PRIMA LA MUSICA

Le Moyen Âge de la poésie amoureuse et du divin à hauteur de cœur, vécu dans l’intimité des mots, des sons et des images, ne s’est jamais mieux porté, à lire les contributeurs de ce beau volume, merveilleusement illustré et conforme à son objet. Ut musica poesis : une certaine pratique de la poésie, sous l’Antiquité déjà, vise moins à la dire qu’à la chanter, la danser, voire la montrer. Du XIIe siècle des Troubadours au début de ce que l’on nomme la Renaissance, l’aspiration lyrique rime avec l’aspiration, sensible dans les manuscrits et livres pré-gutemberguiens, à donner un corps, un espace et parfois une couleur aux lettres qui débordent souvent les limites de la lecture instrumentale. Il arrive que certains livres, indifféremment profane ou sacré, épousent la forme de cet organe à qui nous devons la vie et où l’imaginaire occidental loge le foyer des sentiments.  Bien avant Apollinaire et ses calligrammes, on peint avec les mots, et l’art d’aujourd’hui, revendiquant d’autres filiations loin du modernisme idiot, redistribue l’alliance du verbe, de l’ouïe et du voir, et de l’émouvoir, de mille façons. Stéphane Guégan / Nathalie Koble et Amandine Mussou (dir.), Ut musica poesis. Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, Editions Macula, 42€.

Ah que les princes, les rois et leurs avatars récents ont l’oreille fine ! Comme ils savent s’entourer des musiciens que la postérité les félicitera d’avoir protégés et pensionnés ! Et ne croyez pas que la fin de l’Ancien régime ait mis fin à cette association du sceptre et des enfants d’Euterpe. Etymologiquement, la muse de la musique, en Grèce ancienne, renvoyait à la faculté de plaire. Le danger de confondre plaisir et complaisance ne date donc pas d’hier, de même que la tendance à indifférencier flagornerie et narcissisme. Maryvonne de Saint Pulgent, avec la clarté incisive qu’elle imprime à tous ses livres, s’intéresse et parfois s’attaque à la courtisanerie des musiciens officiels, de Lully à Boulez. Sacrilège, dira-t-on depuis les espaces sonores de l’art assisté. Saint Boulez repeint en nouveau Lully, la perruque en moins, voilà qui indigne (pour faire écho à un pamphlet de désagréable mémoire). Encore la comparaison conserve-t-elle une part de flatterie, en laissant penser que les deux compositeurs étaient d’égale valeur, ce que le catalogue de Boulez ne permet de penser qu’à ses afficionados. Malraux n’en était pas, lui qui croyait pourtant au dirigisme étatique en matière de culture. Outre sa dilection pour les arcanes du régalien, Maryvonne de Saint Pulgent connaît si bien la musique qu’elle résume en 400 pages alertes ses épousailles avec le pouvoir. Il est, certes, des époques moins portées à la régulation verticale. Par exemple, le règne de Louis-Philippe, au grand dam de Berlioz, ne couronne aucun compositeur, laissant juges les amateurs. Jusqu’au XXe siècle, l’argent public à travers les vecteurs institutionnels constitue l’essentielle contribution d’en haut. Si le mécénat d’Etat ultérieur, en temps de crise économique ou politique, se montre plus interventionniste à l’occasion, peu d’exemples de comportements dictatoriaux, en dehors de Boulez, seront à dénombrer. Afin de conclure, l’auteur cite Pascal Ory, bien placé en raison de sa connaissance du Front populaire et de son intervention dans l’affaire Karol Beffa, qui actait, en 2014, la fin d’un monopole du goût et des Verdurin de « la contemporaine ». Le regretté Benoît Duteurtre, cauchemar du Monde et de la bienpensance, en croisant le fer, aura aiguisé sa verve. SG / Maryvonne de Saint Pulgent, Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 35€.

Ennemi juré de Berlioz, Paul Scudo lui porta le coup de grâce lors de son entrée, en 1856, à l’Académie des Beaux-Arts. La plume de la Revue des deux mondes prit ainsi un plaisir certain à féliciter l’Institut d’accueillir sous son toit un nouvel écrivain, à défaut d’un musicien digne du nom. Pour être très excessif, notre Vénitien francisé soulignait cruellement une évidence, la République des lettres avait mille raisons de tenir pour sien le polygraphe chevelu. Qui a lu Berlioz connaît son aisance à raconter ses malheurs, peindre ses impressions de voyage, louer et souvent étriller ses confrères, dès avant le Second Empire. Il faut le compter parmi les plus éminents critiques musicaux de son temps (6000 pages), et un épistolier de première grandeur (7 volumes épais). Ce vaste corpus étant désormais réuni, annoté et commenté des deux côtés de la Manche (l’Angleterre, qu’il a chérie, l’adore et le joue plus que nous), une étude d’ensemble s’avérait tentante. Le grand gautiériste François Brunet, fin musicologue à ses heures (Théophile Gautier et la musique, Honoré Champion, 2006), n’a pas résisté à l’envoutement, que Pierre Citron, l’homme de Balzac et Giono, avait subi avant lui. Mais son livre garde la tête froide et, après une étude précieuse de la rhétorique berliozienne, aborde successivement les genres propres à l’activité scripturale, inlassable, souvent orageuse ou dépitée, du musicien « malheureux ». Elève de Lesueur (chouchou de Napoléon Ier), celui que Gautier présentait comme le Delacroix de son art professait de classiques convictions, il resta gluckiste en pleine révolution wagnérienne (Baudelaire le lui reproche). Pourtant Berlioz aime aussi les longues phrases, et pas seulement quand il mélodise avec génie (Les Nuits d’été, once more, sur des poèmes de Gautier). Brunet s’intéresse moins au parcours politique, qu’analyse Maryvonne de Saint Pulgent dans un chapitre aigre-doux de son livre. Notre homme débuta aux côtés de la presse ultra, avant 1830, oublia ensuite son légitimisme, fit la moue en 1848, se félicita du coup d’Etat en décembre 1850, mais souffrit sous l’Empire de sa réputation d’orléaniste. L’éternel ballotté, l’incurable déçu, assez mal en cour par ses maladresses, ne fut pas le Boulez du romantisme. On peut s’en réjouir. SG / François Brunet, Hector Berlioz, épistolier, journaliste, librettiste et mémorialiste, Honoré Champion, 88€.

J’ai toujours pensé que Manet avait lu et conservé en mémoire l’époustouflante recension de la première du Hamlet d’Ambroise Thomas dont le Moniteur universel donna lecture le 16 mars 1867. Bien entendu, c’est Gautier qui tient la plume, note les diminuendos surnaturels de la scène inaugurale du spectre, met à sa place ce musicien plus grave que frénétique, comme pour mieux souligner la fièvre de l’immense baryton Jean-Baptiste Faure, l’égal de l’acteur shakespearien Rouvière quant à l’énergie noire. Passer de celui-ci à celui-là, c’est passer d’un tableau de Manet (notre illustration) à un autre, et rendre le peintre à sa culture scénique et romantique. En cette fin du Second Empire, la chronique théâtrale de Gautier, dont nous avons parlé à maintes reprises, embrasse l’actualité musicale. Le poète cher à Ezra Pound profite ainsi d’une reprise partielle du Roméo et Juliette de Berlioz pour le qualifier, lui, de « shakespearien ». La mort allant vite, Théo devait signer la nécrologie de celui qui, né sous une étoile enragée, n’avait jamais vraiment conquis le grand public, à l’exception du succès de L’Enfance du Christ (son chef-d’œuvre, il est vrai, avec les Nuits d’été). On sent ailleurs le poète plus conquis. Ainsi accueille-t-il avec chaleur un inconnu, qui ne le restera pas longtemps, en janvier 1868. La Jolie fille de Perth vient d’être donné au Théâtre-Lyrique, rival de l’Opéra : « M. Bizet appartient à la nouvelle école musicale et a rompu avec les airs de facture, les strette, les cabalette et toutes les vieilles formules. Il poursuit la mélopée d’un bout à l’autre de la situation et ne coupe pas en petits motifs faciles à chantonner en sortant du théâtre. Richard Wagner doit être son maître favori, et nous l’en félicitons. » Encouragé par sa fille Judith et par Baudelaire, Théophile aura secondé le wagnérisme français, électrochoc et pathologie, mais sans sacrifier au culte encombrant la musique française et la nouveauté verdienne, très présente dans le tome XIX de ses admirables pages de journalisme dramatique. SG / Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XIX, juin 1867-mai 1869, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 125€.

Les incompatibilités d’antan n’ont plus force de loi au XXIe siècle. Prenez Christian Wasselin, éminent connaisseur de la chose musicale. Tout berliozien et mahlérien qu’il soit, il nous donne une vie de Satie, mort il y a cent ans, qui confirme son aptitude à la biographie malicieuse et son peu d’aversion pour la ligne claire. Le natif d’Honfleur (ville bénie, on le sait), l’exilé de la rue Cortot (où il logea ses amours avec Suzanne Valadon), le faux ermite d’Arcueil personnifie, à côté de Chabrier, Debussy et Satie, ce qui est arrivé de mieux à notre musique depuis l’indépassable Rameau. Lui-même préférait, on le comprend, Chopin à Wagner, sans rester étanche aux sirènes de Bayreuth. Peu de musiciens ont été portraiturés autant que lui, selon les pointillés par Antoine La Rochefoucauld, en héritier de Verlaine par la colonie des Espagnols de Paris, ou en pianiste du Chat noir. Le secret de son génie tient en partie aux correspondances qu’il affectionnait, lui le grand lecteur, lui l’iconophile, pareil en cela à Debussy, qui fit tant pour lui. Et puis, évidemment, il y eut le choc de Parade. C’est Cocteau qui le pousse, rêve longtemps caressé, de coudre ensemble la Sparte des Gymnopédies et le forain de Toulouse-Lautrec, Morand l’a bien compris Né en dehors de l’Ecole, Satie en remontrait toutefois aux élèves trop sages. Il avait, d’ailleurs, quelques années de conservatoire dans les doigts. Comment faut-il le jouer, se demande Wasselin après nous avoir donné l’envie, s’il était nécessaire, de revenir aux enregistrements inégalés d’Aldo Ciccolini (né en 1925 !). De façon inexpressive, répond le pianiste Jean-Marc Luisada, et en pensant à Magritte, ajoute-t-il. Hum ! Ne vaut-il pas mieux interpréter Satie, comme le dessina le Picasso qu’on dit néoclassique, d’un trait vibrant, en somme, sans négliger la pédale ? Sobre, pas sec. « Portez cela plus loin », aurait conclu Satie lui-même. SG / Christian Wasselin, Erik Satie, Gallimard/Folio biographies, 10,50€. A lire aussi Patrick Roegiers, Satie, Grasset, 22€, plus un récit biographique qu’un roman, à rebours de ce que dit la couverture. Comme Jankélévitch, Roegiers prend l’humour du musicien au sérieux, sans traiter ses drames à la légère.

« Tout art tend constamment aux modalités de la musique », écrit Walter Pater en 1877 à propos du Concert champêtre (Louvre) cher à Manet. Depuis dix ans, un Whistler baptisait de titres musicaux ses tableaux, à mesure qu’ils se vidaient de tout référent extérieur pleinement identifiable, et que le peintre de Londres, d’abord baudelairien, puis mallarméen, cherchait à faire primer le suggestif sur l’iconique. L’époque sera bientôt au wagnérisme, à la quête des expériences totales, des synesthésies, seules capable de rendre l’individu et le monde à leur unité perdue. Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon ont consacré à l’Ut musica pictura (et inversement) un chapitre du panorama très ambitieux qu’ils viennent de consacrer au symbolisme en lui associant d’autres experts de ce que la fin-de-siècle, en référence à la tradition de l’idea, appelait avec hauteur la peinture d’imagination. Était-il si naturel de penser l’image comme l’équivalent d’une composition sonore, et non d’un texte préexistant, et l’œil comme l’analogue de l’ouïe ? Disons que le modèle musical, sans détrôner le modèle poétique, aura permis de repousser les limites du pictural loin des rivages du réalisme. Car on ne saurait définir le symbolisme qu’à partir de son supposé contraire. La force du présent bilan réside aussi dans l’extension du domaine traditionnellement imparti à son sujet. Outre que l’iconographie réserve bien des surprises captivantes, et que tous les médiums sont concernés, les auteurs suivent la vague du symbolisme, phénomène sans frontières, en ses recoins les plus variés. Socialisme, nationalisme, christianisme et néopaganisme sont quelques-uns des ismes que la nouvelle esthétique seconde et leste, soit de platonisme (l’essence des choses), soit de relativisme (le mystère comme signe d’une réalité en partie inaccessible à la raison). L’enquête s’arrête aux portes de la peinture abstraite, elle aurait pu pousser celles du surréalisme, friand des visions de Moreau et des noirs de Redon, de l’exotisme de Gauguin et du mysticisme de Filiger. SG / Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon (dir.), avec la collaboration de Rossella Froissart, Laurent Houssais et Adriana Sotropa, Le Symbolisme, Citadelles § Mazenod, 199€. A paraître, Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF/Orsay.

Le 31 décembre 1937, à quelques mois de l’Anschluss, le Wiener Philharmoniker adressait à Jean Zay ses sincères condoléances au sujet de Ravel, mort trois jours plus tôt. Le ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts répondit aux Viennois, très touché de la part qu’ils prenaient à « la perte cruelle qu’éprouve la musique française en [sa] personne ». Parfait reflet du sacre tardif de Ravel, cette lettre est la 2756e du monument que Manuel Cornejo a élevé à son musicien préféré. A chaque édition de la correspondance de Ravel, elle prend du poids et gagne en annotations. Si ces lettres manquaient d’esprit et d’informations, on aurait moins de raisons d’applaudir à l’effort renouvelé des chercheurs. Cornejo, dernier en date, a fait gravir à l’exhumation des documents un stade impressionnant. Aux lettres se sont réunis articles et entretiens de Ravel, autant d’indices de sa difficulté à sortir de sa nature pudique ailleurs que la plume en main ou dans le tête-à-tête de l’interview. Autant que les destinataires, de Colette à Ida Rubinstein, de Fauré à Poulenc, les goûts littéraires (Poe, Mallarmé) et les cercles se redessinent sous nos yeux, à commencer par la nébuleuse de Misia ex-Natanson. Ravel était son musicien préféré et le présenta à Bonnard, chez qui passe parfois le souvenir des partitions du premier (Shéhérazade). La courte missive que Ravel adresse au peintre en septembre 1908, goguenarde de ton, scelle aussi leur amour commun des « gosses » et des « bêtes ». Bonnard, peintre préféré de Zay, tout se tient. Ce simple exemple en dit long sur les profits immenses que la connaissance va nécessairement tirer de ces 3000 pages de bonheur. SG / Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Tome I et II, Tel, Gallimard, 32€.

Fin 1941, en Russie, où se ruent les panzers d’Adolf… Prokoviev, rentré de Paris depuis près de six ans, devise avec son secrétaire, complice de toujours. Quelle raison l’a persuadé à « rentrer », à quitter le Paris des avant-gardes pour Moscou et le knout du nouveau tsar ? Guerre et Paix, sur le métier, a changé d’ampleur et de ton à l’approche des nouveaux chevaliers teutoniques. Il faut, proclame Sergueï, que ma musique parle au cœur du plus grand nombre, qu’elle s’ouvre sans déchoir, reste au niveau des pièces motoriques de ma jeunesse, alliages uniques de lyrisme, d’ironie et de martellement mesmérien. Le choix impossible, qui donne son titre au nouveau roman de Dominique Fernandez, c’est cette sortie, par le haut, de la réception élitaire. Et Prokofiev, dans la même scène, de chanter les louanges d’un Ravel accessible à tous, et taxé d’académisme par contrecoup : « Telle est l’accusation qu’on porte en France contre tout effort de mettre la musique à la portée du public. Moi, j’adore le Boléro ! Je voudrais l’avoir écrit ! Voilà l’exemple, le plus réussi à ce jour, de la réforme nécessaire. » L’amour que Fernandez porte à la Russie, égal à son stendhalisme italien, n’est un mystère pour personne, bien que sa flamme pour le roman soviétique en ait surpris plus d’un en 2023. Autre passion, la musique de Prokofiev, dans son refus de l’élégiaque, du bavardage, une musique qui percute, selon le mot de Drieu en 1917 ; elle nous tient, dit le romancier, sous sa poigne, de bout en bout. Une manière de terrorisme ou d’exorcisme. La sombre (et sublime) déflagration qui ouvre Roméo et Juliette en 1936 n’a aucun équivalent. Y verra-t-on une autre réponse au « choix impossible » ? Quoi qu’il en soit, le roman aux tempi vifs de Fernandez, roman puisque la fiction s’installe dans les silences de l’histoire, débute par une polyphonie acide et drôle, conforme à son héros : morts le même jour de 1953, à quelques minutes près, Staline et Prokofiev dominent les conversations parmi les musiciens d’Etat, médiocres pisseurs de partitions sans âme. Le choix du possible, telle est la règle chez les cafards. « Celui qui se borne à suivre un autre ne le dépassera jamais », disait Michel-Ange. Prokofiev, à qui on doit quelques-unes des plus belles musiques de film, ne laisse jamais à d’autres le soin d’écrire la bande-son de sa folie. A vos casques ! SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Un choix impossible, Grasset, 25€.

IL EST DES MORTS QUI…

Il est des morts qui flottent toujours à la surface de nos mémoires. Celle, par exemple, d’Antoine Bernardin Fualdès dont Géricault ne fut pas le seul à vouloir percer le mystère et exploiter commercialement la fin atroce. Le 20 mars 1817, entre chien et loup, le cadavre d’un inconnu, charrié par l’Aveyron, est repêché. Le malheureux qui a été égorgé et jeté au fleuve d’oubli n’est pas un vulgaire bourgeois. Fualdès, membre d’une loge maçonnique, avait été actif sous la Révolution, et procureur général sous l’Empire. Or, Louis XVIII, chassé par les Cent-Jours, est remonté sur le trône et compte y demeurer. Six dessins de Géricault, très noirs, décomposent le drame en autant de péripéties macabres. La bande dessinée et le cinéma s’inventent. Ces six dessins auraient dû fournir aux vendeurs de lithographie des frissons à bon marché. D’autres artistes, moins talentueux mais plus prompts, ne lui laissèrent pas le temps de sortir de ses incertitudes. Tel était Géricault, souvent paralysé au moment de passer à l’acte. Ces amateurs d’images à sensations étaient, comme Théodore, grands lecteurs de journaux et de fascicules. C’est là qu’entre en scène le héros du dernier livre de Frédéric Vitoux, Henri de Latouche, dont David d’Angers a laissé un portrait peut-être flatté (notre illustration). Le futur pourfendeur des cénacles romantiques tenait son rang parmi les écrivains de la nouvelle école, mais sur le flanc libéral et même républicain. Une prix de poésie et un peu de théâtre, au temps de Napoléon, l’avaient sorti de l’anonymat. Sous les Bourbons, il est un des piliers du Constitutionnel, au titre éloquent. Du reste, le compte-rendu du Salon de 1817 que Latouche y donne, en évoquant l’aiglon, chatouille la censure. On bâillonne, un temps, le journal contestataire. Mais la Restauration est plus libérale que ses détracteurs actuels ne le pensent, précision qui n’est pas inutile. Car le procès Fualdès n’aurait pas provoqué le raz-de-marée européen qu’il causa dans un autre contexte. De l’événement et de sa résonance, Vitoux a tiré un roman aussi excitant qu’édifiant, si un tel déni de justice et une telle mascarade peuvent édifier. Latouche, que l’auteur chérit d’une passion ancienne (ah Fragoletta !), se jette sur ce crime avec l’avidité d’un publiciste sans le sou. On pourrait l’en excuser s’il avait dénoncé les vices de procédure et l’empressement du ministère public à boucler le dossier. Au contraire, il mit sa plume au service d’un témoin à charge qui relevait de la psychiatrie. Géricault l’aurait volontiers campée en monomane de l’amour déçu, cette Clarisse Mazon au verbe aussi soignée qu’exaltée ! Plus agréable que jolie, elle prétendit tout savoir du crime avant de se rétracter, puis de revenir à ses premières déclarations et d’envoyer ceux qu’elle accusait à la mort. Vitoux nous fait comprendre que ce procès, avant celui de Lacordaire, fut aussi celui du romantisme ; la Mazon, retournée par l’appareil judiciaire contre Latouche, l’accuse aussi d’avoir tu son attachement à la couronne et sa détestation de la nouvelle littérature. Politique ou crapuleuse, la mort de Fualdès ? Règlement de compte ou Terreur blanche ? De qui ou de quoi Mazon fut-elle le nom ? Tout simplement, peut-être, de son bovarisme, et de l’homme qui lui fut refusé.

Il est des morts qui ferment une époque. Celle, par exemple, de Roland Barthes, disparu en 1980 à moins de 65 ans, auréolé de divers titres de gloire et d’autant de malentendus. On comprend qu’Antoine Compagnon, très proche de lui dans les années 1970, mette un point d’honneur à dégager le personnage d’une mythologie dont le sémioticien, maître des signes, fut le premier artisan. Rien de plus naturel que de se construire une aura quand il s’agit de fronder, pensait-il, la sclérose intellectuelle des lieux de savoir et de pouvoir. Rien de plus légitime que de vouloir, à l’inverse, confronter l’auteur de La Chambre claire à la camera obscura de ses tiraillements, ou de ses contradictions. Et puisque Barthes n’a cessé de gloser l’écriture des autres, s’intéresser à la sienne permet d’éclairer « sur nouveaux frais », comme dit l’Académie, son triple rapport au texte, à l’édition et à l’économie du livre. Sans tarder, Compagnon nous apprend que Barthes, chantre pourtant de l’inconditionnel et de l’intransitif, n’écrivait que sur commande, information suivie immédiatement d’une autre : répondre à la demande, se plaignait-il souvent, était sa croix et son salut. Dans les années 1950, avant qu’il ne se case, il ne lui était guère loisible de refuser la rédaction d’articles et de préfaces correctement payés. Compagnon, afin d’éclairer ce moment que Barthes aurait qualifié de mercenaire, brosse le large panorama des clubs de livres français qui s’associèrent sa plume. Le Sur Racine, très décevant, en découle, comme sa fameuse analyse de L’Etranger de Camus, roman paru sous l’Occupation et devenu canonique dix ans plus tard. Barthes concède qu’il a bien vieilli pour mieux porter le fer au cœur de sa morale, trop apolitique à ses yeux. On pressent déjà ce que le livre de Compagnon rend limpide, la propension de l’émule de Brecht à décevoir les attentes de son éditeur ou de son lecteur, en vue de jouir de sa liberté et d’y attirer son auditoire. Appuyé par une classe de consommateurs élargie, et le nombre accru des étudiants, le succès du livre de poche secondera cette stratégie après 1960. Ayant rejoint l’Ecole pratique des hautes études, le polygraphe, de son côté, peut se montrer plus exigeant. En matière d’avant-propos à contre-emploi, il signe son chef-d’œuvre avec Vie de Rancé, pour 10-18, « écrite sur la commande insistante de son confesseur », soulignait Barthes. Cette plaidoirie imprévisible et somptueuse en faveur de Chateaubriand, désormais peu goûté par l’intelligentsia, et de l’objet même du livre, la langue sacrée du XVIIe siècle post-tridentin et la mélancolie pré-photographique de l’avoir été. Est-ce à dire qu’on aurait tort d’opposer le premier au dernier Barthes ? Non, si l’on se fie à la docilité qu’il montra d’abord envers le matérialisme historique. Oui, si l’on choisit de se reporter au « refus d’obéir » qu’il a régulièrement opposé à la vulgate moderniste et dont les années du Collège de France constituent l’acmé. Dès avant paraît Le Plaisir du texte et s’affiche l’aveu que la technique du contournement, de la perversion, doit seule conduire la plume de l’écrivain. Le beau titre que Compagnon a donné à son propre livre contient tout un programme, celui de la troisième voie.

Il est des morts qui divisent l’opinion, on l’a vu avec Fualdès, et secouent les consciences, on le voit avec le nouvel appel de Jean-Marie Rouart à une justice plus juste. Noble et ancienne aspiration, elle semble aussi vieille que l’institution judiciaire. Elle possède, du reste, une iconographie qui remonte à l’antiquité et que la peinture, à l’âge classique, a répandue partout, sous les yeux mêmes de nos rois, avant de triompher à l’ère moderne, supposée avoir rompu avec l’arbitraire des temps obscurs. Combien d’images nous la montrent cette belle femme aux yeux bandés, symbole d’impartialité, les mains chargées d’une balance et d’un glaive, symboles de l’équité parfaite et de la légitime répression qui doivent régler le fonctionnement des sociétés évoluées ! Il s’en faut pourtant que les avatars de Thémis et Justitia, de nos jours, agissent, en toute occasion, avec la rigueur souhaitable. Bien sûr, nous entendons le mot, à l’instar de Rouart, dans ses deux sens. Il n’est plus nécessaire d’égrener la liste des combats de l’écrivain. Au début de Drôle de justice, écho possible à Drôle de drame et Drôle de voyage, on lit cet aveu : « De manière compulsive, j’avais toujours écrit sur la justice. Une passion qui parfois frisait l’obsession. De plus, il existait un étrange lien entre mes fictions et mon existence, car loin d’avoir connu la justice sous une forme platonique, je l’avais approchée de près comme journaliste, et même de plus près encore comme inculpé et condamné dans une fameuse affaire judiciaire, celle d’Omar Raddad. » Plusieurs de ses romans se sont construits autour de procès iniques, quelle qu’en soit la motivation. Aucune raison impérieuse, aucune injonction supérieure ne devrait permettre une enquête bâclée ou un manquement aux règles de procédure, Rouart l’évoque, sans bravade inutile, au sujet des martyrs du Mont-Valérien, du procès Laval (on sait ce qu’en a dit Léon Blum) ou du procès des monstres de Nuremberg. Voltaire, Balzac, Gide, Mauriac en sont de bons exemples, le rôle de la littérature est d’alerter, d’alarmer, de « réveiller la société assoupie dans ses préjugés », ou indifférente à la marche de sa justice. Mais il incombe aussi aux écrivains, insiste Rouart, de ne pas confondre le respect des lois, propres à l’Etat régalien, et la « servitude volontaire » (La Boétie), c’est-à-dire l’impuissance à dénoncer l’injustice ou énoncer la part imprescriptible de notre humanité fautive. La « monotonisation du monde », que pointait Stefan Zweig en 1925, résulte aussi de sa moutonisation. Passant en quelque sorte de la théorie à la pratique, Drôle de justice, à mi-chemin, donne à lire une pièce en trois actes, aussi réjouissante que l’humour noir de son auteur et le cynisme sans bornes de ses personnages l’autorisent. Labiche et Kafka en se donnant la main n’auraient pas fait mieux. Démonstration est faite qu’on peut rire du pire tant que le théâtre ici, le roman ailleurs, ne dédouane pas son lecteur du criminel qui veille en lui. Ou n’innocente le représentant du Droit de ses réversibilités impardonnables. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, La Mort du procureur impérial, Grasset, 23€ / Antoine Compagnon, de l’Académie française, Déshonorer le contrat. Roland Barthes et la commande, Gallimard, Bibliothèque des idées, 19€. Du même, on lira La Littérature ça paye, Equateurs, 18€, bel hommage à la lucidité de Marcel Proust quant aux « profits » incommensurables de la lecture dans tous les domaines de l’activité humaine, otium et negotium à égalité/ Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Albin Michel, 14€.

Du côte de chez Barthes

Quand paraît le texte que Barthes rédige sur Artemisia Gentileschi à la demande d’Yvon Lambert, le monde des musées a commencé à s’agiter autour des peintres femmes, notamment des pionnières. Women artists : 1550-1950, au LACMA, en Californie, avait exhibé cinq de ses tableaux en décembre 1976. Mais qui aurait imaginé alors le bond de sa notoriété actuelle et le nombre d’expositions et de publications dont elle a bénéficié en moins d’un demi-siècle ? La synthèse volontairement traditionnelle qu’en a tirée Asia Graziano, riche de tableaux redécouverts ou réattribués, plus étanche aux approches féministes, s’appuie sur une très vaste documentation. Celle-ci, en vérité, est d’une incroyable richesse. La fille d’Orazio Gentileschi, peintre caravagesque lui-même, hérite d’un solide bagage culturel. Beaucoup de lettres en témoignent, dont maintes exhumées par Francesco Solinas. Elles dessinent de leur belle calligraphie la biographie mouvementée de cette artiste itinérante (Rome, Florence, Naples), qu’on ne saurait réduire au viol dont elle fut la victime, viol condamné par la justice du temps, et destiné à être exploité par l’historiographie, européenne et surtout américaine. Quant à se prononcer sur certaines attributions du livre, laissons ce droit aux vrais experts d’Artemisia (notamment Gianni Papi, à qui l’on doit l’exposition essentielle de 1991, et qui a reconstruit le corpus du jeune Ribera). Souvenons-nous que Roberto Longhi, en l’absence des données aujourd’hui disponibles, il est vrai, hésita parfois entre le père et la fille, voire donna à Baglione les tableaux qui revenaient à cette dernière. En 1916, il rendait cependant à Artemisia son chef-d’œuvre : Judith et Holopherne, la version du musée du Capodimonte, l’avait rejoint en 1827, sous l’étiquette du Caravage ! Ce nocturne sanglant nous projette sur la couche du général assyrien, dont Judith a saisi la chevelure avec vigueur. De son autre main, elle décapite le malheureux en faisant une légère moue. Le tableau entrelace les bras des trois protagonistes, Holopherne qui se débat, Judith qui le saigne, et sa servante qui plaque la victime de tout son poids. Aucun autre peintre « caravagesque » n’aura cherché à nous saisir avec une telle violence et à se plier autant aux indications de la Bible. L’exégèse de Barthes glisse de la lecture structurale à la reconnaissance d’une pleine légitimité picturale. Après avoir rappelé que le récit biblique proposait à la fois une narration efficace et un imaginaire disponible, son analyse s’attaque au sens du tableau, plus ouvert que celui du texte qu’il prend en charge. Dans la mesure où l’interprétation de toute peinture reste suspendue entre plusieurs possibles, celle de Gentileschi lui semble exemplairement consciente de ses pouvoirs propres. Cette maîtrise peut se flatter d’avoir eu tous les sexes. La Rome de Simon Vouet, Mellan et Mellin, chère à Jacques Thuillier, ne l’ignorait pas. SG / Asia Graziano, Artemisia Gentileschi, Citadelle et Mazenod, 2025, 149€..

Après une excellente édition des trois premières nouvelles de La Comédie humaine (La Maison du Chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse), prélude aux grands romans de l’Amour, de l’Argent et de l’Art (les trois A), Isabelle Mimouni nous livre son Père Goriot, où le polyphonique se déploie autant que nécessaire et impose, pour ainsi dire, le principe du retour des personnages et, par-là, celui de l’arborescence infinie. Rastignac, ombre de La Peau de chagrin, occupe désormais le cœur de l’action et appelle, en puissance, la figure de Lucien de Rubempré et les courtisanes qui fermeront le cycle. Il appartenait à un monarchiste déçu, et déçu par l’aristocratie, en premier lieu, de peindre le Paris moderne avec le pinceau de Dante. Corruption et prostitution, sous le camouflage de l’ordre social, régissent les hommes et les femmes de la France post-impériale. La pension Vauquer, c’est la fausse Thébaïde dont le premier cercle de l’Enfer a besoin pour y concentrer les ambitions et les rancœurs de la Restauration. « Le monde est un bourbier », proclame Madame de Beauséant ; la parente de Rastignac, qui s’y connaît, profite, on le voit, du génie onomastique de Balzac. Une note liminaire, qu’un carnet de l’écrivain nous conserve, ramène Goriot à son essence noire : un père dépouillé par ses deux filles meurt « comme un chien ». Soit le Roi Lear revisité, moins le fils dévoué. Serait-ce Rastignac ? Et ce martyr de la paternité mérite-t-il notre compassion, ainsi qu’une lecture sociologique, pour ne pas dire marxisante, y inclinerait ? Voyant le Mal partout, Isabelle Mimouni le trouve aussi chez Goriot. Passé douteux (spéculation, activisme sous la Terreur) et pulsions de crime habitent cette victime de l’ingratitude filiale. Et s’il pousse Rastignac dans les bras de Delphine de Nucingen, afin qu’elle découvre enfin les « douceurs de l’amour » dont ce mariage d’argent l’a frustrée, l’appel incestueux n’y a-t-il pas sa part ? Du reste, Vautrin, génie et poète du Mal comme Lacenaire, agit-il si différemment dans le feu que lui inspire le bel Eugène ? Barthes, qui avait une dilection pour Sarrasine, n’a pas pu passer à côté de ça. SG / Balzac, Le Père Goriot, édition d’Isabelle Mimouni, Gallimard, Folio Classique, 3€.

Pas de repos dominical pour les lundistes, et guère plus pour leurs éditeurs. Les gautiéristes et les autres, ceux à qui Théophile ne sert pas d’éthique, devraient se prosterner devant les vingt tomes de critique théâtrale que Patrick Berthier a si bien établis, souvent rétablis, et annotés en maître de l’information à la fois nette et rayonnante. Car ce monument est fait pour parler à chacun, aux amateurs de littérature, de peinture et de musique, bien au-delà des affidés du romantisme français, auxquels Barthes, adepte clandestin de l’art pour l’art, vouait une sécrète affection. Chaque lundi donc, pendant près de 15 ans, le feuilleton du Journal officiel livra sa moisson hebdomadaire d’impressions scéniques, ouvertes à tous les genres, à tous les arts, on l’a dit, libres aussi de saluer les grands morts, les naissances heureuses et les renaissances glorieuses. Entre juin 1869 et février 1872, il enterre, souvent jeunes encore, avec le sentiment donc d’une double injustice au regard de l’humaine médiocrité, Louis Bouilhet, Pierre Dupont (en se souvenant de Baudelaire), Fromental Halévy, ou ses amis de 1830, Bouchardy et Nestor Roqueplan. Du côté des naissances, il salue les débuts de Paul Déroulède et d’Emile Bergerat malgré une fâcheuse tendance au lyrisme intempestif, voire à la véhémence forcée. A l’opposé, le théâtre parnassien s’attire son soutien immédiat, les pièces de François Coppée, et surtout La Révolte de Villiers de L’Isle-Adam, plus excentrique à tous égards. Devenu lui-même un des mentors reconnus du Parnasse contemporain, Gautier leur réclame de ne pas se « restreindre autant ». Le théâtre développe là où la poésie resserre. S’il se sent vieillir à voir pousser cette école qui lui doit tant, sa mélancolie déborde littéralement à chaque allusion chagrine (Balzac), à chaque reprise illustre. Ses ultimes chroniques, après l’Année terrible qui a entamé mortellement sa santé, il les consacre à Nerval et au Ruy Blas d’Hugo. On ne saurait mieux quitter les planches. SG / Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XX, juin 1869 – février 1872, édition de Patrick Berthier, Honoré Champion, 2025, 78€. Sur le Parnasse et l’actualité de Léon Dierx, voir mon article dans la livraison à venir de la Revue des deux mondes.

L’âge béni des lectures intenses s’étire de 11 à 15 ans ; les livres vous prennent alors, ils mettent des mots sur les désirs et les peurs. On a l’impression qu’ils vous choisissent, que vous, le lecteur, vous êtes l’élu ou l’élue. Catherine Cusset a beaucoup lu avant d’écrire, elle a cru aux livres et aux tableaux, à la promesse que son existence leur ressemblerait. Comment ne pas y croire lors de sa précoce rencontre d’A la recherche du temps perdu, roman qui fait de la fiction, de la projection imaginaire de soi sur les autres, le cœur existentiel du récit ? Ses amours de jeunesse, les plus brûlantes à la lire, ont gagné à ce mimétisme une ivresse ou une détresse manifestement irremplacées. Mais la leçon est aussi littéraire. Ma vie avec Proust paie son tribut à la sincérité, à la drôlerie et au courage de Marcel en les pratiquant et les célébrant. Ne pourrait-on penser néanmoins que Proust défend une idée trop solipsiste de la passion amoureuse ? Qu’Odette ne fût en rien le genre du Narrateur m’a toujours semblé un peu forcé. La description des ravages de la jalousie ou de l’impureté des désirs, où Proust égale Balzac et Baudelaire, convainc autrement. Une philosophie pareille s’installe en vous à jamais. Que Catherine Cusset se rassure, l’antisémitisme de Proust est une blague de mauvais goût, Antoine Compagnon et Mathilde Brézet l’ont récemment « déconstruite ». Et le personnage de Bloch, empêtré dans ses masques habiles et ses dérobades moins héroïques, confirme l’incroyance de Proust envers l’absolu des catégories. Du reste, pas plus que Catherine Cusset, je ne crois à son rejet en bloc de l’aristocratie, dont La Recherche, selon Laure Murat, aurait précipité la décrépitude. Certes les élites du faubourg, parce que l’apparence y compte plus que partout ailleurs, ne sauraient se soustraire à l’ironie hilarante de l’écrivain, à sa façon de torpiller les leurres du jeu social. La thèse de la coquille vide, de la classe vidée de substance et de noblesse, souffre d’être trop générale, et ne tient pas assez compte du particulier, de l’individu et de la passion proustienne des lignages, des héritages et des devoirs qu’ils imposent. Le précédent livre de l’auteure avait appliqué à la biographie, celle de David Hockney, la vertu cardinale du roman, qui est justement de restaurer la vie ondoyante des sentiments autour des faits, d’observer la ligne de flottaison si mouvante qui règle nos destins, comme elle intéresse le peintre des piscines. Démarche proustienne, s’il en est, et que confirme Hockney lui-même. Lors de la rétrospective du LACMA, en 1988, l’artiste se demandait « si son œuvre n’avait pas une ambition similaire à celle de Proust, qu’il avait relue au fil des ans et qui était construite comme une cathédrale autour d’une quête spirituelle : la recherche du temps perdu – celle du lien entre nos différents mois qui ne cessaient de mourir tour à tour. » Cette Vie de David Hockney, imaginée et vraie, reparaît enluminée de superbes planches, d’un format carré cher au grand peintre, et d’une délicieuse postface. Un dernier mot : Some Smaller Splashes (2020) est un hommage à Caillebotte ou je ne m’y connais pas. SG / Catherine Cusset, Ma vie avec Proust, Gallimard, 18 €, et Vie de David Hockney, Gallimard, 29 €.

Sartre et Barthes meurent en 1980, le second avec dix ans d’avance sur le premier. A celui-là celui-ci doit le meilleur et le pire. Le pire, c’est la lourdeur idéologique du premier Barthes ; le meilleur, c’est l’inconscient de Sartre, ou le retour du refoulé, soit l’adhésion à la littérature et à la peinture comme la possibilité qui s’offre à l’être humain de s’arracher à sa contingence originelle, en conférant au hasard des formes un ordre transitoire. La Chambre claire, le dernier et meilleur livre de Barthes – bien qu’il porte entre autres deuils celui du roman qu’il ne sut mener à bien, est dédié au Sartre de L’Imaginaire (1940). Certaines dédicaces creusent l’hommage d’une distance. D’un écart. Le Sartre des années 1970, d’une versatilité au moins égale à son productivisme, pouvait continuer à troubler et même fasciner ses cadets, sans parler des gauchistes avec ou sans col Mao. Son omniprésence éditoriale et médiatique les soufflait. Quand il ne signe pas des préfaces à la Blanchot, ou des introductions de catalogue rattrapées par l’esprit des Temps modernes (Rebeyrolle plus révolutionnaire que le Picasso de Guernica en raison de son abstraction sauce cubaine), il tape sur le pouvoir, l’état des banlieues, la justice aux ordres, l’impérialisme américain. L’actualité ne lui donnerait pas tort sur tout, cela dit. Situations X, qui paraît en 1976, avait pour sous-titre « Politique et autobiographie ». On a vu de quelle farine se faisait la première. C’est l’écriture de soi et sa théorisation ultime qui font le prix du livre, dont une nouvelle édition augmentée est parue à la fin de l’année dernière. La part la plus jouissive, dirait Barthes, de ces ultimes confessions prit la forme d’entretiens accordés à Michel Contat pour Le Monde et Le Nouvel Observateur. La figure du pur Sartre, s’agissant de son train de vie ou de sa longue bienveillance envers l’URSS, se fissure, autant que la presse de gauche pouvait s’y résoudre. Encore le pape de l’existentialisme ne parle-t-il pas de l’Occupation ! Remarquable est la santé de son obsession flaubertienne, qu’il partageait avec Barthes. Disons simplement qu’elle relève de la mauvaise conscience chez Sartre, et du précédent libératoire chez son ancien émule. SG / Jean-Paul Sartre, Situations IX, janvier 1970 – juillet 1975, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornoga, Gallimard, 24€.

Entre 24 et 31

Pour qu’il y ait une petite sœur, il faut un grand frère… Mais la taille et l’âge sont indifférents à l’enfance qui réinvente sans rien dire l’autorité. Celle de Mika, tendre, audacieuse, cocasse, Alice en fit la grâce de ses jeunes années. De 13 mois l’aînée, elle s’est fondue dans cette relation inversée, qui confortait sa décision de ne pas grandir, vieillir. Frère et sœur ont aimé ce lien, si fort qu’il refusait de s’expliquer, ils ont aimé leur vie gémellaire, sous la vigilance aléatoire de leurs comédiens de parents. Comme sorti d’un film de Jean Cocteau, Mika n’a pas seulement jeté un filet protecteur autour d’Alice et son visage d’ange, tracé un espace de rêve et d’insolence, il l’a tenue sous l’emprise de désirs de plus en plus menacés, l’adolescence venue, par l’inceste qui les travaillait. Un soir, l’alcool et le jeu libérant les fantasmes, tout aurait pu basculer. Tout aurait dû faire place au drame le plus sordide, comme dans les mauvais romans qui pullulent depuis que l’intimisme glauque, mais cadré, fait recette. Là où d’autres se seraient complus à symboliser la violence masculine, le malaise des petits secrets bourgeois et l’horreur des blessures inguérissables, Marie Nimier retisse le canevas plus subtil des relations familiales et des sentiments qui les soudent. Elle élargit vite à d’autres personnages le soin de nous éclairer sur Alice, devenue une jeune femme, auteure du livre qu’elle a entrepris d’écrire sur ce frère dont elle ne saurait faire son deuil. Ce livre la conduit à occuper un appartement que son propriétaire en voyage lui confie, à charge de veiller sur des plantes carnivores et un chat tigré, Virgile, aussi insaisissable que la poésie. Ce lieu inconnu devient aussitôt le lieu de l’inconnu, la chance d’une vie que la solitude avait dressée contre elle-même. Si l’on y retrouve l’extrême finesse de touche de Marie Nimier, sa psychologie oblique, son humour des raccourcis, Petite sœur n’oublie pas, autres traits de fabrique savoureux, la truculence, la justesse érotique et cet art consommé de faire progresser le récit comme s’il ignorait jusqu’où Virgile aime à disparaître. SG / Marie Nimier, Petite sœur, Gallimard, 19€.

A consulter Claude Leroy, auquel rien de la vie de Cendrars n’a échappé, 1938 fut une année presque blanche. Silence des sources. Hiver des cœurs ?  Un an plus tôt, les amours de Blaise n’allaient pas fort. Raymone Duchâteau, auprès de qui il espérait, à 51 ans, un second souffle, lui préféra son ami Bénouville, que la guerre allait rendre célèbre… Point de roman sur le feu, et pas d’argent en poche. Ce serait le moment de décamper ou de découcher. Pierre Pucheu l’a compris, l’étonnant Pucheu, promis lui à s’activer à Vichy, puis à tomber, malgré sa rupture avec Laval et Pétain, sous les balles communistes en Algérie… Cendrars lui doit d’avoir été présentée à Elisabeth Prévost, autrement plus jeune et riche, en février 1938. Ont-ils, là-bas, dans les Ardennes où elle l’entraîne ? Bu, lu, écrit ensemble, certainement. Mais le reste ? Un nuage d’incertitudes flotte au-dessus de la forêt impénétrable (Guderian, en mai 1940, prouva le contraire). François Sureau, qui a servi dans les Ardennes, à la fin des années 1970, n’a pas épuisé les prestiges de la sylve obscure, il se glisse, le temps d’une plongée temporelle et éminemment littéraire, parmi quelques fantômes au salut amical. Avoir porté l’uniforme ne lui semble pas un crime, impardonnable aux gens de lettres. La preuve par Apollinaire, la preuve par Cendrars, deux étrangers devenus français et lyriques, au feu, en 1914. Un an dans la forêt, sur les traces de « Bee and bee » (Beth et Blaise), tricote les époques et les émotions : cela finit par durer plus de douze mois, tant il est vrai que l’écrivain est maître du temps et que les flirts plus ou moins consommés, à cette altitude et à cette époque, réchauffent les cœurs en hiver. SG / François Sureau, de l’Académie française, Un an dans la forêt, Gallimard, 12,50 €. Claude Leroy a mis en poche deux recueils de textes parmi les moins connus de Cendrars. Voyages, cinéma, peintres modernes, vertus et malheurs du monde accéléré, détestation du renfermé et de l’art en vase clos, deux manières de manifeste : Aujourd’hui (Folio Essais, Gallimard, 8,40€) sort en 1948, Trop, c’est trop (Folio, Gallimard, 8,40€) en 1957. L’après-guerre a dû compter avec le bourlingueur d’un autre temps et d’une autre géographie.

La Russie où Cendrars a reconnu, vif adolescent et mauvais élève, une seconde patrie, moins suisse que poétique, la Russie n’a pas attendu les ballets de Bakst et Diaghilev pour faire des ravages loin de ses frontières. Bien avant même la création du Transsibérien, l’Europe d’Orient s’est frottée à sa sœur d’Occident et mêlée notamment au Tout-Paris, cette internationale moins regardante que celle qui ourdissait 1917. Deux milieux auront favorisé le transfert Est-Ouest à la Belle-Epoque, la littérature et la galanterie, entendons le roman peu farouche et les mœurs peu corsetées. Quant à croiser les lettres et le leste, le chic et le stupre, on peut faire confiance à Jean Lorrain (1855-1906), il n’eut pas son pareil : écrire, décida-t-il très tôt, était un vice parmi d’autres, voire une prostitution plus savoureuse que les autres. Si le génie lui manque, il a du style, et il a appris des mentors qu’il s’est donnés, Baudelaire et Poe, ou qui lui accordèrent, tels Barbey d’Aurevilly ou Edmond de Goncourt, plus qu’un talent de polygraphe sans morale. Une plume intempérante et payée à tant la ligne ou plutôt à tant l’indiscrétion salée… Les clefs de lecture, à ce petit jeu, doivent être, selon le danger encouru, d’une transparence flatteuse ou d’une pointe blessante. Paru en 1886, Très russe, son deuxième roman, aussi peu discret et retenu que son titre, lui vaut un duel avec Guy de Maupassant, évité à la dernière minute. Ils appartenaient tous deux à l’école normande et situaient Flaubert au-dessus de tout. Très russe cite en ouverture La Tentation de saint Antoine dont les décadents, qu’ils soient de Fécamp ou pas, firent un bréviaire vénéneux : « Avance tes lèvres. Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. » Celle qui incarne cette promesse de bonheurs illimités fut une précoce experte de la chose. Russe de naissance, Madame Livitinof change de maris et d’amants dès que sa fantaisie, qui n’est pas exclusivement vénale, l’exige. Autour d’elle, on ramasse avec gratitude les miettes de l’amour dont elle ne cède que l’illusion. Il y a bien parfois une âme tendre assez candide, quelque poète symboliste comme cet Allain Mauriat, pour croire à la comédie des sentiments : les hommes sont si puérils ! Voilà un livre qui comblera les féministes et les amateurs de bel esprit, un livre drôle et tordu, français et russe. SG / Jean Lorrain, Très russe, roman suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier, édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion, 48 €. L’éditrice montre bien ce que la pièce tirée du roman, plus sanglante et piquante que son précédent, doit à l’intertexte moliéresque, et notamment au Misanthrope. Ah ! Célimène qui ne peut « empêcher les gens de [la] trouver aimable » !

Il est vertueux d’écrire ou de peindre pour le grand nombre, légitime de faire entrer le peuple dans les romans et les tableaux susceptibles d’être compris de lui. Mais l’histoire nous apprend que les hommes et les femmes qui s’y employèrent, au cours des 250 dernières années, ont le plus souvent sacrifié ces louables intentions au pire des catéchismes et des académismes, le contraire même de la liberté, de la complexité humaine et morale, de l’imprévisibilité, qui devraient présider à toute écriture du réel. La critique de la culture dite bourgeoise, l’examen de ce ou de ceux qu’elle exclurait de son champ, n’est pas d’hier. Et Dominique Fernandez fait justement précéder sa défense et illustration du « roman soviétique » d’un utile rappel des débats qui mirent en émoi un Lamartine en 1840, un Gide ou un Henri Poulaille (grand amateur de Maupassant et de Cendrars) au cours des années 1920-1930. Le Céline du Voyage, qui doit beaucoup à Charles-Louis Philippe, Barbusse et Carco, a été touché par les partisans d’un roman populaire : parler d’en-bas, personnages fort en gueule, situations noires. Mais il s’est bien gardé de prétendre créer une littérature saine à l’usage d’une société dont il importait d’abattre, d’un même mouvement, le classes et les ferments d’immoralité. Une littérature faite de l’acier, de l’hygiène collective, de la tempérance sexuelle que la construction de l’avenir rendait impératifs. Grand connaisseur du roman russe, s’en faisant l’avocat dès 1955, au temps de la renaissance de la NRF sous la conduite de Jean Paulhan, Fernandez n’a jamais confondu littérature révolutionnaire et corsetage stalinien. Certes, la propagande la plus détestable, entre des mains géniales, est capable de nous rappeler que l’esthétique est irréductible à ses conditionnements les plus prescriptifs. On préfère toutefois les vraies découvertes que ce livre décomplexé nous oblige à faire parmi la production pré-jdanovienne. Dans l’élan de la rupture bolchevique, de la pire des guerres civiles, ou de la résistance à la Wehrmacht, il s’est écrit de vrais romans, incarnés, de respiration large, loin du nombrilisme ou du wokisme qui encombrent nos librairies bienpensantes. Blanche, comme le premier Kessel, ou rouge, comme les cavaliers d’Isaac Babel, la littérature russe post-Tolstoï, et même post-Gorki, peut sortir de sa longue satellisation. SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Le roman soviétique, un continent à découvrir, Grasset, 26€.

Parvenu à l’âge de les relire, Théophile Gautier fit le triste constat que ses belles éditions romantiques s’étaient envolées plus vite que ses cheveux : victime de petits larcins, de prêts amnésiques, la bibliothèque de sa jeunesse pileuse avait notamment perdu les plus rares Renduel de 1830, Hugo, les frénétiques… Il en eût été plus attristé si la bibliophilie des créateurs ressemblait à la thésaurisation obsessionnelle des traqueurs d’incunables. Au contraire, elle reflète, comme une véronique, leur vie de bosses, de déboires et de combines. Fut-il existence plus secouée que celle de Georges Bataille (1897-1962) qui, clerc renoncé, chartiste atypique, vécut pourtant au milieu des livres, à défaut de jamais vivre de sa plume, même au temps de Critique (née en 1946) ? Parce qu’il eut à en vendre une partie, parce qu’elle eut à se déchirer au gré d’un destin sentimental complexe, la bibliothèque de Bataille s’est lentement soustraite à l’ordre du connaissable. En outre, lorsqu’il se défaisait d’un livre avec envoi, l’auteur du Bleu du ciel en déchirait la page qui l’eût trahi, reste de culpabilité catholique et de dévotion aux mots. L’ensemble compta donc plus que les 1283 références consultables sur le site des excellentes éditions du Sandre. Une petite moitié d’entre eux ont fait l’objet de la présente publication, très illustrée, très informée, qui rend accessibles, entre autres, les fameuses dédicaces manuscrites, bon témoignage des vraies fidélités (Michel Leiris, André Masson, Maurice Blanchot…) et des fausses réconciliations (Breton, Eluard, Tzara…). L’anthropologie et la sociologie sont évidemment d’une présence écrasante, conforme à l’idée quasi tauromachique que Bataille se faisait de la culture, définie par l’impératif du sacrifice et la nécessité du rachat. Du reste, la tragique figure de Colette Peignot, entre un Pilniak et le Staline (1935) de Boris Souvarine, nous adresse un énième signe de détresse. Bataille n’avait ni l’envie, ni les moyens, de faire relier ses livres. Certains le furent malgré tout, signe d’élection, tel L’Âge d’homme de Leiris ou le Manet de Tabarant. Les logiques d’argent se brisaient sur l’essentiel, car les livres touchent au sacré. SG / La Bibliothèque de Georges Bataille, Librairie Vignes § librairie du Sandre, 20€.

« A la belle étoile » : Herman Melville n’était pas loin d’estimer que le génie français se résumait à cette formule riche de poésie, d’aventure et d’humour. Le titre que François Gibault a donné à son récit, pour en être proche, promet une harmonie différente avec les éléments, et une manière de fatalité heureuse, si l’on accepte que le bonheur dans un monde sans transcendance, ni restauration écologique possible, peut prendre des formes inattendues. C’est la force du conte d’éveiller chez le lecteur pareil optimisme, c’est surtout la force du conte de Gibault, formé à bonne école, Céline, Marcel Schwob et, pour la note douce-amère, Marcel Aymé. On suit le vagabondage de Sigmund et Gisella, errance mêlée d’aphorismes et de surprises, comme s’il nous était donné à lire quelque version post-atomique de Daphnis et Chloé. Le paysage, certes, s’est singulièrement assombri depuis Longus, mais son exploration très grecque des caprices de l’amour, maladie sans âge, reste exemplaire. La pastorale, mythe infini, n’est-elle pas une sagesse plus qu’une paresse ? Croire à sa « bonne étoile », suggère Gibault en souriant à lui-même, c’est accorder foi aux incertitudes du réel, c’est se rendre disponible aux accidents de la route, pas ceux de la banale automobile, ceux du grand véhicule. Pouvait-on imaginer que l’encre si parisienne de Libera me contenait cette aptitude au merveilleux cosmique, qui ramène à Gide et Giono par le chemin de l’enfance ? La preuve. SG / François Gibault, La Bonne Étoile, récit, Gallimard, 14€. On s’intéressera, au printemps 2023, à la nouvelle édition, revue et augmentée, du Céline de Gibault (Bouquins, 32€), première biographie moderne jamais consacrée à l’écrivain sulfureux. La lecture de Londres (Gallimard, 24€, édité par Régis Tettamanzi), plus fou et fort que Guerre, ne devrait pas lui concilier les nouvelles ligues de vertu. L’actualité célinienne, la refonte notamment des volumes de La Pléiade en raison des manuscrits retrouvés, sera alors plus propice à un bilan.

Puisque Shakespeare l’a dit et que nous sommes faits de l’étoffe des songes, autant rêver les yeux ouverts, marcher tout éveillé dans son rêve, disait Hugo, considérer, dirait Sylvain Tesson, que l’aventure est le nom que nous donnons au besoin de se hisser au-dessus des fourmis, des écrans, des masques, des grèves rituelles, des bâfreries de réveillon… À dates fixes, quatre années durant, notre traceur de cime s’est attelé à la même expédition, rejoindre Trieste par les hauteurs alpines en quittant Menton, skis et paquetage de survie au dos : « Je porte tout ce que je possède », conseillait Cicéron, qui aurait méritait d’être chrétien. Le blanc, là-haut, appelle l’immersion dangereuse, l’exclusion volontaire, la conversion à on ne sait quel absolu. Les peintres et les poètes l’ont mieux dit que les simples ascètes, en raison de leur sens du concret, de leur abandon magnétique à la frousse, au vide et à ce qui semble, dans l’effort absurde, vouloir le combler. « La montagne était notre église. » Tenté par le recentrement métaphysique et les dialogues qu’inspirent l’ivresse des sommets ou les rencontres de hasard, animales ou humaines, ce Journal de bord, aux antipodes de la chronique sportive, possède des accents picturaux qui ne trompent pas : « Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceaux chinois. » Le skieur de Cuno Amiet, visible à Orsay et filant ici sur la bande du livre, en fut assurément l’un des déclencheurs. « Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. » Le romantisme cher à Tesson, lecteur de Pascal et Byron, n’est pas sans rejoindre Baudelaire, le Gautier le plus goethéen ou le Gide des Caves du Vatican. Rien n’est préférable au sentiment d’être démodé à l’heure de l’hyper-présentisme et, selon le mot de Jarry, du décervelage servile. Du reste, les refuges de montagne, à lire Blanc, sont aussi les derniers refuges de la pensée occidentale, de vrais cabinets de lecture, saint Augustin, Proust, Cendrars y traînent à côté des allumettes. Un livre qui donne envie de grimper ne saurait avoir manqué son but, celui-ci pince, de plus, comme la glace salvatrice, et vous enveloppe de ses silences. SG / Sylvain Tesson, Blanc, Gallimard, 20€.

LUMIÈRES RUSSES

Extravaguer au sens initial, suivre le fil de sa fantaisie sans perdre celui de sa pensée, diffracter son récit sans perdre son lecteur, n’est pas à la portée du premier plumitif. Après d’autres adeptes du zigzag lettré, on pense à Nodier, Stendhal ou Gautier, Frédéric Vitoux en apporte la preuve éclatante, lui dont le dernier livre révèle qu’il a mordu, adolescent, au Sterne de Tristram Shandy. On ne revient pas inchangé de pareille lecture, surtout quand s’y ajoute, au même âge, le plus impressionnable, la découverte de Chesterton, ce catholique dur aux petitesses de son époque. L’ironie de la digression devient une arme de combat entre de bonnes mains, et elle exerce, bien maniée donc, un charme certain, voire un charme puissant. D’où vient celui qu’on subit en lisant L’Ours et le Philosophe ? Vitoux en dévoile vite l’une des causes, le plaisir qu’il a pris à retisser l’amitié orageuse qui lia Diderot  à Falconet, l’un de nos plus inspirés sculpteurs dans les registres qui comptent, l’Eros, la Mort et Dieu. Délectable est aussi le style du livre, le vif et le tendre, le grave et le drôle fondus ensemble, nous menant de la façon la plus imprévue, la plus vagabonde, on l’aura deviné, à son but. A ses buts, devrais-je dire. Si Diderot et Falconet nous offrent une ample traversée du siècle des Lumières, le propos n’est pas plus exclusif qu’hagiographique. A fouiller la mémoire de ses aînés et ce qu’elle tait, avec une humilité payante qui en remontre aux experts oublieux du terrain, Vitoux se heurte souvent à sa propre existence, ses débuts littéraires dans le Paris combustible des années 1960, son île Saint-Louis aux fantômes multiples, la rencontre de Nicole, la femme de sa vie, occasion, ici encore, de pages émues, peut-être les plus émouvantes qu’il lui ait jamais dédiées. Ces grands amoureux que furent Diderot et Falconet, l’un dans l’ivresse, l’autre dans le secret, l’ont peut-être encouragé à creuser davantage ce que l’on n’ose plus appeler l’analyse des sentiments, ce supposé paravent des dominations masculines. L’entrelacs des cœurs, des corps ou des souvenirs fait ainsi alterner les espaces et les temporalités les plus extrêmes, comme si la géographie du livre, du royaume de Louis XV à la Russie de Pierre le Grand et Catherine II, pouvait contenir plusieurs destins, celui de l’auteur autant que celui de ses héros. Familier, enthousiaste même des écrits de Diderot, contes, essais et critique d’art, Vitoux nous le fait entendre sur le ton de la confidence continue où l’auteur de Jacques le fataliste avait trouvé son genre et confirmé sa philosophie de l’homme. Nous faire aimer le père Falconet, c’était une toute autre affaire. Un ours, d’abord, est-il aimable, surtout les ours mal léchés, peu convaincus de leur génie, peu habiles en société, indifférents à paraître ? Non content d’humaniser ces grands solitaires aux griffes terribles, Vitoux peint Falconet sous des couleurs propres à le réhabiliter. Ce qui le rendait fréquentable débordait son goût des livres, de Pline à L’Encyclopédie, et des images, de Poussin à Boucher, l’autre ami capital. C’était aussi, malgré ses idées éclairées, sa capacité à en désigner les dangers : « Il est aisé de détruire le fanatisme et la sottise. Mais, Messieurs, qu’édifiez-vous à la place ? »

Le ferme scepticisme de Falconet, qui le faisait douter des honneurs présents et des justices posthumes, se distingue pourtant du parti antiphilosophique, qui donne de la voix avant et après l’adoucissement de la censure royale envers ses ennemis. Etonnant chaudron que les années 1750-1770 où tout conforte l’essor d’un espace public propre aux frictions sociales et politiques, même le domaine vestimentaire, comme l’a rappelé la merveilleuse exposition du musée des Beaux-Arts de Nantes. Si « l’art de paraître » prend une tournure particulière sous Louis XV, c’est que l’habit, coupe et matière, vibre des tensions du temps, que les tableaux s’en mêlent, que le Salon devenu régulier amplifie leur résonnance, et que l’estampe s’autonomise en scrutant et guidant les mœurs contemporaines. On assiste ainsi à l’essor de la mode illustrée, ancêtre des gazettes entièrement dévolues aux toilettes des deux sexes. A la veille de 1789, Watteau de Lille, neveu d’Antoine, pimente ses figures accortes, costumées selon le dernier goût, de fines observations, qui devaient ravir le Baudelaire du Peintre de la vie moderne. Sa « jeune désœuvrée » (ill.), chapeau à la Minerve et robe de taffetas retroussée [sic], frappe par sa liberté de comportement, sa main gauche signalant « à quoi se réduisent ses loisirs et ses occupations familières ». Le très beau catalogue pointe d’autres incursions du polisson dans le chiffon : le blanc, par exemple, cette couleur qui avance ou recule selon la teinte qui s’y combine, est matière aux fantasmes les plus divers, surtout quand il s’allie au négligé ou aux dessous. Bien que l’estampe lui dispute vite son éclat coloré, le portrait peint règne jusqu’à la fin du siècle. L’exposition en aura réuni une superbe sélection, elle était nécessaire à l’intelligence des attentes de l’époque. Nombreux, du reste, furent les peintres de haut vol, Carle van Loo ou Jean-François de Troy, à servir les intérêts de la naissante industrie du luxe, préoccupation majeure du pays depuis Colbert. Le thème de « la marchande de modes », traitée de façon savoureuse par Boucher dès 1746, résume très bien le réseau d’interactions où la pratique picturale, dès qu’elle vise le marché privé, se doit d’agir. Diderot lui-même fait connaître son avis. Michel van Loo, au Salon de 1767, accroche le portrait de l’écrivain (Louvre), revêtu de soie bleue, le visage affable et inspiré, l’œil et la main tournés vers quelque interlocuteur ou interlocutrice invisible. Cinq ans plus tard, notre philosophe médiatique consacre une célèbre plaquette à sa robe de chambre, l’ancienne qu’il regrette, la nouvelle, offerte par Mme Geoffrin, qui le réduit, dit-il, en esclavage. Le texte ne manque pas d’humour, à proportion de la gravité du propos. Où se situe la frontière de l’être intime et de l’ostentation sociale, du nécessaire et du superflu, du plaisir à s’effacer et du plaisir à se montrer ? Falconet avait lui tranché. Son inventaire après décès, exhumé par Vitoux, peint en creux un être que n’accablent pas les parures et n’encombre pas le mobilier. D’autres priorités l’exilaient du monde et du confort bourgeois, sa collection et sa bibliothèque. Puisque Marie-Anne Collot enchantait ses derniers jours, il n’avait nul besoin autre. Un sage, derrière l’ours. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ours et le Philosophe, Grasset, 22,90€. / Adeline Collange-Perugi et (dir.), A la mode. L’art de paraître au 18e siècle, Snoeck, 35€. L’exposition, co-organisée par le musée des Beaux-Arts de Nantes, sera visible au musée des Beaux-Arts de Dijon à partir du 13 mai. Le crédit habituellement accordé au XVIIIe siècle d’être à l’origine de droits dont nous jouissons en oubliant qu’ils furent une conquête ne se réduit pas à l’œuvre législative et constitutionnelle de la Révolution. Inspirateur, serviteur et victime de cette dernière, Nicolas de Condorcet (1743-1794), raccourci en pleine Terreur, a amplement justifié le fait d’être appelé aujourd’hui « l’ami des femmes », ainsi que le surnomment Laura El Makki et Nathalie Wolff, qui ont extrait de ses derniers textes, et de ses testamentaires Conseils à sa fille, un certain nombre de réflexions relatifs au beau sexe. Plus généreux que Voltaire et surtout Rousseau à cet égard, l’ami de D’Alembert ne voit aucune objection physiologique et philosophique à priver les femmes d’accéder aux humanités, au droit de vote et aux charges publiques. La nature, dit-il en substance, a pourvu tous les êtres humains, les Noirs compris, de la capacité mentale et morale à participer pleinement à la vie de la cité. Il persiste et signe en s’adressant à sa fillette de 4 ans, s’adressant déjà à la femme qu’elle sera, au moment même où la Convention interdit les clubs féminins et réaffirme l’idée qu’une femme ne saurait « sortir de sa famille pour s’immiscer dans les affaires du gouvernement ». L’exercice de la pensée et l’estime de soi sont les plus grands trésors, souligne, face à la mort, un père aussi inquiet qu’attendri et confiant. Lors d’un réunion frondeuse d’août 1870, bien avant donc de se voir confier l’instruction scolaire, Jules Ferry salua le plan de Condorcet, plan « magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine ». Ecoutons ce prophète des Lumières, réduit prématurément au silence, invoquer l’invention littéraire à l’appui de sa thèse révolutionnaire : « D’ailleurs, est-il bien sûr qu’aucune femme n’a montré du génie ? Cette assertion est vraie jusqu’ici, à ce que je crois, quant aux sciences et à la philosophie ; mais l’est-elle dans les autres genres ? Pour ne parler ici que des Françaises, ne trouve-t-on pas le génie du style dans madame de Sévigné. Ne citerait-on pas dans les romans de madame de La Fayette, et dans quelques autres, plusieurs de ces traits de passion et de sensibilité que l’on appellerait des traits de génie dans un ouvrage dramatique? » Cela se publiait en 1787. Un an plus tard, Condorcet co-fondait la Société des amis des Noirs. SG // Nicolas de Condorcet, Conseils à sa fille et autres textes, édition préfacée et annotée par Laura El Makki et Nathalie Wolff, Gallimard, Folio, 2€.

L’ECOLE SANS DIEU ?

« Où est passé Giraudoux ? se lamentait Le Figaro en 2011, ses meilleures pièces ayant disparu des affiches parisiennes, et leur auteur ayant été réduit au silence par décision du prêt-à-penser actuel. Dix ans plus tard, le déficit de présence scénique et de reconnaissance collective s’est accru malgré les efforts d’une poignée de spécialistes et de quelques lecteurs vaccinés contre la censure. Puisque la machine du monde se détraque et que la patrie agonise, pour le dire comme Giraudoux, et qu’Electre, à défaut d’être jouée, a rejoint Folio Théâtre, rouvrons le dossier de cet infréquentable qui charma, en son temps, deux de ses plus brillants rivaux. Le premier, né en 1882, est son exact contemporain, et son exact opposé, François Mauriac, tempétueux catholique aux passions souvent rentrées, qu’il transfère à ses héroïnes nécessairement plus combustibles. A l’inverse, selon lui, les romans et le théâtre de Giraudoux, si chauds soient-ils, souffrent d’une innocence païenne et d’une froideur de langue où se sentent le bon élève et le diplomate habitué à ne jamais se mouiller. Un éclat sans parfum, un feu sans outrance, résumerait Mauriac s’il s’écoutait… Les appels de la chair, il l’a dit et redit, ne se conçoivent pas en dehors des rappels de Dieu, de l’ombre du mal et d’un verbe plus direct. Relisant Electre aujourd’hui, non sans plaisir, je suis frappé par cette retenue et certains sous-entendus moins chastes. Ils ne sont pas loin, par instants, de l’esprit qu’Offenbach appliquait à la fable antique, quand ils ne rappellent pas le boulevard. Chez Giraudoux, par exemple, cela donne, dans la bouche d’Egisthe s’adressant au jardinier qui croit pouvoir épouser Electre : « Laisse ta figue tiédir, et prends ta femme. » D’autres allusions, inversées ou non, aux attributs sexuels se signalent ici et là, jusqu’au cœur de la sublime tirade de Clytemnestre, où éclate la vérité d’Agamemnon, monarque dérisoire, infidèle, niais et peut-être pas, au lit, aussi puissant que cela. C’est légitimer l’adultère, grand thème d’Electre et de la vie extra-conjugale de son créateur (1). En août 1937, en pleine Exposition Universelle, dont la pièce avait été une des attractions, de même que Guernica ou les pavillons nazis et staliniens, Mauriac consacra un long article au dramaturge. Dès le titre, « Le sourire de Giraudoux », l’intention est assez claire, ni éreinter, ni encenser, mais avouer un attrait aussi irrésistible qu’incomplet ou irritant. « Fleur unique de ce que nos maîtres dévots appelaient l’école sans Dieu », Giraudoux offre à son public, alors large, ce « magnifique petit catéchisme humaniste » aux accents rêveurs, optimistes et presque délivrés du péché originel. Cette littérature que travaille l’actualité politique plus que la métaphysique reste en partie opaque à son auditoire et à elle-même. Avec un précieux, « on n’est sûr de rien », concluait Mauriac, méchant, après avoir assisté à Electre, chef-d’œuvre d’indécision, il est vrai, tragédie riante du choix à trancher entre la victoire de la vérité et le naufrage de la cité d’Argos, ou de la France par ricochet, sous les effets destructeurs d’une justice inflexible et dénaturée. Drieu la Rochelle, l’autre témoin à consulter s’agissant du dernier Giraudoux, n’était pas homme à accepter l’irrésolution ou la simple circonspection en matière nationale, l’imminence du danger le hantait comme un meurtre impuni. Certes, ce qui se passait en Italie, en Allemagne et en Espagne l’avait requis très tôt, l’enthousiasmait pour partie : le « socialisme fasciste » qu’il revendiquait depuis 1934 n’en était pas moins assorti de sévères réserves sur les dictatures du moment, l’archaïsme raciste et belliciste du programme hitlérien notamment.

En septembre 1938, Drieu sera farouchement anti-munichois et restera incrédule devant le virage autoritaire que l’auteur d’Electre opéra, après 1939, avec Pleins pouvoirs (Gallimard) et son ralliement ouvert à la nouvelle politique de Daladier au sein du Commissariat général à l’information. Il s’en voit confier la direction par le chef du gouvernement à la veille du déclenchement d’une guerre qui, elle, a bien lieu. Les passages terribles que le Journal de Drieu réserve à Giraudoux se veulent accablants, définitifs. Le normalien diplomate, le peintre de mœurs léger, l’écriture à la fois sèche et enrubannée, la bienveillance envers l’Allemagne brisée par la guerre de 14, le dramaturge rhéteur et pacifiste des années 1930, les ondoiements de la voix de Daladier en 1939-40, les accointances avec Vichy plus tard, rien ne saurait porter le diariste à l’indulgence, hormis la séduction féline, certaine, qu’exerce malgré tout l’œuvre : « Je n’ai pas souvent admiré autant un talent qui enveloppait pour moi une nature aussi antipathique et une conception des choses aussi révoltante », note-t-il, pour lui, en février 1944, quelques jours après la mort mystérieuse de Giraudoux au milieu d’une émotion presque unanime. La parole privée, qu’il est criminel de confondre avec ses déclarations publiques, entraîne souvent Drieu sur les mauvaises pentes d’une colère dégondée. Mais tous les reproches qu’il adresse à l’auteur d’Electre dans le secret du Journal sont-ils infondés ? Il commente peu, étrangement, l’expérience de la guerre de 14 que Giraudoux avait partagée avec l’homme de La Comédie de Charleroi. Ses états de service, pour être moins brillants que ceux de Drieu, dessinent d’étranges parallélismes avec les siens, jusqu’à l’épisode des Dardanelles et le repli, plus précoce dans le cas de Giraudoux, à l’arrière. Mais cette guerre reste leur bien commun, elle ne les fera agir différemment que plus tard. L’aîné, bien sûr, est entré dans la carrière des lettres dès avant l’hécatombe : Giraudoux, auteur Grasset et Emile-Paul, a été remarqué par les membres fondateurs de la NRF, dont il reste le contributeur irrégulier entre 1909 et 1939. Le ton de ses premiers succès romanesques, au début des années 1920, colle à l’épicurisme piquant et distingué dont André Billy rapprochera le Drieu de Plainte contre inconnu, en 1924, pour signaler une influence possible et surtout une inflexion du cadet vers une peinture plus crue des mœurs dissolues de la folle époque. Homme couvert de femmes, à l’instar de son jeune rival, Giraudoux préfère la compagnie de Morand, Cocteau, Max Jacob ou Marie Laurencin. La grande rencontre cependant, c’est celle de Louis Jouvet, nouveau dieu des planches et leur rénovateur, dans le sens de la sobriété scénique et de Jacques Copeau. La création triomphale de Siegfried, en 1928, ouvre une période de succès continus. 


Avant de dîner avec Jouvet lors de la « drôle de guerre », Drieu eut l’occasion d’observer le jeu des convergences idéologiques au lendemain de la crise de 1929. Une certaine logique conduit, en effet, des positions de Briand et Herriot, en matière de réparations allemandes, à la stratégie, risquée par défaut, des bienveillants accords de Munich. Or cette logique, précisément, définit assez bien l’attitude de Giraudoux, qui se rapproche des radicaux, et donc de la gauche réconciliatrice, après avoir brocardé Poincaré, l’héritier du Tigre, dans le wilsonien et genevois Bella (1926). Se ralliant à Herriot en 1932, il donne au briandisme et au pacifisme de Stresemann une bannière éclatante, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, à un moindre degré. La nécessité d’entretenir l’entente franco-allemande, coûte que coûte, est ardemment défendue par Giraudoux, Jouvet et leur entourage, Emmanuel Berl comme Gaston Bergery. Or, ce furent tous deux de très grands amis de Drieu ces noceurs, ces séducteurs des années folles dont la politique l’éloigne à regret, l’auteur de Gilles leur réserve, de surcroît, un traitement terrible, sous le masque de Preuss et de Clérences, dans ce roman que Gallimard lançait, fin 1939, comme la plus décapante radiographie des années 1917-1937. On en retient aujourd’hui les railleries au vitriol que Drieu y multiplie à l’endroit de ses protagonistes juifs (non sans y introduire une contradiction et des variables que j’ai dites ailleurs). Le pouvoir en place, à savoir notre Daladier regonflé par la guerre, exige qu’on gomme les cruautés de Gilles sur le personnel de la IIIe République et les pitreries inconséquentes, ou tendancieuses, du milieu surréaliste (Aragon et Breton y sont « arrangés »). Le comique, involontaire, c’est que le grand roman de Drieu connaît la censure officielle au moment où, pour quelques mois encore, Giraudoux dirige la propagande du régime aux abois. Le 11 septembre 1939, amer, il confie à son Journal : « Voilà que le livre d’un écrivain dépend du jugement politique d’un autre écrivain fonctionnaire. […] Nous autres qui étions des bourgeois artistes, des artistes libres, nous n’avons plus qu’à crever». 


Le protégé de Daladier, Giraudoux, venait de publier, chez Gallimard, Pleins pouvoirs, né de conférences où il en appelait au réveil des écrivains, au durcissement de l’exécutif et au redressement de la France. Ce livre que Drieu dit « en carton », par ironie, constitue la principale source des préventions de notre époque. On lui passerait sa nostalgie pour la France idéale qu’il aspire à restaurer, quelque part entre le royaume de Louis XIV et la vision républicaine, très ancrée, de Michelet. Mais il y a le reste… Afin de stopper la lente dégénérescence qu’il estime gangréner le pays, déjà affaibli par une terrible baisse des naissances, Giraudoux, très rétif à l’avortement, propose des remèdes sur un ton injonctif. L’équilibre s’étant rompu entre la ville et la campagne depuis 1918, il faut s’attaquer au surpeuplement des villes, au cadre urbain dégradé et, thème redevenu d’actualité, à la réintroduction de la nature dans l’espace des déracinés. L’auteur, tennisman accompli, veut mettre les Français au sport depuis les années 1920. A trop négliger son corps, la jeunesse racornit son âme, perd le sens de l’effort et du dépassement de soi, rend la patrie plus vulnérable, d’autant que la population française, à partir de 1931, a vu son immigration exploser: nous sommes devenus, devant les USA, le pays le plus accueillant aux étrangers. On ne s’étonnera pas que le chapitre le plus justement controversé de Pleins pouvoirs soit aujourd’hui « La France peuplée ». Giraudoux est loin d’y plaider la fermeture des frontières, le rejet systématique des « autres » et le renvoi impératif des exilés politiques. Il y a une nécessité migratoire, au-delà des bras qu’elle donne aux campagnes qui se vident. En revanche, vis-à-vis des émigrés d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est, il préconise un accueil sélectif, teinté de pragmatisme, de la peur légitime de l’ennemi de l’intérieur (la guerre approche en juillet 39 !), mais aussi du racialisme de l’époque et d’une méfiance certaine envers les populations juives d’Europe centrale. Rappelons, après Ralph Schor, que les Juifs de France, qu’on pense à Emmanuel Berl, ne se montrèrent pas tous plus généreux alors envers les ashkénazes de Pologne et d’ailleurs… Après avoir quitté ses fonctions, en raison de son inexpérience politique et de son peu d’aptitude à toucher les masses par sa rhétorique policée et son manque de charisme radiophonique, Giraudoux jouera un rôle discret à Vichy, notamment du côté de l’organisation Jeune France (3), et continuera sa carrière de tragédien sophistiqué. Lorsqu’il s’éteint et crée l’émotion que l’on a dite, Drieu ne dénonce pas, tel Brasillach dans La Gerbe, ce germaniste qui avait fini par trahir la cause de la Paix et de l’Entente franco-allemande, il confie toutefois à son Journal, au sujet du grand mort : « C’était bien l’homme de nos Français, surtout ceux de 1920 à 1940. Un monde statique où au fond il ne se passe rien. La tragédie se résout toujours en comédie. L’homme n’est pas vraiment l’ennemi de l’homme ni son ami. Les dieux, on doute de leur existence parce qu’on prétend être à l’abri de leur terrible efficacité. C’est un monde où l’on joue avec l’idée de désastre. […] J’ai horreur de ce style amphigourique et précieux, […] cette inversion perpétuelle de la métaphore, ce système monotone d’antithèses. […] Cela n’empêche pas que la ligne de ses pièces est ravissante, une charmante arabesque de moralisme. » Pour Mauriac et Drieu, autres frères ennemis, catholiques différemment, les écrivains de « l’école sans Dieu » ne pouvaient accoucher que d’une littérature de distraction et d’évitement.

Stéphane Guégan


(1) Voir Jean Giraudoux, Electre, édition de Véronique Gély, Gallimard, Folio, 4,40€. Dans sa préface informée et enlevée, V. Gély, signe des temps, s’intéresse plus aux rapports mères-filles et hommes-femmes qu’au contexte idéologique et à ce qu’il faut bien appeler l’ambiguïté de la pièce, par diminution des conflits inhérents au genre de la tragédie antique. Le dilemme d’Electre (la vérité ou la collectivité) reste prisonnier de sa névrose et de sa méconnaissance des faits. Giraudoux, du reste, n’en fait pas l’héroïne qu’attend le spectateur, surprise qui s’ajoute aux autres : Clytemnestre et Egisthe sortent grandis du drame, aux dépens de la princesse frigide, d’Oreste, le frère aveuglé, et de leur père, lui aussi déchu de son statut de victime exemplaire. Comme il l’avoue à Ce soir, le quotidien fielleux d’Aragon, Giraudoux prend de grandes « libertés avec la tradition antique ». Plus encore, c’est la structure civique, métaphysique et accessoirement guerrière, évidente chez Sophocle et Euripide ou Corneille et Racine, qui se détraque… Puisqu’on parle des gens de Moscou, on notera enfin que Claude Roy, ex-maurrassien dur des années 30, et passé d’un extrême l’autre durant l’Occupation, n’annonce aucunement, en avril 1944, l’excommunication actuelle de Giraudoux. Sa nécrologie des Lettres françaises encense, au contraire, le dramaturge, symbole disponible d’un patriotisme en voie de triompher à nouveau. Il ne peut s’empêcher, naturellement, de s’approprier la dernière réplique d’Electre, largement galvaudée depuis : « Cela a un très beau nom, femme Narsès, cela s’appelle l’aurore. » /// (2) Voir Philip Nord, Le New Deal français, Perrin, 2019, 25€. Connu pour ses excellents travaux sur la consolidation du régime républicain en France, et la contribution des peintres (Manet, Monet, les impressionnistes) à ce processus, Nord se tourne ici vers une époque plus délicate à évaluer dans ses dynamiques, ses mentalités et surtout ses continuités continûment tues. Cette séquence de temps mal articulée, c’est celle qui va des dernières années de la IIIe République à la fin des années 1950. En manière de plaisanterie, Nord confie à ses lecteurs qu’il aurait pu intituler son livre Les origines vichystes de la IVe République. C’eût été beaucoup forcer sa thèse, qui veut que le renforcement de l’Etat soit resté une priorité et une obsession, de Daladier au retour de De Gaulle en 1958, Vichy compris. Sur différents plans, de la politique culturelle à la politique familiale, du registre urbain au volontariat industriel, bien des idées, réformes et structures administratives se sont transmises du Front populaire à Pétain et de Pétain à la IVe République. Histoire politique et histoire culturelle s’épaulant ici, le lecteur y croisera aussi bien Jean Zay, Léon Blum, Mendès-France, Laval, Michel Debré, Jouvet, Giraudoux que Bergery ou Le Corbusier, assez occupés de révolution nationale après la défaite. SG

L’OMBRE, TOUT EST LÀ !

Quand la mémoire s’amuse à flancher, comme dit la chanson, il reste les souvenirs, en couche profonde. Les plus enfouis, lorsqu’ils remontent, s’imposent avec la force émotive dont ils sont nés. Car ces souvenirs-là ont conservé toute « la chaleur de la passion », notait Lamartine. Partis du cœur, ils y reviennent au hasard de la vie, par le mystère d’associations inattendues, fruits de mots qui s’appellent, de choses qui s’aimantent et des traces infimes dont le corps s’est fait le gardien à notre insu. Au lieu de citer Proust qu’il taquine ici et là, Frédéric Vitoux cite le grand Joubert en tête de son nouveau livre, Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, peut-être l’un de ses récits les plus touchants derrière le titre hollywoodien qu’il lui a donné, et qui étonne avant de se justifier. « La réminiscence est comme l’ombre du souvenir », pensait l’ami de Chateaubriand. Ce félin de Vitoux, en jetant Joubert dans les bras de Ginger Rogers, administre d’emblée un sérieux coup de griffe aux conventions de l’autobiographie flattée. Pas plus qu’il ne pose à l’écrivain entrouvrant avec superbe le trésor de son enfance, il n’en déroule la bobine de façon linéaire et édifiante. Si l’on a déjà deviné que le cinéma lui offrit assez tôt toutes sortes de frissons, et lui fut un vrai lieu d’apprentissage, ses primes années, entre 1944 et 1962, ne s’ordonnent plus aujourd’hui à la manière des scénarios solides ou picaresques qui enchantaient les écrans d’alors. Ce ne sont que de frêles esquifs sur une mer d’oubli, nous avoue ce grand lecteur de Joyce et Céline : « Mes souvenirs me sont précieux parce qu’ils sont incertains, qu’ils ressemblent à des apparitions ».

Un moment drôle et inquiétant du livre associe les peurs enfantines à l’évocation du grand-père paternel de l’auteur, aussi porté sur le spiritisme et le médiumnique que le peintre James Tissot. Nous vivons avec nos fantômes, nos chers disparus et le spectre du temps d’avant, où tout était encore possible. Des réminiscences qui le ramènent à ses chères ombres, Vitoux chérit autant l’objet que le cheminement. Pour être étanche aux revenants, il n’en prête pas moins sa plume, juste et pudique, aux figures évanouies d’une France qui, elle aussi, a cessé d’exister. Malgré l’illusoire euphorie du plan Marshall, le solde de l’Occupation y pèse encore. Et c’est à Clairvaux, où son père avait été enfermé quelques jours après la naissance de l’auteur, quelques jours après la Libération de Paris, que nous entraine le début du livre. A l’automne 1947, Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, n’ayant jamais camouflé son anticommunisme sous la botte, est libre à son tour. Frédéric, trois ans et quelques mois, se rend avec sa mère au pénitencier. De cette aventure en camion, rien ne s’est inscrit en lui, hormis la sensation délicieuse du giron maternel et d’une traversée formidable. D’autres périples attendaient le jeune garçon et le jeune homme que Vitoux redevient au fil des résurrections, instants précieux ou rencontres saisissantes, comme l’épouse brisée de Fernand de Brinon ou le regretté Denis Lalanne… On voyage aussi dans les films et les livres avalés en abondance, navets compris, où sa vocation d’écrivain, son exigence du verbe exact, s’est découverte, autre révélation de la bouche d’ombre. Nous ne sommes riches que d’elles, aurait ajouté la géniale Ginger Rogers. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, Grasset, 22€. Puisque nous parlions plus haut d’Alphonse de Lamartine, signalons le retour d’un livre qu’il admira entre tous, et dont il se fit l’écho dans son Histoire des Girondins. L’ouvrage datait de 1843 et s’intitulait alors Quelques années de ma vie, comme si toute une existence s’était ramassée et décidée en une brève séquence de haines et de souffrances. Cette séquence, c’est la Terreur qui embrase la France entière à partir de la fin 1793. Alexandrine des Écherolles la peint d’une phrase à la Stendhal ou à la Mérimée : « Depuis, ce temps, livrée aux événements, je n’eus qu’eux pour maîtres. » Orpheline de mère, séparée de son père et ses frères, elle vit monter sa tante à l’échafaud en février 1794. Son livre, succession de courts chapitres haletants aux chapeaux ad hoc, ne réclamait que d’être jugé sur sa valeur de témoignage (« Le seul mérite de ce récit est d’être vrai. »). Mais rien n’interdit de lire aussi Une famille noble sous la Terreur (Le Temps retrouvé / Mercure de France, 11,50€), dont la vocation réparatrice ne doit pas être oubliée, comme le meilleur des romans d’aventure. SG

NEW YORK ! NEW YEAR !

Maintenant que sa mémoire est harcelée par les tenants des cultural et/ou gender studies, Clement Greenberg (1909-1994) m’est devenu éminemment sympathique. L’ancien pape du modernisme, le chantre indiscuté de l’expressionnisme abstrait, le mentor de Jackson Pollock et de David Smith, sert désormais de repoussoir à la nouvelle doxa. Outre l’élitisme que Greenberg a toujours revendiqué par mépris de la « culture de masse » et du « kitch » (dont la dernière FIAC donna l’effarant spectacle), il lui est surtout fait grief d’avoir incarné une démarche « occidentalo-phallocentrée », combattu le penchant des années 1960 pour les formes hybrides et poussé son anti-stalinisme jusqu’à servir le maccarthysme. On lui reproche même d’avoir été un mauvais Juif pour n’avoir ni soutenu la cause sioniste, ni applaudi au pittoresque de Chagall, ni souligné la judéité des artistes de son cercle, de Barnett Newman à Rothko. Bref, il est devenu, vingt ans après sa mort, l’homme de toutes les tares qui servent de morale négative à notre sinistre époque. Comme il serait trop long de les examiner une à une, je m’en tiendrai à quelques remarques de bon sens, avant d’en venir au formalisme étroit dans lequel Greenberg, dit-on, se serait enfermé, lui et l’art américain des années 1940-1950. On rappellera, d’abord, que ce fils d’émigrés juifs lithuaniens a fait le coup de poing, dans sa jeunesse, aux côtés de son frère, quand les néo-nazis paradaient sur la Vème avenue. Les procès de Moscou l’ont simultanément édifié sur le supposé bouclier/ bonheur soviétique. Le pacte d’août 39 fera le reste.

La correspondance de la famille Pollock, que Charles Dantzig et Grasset eurent la bonne idée de publier dès 1999, témoigne d’une même lucidité. Greenberg se méfie assez vite également de l’enthousiasme que suscite l’alternative trotskyste et refuse catégoriquement  la tendance des gens de gauche à vouloir embrigader les artistes, sans parler du réalisme socialiste qu’il a en horreur, comme toute forme d’illusionnisme néo-pompier. L’alternative, c’est plus que jamais l’éthique du médium. « On ne dira jamais assez l’importance de l’honnêteté en art », écrit-il en 1952. Le processus de transformation sociale, dont Greenberg se dit solidaire, passe uniquement par le langage des formes et leur mise à nu. Quand bien même l’artiste d’avant-garde est lié économiquement à la société dont il entend se séparer, il en prépare la réforme. Modernisme et formalisme, on le sait, trouvent leurs racines dans la fin du XIXème siècle et Greenberg, à cet égard, systématise l’héritage de Roger Fry et Maurice Denis. Plus près de lui, Alfred Barr en avait fait le credo du jeune MoMA. Greffée sur le marxisme, la pureté que Greenberg requiert du médium, au regard des données figuratives, aboutit à rejeter le « sujet » du côté de « la culture officielle bourgeoise », le dit sujet ferait appel à un savoir de classe, et écran au langage des formes. Plus le médium est libre de se déployer dans son être, en somme, plus il est esthétiquement et politiquement révolutionnaire ! L’atmosphère intellectuelle du New York de la fin des années 1930, sous sa plume, pourra se résumer ainsi : « Il faudra raconter un jour comment l’anti-stalinisme, qui commença par être plus ou moins du trotskysme, mena à l’art pour l’art et ce faisant ouvrit la voie, héroïquement, à ce qui devait suivre. »

On voit que « l’art pour l’art », selon Greenberg, bon lecteur de Théophile Gautier, ne saurait signifier une forme hautaine d’indifférence au monde et au sens, voir le pur règne du visuel. J’y insiste, car je l’ai longtemps pensé. Je m’aperçois que je l’avais lu trop vite et pas assez, entraîné par la vulgate post-moderne des années 1980. La republication de son opus magnum, Art et Culture, offre l’occasion d’un mea culpa dont je m’acquitte d’autant plus volontiers que les éditions Macula y ont mis un soin admirable. Au livre de 1961, bilan du théoricien, une série d’articles des années 1940-1950 ont été ajoutés, préambule indispensable à l’intelligence d’un parcours qui débuta dans Partisan Review. Ces textes portent aussi bien sur Delacroix, Seurat, Klee, la peinture surréaliste que l’expressionnisme abstrait, ils permettent de se faire une idée plus fine de Greenberg. Ceux qui l’imaginaient incapable de parler des œuvres autrement qu’à travers la fameuse grille de la spécificité du médium, le présent volume les fera réfléchir. Certes, Clem, comme disait Peggy Guggenheim, définit l’art moderne, celui qui va de Manet à Pollock, par la primauté progressive des formes et de leur matérialité sur l’iconique. C’est, du moins, ainsi qu’on résume habituellement sa pensée. Il est vrai que l’héritier déclaré du Laocoon de Lessing et des Salons de Baudelaire ne cesse de condamner la « tricherie des moyens », de l’anecdote à l’imagerie du surréalisme. Mais le théoricien de « l’autonomie » de la peinture, et de sa marche prédéterminée vers l’abstraction, n’aveugle pas complètement le critique soucieux de la diversité des œuvres. Aux marges du dogme, il y a liberté du regard et l’acceptation que le contenu de l’œuvre d’art déborde parfois les enjeux de médium. Si La Liberté de Delacroix lui paraît le « tableau le plus révolutionnaire qui soit », le sujet n’y est pas pour rien, non moins que le chapeau de l’homme en noir. A propos de Seurat et Lautrec, il parle de « l’aura inhumaine des acteurs comiques ». De Pollock, il admet le sceau existentialiste et l’écriture symbolique quand vécu et style fusionnent : « Son émotion qui est d’emblée picturale n’a pas besoin d’être castrée ni traduite pour devenir tableau. »

Quant à l’impact des surréalistes, qu’il a un peu croisés à Paris avant la guerre, et ensuite à New York, Greenberg fait évidemment le bon choix en préférant Miró et Masson à Dali et Magritte :  « En outre, écrit-il en 1953, nous avons énormément gagné à la présence d’André Masson de ce côté-ci de l’Atlantique pendant la guerre. Si peu accompli soit-il, et c’est là chose tragique, il demeure le plus fécond de tous les peintres de la génération d’après Picasso, Miró inclus. Plus que tout autre, il a anticipé la nouvelle peinture abstraite, et je ne pense pas que justice lui soit en l’occurrence suffisamment rendue. »  André Breton eût été saisi d’une violente nausée à la lecture d’un pareil « statement ». L’art abstrait lui donnait des boutons, comme tout ce qui lui semblait tendre à la négation de la pensée. Certes, le risque qu’il ait jamais lu Greenberg, pendant et après ses années d’exil, reste fort limité. A cela, plusieurs raisons. Le barrage de la langue constitue la première, le Français ayant refusé d’apprendre l’anglais, sans doute par esprit de résistance… Breton, dont Varian Fry avait rendu possible le transfert depuis Marseille, n’avait même pas la reconnaissance du ventre. L’Amérique libérale une fois rattrapée par le conflit, elle lui devint presque un objet de détestation. Il convient de lire attentivement, à cet égard, le nouveau volume de sa correspondance, dont on ne saura trop remercier Aube Breton et Antoine Gallimard de nous y donner accès. Les plus attendues de ces lettres sont celles qu’il échangea avec Benjamin Péret, le fidèle des fidèles parmi ses généraux dévoués corps et âme. Or, ce sont les années 1941-1945 qui retiennent avant tout, et notamment ce qu’il dit du milieu intellectuel où il est supposé avoir fait fonction de mage écouté. Au contraire, assez isolé et fauché, bientôt plaqué par Jacqueline, Breton ne comprend pas grand-chose à l’intelligentsia new yorkaise et ses codes. Il semble inapte à saisir et exploiter les tensions du milieu marxiste, voire repérer les staliniens qu’il déteste autant que Péret. Ce dernier, chose rare parmi les surréalistes, avait le courage de ses opinions et s’était battu en Espagne contre les franquistes. Il eut tout loisir là-bas d’examiner les hommes de Moscou à l’œuvre, il en conçut à jamais une haine envers la Russie soviétique et ses sbires. Est-il encore nécessaire de recommander son Déshonneur des poètes de 1945, réponse tonique aux nouveaux « cadres » du PCF, Aragon, Eluard, Tzara ? Avant cela, celui qui ne « mangeait pas de ce pain-là » aura applaudi à toutes les démarches de Breton visant à démonétiser la mobilisation des artistes de New York, américains ou pas, en  faveur de la guerre contre Hitler. Du côté de Duchamp, pas de risque de prurit patriotique, il flottait dans le déni de réalité depuis la première guerre mondiale, qu’il avait su contourner. Devenu scénographe de Peggy Guggenheim, il avait déjà fort à faire.

Dès Pearl Harbour, depuis le Connecticut où il s’est retiré (et où Gorky le visita), Masson, lui, se collette à l’Histoire. Le désir d’en découdre, de la part du miraculé du Chemin des Dames, déplaît à Breton et à Péret. Début janvier 1942, le premier écrit au second, exilé au Mexique : « Masson, également très éveillé (agité aussi, je n’ai pas besoin de te le dire). Il habite la campagne où nous allons souvent le voir. […] il estime qu’il faut commencer par soutenir tous les efforts, même militaires, qui ont pour but d’abattre Hitler (grande méfiance à l’égard des mots d’ordre révolutionnaires, tendance à professer passionnément son mépris du prolétariat, etc.). » La correspondance Breton / Péret cède souvent aux petites vacheries.  Elles vont se corser après que Masson, le 14 juillet 1942, eut exposé son allégorie au titre frontal, Liberté, Égalité, Fraternité (voir notre Art en péril, Hazan, 2016, p. 94-95). Malgré l’absence de note à cet endroit, je pense que la réaction tardive de Péret, le 6 avril 1943, est à mettre en relation avec ce tableau trop tricolore à son goût : « L’histoire de Masson ne me plaît guère : je ne peux pas m’empêcher de penser que cette inscription figurait aux frontons des prisons. Cela indique de sa part, à coup sûr, une grande confusion. » Le meilleur, c’est la réponse de Breton, le 19, au sujet des revues et des artistes qu’il juge compromis : « Par contre, je crois à la nécessité absolue de briser ici avec View (c’est-à-dire une fois de plus la pédérastie internationale). Rompu avec [Kurt] Seligmann qui, sans me prévenir, a cru nécessaire à sa publicité de recouvrir de ses chenilles écrasées le dernier numéro. En difficulté avec Masson à ce même sujet mais tu connais l’antienne avec les peintres ! » Que diraient nos bons esprits si une telle lettre était signée de Drieu la Rochelle ? On préfère, évidemment, la violence d’André quand elle s’exerce sur la clique communiste. Fin 1944, alors qu’il s’agit de réussir son après-guerre mieux que sa guerre, Breton crache avec justesse sur le ralliement de Picasso au PCF, propulsé aux premières loges désormais avec Aragon et Eluard. Mais la logique clivante des surréalistes et leur vœu d’extériorité à toute action commune, en faveur des vieilles démocraties, exigeaient que Breton tapât simultanément sur elles. Aussi Masson, toujours lui, se voit-il accuser, en février 1945, de s’être « perdu dans le conformisme gaulliste le plus exalté ». Mais soudain, avant que la lettre ne se referme, un moment de lucidité involontaire, freudien : « Force est de reconnaître que dans l’ensemble les surréalistes se sont plus plutôt moins bien tenus que les autres éléments de l’immigration. Et pourtant ! »

Stéphane Guégan

*Clement Greenberg, Katia Schneller (éd.), Ecrits choisis des années 1940, Art et Culture, Macula, 48€. Dans L’Abstraction avec ou sans raisons (Gallimard, collection Art et Artistes, 26€), Eric de Chassey ausculte et discute à maintes reprises l’esthétique de Greenberg, son obsession de la planéité, sa remise en cause du tableau de chevalet (limites, loi du cadre) et l’idée d’un leadership américain au sortir des années 1940. Notons aussi la reparution indispensable de Jackson Pollock, Lettres américaines 1927-1957, Grasset, Les Cahiers rouges, 10,90€.

**André Breton et Benjamin Péret, Correspondance (1920-1959), édition et présentation de Gérard Roche, Gallimard, 29€. Le même éditeur fait paraître la Correspondance de Breton avec Tzara et Picabia (26€) dont Henri Béhar reconnaît lui-même qu’elle était presque entièrement connue des lecteurs du grand livre, bien que vieilli, de Michel Sanouillet, Dada à Paris (Pauvert,1965). L’introduction du volume en résume la matière, au lieu de la réviser dans un sens critique. Qui mettra fin à La Légende dorée du dadaïsme ?

D’autres Amériques… Détesté des surréalistes, ce qui est souvent une preuve de mérite, Paul Claudel pratiqua l’amour fou en donnant bien plus de sa personne que certains d’entre eux ?  Il est vrai que sa fougue sexuelle, dévorante et dévoreuse, ne se révèle à lui, et ne se libère que fort tardivement. En matière de révélations, Dieu et Rimbaud, qu’il ne dissociait guère, suffisaient à Claudel. Dans son premier théâtre, qu’on dit symboliste quoique tout y ramène à la vraie vie, il est plus de femmes désirées que de corps unis. Ainsi la fameuse Lâla descend-elle naturellement des chimères du romantisme, êtres de rêve et de nuées : « Je suis la promesse qui ne peut être tenue. » Or, voilà qu’à 32 ans, encore vierge, Claudel croise, sur le bateau qui les mène en Chine, l’élue. Nous sommes en octobre 1900. Et le nouveau siècle semble tenir ses engagements. Rosalie Vetch n’appartient pas aux communes allumeuses, prédatrices au long cours que la Belle Époque ne cantonne pas aux hôtels internationaux. Native de Cracovie, mariée et mère de quatre enfants, convaincue de voler très au-dessus du tout-venant, elle s’offre tous les luxes et répond à l’instant sans penser au lendemain. Quatre années va pourtant durer cette intense et étrange liaison. Puis les amants, en 1904, se séparent d’un commun accord, Rosie porte et déporte l’enfant du péché, Louise, à qui on cachera tout. D’autres hommes remplacent immédiatement le consul torturé de remords. Claudel se sent à la fois trahi et obligé de dire son malheur dans Partage du Midi. Rosie se mue en Ysé, l’être de chair rejoint les tentatrices claudéliennes, porteuses de malheur et de rédemption. Mais l’histoire, trop belle, refuse de s’arrêter. Après 13 ans, une lettre de Rosie surgit du silence et réveille les ardeurs de l’amant à bicorne. Les lettres reprennent, les étreintes aussi, puis les unes et les autres s’espacent, l’Amitié efface Éros. Leur correspondance, filtre interdit, touchait au mythe. Elle se fait entendre enfin, merveilleusement présentée et éditée par Jacques Julliard et  Gérald Antoine, le meilleur connaisseur de Claudel. Elle confirme que le désir de possession, au double sens de la plénitude et de la pénitence que l’écrivain y cherchait désespérément, resta frappé d’insatisfaction. On découvre une Rosie plus attachée à ses intérêts et ses besoins d’argent qu’à son amant et ses livres. Le plus motivé des deux fut donc Claudel, ses lettres d’amour brûlent en autarcie. C’est aussi l’Asie, la Chine et surtout le Japon, qui rendit possible la belle rencontre d’Émile Guimet et de Félix Régamey. L’un est l’héritier entreprenant d’industriels lyonnais, lecteur de Renan, féru de religions et impatients de les comparer sur le terrain… L’autre est un peintre qui attend toujours son livre, cet ami de Fantin-Latour appartient à la « génération de 1863 » (Michael Fried). Républicain, il se cogna à Verlaine et Rimbaud à Londres au moment où la Commune en fait le refuge des indésirables de toutes espèces. Van Gogh appréciait ses contributions à The Illustrated London News. Passé au service de Guimet en 1873, il mettra en images leurs pérégrinations et les rites religieux  dont ils furent les témoins précis. Ethnographie moderne et « japonisme interprété » (Philippe Burty) expliquent le succès de toiles qu’on est plus qu’heureux, reconnaissants, de voir revenir sur les murs du grand musée parisien. SG // Paul Claudel, Lettres à Ysé, édition de Gérald Antoine, sous la direction de Jean-Yves Tadié, préface de Jacques Julliard, Gallimard, 29€ / Cristina Cramerotti et Pierre Baptiste (dir.), Enquêtes vagabondes. Le voyage illustré d’Émile Guimet en Asie, Musée national des arts asiatiques – Guimet / Gallimard, 39€.

VOILES D’IMPUDEUR

bouchardon-2Bouchardon ou l’antique fait homme, répétaient en chœur ses contemporains les plus avisés ! C’est que le sculpteur, l’un des plus éminents du règne de Louis XV, voua une passion égale à l’art grec et au sexe fort. Après avoir exploré l’intimité de Parmesan, le Louvre nous livre magnifiquement la sienne. On verra, du reste, que le Français n’ignorait rien des turpitudes du maniériste italien. La rétrospective de Guilhem Scherf et de Juliette Trey ne pratique pas le voile de pudeur. Elle s’ouvre sur la copie du Faune Barberini, que Bouchardon exécuta, à Rome, au titre des obligations scolaires de l’Académie de France. Son métier plus gras, plus sensuel, plus moderne et épidermique, transfigure le modèle vénéré et décuple l’impudeur inouïe de sa pose. A l’autre bout d’un parcours qui alterne habilement sculptures et dessins, inséparables leviers d’une perfection jamais desséchante, surgit le très suggestif Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, autour duquel le visiteur est appelé à tourner, comme Bouchardon roda autour de l’adolescent de chair qu’une série de sanguines montre sous toutes les coutures. Or, en 1750, le sourire de ce Cupidon espiègle et ses fesses rebondies, souvenir précis du Parmesan, déplurent, déçurent. L’«antiquité retrouvée », dont Bouchardon était le superbe champion, devait rester sourde aux grâces et aux invites du rocaille dont le janséniste La Font de Saint-Yenne, parmi d’autres, s’érigeait en pourfendeur. A revenir sur cette polémique révélatrice, comme le fait Scherf en détails, l’audace latente de l’œuvre force les silences de la censure morale pour qui sait lire entre les lignes. Le reproche fait à Bouchardon d’avoir dégradé l’image du jeune dieu tenait à deux choses, l’opération mécanique, triviale, de la taille de l’arc, et les volutes hanchées du contrapposto. Au fond, la souplesse érectile de l’Amour, plus explicite que son précédent italien, fait horreur à La Font de Saint-Yenne, et le bras gauche trop uni à la cuisse ne lui semblant d’un « effet heureux ». Dénégation caractérisée… Plutôt que blâmer le souci de réveiller les sens du public, il eût mieux fallu congratuler Bouchardon d’être parvenu à réchauffer le marbre et conjuguer tant de naturel à tant de noblesse. C’est précisément ce à quoi répond l’exposition. Là où l’histoire de l’art cantonnait au rôle d’annonciateur du néoclassicisme spartiate, que préfigurent assurément les bustes du baron Stosch et de ses tendres amis anglais, le Louvre nous révèle un fanatique du baroque romain et un homme pour qui, selon l’adage platonicien de Gautier, le beau est la splendeur du vrai. Adage que Fantin-Latour, le réaliste contraint et souvent contrit, fit sien…

csmbaxrweaao4gzN’opposait-il pas, selon Jacque-Emile Blanche, la saine « tradition » aux « progrès de la folie et de l’orgueil » ? Dès 1879, à mots couverts, deux ténors de la critique lui faisaient grief d’une tiédeur vite venue… Tandis que Huysmans parle du « charme puritain et discret » d’une peinture trop retenue à son goût, Paul de Saint-Victor a ce mot : « Le pinceau de Fantin-Latour ne pourrait-il pas enfin quitter ou éclaircir son long deuil ? » Nous célébrons tous quelque enterrement, notait Baudelaire en 1846, à l’appui de sa définition du moderne et de la beauté paradoxale de l’habit noir… Sans doute Fantin trouvait-il du charme, et du « charme indigène », aux funérailles dont sa peinture est remplie. Son meilleur tableau reste L’Hommage à Delacroix de 1864. La nouvelle vague, avec Manet et Whistler pour phares, s’y rassemble et l’ensemble a une allure folle, une fermeté de facture et de composition, et une densité de pâte qui s’accordent encore à l’audace des tout débuts. Certains autoportraits datent de cette époque, l’un d’entre eux eut même les honneurs du Salon des refusés en 1863 (ce tableau non identifié et non retrouvé, sauf erreur, il me semble l’apercevoir dans la photographie de Fantin, au milieu de son atelier, qui orne le seuil de la rétrospective du Luxembourg). Sans doute Le Toast du Salon de 1865, que Bridget Alsdorf a réhabilité dans un livre décisif, serait-il considéré aujourd’hui comme un des must de la « nouvelle peinture » si son auteur ne l’avait lacéré, de rage, au lendemain d’une exposition dont il fut, avec Olympia, la risée. Pourquoi tant de haine ? Fantin avait choisi de peindre ses amis, Manet et Whistler toujours en tête, trinquant à la Vérité, laquelle n’était autre qu’un beau modèle d’atelier dressée au-dessus des messieurs en frac ou en kimono… Mieux que La Liberté de Delacroix, son Toast fusionnait l’allégorie et la chose vue. Alsdorf a raison d’y voir la marque de L’Atelier de Courbet et du Déjeuner sur l’herbe de Manet, où la femme se hisse au symbole sans cesser d’être un être de chair et de désir. Mais là était le hic. En détruisant l’œuvre dont la presse gaussa l’arrogance de mauvais goût, le neurasthénique Fantin effaçait autant une humiliation que l’aveu d’une frustration sexuelle qui s’avoue ailleurs. Ce que suggèrent ses autoportraits spectraux, la correspondance le confirme. Delacroix, Whistler et Manet agirent sur lui comme un surmoi paralysant. Les tributs qu’il aura multipliés au « génie » traduisent assez clairement le doute, que seul le succès final de sa peinture de « fantaisie » soulagera un peu. Ces rêveries vénitiennes enveloppent leurs étreintes possibles dans une atmosphère qui les déréalisent assez pour en faire un objet de fantasme enfin heureux. Que Fantin-Latour ait eu recours à la photographie, et notamment aux nus féminins les plus scabreux et les moins licites, ne fait que confirmer le transfert qui irrigue un univers pictural condamné à biaiser en permanence, pour le meilleur et le pire.

besnard_dosdefemme1889L’amour des femmes, Albert Besnard (1849-1934) n’en fit pas une passion clandestine, presque honteuse, et la remarquable rétrospective du Petit Palais, vraie revanche sur l’oubli, examine cette prédilection avec une franchise stimulante. De tout ce qui peut aujourd’hui nous ramener à lui, son mundus muliebris constitue le meilleur passeport. La preuve que ce soi-disant pompier n’en fut pas un, c’est que le beau sexe étincelle dans sa riche peinture et y allume toutes sortes de choses. Sa verve, tout d’abord. L’indépendance du peintre, style et sujets, joue ainsi en sa faveur. Elle est d’autant plus méritoire que Besnard décida tôt de faire carrière… Comme la plupart des élèves de Cabanel et des futurs Prix de Rome, il acquit vite les moyens et les titres pour accéder aux commandes officielles et, en particulier, aux chantiers de peinture murale, vitrine du pouvoir par excellence. Sous la IIIème République, la décoration monumentale reste un prolongement de la prédication civique. Et c’était très bien ainsi, d’autant que la veine néobaroque ou néo-rocaille de Besnard ne s’épuisera jamais à couvrir les surfaces exigées. Sorbonne, Ecole de pharmacie, mairies d’arrondissement, jusqu’au Petit Palais, rien ne lui fait peur et rien n’entame son sens de l’espace et l’éclat d’une palette imprévisible, orientale avant même de se découvrir orientaliste. Le portrait, de même, lui allait comme un gant. Face au tapage des spécialistes du genre, Carolus-Duran et ses clones, il sait résister à la cacophonie des accessoires et à la virtuosité gratuite. Le modèle n’est jamais sacrifié à son image, qu’il s’agisse de proches d’Henri Rochefort (Besnard est très rad-soc), d’un ancien Communard devenu Ambassadeur de France à Rome, ou de brûlantes créatures dont on ne sait trop à quel monde elles appartiennent. Madame Pillet-Will, qui ébranla le fragile Mauclair en 1901, nous fait vite comprendre pourquoi on l’appelait la panthère…On navigue entre Largillière et Van Dongen. Plus piquante encore, la féline créature qui émerge de Féérie intime, justement qualifiée de baudelairienne en 1902, efface d’un coup les plâtreuses et théâtrales hétaïres de Cabanel. En peinture, il y a une vérité du médium qui ne trompe pas. Or Besnard fut aussi l’un des restaurateurs du pastel rococo, épiderme caressé et vapeur de lumière, de même qu’il se range parmi les poètes de l’eau-forte. Legros avait été son ami, Rops et Whistler ses pères… Le noir, il nous le rappelle, sied aux grands coloristes et aux grands amoureux. Besnard a donc bien mérité de la patrie. Doublement académicien, patron de l’Ecole des beaux-arts, directeur de la villa Médicis, il eut droit aux actualités Pathé-Gaumont et, avant Braque, à des funérailles nationales dans la cour du Louvre, quelques mois après les événements de février 34. Qui dit mieux ? Stéphane Guégan

NM 770*Bouchardon (1698-1762). Une idée du beau, Musée du Louvre, jusqu’au 5 décembre. Du catalogue (Somogy éditions/Louvre éditions, 49€) et du volume que Juliette Trey consacre au millier de dessins de Bouchardon que conserve le Louvre (Mare § Martin/Louvre éditions, 110€), nous reparlerons quand il s’agira de faire le bilan objectif des meilleures réalisations de l’année en matière de livres d’art. Signalons le Solo que Guilhem Scherf consacre à L’Amour controversé de 1750 (Somogy éditions/Louvre éditions, 9,70€) et le brillant essai de Marc Fumaroli, sur qui glisse avantageusement l’opposition scolaire du rocaille et du néoclassicisme (Le comte de Caylus et Edme Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV, Somogy éditions/Louvre éditions, 7€). On en aura fini après avoir évoqué trop rapidement deux expositions remarquables, visibles au Louvre jusqu’au 16 janvier : tandis que Geste baroque frissonne des outrances sucrées de l’art autrichien des XVIIème et XVIIIème siècles, Un Suédois à Paris regroupe les perles de la collection du comte Carl Gustaf Tessin, diplomate et figure du monde des arts dans les années 1730-1740. Le meilleur du goût français, de Bouchardon à Lemoyne et Oudry, se prit à ses filets experts. Les Boucher en constituent l’acmé. A lui seul, Le Triomphe de Vénus, grand chef-d’œuvre du XVIIIème siècle, justifie ce formidable partenariat avec Stockholm.

fantin_couv_solo-1024**Fantin-Latour. A fleur de peau, Musée du Luxembourg jusqu’au 12 février. Catalogue sous la direction de Laure Dalon (RMN éditions, 35€). Les photographies érotiques, et la façon dont elles documentent la peinture de « fantaisie », en forment la partie la plus neuve. En 2013, Bridget Alsdorf signait la meilleure étude jamais consacrée à Fantin depuis la rétrospective de Douglas Druick et Michel Hoog (1982). Fellow Men : Fantin-Latour and The Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting (Princeton University Press, 45$) place l’idiosyncrasie instable du peintre au cœur de l’étude qu’elle consacre à ses portraits collectifs, dont elle explore chaque tension (mal vécue) et chaque pulsion (mal contenue). De son côté, Frédéric Chaleil a eu la brillante idée de réunir quelques-uns des grands textes inspirés par l’artiste. Ceux de Blanche et, à un moindre titre, de Gustave Kahn sont de purs bijoux, qui mériteraient de retenir davantage les historiens d’art (Fantin-Latour par ses contemporains, Les Editions de Paris, 15€).

sarony_wilde_assis_0***Albert Besnard (1849-1934). Modernités Belle Epoque, Paris, Petit-Palais, jusqu’au 29 janvier 2017. Catalogue sous la direction de Christine Gouzi, Somogy, 39€. Il faut absolument voir, dans ces mêmes murs, l’exposition Oscar Wilde. L’impertinent absolu (jusqu’au 15 janvier) sur laquelle se sont penchées toutes sortes de fées, y compris son petit-fils. L’Irlandais scandaleux passa les dernières années de sa vie à Paris, une manière d’élection, afin d’inverser l’éviction que la prude Albion venait de lui signifier. Sans être condamné à l’exil, Wilde avait préféré se rapprocher du monde libre. Et le Paris de Lautrec, Gide et Henri de Régnier l’accueillit, avec plus ou moins de chaleur, comme l’enfant prodigue, enfin revenu… Grand lecteur des Français, Gautier, Baudelaire et tant d’autres, Wilde se fit d’abord connaître par d’insolents articles sur la peinture, principalement anglaise, qui se voyait à Londres dans les années 1870. On lui pardonnera d’avoir parfois préféré les seconds couteaux du préraphaélisme à Whistler, Tissot et Legros, puisque ses choix répondaient au double impératif du beau et de la passion. Or, en ces matières, il n’était de loi que la sienne. SG

Livres illustres, livres illustrés

product_9782070197514_195x320Les plus grands s’y sont attaqués, Füssli, Delacroix, Manet, Masson… Le sublime Hamlet est resté le rêve et le cauchemar de l’illustrateur, si libre que soit son accompagnement, disait Matisse, du texte. Un rêve, d‘abord. Hamlet place l’image devant une suite apparemment désordonnée de situations passionnelles, toutes aptes à frapper les esprits et stimuler les crayons. Il y a donc abondance, cascade, vertige. La difficulté n’est pas tant de dominer l’action dans ses hardiesses que de la saisir dans son halo de non-sens et presque de « nonsense ». Car la folie du monde, la folie des hommes, thème central du grand William, ne s’isole pas, elle colore l’ensemble de la pièce de toutes les nuances du noir des âmes et des désirs. La folie vaporise jusqu’au sentiment d’être. Aki Kuroda avait donc fort à faire. Il dit, en couverture, avoir voulu « interpréter » le texte. De fait, il le laisse respirer, en saisit la fantaisie, l’humour et la métaphysique dans la multiplicité de ses registres graphiques et chromatiques. L’œil passe du gris au rouge, du jaune au bleu, comme il passe d’un hommage crypté à Malevitch aux brouillages savoureusement boueux d’un De Kooning. A héros divisés, palette ouverte et scénographie centrifuge, théâtre dans le théâtre, of course. Le néant est toujours de bon conseil (William Shakespeare, Hamlet, interprété pat Aki Kuroda, Gallimard, 45€). SG

nouvelles-orientales-de-marguerite-yourcenar_embed_news_focusL’hygiène du voyage, Marguerite Yourcenar l’appliqua à sa vie et son œuvre, ignorantes du mono-culturel, comme des frontières du temps et de l’espace. Il est vrai que la République des Lettres où l’écrivain prit place, dans les années 1930, mettait un point d’honneur à cultiver son cosmopolitisme et laissait courir en tous sens une curiosité qui s’est perdue. Les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar illustrent l’amour du vagabondage littéraire dès leur titre, à double horizon. L’Orient neuf qu’elles visitent s’étend de la Chine au vieil Amsterdam de Rembrandt, de l’Europe centrale à la Grèce de l’entre-deux-guerres. Ces nouvelles orientales, en outre, fondent leur nouveauté sur la réécriture d’anciens contes, ainsi renouvelés. Certaines sources sont chinoises, d’autres japonaises ou indiennes. S’il puise ici aux ballades balkaniques du Moyen Âge, le récit emprunte ailleurs aux simples fait-divers, réservoir d’anciennes pratiques. Une même errance, essence de toute fiction, relie l’ensemble. De peur d’en ralentir ou alourdir le pas, la main de Georges Lemoine se fait elle aussi orientale. Le vol de l’insecte lui sert de boussole, le grain du papier de limite. Ses légers crayons ne couvrent pas plus la page qu’ils n’en abusent. Quelques signes, presque rien, et le tour est joué. Même les Vanités de Philippe de Champaigne se délestent de leur jansénisme pesant… Ces Nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar les confia initialement, en 1938, à Paul Morand, alors directeur de collection chez Gallimard. Grasset avait été jusque-là son principal éditeur. Emmanuel Boudot-Lamotte, entre les deux maisons rivales, fut le parfait trait d’union. Tendre ami d’André Fraigneau, l’un des piliers de Grasset, il s’occupa de Yourcenar, à partir de 1938, pour le compte de Gallimard, notamment des Nouvelles orientales et du Coup de grâce, roman construit sur un triangle amoureux impossible (Fraigneau n’était pas fait pour les femmes, quant à Marguerite…). La correspondance Yourcenar / Boudot-Lamotte s’adresse à ceux qu’intéressent la France de la « drôle de guerre », le milieu littéraire français, la culture américaine et, last but not least, l’épuration de l’édition parisienne, Grasset ayant particulièrement dégusté. (Marguerite Yourcenar, Nouvelles Orientales, illustrations de Georges Lemoine, Gallimard, 25€ ; idem, En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte, Gallimard, 21€) SG

i24374On pensait tout avoir de Sylvia Plath (1932-1963), tout savoir d’elle et de sa très belle poésie d’écorchée vive. Et voilà, nouvelle révélation, que La Table ronde réunit en un précieux album quelques-uns de ses « dessins » dont le public londonien, apprend-on sous la plume de sa fille, avait eu la primeur en 2011. Frieda Hughes, l’un des deux enfants qu’eut Sylvia avec le poète Ted Hughes, nous rappelle qu’il arriva à sa mère d’écrire sous l’inspiration des peintres, Gauguin, Klee, De Chirico et même le douanier Rousseau. Ses dessins, eux, racontent une autre histoire. Face à la feuille blanche, son « style primitif » (Sylvia dixit) n’a rien de primitiviste. La jeune femme, au contraire, serre le motif avec l’acharnement de celle qui sait que la poésie répondra à cette concentration d’effet. On pense à Dürer et Hopper plus qu’aux champions de l’archaïsant ou de l’enfantin. La suite parisienne, vues des toits, instantanés urbains, farniente d’une Américaine de passage, cafés et chats, possède le délicieux parfum du Paris des existentialistes, dont elle se moque gentiment. Mais les lecteurs d’Ariel, depuis George Steiner, se méfient de « l’altière nudité » que Sylvia Plath mettait dans tout. N’était-ce pas la marque d’une pudeur et d’une peur, d’un goût et d’un dégoût de la vie ? « Mourir est un art, comme tout le reste. Je m’y révèle exceptionnellement doué», énonce Dame Lazare. Ces croquis poussés en maître sont sa part solaire (Sylvia Path, Dessins, introduction de Frieda Hughes, La Table ronde, 22€).

1014Notre rapport aux animaux, dit-on, a changé, il est plus respectueux, plus responsable. Viendra peut-être un jour où, l’éthique dégénérant en morale liberticide, il ne sera plus possible d’offrir aux lecteurs le très singulier bestiaire que Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss ont conçus ensemble, dans l’écoute l’une de l’autre, comme tout bon livre d’images doit l’être. Le leur fait écho aux imagiers de notre enfance, format oblong, texte ramassé sur son mystère, et « vingt-huit bêtes », qui sont autant de miniatures fantasques, détachées du papier blanc, mais habitées d’une étrange « vie intérieure ». Oiseaux, poissons, crustacés et mammifères, pareils aux divinités orientales, ont accédé à la sainteté loufoque des corps transparents et au grouillement kaléidoscopique de la baleine Jonas (sa cousine fait une apparition). Mais cette drôle de ménagerie ne se contente pas de défiler devant nos yeux attendris ou amusés, elle s’ouvre, chambre d’échos, à la poésie de Marie NDiaye. Les plus beaux chants d’amour ne sont pas nécessairement tristes. Le sien s’animalise secrètement par petites touches et subtils déplacements de mots répétés. N’était-ce qu’un songe ? Aux bêtes que nous sommes de le dire (Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss, Vingt-huit bêtes ; un chant d’amour, Gallimard, 18,50€). SG

Une beauté d’enfer

Les plus courts, en la matière, sont les meilleurs. Je veux parler de ces récits qui, lus tôt et relus souvent, ensoleillent votre existence à jamais. Avec son mélange vivifiant d’amertume racée et de jeunesse incurable, La Ligne de force en fait partie, de même que Thomas l’imposteur, Le Feu follet ou L’Âge d’homme, si l’on reste en France et au XXe siècle. Publié en 1958, au lendemain de l’invasion de la Hongrie pour ainsi dire, La Ligne de force sonnait le glas d’une supercherie qui n’avait que trop duré, et dont l’auteur assumait sa part de rêve et d’irresponsabilité. Ce fut longtemps le seul livre de Pierre Herbart qui ait freiné la désaffection dont souffrit son œuvre après 1950. La renaissance du bel Alcyon date du milieu des années 1970, époque d’hédonisme libertaire en mal de pères fondateurs. À peine mort, Herbart rejoignit d’un coup d’aile le panthéon de la génération 68, à laquelle il tendait un rare cocktail de contradictions capiteuses. N’avait-il pas été de toutes les marges, sexe, drogue et politique? N’était-il pas un précurseur de l’anticolonialisme, à l’instar de Malraux, qu’il aurait pu croiser en Indochine? Ne s’était-il pas publiquement dépris du stalinisme en 1936, au moment même où tant d’autres lui vendaient leur âme? C’était déjà beaucoup pour un seul homme. Et quel homme! Intime de Jean Cocteau entre 1924 et 1929, opiomane et coureur de marins comme son mentor, complice d’André Gide ensuite, époux d’Élisabeth van Rysselberghe par amour et abonné aux garçons par désir, voyou aux traits d’ange, mal vu de certains rabat-joie de la NRF, Herbart accumulait les titres d’une gloire posthume bien méritée. Son style direct, proche de la confidence et de l’insolence à la fois, ajoutait un charme indéfinissable, mais certain, à cette «vie légendaire».

Depuis qu’elle a été forgée par Jacques Brenner en 1978, à la faveur de son irremplaçable Histoire de la littérature française, la formule colle à Herbart et lui va bien, trop bien peut-être. Puisqu’il s’est beaucoup raconté lui-même, avouant avec la même grâce sa brulante homosexualité, ses troublantes parenthèses féminines, sa passion du farniente et ses engagements successifs, jusqu’aux derniers combats de la Résistance, ce héros sans piédestal semblait ne plus rien devoir nous révéler des frasques, des aventures et du courage qui faisaient notre admiration. Qu’il ait fallu attendre 2014 pour voir surgir une biographie d’Herbart vraiment solide confirme assez la vigueur de la légende. Jean-Luc Moreau n’appartient pourtant pas à la famille des renifleurs de cadavres. Son propos n’est pas de ruiner nos illusions, de débusquer une seule vérité sous la fiction des romans d’Herbart et la concision de ses souvenirs. Il entend, au contraire, donner plus de chair, de champ, de sens ou d’ambiguïté à l’auteur si retenu de La Ligne de force. Le hasard décide de nos vies, répétait Herbart par dégoût des grands mots. Ayant à retracer une vie moins aléatoire qu’on le croyait, Jean-Luc Moreau apporte quelques correctifs à l’aphorisme et signe le portrait nuancé d’un écrivain sûr de son pouvoir de séduction, travailleur et jouisseur à la fois, souriant à l’inconnu et cynique à l’occasion: on est parfois condamné à tuer ce qu’on aime. Stéphane Guégan

*Jean-Luc Moreau, Pierre Herbart ou l’orgueil du dépouillement, Grasset, 29€ // Alors qu’elle fourmille d’informations, exhume quelques documents inédits et réexamine certaines idées reçues, cette biographie fait le choix d’un appareil de notes réduit au strict nécessaire. On peut le regretter. Quelques petites coquilles s’y glissent, que le lecteur rétablira de lui-même (exemple : la biographie que Frank Lestringant a consacrée à André Gide a pour éditeur Flammarion, et non Gallimard). Mais le plus important est le soin et le courage avec lesquels l’auteur discute ceux qui ont glosé avant lui, d’Aragon à Bernard-Henri Lévy, l’itinéraire politique d’Herbart et de son cercle.

Rex is back !

Le jeu des ressemblances improbables a toujours intrigué les esprits agiles. Qu’Alain Minc en soit un, personne ne saurait le nier. De même, son art du livre bref et son goût des personnalités troublantes, sinon troubles. Sa dernière parution ne déroge pas aux vertus des précédentes. Enlevée et directe, elle parvient à contenir les vies parallèles de Jean Moulin et René Bousquet en 180 pages aérées. À première vue, rien ne rapprochait le symbole de la France libre et le Fouché de la France brune. En lisant l’avant-propos de L’Homme aux deux visages, titre surprenant, on comprend vite que Minc va surtout s’intéresser à ce qui fit basculer Moulin et Bousquet, si comparables à maints égards, en des camps opposés. Leur progression foudroyante dans la carrière préfectorale, au cours des années qui précédent juin 1940, confirme d’indéniables qualités individuelles autant que ce sens des réseaux hérité de la franc-maçonnerie radical-socialiste. Les divergences vont poindre sous le Front populaire et s’accuser au lendemain de la défaite. Minc admire le courage et la lucidité de Moulin, il n’en est pas moins fasciné par Bousquet, qui vaut mieux que ses manières de dandy et les paradoxes de son collaborationnisme d’État. Pas plus que Laval, son mentor, l’homme du Vel d’hiv n’adhère à l’antisémitisme des durs de Vichy et des ultras de la capitale, dont il s’est toujours écarté.

Minc nous montre surtout un homme pris au piège de son efficacité, de sa puissance d’accommodement et du jeu subtil des Allemands, qui se lasseront du fonctionnaire zélé mais indépendant fin 1943. «De l’exercice auquel je me suis livré, nul ne peut tirer de conclusion définitive», précise Minc avec une belle honnêteté. L’ouvrage de Jacques Gelin, une somme admirablement menée, se veut plus nette sur l’entrelacs de raisons qui aboutirent à la capture de Moulin et à sa liquidation sauvage par les services de Klaus Barbie. De façon assez étonnante, Minc tait le débat que suscite l’arrestation de Moulin depuis celle, voilà trente ans, de l’ancien chef de la Gestapo de Lyon. Or, Moulin a bien été «trahi» avant de tomber, à Caluire, le 21 juin 1943, entre les mains de ses bourreaux. Et trahi par les siens. Une «infamie», avouera De Gaulle. Qu’est-ce à dire? L’enquête de Jacques Gelin est de celles qui remuent des montagnes de silence, de complaisances judiciaires et de paresse historiographique. Sur le détail du travail abattu, seuls les meilleurs spécialistes de la Résistance peuvent se prononcer. Mais tout un chacun sortira ébranlé de cette lecture poignante et de ses révélations. Car elles mettent au jour le fonctionnement, peu orthodoxe et très conflictuel, de l’armée secrète en ses diverses fractions. On savait que Moulin, avec ses manières d’ancien préfet qui plaisaient au Général, eut du fil à retordre avec les ténors du maquis. Il était loin d’imaginer que cette autre guerre, sur fond d’un débarquement que les services américains voulaient faire croire imminent, aboutirait à son sacrifice au nom de la lutte contre Moscou, pour ne pas dire De Gaulle. Stéphane Guégan

*Alain Minc, L’Homme aux deux visages, Grasset, 17€

*Jacques Gelin, L’Affaire Jean Moulin : trahison ou complot?, Gallimard, 24,90€