DISSOLUTION

D… Don Juan a mauvaise mine ces temps-ci, et le donjuanisme se terre par peur des gros mots : « mâle blanc », « stéréotype sexiste » ou « fin de race » fusent et se diffusent. Avec le flair digne du père de Cyrano de Bergerac (que le film banalise la pièce de 1897 !), Rostand avait remis le mythe sur le métier en 1911, mais il meurt en décembre 1918 sans être parvenu à boucler le manuscrit. La pièce après raccommodage est donnée en 1921 avec un certain succès ; on la redonne en ce moment, comme si elle avait annoncé la déconstruction en cours d’une masculinité désormais hors d’âge. Était-ce bien le propos de Rostand, cette ironie qu’on lui prête à l’endroit du parangon de la virilité conquérante ?  Certes l’écrivain s’en amuse, pas plus que Molière cependant ; et pas moins que Baudelaire, il n’oublie la morsure mélancolique du désir insatiable, ou du vieillissement. Ombres de ce Faust détourné, les 1003 maîtresses tentent de nous faire croire que l’érotomane a été leur dupe. Le lecteur, avec l’auteur, a le droit de douter de ce Me too précoce. Pour l’avisée Anna de Noailles, la morale de l’ouvrage se dégageait de ce vers pascalien : « Plaire est le plus grand signe, et c’est le plus étrange. » Le prêt-à-penser actuel n’a pas de ces traits-là.

I… Ida Pfeiffer (1797-1858) n’était pas destinée à trotter autour du globe et à prendre la route ou la mer, au mépris de tous les dangers, pour assouvir une curiosité du monde que sa plume, pas assez connue par chez nous, rend merveilleusement excitante. Certains voyageurs du XIXe siècle, poussés par l’époque et ses nouveaux moyens de transport, oublient d’embarquer leurs lecteurs avec eux et se bornent à une ennuyeuse nomenclature de faits et gestes. La viennoise Ida est autrement généreuse de ses sensations et de ses observations, marquées au coin d’une femme forte. Après s’être séparée de son mari, avoir vu s’éloigner ses deux fils et mourir sa mère, elle s’était saisie pleinement de la liberté qui s’offrit. Elle avait reçu l’enseignement d’un précepteur très géographe. L’enfant a voyagé en elle avant que la femme ne s’élance, jusqu’à faire deux fois le tour du monde. Dans le livre qu’elle tira du premier, effectué en 1846-48, livre traduit par Hachette dès 1859, un chapitre est réservé à Tahiti, le meilleur du périple. Son regard sur les populations balance entre l’apriori, souvent peu flatteur, et la glane correctrice ou pas du terrain. Vie sociale, mœurs intimes, considérations anatomiques et bonheurs de la table, tout fait image :  on pense à Gauguin et Matisse à lire la volupté qu’elle éprouva à partager fruits et mets, dont elle donne, en gourmande dévoilée, le menu.

S… Surprenant musée du Havre qui décentre doublement son approche de l’impressionnisme. Claude Monet, parisien de naissance, avait plus d’une raison de rester fidèle à l’une de ses villes d’adoption… La Normandie, c’était plus qu’une chambre d’hôtel, plus qu’un balcon ouvert, au petit matin, sur l’un des ports essentiels de la IIIe République.  Là où les romantiques avaient élu le culte du passé national, là où Français et Anglais avaient réinventé la peinture de marine dès avant 1830, un autre champ d’expérience s’ouvrit, 10 ans plus tard, la mémoire déjà pleine d’images donc : l’autre modernité normande prit le visage d’une myriade de photographes, gloires locales (Brébisson) ou de passage (Le Gray), qui étaient loin de penser leur pratique, poncif irritant, en conflit avec la peinture. L’exposition actuelle réunit clichés, tableaux et estampes par leur défi commun aux éléments, l’eau, l’air, la fumée, le transitoire sous les trois espèces. La figure de Jean-Victor Warnod se signale par son ouverture d’esprit et son sens de l’entreprise. En exposant Daubigny au Havre, il montrait le premier paysagiste dont on ait dit qu’il s’effaçait complètement, fiction flaubertienne, devant le motif, comme livré, en déshabillé, dans sa plénitude organique et sa lumière frémissante.

S… Succès renouvelé pour le festival Normandie impressionniste et son vaste maillage de lieux ! Fêtant ici Whistler et Hockney, Vuillard ailleurs, débarquant au Havre, à Rouen, comme à Trouville-sur-Mer, il prend aussi, cette année, les couleurs et les lignes délicatement tamisées d’Augustin Rouart. Le filet du Petit pêcheur de 1943 (illustration) avait valeur de symbole, il disait le bonheur d’être au monde, à de rares instants, et la nécessité d’en filtrer les éléments pour qui rêvait d’égaler Albert Dürer, « peintre pensif » (Victor Hugo), et signait d’un A gothique. Nous avons souvent parlé ici de cet Augustin, lecteur de l’autre, mais ne lui sacrifiant pas la Cité des Hommes par amour de Dieu. Riche en vagues et fleurs, promeneurs solitaires et Vénus modernes, avec rouleaux d’écume et maillots de bain obligés, l’exposition de la Villa Montebello, visible jusqu’au 19 septembre, pousse une autre porte du souvenir, qui mène à Manet par Julie, à Degas par Henri Rouart, aux Lerolle par Henry et Christine, et au miracle de la vie par Maurice Denis. Que de belles prises ! Et quelle belle invitation de réfléchir au destin à la peinture française !

O… On ne saurait mieux dire. Ce 3 juillet 1874, Flaubert informe sa bonne amie George Sand du bonheur qu’il a eu de découvrir un biologiste allemand, inconnu de lui, mais aussi friand des dessous marins et des observatoires salés de la vie élémentaire : « Je viens de lire La Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin ! joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même. » Aujourd’hui ternie par la renommée de l’Anglais, écornée par sa récupération nationale-socialiste, la biologie haeckelienne peine à retrouver en France le succès qui fut le sien, malgré les réactions patriotiques provoquées par 1870 et 1914. Un nouveau volume des Entretiens de la fondation des Treilles, conduit par Laura Bossi, l’une des meilleures connaisseuses du sujet, et Nicolas Wanlin, secoue le cocotier des idées reçues et nous oblige à réintroduire Haeckel dans l’analyse et l’imaginaire du vivant à la Belle Epoque. Pas à pas, filiations et affinités, surgies souvent du fond des océans, se reconstituent sous les yeux du lecteur émerveillé. Huysmans cite Haeckel à propos de Redon ; la Galatée (Orsay) de Gustave Moreau s’en inspire, le Matisse tahitien aussi, suggère avec raison Philippe Comar ; René Binet, l’homme de la porte d’entrée de l’Exposition universelle de 1900, façon madrépore, l’a vampirisé, et Gallé l’a lu probablement, l’associant à Baudelaire et Gautier au gré de sa rêverie sur les formes flottantes. Par Mirbeau et Geffroy, on arrive à Monet et aux Nymphéas. Si Haeckel mène à tout, revenons à lui. Laura Bossi met la dernière main au livre qui le ressuscitera entièrement.

L… La dernière livraison de la N.R.F. a choisi d’évaluer les traces résiduelles du surréalisme et nous épargne ainsi sa glorification de commande. Le centenaire du manifeste, vraie contradiction dans les termes, nous vaudra bientôt un déluge de gloses et gnoses, qui claironnant l’amour fou, qui la liberté de l’esprit, qui le salut par l’Orient, qui la destruction de l’Occident fasciste ou mécréant, qui la mort de l’ordre bourgeois… Cette dernière prophétie, serpent de mer inusable depuis que le romantisme en fit son cri de guerre contre les perruques de la plume ou du pinceau, ne semble pas avoir perdu tout charme : Nicolas Mathieu, l’un des écrivains sondés par la N.R.F., ne craint pas, sans rire, d’identifier la raison à une « religion bourgeoise ». Appelée aussi à se prononcer sur le surréalisme du bel aujourd’hui, Philippe Forest est plus inspiré en revenant à Anicet, le premier roman d’Aragon et, comme Drieu le diagnostique dès 1921, l’aveu des trahisons à venir. Et trahison, d’abord, à l’interdit du roman en soi. Je ne suis pas sûr que l’on comprenne bien le sens de l’article de Gide à ce sujet. Dès la N.R.F. d’avril 1920, ce dernier adoube moins la bande de Tzara qu’il n’en pardonne la candeur au nom du droit au changement propre à la génération de la guerre. On lira aussi l’article d’Eric Reinhardt, parti sur les pas de Max Ernst dans le New York de Pollock, Arshile Gorky et Julien Levy. On suivra enfin Antoine Gallimard, parti lui à la rencontre des illusions et des crimes de l’IA, ce surréalisme de l’imposture et de l’irresponsabilité.

U… Une fois n’est pas coutume, André Masson fait l’objet d’une ample rétrospective, laquelle célèbre le peintre autant que l’adepte fervent de la naturphilosophie. Les pensées philosophiques d’Héraclite, dans l’édition des fragments préfacé par Anatole France en 1918, l’ont-elles jamais quitté ? On sait Masson lecteur de Darwin ; peut-être a-t-il touché à Haeckel et ses planches botaniques enivrantes? Goethe et sa théorie transformiste des plantes ont aussi compté pour celui qui peignit l’inachèvement du monde, le devenir au travail et plus encore le dualisme des êtres et de leurs « violentes passions », comme l’écrit Kahnweiler en 1941, alors que le peintre et son épouse, juive et sœur de Sylvia Bataille, ont migré aux Etats-Unis. L’exposition du Centre Pompidou-Metz, sous un titre emprunté à l’artiste, ne le réduit pas à sa période américaine, longtemps héroïsée chez ceux qui le défendirent. Le premier Masson, contemporain de la cordée et de la discorde surréalistes, ne pouvait être minoré ; la place donnée aux années 1950-1960, en porte-à-faux avec l’hégémonie abstraite ou primitiviste du moment, constitue elle un utile pied-de-nez à la vulgate post-bretonienne. Constitué essentiellement d’extraits de textes connus, le catalogue donnera aux plus jeunes la joie de découvrir d’autres écritures de la métamorphose, de Georges Limbour à William Rubin.

T… Tiens, L’Enlèvement des Sabines, l’un des Poussin du Louvre les plus tragiques dans son frénétisme déchiré, loge au musée Picasso pour quelques mois, le temps de dissiper quelques illusions à propos de l’iconoclaste qu’aurait été le peintre de Guernica. On l’a compris, l’intention de Cécile Godefroy se situe aux antipodes de la diabolisation de Don Pablo en machiste carnassier, et adepte du rapt… Picasso iconophage rend au terrain des images ce qui lui appartient, l’élaboration hypermnésique d’un imaginaire nourri du réel, intime ou politique, et d’une myriade de souvenirs, conscients ou inconscients. Il se trouve que la donation Picasso de 1979 s’est doublée du don de l’archive de l’artiste, deux océans ouvertement ou secrètement reliés en permanence. L’Espagnol gardait tout, de la carte postale d’Olympia au ticket de corrida, et regardait tout : c’était sa façon de faire et défaire. Cette exposition fascinante a ceci de remarquable qu’elle s’organise selon la circulation visuelle qu’elle veut mettre au jour, elle tient donc de l’arachnéen et du feuilletage, de l’affinité distante et du télescopage imprévisible. Certaines sources étaient connues des experts, d’autres oubliées ou négligées. Qui eût osé projeter sur Massacre en Corée la lumière de Winckelmann ? Sur ce Mousquetaire de mars 1967 les mains du Castiglione de Raphaël ? Il fallait oser. C’est fait.

I… Il fut l’homme des toiles lacérées, trouées, et de la statuaire à fentes. Lucio Fontana (1899-1968) reprend pied en France, chez feu Soulages, à Rodez. Le cas de ce moderne absolu semble simple. Malgré son étrange élégance, ses allusions érotiques ou les échos telluriques qu’il affectionnait, notre Italo-Argentin est généralement rattaché à l’avant-gardisme de la geste radicale. Celui qui croisa Picasso vers 1950 serait à ranger parmi les partisans les plus sûrs de la défiguration, peinture et sculpture. Les preuves n’abondent-elles pas ? Les œuvres aussi, où, avec Yves Klein par exemple, le salut consistait à dématérialiser la forme afin de la spiritualiser ? J’imagine que nombreux seront les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue, très documenté quant aux débuts de l’artiste, à découvrir que l’homme des Concetti spaziali et des Buchi cachait bien son jeu. Médaillé pour sa bravoure au terme de la guerre de 14, il entre dans la carrière sous le fascisme, s’expose avec enthousiasme à la plupart des courants esthétiques de la modernité d’alors, le futurisme deuxième génération, le groupe Novecento et, plus étonnant, le symbolisme tardif et tordu d’un Adolfo Wildt, dont il fut l’un des disciples les plus sûrs. A quoi s’ajoute peut-être l’influence du père, sculpteur « impressionniste » qui explique peut-être le côté Medardo Rosso, « non finito », de certaines pièces. Merci à Benoît Decron d’avoir rétabli l’unité des deux Fontana, pensé ensemble la vie tenace et les béances trompeuses. L’idée d’une fatalité de l’abstraction, et qu’il y ait même jamais eu abstraction chez lui, s’en trouve renversée.

O… On n’avait jamais vu ça. En 1969, au lendemain des « événements » qui avaient réveillé sa jeunesse intrépide, Christian de La Mazière accepta de se raconter devant les caméras d’Ophuls. Aplomb incroyable, numéro inoubliable… Le choc du Chagrin et la pitié, c’est lui. Proche alors de la cinquantaine, il révèle au public ébahi son incorporation volontaire dans la Charlemagne, division SS ouverte aux jeunes Français décidés à repousser les Russes en Prusse orientale, à quelques mois de la fin. La camaraderie, la trouille, les neiges de Poméranie, les paysans offrant leurs filles, de peur qu’elles tombent entre des mains slaves, La Mazière en déroulait le film avec une désinvolture et une absence de forfanterie qui faisaient presque oublier l’effrayante cause qu’il avait servie par anticommunisme (adolescence d’Action française) et folie compensatoire du risque. Condamné pour collaboration, il fut enfermé à Clairvaux, il avait 23 ans. C’est là, parmi « les politiques », qu’il rencontre Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, autre humilié de juin 40, pas plus nazi que lui. L’âge, la culture et le tempérament les séparent assez pour qu’une amitié profonde naisse de leurs différences. L’Ami de mon père s’adresse à ces deux idéalistes que la guerre avait floués et l’après-guerre réunis : Frédéric Vitoux n’ouvre aucun procès en réhabilitation, même après avoir rappelé que les positions paternelles, avant et après les accords de Munich, ciblaient Hitler, au point d’en appeler à l’alliance avec Staline. Amusant détail si l’on songe à la russophobie de La Mazière… Ce livre de 2000, admirable de sincérité, de courage et d’impressions vraies, forme son Education sentimentale, voire sexuelle. C’est l’adolescent qu’il fut qui revit ici. A l’été 61, sans s’annoncer, – ce n’était pas son genre, l’ancien de la Charlemagne débarque en Triumph sur la Côte d’azur avec deux Américaines, une mère et sa fille… Frédéric, 17 ans, n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Tout un passé vrombit soudain. Et ce n’est qu’un début. Des accords d’Evian à Mai 68, L’Ami de mon père entraîne, pied au plancher, les lecteurs derrière lui, et ils en redemandent.   

N… Nu, le roi est nu, c’est la leçon de l’autoportrait. Nous n’avons pas besoin d’être peintre pour en faire l’expérience, un miroir suffit, notre image inversée guérit en un instant toute velléité de tricher, toute illusion de ne faire qu’un avec soi, et d’échapper complètement aux limites de la raison. C’est l’erreur des surréalistes de l’avoir cru possible et bénéfique. Paul Klee, qu’André Breton rattacha de force à l’écriture automatique, fut une sorte de Goya moderne, égaré au XXe siècle, et rétif aux leurres de la folie volontaire. La couverture du dernier Marc Pautrel lui emprunte une de ses toiles de 1927, une tempera tempérée, instruite des allégories piranésiennes de l’être avide de lumière chères à Gautier et Baudelaire. J’aime bien Pautrel, sa passion pour Manet, qu’il tient pour le plus abyssal des réalistes, sa façon de confier au présent de l’indicatif le fil ininterrompu de sa vie songeuse, nageuse, buveuse (du Bordeaux !), affective et vertueusement active, puisque l’écriture est autant travail que prière. Le seul fou, m’écrit-il, est un « long poème », il a raison ; une « histoire d’amour », cela me rassure ; et « presque un autoportrait », où s’équilibrent l’ascèse de son Pascal (Gallimard, 2016) et les émois nécessaires, puisque mon corps est un autre, puisque les femmes sont belles  : « La vie ne me laisse jamais de pourboire. » On n’est jamais seul à ce compte-là.

Stéphane Guégan

Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition établie par Bernard Degott, Folio Théâtre, Gallimard, 8,90€ / Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Mercure de France, 12,50€ / Sylvie Aubenas, Benoît Eliot et Dominique Rouet (dir.), Photographier en Normandie 1840-1890, MuMa / Infine, 35€ / Augustin Rouart en son monde, Cahiers du Temps, 22€. Lire aussi, très complet, Augustin Rouart. La splendeur du vrai, Artlys, 2024, avec une préface de Jean-Marie Rouart / Voir aussi Anka Muhlstein, Camille Pissarro. Le premier impressionniste, Plon, 22,90€. Cette efficace synthèse parvient à éclairer la complexité des rapports de Pissarro à sa judéité (homme de gauche, il va jusqu’à écrire que « le peuple n’aime pas la banque juive avec raison »), à ses coreligionnaires collectionneurs et à ses « camarades » (Renoir, Degas) lors de l’Affaire Dreyfus. La correspondance du peintre, d’une richesse inouïe, est bien mise à contribution.

Olivia Gesbert (dir.), La NRF, n°658, été 2024, Gallimard, 20€ / Chiara Parisi (dir.), André Masson. Il n’y a pas de monde achevé, Centre Pompidou-Metz, 40€ / Peu d’écrivains peuvent se prévaloir du souffle de Raphaël Confiant, de sa faconde à fulgurances créoles, de sa drôlerie pimentée, surtout quand ses récits se heurtent à la xénophobie anti-Noirs ou simplement au choc des rencontres et des épidermes. A deux pas de l’atelier de Masson, rue Blomet, le « Bal nègre », immortalisé par Desnos et Brassaï, faisait tomber bien des barrières, privilège de la transe transraciale, magie sombre du jazz aux couleurs antillaises. Anthénor, qui a survécu aux Dardanelles, comme Drieu, s’installe à Paris en 1919 et nous maintient en haleine jusqu’aux années 30, et même à l’Occupation, durant laquelle certains musiciens des îles continuèrent à se produire au su des boches. Céline disait que Paul Morand avait réussi à faire jazzer le français, on y est, on y reste. / Raphaël Confiant, Le bal de la rue Blomet, Gallimard, Folio, 8,90€.

Cécile Godefroy (dir.), Picasso iconophage, Grand Palais RMN / Musée Picasso Paris, 49,90€ / Tel chien, dit-on, tel maître. L’équation s’applique peu à Picasso, qui vécut entouré d’espèces les plus diverses, pareilles aux emplois qu’en fit sa peinture. Jean-Louis Andral, expert espiègle, nous initie à cette ménagerie, où un dalmatien peut succéder à un teckel, un saluki à un saint-bernard, de même que les « périodes » de l’artiste n’obéissent à une aucune logique linéaire. Inaugurant une collection imaginée par Martin Bethenod, le livre d’Andral se penche aussi sur le devenir pictural du chenil. Car ces chiens de tout poil courent l’œuvre entier et contribuent, symboles de loyauté ou d’énergie, à son mordant unique. Jean-Louis Andral, Picasso et les chiens, Norma éditions, 24€.

Laura Bossi et Nicolas Wanlin (dir.), Haeckel et les Français, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 22€. Philippe Comar, l’un des contributeurs, signe un nouveau roman où l’angoisse et la drôlerie, le style et le baroquisme des situations servent, mais avec la grâce de l’accidentel, une parabole ajustée à nos temps de déconstruction : quand les mots et la grammaire de la communauté se délitent, retournent au limon genré, avertit Langue d’or (Gallimard, 21€), c’est la mort assurée du groupe, puisque la transmission des signes constitue la seule chance de perpétuer un destin collectif qui ne soit pas que violence. Dans le monde d’après, l’imparfait du subjonctif est devenu le contraire de l’inclusif, les auteurs d’antan des fauteurs de trouble.

Paolo Campiglio et Benoît Decron (dir.), Lucio Fontana, Un futuro c’è stato – Il y a bien eu un futur, Musée Soulages Rodez – Gallimard, 35€ / Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ami de mon père, préface de Frédéric Beigbeder, Points, 8,30€ / Marc Pautrel, Le seul fou, Allia, 8€. / Puisque Pierre Bonnard, cet été, est l’invité de Saint-Paul de Vence et de l’Hôtel de Caumont, concluons avec quelques mots sur l’exposition aixoise et sa publication fort utile, l’une et l’autre abritent trois des estampes nippones, femmes fluides et acteur de kabuki, que le « Nabi très japonard » (Fénéon, 1892) posséda. Les travaux fondateurs d’Ursula Peruchi-Petri, voilà un demi-siècle, ont involontairement poussé les commentateurs à faire du japonisme (le mot est de 1872) l’une des voies royales de la déréalisation symboliste. Or les « Japonneries », pour le dire comme Baudelaire en décembre 1861 – images qu’il jugeait « d’un grand effet », ont aussi conforté Bonnard dans son refus de rompre avec l’empirisme et de se plier au synthétisme abstrait : « c’était quelque chose de bien vivant, d’extrêmement savant », dit-il de l’ukiyo-e à la presse de 1943. Bonnard en affectionne « l’impression naïve » et le coup de crayon, le feuilletage spatial, proche de la perception vécue, et le cinétisme, comme le note Mathias Chivot. Quelques mois avant de disparaître, il étoffait sa collection de trois nouveaux achats, signe d’une vraie passion et d’un dialogue que seule la mort interrompt. Isabelle Cahn est parvenue à réunir, au-delà des œuvres attendues, un certain nombre de raretés, dont deux ou trois choses essentielles, et qui ont nourri le Picasso 1900. Une vraie leçon de peinture jusqu’aux œuvres visant, sujet et forme, Matisse. Je ne suis pas sûr que Bonnard ait pu visiter la fameuse exposition de l’Ecole des Beaux-Arts, La Gravure japonaise, en avril-mai 1890, une période militaire a dû l’en priver. Une petite erreur de légende enfin s’est glissée sous le paravent de la collection Marlene et Spencer Hays, trois feuilles orphelines de trois autres aujourd’hui non localisées, l’ensemble ayant été photographié vers 1902-1905, comme nous l’apprend le catalogue. SG / Isabelle Cahn (dir.), Bonnard et le Japon, In fine / Culturespaces, 32€, l’exposition se voit jusqu’au 6 octobre.

Saintes écritures

Comme l’écriture manuelle qu’elle a longtemps symbolisée, ou les chapeaux dont elle accusait l’extravagante verticalité sous Marie-Antoinette et Rose Bertin, la plume s’en est allée. En 1889, quand se baptisa ainsi une revue d’avant-garde (Verlaine, Mallarmé, Bloy, Toulouse-Lautrec), ce choix même signifiait une déshérence en cours. Le stylographe à réservoir, après le recours à l’acier, la condamnait par avance à ne plus survivre que dans la mémoire collective, tant qu’il en reste, avec sa variété de sens et d’emplois, son lot d’images et son flux de mots, qui évoquent aussi bien l’acte d’écrire qu’un ordre moins avouable de plaisirs dont la littérature est séculairement l’alliée. Un grand nombre d’individus ne comprendront bientôt plus cette culture et cette iconographie de la plume au cœur desquelles, intrépide et affranchi comme jamais, Patrick Wald Lasowski a trouvé la matière d’une vraie réflexion sur le langage scriptural, les modes d’inspiration qu’il revendique depuis l’Antiquité, ses représentations à l’ère chrétienne, ses fonctions à partir des Lumières et ses connivences avec l’imaginaire et l’imagier érotiques tels que le roman libertin souvent illustré, avant Sigmund Freud, en suggère l’économie. Vaste programme, dira-t-on, d’autant plus qu’il se veut à l’écoute des voix féminines, celles de Marie de France ou Christine de Pizan, par exemple. La grande Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur de François Ier et grand-mère d’Henri IV, poétesse et nouvelliste, n’y eût pas été déplacée.

Son Heptaméron, que Folio classique vient de faire entrer dans sa série des Chefs-d’œuvre de femmes (Gallimard, 2020, 8,60€), n’a pas à rougir de son modèle avoué, le Décaméron de Boccace, ni des mauvaises langues qui ne comprenaient pas, au XVIe siècle, pourquoi un si haut personnage s’était abaissée à écrire et faire lire des « nouvelles » indignes de son rang éminent. Sa poésie chrétienne, presque dévote, compensait à peine la légèreté, plus légendaire que réelle, au reste, de ses « belles histoires » de jeunes gens du monde. Son oraison funèbre nous la représente « tenant un livre au lieu de la quenouille, une plume au lieu du fuseau. » C’est déjà l’âge du soupçon cher au Nouveau roman ! Il y avait donc nécessité à étendre la perspective et étoffer le propos, Patrick Wald Lasowski et son art du parler bref y parviennent dans un ouvrage qui se lit en deux heures (La plume dissipée, Stilus, 13€). Deux heures délicieuses de gai savoir qui mènent du scriptorium médiéval au Marat de David, écrivant au delà de son dernier souffle, et au Zola de Manet, digne héritier du Saint Jerôme de Ghirlandaio et du Saint Augustin de Botticelli, les pères de l’Église succédant aux Évangélistes, et annonçant les Modernes, dans la canalisation du feu sacré. Au service du Ciel, comme l’Esdras biblique des Juifs auquel Voltaire comparait son inlassable combattivité , l’auteur de la Vulgate et celui de La Cité de Dieu, non moins que Grégoire et Ambroise, offraient à l’invention des peintres, héritiers de Luc, des visages tendus vers le haut ou absorbés par la méditation. Fruit et objet d’une transmission, le Verbe est doublement divin. L’idée d’un génie propre à l’auteur, d’un travail spécifique aux manieurs de mots n’en est pas moins consubstantielle aux images du Moyen Âge et de la Renaissance, époque où le Mystère, suggère Patrick Wald Lasowski, peut désigner séparément ou ensemble l’Existence de Dieu ou la Magnificence de l’art.

Wille, L’Essai du corset, gravure, 1780

Le divorce ne vint qu’après l’essor du libertinage d’esprit, de corps et de langage. Le Cyrano de Bergerac du Pédant joué (1645), confondant verge et verbe, parle déjà de « plume charnelle » pour les désigner toutes deux. La gaillardise, empruntant les ailes qu’Augustin réservait à d’autres envols, ne connaît bientôt plus de bornes. Débute, sous le manteau et l’œil de la censure royale, le règne du roman musqué, scabreux ou pornographique. On pensait qu’il n’avait plus rien à dévoiler à l’auteur du Dictionnaire libertin (Gallimard, 2011, dans la collection de Philippe Sollers) et de Scènes du plaisir. La Gravure libertine (Éditions du Cercle d’art, 2014), pour ne rien dire des deux volumes de La Pléiade que Patrick Wald Lasowski a consacrés au genre. Mais ce serait méconnaître les harmoniques sexuées de la plume, toujours elle, et elle en tout. Si l’intellectuel des Lumières aime à sacraliser le profane en sa personne, au risque d’une hypertrophie du moi qui en prépare d’autres, la littérature érotique vérifie ses pouvoirs sur le lecteur et l’auteur lui-même. Comme Sade, Beaumarchais attendait de la correspondance avec le beau sexe un « style spermatique », et les livres les plus chauds plaçaient souvent à leur seuil un frontispice montrant l’auteur masqué, deux plumes en main, l’une courant le papier, l’autre se dressant impudemment. On aura reconnu la planche inaugurale d’Histoire de Dom B***, portier des chartreux, qui s’offre le luxe d’un satyre en érection, figure inversée de l’inspiration divine. Il y eut pire. Ici, un Priape ému sert d’encrier, là un débauché s’orne le séant comme s’il eût été un volatile à plumer. La caricature de la colombe porteuse du Saint Esprit pouvait ailleurs s’avérer plus légère. Faut-il conclure à une entreprise de démolition, le sensualisme matérialiste et sacrilège se substituant le plus brutalement possible à l’aura de l’écrivain inspiré, rempli de son sujet par Dieu lui-même ? Tout incline à le penser, à moins que les lettres polissonnes ou cochonnes ne vengent à leur insu l’imagination créatrice, inexplicable et donc divine, par la puissance imageante qu’elles exigent et diffusent. Verba volent, scripta manent. Du reste, la pléiadisation des romans libertins, comme celle de Sade, sans oublier Les Onze Mille Verges d’Apollinaire sur lesquelles se referment le présent livre, consacrent le triomphe des mots sur l’intempérance des hommes et des femmes, que nous soyons ou pas orphelins de Dieu. Stéphane Guégan

Post-scriptum 1 : Les préparatifs d’un essai assez particulier sur la francité de Manet m’ont remis sous les yeux un article assez confidentiel de Jules de Marthold (réédité par Samuel Rodary en 2011). Polygraphe très radical dans son républicanisme, Marthold n’avait pas la cécité de ses amis politiques en matière picturale, il entra dans la confiance de Manet après avoir défendu le très controversé Argenteuil du Salon de 1875 (voir mon étude à paraître prochainement sous les auspices du musée de Tournai en pleine renaissance). Deux ans plus tard, Nana (Hambourg, ci-contre) ayant incommodé le jury par sa féminité tranquillement souveraine et ses dessous de luxe, la plume vengeresse et joyeuse de notre scribe récidiva. Après la mort du peintre qu’il savait unique et avait été l’un des rares à célébrer tel, Marthold republia les deux articles dans la revue La Lithographie. Quelques lignes précédaient celui consacré à Nana, où il étrille la censure morale de la France de Mac-Mahon, incapable, selon lui, d’apprécier le tableau au même titre que L’Essai du corset de Wille (notre image). Faisons l’hypothèse que Marthold, sans le dire, révélait l’une des sources du tableau de Manet, soufflée par l’artiste lui-même (sa précoce culture rocaille, partagée par Mallarmé, rejoignait le Mundus muliebris des dernières œuvres). SG

Post-scriptum 2 : SG / Philippe Sollers n’y peut rien. Manet, c’est plus fort que lui… Aucun de ses récents livres ne se prive du plaisir d’accrocher un tableau du peintre élu à ses divagations, au sens de Mallarmé, dont il tire, année après année, une savoureuse chronique du temps présent. Ce qui apparente celle-ci à la fiction, c’est d’abord le style, la musique, le tressage des temporalités et même des niveaux de réalité. Bref, on ne sait jamais très bien si ce qu’on lit, interrogation métaphysique, emballement esthétique ou confession érotique, appartient au Journal ou aux chimères du romancier. Charme de l’indécis… Légende (Gallimard, 12,50 €) est conforme à son titre, les péripéties y sont plus rares que les belles revenantes, les souvenirs d’enfance et l’écho de ses lectures variées . Comment refuser l’époque sans se retirer du monde ? Sollers n’est pas avare de conseils avec ceux que révulsent les délires de la victimisation du débat public, le vandalisme qui progresse dans le champ culturel et la fortune grandissante des intolérances de toute nature. Ce que la vie, la nature et le verbe ont de sacré souffre en ces temps marqués, entre autres signes et fléaux, par les excès de la PMA, la disparition des pères, le naufrage écologique, le recul des humanités et donc de la civilisation. Le TCR (Tous contre Rome) fait partout des adeptes. En somme, la Covid-19 se montre autrement plus capable que les « démocraties plates » de préserver ce qui est indispensable à sa survie ! Travaillant à la sienne en « passager de l’espace-temps », mais avec une alacrité toute mozartienne (tendance Clara Haskil, la divine), Sollers dialogue avec ses complices de toujours, avant que « l’opinion publique » ne l’interdise, L’Apollon amoureux de Daphné de Poussin (l’un des plus beaux tableaux du monde), la poésie chinoise du VIIe siècle, le Hugo le moins conforme à la correctness locale, mais aussi Genet (« Ne commets jamais de gestes sans beauté »), mais encore l’Antonin Artaud de 1943 (« Ce qui reste de l’Infini dans le langage n’est qu’un souvenir du Verbe de Dieu, que quelques grands mystiques et de rares, très rares, grands poètes ont capté »), et toujours Manet donc. Tiens, revoilà Mallarmé, au lendemain du Corbeau et du Faune, suspendu à ses rêveries et ronds de cigare, une main sur la page infinie, l’autre dans sa poche, absent et présent, ainsi que doivent l’être la bonne poésie, même amoureuse, et le juste rapport au monde : « Mallarmé est-il dedans ou dehors ? Les deux, comme le peintre qui l’écoute. » Comme Sollers lui-même et le regard qu’il pose sur notre décrépitude alarmante. Désir, qui passe de la Blanche à Folio d’un bond qu’avait prévu Fragonard (Gallimard, 6,90€, notre illustration), a tout des viatiques de résistance que l’auteur perfectionne de livre en livre. Bien qu’on ne puisse en jurer, Manet, contrairement à Watteau ou Rimbaud, ne semble pas avoir pris part au « chemin » qui s’ouvre ici sur les pas de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), lequel eut le bon goût de séjourner à Bordeaux dans sa jeunesse, puis d’embrasser autant l’Eternel que la Révolution d’avant l’Etre suprême. Son illuminisme étant riche de tous les paradoxes, il nous apparaît plus poche du Christ et des fins de l’Eglise que son avatar pré-thermidorien. L’Homme de désir (1790), le grand livre du « philosophe inconnu », a trouvé en Sollers un lecteur ou plutôt deux, le libertin que vous savez et le catholique dont vous avez tort de douter. Car la force d’Eros, telle que Saint-Martin l’analyse et la mobilise après bien d’autres penseurs, a pour objet le retour au Paradis, le rappel à Dieu, et use du « sublime chrétien » pour véhicule. On sait aujourd’hui que les meilleurs orateurs révolutionnaires suivaient en pensée le modèle de Saint-Augustin autant que celui de Démosthène. « Briser l’endurcissement des coeurs » faisait partie de leur programme avant que leur politique rousseauiste n’en contredise les effets et ne les noie dans le sang. Désir de révolution et révolution du désir : Sollers s’offre un autoportrait de fantaisie, à la Fragonard, en enfourchant la plume étoilée de Saint-Martin. SG

13 TÉLEX D’OUTRE-TOMBE

Puni de mort pour avoir fauté et surtout foutré de façon peu catholique, Sade prend la route de l’Italie en juillet 1775. Louis XVI vient de monter sur le trône, il a fait le ménage parmi le personnel de son lubrique grand-père. Les temps changent, pas Sade. Le bon air de la Toscane l’attire d’abord, Donatien s’éloigne du théâtre de ses méfaits, Arcueil, Marseille, Lacoste, convaincu que d’autres plaisirs, licites ou pas, l’attendent à Florence, en plus des trésors de la Renaissance. C’est son Grand Tour, certes obligé, mais ouvert aux rencontres et à l’imprévu. De jeunes Italiennes se donnent à lui sans pouvoir se l’attacher. Après Florence, Rome, bientôt Naples. Stendhal s’annonce. L’écrivain qu’il n’est pas encore le devient en noircissant cahier après cahier, les impressions s’y mêlent aux documents, pratique que les Goncourt prolongeront après leur propre traversée de l’Italie. Convention d’époque, le mode épistolaire, souligne Michel Delon, déploie ici les premiers vertiges d’une parole singulière. Outre les beautés du tourisme moderne, auquel il touche par l’intermédiaire de peintres qui guident ses visites, les mœurs du haut clergé lui sont d’un enseignement utile. Son oncle l’avait déniaisé très tôt quant aux successeurs et serviteurs de saint Pierre. Le cardinal de Bernis, cher à Jean-Marie Rouart, complète son éducation. C’est déjà Sodoma, mais en mieux écrit et plus varié. Du reste, Sade pratique les deux sexes avec le même entrain. Sa peinture des hypocrisies de l’institution cléricale, autre différence, reste étanche au ton victimaire actuel. Face à « l’orgueil et l’intolérance […] des hommes enfroqués », la révolte lui va mieux déjà. Somptueusement présenté, enrichi d’un entretien avec Pierre Leroy, l’heureux propriétaire de ces cahiers que Delon et la Fondation Bodmer exposaient en 2014, Voyage en Italie a bien des charmes, celui du génie français en plus. SG/ Sade, Voyage d’Italie, édition établie et commenté par Michel Delon, Flammarion, 2019, 22€.

Monde ingrat, oublieux des gloires les moins usurpées ! L’immense Senancour, cher au regretté Jean Borie, aurait raté sa sortie, le 10 janvier 1846, au dire de sa fille… A 76 ans, l’immortel auteur d’Obermann se serait vu souffler la vedette par le mime Jean-Gaspard Debureau, mort pourtant en juin de cette année, et que les journaux encensent. La presse, encombrée du mime, enterra donc l’écrivain discret sous son indifférence. Ce pieux mensonge, aux couleurs de l’hagiographie nécessairement contrite, éclaire toutefois une situation. Malgré le soutien actif des romantiques, de Sainte-Beuve à George Sand, en passant par Nerval, Senancour, au moment de retrouver un Créateur dont l’existence lui semblait incertaine, n’avait pas acquis sa place au Paradis des lettres modernes. Est-ce une cause perdue ? Béatrice Didier et ses disciples se refusent à le penser. Avec un soin digne des plus grands éloges, ils ressuscitent les premiers écrits de Senancour, tout parfumés de la Révolution naissante et de l’inventaire que cette jeune plume exilée (volontaire), depuis la Suisse, opère parmi les ténors des Lumières. Buffon et Rousseau, à la faveur de ce tri, entraînent le « rêveur des Alpes », ce marcheur malheureux en amour, vers des réflexions que France Culture dirait actuelles. Mieux, (op)pressantes. Senancour, rousseauiste déniaisé, ne croit pas à la bonté de Dieu, ni à celle de l’homme, n’idéalise pas plus la civilisation et le progrès que les origines de l’humanité. Il faut raison garder en tout, art, éthique et politique. Les bassesses sucrées de Chateaubriand à la chute de Napoléon l’écœurent. Témoin des veuleries de l’âge moderne, il aimait à reporter ses espoirs vers les liens renouvelés de la nature et du citoyen, chacun faisant un pas vers l’autre, hors de toute mystique primitiviste et de toute barbarie libératrice.  Actuel, ô combien ! SG / Etienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes sous la direction de Fabienne Bercegol, Tome I, Les Premiers Âges, Sur les générations actuelles édition de Dominique Giovacchini, Classiques Garnier, 2019, 42€

Senancour et Chateaubriand, son aîné de peu, appartiennent à cette génération, celle qui a 20 ans quand implose le monde de leur enfance protégée, mais frottée aux lectures portant à l’exotisme, de Raynal aux digressions de Rousseau sur l’homme primitif et le paradis perdu. « Sous-lieutenant d’artillerie en disponibilité » (Marc Fumaroli), le jeune François-René laisse également son imagination s’allumer aux récits de Peaux-Rouges. Mais, point de naïveté ici, sa décision de passer dans le nouveau monde, en avril 1791, ne répondait pas seulement au besoin de charger sa palette et d’alimenter sa « Muse vierge ». La politique, son intérêt propre d’abord, est toujours entrée dans les desseins du futur enchanteur. Songeons avec effroi qu’un an plus tôt il hésitait à rejoindre Saint-Domingue, pierre angulaire du commerce américain, et bientôt terre de révolte des esclaves, à laquelle la République reste attachée. Bonaparte, jusqu’à la vente de la Louisiane, en était obsédé. Le nouveau monde, bien fait pour attirer un rejeton de l’aristocratie malouine, lui paraît, donc, une « terre d’opportunités » alternative. De ces huit mois passés dans la région des grands lacs et du Mississippi, où les Français ne manquent pas, il devait tirer, en 1829, son Voyage en Amérique. En quarante ans, ses impressions viatiques ont eu le temps de se décanter, les Indiens et la nature de devenir plus sauvages. Sébastien Baudouin, éditeur inspiré de ce grand texte nostalgique et déjà critique du technicisme Etats-Unien, en a bien repéré l’arrière-plan : la perte de l’empire colonial en sa composante atlantique, le mariage manqué entre l’Ancien régime et la première révolution, la promesse non tenue du « genre humain recommencé », le tout écrit à la lumière de son opposition croissante aux ultras de la Restauration agonisante. Un livre clef, prélude aux Mémoires d’outre-tombe. SG / Chateaubriand, Voyage en Amérique, édition de Sébastien Baudoin, Gallimard, Folio Classique, 2019, 10,80€.

Après avoir fait entrer Le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia et Marie Tudor en Folio-Théâtre, Clélia Anfray y intronise doctement le moins joué aujourd’hui des drames de Victor Hugo, Marion de Lorme. Se pourrait-il qu’il scandalisât notre époque pourtant riche en prostitutions et en bassesses politiques de toutes natures ? Les empêchements forment le cortège historique d’un ouvrage où Hugo voit d’abord l’occasion de défier Corneille, son idole, et Charles X, son roi, le premier avec admiration, le second avec dépit. Quel caillou dans sa chaussure de poète pensionné que la fin lamentable de la Restauration (les libéraux y mirent du leur) ! La chose, tragique et comique, d’une langue bondissante quand elle évite le sentimental, s’appela d’abord Un duel sous Richelieu. En 1829, Dumas et Taylor s’emballent. Le second voit déjà la pièce triompher sur la scène de la Comédie-Française. La Censure s’y oppose : on ne traite pas ainsi Louis XIII et Richelieu. La pièce bâillonnée attendra l’éclair de juillet pour être jouée. Maigre succès, déjà. Les vrais romantiques, Gautier en tête, ne s’identifient pas aux larmes de la courtisane au grand cœur, qui n’est pas la seule entorse à l’histoire. « Maintenant l’art est libre : c’est à lui de rester digne », proclame la préface d’août 1831. Ce n’est pas la « dignité » du drame, ce sont ses traits baroques, comme le costume bleu et orange d’un des protagonistes, ce sont ses saillies comiques et sexuées, qui ont le mieux vécu. « Pas de grâce ! », prononce le Dieu caché qu’est Richelieu, invisible au spectateur. Au contraire, grâce, grâce, pour Marion de Lorme. SG/ Victor Hugo, Marion de Lorme, édition présentée, établie et annotée par Clélia Anfray, Gallimard, Folio-Théâtre, 6,80€.

Avant de devenir les historiens de leur temps, les Gavarni, voire les Degas des mœurs contemporaines, Jules et Edmond de Goncourt se firent les chiffonniers de la France d’avant 1789, avant le règne du nombre et de la bigoterie morale. On sait ce que Baudelaire doit à leur Femme du XVIIIe siècle (1862). Précédemment, avec le zèle des dépités du présent, ils publièrent toutes sortes de précis où revivait la société ancienne, croquée à partir des traces qu’elle avait laissées dans les correspondances, les journaux intimes et la presse de l’Ancien Régime. En 1857, l’année des Fleurs du mal et sous la même enseigne, paraissait le livre qu’ils consacrèrent à l’actrice Sophie Arnould, nourri essentiellement de sa correspondance et de ses mémoires inédits. Il en allait plus que de la simple curiosité maladive de chineurs invétérés. Emboîtant le pas d’Arsène Houssaye et de Gautier, les deux frères, partis à la recherche d’eux-mêmes, reconquièrent, réinventent l’âge du rococo, leur âge d’or, temps des libertés individuelles, d’un hédonisme qui transcendait les classes et électrisait les arts et les lettres. Barbey exagère en les accusant d’avoir chanté les beautés et les licences qui auraient été fatales à la royauté. Au contraire, Les Portraits intimes du XVIIIe siècle (1857-1858), admirablement réédités, en s’intéressant aussi bien à Louis XV et Louis XVI qu’à Beaumarchais et Madame du Barry, rêvent d’un siècle qui eût très bien pu accoucher d’une révolution heureuse. Il y a beaucoup plus réactionnaires qu’eux, il y a surtout plus mauvais écrivains. Les Goncourt, comme Paul de Saint-Victor le voit aussitôt, inventent un style accordé à leur enquête, d’un faux laisser-aller et d’un vrai bonheur. Cette « entreprise de résurrection d’une société morte » (Catherine Thomas) marquerait tout le siècle suivant. SG / Edmond et Jules de Goncourt, Œuvres complètes, Œuvres d’histoire sous la direction de Pierre-Jean Dufief, tome IV, Portraits intimes du XVIIIe siècle, textes établis, annotés et préfacés par Catherine Thomas, Honoré Champion, 2019, 80€

De toutes les nouvelles qui composent Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, la moins gazée est La Vengeance d’une femme, la plus apte assurément à avoir attiré la censure sur le volume de 1874. Le connétable sulfureux, par un double retour sur soi, y arpente d’un même pas le Paris de la monarchie de Juillet finissante, la mémoire du roman balzacien et la réalité brutale de la haute prostitution qui les relie. On rappellera l’intrigue. Une superbe créature en robe safran surgit aux alentours du café Tortoni, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Elle lève un lovelace dont le sang bout à sa vue. Ils rejoignent un hôtel rue Basse-du-Rempart, près de la Chaussée d’Antin, où règne le sexe tarifé. Le récit n’épargne rien au lecteur des « détails libertins » qui mirent Barbey et les censeurs en émoi. Parce que toute jouissance se complique de fantasmes, nés de lectures et de tableaux pour certains, le récit se tresse de représentations, ici la Judith de Vernet (Salon de 1831), là quelque bronze élégamment salace dont Pradier pourrait avoir été l’auteur. Ces références actives préparent la révélation finale. La « fille » n’en est pas pas une, la pierreuse de luxe n’est que le masque d’une grande d’Espagne qui se donne pour salir son mari, qui a fait tuer l’homme qu’elle aimait. Sa vengeance appelle aussi l’image, un médaillon enchâssant celle du bien-aimé pur de tout commerce charnel ! Aussi le plaisir qu’elle feint d’éprouver dans le coït ancillaire, autre piège, n’est-il que celui qu’elle se donne en utilisant ses partenaires d’occasion comme autant de substituts du défunt idéalisé. Judith Lyon-Caen, dans ce livre foisonnant, fait la démonstration des vertus de la « lecture documentaire » : tout grand livre fait sens en faisant signe vers le réel, dépose sur la matière du temps une griffe unique. SG / Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Gallimard, NRF Essais, 22€.

Aurélie Petiot n’a pas tort d’user de la formule rituelle au sujet du préraphaélisme britannique : son ouvrage, dont l’illustration est aussi riche que variée et même surprenante, comble une lacune de la librairie française. Un beau livre manquait qui fît la synthèse de «l’abondante et récente littérature anglophone sur le sujet». Il ne s’écoule pas une année sans qu’une ou deux expositions ne mobilisent ces artistes que l’outre-Manche tient pour ses premiers modernes. Puisque cette modernité se voulut aussi esthétique que politique vers 1848, Petiot ne fait pas l’économie d’une analyse du réalisme et de la pensée sociale dont Millais, Hunt et Rossetti se prévalaient. Au sujet des femmes du cercle, on n’évite pas toujours les protestations anachroniques ou simplement sans fondement. A-t-on besoin, dans le même esprit, de parler de « queer » au sujet de l’androgynie chère à Burne-Jones, suiveur de Michel-Ange ? A propos des maîtres anciens que ces faux naïfs pillent tant et plus, Petiot apporte beaucoup, texte et images. On regrettera d’autant plus que l’inspiration religieuse de nos « rebel(les) » ne soit pas confrontée aux différences confessionnelles propres aux artistes anglais et au contexte anglican. Alors que ces mêmes artistes se réclamaient d’une probité anti-académique et d’un primitivisme réparateur, leur usage de la littérature ne fait jamais l’objet d’une véritable approche sémiologique. Plutôt que d’opposer les Préraphaélites à la peinture victorienne, l’auteur enfin aurait pu montrer l’évolution mondaine d’un Millais, portraitiste très vite recherché. Le chapitre final sur la réception française ne laisse pas moins à désirer, il souffre d’approximations pour le fou de Gautier que je suis. Le texte que Théophile consacre à l’école anglaise, lors de l’Exposition universelle de 1855, est mal cité, ce qui fausse sa lecture de l’Ophélie de Millais, l’un des trois tableaux dont le poète dit explicitement qu’il comptait parmi « les plus singuliers » de la compétition internationale voulue par Napoléon III. De chauvinisme et de cécité, point. Le texte de Gautier ne parut pas dans la Gazette des Beaux-Arts, qui n’existait pas encore, mais dans Les Beaux-Arts en Europe, deux volumes promis à être lus par Baudelaire, Huysmans, Mallarmé. La crème du génie français ne détestait pas, de temps à autre, changer de rivage. SG / Aurélie Petiot, Le Préraphaélisme, Citadelles et Mazenod, 189€.

On sait la terrible gêne financière où se débat le dernier Verlaine, celui des années 1892-1896, durant lesquelles le poète revenu au Christ n’échappe pas à la fée verte. Étrange cocktail !  Le prince de la Décadence y noie doucement un reste de génie et de vie. Les conférences qu’il donne alors le soutiennent un peu sans l’enrichir. C’est le cas de celle qu’il prononça péniblement au Procope, lieu idoine, le 29 mars 1894, dont le texte était supposé perdu et sur lequel Patrice Locmant a remis la main. Dans la salle, Catulle Mendès, Armand Silvestre et Gabriel Yturri, le secrétaire de Robert de Montesquiou. Lors de la causerie en question, il dira la haute estime que ce dernier portait à Marceline Desbordes-Valmore. Que diable Verlaine, direz-vous, avait-il besoin de priser en public la poétesse romantique, au Procope, en cette année d’attentats anarchistes ? A la demande de l’association des Rosati, une société anacréontique née en Artois au XVIIIe siècle, il avait accepté de chanter les fortes vertus du régionalisme et notamment la santé de ces félibres du Nord, dont il rapprochait, outre Marceline, le Sainte-Beuve des Rayons jaunes. L’absence d’emphase qui les caractérise lui semble préférable à la lyre des grands romantiques… Au-delà, Verlaine en vient à exalter la « réaction des patries contre, non pas au grand jamais et Dieu Merci ! la Patrie, mais contre l’unité factice, forcée, contre l’absorption par le préjugé jacobin et monarchique de toutes les forces intellectuelles et morales françaises… » Ne sourions pas trop vite, son ami Mallarmé, à la même époque, lié au Félibre de longue date, ne manquait pas une occasion de célébrer les expressions régionales du génie français (voir notre recension de la Correspondance du faune dans le numéro d’été de la Revue des deux mondes). SG / Paul Verlaine, Les Poètes du Nord, édition établie, présentée et annotée par Patrice Locmant, Gallimard, 12€.

De 1898, Elisabeth II aurait pu dire qu’elle fut une « annus horribilis », expression qui n’aurait pas déplu à Jean de Tinan pour toutes sortes de raisons. La première, c’est qu’il se meurt à 24 ans, en pleine possession de sa tête et de ses moyens littéraires. 1898, c’est aussi L’Affaire, bien sûr, qui affleure sous sa plume vive, exacte et drôle, chargée de cette « ironie tendre » qu’il aimait chez Fargue. A force de le lire trop vite, on l’a classé parmi les anti-dreyfusards. Ses Lettres à Madame Bulteau, une bénédiction que l’on doit à l’impeccable curiosité de Claude Sicard, obligent à corriger cette fausse évidence. Évidemment, son humour fera jaser les tristes sires. Ce trait d’élégance amusée, il le partageait avec un groupe qui ne se confond ni avec le décadentisme fin-de-siècle, ni avec le grave et ennuyeux symbolisme. Augustine Bulteau, collaboratrice du Gaulois et du Figaro, sa mère de substitution, l’associait à « la fleur de l’esprit français », ce dont Mallarmé, qui correspond avec Tinan, eût convenu. Inédit décisif, au même titre que le Journal intime des années 1894-1895 édité par Jean-Paul Goujon (Bartillat, 2016), cet ensemble de lettres a été sauvé par le grand Jean-Louis Vaudoyer. On vérifie à chaque page la valeur de la constellation des amis de Tinan, notamment Maxime Dethomas et un certain Toulouse. Les experts de Lautrec ne se soucient pas de ses accointances littéraires, bien que Paul Leclercq ait été catégorique à ce sujet et notamment le lien qui unissait le peintre et l’auteur de L’Exemple de Ninon de Lenclos dont il dessina la couverture, en 1898 ! SG/Jean de Tinan, Lettres à Madame Bulteau, édition établie, présentée et annotée par Claude Sicard, Honoré Champion, 2019, 48€.

C’est l’histoire de l’exhumeur exhumé ! Car qui connaît Frédéric Lachèvre (1855-1943) en dehors des fanatiques du libertinage français des XVIIe et XVIIIe siècles ? En le tirant de cet oubli relatif, Aurélie Julia, son arrière-arrière-petite-fille, aujourd’hui très active à la Revue des deux mondes, ne s’est pas seulement acquittée d’une dette de famille. Du reste, elle aborde la figure et la frénésie bibliophilique de ce burgrave maurrassien avec la bonne distance, bien qu’on ne puisse pas se défendre de tendresse et d’admiration pour ce rentier austère qui aura donné sa vie, et une partie de sa fortune, aux grandes plumes de la libre pensée et des mauvaises mœurs. Certes, il y a libertins et libertins, surtout aux yeux d’un chercheur, d’un dénicheur de livres rares, dont la vie rangée, politiquement, moralement et religieusement nette, s’opposait aux écarts de ses sujets d’étude. Sans doute, moins inquisitrice, son exigence éditoriale eût-elle été moins scrupuleuse et son héritage plus sujet à caution aujourd’hui. Aurélie Julia fait entendre la voix de ses adversaires, ceux qui ne lui pardonnent pas « l’exécration morale et idéologique » dont il accablait les responsables du grand naufrage. Les lecteurs des Grotesques de Gautier, résurrection flamboyante de la littérature mousquetaire, sauront apprécier cette douche froide. Par ailleurs, l’homme de Théophile de Viau, Claude le Petit, Cyrano de Bergerac (le vrai) et Blessebois, « Casanova du XVIIe siècle », n’a pas négligé, parmi les ombres et les oubliés à repêcher, la cohorte des petits romantiques. Un saint ! SG / Aurélie Julia, Frédéric Lachèvre (1855-1943). Un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin, Honoré Champion, 2019, 35€.

Louise Bourgeois (1911-2010), que son Amérique d’adoption aura tant tardé à consacrer, était française jusqu’au bout des ongles. Son élégance, précoce et durable, ne trompe pas. La famille a des moyens et sa fierté. L’enfant, puis la jeune fille, porte des robes Poiret et Chanel dans les années 20-30, tient un journal, découvre son pouvoir sur les hommes. L’un d’entre eux, le brillant Robert Goldwater l’épouse en 1937, mais n’étouffe pas les ambitions artistiques de Louise. A l’Académie de la Grande-Chaumière, où elle se forme, les rencontres comptent autant que l’apprentissage. Elle croit, Louise, au savoir-faire, n’idéalise pas l’instinct. En 1938, l’année où Goldwater organise la mythique exposition Primitivism in Modern Art (qui lui vaudrait aujourd’hui les foudres du communautarisme bien-pensant ), le couple a rejoint New York, la ville du MoMa. Auprès de ses amis restés en France, elle se fait mousser ingénument, en prétendant, par exemple y avoir croisé Picasso. Cette tendance à l’affabulation, Marie-Laure Bernadac, dans l’excellente et très sourcée biographie qu’elle lui consacre, en donne d’autres exemples. Mais, Dieu soit loué, elle ne les condamne pas. Louise, épouse infidèle, ne voit simplement pas la nécessité de ne pas colorer sa vie, présente et passée, d’un peu de fiction, de même qu’elle laissera croire que son œuvre découle du « roman familial », œdipien en diable, où elle aurait grandi… Comment y voir clair dans le vertige des apparences? Bernadac, qui a déjà beaucoup publié sur l’artiste, en connaît bien l’archive, très fournie. Elle parle et exploite aussi bien le fétichisme de Bourgeois, qui n’est pas sans rappeler celui de Picasso. Ce dernier, par un hasard qui n’en est peut-être pas un, fascine très tôt Louise, on l’a vu. L’emprise picassienne ne saurait, évidemment, faire oublier l’attention qu’elle porte vite au surréalisme dont New York devient la seconde capitale bien avant l’exil de Masson et Breton. Il lui répugne vite, toutefois, de n’être qu’une séide des marchands de rêves. Le sexe, dans sa crudité, fait souvent défaut à l’art du cercle de Breton. « Je suis femme. Je n’ai pas besoin d’être féministe », aimait-elle à rappeler. Il est peu de Françaises qui aient autant montré de génie dans les arts visuels et su leur donner un sexe, le sien. SG / Marie-Laure Bernadac, Louise Bourgeois, Flammarion, 32€.

Genre littéraire, la visite à l’écrivain, a accouché du meilleur et du pire depuis la fin du XIXe siècle, son premier pic… Patricia Boyer de Latour, cent ans plus tard, est entrée dans la vie de Dominique Rolin et n’en est jamais sortie. Aux questions qu’elle pose, aux réponses qu’elle obtient, aux livres qu’elle a tirés de leurs longues et libres conversations, recommencées selon un rituel intangible, on comprend la raison de leur confiance mutuelle. Quand le dialogue s’amorce, Dominique Rolin aborde le grand âge sans crainte du grand saut. Elle a tellement charmé la vie qu’elle charme sa mort, en parle comme d’une présence familière qui va et vient, à la manière de souris. L’écrivain arrachera, du reste, une douzaine d’années à cette complice espiègle. « Oui, pas de morbidité », intime-t-elle avec douceur à Patricia Boyer de Latour, devenue vite une amie aussi chère que les vivants et les ombres avec lesquels elle chemine chaque jour. Les entretiens que forment Plaisirs et Messages secrets se veulent d’outre-tombe, la formule ne surgit pas fortuitement au cours des échanges. Elle n’est porteuse d’aucun dolorisme et d’apitoiement. Célèbre à moins de trente ans, dans le Paris de l’Occupation, elle est proche alors de Cocteau, qui a fait un accueil triomphal au Marais, publié chez Denoël. Première histoire d’amour avec l’éditeur, son aîné, belge comme elle, dont la mort la bouleversera. Plaisirs évoque sans cachoterie cette époque et certaines amitiés littéraires, de Marcel Aymé à Blondin, que d’autres auraient préféré ne pas commenter. L’auteur du Singe en hiver, siégeant au Prix Nimier, aimait à lui dire : « Sois belge et tais-toi ». Conseil que Blondin ne lui demandait pas de suivre, bien sûr. La preuve, ce sont ces deux livres du souvenir, réunis dans la lumière du bonheur d’avoir à parler littérature, peinture, amants et amours, Europe buissonnière, musique, toutes les musiques. « Il faut faire attention à la vie », conseillait-elle au jeune Sollers, en pleine guerre d’Algérie. Plus qu’un avis, une philosophie, une esthétique de l’existence. SG / Dominique Rolin, Plaisirs suivi de Messages secrets. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, L’Infini,  2019, 15,25€.

Nos Dioscures n’ont pas toujours roulé en habits verts, mais une même fureur de vivre et d’écrire, durant un demi-siècle, les anima, les aimanta. Cette amitié, qui tient du pacte amoureux et avale les brouilles passagères, ne s’est pas éteinte avec la disparition de Jean d’O, comme Jean-Marie Rouart aime à le désigner dans ce livre ému, ce dialogue continué, qui respire l’hédonisme, l’espièglerie, la noblesse et l’irrévérence des Hussards. Ce fut, certains l’ont oublié, la première famille de Jean d’Ormesson. On peut s’étonner à cet égard qu’il ait précédé, sous les dorures de la Pléiade, Nimier, Déon, Blondin et Jacques Laurent, auprès de qui, au temps d’Arts, il fit ses armes. Et quelles armes! Jean d’Ormesson n’avait pas son stylo dans sa poche. Au meilleur des années 1950, on tirait à vue, à gauche et à droite, on tirait son épée, veux-je dire. D’un roman de Pierre Brisson, le grand homme de presse et l’ami de Wladimir d’Ormesson, son oncle, le cadet n’hésite pas s’écrier : « On ne peut pas être directeur du Figaro et avoir du talent. » Du talent, Jean d’Ormesson en eut à revendre. Mais le roman, comme Rouart le note à plusieurs reprises, convenait mal à son grand ami, écrivain plus cérébral que tripal. Paul Morand, le premier mentor, le pensait déjà, avant que les romans de Jean d’Ormesson se mettent à ne plus ressembler à des romans… La formule était trouvée, où son intelligence, sa culture et sa passion des femmes ne s’embarrassaient plus d’aucune limite. L’éclatement du dictionnaire rend justice aux jouisseurs insatiables de son espèce, la plus raffinée, la plus opiniâtre aussi. Qu’il ait mis Chateaubriand au-dessus de tout ne surprend, ni ne choque. Il aura également, personne n’est parfait, chéri Aragon autant que Rouart vénère Drieu. Les amitiés indéfectibles, les âmes soeurs ont aussi besoin de petites divergences pour se reconnaître. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson, Plon, 25€.