inlassablement la figure de Guillaume, bien faite pour symboliser, face aux fridolins, l’âme indestructible du génie français. Stéphane Guégan
(1)Emmanuel Guigon, Malén Gual, Mariona Tió, Xavier Vilató, cat. expo. Lola Ruiz Picasso, édition bilingue, Fundació Museu Picasso de Barcelona, 20€ / (2) Diana Widmaier Riuz Picasso et Philippe Charlier, Picasso sorcier, Gallimard, Hors-Série Connaissance, 22€ / (3) Picasso. L’effervescence des formes, Bordeaux, Cité du Vin, jusqu’au 28 août 2022 (avec la participation exceptionnelle du musée national Picasso-Paris et du Museu Picasso de Barcelone) / (4) John Richardson (avec la collaboration de Ross Finocchio et de Delphine Huisingua), A life of Picasso. The Minotaure years 1933-1943, New York, Afred A. Knopf, 2021, 45€ / (5) Laurence Madeline, Marie-Thérèse Walter & Pablo Picasso. Biographie d’une relation, préface de Philippe Dagen, Nouvelles éditions Scala, 22€. Un autre ouvrage, d’après sa 4e de couverture, tente de « raconter Marie-Thérèse » et « d’éclairer la relation de Picasso avec les femmes ». Écrit dans un style volontiers journalistique (« Cette fille le rend dingue »), peu soucieux de l’hétérogénéité de ses sources (le témoignage tardif de Tzara n’est guère fiable), le livre de Brigitte Benkemoun (Sa vie pour Picasso. Marie-Thérèse Walter, Stock, 20,50€) s’intéresse presque autant aux sœurs de la mère de Maya, infantilise un peu cette dernière et entre souvent mal dans le jeu amoureux des années intenses (1927-1935) où, pour citer un confrère très inspiré, Pablo se serait conduit en cannibale déstabilisant. On regrette à le dire ainsi, car l’auteure se tient à distance des excès de la diabolisation actuelle et semble, tout d’abord, ne pas vouloir traiter Picasso en macho invétéré, thèse qui exige que Marie-Thérèse, sexuellement majeure à 13 ans, en ait été la victime sous emprise. Et, oui, par « violer », elle entendait « rapports violents » – je dirais plutôt « vigoureux », pour éviter toute équivoque. / (6) Jean Cocteau, Ecrits sur l’art, édition de David Gullentops, Gallimard, 26€ / (7) Guillaume Apollinaire et André Salmon, Correspondance 1903-1918 et Florilège 1918-1959, édition préfacée et annotée par Jacqueline Gojard, 39€, éditions Claire Paulhan.
PICASSO PEINTRE BALZACIEN
Il semble que ce soit bien Dora Maar qui ait conduit Picasso a louer, en 1937, le 7 rue des Grands Augustins afin d’y peindre son chef-d’œuvre inconnu. Dans sa perfection inaccessible aux béotiens, son apparent chaos d’où émergent quelques éclats de féminité douloureuse, Guernica ne fut guère mieux compris que la Belle noiseuse de Frenhofer. Bien que le nouvel atelier ait plutôt abrité Pourbus et ses tableaux lisses dans le récit balzacien, Picasso préférait se penser, comme il l’avoue à Brassaï, en avatar du génie incompris. Un siècle après la publication du Chef d’œuvre inconnu, il en avait donné sa version gravée, que Vollard destinait aux happy few. Assurément, d’autres affinités expliquent l’attirance du peintre pour l’écrivain, et leurs multiples traces. Le Cousin Pons, tel qu’Adrien Goetz propose de le lire, l’œil rivé sur le collectionnisme des années 1840 et la clôture nécessaire à la religion privée du beau, aurait pu ou dû inspirer à Picasso une suite d’illustrations. Elles eussent accusé toutes sortes de cousinages : Picasso partage la bricomanie de Balzac et de Sylvain Pons, Prix de Rome de musique au destin avorté, et que le bel art des autres console de ne pas en être l’élu. C’est aussi la façon de procéder du chineur, en accord avec la théorie balzacienne du magnétisme involontaire, Goetz y insiste, qui suscite la comparaison avec Picasso et sa conception, non de l’objet trouvé, mais de l’objet qui vous trouve. « Moi, proclame Pons, je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font : Chit! chit!… » Sans ce mystère de la rencontre imprévisible, et largement inexplicable, l’amour de l’art ne pourrait pas prétendre égaler d’autres voluptés ou les remplacer, il ne pourrait pas davantage toucher au sublime des cultes de substitution. Le juif Magus, marchand insatiable, passe souvent pour l’antithèse du collectionneur désintéressé dont il pénétrera le trésor avec la complicité de l’ignoble Mme Cibot. Mais la thèse de l’antisémitisme est un piège dans lequel ne tombe pas Goetz. Au contraire, en dépit de leur rivalité à posséder la crème des anciens maîtres, Pons et Magus sont frères par la folle passion des chefs-d’œuvre qui les réunit. Le goût de la monarchie de Juillet, et cette préface en relève la richesse comme Baudelaire le fait en 1845, élargie précisément les contours du panthéon pictural en y ramenant aussi bien la peinture des Le Nain que celle de Watteau, ainsi que le rappelle aussi l’exposition actuelle de la Cité du Vin. SG / Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, préface d’Adrien Goetz, annotation d’Isabelle Mimouni, post-face d’André Lorant, répertoire biographique des artistes par Rachel Boucobza, Gallimard, Folio classique, 8,70€.
A lire dans le numéro d’avril 2022 de la Revue des deux mondes : « Trois excentriques de haute époque » (autrement dit, Saint-Simon, Montalembert, Chateaubriand) et ma recension de l’indispensable volume où Christophe Carrère a réuni la Correspondance (1876-1900) d’Albert Samain (Classiques Garnier, 2021, 95€), grand poète et grand contributeur de la Revue des deux mondes, dont la réévaluation progresse. Voir enfin mon Entre Ruskin et Marx : Morris le magnifique dans le numéro inaugural de la revue Geste/s.
Il n’est peut-être pas d’objet littéraire plus grandiose, au XIXe siècle, que la cathédrale, et de plus belle cause que leur sauvegarde et leur explication par le verbe. Que la langue, à s’employer ainsi, retourne à ses origines sacrées, primitives, Victor Hugo et son roman de 1831 en posent le principe. Il n’est ni le premier, ni le dernier à inscrire la défense du patrimoine religieux dans une perspective esthétique, catholique et nationale définitivement acerbe. D’une certaine manière, La Cathédrale de Huysmans est au précédent hugolien ce que Notre-Dame de Chartres est à Notre-Dame de Paris. Mais plus d’un demi-siècle d’irréligion accrue sépare les deux livres et la croisade que mène l’auteur d’À rebours, loin de se borner à chanter le passé médiéval, vise à produire un électrochoc parmi les fidèles de son temps et les artistes voués au culte (on sait qu’il a envisagé d’établir une communauté, en ce sens, autour du peintre Dulac) . Il y a urgence… Huysmans, par-delà Hugo, renoue avec celle du livre fondateur qui les unit, Le Génie du christianisme. Ce retour, dans son cas, n’avait rien d’attendu. Dans l’édition qu’il vient de donner de La Cathédrale, principal ouvrage du tome VI des Œuvres complètes de Huysmans en cours chez Classiques Garnier, Gaël Prigent rappelle le peu d’appétence de l’écrivain naturaliste pour l’Enchanteur. La conversion de 1892 n’y changea rien, l’ardeur des hommes d’église non plus. Car il ne manque pas de membres du clergé, séculier et régulier, qui aimeraient voir Huysmans, revenu au Christ et à Marie, embrasser aussi « le style chrétien ». Bossuet et Chateaubriand en constituaient le moule plus sûrement que Baudelaire et les Goncourt. C’est donc moins la noble manière du Génie que son ambition qui se transmet de livre à livre : Huysmans, écrit Prigent, affiche « la même volonté d’édifier les catholiques et de les éduquer à leur propre religion que son illustre devancier au lendemain de la Révolution française ». Or, au moment où s’écrit La Cathédrale, la situation historique est autrement moins favorable que le Consulat, et Huysmans, fonctionnaire d’un régime politique qu’il tient pour largement responsable de la déchristianisation du pays, mettra en danger sa carrière dès la pré-publication de son roman, En route (1895) ayant déjà attiré l’attention du ministère de l’Intérieur sur cet agent gagné par une mystique plus dangereuse que le supposé satanisme qu’elle remplaçait. Habile négociateur, Huysmans menace ses supérieurs de porter leur différend dans la presse favorable à la IIIe République, où il a ses entrées. Il ne peut s’offrir le luxe de se voir limoger et s’évanouir la retraite à laquelle il aspire et qu’il obtient dès février 1898. Il vient d’avoir 50 ans et sa Cathédrale, paru fin janvier, atteindra bientôt le 20e mille. Les soins que prodigue Prigent dans l’édition et la contextualisation du texte permettent de mieux comprendre les raisons de ce succès.
La Cathédrale, comme son titre l’indique, se veut un guide, au sens propre, de cette Bible de pierre et de verre qu’est Chartres. La mode est à ces ouvrages qui joignent à l’information la plus sûre la verve de l’écrivain, surtout quand celui-ci réfute le bégueulisme de forme et d’esprit qui lui semble une trahison du catholicisme médiéval et de sa savoureuse dimension corporelle.Huysmans a bien lu Michelet… L’exégèse savante et vivante à laquelle il se livre de la symbolique chartraine, architecture et décor de toute nature, obéit doublement à l’idée d’incarnation, la conscience de l’homme comme être mixte et la vérité théologique du signe comme allégorie s’harmonisent parfaitement. Nous nous perdrions vite dans cette forêt de symboles si Prigent n’éclairait sans cesse nos pas, rude tâche, d’ailleurs, tant Huysmans pratique le larcin à grande échelle et pille même ceux dont il dit se détourner. Marc Fumaroli avait montré ce qu’À rebours devait à la bibliothèque de Des Esseintes ; le temps passant, la logique prédatrice s’est accentuée. Mais l’érudition, mise à la portée de ses lecteurs, n’aurait pas suffi à emporter leur adhésion. Leur curiosité tenait aussi à l’ambiguïté qu’entretenait l’auteur à l’endroit de son « rêve de cloître ». Prigent suit de près les atermoiements de Huysmans, tenté par la clôture autant qu’horrifié par les divers sacrifices qu’elle imposerait. « M. Huysmans sera-t-il moine ? », se demande Le Matin, le 1er février 1898, au lendemain de la parution du livre. On ne saurait mieux le lancer. Il aura, certes, ses détracteurs et ses admirateurs, divisera le haut clergé comme le milieu littéraire. Le Rappel, La Lanterne et L’Aurore l’étrillent quand Georges Rodenbach en fait déjà le nouveau Génie du christianisme. Il n’y a pas de place pour la demi-mesure, car Huysmans n’épargne personne, notamment les tièdes en art et en religion. Durtal, son héros et son semblable, ne se borne pas à explorer la symbolique de l’iconographie médiévale, faune et flore comprise. Il attend de ses prières à la Vierge un réconfort, des résolutions et la confirmation qu’il est destiné à se retirer du monde. Ce «livre marial» (Dominique Millet) s’achève, moins radicalement, sur le dessein de l’oblature, futur état de l’auteur. Rien ne permet de douter de la sincérité de Huysmans, de sa foi renaissante comme de sa crainte de ne pas en être digne, mais il importe de ne pas oublier la coloration mystique des années 1890, qui voient un Brunetière, très hostile au naturalisme matérialiste et laïc, voire laïcard, abonder la Revue des deux mondes de ses diatribes en faveur de la pérennité des religions, et des besoins qu’elles remplissent, de l’individu à la collectivité, au sein des sociétés modernes, incrédules et atomisées. Avec l’aide de son ami l’abbé Mugnier, très actif dans la promotion de La Cathédrale, Huysmans tenta même de se concilier le lectorat dont le privait la fraction de la presse catholique qui lui était hostile. En novembre 1899, au terme de presque deux années de tension avec l’Index romain, Stock publie un volume de Pages catholiques, préfacé par Mugnier et fait d’extraits « choisis » ou édulcorés d’En route et de La Cathédrale, l’ensemble se dotant d’une piété plus convenable et édifiante que les sources premières. On peut y voir une roublardise de plus, ou un pas vers l’oblature de 1901. Stéphane Guégan
Amour, musique et rêve de pierre : « Ici, rien de neuf – sinon que j’ai découvert la plus exquise des cathédrales du Moyen Âge qui soit, à Chartres, une église blonde, maigre, aux yeux bleus – le dernier effort du gothique, se décharnant, ne voulant plus ni chair, ni os, voulant s’étheriser, filer en âme au ciel – Une merveille, avec sa couleur blonde de pierre, ses anciens vitraux où d’étranges figures se détachent sur des fonds de saphir. Je suis amoureux de cette basilique où sont sculptées d’ailleurs les plus belles figures du Moyen Âge – et j’y vais, car c’est à deux heures de Paris par l’express. – Rien ne donne la joie de cette cathédrale où l’on entend une maîtrise parfaite, dans un rêve de pierre. »
Huysmans à son ami Arij Prins, 26 décembre 1893
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, Tome VI – 1898-1900, édition de Gaël Prigent avec la collaboration de Jean-Marie Seillan et Marc Smeets, Classiques Garnier, 57 €. Gaël Prigent, qui montre combien et comment Marcel Proust a lu La Cathédrale, se penche peu sur les accès d’anti-judaïsme ou d’anti-sémitisme de Huysmans, s’agissant de la statuaire chartraine, du « parti dreyfusard » qui entraverait le rayonnement médiatique deson nouveau roman ou encore du patron du Gaulois, le journal préféré de l’aristocratie parisienne, Arthur Meyer. D’anciennes notes de voyages en Allemagne, publiées alors dans L’Écho de Paris, contiennent aussi des passages significatifs. Comme le montre Jean-Marie Seillan, elles ont été réactualisées à la lumière des polémiques du moment et des déchirements du pays. Un doute enfin demeure au sujet du destinataire de la lettre que Huysmans adresse, le 14 mars 1897, lettre relative aux « pages roublardes » écrites au sujet de l’abbaye de Solesmes. S’agit-il de l’abbé Ferret ? Il y a contradiction possible entre la page 14 et la page 473. Voir aussi Stéphane Guégan, Victor Hugo en colère : contre les démolisseurs, pour le patrimoine : le premier plaidoyer pour Notre-Dame et la sauvegarde des monuments, Revue des deux mondes éditeur, 2019, 7€. De part et d’autre de la Révolution de 1830, Hugo fustige génialement tous les acteurs de la « bande noire », ces rapaces, ces édiles souvent, qui œuvrent à la destruction progressive du patrimoine monumental français, dans l’indifférence des institutions administratives ou avec leur complicité. Actuel, trop actuel. SG
L’émulation religieuse, visée de La Cathédrale, en est aussi l’un de ses thèmes, il occupe notamment les pages que Huysmans consacre au Lourdes de Zola, roman qu’on a tort de moins lire que le cycle des Rougon-Macquart et qui appartient à la série des Trois villes. Il datait de l’été 1894 et avait connu un véritable triomphe auprès du public, triomphe en partie de scandale, puisque le pape du naturalisme, oubliant vite la pitié que lui inspiraient tant de souffrances et d’espérances, n’avait pu s’empêcher de discréditer et ces élans de foi et la nature miraculeuse des guérisons. Après lui avoir reproché son hostilité au surnaturel et au catholicisme, après s’être moqué de l’obsession zolienne de ramener tout dérèglement de la personne au sexuel, il ne l’en remercie pas moins d’avoir « relancé Lourdes ». Les livres d’Henri Lasserre sur Bernadette, grand succès de librairie, « sans style personnel, sans idée neuve », pouvaient suffire à combler « le public catholique », qui est à « cent pieds au-dessous du public profane », écrit charitablement Huysmans. Zola lui a touché d’autres âmes avec sa langue vigoureuse, il s’est « fait lire par un public plus intelligent et plus lettré, à cause de ses magnifiques pages où se déroulent les multitudes en flammes des processions, où s’exécute, dans un ouragan de douleurs, la foi triomphale de trains blancs ! » L’ambiguïté de Zola vis-à-vis de son sujet, comme le balancement du roman entre compassion et jugement, contenait donc d’heureux effets, fussent-ils involontaires. Léon Bloy et Maurice Barrès, en 1894, s’étaient montrés moins généreux envers le matérialisme rationaliste de Zola et l’espèce de contradiction où aboutissait son Lourdes, incapable d’accepter tout autre religion que celle de la vie et de chair saine. Si « la sexualité refoulée y est partout présente », comme le note Jacques Noiray, Zola entend la rétablir dans ses droits, qui sont ceux de la nature. Plus fin, plus baudelairien, Huysmans innocente l’acte charnel sans le dissocier de la conscience du Mal, par quoi le plaisir et la réflexion sur soi peuvent se corréler. Par ailleurs, il reconnaît à la foi individuelle, irréductible à la seule physiologie, un privilège d’imprescriptibilité, et une nécessité collective à la religion chrétienne. En 1906, Huysmans fera paraître ses Foules de Lourdes. Annoncé comme une « monographie », et pensé comme une réponse au Lourdes de Zola que Rome avait mis à l’Index pour « obscénité et impiété », l’étrange opus de Huysmans brouille, en réalité, nos lignes de partage. Acquis à la cause des miracles, l’auteur reste intraitable envers le mercantilisme de l’Église et le mauvais goût des prêtres. Il faut lire sa description terrible des édifices de Lourdes aux décors saint-sulpiciens. Retrouvant les accents sadiens du romantisme 1830, il noircit l’étalage des laideurs et des douleurs d’un pèlerinage qui lui soulèverait complètement le cœur si son propre rapport à la souffrance (un cancer mal soigné le dévore) et à la délivrance ne compliquait son cruel inventaire du lieu et de ce qui s’y déroule. Le livre qui naquit de cette expérience immersive et troublante cliva la critique, cléricaux et bouffeurs de curés le rattachant à leur cause, preuve que Huysmans restait inassignable. SG
Zola, Lourdes, édition de Jacques Noiray, Folio Classique, 9,70€. Comme Rome (idem, 10,90€) et Paris (idem, 9,70€), le volume a été actualisé. Le cycle de Pierre Froment, prêtre sans foi, et le cycle de Durtal, catholique sans ministère, s’opposent autant que leurs patronymes le suggèrent.
Quant au volume des Foules de Lourdes, voir Huysmans, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, Tome IX – 1905-1907, Classiques Garnier, 2020. Les éditions Bartillat, en 2015, ont réédité le cycle de Durtal (32€).
Les connaisseurs croient unanimement à l’existence d’un « dernier Baudelaire » et situent son moment d’apparition vers 1859-1861, mais le consensus est loin de prévaloir quant à sa nature profonde. Très neufs de forme et de sujet, souvent géniaux, les poèmes en prose, que la presse commence à diffuser alors, marqueraient un seuil absolu ; à lire certains spécialistes, leur écriture rhapsodique, aussi heurtée que les soubresauts d’une conscience sous l’emprise de la rue moderne, concentre l’ultime accomplissement esthétique du poète flétri par la justice du Second empire. Un autre argument joue en faveur de ces textes qu’on dit hybrides, car libres de l’homogénéité de la belle langue, affranchis de la métrique des vers, et perchés sur le fil ténu du trivial et de l’idéal, du prosaïque et de ce qui en sublime la pauvreté de condition. Et cet argument très contestable découle de l’héritage de Walter Benjamin. Comme il est impensable que le plus grand poète du XIXe siècle soit resté l’éternel « dépolitiqué » du coup d’Etat de décembre 1851 et du plébiscite favorable à Louis-Napoléon Bonaparte, la théorie de « l’agent secret » ou de « l’agent double » est née au XXe siècle, et a connu de nombreux partisans. Elle reste très portée, en France, depuis les années 1980 : Le Spleen de Paris, où le spectacle de la misère sociale et morale impressionne, garantirait l’hypothèse d’un Baudelaire revenu à ses éphémères idéaux quarante-huitards. Pour Walter Benjamin et ses émules, le miraculé de la cause du peuple, traître à la classe dominante, livra par bribes, à partir de la fin 1861 et des premiers « poèmes en prose » désignés ainsi, un réquisitoire hostile au régime. La correspondance de Baudelaire et l’ironie terrible du Miroir, où la fable de La Fontaine presque éponyme se retourne contre « les immortels principes de 89 », montrent, au contraire, un scepticisme accru quant aux marchands de bonheur, aux idéologues, voire aux apories et aux effets secondaires de la destruction de l’Ancien régime (1). Juin 48 et son solde meurtrier, en outre, avaient préparé l’illumination de décembre 51. Dans Les Yeux des pauvres, publié en juillet 1864, le poète ému ne veut pas seulement faire briller l’horreur d’être sans le sou ; toute l’imposture démagogique du siècle, que symbolisent les ors d’un café tentant et inaccessible aux gueux, s’y ramasse jusqu’à l’insolente chute, insolente en ce qu’elle corrobore moins la détresse de cet instantané qu’elle ne confirme la divergence des amants face à elle. Les poèmes en prose obéissent souvent à cette acrobatie réflexive, multiplient les associations baroques et antithétiques, prisent l’entrechoc cher à la presse du haut et du bas, de la grande éloquence et du boulevard. Ce que Paul Claudel a pu dire de son aîné n’en est que plus vrai : « C’est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journalistique de son temps » (2). Le titre même du Spleen de Paris, que Baudelaire donne en janvier 1863 au futur recueil des poèmes en prose, se ressent de sa double et sombre modernité : « J’ai essayé d’enfermer là-dedans toute l’amertume et toute la mauvaise humeur dont je suis plein », écrit-il à l’exilé Victor Hugo.
Deux autres projets tardifs, contemporains du Spleen, qualifient aussi habituellement le « dernier Baudelaire », sa recension du Salon de 1859, promise à rejoindre le volume des Curiosités esthétiques, et la difficile maturation du Peintre de la vie moderne, deux textes éminents que La Passion des images, le vaste florilège d’Œuvres choisies du poète proposé par Henri Scepi, nous invite à lire et relire dans leur continuité, c’est-à-dire leur complémentarité (3). Les temps ont changé depuis 1845-1846 et la priorité que les Salons inauguraux de Baudelaire accordaient à la nécessité historique d’un nouveau romantisme, capable enfin de faire entrer dans son champ d’application les spécificités de la vie présente et ce qu’elle contient d’héroïsme neuf. Comment sublimer le présent sans l’idéaliser à la manière trop froide des peintres davidiens, à qui l’habit noir n’avait pas fait peur toutefois durant la grande Révolution ? Mais, comme l’écrit Scepi, « le millésime 1859 constitue un tournant : travaillant à la recomposition desFleurs du mal, en vue de la seconde édition du recueil, dans un climat culturel qui favorise l’essor du réalisme et prophétise le triomphe de méthodes et de techniques nouvelles d’enregistrement de la réalité (comme la photographie), Baudelaire se convainc de la nécessité de maintenir à l’horizon de ses propres recherches poétiques et théoriques la ligne inentamée d’un idéal. » Pour être entré en résistance et répéter que nul n’avait délogé Delacroix de sa souveraineté, le poète ne se borne pas à réfuter Courbet au nom de l’imagination que sa peinture humilierait. Le Salon de 1859 n’avait pas été aussi dépourvu d’attraits ou de promesses. De même qu’il est un bon régime de la photographie, son ami Nadar le prouve, il est des formes de réalisme acceptables, c’est-à-dire conciliables avec une poétique de l’image, à la fois plus duelle, concise et urbaine. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit : Legros et Méryon, avant Manet, lui en offrent un avant-goût, de même que les expériences d’un Eugène Boudin, découvertes à Honfleur même, ont déterminé l’éloge du fugitif que contient, en 1863, Le Peintre de la vie moderne. Quelle est la part de la provocation dans ce manifeste sans objet clairement nommé, Baudelaire désignant Constantin Guys par ses initiales, et le peintre providentiel par un dessinateur de presse ? Car la modernité ne se confond pas avec l’éphémère accidentel du quotidien, il en est la réalisation esthétique. Dans ce processus à deux temps, le croquis ne saurait être une fin en soi, « mais une façon de prendre possession de ce qui fuit et échappe, afin de faire éclore, au lieu même de son apparition, un empreinte durable, une vision, une idée (Henri Scepi) ». Toute définition de la modernité qui nierait sa double composante trahit la pensée baudelairienne : « l’élément éternel » est aussi indispensable à « l’élément relatif » que l’imagination à l’expérience vécue.
« L’éternel » voué à s’extraire du « circonstanciel » n’a rien à voir avec quelque concession banale au « classicisme », comme on le suggère encore (4). Quel que soit son anti-réalisme, Baudelaire n’attend pas des peintres qu’ils singent la grande tradition, il leur suffira d’en conserver le principe constitutif, multiséculaire, qui sépare l’art de la simple représentation des choses, et le dote d’une portée métaphysique. Aussi importe-t-il de protéger le Beau des souillures auxquelles l’époque l’expose, la conversion de l’image en simple simulacre et la conversion de la morale de l’art en simple catéchisme. Plaidait-il, seul, en ce sens ? De manière générale, on sous-estime que le « dernier Baudelaire » fut largement déterminé par la réévaluation et même la réécriture de Théophile Gautier (5). L’éminent Georges Blin reste l’un des rares à avoir fait exception, il est vrai que les cours qu’il dispensa au Collège de France, notamment celui de 1968-1969, sont proprement exceptionnels (6). Pas plus que LePeintre de la vie moderne, très marqué par Caprices et Zigzags, Les Paradis artificiels n’échappent au précédent de Gautier. Mieux que Thomas De Quincey, il est l’interlocuteur, à plusieurs niveaux, de ce livre magnifique sur les plaisirs illusoires, et doublement dégradants, du haschisch et de l’opium. Dans l’édition qu’ils viennent d’en donner, Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, très conscients de la dette envers Gautier, ne craignent pas de réévaluer les multiples emprunts de Baudelaire aux auteurs que l’usage accru des drogues fit se multiplier après 1830 (7). Le milieu artistique, peintres et écrivains, donna un élan particulier à cette vogue des narcotiques et des expériences hallucinogènes, redoublant l’intérêt que lui porta le corps médical. Aliénistes et explorateurs pré-freudiens des phénomènes oniriques se saisirent de l’occasion d’étudier l’effet des psychotropes à partir de cas favorables, pensait-on, à l’examen approfondi du rêve ou de la folie. Baudelaire n’ignorait rien de ce qui liait Gautier et Moreau de Tours, clubiste des haschischins à l’Hôtel Pimodan, et très désireux de comprendre le fonctionnement de l’esprit créateur. La première partie des Paradis artificiels, la plus belle, se réclame du constat scientifique, détaille avec soin et l’origine et les pratiques de la drogue, en approuve la consommation restreinte, mais dénonce les addictions et ce qu’elles dissimulent à ceux qui s’en rendent coupables, non devant la justice des hommes, mais devant Dieu. L’ivresse ne se voit pas criminalisée, Baudelaire en a chanté si souvent le réconfort nécessaire. Mais la drogue, lorsqu’elle exige des prises de plus en plus fréquentes et fortes, et devient le seul remède à la douleur d’exister ou le substitut à la vraie création, trompe le consommateur. Quant à l’espèce de royauté et de dilution de la volonté qu’elle lui procure, c’est la preuve de son satanisme au rire rentré. Flaubert et d’autres manifestèrent une gêne devant l’économie spirituelle, catholique, très insistante du texte ; elle est pourtant capitale, autant que le jeu référentiel, qui s’étend d’Homère à Gautier, à ses articles comme à ses nouvelles (8).
Il est remarquable, pour ne pas dire symptomatique, de retrouver Gautier aux deux extrémités du dernier livre d’Andrea Schellino, qui soumet la notion de décadence au double regard de Baudelaire et Nietzsche, le second ayant beaucoup lu les deux Français. Preuve de son génie du raccourci, il les associait favorablement à une « certaine modernité hyper-érotique qui a l’odeur de Paris ». Les dîners Magny, dont les frères Goncourt sont les meilleurs témoins, faisaient rêver au-delà de nos frontières. Tout y était dicible dans léger délire du pessimisme et de la gaité confondus : « pour ma part je figurerais assez bien dans ce cercle », écrit Nietzsche à Heinrich Köselitz, en novembre 1887. Sans tout à fait comprendre ce que recouvrait l’art pour l’art (il ne fut et n’est pas le seul), le philosophe antimoderne en avait au moins perçu la dimension désespérément religieuse. Il n’était rien au-dessus de l’Art pour Gautier et Baudelaire, ce qui ne consistait pas à idolâtrer une enveloppe vide, soit la forme aux dépens du fond, la sensation au lieu de l’idée. Cela signifiait, comme l’énonce Les Fleurs du mal, qu’un poème ou un tableau pouvait surpasser tous les autres témoignages de « la dignité humaine ». La chute des Phares oppose implicitement l’éternité d’un sanglot créateur aux faux dieux du monde moderne. Dans l’essai que Baudelaire publie sur Gautier en 1859, la « folie du progrès » appartient aux articles de foi des compères. La même année, à l’éditeur de ce texte précisément, Charles écrit : « Je deviens tellement l’ennemi de mon siècle ». La modernité de la technique, du confort, de l’infantilisation et du cant alourdit le poids de la Chute, tout en niant la possibilité du péché originel. Au détour du fameux rêve qu’il narrait à son ami Charles Asselineau, le 13 mars 1856, « rêve du bordel-musée » (Roberto Calasso), Baudelaire étrilla ces journaux bon teint (on voit lesquels aujourd’hui) et leur « manie de progrès, de science, de diffusion des lumières ». Le contraire de ce sommeil de la raison par négation du Mal, c’est la décadence. Andrea Schellino, en ramenant Baudelaire dans la lumière de Montesquieu, Chateaubriand et Sainte-Beuve, rend sa complexité et son historicité à cette notion aussi vieille que le monde qu’elle semble dévaluer. Autour de 1830-1840, est décadent quiconque écrit de manière jugée trop obscure, leste, descriptive, lâchée. À cette aune, Baudelaire ressuscitait Lucain, Émaux et Camées sentaient l’opium. Car Gautier fut logé à la même enseigne que son cadet. Il pourra, en tête de l’édition posthume des Fleurs du mal (1868), célébrer en Baudelaire « ce style de décadence » et le « verbe sommé de tout exprimer à l’extrême outrance » : c’était le sien, à maints égards. Nietzsche a dévoré cette préface que Paul Bourget devait aussi tenir pour le manifeste d’une contre-modernité qui n’avait pas cru bon se cultiver jusqu’à la névrose. L’Allemand, ce fou de Baudelaire, hésitait davantage à lui reconnaître la capacité d’avoir tourné sa pensée de la décadence en puissance de vie. En lisant Schellino, il aurait compris que Dieu, pour être absent, lui avait épargné cette hérésie, si moderne aussi. Stéphane Guégan
(1) Quant au tournant sociologique des années 1980 et aux écrits de Walter Benjamin qui le déterminèrent, voir les pages précieuses d’Antoine Compagnon, Baudelaire. L’irréductible, Flammarion, 2014. Cet essai sur la modernité antimoderne du poète et du critique d’art, ramené à ses contradictions vis-à-vis du présent et de ses contemporains, comme du journalisme, de la photographie et de Manet, a rejoint heureusement la collection de Champ Essais (Flammarion, 2021, 11€). Compagnon, ce faisant, décentre l’approche du « dernier Baudelaire » et en réveille l’arrière-plan, aussi ambivalent que métaphysique, et donc profondément chrétien.
(2) Voir, dernière en date, l’excellente édition du Spleen de Paris conçue et présentée par Aurélia Cervoni et Andrea Schellino (GF, Flammarion, 2017).
(3) Charles Baudelaire, La Passion des images. Œuvres choisies, Quarto Gallimard, 2021, 33€, édition présentée et annotée par Henri Scepi. Outre le principe clairvoyant de ne donner que des textes in extenso, le volume même de ce florilège, 1800 pages, fait comprendre que la presque totalité de l’œuvre de Baudelaire, traductions mises à part, s’y regroupe, la plaquette du Théophile Gautier de 1859 comprise. Les textes qui le composent, en raison de leur genre et de leur support initial, n’entretiennent pas le même rapport générique à « la sphère d’attraction de l’image et de ses relais ». Henri Scepi en vérifie toutefois la prééminence continue parmi les préoccupations de Baudelaire. Charles aura accompagné de ses multiples écrits, au-delà du collectionnisme qui le saisit très tôt, la dynamique du siècle, plus iconophile et iconophage que tous les précédents. Le règne de la vidéosphère a débuté aux dépens du verbe : la gravure et la photographie, que Baudelaire tient pour essentielles à des degrés divers, en sont les agents démultiplicateurs. N’oublions pas que ce triomphe de l’image a autant grisé qu’inquiété Baudelaire, très soucieux de préserver l’antique richesse des arts visuels, menacée par leur hégémonie même.
(4) Pour un avis contraire, voir Mathieu Vernet, « Les écrits sur l’art, parents pauvres de la première fortune de Baudelaire (1867-1921), L’Année Baudelaire, n°24, 2020, Honoré Champion, 28€. La dernière livraison de cet indispensable carrefour de la recherche baudelairienne vaut surtout par la contribution de Claire Chagniot, auteure d’un livre décisif sur Baudelaire et l’estampe, et celle de Raphaël Belaïche sur l’Eros baudelairien, aussi tributaire d’une culture très ancienne qu’interférant avec les pratiques les plus douteuses de son temps, du moulage au théâtre de boulevard.
(5) Voir, quant à cette filiation sous-évaluée, notre Baudelaire. L’Art contre l’Ennui (Flammarion, à paraître en septembre 2021).
(6) Voir Georges Blin, Baudelaire suivi de Résumés des cours au Collège de France 1965-1977, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2011, p. 232-252.
(7) Baudelaire, Les Paradis artificiels, présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie d’Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, GF, Flammarion, 2021, 6€.
(8) Outre les articles de Gautier (« Le Haschisch », La Presse, 10 juillet 1843, « Le Club des haschischins », Revue des deux mondes, 1er février 1846), il importe de citer, comme le font Aurélia Cervoni et Andrea Schellino (voir note 7), la nouvelle autobiographique La Pipe d’opium (La Presse, 27 septembre 1838). Il faut aller plus moins, ce me semble, et entendre le souvenir de La Cafetière (Le Cabinet de lecture, mai 1831) dans l’un des moments les plus beaux des Paradis artificiels, le récit presque sadien du délire érotique d’une femme sous l’emprise des drogues, dans un cadre rocaille caractérisé. La logique du Mundus muliebris y règne sans frein. Voir aussi, de Lucien d’Azay, l’excellent Théophile Gautier halluciné. Le club des haschischins ou comment écrire sous l’emprise du cannabis, Collection Revue des deux mondes, 6€.
(8)Andrea Schellino, La Pensée de la décadence de Baudelaire à Nietzsche, Classiques Garnier, 2020, 59€.