Douze boules de Noël

La beauté des fleurs n’a d’autre fin qu’elle-même, postulait la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle, ce qui est vrai et faux. Faux en raison des liens avérés entre l’apparence et le processus reproductif. Vrai dans la mesure où la parure florale excède les nécessités de la survie de l’espèce. Avec le zoologiste suisse Adolf Portmann, Clélia Nau rend à la fleur sa part d’autonomie sensible et de beauté immotivée, irréductible ainsi aux besoins qu’on lui prête ou aux valeurs qu’on lui attribue. Dieu sait si les fleurs ont fait les frais de nos classifications et de nos encodages symboliques. La science les pense, la poésie les parle, quand la peinture, chez les plus grands, trouve occasion d’affirmer là une communauté de sensations et de significations. Annonciateurs de ce que Georges Bataille, le Bataille de Documents, dit de « l’inexprimable présence réelle » des fleurs, Manet, Monet, Caillebotte ou Bonnard jardinent en les peignant et les peignent en jardinant, loin de toute instrumentalisation du motif. Deux mystères se rejoignent dès que le peintre, on pense aussi au Delacroix de Champrosay et Nohant, réapprend l’humilité des anciens et le sens de leur Amor mundi. C’est tout le propos de ce livre magnifique par son écriture et sa réflexion, que de montrer en quoi et pourquoi certains prirent de tout temps, dirait Ponge, le parti des fleurs. L’empire de Flore, pour le dire comme Poussin cette fois-ci, les aura conduits à épouser la réalité botanique en ses spécificités et énergies intimes, à entrouvrir cette « obscure décision de la nature végétale » (Bataille, à nouveau). Les fleurs ainsi observées, caressées et respirées (Manet, à nouveau) tirent notre imagination vers les voluptés de l’existence ou les charmes de l’horreur, quitte à pousser un Baudelaire ou un Mallarmé à théoriser l’alliance du cosmique et du cosmétique à l’art de peindre.

Qui n’a rêvé devant l’immense dessin aquarellé de Benjamin Six, représentant le cortège nuptial de Napoléon Ier et Marie-Louise en 1810, aux tableaux italiens qui parent la Grande Galerie du Louvre, plus pimpante que jamais pour l’occasion ? Préparé par le comte d’Angiviller sous Louis XVI, ouvert par la Révolution sous la Terreur, le musée Napoléon serra entre ses murs les gloires de la peinture occidentale. Et les tableaux italiens, dominés par Raphaël, Corrège et l’école des Carrache, en constituaient la fine fleur. Elle n’avait pas éclos sur nos cimaises par magie. 30 % des toiles provenaient des collections royales, 30 autres des saisies révolutionnaires ; ces dernières font moins glousser et gloser que les tableaux pris à l’étranger à la faveur des campagnes et négociations de l’Empereur, les 40% restant. Comme le pays était mieux tenu qu’aujourd’hui, un grand inventaire fut lancé en 1810, modèle du genre. Les amateurs de (bonne) littérature en ont appris l’existence en lisant Stendhal, Beyle pour mieux dire, que son cousin Daru a associé à sa réalisation. Aujourd’hui conservé par les Archives nationales, c’est un trésor d’informations, jusqu’au prix estimé des œuvres, le véritable indice de leur prestige d’alors. Près de mille tableaux italiens seront recensés jusqu’en 1815 ; on y travailla donc au cours des Cent-Jours, cela fait aussi rêver. Avec sa connaissance unique de la peinture italienne et des aléas du Louvre, Stéphane Loire publie le premier volume de son édition complète de l’inventaire mythique. Ses notices souvent illustrées en couleurs disent l’essentiel de chaque historique et citent aussi des commentaires d’époque, comme ceux d’Athanase Lavallée, le secrétaire général du musée Napoléon, dont Prud’hon a laissé un portrait formidable de bonhomie efficiente. Le résultat est en tous points colossal. Une hypothèse en passant : Alfred de Vigny, qui fut mousquetaire du roi lors du vol de l’Aigle, comparait George Sand à la Judith d’Allori dans les années 1830, quand ils se disputaient Marie Dorval. Sans doute fut-il frappé par leur ressemblance pour avoir visité le Louvre impérial avant ses 18 ans. Du reste, si l’on se tourne maintenant vers Géricault, autre futur mousquetaire, le Louvre Napoléon fut bien l’un des catalyseurs du premier romantisme, autre raison de se procurer la Bible de Loire.

La passion française des Carrache remonte à Louis XIV et elle se vérifie au nombre de nos concitoyens qui s’inscrivent chaque semaine à la visite du siège, à Rome, de leur ambassade. L’acmé de la visite les attend au plafond de la galerie dite Farnèse, qu’il faudrait rebaptiser la galerie Annibale et Agostino tant leur génie y éclate et recouvre même le souvenir du traitement déloyal, voire lamentable, si l’on en croit Victor Hundsbuckler, qu’ils reçurent de leur commanditaire. Mal logés, mal payés, les frères Carracci ont abandonné plus de cinq ans de leur existence déjà notoire au cardinal Odoardo Farnèse, prélat plus riche et plus jeune qu’eux, et pratiquant un identique équilibre entre les plaisirs de la terre et les plaisirs de la tête, les affaires du monde et le souci du Salut. Les amours des dieux, certaines musclées, d’autres sereines, peuplent les hauteurs de la galerie autour du panneau central, dévolu au Triomphe de Bacchus et Ariane dont un Silène ivre, et d’une obscénité suggérée, ouvre la marche. Hundsbuckler se livre à une étude, la plus exhaustive à ce jour, des dessins préparatoires au cycle de fresques, le plus sublime depuis les fresques de Raphaël au Vatican. A force de parler de la révolution de velours des Carrache, qui s’extraient du maniérisme tardif dès les années 1580 et préfèrent Titien aux astres froids, on en oublie la force et le feu, force des formes et feu des affects, dont le corps, masculin comme féminin, est le principal véhicule. D’où cette moisson de feuilles superbes, et superbement reproduites, dont Hundsbuckler a largement étoffé le corpus et l’analyse, sans crainte d’aborder le sous-texte sexué de la galerie, ce qu’elle doit aux Lascives, cette série d’estampes plus qu’érotiques d’Agostino, ou ce qu’elle révèle de la libido, différente semble-t-il, des deux frères bénis de Dieu.

On a beaucoup décrit le périple marocain, espagnol et marocain de Delacroix, beaucoup écrit au sujet de ce que sa peinture et sa perception de l’Autre y gagnèrent, abondamment glosé ses notes de voyage, le contexte où il s’inscrit en 1831-1832 et les différences culturelles qu’il met au jour au sens large. Michèle Hannoosh, à qui l’on doit la meilleure édition du Journal de Delacroix (Corti, 2009), a préféré laisser parler le peintre. Sont donc enfin réunis et transcrits l’ensemble des carnets et albums connus de l’artiste, dont l’un est encore en mains privés et l’autre est venu enrichir significativement les musées de Doha. Nous disposons donc de tout ce qui est nécessaire à leur relecture, démarche indispensable puisque traînent encore les effets de l’interdit dont Edward Saïd a voulu frapper l’orientalisme occidental. Notre crime à nous Européens, on le sait, serait d’avoir caricaturé l’image de l’Orient réel, ses individus, ses mœurs, sa religion, sa politique. Il est regrettable que Michèle Hannoosh, Université du Michigan, reste fidèle ici et là au réductionnisme de son aîné, si prompt à essentialiser l’Europe impérialiste et à négliger les réalités du monde colonial au nom desquelles il jeta son « J’accuse » de 1978. Un demi-siècle plus tard, wokisme aidant, les thèses de son livre foucaldien continuent à conditionner l’approche courante du Victor Hugo des Orientales ou du Delacroix d’Afrique du Nord, et empêcher d’en évaluer les admirations et les réserves avec justesse. Le Matisse de Tanger, évoqué en conclusion, subit toujours un sort comparable. Puisse ce livre très utile, et d’un prix abordable, faire bouger les lignes sclérosées et asphyxiantes de la doxa anglo-saxonne.

Les Contemplations, un tombeau ? Celui de Léopoldine, chérie au-delà de sa mort, sanctifiée même ? C’est la vision courante du chef-d’œuvre poétique de 1856, celle qu’il a donné à penser de lui-même. Victor Hugo voulait que le pendant de Châtiments fût de poésie « pure », et retrouvât la fonction sacrée du lyrisme. On sait que 1843, l’année de la noyade de sa fille aînée, en fixe la division interne et sépare Autrefois d’Aujourd’hui, le premier enchanté, le second endeuillé. Seuls cinquante des poèmes qui composent le recueil du souvenir, et peut-être du repentir, ont été écrits avant l’exil ; la plupart le furent à Jersey, alors que le clan Hugo, et d’abord son fils Charles, s’est entiché de photographie. La pratique du nouveau médium est alors indissociable du spiritisme familial et de projets éditoriaux qui auraient combiné textes, dessins et photographies. Les Contemplations, un album ? Grande hugolienne et biographe récente de Juliette Drouet – qui a perdu dans des circonstances pareillement dramatiques la fille qu’elle donna au sculpteur James Pradier, Florence Naugrette renoue le lien oublié ou perdu entre le recueil de 1856 et l’effervescence héliographique qui a saisi le romantisme après 1839. Il en résulte un fort beau livre, qui retient près d’une centaine des poèmes publiés en 1856 sans images, et qu’il assortit précisément de photographies plus ou moins célèbres, au nom d’affinités directs et d’échos plus lointains que le lecteur est invité à vérifier. Pour Hugo, l’écriture poétique, comme la photographie, était moins représentation qu’enregistrement. « Dieu dictait, j’écrivais. » Ce Dieu que le poète déchiffrait partout, des simples fleurs à l’abîme des cieux.

Renouveler complètement La Pléiade Verlaine était devenu impératif et en confier la tâche à Olivier Bivort, son meilleur connaisseur, ne s’imposait pas moins. L’éditeur, autre nouveauté au regard des précédentes Œuvres complètes, a choisi de suivre l’ordre des parutions et d’entrelacer en conséquence poésie et prose, création et critique. La rupture se place en 1891, année de la mort de Rimbaud, et de la soirée organisée au profit de Gauguin et d’un poète déjà sérieusement aux abois. Le déclassé n’a plus que cinq ans à vivre, cinq ans bien remplis malgré les hospitalisations rapprochées et l’éthylisme aggravé, à juger de la densité du tome II : en somme, la verve du poète et du journaliste mordant n’a jamais fléchi. Il faut évidemment les considérer ensemble, ce à quoi nous encouragent ses fidélités dans l’admiration (Baudelaire, Rimbaud) et l’éreintement (Barbey d’Aurevilly, le Hugo postérieur à 1845, comme il le redira en 1885 dans le terrible Lui toujours – et assez). « Je suis né romantique », venait-il d’avouer. Les premiers recueils de poésie, au crépuscule du Second Empire qu’il n’aime pas, oscillent entre le spleen et l’idéal des Fleurs du Mal, le tout agrémenté des emprunts au Gautier net et folâtre d’Emaux et Camées. L’anti-lyrisme et le rigorisme parnassiens ne lui conviendront pas longtemps, de même que le néopaganisme, autre trait baudelairien. Le refus que lui opposera le groupe du Parnasse contemporain en 1875 vaut solde de tout compte. Les pièces de Cellulairement, cycle de la conversion, ont plus que déplu, elles ont inquiété. L’homme qui a tiré sur Rimbaud et se réclame des « maudits » de l’espace littéraire va s’installer à ses marges. Bohémianisme et photographies absinthées assoient la légende du converti dépravé. A sa mort, on tenait Sagesse, que Maurice Denis devait illustrer, pour supérieur à La Bonne chanson et surtout à Parallèlement, la perle des perles. Or, Verlaine l’a assez claironné, poésie pieuse et poésie amoureuse ne se sont pas écrites contradictoirement. L’introduction de Bivort tord le cou à cette opposition du corps et de l’âme qui a trop longtemps conditionné la lecture du poète leste, et ignoré « l’unicité du moi » dont il se réclamait. Cette nouvelle Pléiade en a fait son Credo.

Il en est passé des artistes, peintres et sculpteurs, romanciers et poètes, au 70 bis de la rue Notre-Dame-des-Champs, à deux pas de l’hôtel particulier, toujours debout, où vécut William Bouguereau. Que l’œcuménisme de l’endroit ait résisté aux classifications et incompatibilités idiotes jusqu’à notre époque, le livre de Patrick Modiano et Christian Mazzalai, vraie résurrection du « temps perdu » et des filiations artistiques inattendues, en fournit la preuve vivante. Les occasions sont si rares de plonger en plein monde d’hier, à la faveur d’une simple grille à pousser. De ce cortège ininterrompu, souvent jeune et festif, retenons deux moments forts, celui qui voit Gérôme et la bande des néo-grecs s’installer dans les ateliers du père de Toulmouche, et l’arrivée, soixante-dix ans plus tard, d’Ezra Pound, ce fou de Gautier, un habitué des lieux. L’adresse, du reste, a toujours aimanté les Américains et plus encore les Américaines, d’Elizabeth Gardner, qui devait épouser Bouguereau, à cette étrange sculptrice qui réparait les gueules cassées de la grande guerre. Claude Cahun y joua les garçons manqués de 1922 à 1937, sous l’œil de l’ami Desnos. Entre ces dates, on ne compte pas les figures de passage, de Stevenson à Thomas Alexander Harrison, que connut Proust. Michaux et Brassaï, sous la botte, s’y abritèrent des dernières infamies, les pires, de l’Occupation. Cette « entrée des artistes » méritait, on l’a compris, de devenir un livre où textes et images de toutes sortes font palpiter plus d’un siècle de transhumance franco-américaine. Il faudra un jour qu’une plaque le rappelle inutilement aux piétons rivés à leurs téléphones.

Le catalogue d’une exposition (toujours visible à la BNF) sur l’estampe et le livre nabis ne pouvait que prétendre à la perfection de son objet. Mission réussie pour Céline Chicha-Castex et Valérie Sueur-Hermel désireuses l’une et l’autre de rappeler l’importance de la chose imprimée et de la diffusion élargie chez ceux qui firent du décloisonnement des médiums et des publics une loi de leur activité. Comme le piano de Chopin selon Astolphe de Custine, l’image nabie sut parler à la foule en s’adressant à chacun de nous. Roger Marx, en 1891, voue la production de ces « prophètes » à la dévotion du silence, sœur de la lecture biblique. Maurice Denis et Vuillard, élevé chez les pères, ne se seraient pas effarouchés du rapprochement. Pour ce cercle d’artistes, qui n’ont jamais sacrifié la sacralité de l’art à celle de leur foi, l’illustration dérive de son espace. A côté de l’estampe isolée ou en série thématique, le livre et la décoration intérieure partagent une cohérence supérieure, de sorte que le papier peint lui-même, en l’habillant, transforme le mur en page d’album. Des immenses possibilités qu’offrent ces passages d’une optique à l’autre, Bonnard reste le maître suprême et son Parallèlement (Vollard, 1900) le plus beau « livre d’artiste », le premier peut-être. Au terme d’un parcours qui ne laisse rien à désirer, le Paravent des nourrices, autre agencement de feuilles, invisible avant qu’il ne surgisse, n’a jamais paru plus cinématographique et subtil, même à Orsay, d’où il provient.

Elève des cours du soir de l’Ecole des Beaux-Arts, auteur de la meilleure des Cosette, dont le mouvement superbe lui vaut un début de reconnaissance au Salon des Artistes Français de 1888, ex-praticien de Rodin et de René de Saint-Marceaux au temps de son pain noir persistant, François Pompon (1855-1933) devint soudain de « le grand sculpteur des petites bêtes » et, à 70 ans, le Barye de l’Art Déco. Tardifs débuts, devait ironiser sans méchanceté Colette en visitant l’atelier du défunt qu’elle pleura dans la presse. Ces fous de la gente animale étaient faits pour s’entendre. En 1925, la romancière dut, comme d’autres, être le témoin de la soudaine popularité du sculpteur auprès des ensembliers du moment, le grand et exigeant Ruhlmann en tête. Pompon, dont le nom évoquait à Bourdelle la perfection du métier, le poli lumineux, synthétisait les formes de son bestiaire là où d’autres bavardaient : son Ours blanc, éclat du Salon d’Automne en 1922, additionne la force du bloc de pierre (leçon de Michel-Ange et de Rodin) à la poésie souriante de l’enfance. C’est l’une des mascottes d’Orsay, autant que La Pie de Monet et Le Chat blanc de Bonnard. Comme ce dernier, Pompon aime à dilater légèrement les lignes et humaniser, de temps à autre, ces représentants d’une vie qui nous échappe pourtant, et qu’il apprivoisa avec la distance du respect. Le livre des éditions Norma, aussi complet que superbement mis en page, contient un catalogue raisonné de l’œuvre. Les visiteurs du musée de Dijon et les autres leur en sauront gré.

Dominic Bradbury n’étant pas un adepte de la ligne dure, du fonctionnalisme à tout crin, de la piété minimaliste, on entre dans son dernier livre sans crainte d’y mourir de froid, d’inconfort ou d’ennui. L’auteur, qui va sur ses 60 ans, ne prend pas le risque de donner une définition stricte du modernisme dont il nous entretient par une variété d’exemples rassurante et, le plus souvent, séduisante. Certes l’héritage du Bauhaus et de ses transfuges américains, maladroitement ressuscités par The Brutalist, se laisse deviner sous le less is more que partagent certains des 300 noms de son who’s who international du design des 75 dernières années. Mais l’esprit UAM et le libéralisme de la SAD, pour user de repères français, règnent à égalité sur sa sélection, servie par un livre dont la maquette, comme la qualité de reproduction et de papier, fait honneur à son sujet. A défaut de pouvoir résumer son dictionnaire cosmopolite, on dira que les femmes y sont aussi présentes que les hommes, la couleur que le saint monochrome, la fantaisie que la rigueur spartiate, les matières naturelles que le plastic dont on espère, pour bientôt, le chant du cygne. De Raymond Loewy, adepte de l’arrondi preste, le Time, en 1949, disait qu’il « dopait la courbe des ventes ». Design et industrie ont souvent marché la main dans la main. Ce n’est pas une fatalité, dirait William Morris,

Avec ses airs de forteresse imprenable, de celles qu’il a montrées dans le sublime Othello, ou de faussaire à cigare, Orson Welles peut décourager qui voudrait en faire le tour ou dévoiler d’autres rosebuds que la luge que vous savez. D’ailleurs, à ce propos, quel est le meilleur film du monde, Kane, La Règle du jeu, Païsa, The Searchers ou tel Ozu automnal ? J’ai longtemps hésité entre le premier et La Splendeur des Amberson, sa meilleure auto-analyse, le mieux photographié peut-être (c’est dire). Aujourd’hui, je donnerai ma voix à Renoir et à John Ford que j’adule, lui, en entier. Car Kane et ses fake news, Kane et ses identités fuyantes, Welles et ses outrances guignolesques, Welles et ses mythomanies à la Shakespeare ou à la Malraux, relève d’un autre régime du cinéma, au point de fasciner les jongleurs de l’apparence (Cocteau, qui fut son ami) ou les experts de la dérobade (voir l’extraordinaire article d’Aragon, dans Les Lettres françaises du 26 novembre 1959, où, trois ans après la Hongrie, il délire gentiment sur le cinéma de la frénésie et pousse l’auteur de Kane parmi Renoir, bien sûr, Dovjenko, Eisenstein et le Chaplin de Monsieur Verdoux, autre aveu fumant). On a compris qu’un tel homme et qu’un tel cinéma appellent une approche adaptée au caméléonisme trompeur (le petit Orson a commencé fort tôt à nous rouler dans la farine). Précisément, le catalogue de l’exposition My name is Orson Welles, dirigé par la bande à Bonnaud, a cette particularité d’emprunter les routes de traverse afin d’y chercher un essentiel qui aurait échappé aux cheminements linéaires. Les fruits en sont multiples, et durables.

On écrit, on écrit, et on écrit encore, un essai ici, une préface ou un article de journal là, avant de réaliser, un beau jour, qu’on a fait œuvre et que la dispersion, la cécité, la lâcheté, propres aux temps présent, n’ont pu l’empêcher, au contraire. La plume, le savoir et la sagacité critique de Philippe Comar, ancien professeur d’anatomie et admirable dessinateur au demeurant, sont connus de ceux qui n’ont pas abdiqué devant le modernisme de la déliaison et de l’amnésie, ou, plus récemment, devant l’identitarisme du genre et de la race. La trentaine de textes que regroupe Le lien et la grâce, manière toute pascalienne de signifier le double enracinement de l’acte créateur, rappelle aux jeunes générations que le refus des héritages, vieille rengaine avant-gardiste, équivaut en art au naufrage planétaire dans lequel elles auront à survivre. Pareilles aux injonctions du progrès, nourri au lait du technicisme et du productivisme ivres d’eux-mêmes, les oukases du modernisme procèdent d’une puissance d’illusion diabolique. Qui, comme Baudelaire le fit en 1851, dénoncera les ravages actuels de « l’art honnête », c’est-à-dire, par inversion terminologique, l’art du mensonge vertueux ? Comar, à dire vrai, s’y emploie depuis les années 2000, en restaurant les images licencieuses du corps humain et la pérennité des mythes antiques, ou en dénonçant la tyrannie de la rupture et les appels à la candeur des origines. La grâce, soit le désir d’attachement, selon Hannah Arendt, c’est aussi cela. Stéphane Guégan

*Clélia Nau, La Parade des fleurs. Leçons de peinture, Hazan, 110€ / Stéphane Loire, Les Peintures italiennes du musée Napoléon, Mare § Martin, 149€ / Victor Hundsbuckler, Dessins des Carrache. La fabrique de la Galerie Farnèse, Louvre LIENART, 45€. L’exposition du Louvre est visible jusqu’au 2 février 2026. On doit aussi à LIENART, en association avec le musée Girodet de Montargis, l’excellent catalogue Gros et Girodet. Chemins croisés, 30€, qui enfonce un coin dans l’historiographie assez convenue du davidisme / Michèle Hannoosh, Eugène Delacroix. Carnets de voyage, Citadelles § Mazenod, 45€. S’agissant du peintre, signalons la parution précise, et illustrée à merveille, de Barthélémy Jobert, Delacroix à l’Assemblée nationale. Les peintures révélées, Hazan, 45e / Florence Naugrette et Hélène Orain Pascali (éd.), Victor Hugo, Les Contemplations, poèmes choisis, illustrés par les débuts de la photographie (1826-1910), Editions Diane de Selliers, 230 € / Patrick Modiano et Christian Mazzalai, 70 bis Entrée des artistes, Gallimard, 25€. Au sujet de la nébuleuse surréaliste, voir aussi Laurence Bénaïm, Leonor Fini, Gallimard, 32€ / Verlaine, Œuvres complètes, édition d’Olivier Bivort, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, tome I et II, 69€ chacun / Céline Chicha-Castex et Valérie Sueur-Hermel (dir.), Impressions nabies. Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton, BnF Editions, 42€ / Liliane Colas et Côme Remy, Pompon, Norma Editions, 65€ / Dominic Bradbury, Designers du Modernisme, Phaidon, 79,95€ / Frédéric Bonnaud (dir.), My name is Orson Welles, La Table Ronde, 44,50€ / Philippe Comar, Le Lien et la grâce, L’Atelier contemporain, 28€

On en parle…

« […] un très sérieux beau livre [abordant] l’œuvre de Matisse sous le prisme du voyage. » Paris-Match, 6 novembre 2025.

« Une monographie éclairante et sensible. » Maxime Guillot, « Les Rêveries nomades de Matisse », L’Œil, décembre 2025.

Robert Kopp, « Un nouveau Matisse grâce à Stéphane Guégan », Revue des deux mondes, novembre 2025. https://www.revuedesdeuxmondes.fr/un-nouveau-matisse-grace-a-stephane-guegan/

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/david-en-majeste-3261512

Voir les entretiens matissiens de l’auteur avec Bérénice Levet et Martine Lecoq à paraître, sous peu, dans Causeur et Réforme. Matisse encore, dans le prochain numéro de Gestes.

GLOBALE VISION

Paths to Modernity vient d’ouvrir ses portes à Shanghai et le succès ne s’est pas fait attendre. Il promet d’être historique… Les vastes espaces du MAP (Museum of Art Pudong), dessinés par Jean Nouvel, ont déjà accueilli des milliers de visiteurs. Et comme le public chinois n’est pas blasé, ni bruyant, il manifeste en silence son enthousiasme à la vue de la centaine d’œuvres rassemblées et orchestrées autour d’insignes chefs-d’œuvre, des Glaneuses de Millet au Plaisir de Bonnard. Le titre et son pluriel disent bien que la modernité dont il s’agit ne se confond pas avec le modernisme du XXe siècle et ses détestables œillères. Saisir un moment, les années 1840-1910, et non un mouvement, l’impressionnisme par exemple, telle est l’offre. A Manet, Degas ou Monet aurait pu se borner le paysage parcouru. Mais une exposition d’art français loin de ses frontières ne saurait se plier aux dogmes d’un autre âge. Il leur a été préférée une approche globale, et apte à manifester les interférences et les rencontres oubliées entre les générations et les esthétiques apparemment contraires. Maîtres et élèves se retrouvent, les amis séparés se réconcilient, la mémoire des grandes œuvres se rend sensible au regard par les échos de l’accrochage, et Millet, pour ne prendre qu’un exemple, se devine derrière Bastien-Lepage, Monet, le Gauguin de Pont-Aven, le Van Gogh d’Arles, voire le Signac de Saint-Tropez. C’est peut-être la première fois, depuis les années de sa préfiguration, qu’Orsay se donne pour objet d’une exposition de pareille ampleur. Le partenariat du MAP l’a rendu possible et il faut s’en féliciter à l’heure où l’institution muséale, en son ensemble, est sujette à de nouvelles pressions. Sûre d’elle, l’opinion éclairée réclame un dépoussiérage de nos vieux musées « élitistes » et coupés du réel : le sociétal, panacée de tous nos maux, est érigé en remède de l’érudition clivante et du beau discriminatoire. Lieu d’admiration, de transmission, de connaissance, les temples du génie se voient intimer l’ordre de se muer en espaces de dialogue, de réconfort, d’empathie. Le premier Orsay, voilà près d’un demi-siècle, se voulait investi d’un autre message, et porteur d’une utopie plus raisonnable. L’un et l’autre revivent à Shanghai, où les œuvres sont situées et les contraires réinterrogés. D’un côté, le socio-politique comme cadre ; de l’autre, la croisée des parallèles comme horizon. Gérôme et Cabanel, comme on ne les a jamais vus, ouvrent le bal, les Nabis, en pleine mutation vers 1900, le referment après une série de chats goguenards. Des uns aux autres, l’Histoire a fait son chemin, jamais à sens unique. Le réalisme de 1848 en fut l’une des boussoles.

De Courbet, il faut tout attendre, pensait Proudhon. Qu’aurait-il pensé, le socialiste chaste, de cette correspondance « cochonne », plus que pornographique (les mots sont préférés à l’action), cochonne puisque ses auteurs la qualifient ainsi ? Jean-Jacques Fernier, en 1991, non content d’exposer pour la première fois L’Origine du monde et son merveilleux cache (bijou de Masson peint pour Lacan), livrait les premières bribes du « roman de Mathilde », du prénom d’une intrigante, « rouleuse d’hommes en vogue », qui échangea une centaine de missives érectiles, entre novembre 1872 et mai 1873, avec le maître d’Ornans. De cette romance salée et épistolaire, Courbet parle alors à Castagnary, peu porté sur la galanterie. Cette « correspondance frénétique », selon sa formule innocente, dormait en grande partie à la bibliothèque de Besançon. On l’y avait déposée autour de 1920, et condamnée à l’Enfer des écrits délictueux. Cas classique, des chercheurs remirent la main récemment dessus en traquant autre chose. Transcriptions et annotations composent un indispensable volume, refuge et chaudron des fantasmes les plus débridés, sorte de Sodome et Gomorrhe en version crue, voire campagnarde. Familière de ce genre d’escroqueries, et sans doute de chantage (il sera étouffé par l’entourage du peintre), Mathilde fait les premiers pas sur le mode victimaire : une femme malheureuse s’épanche sur l’épaule du communard génial, cassé par les conseils de guerre, la prison et la presse. Le gros Gustave mord à l’hameçon et Mathilde, objet de ses rêves, se transforme vite en objet de ses désirs. Tout y passe, franchement contés, des poils pubiens à la taille de leurs sexes, des « douces privautés », comme dit Molière, aux secrets trésors de l’intimité féminine. La gauloiserie appelant la gauloiserie, Courbet se remémore et narre les bonnes aventures de sa jeunesse. Ses biographes n’ont pas parlé de sa sexualité, nous voilà servis. Se pourrait-il que cette explosion scabreuse, teintée ici et là d’élans fleur bleue, dénotât une virilité mal assurée, se demande Petra Chu, l’éditrice de la correspondance générale, qu’avait épaulée en son temps le regretté Loïc Chotard ? Quoi qu’il en soit, ces lettres retrouvées n’ont pas fini d’agiter les experts. Elles fournissent maints éléments propres à analyser la sexualité inhérente aux tableaux, du virilisme au saphisme, du gracieux au brutal. Les lettres de Gustave sont celles d’un lecteur de Baudelaire, ce que la présente édition aurait pu gloser, de même que la référence à Poulet-Malassis sous la plume de Mathilde. Je ne partage pas non plus l’analyse de L’Origine du monde où Du Camp avait raison de sentir une sorte de mise en scène du fantasme fusionnel con amore, plus que l’intrusion voyeuriste des photographies vendues sous le manteau. Mathilde, du reste, parle très bien de l’imagination et du piment qu’elle donnera à leurs futurs ébats. Son impatience, en partie jouée, croît de lettre en lettre. A l’inverse, plus étonnantes, mais peu relevées, sont les raisons que Courbet allègue devant les appels de Mathilde à le rejoindre. Se dérobant à tout rendez-vous, il répète ainsi à sa « petite Vénus » que les préliminaires valent mieux que la « réalité ennemie ». On se pince. Est-ce le réaliste en chef qui parle ? Gautier n’avait-il pas raison de le taxer Courbet de « maniériste du laid », manière amusante de signaler ses folies libidineuses, mentales, et ses obsessions anatomiques, hors nature?

Comme Orsay, la Fondation des Treilles aime à penser la littérature et la peinture sous leur lumière commune, l’une à partir de l’autre, ce qui permet de respecter la spécificité des langages par-delà les parentés de forme et d’esprit. Sa riche archive, abondée par celle de la Fondation Catherine Gide, est essentielle à la compréhension du milieu de la N.R.F. et du choix de ses fondateurs en matière d’arts visuels. Malgré sa fidélité à Maurice Denis, nous savions André Gide très proche de Maria et Theo van Rysselberghe, le rôle de Madame auprès de l’écrivain dépassant assez vite celle de l’assistante. L’auteur des célèbres Cahiers fut un témoin et une confidente sans équivalent. A côté de la « Petite Dame » et ses écarts saphiques, il y eut donc son mari, le peintre néo-impressionniste, exigeant toujours plus de lui-même, auquel elle donna une fille, Elisabeth. Future épouse de Pierre Herbart, elle fut peut-être la seule passion féminine de Gide. Une autre fille devait naître de leur brève et si peu orthodoxe relation. A la naissance de Catherine, en avril 1923, la belle amitié qui liait Gide et Théo van Rysselberghe achève de se ternir. Tout avait commencé, vingt-cinq ans plus tôt, de la meilleure façon du monde. L’éclairage qu’apporte leur correspondance inédite change profondément ce qui se disait d’eux et de la place qu’occupa le pointillisme dans les cercles littéraires du tournant 1900. Il est très significatif que le poète mallarméen Francis Vielé-Griffin, dont Théo a portraituré la femme dès 1895, ait joué le rôle d’intercesseur. En effet, les émules de Seurat et Signac cultivent un mélange de rationalisme et de symbolisme qui les distinguent des autres acteurs de la fin-de-siècle. On y ajoutera une dose d’anarchisme qui, pour être de salon, plus que d’insurrection, n’en était pas moins sincère et de portée durable. Mariés en 1889, les Van Rysselberghe quittent Bruxelles en 1898. Paris leur est déjà, en partie, acquis ; la relance de L’Ermitage, une de ces revues libre-penseuses alors florissantes, fera le reste. Le couple, de surcroît, fréquente Verhaeren, très apprécié alors des deux côtés de la frontière. C’est l’époque où le poète aux longues moustaches fait les yeux doux à la peinture claire de Théo, « vie choisie qu’il montre sous ses aspects de santé et de beauté ». Henri Ghéon embraye, quelques mois plus tard, lors du fameux bilan qu’abrite Durand-Ruel au début de 1899 : « on comprend jusqu’à quelle solidité peut atteindre, bien employé, un procédé qui semble fait pour de fugaces notations. » Les 463 pages du présent volume fourmillent d’échos savoureux, et des habitués que réunissent rituellement Maria et Théo. Musique, lectures, peintures, voire lecture dans la peinture, ainsi que le célèbre tableau de Gand, en 1903, l’atteste. Verhaeren et Gide y occupent le centre, Fénéon brille en marge, le peintre Cross s’y trouve représenté aussi. L’auteur de La Porte étroite, grâce à ses amis belges, faisait table faste. A la mort de Théo, durant l’hiver 1926, Jean Paulhan confiera à Maria qu’il ne séparait pas son défunt mari « d’une sorte de légende ». Celle d’un âge d’or des lettres et des arts. Stéphane Guégan

*Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, Ludovic Carrez, Pierre-Emmanuel Guilleray, Bérénice Hartwig et Laurence Madeline (éd.), préface de Petra Chu, Gallimard, 22€ / Théo van Rysselberghe, Correspondance avec André Gide et les siens (1899-1926), Les inédits de la Fondation des Treilles, édition établie, présentée et annotée par Pierre Masson et Peter Schnyder, Les Cahiers de la NRF / Gallimard, 23€. Signalons aussi le catalogue d’exposition dirigé par Phillip Dennis Cate, grand connaisseur de l’art fin-de-siècle, Paris Bruxelles. 1880-1914. Effervescence des visions artistiques, Palais Lumière Evian / In Fine, 39€, avec ce cher Bottini en couverture. Outre la qualité des collaborations et la diversité des approches (du japonisme à la caricature), c’est le corpus même des œuvres qui retient, toutes issues d’une collection privée, avec ses limites naturelles et ses nombreuses surprises. Toute exposition doit surprendre.

DEUX GÉNIES DU TERRAIN

Ils ont la peau dure et le verbe célinien les damnés de Cayenne au début des années folles. C’est même la seule richesse possible là-bas, leur peau et leur poésie. Aussi s’ornent-ils de tatouages à fonctionnement codé. Certains se payent la tête des marchands de bonheur en trois coups : « Le Passé m’a trompé, / Le Présent me tourmente, / L’Avenir m’épouvante. » Un ancien curé, qui a sauvé sa tête, s’est marqué au cou : « Amen ».  Albert Londres, ennemi juré de l’injustice, fut le Victor Hugo de ces misérables-là. Poète avorté, il s’est vengé de la muse en poussant la littérature au cœur du reportage. Au bagne résiste au temps, comme les vrais chefs-d’œuvre. Livre cruel envers la machine à broyer les hommes, il tire des sursitaires de Guyane le peu qui reste d’humanité en régime carcéral, quand s’efface l’horizon derrière les barreaux. La plupart des détenus, en effet, étaient assignés à résidence après avoir purgé des peines rarement proportionnées aux délits. C’est que les besoins de la colonisation priment depuis Napoléon III. Chaque tentative d’évasion vous fait plonger davantage. En 1923, pour le Petit parisien, moins centre gauche que son « reporteur », Londres ouvre les yeux à ses abonnés, qui se bercent de l’illusion d’une relégation trop laxiste des voyous et des détenus politiques. Londres découvre aussi que l’espace de la Loi y échappe, que l’immoralité et l’administration règnent sans contrôle. Le livre né de ses articles choquera sans mettre fin à l’Enfer. Il se referme sur une lettre terrible à Sarraut, alors ministre des colonies. Pour donner plus de poids aux mots, Londres rapporta des photographies, restées inédites. La nouvelle édition et son appareil critique les intègrent enfin. Le Papillon de Franklin James Schaffner n’est plus très loin. SG / Albert Londres, Au bagne, édition de Philippe Collin, postface de Bernard Cahier, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 12€.

S’étant rendu aux îles du Salut, au large de Cayenne, archipel où s’entassaient les enterrés vivants, le Londres d’Au bagne se heurte à une cellule, celle de Dieudonné (cela ne s’invente pas), un sympathisant de « la bande à Bonnot » dont la justice, faute de grive, fit son merle à plumes bien noires. Le journaliste comprend vite qu’il y a erreur sur la marchandise, cet ébéniste, lecteur de Stirner et Nietzsche, ressemble peu à un tueur et encore moins à un lanceur de bombes. A la suite de cette rencontre qui l’a ému, Londres se multiplie en démarches. La révision du procès devient sa croix. C’est son « affaire Dreyfus », qui avait connu l’île du Diable… Cayenne, toujours. Mais Dieudonné ne sera pas entendu de la France qu’il s’obstine à vouloir ré-épouser. En attendant la grâce, il se fait la belle. Le Brésil est à deux pas… C’est à Rio que Londres, toujours missionnaire pour le compte du Petit Parisien, le localise en 1927. Quatre ans ont passé. Dieudonné en a 43. Il se livre au journaliste, raconte son évasion, du pur Jules Verne avec passeurs, rebondissements et belle Chinoise. Il faut lire L’Homme qui s’évada pour le croire. L’anarchie ne fut pas que tueries aveugles et extrémisme absurde. Elle donnait aussi des ailes à l’espoir déçu. En repartant, Londres emporte l’évadé après avoir emporté la grâce présidentielle. Conférence de presse à la gare de Lyon. Dieudonné avait pris cette fois le bon train. SG / Albert Londres, L’Homme qui s’évada, Arléa, 9€. Du même, lire impérativement aussi Dante n’avait rien vu : Biribi, Arléa, 10€. Autre monde, autres bagnes. Nous sommes en Afrique du Nord, mais la clientèle à collier de fer reste française. Maroc, Algérie, Tunisie, soit la sainte trinité des pénitenciers militaires, et le reflux des conseils de guerre que Drieu a vu fonctionner aux Dardanelles en 1915. De quoi enflammer Londres et sa haine des dénis de justice. Biribi, c’est le nom faussement riant de cet enfer… dantesque.

Peut-être son meilleur livre avec Les Cerfs-volants, car sa plus grande réussite dans le symbolisme involontaire et la polyphonie des consciences : en cela, Les Racines du ciel, Goncourt 1956, hissent Romain Gary, adepte de Conrad et de Dostoïevski, parmi les maîtres du premier XXe siècle, de Proust à Drieu. A la parution du livre sous sa couverture originale (une sorte de Rothko avec bande centrale d’éléphants), et surtout à l’annonce de sa victoire sur L’Emploi du temps de Butor, la double désapprobation des ténors du Nouveau roman (Nadeau) et du roman décolonial (la presse communiste) n’est guère surprenante. En 1980, à la faveur d’un de ces regards en arrière qu’il affectionnait, Gary s’épingla la médaille (il ne les détestait pas) du premier auteur à avoir écrit un roman écologiste, et écornait l’époque, les années 50 justement, où le mot et la chose n’éveillaient rien dans les dîners en ville. La « protection de la nature » ne devient une cause militante qu’à partir des années 60-70. Comme les éléphants qu’il aimait, et dont la vitesse de déplacement lui semblait une image adéquate d’un vitalisme venu de la nuit des temps, Gary arrive trop tôt, explique Igor Krtolica, en tête du bel essai, nourri de références littéraires, cinématographiques et philosophiques, que Les Racines du ciel lui ont inspiré. Erreur de montre, mais erreur tout aussi bien de mode. La cause de l’environnement s’appuie moins volontiers sur le littéraire que sur la parole scientifique. En outre, le refus de l’énonciation univoque se double d’une fascination de la vie sauvage qui sentirait son homme blanc. Tout faux, en somme. Où Nadeau est-il allé chercher, sinon dans sa duplicité militante ou le vide des romanciers du rien réifié, que Gary pratiquait le « sermon en images » ? Amochés par la guerre et ce qu’elle a tué de l’homme en l’homme, les contre-héros des Racines ont tendance, certes, à interroger un ciel devenu presque orphelin. Les curés que Gary avait vus se battre restaient dans sa mémoire intacte de tout anticléricalisme (autre passion des modernes). Nous aimons déconstruire, lui cherchait les voies capables de rebâtir après 39-45, après la shoah, après Hiroshima, après la Corée… Comme l’écrit avec drôlerie et justesse Krtolica, le travail du deuil n’est remplacé par le travail du rire qu’en raison de l’ironie dont Romain Gary sait les vertus. La dérision et le simple sourire à la vie habitent cet écrivain que la mythologie gaulliste a privé de son franciscanisme moins clivant qu’il se dit. Un dernier conseil, puisque Krtolica aime le cinéma et en parle bien : revoir le film de John Huston (1958), adapté du roman, que Gary traitait à tort de « navet » (ne serait-ce que pour la prestation d’Errol Flynn et de Juliette Greco) avant de lui comparer Hatari ! (1962), où le vieil Hawks, dès le long plan-séquence silencieux qui l’ouvre, produit un geste comparable à l’humanisme blessé de Gary, si typique de notre monde abîmé.  SG / Igor Krtolica, Romain Gary. De l’humanisme à l’écologie, Gallimard, 19,50€. Du même Gary, lire aussi Johnnie Cœur, Gallimard, Folio Théâtre, 8,50€. Rions encore, puisque l’humour sert l’amour du vrai, avec cette pièce de 1961 qui met en scène une fausse grève de la faim et les dérives de l’humanitarisme dès que les moyens (les mass-médias, l’ivresse de la célébrité) dévoient ses causes. Après l’ère de la compassion, l’ère de la confusion débutait : certains chefs d’Etat en sont aujourd’hui les complices lamentables.

DEUX MAÎTRES RELEVÉS

Il y a un demi-siècle exactement, l’exposition de Frederick Cummings, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, De David à Delacroix, offrait un panorama de la peinture française des années 1774-1830 qui n’a jamais été renouvelé. Ses apports mériteraient un livre, n’en mentionnons que deux. Les tableaux réunis au Grand Palais et à Detroit, en 1974, invalidaient enfin l’idée que la rupture davidienne suffisait à expliquer et épuiser ce tournant vertigineux, sur fond d’impermanence et de violences politiques. Il était soudain possible d’apprécier autour des grands tableaux d’histoire, des Horaces à la Liberté guidant le peuple, socle de la mémoire collective, une moisson de portraits, paysages, scènes de genres, transpositions littéraires et inventions inclassables, autant d’indices que la vieille hiérarchie des genres, en vacillant, ouvrait aux œuvres d’imagination une carrière aussi nouvelle que la société postrévolutionnaire, et aussi ouverte que le marché de l’art et la presse d’art redéfinis alors. Parmi les exhumations les plus curieuses que provoqua le désir de réécrire l’histoire de ce moment, deux tableaux mobilisèrent l’attention, la Mort d’Hyacinthe de Broc et le Dédale et Icare de Landon. L’un illustrait la quête primitive des Barbus, dissidents post-thermidoriens de l’atelier de David, épris d’une simplicité et d’une sentimentalité épurées, hors de toute rhétorique directe. Plus porcelainée, plus cinétique aussi, la petite toile de Landon aspirait au même type d’émotions insinuantes, et à une grâce androgyne que les critiques, lors du Salon de 1799, dirent racinienne. Landon, élève de Regnault comme Guérin, comme son ami Robert Lefebvre, aurait-il été le Barbu masqué de cet atelier rival, hostile aux davidiens, chercheur d’un idéal formel, et parfois politique, éloigné du peintre de Brutus et de Marat ? Landon, malgré les trouvailles et les études accumulées en cinquante ans, restait un mystère, sur lequel Katell Martineau lève enfin le voile, sans jamais nous faire peser la masse d’informations nouvelles que contient son étude. Ce n’était pas un mince sujet que le sien, car si Charles-Paul Landon (1760-1826) a peu peint, il a beaucoup écrit, il s’est même rendu digne de figurer au palmarès de la critique d’art française, telle qu’elle s’est développée et diversifiée au cours du premier quart du XIXe siècle. Force était donc de saisir cette personnalité intrigante, né au sein de la petite noblesse normande et appelé tôt à enseigner le dessin aux fils du comte d’Artois, entre le renouveau pictural qu’il incarne en son raphaélisme vaporeux, ses stratégies politiques et le Salon, où il met le pied dès 1791 et dont il se fit l’historien, aux côtés de maints collaborateurs, à partir de 1800. Le sous-titre de l’étude de Martineau, liée à l’aide précieuse de la Fondation Napoléon, ne saurait faire oublier que le meilleur de ses pinceaux, souvent léonardesques, s’est exposé au public entre la fin de la Constituante et la fin du Consulat, parenthèse magique dans l’histoire de notre peinture. Son Prix de Rome, en 1792, ne l’envoya pas à Rome où les Français, avant même la décapitation de Louis XVI, n’étaient plus désirés. Il n’en fut pas moins pensionné par le gouvernement révolutionnaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe de son destin de royaliste modéré, qui se serait contenté d’une monarchie parlementaire, à l’anglaise, mais épargnée par le sang de la Régénération sociale. SG / Katell Martineau, Charles-Paul Landon. Peintre et critique d’art, Mare § Martin, 45€.

Prix de Rome de sculpture en 1865, Louis-Ernest Barrias (1841-1905) n’a dû sa survie qu’à l’éblouissant chef-d’œuvre d’Orsay, La Nature se dévoilant devant la science, point d’orgue de l’Exposition universelle de 1900, métaphore transparente et effeuillage polychrome qui transcende la froideur de ses matériaux. Laura Bossi, en tête du catalogue des Origines du monde, lui a donné sa pleine signification. Il faut y lire avec elle ce « temps de la science » dont Barrias fut l’exact contemporain, d’une science « vue comme la plus haute forme de vérité accessible à l’homme ». Un siècle après, même les partisans acharnés du progrès en sont revenus. Et les Barrias d’aujourd’hui donnent corps à des pensées plus sombres, hélas accordées à la destruction méthodique du vivant et à l’illusion que les gourous de la technique tentent d’entretenir quant à leur pouvoir de sauver la planète par les moyens qui la tuent. Le dernier cri d’alarme de Philippe Bihoux (L’Insoutenable abondance, Gallimard, Tracts, 3,90€) fait mal et rappelle le Baudelaire en guerre contre le satanisme des prophètes de l’utile. Barrias aurait offert au poète maints sujets de réflexion, ses allégories se colorant souvent d’un pessimisme prometteur (chimères victorieuses, enfants étouffés par le fatum). Camille Orensanz a soigneusement reconstitué la carrière inouïe de cet infatigable défenseur du beau, et analysé, dans un second temps, ses principes esthétiques. Que ce qu’on nomme l’académisme par peur de ses « vérités » doive être aujourd’hui réexaminé se confirme de page en page. Son récit bien mené ressuscite l’ami d’Henri Regnault, foudroyé à Buzenval, l’auteur du Siège de Paris (dont Mantz vanta « l’accent moderne »), le créateur du michelangelesque Spartacus de 1872 (Barbey s’en dit atteint au cœur) et le père de tant de monuments à destins variables. C’est là un des points cruciaux. « Ce que c’est que la gloire ! », a-t-on envie d’écrire en paraphrasant Mirbeau, bête noire de Barrias… Le défenseur de Rodin était de ceux qui voulaient abattre la statuaire publique réfractaire à l’avant-garde. Ainsi Camille Mauclair, en 1919, appelle-t-il au déboulonnage du Victor Hugo de Barrias érigé en 1902. Aragon devait en pleurer la fonte par « les Fritz ». Mais est-il plus « glorieux » d’avoir « abattu » en 2020 le Victor Schoelcher de Cayenne au prétexte que le racialisme de l’abolitionniste nous paraît contradictoire ? Ne sommes-nous pas assez grands pour faire la part des choses et accepter, à l’occasion, leur dualité ? Déboulonner ne fait pas avancer le débat et le savoir, ça les crispe et finalement les vicie. Ma position (voir le catalogue du Modèle noir), à ce sujet, diffère de celle de l’auteur. Nul plus que Barrias, si fameux de son vivant, si invisibilisé désormais, avait besoin de son livre informé et réparateur ! SG / Camille Orensanz, Louis-Ernest Barrias. Entre académisme et naturalisme, Mare § Martin, 33€.

THÉÂTRE

Vient de paraître aux éditions SAMSA, 12 euros !

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat,

David ou Terreur, j’écris ton nom

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales ! Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Bonaparte, Paris et Bruxelles.

DÉCRÉPITUDE

Notre pauvre monde croule sous les contradictions les plus néfastes au maintien de la grande culture européenne et de ce qu’elle implique de discipline intérieure. Au moment où la poésie devrait quitter l’épreuve de français du baccalauréat, déjà très dégradé, et la quitter parce que la langue des vers est jugée désormais élitiste, clivante et donc périmée, le programme de l’agrégation se saisira des Salons de Baudelaire. Le chassé-croisé amuserait s’il ne soulignait le fléchissement spirituel dont l’écrivain catholique fut le premier à établir les causes et pressentir la vitesse de propagation. Au cours où vont les choses, remercions le Ciel du répit accordé à ses textes sur l’art, porteurs de la même éthique que Les Fleurs du mal. Lire les premiers en milieu scolaire, à défaut des secondes, vaudra toujours mieux que le catéchisme woke, ignorant des dualités de la condition humaine par angélisme de pensée ou stratégie de conquête. Car la critique d’art de Baudelaire contient une philosophie, une sagesse poreuse, mais non bornée, au contemptus mundi des anciens. Le brillant Julien Zanetta nous propose d’aborder le massif des Salons par le versant de ses détestations, hésitations et doutes, excellente propédeutique à une lecture renouvelée de ses préférences, déclarées ou obliques, Delacroix, Ingres, Daumier, Courbet, Constantin GuysLes Phares de 1857 et de 1861 s’étaient arrêtés en chemin. La Renaissance et le baroque y règnent, le peintre de La Barque de Dante en fixe la limite haute, Goya y dévore Raphaël, Poussin et David, que Baudelaire tenaient pour éminents. Méfions-nous aussi des silences du salonnier, cela vaut pour la muse classique, cela vaut pour Manet, point de mire du présent essai, qui inscrit le « tempérament », sa fermeté ou ses faillites, au centre du lexique baudelairien. A quoi reconnaît-on un artiste qui en est dépourvu ? Baudelaire cible ainsi les oscillations habiles de Gérôme entre Ingres et Delaroche, tire prétexte de la sentimentalité pieuse d’Ary Scheffer afin de rappeler que l’émotion est moins à singer qu’à éveiller, fustige ceux qui tentent de masquer leur absence d’âme et d’audace sous leurs barbouillages, les coloristes pyromanes, ou leurs griffonnages, les aquafortistes intempestifs. Baudelaire n’a pas lu Buffon pour rien, le style, c’est le tempérament, c’est aussi ce qu’il nomme d’un mot plus dangereux, « l’idéal ». L’acception du terme qu’il fait sienne et clame à tout propos trouve en Delacroix, la poésie faite peinture et faite homme, l’étalon, non le canon. Son idéal, comme il l’écrit du magnétisme amoureux, se tient à égale distance du beau général et des excès du prosaïsme, de l’intemporel abstrait et du trop empirique. Pour que l’œuvre accomplisse son office, comme l’hostie lors de la Messe, elle doit être expression et réceptacle d’un imaginaire, union verticale, « charme irrésistible », selon la formule appliquée à Manet, et qui vaut absolution. Quoique frappé de « lacunes », le « tempérament » du peintre d’Olympia forçait l’admiration et le hissait au premier rang de ce temps disgracié. Baudelaire, au risque de le blesser, aura armé Manet contre les imbéciles et le désespoir. Lui et Degas, au lendemain de la mort du poète, s’échangeaient ses livres.   

La fameuse lettre que Baudelaire adressait à Manet, le 11 mai 1865, sert d’incipit au nouvel essai de Sylvie Thorel. Le peintre lui avait fait part du fiasco d’Olympia et des « injures qui pleuvent sur moi comme grêle ». A quoi il lui fut répondu avec un brin d’irritation : « Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant. Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. » Irrité, Baudelaire pouvait l’être à deux titres, il croyait Manet de « caractère faible » et supportait mal l’apitoiement sur soi (ce que la lettre du peintre suggérait à tort) ; il lui reprochait ensuite, vieux praticien du pétard, d’ignorer que les injustices confortaient la « situation » de celui qu’elles accablent… La glose s’est souvent attaquée à la sentence assénée à Manet, qu’on la dise assassine ou réconfortante. On la dira, avec Sylvie Thorel, réflexive. C’est Baudelaire lui-même, le Baudelaire du Salon de 1859, des Tableaux parisiens et, plus encore, du Spleen de Paris, qui, dans le miroir de son ami, se peint, se mêle au courant du siècle, à moindre distance du réalisme (dont il comprend la part subjective) et à l’unisson de toutes les expériences poétiques qui avaient écorné le lyrisme traditionnel. A-t-on jamais mieux identifié la dimension fictionnelle et paradoxale de la peinture de Manet que le Baudelaire de La Corde, l’un de ses plus beaux poèmes en prose ? Et les articles constituant Le Peintre de la vie moderne, par-delà leur horizon programmatique, n’auraient-ils pas mérité de rejoindre Le Spleen ? Georges Blin le pensait. Sylvie Thorel ne se trompe pas en s’attardant sur la bifurcation argumentative qu’observe Baudelaire au milieu de l’article qu’il consacre à Théodore de Banville en août 1861. Ce dernier, si neuf soit-il, reste fidèle, non à la lettre, mais à l’esprit de l’art antique le plus solaire, le moins « dissonant » ; à l’inverse, l’art moderne est « de tendance essentiellement démoniaque » et fouille surtout les souffrances morales propres à l’ère moderne. La décrépitude qui la caractérise a peu de chance d’être réversible ; il faut, en vérité, la pleine adhésion baudelairienne au travail du salut pour le croire. Une même nécessité aura poussé l’auteur des Fleurs à oublier le sonnet, qui magnifie les effets du mal, pour le poème en prose, ce mixte de haut et de bas. Cela dit, comme y insiste Sylvie Thorel, les premières pièces des Tableaux parisiens (nouveauté de l’édition de 1861) confrontent le lecteur à la difficulté, voire déjà au refus, d’ennoblir le « sort des choses les plus viles ». Son exégèse d’A une mendiante rousse, à la double lumière du Banville des Stalactites (1846) et de La Belle gueuse (1662) de l’admirable Tristan L’Hermite, prépare les pages de l’auteure sur le Spleen et le principe de désublimation consubstantielle à l’abandon de la versification usuelle. Le surnaturel baudelairien et le superlatif propre à la rhétorique classique divorçaient à jamais.

Au fond, Baudelaire écrit à Manet comme il se confierait à un journal intime, le « sans-façon » a réglé leur correspondance, rare, essentielle. Fin octobre 1865, après avoir reçu les merveilleuses Chansons des rues et des bois, assorties d’une dédicace de Hugo (jungamus dextras) qu’il suspecte de duplicité, le poète expédie au peintre une fusée de sa manière : « Cela, je crois, ne veut pas dire seulement : donnons-nous une mutuelle poignée de main. Je connais les sous-entendus du latin de Victor Hugo. Cela veut dire aussi : unissons nos mains, POUR SAUVER LE GENRE HUMAIN. Mais je me fous du genre humain, et il ne s’en est pas aperçu. » Manet, le seul peintre du XIXe siècle à avoir peint sérieusement le Christ avec Delacroix, a-t-il perçu que son ami jouait avec les mots ? La fraternité qu’a prêchée Baudelaire, fût-ce à l’époque de février 1848 où il s’en est rapproché le plus, n’a pas pactisé avec la philanthropie humanitaire et le salut collectif qu’elle promettait, légèrement, par la disparition des différences de classe et le progrès unificateur. La rédemption n’avait pas à être déléguée à quelque pacte social, et « la parenté mystique », chère aux premiers chrétiens, sécularisée, à rebours de ce que les révolutionnaires s’entêtaient à imposer par la force. Quelques mois auparavant, le 14 avril 1864, Baudelaire s’en ouvrit publiquement au Figaro, à l’occasion de l’anniversaire de Shakespeare que les opposants du régime instrumentalisaient ; il conspua la démocratie mal entendue, c’est-à-dire tyrannique par réversibilité maligne, dénonça « l’alliance adultère » de l’art et des nouvelles religions laïques, revendiqua le « droit naturel de choisir ses frères ».  Le nouveau livre d’Alexandre de Vitry lui emprunte son titre et accorde aux positions et aux évolutions du poète une attention particulière. D’une érudition et d’une plume très agiles, maniant l’ironie de son modèle, cette « histoire de la fraternité » montre que le mot était fatalement destiné au flou conceptuel et aux usages politiques les plus inoffensifs, les plus sanglants, et aujourd’hui les plus ridicules. Les premiers chapitres recueillent les différentes significations de la fraternitas primitive, qu’elle préconise une unité de sang, de rang ou d’origine divine. On sait quel usage la Révolution en fit, l’accrochant à sa fameuse triade sans lui donner valeur constitutionnelle, en dehors des fêtes nationales. Féminine depuis le crime parricide de 1793, la patrie fait de nous ses enfants. Mais Romus et Romulus se déchirent très vite. Derrière le festif, la violence du pouvoir reprend ses droits jusqu’à Thermidor. Le discrédit où tombe la notion va durer. Elle n’en sort pas avant les années 1830 et connaît un bref triomphe en 1848, la naissance du prolétaire moderne, la question sociale pressante et l’essor des idéologies magiques en ont creusé le lit, et la tombe après la boucherie de juin. Ce demi-siècle de piété civique, vite dénaturée, et d’échecs politiques condamnait Baudelaire au retrait. Sa fraternité post-républicaine, conclut Vitry, ne peut plus s’étendre qu’aux artistes de son cœur, aux frères en génie, mais ce livre souvent augustinien, d’une rare éloquence, ramène malgré lui à l’esprit de charité qui irrigue Les Fleurs du mal, Le Spleen de Paris et certains passages des Salons. Stéphane Guégan

*Julien Zanetta, L’Hôpital de la peinture. Baudelaire, la critique d’art et son lexique, RUED’ULM, 25€ /

Sylvie Thorel, Le Thyrse de la prose. La fiction d’après Poe, Baudelaire et Mallarmé, Honoré Champion, 68€ /

Alexandre de Vitry, Le Droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Bibliothèque des idées, Editions Gallimard, 24€ /

Sur les Salons et la pensée esthétique de Baudelaire, voir aussi mon Baudelaire. L’Art contre l’Ennui, Flammarion, 2021 /

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas

ART FRANÇAIS

Fleuron de la IVe exposition impressionniste, celle houleuse de 1879, Partie de bateau (ci-contre) rejoint les rivages d’Orsay un siècle et demi plus tard. Soulagement général et trésor national riment assez bien… C’est, en peinture moderne, la plus belle acquisition du musée depuis Le Cercle de la rue Royale de James Tissot.

Nous recopions, à la suite, un extrait de notre Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) pour accompagner cet événement. En 1879, outre ses talents d’organisateur, notre peintre déployait 19 peintures et 6 pastels, cette dernière technique le rapprochant de ses amis impressionnistes :

« Le style des tableaux, par ailleurs, s’était assimilé en deux ans les principes d’écriture de Monet, Renoir et Pissarro. Comme il se coule avec ses effets d’empâtements, de reflets fractionnés et de lumière surchauffée, dans les audaces de perspective et de composition, Caillebotte devait en étonner plus d’un et se tailler la part du lion chez les caricaturistes.

Canotiers (ci-contre) vient en tête de la liste d’envois, et ce fruit de l’été 1877 conserve dans sa structure quelque chose de la tension musculaire et du mouvement suggéré de Raboteurs de parquet. Mais s’ils semblent se pencher vers nous, au point que les mains du rameur à la pipe viennent presque à notre contact, leur énergie combinée les tire vers l’arrière du tableau. Afin de nous faire ressentir plus physiquement encore le double coup d’aviron, ce chiasme visuel s’accompagne de deux autres décisions formelles, les visages presque invisibles et l’absence de toute continuité entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur. Sauf à le supposer debout dans l’embarcation, ce dernier est simultanément happé par la composition et rejeté par elle. Caillebotte soigne aussi l’écriture ourlée du sillage, longues touches sur lesquelles la lumière ajoute un dynamisme supplémentaire. Les lignes du bateau font le reste. 

Canotiers et Partie de bateau (ill.1), qui lui succède dans la liste de 1879, ont l’air de pendants. Dimensions semblables, multiples analogies, même saisie instantanée du rameur en action, même sentiment de ne pouvoir échapper à son emprise, rien ne s’oppose à penser que Caillebotte ait voulu dialoguer avec lui-même. Robert Herbert, à leur sujet, parlait d’« études contrastées, peintes au point de vue du connaisseur ». De l’une à l’autre, les différences parlent autant que les continuités. Partie de bateau dit l’occasionnel, le furtif des joies de banlieue, quand Canotiers rend compte d’une pratique sportive, suivie, conforme au climat moral du pays depuis la défaite de 1870. Jusqu’à la première guerre mondiale, les voix se multiplient en faveur de la relève du pays par le sport, notamment le canotage et la voile imités des Anglo-saxons. Les corps et les volontés doivent se durcir dans leur exercice commun. Les canotiers font équipe quand ce Parisien rame seul, en habits de ville, et le chapeau en majesté : les caricatures de 1879 relèvent moins l’incongru de l’accessoire, justifié par l’ensoleillement, que sa netteté phallique, bien accordé aux plis saillants du pantalon. La veste rejetée, ajout tardif du peintre, souligne la virilité conséquente que respire l’ensemble de la composition, où le mariage du sport et du dandysme aurait charmé Baudelaire : Caillebotte connaît aussi bien ses classiques que la nécessité de les actualiser, il nous offre ici, en bras de chemise, mais souligné par le strict gilet, le Torse du Belvédère, complété et ramené aux proportions raisonnables du réalisme moderne !

Ce collectionneur acharné de Renoir ne saurait laisser se dissoudre ses propres figures dans la lumière impressionniste. Ici, plus marquée qu’en 1877, elle irise la surface de l’eau sans attenter au personnage, frère du flâneur de Rue de Paris ; Temps de pluie (1877, Chicago, The Art Institute). Le regard latéral, sans objet apparent, les apparente. On ne sait sur quoi soudain les yeux du rameur se sont fixés, l’instance du moment présent n’en est que plus sensible. Cette perception mobile, du reste, est l’un des charmes du canotage, respiration hebdomadaire du citadin aisé, qui doit compenser ce que la ville, évoquée au loin, peut avoir de débilitant. Le cadrage japonisant active l’impression de mouvement saccadé et d’immersion heureuse. Deux canotiers, en tenue sportive eux, progressent lentement en sens inverse, ils vont se croiser, leur rencontre est imminente, harmonieuse. Caillebotte se mesure au Manet d’En bateau (ill.03), peint en 1874, exposé rue de Saint-Pétersbourg en 1876 et présenté au Salon de 1879, où Gustave le voit, alors que la IVe exposition impressionniste a fermé ses portes. « Le tableau de Manet – tableau de Salon – Les Canotiers [sic], vous le connaissez, c’est très beau », écrit-il à Monet fin mai 1879. Entretemps, il avait lui-même exposé les siens, en réponse au Salon et peut-être, comme l’a suggéré Michael Marrinan, à La Tamise de Tissot, dont l’estampe fut l’un des frissons de celui d 1876 (ill.04).

Stéphane Guégan

ET AUSSI POUSSIN, BONNAT, DEVAMBEZ

Il y a le Poussin sévère des Anglais à particule, Anthony Blunt et Denis Mahon, et il y a le Poussin sexué des Français, Charles Blanc et Vaudoyer naguère, le regretté Jacques Thuillier jadis, Pierre Rosenberg aujourd’hui. Car, en matière d’Éros poussinien, sujet de la très remarquable exposition de Lyon, il faut inverser le mot célèbre, hors de toute grivoiserie gauloise : les Français tirèrent les premiers. En tête de leur catalogue, les commissaires, compères de Poussin et Dieu, l’établissent à grand renfort d’érudition précise et souvent caustique, ce qui n’est pas pour déplaire. Ne citons qu’une source exhumée par Chennevières, l’ami et complice de Baudelaire : merveilleuse trouvaille que cette Peinture parlante d’Hilaire Pader, un peintre du Sud-Ouest au sang chaud, et qui dit tout dès 1657 (Poussin, syphilitique comme Manet, vient de mourir à Rome). Ce témoin oublié du Grand siècle savoure le « charme » des œuvres les plus osées de son compatriote, dont il comprend la force scopique, interne et externe à cette peinture aux intensités mobiles : oui, notre œil alléché « voudrait apercevoir tout ce qu’il ne voit pas ». D’autres, à l’époque, un Loménie de Brienne, découpent leurs Poussin par vertu mal placée. Pas plus que Vasari ne dissimule la libido des peintres dont il recompose la vie, qu’ils aient aimé le beau sexe (Raphaël) ou leur propre sexe (Botticelli), les premiers biographes italiens, eux non plus, ne s’étaient voilé la face… Même privée des prêts russes, l’exposition de Lyon est un must absolu, la perle du moment, qui réunit 40 tableaux et dessins, où le fort célèbre côtoie le moins accessible et parfois le discuté, jamais le discutable. L’Amour, corps et âme, plaisir et douleur, y retrouve ses petits, de l’inspiration ovidienne aux préliminaires de l’étreinte, de l’ivresse redoublée par le vin à l’expérience tragique de la perte ou mélancolique du renoncement. Riche des libertinages à la fois savants et salés de la Renaissance, riche aussi de ses lectures, poussé par un milieu qui dissocie le Mal (la chute) du plaisir des sens, Poussin s’abandonne à l' »ultima dolcezza » ; il aura même caressé le projet d’illustrer, à son tour, Les Métamorphoses, aujourd’hui mises à l’index par certaines universités américaines. Heureuse époque où les cardinaux transalpins, sans trahir leur foi, collectionnaient les Poussin les moins chastes, comme le rappelle Pierre Rosenberg dans son essai. Son exposition romaine de 1977, alors que Balthus dirigeait la villa Médicis (autre temps aussi), annonçait, dès sa couverture, qu’une nouvelle lecture des premières années de l’artiste était en marche. L’exposition de Lyon lui doit beaucoup, au-delà même des œuvres réattribuées. D’une netteté d’analyse, qui ne craint pas d’être crue et embarrassante (aux yeux de la doxa vertueuse), le catalogue, répétons-le, force l’admiration. Sur certains points, priapisme déguisé, petits amours en action (l’un semble bien en érection au premier plan du Vénus et Adonis de Fort Worth, détail en couverture), allusions scabreuses, on serait tenté d’aller parfois plus loin. Car la force d’entraînement du peintre, le plus grand de l’art français avec Watteau et Manet, ne saurait être mauvaise conseillère. SG /

*Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmilla Virassamynaïken (dir), Poussin et l’amour, Musée des Beaux-Arts / In fine, 39€.

*A cette exposition soufflante, et visible jusqu’au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, Sylvie Ramond, sa directrice, offre une coda picassienne qui ne l’est pas moins. Nous en reparlerons.

*Signalons l’admirable essai de Stéphane Toussaint, Le Songe de Botticelli, Hazan, 2022, 25€, et sa lecture décapante du Mars et Vénus de la National Gallery de Londres, une lecture ressaisie « dans les mailles de l’homophilie florentine ».

*Nous en rendons compte dans la prochaine livraison de La Revue des deux mondes.

Les raisons ne manquent pas de se réjouir que Guy Saigne ait donné une suite à son catalogue raisonné des portraits de Léon Bonnat (1833-1922), complément en tout point digne de sa précédente publication (j’en ai dit ici les immenses valeur et utilité). Rien n’oblige, sinon quelque absurde rancune, à traiter les dits pompiers moins bien que les dits modernes, auxquels ils servent de faire-valoir chez les ignorants. Au contraire, il faut redoubler de savoir, de soins documentaires, d’analyses pointues, et se donner ainsi les moyens de comprendre dans sa logique, qui ne saurait se réduire à la servilité de l’artiste envers son public, cette peinture discréditée. S’il fallait commencer par montrer son poids sur le destin  des indépendants, on rappellerait que Bonnat fut proche de Degas et Gustave Moreau à la fin des années 1850, compris de Théophile Gautier vers 1865-1866, apprécié de ses meilleurs élèves, Caillebotte après 1870, Toulouse-Lautrec en 1881. L’échec ou le demi-échec au Prix de Rome de 1857, malgré ses trois années assidues à l’École des Beaux-Arts, ne dut pas l’étonner, lui qui s’était précédemment formé à Madrid et devant les Ribera du Prado. C’est sa ville, Bayonne, qui l’envoie en Italie, à Rome, au contact des maîtres et accessoirement des pensionnaires de la villa Médicis. Là éclate la conscience de son inaptitude à remplir les attentes que ses « camarades » se préparent à satisfaire. Préférant Michel-Ange à Corrège, il ne craint pas de les heurter : « Raphaël ne serait-il pas le Delaroche du XVIe siècle ? » Autant que son romantisme, son mysticisme de jeunesse, Guy Saigne le souligne, mérite grande attention. Car il en découle la primauté religieuse de sa peinture d’histoire, qu’inventorie le présent livre. En dehors de rares escapades du côté d’un Orient visité, scruté, qui nous vaut son merveilleux Barbier de Suez, le meilleur de l’artiste se place au service d’un Dieu de plus en plus absent, et d’autant plus désiré. Dès sa première apparition au Salon, en 1861, les intentions de l’artiste sont claires, prendre le train du réalisme en y raccrochant l’inspiration catholique, voire la peinture d’église, aux antipodes des « saintetés au miel » (Zola) de Bouguereau. Manet pense alors ainsi. Deux choses nous frappent dans ce corpus qui débute avec le superbe Bon Samaritain de 1861 : la prégnance du nu masculin et son érotisation, sur le mode sensuel de l’étreinte endeuillée ou de l’empoignade virile. Que de corps emmêlés, de compostions en chiasme, d’énergie rageuse, pour le dire comme ce fanatique d’Eschyle, Shakespeare et Hugo ! Bonnat était-il même en mesure de se libérer, au sens freudien, de cette exagération anatomique, de cette surabondance de muscles tendus comme des épées ? Ajoutons à cette singularité les résonances profondes de thèmes comme la cécité d’Œdipe ou la chevelure menacée de Samson, et aventurons-nous jusqu’à suggérer l’homosexualité latente, vécue ou sublimée, d’une peinture, on le découvre, à secrets. Voilà une autre raison de se procurer ce livre et de s’intéresser à un artiste qui, dit le préfacier, était frère de Rembrandt et Velázquez plus que de Cabanel et Gérôme. SG / Guy Saigne, Léon Bonnat. Au-delà des portraits, préface de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Mare & Martin, 150€.

Exact contemporain du génial Bonnard (1867-1947) à peu de choses près, André Devambez (1867-1944) l’a sans doute croisé à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts autour de 1887-1889, où le poussent Gustave Boulanger, Jules Lefebvre et Benjamin-Constant. Mais le premier quitte l’institution au moment où l’autre s’apprête à triompher. Prix de Rome 1890, Devambez aurait sombré dans le plus complet oubli s’il n’avait eu la bonne idée, ses rêves d’immenses machines historiques vite avortés, de se muer en chroniqueur du temps présent. On le rebaptisa d’un terme que Zola avait forgé en l’honneur des futurs impressionnistes : « l’actualiste » oublia donc les toiles extravagantes pour l’extravagance de la rue, les vues d’en haut (les meilleures datent de la guerre de 14-18 et de l’Exposition universelle de 1937) et les caprices d’une imagination parfaitement accordée aux attentes de lecteurs de tout âge. Pour Apollinaire, il n’était pas d’humoriste plus apte à égayer le Salon des Artistes français, plus grave et conservateur que les expositions alternatives. Bref, en reconnaissant la force de sa Charge (Orsay) de 1902, malgré ce qu’elle doit à Vallotton, et en appréciant (moins) ses Incompris de 1904, auxquels on peut préférer ses images de la bohème nourries par avance de truculence fellinienne, nous pensions avoir fait le tour du personnage, promis aux honneurs les plus éminents. Nous nous trompions. Le catalogue d’une récente rétrospective, enfant (peu sage) du rapprochement entre le musée des Beaux-Arts de Rennes et le Petit Palais de Paris, nous a révélé de quoi justifier son épaisseur inattendue. Autre point commun avec Bonnard, il sut s’attirer les bonnes grâces de Louis Vauxcelles, le tombeur des Fauves, et d’Arsène Alexandre, très lié à l’image multiple. Dernière convergence : avant de rejoindre le parti des dreyfusards avec toute l’ardeur des frères Natanson et d’un Vuillard, La Revue blanche avait publié son Enquête sur la Commune. Une quinzaine d’années plus tard, nous voyons l’événement fratricide détourner les pinceaux de Devambez, galvanisés pour l’occasion (Hals et Caravage sont quelques-uns de ses dieux). Que penser de ces tableaux exposés lorsque la reprise des tensions avec l’Allemagne se précise ? Ces bougres et ces enfants armés de fortune sont-ils de simples illuminés, gorgés de mauvaise violence et prêts à incendier la ville ? Identifiant le mélange d’ironie et d’empathie qui transpire de ces tableaux pris au piège d’un drame irréductible à sa caricature, Gustave Kahn a vu juste en 1913. Cette peinture, qui s’était pensée d’histoire trop tôt, l’était devenue. SG / Laurent Houssais, Guillaume Kazerouni, Catherine Méneux et Maïté Metz (dir.), André Devambez. Vertiges de l’imagination, Musée des Beaux-Arts de Rennes / Paris Musées, 49€.

A NE PAS MANQUER

Eugenio Tellez. L’ombre de Saturne.

Exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine.

217, bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Du 15 février au 22 avril.

Catalogue, éditions Hermann, 25 €.

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

CHACUN SA CHIMÈRE

On a longtemps estimé qu’il portait un nom trop grand pour lui… Il s’effaça donc plus vite que d’autres de nos mémoires. Puis certaines de ses meilleures œuvres retrouvèrent le chemin des expositions et des musées. Comme beaucoup de ses contemporains frappés par l’amnésie générale, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850) doit sa résurrection au bilan définitif que fut l’exposition De David à Delacroix. En 1974, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, rappelant que le romantisme était né de son apparent contraire, exhumèrent autour des ténors de la peinture révolutionnaire et impériale, David ou Regnault, leurs plus inspirés émules, ou leurs plus inattendus disciples. Le ferme correctif qu’ils apportaient au palmarès habituel des années 1780-1830 ne fut pas toujours compris. Or, tout révisionnisme est bon quand les causes de la relégation ne le sont pas. Le préfacier et l’auteure de la belle monographie qu’ARTHENA lui consacre n’en réclament pas tant pour Fragonard fils. Une plus juste évaluation des faits et gestes de l’artiste qu’ils ont étudié avec un soin digne des plus grands peintres suffirait à leur bonheur. Le livre, d’emblée, confirme ce qui a pu troubler ou chagriner, un temps, je veux parler des excellentes relations qu’entretenaient, sous la Terreur, David et Fragonard père. Le peintre du Marat prit aussi sous son aile Alexandre-Evariste, gratifié très tôt de commandes à fortes résonances politiques. Une certaine ambiguïté marque toutefois sa première participation au Salon, l’adolescent y expose, en 1793, un Timoléon sacrifiant son frère, dont deux lectures sont possibles : l’assassinat du tyran Timophane, auquel Gros devait donner des accents noirs inoubliables, vaut-il acceptation de la dérive robespierriste ou, prélude à la pièce de Chénier, rejet oblique ?  Rébecca Duffeix ne tranche pas alors qu’elle accumule les raisons de créditer son peintre d’un jacobinisme inflexible. Tout y conspire, les concours de l’an II qu’il gagne, les estampes révolutionnaires qu’il dessine d’un trait aussi dur que la loi du sang qu’elles servent. Mais l’œuvre va connaître son Thermidor et, sous l’Empire, s’accorder autant aux besoins du régime qu’au sage anacréontisme qui s’est emparé, dès le Directoire, de l’inspiration antique. Le martial, requis ici, fait souvent place à l’Éros gracieux et à l’élégie retenue. Au cours de la Restauration qui n’a pas écarté l’élève de David des commandes et faveurs, le courant troubadour, entre drame et nostalgie, le rattrape. Le plus savoureux, comme Rébecca Duffeix le signale, est de voir l’ancienne discipline davidienne se teinter de l’interdit rocaille, venu du père ou de sa tante Marguerite Gérard. Mais l’inversion des temps, à la suite du double naufrage politique qu’il aura vécu avant les années 1820, ne s’arrête pas là. Alexandre-Evariste, ce libéral qui vibre au combat des Grecs contre l’Ottoman, signe bientôt un grand nombre des envoûtantes illustrations qui feront des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France le livre d’une jeunesse. Pareille boucle pousse au rêve.

Fragonard fils l’aurait confirmé, lui qui fut associé au chantier du Palais Bourbon à partir de 1806, Napoléon 1er ne pouvait voir un mur sans l’habiller de livres ou d’un décor approprié. Où qu’il se trouvât, il agissait en grand architecte et en maître des signes. Toute surface avait vocation à servir et parler. A peine eut-il coiffé la vieille couronne lombardo-carolingienne, en mai 1805, que l’Empereur entraînait les principales villes du royaume d’Italie vers de nouveaux horizons. A Milan, capitale administrative, répondait Venise, vitrine du prestige qu’il entendait répandre sur la péninsule, avant que Rome, bientôt confisqué, n’entre en scène. La Sérénissime, dès mars 1806, se voit même attribuer un statut spécial, le prince Eugène, vice-roi d’Italie, devenant alors prince de Venise. Les crédits d’embellissement de la ville suivent sans tarder, ils se chiffrent en millions. Il importe, en effet, de doter Eugène d’un palais d’habitation et le couple impérial d’une résidence idoine. Napoléon y sera d’autant plus présent symboliquement que son séjour physique sur le grand canal, durant l’hiver 1807, fut bref et sans lendemain. De son côté, marié à une princesse allemande, Eugène ne peut décevoir Napoléon qui a imaginé et précipité cette union qu’on dirait aujourd’hui disruptive ; elle fut, sur le moment, heureuse. Les travaux vénitiens allèrent bon train, les appartements vice-royaux et impériaux n’avaient pas d’autre choix que de s’insérer dans les constructions existantes de l’Area Marciana, aux abords du palais des doges et de Saint-Marc, double cœur de l’ancien pouvoir. Les procuraties nouvelles, nouvelles parce que datant de la fin du XVIe siècle, furent rapidement réquisitionnées et le palais royal lancé. Une armée d’artistes et d’artisans, le plus souvent italiens, transforment l’ancien bâtiment en somptueux écrin du style Empire, lequel n’avait pas de frontières et, loin de Paris, se mariait aux saveurs du cru. Après la chute de l’aigle, les Habsbourg et le trône de Savoie s’y plurent, et conservèrent l’essentiel en état. Les amoureux de Venise et de Sissi en hériteraient au XXe siècle… C’était sans compter les mutations du goût, les rancœurs politiques et le chauvinisme anti-français local. Un tournant s’opéra en septembre 2001 lors du dîner d’inauguration de la grande exposition Balthus de Jean Clair, au palazzo Grassi, lorsque Gianni Agnelli salua « le renouveau de l’Ala Napoleonica sous l’impulsion degli amici francesi di Venezia ». Il n’était pas de meilleur auteur possible que Jérôme Zieseniss pour raconter le destin houleux du lieu. Le biographe de Berthier fuit toute mauvaise rhétorique, manie aussi bien le trait assassin que l’humour impérieux. Historien de l’Empire, il en a manifestement contracté le goût de l’action, le sens des méandres administratives et le souci de bien faire. Depuis plus vingt ans, en effet, il préside le Comité français pour la sauvegarde de Venise, intitulé conforme à la situation désastreuse dans laquelle il trouva notamment le palais royal, dénaturé ou abandonné à sa poussière de moins en moins auguste. Sans son énergie et son amour du beau, sans sa rage à convaincre édiles inflexibles et très riches mécènes, la restauration exemplaire dont nous jouissons enfin fût restée chimère.

Si la réouverture d’un lieu historique oblige à repenser notre rapport au passé, certains événements y conduisent plus brutalement. Il est révélateur que le romantisme français se soit souvent voulu la victime d’une double chute, comme l’écrit Musset en 1836 : « Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes ; le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus, tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. » Vingt ans plus tard, une autre voix, celle d’Edgar Quinet que le 2 décembre 1851 avait condamné à quitter son pays, se brise sur le désastre de 1814-1815 et l’invasion militaire : « L’écroulement d’un monde avait été ma première éducation. » Après la rupture salvatrice, qu’on la place en 1789, 1799 ou 1804, les illusions perdues… La conviction que le processus historique s’était vidé de tout « sens inscrit » commençait à s’emparer des Français. Ce sentiment, le XXe siècle s’en est rechargé régulièrement, à chaque crise majeure même, et les menaces qui pèsent sur la biosphère l’amplifient aujourd’hui. Autre objet d’inquiétude et de dénonciation médiatique, le retour du nationalisme, formule sous laquelle on masse les expressions les plus opposées de la crainte identitaire, agite nos conversations. Ce long préambule était nécessaire à la bonne compréhension du dernier livre de Jonathan Ribner qui fait précisément entendre, en manière d’ouverture lugubre, le lamento de Musset et Quinet. Car, dédié aux années 1820-50, et à la façon dont les images, de la grande peinture à l’estampe, interagissent avec le désenchantement de l’époque, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics admet faire écho aux interrogations du présent. C’est ce qui le distingue des habituelles analyses de la séquence que forment la Restauration et la monarchie de Juillet, aussi mal nommées que mal comprises en dépit des efforts d’une nouvelle historiographie. La thèse d’une parenthèse inutile, politiquement, voire esthétiquement, n’a-t-elle pas conservé ses adeptes ? Que faire, en effet, de cette profusion de textes et d’images en proie au doute ou à la mélancolie, quel sens attribuer aux multiples figures de la perte, de l’exil et de la trahison que véhiculent alors la nostalgie napoléonienne, l’évocation diverse du « bon vieux temps » ou le ténébrisme de la peinture religieuse ? Plus encore qu’au thème du bannissement, celui des émigrés de 1789 ou des Polonais de Paris, Ribner s’intéresse au dramatisme accru que Delacroix et Chassériau imprimèrent à la Passion du Christ. Rapporté aux célèbres poèmes de Vigny et Nerval, l’angoisse du jardin des oliviers et l’agonie du Golgotha peuvent s’interpréter à la lumière sombre d’une détresse personnelle. La perspective où se place Ribner, familier de Chateaubriand, Lamennais et Lacordaire, lui permet d’élargir la lecture de ces chefs-d’œuvre de l’art sacré : la mort et la perte qui hantent alors les peintres débordent leur personne, ils renvoient, hors du dogme et de l’idéologie, à plus grave : la « vacance de Dieu » qui fissure et l’individu et la société qu’on dit modernes.    

La première lettre qu’ait adressée Redon à Andries Bonger, le 7 mai 1894, débute par l’aveu d’affinités communes : « J’ai bien reçu votre envoi du Journal intime de Delacroix dont je vous remercie. Une bonne lecture que je fais là, à certaines heures, grâce à votre aimable attention. » Delacroix n’était pas à lire comme une banale chronique de ce que fut son quotidien : au contraire, il fallait en méditer, à petite gorgées, les richesses. Grand lecteur, Redon l’était, et son œuvre l’exprime hors du mimétisme de l’illustration. Se faire photographier appuyé à l’une de ses bibliothèques vitrées n’est pas non plus anodin. La bibliophilie, du reste, souda Redon et Bonger. Ce dernier, beau-frère de Theo Van Gogh, collectionneur d’Émile Bernard, voua un amour fanatique à celui avec qui il correspondit vingt ans durant. Ces lettres n’avaient jamais été réunies, leur édition, sous la houlette de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, fait déjà date. Plus de 300 d’entre elles dessinent le portrait unique des deux complices. Un simple coup d’œil sur l’index en dit long. Côté maîtres anciens, Rembrandt se taille la part du lion, plus encore que Vinci. Ils étaient, écrit Redon, ses « hauts excitants ». Côté modernes, on retrouve Delacroix en compagnie de Gauguin, Bonnard, Vuillard ou Puvis. La radiographie se poursuit au gré de la présence massive de la littérature, Mallarmé et Huysmans plutôt que Zola. On notera enfin les traces insistantes du réseau commercial, marchands et amateurs, où s’inscrit la cordée des deux hommes. Car Bonger accumula les Redon, du vivant de son héros et après sa mort. A contretemps du naturalisme ambiant, le dernier des romantiques enchantait son ami du Nord, parfait francophone et éminemment sensible à « l’expression spirituelle » que l’art de Redon rendait comme nul autre. Plus conservateur que le reste de sa famille, Bonger, alliait protestantisme et élitisme. Dans le sillage avoué d’Edmond de Goncourt, il ordonna ses domiciles, aux murs saturés, en refuge et sanctuaire. Est-ce enfin l’exigence intérieure du Hollandais qui explique la fréquence avec laquelle Redon lui fit part de sa pente aux religions, et l’informa de ses œuvres sacrées, telle la tardive et tendre Simone Fayet en communiante ? Parce qu’il refusa de rejoindre l’activisme confessionnel de Maurice Denis, on sous-estime, à mon avis, le catholicisme, de cœur et de raison, du Bordelais. Second scoop éditorial, une autre publication de poids démultiplie singulièrement la connaissance d’un artiste friand de mystère et se déshabillant peu. Face à l’afflux extraordinaire de pièces d’archives inédites, issues des fonds enfin réunis de Gustave Fayet et Roseline Bacou, on ne voit qu’un artiste auquel comparer le souci qu’eut Redon de documenter secrètement sa pratique et son idiosyncrasie. Picasso, amateur de son aîné, ne s’est jamais départi, en effet, de la moindre trace matérielle capable d’éclairer, plus tard, un destin placé sous le signe du silence. On ne résumera pas ici en quelques mots le fruit des premières explorations de cette mémoire, familiale et individuelle, comme revenue à la lumière. Carnets, écritures et photographies la constituent et vont relancer la recherche de manière décisive.

Les grands absents de la correspondance Redon/Bonger, ce sont les néos, comme on les appela après Fénéon, à savoir Seurat, Signac et les autres « pointillistes ». Bonnard et Picasso ont dit eux, quoique différemment, leur intérêt, et plus encore, pour le peintre de la Grande Jatte. Parce qu’il fut l’ami de ces deux-là, Brassaï a saisi, une fois, cette circulation. En 1946, il visite l’ermite du Cannet : Bonnard, en vieux Titien réincarné, et donc plus tachiste avec le temps, l’accueille, se laisse photographier le pinceau en main, face aux œuvres en cours. Reste de dandysme, il flotte à l’intérieur de ses costumes démodés où s’attardent les inquiétudes et les succès de l’Occupation. Soudain Brassaï aperçoit une sorte de musée imaginaire fait de cartes postales et l’éternise : on y reconnait, parmi des Vénus grecs et des Renoir tardifs, une Dora Maar de 1941, La Vision après le sermon de Gauguin, Une baignade, Asnières de Seurat… En découvrant la couverture du catalogue de la rétrospective Achille Laugé, que l’on doit à sa spécialiste opiniâtre, Nicole Tamburini, il m’est revenu immédiatement à l’esprit L’Amandier en fleur, ce tableau inouï près duquel Bonnard décida de mourir en janvier 1947. En Provence, cette explosion de blancheur ouatée annonce le printemps. On n’exprime bien que ce que l’on connaît bien, pensait Bonnard, Laugé aussi. Son pays à lui, c’était Cailhau, dans l’Aude, à quelques kilomètres de Carcassonne, un village de 200 âmes sur une légère éminence, qui sent encore son Moyen Âge féodal. Il aurait pu, il aurait dû être cultivateur ou maréchal-ferrant, il fut peintre, au plein sens du peintre. A Toulouse, dans les années 1870, commence son apprentissage, qui se poursuit, à Paris, chez Cabanel et Jean-Paul Laurens. Comme au temps d’Ingres, les solidarités occitanes jouent. Du reste, Bourdelle et Maillol seront plus tard d’éminents avocats de leur ami, et de son art construit et silencieux. Le succès de l’impressionnisme ne peut rien y faire, Laugé et ses camarades rêvent plutôt de réconcilier couleur et composition, éclat et solidité. Puvis admiré ne vibre pas assez. Mais Laugé ne se convertit pas brutalement à Seurat pour autant. Et le frisson du divisionnisme n’absorbera ses toiles, paysages élémentaires, natures mortes japonisantes et surtout portraits d’une force inouïe, qu’à partir de 1892. Impossible d’accuser Laugé, musicien solaire, d’oublier l’impératif de la note dominante, ici le rouge du Sud-Ouest, le jaune là d’une chaude fin d’après-midi, le rose extrême, ailleurs, d’un portrait d’enfant ou la virginité d’amandier de celui de Mme Astre, perle du Salon des indépendants de 1894. Gustave Geffroy, ce proche de Cézanne, Monet et Rodin, devait revoir ce tableau, en 1907, alors que le cubisme secouait la capitale. Écoutons-le, car ses mots s’appliquent à la plupart des tableaux réunis à Lausanne : « Ce portrait, en effet, est un chef-d’œuvre pour sa pure harmonie, pour son expression profonde et aussi pour sa solidité cachée, pour ce corps présent sous la robe et le corsage de molleton blanc. » Il y a quelque chose du Ver sacrum des Viennois chez ce « luministe constructeur » (Bourdelle, 1927). Cailhau fut son Ring.

Il y a les artistes nés dans la soie, et ceux nés dans le besoin. Le besoin de travailler vite ou, comme les élèves de l’École des Beaux-Arts, d’accéder aux commandes d’État. Nul ne saurait blâmer ces hommes et ces femmes d’origines modestes, impatients de se mêler aux chantiers officiels qui, comme la formation du quai Malaquais, ne furent pas toujours synonymes d’art anémié, scolaire et prude. On a pu écrire d’Alfred Janniot (1889-1969), fils de coiffeur, qu’il avait été le Goujon du XXe siècle. De ce raccourci, le Prix de Rome 1919 était responsable, en partie, pour avoir signé le sublime Hommage au maître bellifontain qui trôna, lors de l’Exposition des Arts déco, devant le fameux Pavillon du collectionneur. Le complice de Patout et Ruhlmann y rassemblait, en plus du cerf obligé, trois nymphes polychromes, bouches frottées de rouge, yeux céruléens en amande, chevelure soignée, défaut de famille, et aussi dilatée que ces beaux corps de liane. La grâce qui fluidifie le groupe de 1925, Fontainebleau oblige, fait rayonner le féminin sous le mythe, le désir sous la pierre. Gautier, dont on fêtera les 150 ans de la mort en octobre, eût célébré cette tiédeur marmoréenne, oxymore aussi savoureux que ce qu’il désigne ici. De fait, Éros, sujet d’un envoi de Rome, occupe de ses sourires triomphateurs et de ses flèches inlassables l’inspiration du sculpteur. Dans l’excellent collectif des Éditions Norma, publié à l’occasion de l’exposition du musée de Saint-Quentin, Claire Maingon étudie cette permanence des affects et des accents les plus sensuels. Mais Janniot a entretenu en lui une veine complémentaire, sinon opposée, que sert à merveille un métier puissant. Ses monuments aux morts, le bassin de Neptune de la villa Greystone (1938-1950), son Mars de Nice (1955) et surtout sa France combattante du Mont-Valérien (1959) plongent leur auteur dans une autre cohorte, elle vient des statuaires baroques du parc de Versailles, agrège David d’Angers, Rude et Préault, et trouve d’ultimes adeptes auprès de Bourdelle et de son cercle. Janniot, qu’il a soutenu, semble souvent le défier dans les limites d’une saine émulation. La preuve en est visible partout, elle prolifère notamment au long des murs extérieurs du Musée des colonies et du Palais de Tokyo, chefs-d’œuvre des années 30 qui ont maintenu en vie le souvenir de l’artiste quand, étrange chassé-croisé, les musées remisaient son œuvre. Ce n’est plus le cas du musée de Saint-Quentin : il rejoint, trois ans après sa réouverture, ces institutions qui, telle la Piscine de Roubaix, rendent au public un pan de l’école française sacrifié à toutes sortes de mauvais procès. Le dernier en date vise, sans surprise, le bâtiment de la Porte dorée, que Laprade semble avoir imaginé, avec son ruban cinématographique derrière un péristyle infini, en vue des exploits de Janniot. Celui-ci confia vouloir réaliser « la plus belle œuvre de [sa] carrière et non un vague travail de documentation coloniale ». Qui le contestera ? La célébration de l’Empire, loin de chanter le seul ordre blanc, fut l’occasion d’exalter les cultures annexées, de s’enfoncer dans une folie tropicale où passe, sanglot enfoui, le souvenir de la lionne blessée des vieux Assyriens.  

Deux expositions nous ramènent à Fernand Léger (1881-1955), et ramènent sa peinture nette, presque contrainte, dans la vie dont elle semble éloignée à courte vue. Ce fils de paysans contrôlait ses ivresses, nées du spectacle de la ville, de la guerre (comme Janniot, il fut de la génération du feu) ou de combats douteux. Douteux comme le communisme après 1945… Le projet du musée Soulages de Rodez confine à la rétrospective et son directeur, l’actif et imaginatif Benoît Decron lui a donné un titre musclé, à l’instar du Mécanicien de 1918, moustache et corps d’acier, profil ciselé et arrière-plan géométrique (ill.). Sa main baguée a perdu un doigt. Cendrars, grand copain de Léger, avait bien perdu un bras, en 1915, dans la boue champenoise… Des gars comme son mécano, le peintre en croisa plus d’un au cœur des tranchées, il a beaucoup dit que 14-18 l’avait doublement dépucelé, la rencontre du peuple et la violence de l’histoire resteraient indissociables. Léger avait appris, malgré les fureurs de Mars, la beauté des canons et des canonnades, qu’Apollinaire, son ami depuis le cubisme, avait estampillés d’un lyrisme unique. Bref, Le Mécanicien métaphorise ce que l’exposition veut ressaisir chez Léger, « la vie à bras-le-corps ». La vie, oui, mais la vie moderne, selon l’expression devenue canonique au début du XXe siècle. Avec ou sans Baudelaire et Rimbaud, elle fixe un cap à la peinture telle que Léger la programme. Débarrassé de « l’imitation » banale, de l’anecdote, du récit, le réalisme devient celui des moyens plastiques (contours francs, couleurs fortes) et, ne l’oublions pas, des sujets populaires traduits en signes frappants, en ballets de formes aussi mobiles que le flux citadin et le grand rival, le cinoche. Le mouvement saccadé, le champ fragmenté, le choc des gros plans que Léger a infusés aux images fixes, sensibles à Rodez, occupent toute la démonstration du musée de Biot. Il n’est plus nécessaire de rappeler les multiples incidences que le cinéma eut sur le roman, la poésie et la peinture du XXe siècles. Livres et expositions s’en sont chargés. Celle de Biot, centré sur le drogué des salles obscures que fut Léger, examine ces affinités effectives de façon enfin complète. Et le parcours donne aussi bien la parole aux œuvres de Léger, à ses multiples incursions dans le domaine cinématographique, qu’aux films qui le marquèrent, d’Abel Gance à John Ford. La Roue du premier, en 1921, lui aura confirmé ce qu’il ne fit que pressentir, cinq ans plus tôt, en découvrant Charlot aux côtés d’Apollinaire. Distinct du théâtre filmé, le cinéma est langage en soi, il pourrait même s’abstenir de raconter une histoire. La peinture s’est bien libérée de toute narration suivie. « Aucun scénario – des réactions d’images rythmées, c’est tout. » Ballet mécanique, qu’il cosigne avec Dudley Murphy en 1923-24, ne chasse ni le romanesque, ni la musique, ni l’humour un peu dada de sa palette. C’est le continuum qui se brise, le déroulé narratif qui s’envole. Si l’on mesure mieux l’emprise du nouveau médium sur l’art de Léger (à quoi s’ajoute le prestige du montage photographique au temps du Front populaire), on retire aussi du beau catalogue de Biot la conscience de ses dangers. L’industrie de l’otium accoucha très tôt de l’opium des dictatures.

« Un écran amusant, fantaisiste, burlesque, au diable les scénarios et toute la littérature », s’écrie Léger, par voie de presse, le 17 décembre 1924. L’Entr’acte de René Clair, Satie et Picabia le tient encore sous son charme. Où dénicher, malgré le chameau des pompes funèbres, film plus dada? Le vérifieront les visiteurs de la très passionnante exposition du musée de Montauban, Picabia pique à Ingres. A rebours de Degas et Picasso, notre prédateur ne se sera jamais rendu dans l’illustre cité que baignent avec largesse le Tarn et ses chevelures surréalistes. Mais Picabia aura fait mieux, il dévora tout cru son aîné, mort deux ans avant sa propre naissance. Pour appartenir à la fournée de 1869, il est donc bien un peintre du XIXe siècle, un peintre pour qui créer exige de s’assimiler les anciens, quoique la vulgate le crédite d’avoir incarné « l’esprit moderne », c’est-à-dire l’iconoclasme vertueux, l’irrévérence religieuse, l’anarchie mondain, l’irresponsabilité politique et même sociale. Après avoir été cubiste, orphiste, machiniste, et s’être fait porter pâle pendant la guerre de 14, il se réinvente, au début des années 1920, en enfilant la panoplie du dadaïste, qui continue à tromper ses experts. Il n’attend pas la fin des hostilités pour les ouvrir avec Picasso. En juin 1917, il crucifie « le retour à Ingres » de son rival. Le Portrait de Max Jacob, crime de lèse-avant-garde, est pointé du doigt, une manière d’affirmer, on l’a compris, sa propre appartenance à l’ingrisme déviant. Un ingrisme destructeur, non servile. Et afin que les choses soient claires, Picabia commet l’irréparable, en avril 1920, et publie sa version de La Vierge à l’Hostie d’Ingres, une éclaboussure d’encre noire du « meilleur goût », fine inversion de la virginité mariale. Le parcours de Montauban débute là. Cette salle d’introduction comprend aussi Œdipe et le sphinx, autre chef-d’œuvre détourné alors. Pareils aux Espagnoles qui referment le parcours et que nous sommes heureux de revoir tant leur insolence galvanise, ces rapprochements ne seraient pas de nature à renouveler le sujet. Or, l’exposition de Montauban change la donne du tout au tout. On doit à Jean-Hubert Martin, son commissaire aux côtés de Florence Viguier, une découverte aussi fondamentale que celle qui permit de sourcer les nus des années 1930-40, que de bonnes âmes dirent fascistes lors de la rétrospective de 1976, alors qu’ils confirmaient l’obsessionnel Éros ingresque de l’artiste. La trouvaille tient à ceci : au début des années 1920, chargé de dessiner les couvertures de Littérature à la demande d’André Breton, Picabia épluche et pille les publications de Gatteaux et Lapauze, riches en reproductions d’Ingres. Sans scrupule d’aucune sorte, il use du papier calque, combine les larcins, colle les morceaux, il ne croit même pas nécessaire de maquiller sa moisson de contrebande tant l’esprit farcesque ou lubrique des remplois découragera, durant un siècle, toute identification. Elle est désormais royalement établie et nous autorise, second miracle, de chahuter la vulgate picabienne, celle qui voit partout agir le sacrilège du second degré, et l’ombre glacée de la « mort de l’art ». La folle passion que notre voleur voua à l’artiste qu’il dépouilla tient plutôt de l’admiration et de l’iconophilie, elle annonce, de surcroît, l’homme de tradition que Picabia allait bientôt se dire, avec le soutien de Gertrude Stein. Mais ceci est une autre histoire, que les gardiens du temple récusent aussi.

Stéphane Guégan

*Rébecca Duffeix, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850), préface de Barthélémy Jobert, ARTHENA, 135€. // Il semble qu’Alexandre-Evariste Fragonard ait entretenu d’excellentes relations avec Jean-Baptiste Mallet (1759-1835), que l’on comparait plutôt au père et auquel Grasse dédie une exposition à sa mesure, très impressionnante, même vue depuis son brillant catalogue… Les gouaches libertines des années 1780, chères aux Goncourt, le méritaient amplement. On découvre avec surprise que la Révolution n’y mit pas fin. Et pourtant la dénonciation des peintres aux mauvaises mœurs fut monnaie courante jusqu’à la chute de Robespierre. Sous la Terreur, l’amour physique est donc encore autorisé à être peint, à défaut de triompher au Salon. Mallet, du reste, n’est pas abonné au polisson, voire au scabreux. Ses jeunes mamans sont plus qu’aimantes et aimables, de même que certaines allégories si peu jacobines. Le refroidissement de ses marivaudages, sensible dès le Directoire, s’accuse après 1800, quand le nouvel ordre moral s’installe. La vogue du Troubadour et des ferveurs courtoises y contribue. Mais Mallet sait rallumer la flamme de temps à autre. N’est-il pas au fond le poète des scènes, voire des salles, de bain ?  Des premières baignoires ? Bonnard s’éveille, un Bonnard aussi callipyge que le Courbet le plus rocaille. Allez comprendre. SG // Jean-Baptiste Mallet. La Route du bonheur, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 2 octobre, catalogue Gourcuff Gradenigo, 29€.

*Jérôme Zieseniss, Le Palais royal de Venise. Le joyau caché de la place Saint-Marc, préface de Pierre Rosenberg de l’Académie française, Flammarion, 22,90€.

*Jonathan P. Ribner, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics, Routledge, New York et Londres, 120£. // Après Toulouse et Marseille, Caen accueille la belle exposition Théodule Ribot (1823-1891). Une délicieuse obscurité, où elle reste visible jusqu’au 2 octobre (excellent catalogue, LIENART éditions, 30€). Proche de Legros et de Bonvin, Ribot dut son moment de gloire à ses scènes religieuses, pleines du souvenir des Ribera vus au Louvre. De peintre de marmitons, « traitant les divers épisodes de la vie cuisinière avec une verve et une touche originales qui réjouiraient Velázquez » (Théophile Gautier, 1861), il s’éleva aux douleurs et mystères de la religion en substituant sa Bible humaine, trop humaine pour certains, aux plaisirs de l’estomac. Membre fondateur de la Société des aquafortistes, il sut s’attirer les bonnes grâces de Baudelaire, dont il a griffonné un portrait en s’inspirant d’une photographie de Carjat. On restait en famille. SG

*« Sans adieu » Andries Bonger – Odilon Redon, correspondance 1894-1916, sous la direction de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, 2 volumes, Cohen § Cohen éditeurs, 85€. Signalons, outre les textes des directeurs d’ouvrage, les essais de Fred Leeman, Pierre Pinchon et Julien Zanetta, qui sont autant d’accès, par l’étude de sources négligées, au laboratoire d’une œuvre qui en appelait à « l’aptitude imaginative » du spectateur idéal, comme à culture artistique et scientifique / Dario Gamboni, Laurent Houssais et Pierre Pinchon (sous la direction de), Redon retrouvé. Œuvres et documents inédits, Cohen § Cohen éditeurs, 95€. Entre maintes informations neuves, il convient de signaler la publication in-extenso de Trois carnets inédits que Fred Leeman présente et dont il a identifié un certain nombre de sources. En plus des références plus ou moins latentes à Chassériau, Fromentin et Gérôme, j’y ajouterai la reprise d’une des planches de la suite Hamlet de Delacroix (fig.135). Notons enfin la très intéressante étude que Charlotte Foucher Zarmarian consacre à Roseline Bacou dont Redon était le dieu confessé. SG

*Achille Laugé (1861-1944). Le Néo-impressionnisme dans la lumière du Sud, sous la direction de Sylvie Wuhrmann et Nicole Tamburini, Fondation de L’Hemritage / Snoeck, 36,50€. L’exposition est visible jusqu’au 30 octobre 2022 à Lausanne.

*Emmanuel Bréon, Claire Maingon et Victorien Georges, Alfred Janniot monumental, Norma Editions, 45€. L’exposition Alfred Janniot. De l’atelier au monumental se voit jusqu’au 18 septembre 2022 au musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin. / Chez le même éditeur, Claire Maingon, qu’aucun sujet ne fait reculer, nous ouvre les portes du « musée de l’amour » dont le jeune Baudelaire, en 1846, avait établi le programme. Seuls y sont admissibles, de son siècle, ceux qui pratiquent un libertinage aussi franc qu’inventif, Ingres et Delacroix, comme Devéria et Gavarni. Courbet, en secret, y prépare son entrée. Vingt ans plus tard, le Manet du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia rejoindrait les maîtres de L’Éros romantique qu’il prolongea souvent sous le regard calme ou dominateur de Victorine, scandaleux de ne plus intégrer l’auto-condamnation qu’appelait ce siècle hypocrite. Les peintres de Baudelaire avaient en commun d’avoir joué avec la censure, et donc d’avoir déjoué l’interdit frappant toute image qui jette sous les yeux du public ce qui devait rester du domaine de la consommation privée. « Érotique : qui porte à l’amour », dit chastement le Dictionnaire classique français en 1839. Mais le nu, dont Maingon scrute le déluge au siècle de la vidéosphère démultipliée, migre souvent du sensuel au lubrique, et du suggestif au pornographique. Tout est affaire de dosage, donc, d’alliages instables, de ruse. Tandis que la photographie de l’ombre fournit filles et garçons propres à toutes sortes de rêveries actives, la peinture de Salon masque ses mauvaises pensées, voire ses inconvenances, sous des corps asexués. Ni vraie chair, ni pilosité, mais des convulsions, des œillades, des étreintes délestées du poids du péché et de l’outrage. Outre Gérôme, Cabanel, Gervex et toute une imagerie salace, que nous rend ce livre très informé, la fabrique du nu croisa généralement fantasme et déréalisation. L’obscénité courante n’avait pas besoin de plus. On était loin des exigences du musée de l’amour. SG // Claire Maingon, L’Œil en rut. Art et érotisme en France au XIXe siècle, Norma Éditions, 45€.

*Fernand Léger. La vie à bras-le-corps, sous la direction de Benoît Decron et Maurice Fréchuret, catalogue Gallimard / Musée Soulages, 35€. L’exposition, à Rodez, se voit jusqu’au 6 novembre 2022 // Fernand Léger et le cinéma, sous la direction d’Anne Dopffer et de Julie Guttierez, catalogue RMN/Musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, 39€. L’exposition du Musée national Fernand Léger de Biot se voit jusqu’au 22 septembre. // Parce que toutes les formes de cinéma nous semblent désormais dignes d’être connues et même goûtées, y compris celles qu’on a longtemps accusées de théâtralité outrancière et de pompiérisme esthétique, signalons l’extraordinaire travail de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, partis à la redécouverte d’un continent perdu, qui vaut bien les expéditions de Jules Verne. Du reste, un identique parfum d’aventure et d’extravagance s’en dégage. Pour que le cinéma des années 1900-1914 fût « d’Art », on ne lésinait pas, tableaux vivants magiquement transposés (du Sacre de David à l’Assassinat du duc de Guise de Delaroche, en pensant par l’étourdissante Phryné de Gérôme), transferts scénographiques, partitions commandées à d’aussi grands musiciens que Saint-Saëns, collaborations des stars de la scène théâtrale et lyrique, scénarios et dialogues d’éminents auteurs, jusqu’aux membres, chez nous, de l’Académie française. Le cinéma n’a jamais été muet. Hors ses cartons aux belles arabesques, il ne parlait pas, certes, mais pantomime, décors et musique donnaient l’impression du contraire. Ulysse, Œdipe et Jésus crevaient l’écran, amours et larmes saisissaient les âmes en trompant les yeux. De ce patrimoine international, nous fumes privés jusqu’à une date récente. Toutes les raisons étaient bonnes, les plus mauvaises donc, pour justifier le proscription d’un répertoire gigantesque. Mais les cinémathèques et les historiens ne pouvaient pas éternellement laisser se commettre un tel crime. Justice est enfin rendue. Comme si ce volume n’était pas suffisamment riche en informations exhumées, correspondances et filmographies, il comporte, ô merveille, deux DVD de perles oubliées. Voilà une belle action, en tous sens, et de la très belle ouvrage. SG / De la scène à la pellicule. Théâtre, musique et cinéma autour de 1900, sous la direction de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, Éditions L’Œil d’or, 39€.

*Picabia pique à Ingres, Musée Ingres/ Bourdelle de Montauban jusqu’au 30 octobre, catalogue indispensable (LIENART / MIB, 29€) sous la direction. // Le principe du face-à-face, au musée, a déjà vérifié combien il pouvait nous apprendre des œuvres confrontées. L’une se révèle, en somme, dans le miroir de l’autre. Formule plus juste, ici, puisque la National Gallery de Londres, heureuse propriétaire du second Portrait de Madame Moitessier (1856), où le modèle se dédouble, en rapproche jusqu’au 9 octobre Femme au livre, un tableau que Picasso réalisa en 1932 dans le souvenir évident du chef-d’œuvre d’Ingres. La radiographie de la toile du Norton Simon Museum a dévoilé de grands changements, qui renforcèrent la gémellité des deux tableaux à miroirs… Comme Susan Siegfried l’étudie dans l’un des essais du catalogue (Yale University Press, 12,95£), Picasso s’est même amusé à transposé la richesse textile de son modèle, luxe et presque luxuriance néo-rocailles qu’Ingres n’importa qu’en cours d’exécution. La sensualité crée un ultime trait d’union entre les deux maîtres. Picasso exposa sa variation de 1932 en 1936, l’année où le musée de Londres acquerrait, pour un prix fracassant, le portrait d’Ingres et son cadre floral. La filiation sauta alors aux yeux de Georges Duthuit, qui n’avait pas oublié la page de Gautier sur la fameuse main et ce « doigt violemment retroussé avec cette audace effrayante et simple du génie que rien n’alarme dans la nature. » SG

Je suis très heureux de pouvoir annoncer que mon Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) s’est vu décerner un prix de l’Académie française. Peintre essentiel de la modernité, lecteur avisé des meilleurs écrivains du temps, acteur circonspect des expositions impressionnistes, donateur sans qui le musée d’Orsay ne serait pas ce qu’il est, cet homme des villes et des champs n’avait jamais fait l’objet d’une monographie critique dans son pays, lui qui l’a tant servi.

NEW YORK SANS MODÉRATION

Le New York arty ne parle que de ça… Les expositions du Met Breuer et du Whitney secouent le milieu plus que les stands de la Tefaf, assez atone malgré les Currin de Gagosian, les Bonnard de Wildenstein et l’accrochage de la galerie Di Donna (voir plus loin). Au Breuer, bâtiment froid, Luke Syson et Sheena Wagstaff réchauffent l’ambiance en peuplant les 4e et 3e étages d’une centaine de sculptures colorées dans un esprit assez camp, empreint donc d’Éros, d’ironie et même de franche provoc, où l’érudition la plus exigeante le dispute au féerique forain et au morbide populaire. Like Life, titre un peu réducteur, s’intéresse plus largement aux rapports difficiles, mais multiples et anciens, entre la statuaire et la couleur. Tant que le medium tridimensionnel fut gouverné par l’impératif d’idéaliser à la fois sa matière et ses motifs, on préféra s’en tenir à la monochromie, marbre ou bronze principalement, arguant des modèles de la pureté antique. Cette fiction d’une Grèce immaculée ne résista pas à l’empirisme et à l’archéologie du XVIIIe siècle. Une sorte de maquillage avait donc relevé le regard et les charmes du panthéon païen, comme Syson le souligne dans son introduction savoureuse à l’utile catalogue. Avant que la génération des Gérôme et des Cordier ne remît la polychromie en circulation, poussés par le souci mimétique de coller davantage aux séductions de l’accessoire, de la peau ou de la diversité raciale, nombre de sculptures échappèrent au primat de l’abstrait. Si elles occupent ordinairement les marges de l’histoire de l’art la plus canonique des XV-XVIIIe siècles, Like Life les place au centre de son propos. La statuaire pimpante du Moyen-Âge, les bustes hybrides de la Renaissance, les folies du baroque et du rococo en sortent aussi victorieux que les artefacts de la médecine ou du goût naïf. Rejoint par une foule bigarrée d’ancêtres, l’hyperréalisme américain de Duane Hanson et de tant d’autres se voit donc rapprocher des christs sanguinolents du Siècle d’or espagnol aux cires de Madame Tussaud. Au gré des télescopages dont se régalent les commissaires, dans l’immanquable lumière des préoccupations de genre, de race et d’identité, l’humour l’emporte souvent sur le dolorisme obligé et le sexuel univoque. Il n’est pas donné à tout le monde de faire cohabiter Donatello et Jeff Koons, Greco et McCarthy, sans céder au tape-à-l’œil irritant de certaines expositions, fussent-elles bardées de bonnes intentions,  Syson et Wagstaff élargissent intelligemment, plaisamment le regard et le savoir.

Quant à Grant Wood : American Gothic and Other Fables, l’admirable rétrospective du Whitney, c’est une autre paire de manches. Wood (1891-1942) aimait les rouler sur les bras de ses héros, des gars de son Midwest natal dont il célébra amoureusement l’attachement à la terre et aux valeurs de l’Amérique profonde. Il fallut ruser à cet homosexuel discret pour vivre et peindre ce que ces corps au travail ou au repos éveillaient de désirs en lui. A l’inverse, une certaine féminité se dégage des portraits de jeunes gens, marqués par l’exemple chéri de Memling, et se fait presque expressionniste dans les rondeurs de ses paysages édéniques. En une centaine de tableaux, dont American Gothic et quelques autres icônes du régionalisme de l’entre-deux-guerres, le Whitney cherche à dédouaner l’artiste de sa réputation de complet réactionnaire. N’est-il pas coupable, en réaction au krach et aux fléaux du monde moderne, d’avoir mis sa peinture pétrie de tradition et d’équilibre au service des  mœurs pastorales de l’Iowa ancestral ? Remarquons, au passage, que son conservatisme ressemble à celui d’un John Ford plus qu’au rigorisme puritain et xénophobe de la famille auquel la mauvaise histoire de l’art, celle de H-W Janson, l’apparente depuis les années 1940. Wood, qui a dit leur fait à Chamberlain et Hitler après les accords de Munich, méritait-il qu’on confondît sa peinture toujours mystérieuse avec la propagande du IIIe Reich en raison du grossier comparatisme d’un universitaire moderniste ? L’exposition du Whitney et son remarquable catalogue – je pense notamment aux essais de Barbara Haskell et de Richard Meyer – font une lecture bien différente de son engagement patriotique et de ses options figuratives. Lors des nombreux séjours qu’il fit en Europe au cours des années 1920, France et Allemagne, il découvre, en plus des primitifs flamands, la Neue Sachlischkeit  et le réalisme magique, sources de sa propre ambiguïté visuelle. Aussi l’idéal communautaire ne parvient-il jamais à nous faire oublier les tensions internes à l’homme et l’œuvre. Wood ne fut pas davantage, dans le sillon épuisé de l’Hudson river school, le prêtre d’une nature providentielle et d’un peuple élu. A l’inverse, il ne crut pas bon d’insister sur les duretés du quotidien et les effets de la dépression. Pourtant Wood ne fit pas de l’optimisme un refuge confortable et, comme Edward Hopper, exprime aussi la solitude du désenchantement moderne et des tourments de la libido.

Sortant du Whitney Museum et accédant à la galerie Di Donna, le temple new yorkais du surréalisme, on se dit que certains labours de Wood aux verts stridents et aux vues plongeantes, comme irriguées d’énergie première, auraient charmé ce grand shaman d’André Breton, n’était sa solide aversion pour toute forme d’art qu’il jugeait trop docile aux apparences… L’art primitif lui semblait bien plus fréquentable, plus monnayable aussi. Double profit, en somme. Qui écrira l’histoire du surréalisme depuis le marché de l’art des années 20-30 ? En matière de transactions, Eluard et Breton ne s’en laissaient pas compter, ni remontrer par les professionnels. Ils étaient de toutes les ventes, voire de tous les coups depuis le déstockage forcé de Kahnweiler, et puisaient à leurs propres collections lors des expositions qu’ils organisaient. Il n’y a pas de mal à cela, surtout pour des écrivains qui ne vivaient pas de leur plume. Le mal est  qu’on préfère ignorer leur mercantilisme… Les surréalistes s’intéressent très tôt à l’art des indiens d’Alaska, bien moins chiné que l’art africain, mais font vraiment connaissance avec le nouveau continent, chez Charles Ratton, en 1935. Breton lui achète, par exemple, l’étonnant Masque de l’Homme-baleine, beau témoignage du franchissement des mondes et des espèces animales. Les objets Yup’ik offrent alors une disponibilité et une virginité supérieures aux autres expressions du sauvage. La sensation du flux continue y rejoint celle de la transe figée, au-delà de toute contradiction. Des confins glacés de l’arctique, l’esprit souffle. L’exil américain, à partir de 1941, et à New York même,  crée de merveilleuses occasions d’achat, d’autant plus qu’un marchand de la IIIe avenue, Julius Carlebach, a de quoi entretenir cette nouvelle marotte. Lévi-Strauss a fréquenté la « cave d’Ali Baba » où chacun avait le sentiment de pouvoir entrer en communication avec le secret des Inuits. Dans les masques du culte, mixte d’humanité et d’animalité, de matériaux hétérogènes et de formes en métamorphoses, s’était déposé un esprit assez éloigné du déluge métallique de la guerre moderne. Moins symboles que révélateurs, plus capteurs que signes, ces visages de tragi-comédie restent partie prenante d’un rituel sans fin que prolongèrent, de façon plus ou moins heureuse, les peintres que la galerie Di Donna regroupe avec un réel souci démonstratif et scénographique. Les meilleurs tableaux, ceux de Masson, Mirò et Ernst, vibrent à proximité de masques qui ont appartenu à ces artistes ou furent la propriété de Breton et Robert Lebel. La recherche de nouvelles mythologies et/ou cosmogonies réoriente l’onirisme ou le sacrificiel vers la gravité pleine d’humour ou de mystère d’une Gaïa emplumée. Une vraie réussite.

A Gorky, qui lui rendit plusieurs fois visite durant la guerre dans sa ferme du Connecticut, Masson avoua qu’il ne peignait pas « en face de la nature mais au sein de la nature ». Le masque était porteur d’encerclement consenti. La tragédie de la vie n’a pas de début, ni de fin. Je ne sais plus qui a un jour prononcé cette pensée réconfortante. Mais elle m’est revenue en visitant l’exposition de Jenny Saville chez Gagosian. Ancestors, la série de femmes et d’homme le plus souvent nus qu’elle expose jusqu’au 16 juin, ne désignent pas la parentèle de cette Britannique de moins de 50 ans, formée aux meilleurs traditions et fascinée, dit-elle, par la perception comme mémoire, collage mouvant de sensations et de souvenirs, dont il lui importe précisément de suggérer la coexistence par une sorte de disparate visuel très contrôlé. En chacun des onze tableaux et dessins que distribue religieusement l’espace de Gagosian, le totémique et l’immédiateté se réconcilient.  Les titres, en écho à la Grèce archaïque ou au premier âge chrétien, n’expliquent pas nécessairement les toiles, ils flottent plutôt à la surface, où les figures sont le plus souvent frontales, anatomiquement outrées et le plus souvent zébrées d’éclats de peinture. Le passé le plus éloigné y vient à la rencontre des humeurs de l’atelier, sans parler des références explicitement embrigadées, de l’Antique à l’Afrique, des transparents de Picabia à Picasso et De Kooning. Une violence sourde et une sexualité latente émanent de l’ensemble, qui ne résiste pas toujours au déclamatoire et à sa nécessaire justification victimaire. On est en droit de préférer aux pietà d’actualité l’esprit fellinien des toiles investies d’une double saveur de bouge romain et de bonbon anglais, d’autel et de bordel. Stéphane Guégan

*Grant Wood: American Gothic and Other Fables, Whitney Museum of American Art, jusqu’au 10 juin 2018.

*Like Life: Sculpture, Color, and the Body (1300 – now), The Met Breuer, jusqu’au 22 juillet 2018.

*Moon Dancers: Yup’ik Masks and the Surrealists, Di Donna, 744 Madison Avenue, jusqu’au 29 juin 2018. Catalogue, sous la direction de Jennifer Field, aussi passionnant qu’érudit, 80 $.

*Jenny Saville, Ancestors, Gagosian, 522 West 21st Street, jusqu’au 16 juin 2018.

Malraux, toujours ! / Gide fut évidemment plus que le sésame dont le jeune Malraux avait besoin pour forcer la République des lettres au sortir de la guerre de 14. Stratégie et empathie mutuelles s’équilibrent alors. Les jeunes loups de Littérature, les futurs surréalistes, se couvrent de l’autorité de Paul Valéry au tout début des années 1920, lui se rapproche de Gide après avoir séduit Max Jacob et le milieu cubiste. Une ligne de partage se dessine déjà qui tiendra plus tard Malraux très éloigné d’André Breton. Quant à Aragon, on verra plus loin ce qu’il pensait de ce drôle d’oiseau. Au fond, dans la dispute à venir entre nietzschéens conséquents et freudiens ralliés, les deux André ont déjà pris le parti de Drieu envers qui, à des titres divers, ils montreront une fidélité, Occupation allemande comprise, qu’on préfère taire aujourd’hui. En mars 1922, tout admirateur de Maurras qu’il soit, Malraux répond vertement au maurrassien Massis, pour qui Gide personnifie le « démoniaque » actuel. Jean-Pierre Prévost a très bien vu l’éclat que rendent aux Nourritures terrestres et à L’Immoraliste l’atmosphère crispé du traité de Versailles et l’espèce d’ordre moral rampant. Le Gide de Malraux, ne nous méprenons pas, n’a droit au titre de « directeur de conscience » qu’en raison même de ce qu’il a conservé de la fièvre de ses premiers écrits. En somme, le père de Nathanael, l’écrivain du désir et du « trouble intérieur » est une manière de Barrès, autre référence malrucienne centrale, qui aurait refusé de vieillir en sacrifiant Dostoïevski au seul Racine, et en condamnant l’humanité à n’être qu’ordre et répression des instincts vitaux. Durant presque trente ans, Gide et Malraux vont veiller à ne pas laisser se déliter ce pacte initial, noué autour d’un existentialisme chez qui Montaigne et Laclos corrigent Pascal. L’amitié a besoin d’épreuves pour éprouver sa force et sa raison d’être. La leur, parce qu’elle n’allait pas de soi, serait morte de rester passive et d’accepter la moindre complaisance. D’où le titre de la chronique, précise et passionnante, que Jean-Pierre Prévost et Alban Cerisier consacrent à la complicité multiple des deux hommes, si profonde qu’elle transcendait les différences de sexualité et les nuances du funeste communisme qui les abusa autour de 1933-1935. Usant à ses fins de l’anti-fascisme de nos bons intellectuels, Moscou les fait parader et parler sans cesse. Leur bruit couvre celui déjà insistant des procès ! Moins sourd que Malraux probablement, Gide trouve en lui la lucidité de prendre congé de ses propres illusions. Drieu le félicite du si bien nommé Retour de l’URSS, tandis que Malraux ne bronche pas, jugulaire, jugulaire. Silence qui vaut approbation. On comprend qu’en 1945 De Gaulle ait encore eu des doutes sur ses convictions…. Comme l’écrit Alain Malraux dans le beau portrait cursif qu’il dresse de son terrible oncle, « il s’engouffre de toutes ses forces dans le militantisme anti-nazi. L’auteur des remarquables Marronniers de Boulogne (Bartillat, 2012)  nous a habitués à sa plume élégante et drôle, non moins qu’à son art de rester à bonne distance du piédestal que son grand homme continue à traîner derrière lui. Malraux n’a jamais fait mystère de son narcissisme et sa mythomanie affabulatrice : ils étaient sœurs de l’action, quelle qu’en fut la vraie nature et la vraie portée. Rater sa vie, au moins sur le papier, lui était aussi insupportable que de ne pas déjeuner et dîner au restaurant. La vie se dévorait à pleine dents, sous l’oeil du siècle qu’il voulut fasciner. Dès 1928, c’est fait : « Les Conquérants, d’un coup, dit son ami Drieu, ont imposé Malraux. » Même quand il parle d’art, et Dieu sait s’il en parle bien, contrairement à ce qu’en disent quelques pisse-froids de la pensée étroite, Malraux fixe à l’homme le même horizon de dépassement métaphysique. « L’art n’est pas soumission, c’est une conquête », dira-t-il, avec une sécrète ironie peut-être, à un parterre bien peigné d’écrivains soviétiques en août 1934. Il faudra le pacte que l’on sait pour qu’il rompe celui qu’il avait passé avec le Kominterm. Parmi les douze témoins qu’Alain Malraux interrogea au micro de France-Culture en 2001 (une autre époque !), entretiens passionnants qu’il publie aujourd’hui, il en est plusieurs que le parcours politique du futur ministre du Général a longtemps intrigués. Mais tous ont parlé du patriotisme dont le précoce lecteur de Maurras et de Barrès ne s’est jamais dépris, comme de sa méfiance justifié envers Aragon. Sans doute est-ce pour cela que Malraux certifia à Gaëtan Picon, en 1953, que Drieu n’avait, au fond, jamais trahi son pays. SG // Jean-Pierre Prévost, André Gide, André Malraux. L’amitié à l’œuvre (1922-1951), avec la collaboration d’Alban Cerisier. Avant-propos de Peter Schnyder, Gallimard / Fondation Catherine Gide, 35€ ; Alain Malraux, L’Homme des ruptures, Ecriture, 24,95€ et des mêmes auteur et éditeur, Malraux raconté par ses proches, préface (superbe) d’André Brincourt, 19€.

Un Pygmalion à rebours

Bien des peintres pompiers prolongèrent les incendiaires romantiques avant de se convertir au réalisme, trente ans après Courbet ou Manet. Moins prompts à sauter dans le bon wagon que les héros de notre modernité, ils eurent toujours un ou deux trains de retard. Ce décalage, dont on les stigmatisa jusqu’au seuil des années 1970, fait désormais leur charme, charme paradoxal, il est vrai, mais charme certain. On se prend même à douter. Se serait-on trompé sur leur compte? N’y aurait-il pas quelque semence fertile dans leur résistance à la vacuité commerciale du gros des Salons ? Une à une, les anciennes gloires du Larousse illustré ont donc refait surface durant le dernier demi-siècle. Ils ne sont plus les simples imagiers, les médiocres suiveurs d’un âge innocent ou routinier, qui auraient confondu peinture et fiction, comme Malraux le répétait obstinément. Nous sommes à nouveau libres de prendre plaisir aux breuvages souvent improbables de ces maîtres discrédités, de reconnaître la part d’innovation, le souci d’adhérence au présent, que les meilleurs combinèrent à leur conservatisme ou leur prudence. En somme, il n’y a aucune raison de bouder l’exposition que le musée de Saint-Cloud consacre à Édouard Dantan. Né coiffé en 1848, fils d’un Prix de Rome de sculpture et neveu d’un des plus grands caricaturistes romantiques (la maison de Balzac a célébré en 1989 ce phrénologue délirant et drôlissime), le jeune homme se plia d’abord au cursus des ambitions raisonnables, l’école des Beaux-Arts, où il s’inscrit en 1865.

Certes, la grande réforme de 1863 avait fait entrer le loup dans la bergerie. Mettant brutalement fin au règne du davidisme ranci, l’administration impériale repensa de fond en comble l’enseignement artistique, imposant la peinture là où le dessin avait régné en maître absolu. À celles de Gérôme et Cabanel, Dantan préfère la leçon virile de Pils. Résultat, un métier solide qui aurait dû le conduire à Rome. C’était sans compter le jeu des coteries, favorable aux élèves de Cabanel. En 1877, la patience du candidat malheureux est à bout. Dantan raccroche et envoie au Salon suivant le vénéneux Phrosine et Mélidore, aussi nourri de Sade que de Prud’hon. Pour une rupture, c’est une rupture. Ce ne sera pas la dernière. La politique s’en mêle en 1879 avec la victoire des radicaux. Dès que la IIIe République lance sa révolution culturelle, Dantan, en bon disciple d’Isidore Pils, est prêt à la servir en magnifiant les petites gens, les vertus du travail ou la politique nataliste. La célébrité viendra par les scènes d’atelier, qui mettent en scène l’univers familier des sculpteurs et des mouleurs dans un nuage de plâtre lumineux. Véritables symphonies en blanc majeur, elles aiment à tournoyer autour d’une jolie fille dont la duplication commence. Et la femme devint statue! Façon de dire que le nouvel art se veut empreinte du réel, trace vivante, comme la photographie que Dantan a beaucoup pratiquée, plus que banale imitation.

Stéphane Guégan

 *Édouard Dantan, peintre des ateliers, des figures et des rivages, musée des Avelines, Saint-Cloud, jusqu’au 2 mars 2014. Commissaire : Emmanuelle Le Bail. Catalogue, 15€.

 

Un lion de la collection

Dans la France des années 1850, qu’on s’imagine à tort étanche aux novateurs, Adolphe Moreau était connu comme le loup blanc. Cet agent de change riche à millions avait un cœur d’or et des murs chargés de trésors. Et Honoré de Balzac, dont il rappelle les personnages à double vie, lui aurait bien chipé le Delacroix ou le Chassériau qu’il regrettait de ne pouvoir s’offrir. La collection Moreau, si abondante, si belle, eût été de taille à le supporter. Elle comptait, nous dit Ernest Feydeau, « plus de trois cents toiles modernes signées des noms les plus illustres », qui formaient le plus éclatant ensemble « de tableaux modernes qui existe, à l’heure présente, à Paris ». Feydeau, grand ami de Théophile Gautier et père du roi de la comédie de boulevard, ne parlait jamais à la légère. Il a laissé une description scrupuleuse de la caverne d’Ali Baba où ce Sardanapale de Moreau avait entassé ses secrètes extases et son goût du kief oriental. À l’évidence, ses cures aux Eaux-Bonnes, où il semble avoir croisé Delacroix en 1845, étaient loin de calmer ses désirs rentrés d’ailleurs. Feydeau s’est plu à décrire la « furie de lumière et de tons ardents » qui régnait chez lui. Les cimaises croulaient sous les Marilhat, les Decamps et les Diaz.

E. Delacroix, Musiciens Juifs de Mogador,
Salon de 1847.
Huile sur toile 40 x 55 cm. Paris, Musée du Louvre.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/
Jean-Gilles Berizzi.

Quant aux tableaux moins chauds, ceux de Delaroche ou de Gérôme, ces pâles fantômes «produisent, là, l’effet de glaçons achevant de dégeler sous l’âpre soleil de l’Afrique. M. Adolphe Moreau est donc […] le Mécène des coloristes. Nous ne lui en ferons pas un crime.» L’exposition du musée Delacroix, en se concentrant sur le grand homme de la maison, nous laisse cependant imaginer la folie d’un collectionneur très mêlé à la vie et au commerce des arts de son temps. Seuls les idiots et les rabat-joie ont pu croire le XIXe siècle «stupide»! Il est, au contraire, plein de personnages fantasques, de passionnés incorrigibles, incapables de mettre un frein à leur appétit de voir et de faire voir. Mais sommes-nous capables de les comprendre, d’admettre leur fantaisie pour ce qu’elle fut? Vers 1900, le goût très ouvert et très sûr d’Adolphe Moreau passait déjà pour affreusement éclectique. Et c’est le petit-fils du collectionneur qui parle, le célèbre Étienne Moreau-Nélaton, expert de Delacroix et de Corot, possesseur surtout du Déjeuner sur l’herbe. On surestime peut-être sa capacité d’analyse en raison du prestige que lui confère l’aura de Manet. Or il n’est pas tendre, ni juste, envers son grand-père qui se serait «attaché à l’attrait du sujet plutôt qu’aux mérites de la peinture». De ce coup de griffe rétrospectif, la signification saute aux yeux: le véritable amateur, c’est moi, celui qui se délecte de la touche et de la couleur et abandonne aux «bourgeois» le pittoresque et l’anecdote qui affligeaient l’art d’avant Manet… Il eût été plus judicieux de rapprocher ce dernier de la collection de l’aïeul et de ses ouvertures multiples au réalisme des nouvelles générations. Les vingt-cinq Delacroix, offrant une image complète du peintre, y prenaient un relief particulier à proximité des Courbet et des Couture, voire des Meissonier et des Gérôme plus photographiques. Mariage contre-nature? Manet en est pourtant le fils inattendu.

Stéphane Guégan

– Delacroix en héritage. Autour de la collection Étienne Moreau-Nélaton, Musée Delacroix, jusqu’au 17 mars 2014. Catalogue sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Le Passage / Editions du Louvre éditions, 28€.

Conférence
Delacroix en couleurs, entre rage et langage
par Stéphane Guégan
Atelier de Delacroix, jeudi 9 janvier, 18h30 – 6, rue de Furstenberg Paris

Alors qu’Adolphe Moreau (1800-1859) achetait ses premiers Delacroix, Hugo faisait fortune sur les scènes de l’Est parisien, contre vents et marées. De Marie Tudor, donné à La Porte Saint-Martin en novembre 1833, et qui vient d’entrer en Folio Théâtre (5€), on se souvient plus de la première chahutée et de l’échec relatif que du texte admirable. En trois journées, qui ne s’embarrassent d’aucune fidélité à l’histoire anglaise, Hugo ramasse son drame, celui de l’amour et du pouvoir, bien entendu. Les destins et les amants se plient au caprice du poète, rival déclaré du grand Shakespeare et de l’encombrant Dumas. Hugo entend régner seul et l’esprit de 1830, vaguement démocratique, sert d’abord ses ambitions. Ce XVIe siècle fougueux et coloré, c’est lui. Le Peuple, qu’il est censé avoir glorifié, lui ressemble moins. C’est qu’il brille sombrement de l’ambivalence d’un Shylock, comme Clélia Anfray le montre bien. Hugo ne s’identifie en totalité qu’à son astre central, «Bloody Mary», «grande comme reine, vraie comme femme», qu’il rêve plus follement amoureuse et sanglante qu’elle ne le fut jamais. On aimerait tant que Moreau, propriétaire de La Chanson des Pirates, superbe huile de Delacroix tirée d’Hugo, eût applaudi à ce drame sans âge. Rien n’empêche d’y croire. SG

Une pulsion de vie

On ne fait plus grand cas des Parnassiens et l’épithète évoque moins désormais les cimes de l’inspiration poétique que son désolant assèchement. Apollon et ses Muses s’étaient trompés d’adresse. À quoi bon parler des stériles héritiers de Gautier, Banville, Baudelaire et Leconte de Lisle? Ayant professé à contre-courant «l’art pour l’art», nos Parnassiens en sont les victimes expiatoires. Jugés trop secs ou trop hédonistes, trop indifférents au monde ou trop patriotes, leurs vers n’émeuvent plus, ils n’amusent plus, sauf pour de mauvaises raisons. Les faire résonner à l’oreille des plus jeunes serait perte de temps. Bref, ne cherchez pas ces maudits dans nos manuels scolaires, il y a belle lurette que la Ve République a chassé de son tableau d’honneur ceux qui, vers 1900, y brillaient d’un feu qui semblait loin de s’éteindre. Symbole risible d’un catéchisme laïc aujourd’hui dévalué, Sully Prudhomme a entièrement sombré et son Vase semble brisé à jamais. De François Coppée, on ne lit plus que les éblouissantes chroniques. Elles ont évincé sa poésie du vieux Paris, qu’elles prolongeaient pourtant. Le seul des Parnassiens historiques à remonter aujourd’hui la pente est né, sujet espagnol, en 1842, aux abords de Cuba.

José-Maria de Heredia sort donc d’un purgatoire qui aurait beaucoup étonné Degas, grand admirateur des Trophées. Longtemps estompé par la réputation sulfureuse de sa fille Marie, ce poète de l’arrière-pays, un peu païen, nous est rendu, au centuple même, grâce à l’acharnement exemplaire de Yann Mortelette. Après avoir fait revivre le mouvement entier avec son Histoire du Parnasse (Fayard, 2005), il s’est lancé dans l’édition de la correspondance d’Heredia, presque 1 600 lettres inédites où l’homme et son époque frémissent à chaque page. Qui aurait deviné que le lent accoucheur de sonnets patiemment ciselés se doublait d’un épistolier aussi bavard? Le premier tome, dominé par les lettres à sa mère, Française de souche et de culture, nous fait assister à la naissance d’une vocation. Formé à Senlis entre 1851 et 1858, dans un collège strict, le bon élève va y découvrir la puissance des mots et le refuge qu’ils offrent aux sentiments interdits. Certains auteurs, Gautier et Baudelaire, semblent aussi subir les rigueurs du collège, que le jeune Heredia contourne en lisant Musset et Stendhal. Déjà il aime ce qui est « vrai  [dans] une forme enchanteresse ». Sa découverte de Leconte de Lisle en 1859 fait date, de même que son voyage en Italie, école des Chartes oblige, et sa fréquentation active des peintres. L’amitié de Lansyer, une des sensations du Salon des refusés de 1863, reste inséparable des premiers séjours en Bretagne. Ses lettres, éprises de sauvagerie, annoncent l’école de Pont-Aven et les émois d’Emile Bernard. Plus passionnant encore, le tome II brosse un paysage complet des «années parnassiennes», scandées par les publications éphémères du «groupe», la rupture de la Commune et le retour de la République qu’Heredia applaudit. En chemin, nous croisons aussi Stéphane Mallarmé que Gustave Moreau, Burty que le trop oublié Claudius Popelin, émailleur de rêve. Nous vérifions surtout la «pulsion de vie» d’un rentier épicurien, incapable de torturer notre langue, et qui avait horreur de se faire violence par amour de la poésie.

Stéphane Guégan

– José-Maria de Heredia, Correspondance. Tome I. Les années de formation 1846-1865 ; Correspondance. Tome II. Les années parnassiennes 1866-1876, édition établie, présentée et annotée par Yann Mortelette, Honoré Champion, 91€ et 115€. Chaque volume bénéficie d’un longue et passionnante préface, premières pierres d’une biographie renouvelée, enfin possible.

Les liens sont nombreux qui unissent l’esthétique parnassienne et les peintres néo-grecs, comme le rappelle avec justesse et finesse l’exposition que leur consacre Cyrille Sciama. Ayant contribué au catalogue qui l’accompagne et la complète à bien des égards, je laisserai à d’autres le soin de dire combien le sujet est enfin traité sans jamais céder au plaisir naïf des réhabilitations réparatrices. Vers 1848, mû par de semblables choix politiques et esthétiques, Leconte de Lisle a frotté son hellénisme républicain au phalanstère de la rue de Fleurus (là où Gertrude Stein devait s’établir un demi-siècle plus tard!). Le poète des Poèmes antiques s’était donc rapproché de Gérôme, Picou, Hamon, Boulanger et Toulmouche à l’heure de leurs premiers éclats. L’exposition, preuves à l’appui, rappelle combien la lecture de Gautier et Banville contribua à la cristallisation de la dissidence antiacadémique des Néo-Grecs. On voit, à Nantes, l’exemplaire des Stalactites de Banville qui a appartenu à Gautier ! On y voit aussi, bien entendu, l’un des chefs-d’œuvre de Gérôme, son Prisonnier du Salon de 1863, tout parfumé de farniente sadique. Cinq ans plus tard, à la demande de Catulle Mendès, L’Artiste publiait le poème d’Heredia qui en propose une transposition poétique. À dire vrai, il s’agit d’un jeu à trois. Car Heredia ne se contente pas d’une simple ekphrasis. Il s’appuie aussi sur le commentaire que Gautier avait donné du tableau en 1863, et le met en mouvement à travers un sonnet qui suit mollement le courant du Nil. Le tableau de Gérôme, où un jeune mercenaire albanais raille le prisonnier en question, réserve une autre surprise. Il en dit long sur la sagesse piégée des Néo-Grecs. Cyrille Sciama a démontré, en effet, que le peintre y réglait ses comptes avec son second maître, Charles Gleyre, dont l’atelier devait accueillir Renoir, Bazille et Monet. Bref, l’homme ficelé symboliserait l’autorité abattue du professeur ! Quant au jeune Albanais railleur, autoportrait latent de Gérôme, Gautier le dit «férocement efféminé» en 1863. Aveu d’androgynie conforme à la thèse que je soutiens dans le catalogue. SG // La Lyre d’ivoire. Henry-Pierre Picou et les Néo-Grecs, ouvrage collectif sous la direction de Cyrille Sciama et Florence Viguier-Dutheil, Le Passage, 32€. .

Nous abordons, évidemment, le cas Gérôme dans nos Cent tableaux qui font débat (Hazan, 39€), livre qui a fait l’objet de deux émissions :

– Frédéric Bonnaud, Plan B pour Bonnaud, Le Mouv’, 15 décembre 2013, 11h

– Kathleen Evin, L’Humeur vagabonde, France-Inter, 24 décembre 2013, 20h