Qui ne se souvient de l’incipit de Vol de nuit ? « Les collines, sous l’avion, creusaient déjà leur sillage d’ombre dans l’or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière : dans ce pays elles n’en finissent pas de rendre leur or de même qu’après l’hiver, elles n’en finissent pas de perdre leur neige. » Sillage, or, soir : c’est le langage des Fleurs du Mal et la tentation qui s’y lit, ça et là, de peindre sur les ténèbres, en détournant la clarté des étoiles… Antoine de Saint-Exupéry, né avec le siècle, a rempli ses jeunes années de bonnes lectures : on le sait très sensible aux Parnassiens, et d’abord au très baudelairien François Coppée, dont il a retenu, prémonitoires, la mélancolie des départs, les songes humiliés, les petites vies devenues grandes. Et quand la plume se saisit d’Antoine entre 1914 et 1918, la guerre, dont son âge le prive, lui inspire des sonnets indemnes de gloriole. L’un d’entre eux, redécouvert à l’occasion d’une vente aux enchères en 2017, annonce les romans de l’aviateur et le thème de la nuit protectrice et dangereuse, cette peinture à fond noir :
L’Horizon flamboyant jette au travers des bois / Des lueurs où se mêle un rouge de fournaise / Il fait nuit mais au loin comme un morceau de braise / Un village brûlé s’auréole parfois.
Un jeune de vingt ans, sentinelle française / Songe à son vieux logis quitté depuis des mois / Il soupire en glanant ses rêves d’autrefois / Comme on glane les morts quand le combat s’apaise…
Se tournant vers le ciel il y regarde encore / Le sillage éclatant d’un projectile qui fuse / Mais déjà tout s’éteint, plus de sillage d’or
Et le soldat soupçonne en son âme confuse / Qu’en plein essor, noyés dans l’ombre qui les suit, / Nos rêves quelque fois s’éteignent dans la nuit.
C’est probablement le genre de poésies qu’Yvonne de Lestrange, cousine de sa mère, trouvait aussi prometteuses que sentimentales. Elle n’en poussa que davantage le débutant, à partir de 1919, dans les bras de la N.R.F, rétive aux excès de lyrisme. André Gide comptait parmi les familiers d’Yvonne l’affranchie, bientôt divorcée du duc de Trévise. Dès 1923, Saint-Ex, devenu pilote militaire sous les drapeaux, aimerait voir son nom au sommaire de la revue prestigieuse. Il informe alors sa mère y publier bientôt Un vol. Mais son rêve s’éteint vite, aussi vite que la tentative de donner, en 1927, la scabreuse Manon. On mesure l’amertume de l’écrivain empêché à la lecture de cette lettre adressée à Yvonne en novembre 1926 ; l’aviateur, qui vient de rejoindre la firme Latécoère à Toulouse, découvre les premières pages du Voyage au Congo, plus indolentes et esthètes, il est vrai, que la description acerbe du système colonial qui les suivra : « J’ai lu le récit d’André Gide. J’ai toujours la même impression. D’abord une impression d’effort désespéré pour caractériser les choses, pour en donner un raccourci. Mais elles n’en surgissent jamais. A mesure qu’il les touche, il les empaille. Et ce n’est pas donner un raccourci que de supprimer verbes et articles. […] Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. » Stéphane Guégan (« Avec Gide », lire la suite dans la Revue des deux mondes, octobre 2024. Voir aussi Stéphane Guégan, « Saint-Ex remet les gaz », Revue des deux mondes, février-mars 2019, p. 160-162 (https://www.jstor.org/stable/26597275)
A lire aussi Jean-Claude Perrier, Saint-Exupéry. Un Petit Prince en exil, Plon, 19€ et Sylvain Fort, Saint-Exupéry penseur, Gallimard, Folio essais, 7,80€. Perrier sait tout de Saint-Ex et le prouve en concentrant le tir sur la période américaine de l’un de ses auteurs d’élection. Entre décembre 1940 et avril 1943, l’ex-aviateur subit le sort de l’albatros de son cher Baudelaire au milieu, dit-il, d’un véritable panier de crabes. On a beaucoup enjolivé la peinture des « Français de New York », grands résistants de l’arrière. Pas assez gaulliste pour les uns, trop catho pour les autres, voire trop enclin à encourager la réconciliation des Français, de tous les Français, contre l’ennemi nazi, et prêt ainsi à obéir à Giraud, s’il le fallait, en Afrique du Nord, Saint-Ex exaspère aussi bien André Breton (au mieux avec Consuelo) que Jacques Maritain, chacun plaidant pour sa paroisse à coup de sermons et de bassesses médiatiques. On ne lui pardonnait pas, en fait, de percer à jour ceux qui se préparaient à « gérer la France de demain » pour bénéfice de leur action présente. Perrier mêle à sa chronique américaine toutes les femmes auprès desquelles Saint-Ex trouvait de meilleures (et plus belles) interlocutrices que les exilés aigris. Le lecteur n’est pas mécontent de suivre son héros sur les ondes martiales et sur le terrain du cinéma, de l’édition et de l’écriture, qui reste l’essentiel. Du temps de la drôle de guerre, un exemplaire « fatigué » de Baudelaire lui avait apporté le soutien que d’autres demandèrent à Pascal. Une de ses notes confirme son catholicisme de salut (personnel) et de combat (collectif) : « Baudelaire : rédemption […]. Baudelaire : la tache indélébile du Mal. » Le soldat ultime aura lui aussi mis son cœur à nu. Sylvain Fort, comme Perrier, cherche la vérité de Saint-Ex (tout être accompli en possède une) au sein de ses tourments, et de ce pessimisme dont il montre fortement « qu’il s’interdit de désespérer ». Son essai, publié initialement par le regretté Pierre-Guillaume de Roux, a la flamme des bilans intimes et le mordant des contempteurs du renoncement. Bernanos, l’un d’eux, lui permet de revenir à Saint-Ex par le chemin catholique, celui d’un homme que la foi de l’enfance a fui, mais qui n’en est pas moins pour autant habité de charité et d’aspiration au sacrifice. Il se trouve que le cadet a bien lu l’aîné, et notamment Le Journal d’un curé de campagne, peu clément envers « les moignons d’homme ». Cette filiation rappelée, Fort, en tacticien, peut donner sa juste dimension à la brouille qui sépara Saint-Ex et Breton. Sans parler de son horreur du spontanéisme en art, le premier refusait du second l’usage ludique de la langue, et le cirque du paraître au lieu d’être. Que même Le Petit Prince ne soit pas un livre lénifiant à l’usage des plus jeunes confirme le feu sacré, le feu du sacré, qui traverse l’œuvre entier. SG
Made in USA : de Saint-Ex à Lovecraft
C’est Michel Houellebecq qui doit exulter. Lovecraft, son chéri de toujours, a enfin décroché sa place au firmament de La Pléiade, cinq ans après Huysmans, autre favori de l’auteur d’Anéantir (qui vient d’inspirer un article aussi candide que sot au New York Times). De tous ses romans si peu charitables envers l’humanité courante, et l’humanitarisme bétifiant, le dernier est peut-être le plus proche de son maître américain. Les rapprocher, du reste, me paraît plus légitime que d’associer, comme il se fait ici et là, Le Petit Prince à l’univers de Lovecraft. Car rien n’égale la noirceur de ce dernier, et son humour de même couleur, sinon peut-être la palette de son mentor, Edgar Allan Poe. L’ombre de ce dernier, que le cadet la flatte ou la taquine, circule dans bien des récits rassemblés dans le volume qu’a dirigé et, en partie, traduit Philippe Jaworski. L’ambiance fait tout, pensait Lovecraft, très rétif aux gros effets de la littérature Pulp, l’ambiance et le crescendo dans la peur de l’inconnu ou les marges du rationnel. Très peu de fantastique au bout du compte, mais une horreur latente, un effroi inespérément séduisant. On passe d’un asile d’aliénés à une maison hantée, de la tentation du suicide aux gouffres de la désillusion. De Poe, Lovecraft ne prolonge pas seulement l’art de la brièveté, de la raison mise provisoirement en échec, la duplicité des apparences l’obsède, autant que l’impensé des perceptions : « Rien n’est plus absurde, à mon avis, que cette croyance conventionnelle, qui semble si fréquente dans l’esprit des masses, selon laquelle ce qui est ordinaire ne peut être que sain. » L’autre aspect frappant de ces « tales » envoûtantes tient au raffinement de la langue, sortie directement des décadents et autres raffinés de la fin du XIXe siècle. L’un des personnages de Lovecraft, nous dit la passionnante préface de Laurent Folliot, ressemble à Des Esseintes comme deux gouttes d’absinthe. Les mass media dont Lovecraft tira ses maigres revenus lui donnaient la nausée. Sa morale baudelairienne n’en était que plus inflexible : « L’écrivain d’imagination se consacre à l’art au sens le plus essentiel du terme. Son affaire n’est pas de façonner une jolie babiole pour faire plaisir aux enfants, d’illustrer une morale utile […]. » Voilà de quoi, sans parler du reste, déplaire au New York Times. Mais est-il encore permis de lire Lovecraft aux Etats-Unis? Pas sûr. SG / H. P. Lovecraft, Récits, traductions nouvelles, Philippe Jaworski (dir.), Gallimard, La Pléiade, 76€.
A paraître le 17 octobre 2024, Musée, photographies de Nicolas Krief, texte de Stéphane Guégan, Gallimard, 29€ // Exposition des photographies de Nicolas Krief, à partir du 23 octobre, Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75007 Paris. Deux signatures, en présence d’Eric Reinhardt : jeudi 24, à partir de 19h30, Libralire, 116 rue Saint-Maur, 75011 ; Galerie Gallimard, 30 octobre, à partir de 18h30.
La Classe des Arts de l’Académie royale de Belgique a décerné le prix Philippe et Françoise Roberts-Jones à notre Bonnard (Hazan, 2023), ce qui récompense son auteur, plein de gratitude, et tous ceux qui, depuis l’exposition de Jean Clair (MNAM, 1984) ont contribué à remettre ce peintre génial à sa juste place. L’exposition Amitiés, Bonnard-Matisse de la Fondation Maeght, qui vient de fermer ses portes, l’a confirmé au-delà de son titre un peu anecdotique. Nous reviendrons sur ce que Matisse doit à Bonnard.
Cher Jean Clair, Je viens de relire votre grand pamphlet de 2003, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, et je ne peux résister au désir de vous témoigner ma pleine reconnaissance. S’attaquer à un tel mythe de la mémoire collective, un an après l’exposition si brillante, si bienveillante aussi de Werner Spies au Centre Pompidou, il en fallait du toupet et de la constance ! De la témérité, même. Le milieu ne vous avait pas encore pardonné d’avoir remis à l’honneur Bonnard, Balthus et la Vienne 1900, d’avoir exhumé les Réalismes du XXe siècle (cette « hérésie »), et d’avoir fait de Marcel Duchamp, intouchable idole, l’héritier direct de Léonard et de Jules Laforgue plus que des iconoclastes immatures… Eh bien, vous vous êtes jeté dans l’arène comme si de rien n’était. Au moment de vous écrire, je me suis demandé qui, en dehors de vous, au début des années 2000, quand s’ouvre l’ère post-11 septembre, malmenait tant la vulgate du surréalisme et ceux qui avaient, et ont toujours, intérêt à la perpétrer, journalistes mystifiés, libertaires de salon ou universitaires en mal de frissons à bon compte. J’ai donc cherché d’autres réfractaires, aucun. D’autres insubordinations, aucune. C’est à peine si certains, moins aveugles à l’imposture stalinienne que les fidèles du culte, s’étaient permis de condamner le ralliement de nos rêveurs à la faucille et au marteau. Au fond, votre essai ne fraternise qu’avec la dissidence des premiers temps et, d’abord, avec la voix, chère entre toutes, de Brice Parain.
Celui qui fut l’un de vos mentors, et l’un de vos introducteurs à la NRF des années 1960, avait fait du chemin. Vous avez souvent dit votre dette envers ce fils de paysan, brûlé par l’expérience du front en 1916-18, et qui trouva dans la philosophie et, pensait-il, dans le communisme, une réponse au désarroi de la génération perdue. A la sienne et à la vôtre, il apportait une connaissance intime de la Russie soviétique, résultat d’un séjour officiel en 1925-26 et de sa foi en l’éveil d’« un nouvel Homme ». Parain, en effet, s’est convaincu des bienfaits du stalinisme et le clame, en novembre 1929, par l’entremise de la NRF. Alors que « l’affaire Roussakov » ébranle le mythe de l’URSS, mais laisse froid un René Crevel, lui réplique durement à ses adversaires politiques. Le rouge idéal requérait discipline et cécité volontaire, n’est-ce pas ? En 1933, la coupe déborde. Le brillant agrégé avait cru que le communisme « détruirait le mensonge », établirait « une vérité humaine ». Force fut de constater, à l’inverse, que la Terreur s’était installée en Russie. La plupart des surréalistes n’ont pas, eux, rompu si tôt, sans parler d’Aragon, prêt à toutes les apostasies. En 1936, Parain applaudit au Retour de l’U.R.S.S. de Gide, attaqué de toutes parts pour « trahison ». On peut comprendre votre attachement indéfectible à ce Parain-là, d’autant qu’il n’a pas attendu 1939 pour débusquer derrière le nazisme et son racisme « une révolution contre la raison ».
N’est-ce pas ce grief que vous étendez, en 2003, à Breton et ses séides, à leur esthétique et leur politique ? Tout votre essai, me semble-t-il, tend à démonter la phraséologie surréaliste, tenue généralement pour innocente de sa propre inconséquence, de son mysticisme vague, et ainsi à démontrer un large consentement à l’insensé, à la magie, à une vision ésotérique de l’humain et de l’art. En bref, le surréalisme, dites-vous, n’est autre que le produit d’une alliance monstrueuse entre socialisme et occultisme. Comme Raymond Queneau ou Julien Gracq en témoignent, Breton ne fut pas le dernier à régler sa vie, ses amours parfois rocambolesques et ses multiples activités, littéraires comme marchandes, en fonction des astres, des médiums ou des aveux du hasard. Il n’admettait pas plus la contradiction dans les rangs que le divorce entre l’expression artistique et le Grand Tout. Le retour à l’Unité primordiale, fût-ce au moyen du chaos politique ou de la violence aveugle, constitue l’obsession de l’œuvre et de l’homme, au point de muer son appartement en musée maniaque et en chaudron à ondes positives. Musée, ou plutôt cabinet de curiosités, dois-je dire avec vous. La forêt des signes y dévore l’ordre honni des temples du beau. A force de nier que l’œuvre d’art puisse trouver en elle-même sa fin et sa transcendance, Breton l’aura vidée de son être. Simple médiatrice de l’inconscient et de l’Esprit du monde, la représentation refuse les contradictions du réel et la dualité de l’être.
Au moins Breton n’aura-t-il pas démonétisé la figuration en art, selon l’attitude avant-gardiste la plus courante après 1920, au prétexte qu’il fallait en finir avec « la peinture littéraire » et lui préférer l’insignifiance du sujet ou l’autonomie des formes. Vous notez à plusieurs reprises les liens multiples qui rattachent les surréalistes au romantisme et au symbolisme, des petits larcins de Max Ernst aux fantasmagories érotiques de Gustave Moreau, pour ne pas parler du primitivisme de Gauguin, mieux informé, du reste, des réalités ethnographiques que les surréalistes et leur sens réducteur de l’altérité. La primauté du merveilleux n’a jamais quitté Breton, tantôt chiffonnier du marché aux puces, tantôt poète des épiphanies ordinaires. Par chance, les œuvres échappent aux théories, comme vous le rappelez aussi. S’il fallait se borner au programme surréaliste et à sa morale vacillante, nous aurions fermé la porte à ces chevaliers d’un onirisme assez daté. Même leur anti-modernité, malgré la destruction en cours du vivant, n’est plus la nôtre. Mais laissons à Brice Parain le soin de conclure puisque vous citez ce passage de son autobiographie. Après avoir lu Les Pas perdus (1924), il avait demandé audience à Breton et, poussé par sa droiture, lui avait signifié son refus de tricher avec le langage, instrument de vérité et non de révélation. « J’étais dans la direction contraire, la vie ». Belle formule balzacienne, et sur laquelle je vous quitterai, cher Jean Clair. Que Dieu nous garde des boules de cristal.
Stéphane Guégan
*Texte extrait du Hors-série Surréalisme de Beaux-Arts, septembre 2024, 13€ // Exposition Surréalisme, commissaires : Didier Ottinger et Marie Sarré, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, jusqu’au 13 janvier 2025 , catalogue 49,90€. En mars 2002, Werner Spies estimait avoir assez de recul pour évaluer à sa juste valeur, esthétique et historique, ce qu’il appelait « la révolution surréaliste », vaste secousse aux retombées multiples. La publicité et les situationnistes, en un demi-siècle, s’étaient emparé des mots d’ordre roboratifs du groupe ; et le jeu vidéo avait tourné au convulsif et au monstrueux dès avant la fin du XXe siècle. Nul n’a oublié les 600 œuvres réunies au Centre Pompidou et leur articulation au gré d’un parcours voulu avant tout thématique. On sait le double danger d’un tel choix, l’effacement du cadre de production et le nivellement des talents. Spies n’était pas homme à abolir les hiérarchies. Devant les affres du merveilleux ou les spasmes de l’actualité, il ne pensait pas que tous les pinceaux se valaient. C’eût été trahir la mémoire de son cher Max Ernst en qui les deux pôles du surréalisme, le collage et l’écriture automatique, s’étaient, selon lui, définis et accomplis. Eu égard à leur rang éminent, Chirico, Masson, Miró, Magritte et Dali avaient bénéficié d’une faveur identique. La présente exposition, au titre plus sobre, manière d’enregistrer à bas bruit l’échec révolutionnaire, a préféré élargir l’horizon et mêler aux ténors des figures souvent inconnues de la diaspora. Les thèmes chers au mouvement dictent encore la partition d’ensemble, des médiums au cosmos, des chimères aux larmes d’Eros (les surréalistes sont abonnés à la chair triste). A l’heure du désastre, bel optimisme, les commissaires restent fidèles aux deux grandes prophéties de Breton, « Changer la vie » et « Transformer le monde », sous-texte de l’enfilade de salles qui s’enroulent autour du manifeste de 24, comme autant d’effluves de la messe noire initiale. Pourquoi pas ? Le public, à présent, n’a peut-être plus besoin d’être déniaisé quant au côté farce et attrapes de l’ésotérisme surréaliste. Il accepte tout bonnement qu’un certain fantastique, une certaine extension du rationnel, disait Roger Caillois, ouvrent d’acceptables accès à la connaissance de l’humain, du sacré, du désir ou des pulsions de mort. Et puis, comme le rappelait Courbet, les œuvres seraient inutiles si elles se bornaient à remplir une feuille de route imposée. Concernant les œuvres justement, on dira d’un mot que le meilleur, voire les incunables, n’hésitent pas à voisiner ici avec de plus modestes pièces, voire de simples curiosités. Est-ce snobisme de rester froid aux alchimies de Remedios Varo et aux fantasmagories d’autres illuminés, que rassemble, par exemple, la salle de la pierre philosophale ? Il faut croire qu’il n’est pas donné à tous et toutes de la trouver. Du reste, il est mille façons de faire son chemin parmi ce dédale qui se plaît à nous charmer et nous dérouter.
Surréalisme et NRF
Puisque l’exposition du centre Pompidou s’enroule autour du Manifeste du surréalisme de 1924, et fait son profit des autres textes programmatiques de Breton au fil de son parcours, il est de bon sens, ou de bonne guerre, de retourner au « texte », à l’invitation de La Pléiade et de Philippe Forest. Aucun mouvement artistique n’aura autant claironné son avènement salutaire, et bientôt insurrectionnel, martelé sa doxa et sa morale, aucun ne se sera autant auto-épuré et bardé de messianisme, aucune église n’aura buriné, sur fond d’anticléricalisme laïcard, les tables de sa Loi. Le texte de 1924 et les suivants accumulent les paradoxes, le premier consistant à appuyer sur des cautions scientifiques (Freud, voire Taine) un flux argumentatif très brumeux. Breton pourtant n’hésite pas à allumer de vieilles lanternes, son rejet du réalisme, supposé tributaire du positivisme, rappelle les diatribes du symbolisme 1880, et le clivage entre art prosaïque et art noble, matière et pensée, vie et rêve. Cité à dessein, le nom de Paul Valéry, ennemi du roman et du naturalisme, vient garantir l’énième et trompeuse dénonciation de ceux qui se contentent de dire platement le réel au lieu d’exprimer leur psyché en toute indépendance à la mimésis occidentale, que Breton jugeait trop latine. Un Albert Aurier ou un Joséphin Péladan, en médicalisant le point de vue, n’auraient pas eu de mal à agréer le texte de 24. Il ne leur aurait pas déplu, s’ils n’étaient morts si tôt, de saluer ces cadets, un peu carabins (jusqu’à l’humour), qui s’adonnaient en complet veston aux pratiques occultes. Notons que Les Pas perdus, de Breton et de 1924 toujours, mais à l’enseigne de la NRF, rectifient la fameuse définition du surréalisme en limitant son fonctionnement à « un certain automatisme psychique ». On suivra donc les recommandations de Forest : la relecture du corpus, soit près de 30 ans de théorie rageuse, doit faire sa part aux doutes et apories de son auteur. SG // André Breton, Manifestes du surréalisme, préface de Philippe Forest, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 65€.
« La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur les mots ne mentent pas » : chacun connaît, par cœur, le distique célèbre de L’Amour La Poésie, que Paul Eluard fait paraître en 1929 aux Editions de la Nouvelle revue française. Le premier vers affirme les droits imprescriptibles de la subjectivité propres à toute création souveraine, le second dégage un autre parfum, celui du terrorisme avant-gardiste, qui aime à doter le langage d’une vérité inflexible, et oraculaire. C’est passer des chevaux roses de Baudelaire au Que faire ? de Lénine. Libre à Eluard, bien entendu, d’emprunter aux peintres la vieille recette des complémentaires : Delacroix, Van Gogh et Bonnard ont avant lui demandé au bleu et à l’orange de jeter sur leurs toiles l’éclat que l’on sait en s’aimantant. Le contraste qui en résulte pour l’œil et l’imagination pouvait très bien, du reste, servir le projet d’une poésie « surréaliste », faite de condensation extrême des moyens et d’ouverture du sens à leur richesse évocatoire. L’alliance du centripète et du centrifuge n’était pas neuve en 1929, on peut même y reconnaître un trait natif de la modernité française, que le gage de l’inconscient, souvent affiché par la bande de Breton, ne saurait masquer. De tous les poètes du cercle ardent, Eluard est le plus lyrique au sens presque lamartinien du terme. Dédié à Gala, L’Amour La Poésie chante moins en écrivain automatique qu’en héritier inspiré. Les douleurs capitales l’ont construit. La femme qu’on ne saurait retenir, la douleur de « survivre à l’absence », « Ton existence sans moi », la jeunesse vivifiante et irritante des nuages, la nuit protectrice et angoissante, ces thèmes sont éternels, jusqu’à un certain masochisme érotique, ici et là. Il n’y a pas à s’étonner que les anthologies de la poésie amoureuse à venir y trouveraient grain à moudre. De son côté, Pierre Emmanuel a signalé l’unanimisme, la pente d’Eluard à transformer l’amour en communion universelle, à convertir le dépit en élargissement de soi. Kiki Smith a traduit cette dynamique avec une délicatesse qui rend aussi bien justice à l’atmosphère diaprée du recueil qu’à son régime métaphorique, volontiers tourné vers l’oiseau, l’animal et l’organique quand l’ordre humain se désagrège. SG / Paul Eluard, L’Amour La Poésie, œuvres de Kiki Smith, Gallimard, 45 €.
Le désintéressement des surréalistes, nous dit la vulgate, ne saurait être remis en cause. Ce sont des purs, des dynamiteurs, en révolte contre le veau d’or et l’aliénation sociale. Aussi cette même vulgate, forte d’un consensus hallucinant, veut-elle ignorer leurs liens originels avec le marché de l’art et le mécénat, lui aussi lourd de sens, des élites parisiennes. Nos révolutionnaires, à défaut d’en venir, sont du peuple, et travaillent à son bonheur, mettez-vous ça dans la tête. Mais qu’en fut-il du milieu littéraire ? Breton et les siens ne se seraient pas abaissés, tout de même, au banal entrisme des débutants aux dents longues ? L’exposition de la Galerie Gallimard scrute, avec un luxe de documents irréfutables, la double stratégie du groupe envers la NRF et Gaston lui-même. Paul Valéry, à qui le jeune Breton fait une cour assidue et adresse ses premiers poèmes mallarméens, ne résiste pas à renforcer son ascendant sur le jeune admirateur de Marie Laurencin. Nous sommes en 1914. Très vite, Paulhan, puis Gide et Rivière, sont soumis au même numéro de charme. La campagne s’avère efficace puisque Breton accède au sommaire de la NRF dès juin 1920. L’année est déterminante, Gide et Rivière, en effet, affichent une certaine sympathie envers l’irrévérence dadaïste, n’eût-elle surtout produit, en fait de renouveau, que sa promesse. En attendant que les œuvres répondent aux provocations, et cessent de se noyer dans le solipsisme ou le spiritisme, mieux vaut les mettre sous contrat, pense Gaston. Gide, dans la maison de Proust, pousse l’Anicet d’Aragon en 1921. L’année suivante, la relance de Littérature, que Breton dirige en vue de liquider Dada, le rapproche de Gallimard, le nouvel éditeur de la revue fractionnelle. Drieu en sera avant de porter le fer lui aussi au cœur de la mêlée. Il fut un des premiers à dénoncer le piège où les surréalistes s’enferment par politique, en tous sens. On ne quittera cette exposition exemplaire sans lire la lettre de Drieu à Gaston (10 septembre 1925) et le rapport de lecture de Camus sur Seuls demeurent de René Char (5 octobre 1943). Quand celui-ci flatte la philosophie du surréalisme, sa « course à l’impossible », celui-là fustige son ami Aragon, traître à la cause de la poésie, par opportunisme personnel et idéologique. Un duel de lettres ouvertes, heureux temps, s’ensuivrait. SG // Des surréalistes à la NRF. Des livres, des rêves et des querelles 1919-1928, Galerie Gallimard, jusqu’au 12 octobre 2024. Catalogue, 9,90€.
Post-scriptum
Avant de s’éteindre cet été, Annie Le Brun eut le bonheur de voir reparaître son Qui vive en une édition augmentée (Flammarion, 21€). Parues en 1991, alors que le Centre Pompidou célébrait André Breton, ces « considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme » sont suivies d’ajouts (au sujet de René Crevel ou de Leonora Carrington) et précédées d’une préface datée de février. On y lit, contre « la spectaculaire transmutation du surréalisme en valeur marchande » et « la neutralisation universitaire », ces lignes qui appellent un regain de résistance, mais aussi un droit d’inventaire : « Une des lignes de force de mon propos de 1991 avait été de représenter l’analogie qui s’était alors imposée à mes yeux entre la dévastation des forêts dans le monde entier et celle qui, de toutes parts, menaçait notre forêt mentale. La plupart n’y virent qu’une métaphore, qui malheureusement n’en est plus une depuis l’avènement de l’ère numérique, dont l’impact corrobore et dépasse les pires appréhensions. »
Conférence à venir, Saint-Exupéry, illustre méconnu, mardi 15 octobre 2024, 19:30/21:00, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75 005 Paris, en partenariat avec la Revue des deux mondes et en présence d’Aurélie Julia, Jean-Claude Perrier (auteur de Saint-Exupéry. Un Petit Prince en exil, Plon, 2024) et Stéphane Guégan // contact@collegedesbernardins.fr //
Les grandes baigneuses de Cézanne ne semblent occupées que d’elles-mêmes et du frisson cosmique qui les caresse. C’est l’Eros païen, mâtiné de Virgile. Matisse, si cézannien soit-il alors, donne à ses naïades de 1907-1908 un sujet d’attention, et peut-être d’inquiétude, à l’avant-scène du sublime tableau de Saint Louis (USA). C’est l’Eros chrétien, mâtiné de références à Gauguin, Puvis de Chavannes, la statuaire nègre (comme on disait alors), Bouguereau (premier maître de Matisse) et Giotto, dont le Français a suivi les pas religieusement au cours de l’été 1907. A moins d’être un sorcier de la peinture, ce genre de melting-pot tourne vite aux niaiseries de l’hybridité indigeste, courante chez les modernistes d’avant-guerre, plus portée encore aujourd’hui. Baigneuses à la tortue, comme Simon Kelly le démontre avec ce brillant dossier d’une trentaine d’œuvres, ne cite qu’à dessein. Tel le peintre de Tahiti, l’un de ses dieux, et tel Gustave Moreau, son second et plus durable maître, Matisse cherche à travers la friction des cultures et des mythes une fiction supérieure et significative. S’approprie-t-il ce que le tableau doit aux cultures non-occidentales par consentement à l’agenda impérialiste de la IIIe République ? Quoique sujet britannique, Kelly américanise légèrement ici et là son approche du primitivisme occidental des débuts du XXe siècle. Peut-on vraiment l’annexer en totalité au colonialisme qui ferait feu de tout bois et serait autant reconnaissance esthétique que méconnaissance (et domination) de l’Autre? Au contraire, et Kelly l’admet, le tableau du SALM procède moins d’une captation que d’une récapitulation. Ici, la Grèce archaïque, le bleu de Padoue et les échos de l’Afrique noire dessinent le creuset d’une humanité unique et première. La culture matissienne, instruite du comparatisme cher au XIXe siècle, explore toutes sortes d’analogies, et y greffe, le cas échéant, son immense savoir classique. Je m’étonne qu’aucun expert du peintre, sauf erreur, n’ait pensé à apparenter le tableau de 1907-1908 et Les Bergers d’Arcadie de Poussin ! Et pourtant ces deux réunions de figures convergentes détournent l’âge d’or de son éternité radieuse. A ce stade, il faut se demander ce que signifie la tortue qu’une des baigneuses paraît nourrir. Fertilité, immortalité ou faute ? Il est tentant, en effet, de lire le tableau à la lumière du destin de Chéloné, cette nymphe transformée en tortue pour ne s’être pas rendue aux noces de Jupiter et Junon ? Matisse ne s’en est pas expliqué. De son tableau, il dira qu’il montre des baigneuses « jouant » avec la tortue. Or s’il est une certitude, c’est que la toile n’évoque pas les joies du jeu. Les premiers critiques, affolés, ont ressenti l’effroi de quelque « rite inconnu » ou de quelque épiphanie de « la laideur ». Un tableau barbare, en somme, dans le sens de Gauguin. La radiographie révèle que la tête de la tortue fut jaune, un temps, et que trois bateaux à voiles étaient initialement à l’ancre, non loin de collines empruntées aux abords de Collioure. Matisse a gommé ensuite toute allusion au monde moderne, au balnéaire et au Sud de la France, que les guides touristiques, du reste, comparaient à l’Algérie. Seul devait souffler le vent d’un autre large.
Autre tableau insigne de Matisse qui s’est voulu un résumé, mais ici de temps, L’Atelier rouge de 1911 séjourne exceptionnellement à Paris jusqu’au début septembre en compagnie de la presque totalité des œuvres qui y sont représentées, peintures dans la peinture, objets et sculptures, qui ne renoncent pas à la troisième dimension, quoi qu’on en dise. Rien de plus convenu, en effet, que de postuler chez Matisse une volonté d’abstraction et, selon le lexique des formalistes, d’aniconisme (profane, évidemment). On lit souvent encore que notre peintre, qui tenait pour sacré l’acte de figurer, n’était mu que par l’idée contraire. Sa Béatrice serait la destruction, l’anéantissement systématique, de la mimesis. Cette mauvaise plaisanterie, l’exposition d’Ann Temkin et Dorthe Aagesen la dynamite au prix d’un redéploiement aussi plaisant qu’édifiant. Imaginez le tableau du MoMA restauré (il y entre en 1949 après avoir failli moisir dans un club londonien pas très chic), imaginez-le seul sur sa cimaise, point de mire d’une vaste salle feuilletée de cimaises secondes, chacune portant une autre toile de Matisse, l’espace de la fondation Vuitton s’ouvrant aussi à la statuaire la plus osée du monde, elle aussi présente dans L’Atelier rouge. Il en est ainsi de Figure décorative, soit Olympia revue par Michel-Ange et la statuaire africaine. Plus polissonne, la petite terre cuite de 1907, « très cambrée », moule ses rondeurs sur les photographies des livres de modèles que Matisse a pillés : leur chasteté principielle n’avait pas de peine à s’inverser. Comme les œuvres les plus anciennes remontent au séjour corse de 1898, et les plus récentes touchent à la composition qui les englobe, il apparaît que Matisse, à la suite de Courbet et de son célèbre Atelier (visible au Louvre entre 1920 et 1986), propose ici un précipité de douze ans de peinture. Mais cela n’en fait pas l’allégorie d’une radicalité fatale, à voie unique, pas plus que le recours à la monochromie rouge ne signifie l’effacement du monde réel. Ce rouge, du reste, ne fait-il pas écho aux pratiques courantes du XIXe siècle en matière d’accrochage pour amateurs distingués ? Même les « impressionnistes » s’y plièrent en 1874 ? N’oublions que le titre actuel est d’Alfred Barr, le patron du MoMA. Après que le tableau eut été refusé par Chtchoukine, Matisse l’exposa sous le titre de Panneau rouge, conforme donc à sa destination décorative (laquelle a toujours couvert les entorses à la vraisemblance). Le refus du mécène moscovite et puritain, me semble davantage motivé par la forte charge érotique de l’œuvre-somme, qu’assume Jeune marin (II), défi aux Van Gogh les plus couillards, aussi bien que Luxe II et surtout Nu à l’écharpe blanche (1909), l’une des plus violentes affirmations charnelles et expressives de Matisse. Mais il est un nu qui manque ici, un nu que les héritiers auraient détruit sur ordre de l’artiste ! Cette légende risible, niée par maints documents, ne fait que confirmer ce que symbolisait aussi le rouge pour un esprit baudelairien comme Matisse : l’ivresse des sens et le rut de l’esprit. En majesté dans la partie gauche de L’Atelier, l’objet de la censure familiale se pavane, semée de fleurs, indestructible. Stéphane Guégan
Deux catalogues indispensables : Simon Kelly (dir.), Matisse and the Sea, Saint Louis Art Museum / Hirmer, 42€ / Ann Temkin et Dorthe Aagesen (dir), Matisse. L’Atelier rouge, Hazan, 45€. Fondation Louis Vuitton jusqu’au 9 septembre 2024.
Luxe, calme et volupté : Matisse et les poètes de l’amour (Baudelaire, Ronsard, Charles d’Orleans) // Conversation entre Robert Kopp et Stéphane Guégan, 20 novembre 2024, 18h30, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen, en association avec la Société d’Etudes françaises et la Fondation Beyeler, et à l’occasion de l’exposition Matisse. Invitation au voyage (22 septembre 2024 – 26 janvier 2025).
A paraître, le 17 octobre 2024, Stéphane Guégan et Nicolas Krief, Musée, Gallimard, 32 €.
Une exposition des photographies de Nicolas Krief se tiendra, du 23 octobre au 16 novembre 2024, à la Galerie Gallimard.
D… Don Juan a mauvaise mine ces temps-ci, et le donjuanisme se terre par peur des gros mots : « mâle blanc », « stéréotype sexiste » ou « fin de race » fusent et se diffusent. Avec le flair digne du père de Cyrano de Bergerac (que le film banalise la pièce de 1897 !), Rostand avait remis le mythe sur le métier en 1911, mais il meurt en décembre 1918 sans être parvenu à boucler le manuscrit. La pièce après raccommodage est donnée en 1921 avec un certain succès ; on la redonne en ce moment, comme si elle avait annoncé la déconstruction en cours d’une masculinité désormais hors d’âge. Était-ce bien le propos de Rostand, cette ironie qu’on lui prête à l’endroit du parangon de la virilité conquérante ? Certes l’écrivain s’en amuse, pas plus que Molière cependant ; et pas moins que Baudelaire, il n’oublie la morsure mélancolique du désir insatiable, ou du vieillissement. Ombres de ce Faust détourné, les 1003 maîtresses tentent de nous faire croire que l’érotomane a été leur dupe. Le lecteur, avec l’auteur, a le droit de douter de ce Me too précoce. Pour l’avisée Anna de Noailles, la morale de l’ouvrage se dégageait de ce vers pascalien : « Plaire est le plus grand signe, et c’est le plus étrange. » Le prêt-à-penser actuel n’a pas de ces traits-là.
I… Ida Pfeiffer (1797-1858) n’était pas destinée à trotter autour du globe et à prendre la route ou la mer, au mépris de tous les dangers, pour assouvir une curiosité du monde que sa plume, pas assez connue par chez nous, rend merveilleusement excitante. Certains voyageurs du XIXe siècle, poussés par l’époque et ses nouveaux moyens de transport, oublient d’embarquer leurs lecteurs avec eux et se bornent à une ennuyeuse nomenclature de faits et gestes. La viennoise Ida est autrement généreuse de ses sensations et de ses observations, marquées au coin d’une femme forte. Après s’être séparée de son mari, avoir vu s’éloigner ses deux fils et mourir sa mère, elle s’était saisie pleinement de la liberté qui s’offrit. Elle avait reçu l’enseignement d’un précepteur très géographe. L’enfant a voyagé en elle avant que la femme ne s’élance, jusqu’à faire deux fois le tour du monde. Dans le livre qu’elle tira du premier, effectué en 1846-48, livre traduit par Hachette dès 1859, un chapitre est réservé à Tahiti, le meilleur du périple. Son regard sur les populations balance entre l’apriori, souvent peu flatteur, et la glane correctrice ou pas du terrain. Vie sociale, mœurs intimes, considérations anatomiques et bonheurs de la table, tout fait image : on pense à Gauguin et Matisse à lire la volupté qu’elle éprouva à partager fruits et mets, dont elle donne, en gourmande dévoilée, le menu.
S… Surprenant musée du Havre qui décentre doublement son approche de l’impressionnisme. Claude Monet, parisien de naissance, avait plus d’une raison de rester fidèle à l’une de ses villes d’adoption… La Normandie, c’était plus qu’une chambre d’hôtel, plus qu’un balcon ouvert, au petit matin, sur l’un des ports essentiels de la IIIe République. Là où les romantiques avaient élu le culte du passé national, là où Français et Anglais avaient réinventé la peinture de marine dès avant 1830, un autre champ d’expérience s’ouvrit, 10 ans plus tard, la mémoire déjà pleine d’images donc : l’autre modernité normande prit le visage d’une myriade de photographes, gloires locales (Brébisson) ou de passage (Le Gray), qui étaient loin de penser leur pratique, poncif irritant, en conflit avec la peinture. L’exposition actuelle réunit clichés, tableaux et estampes par leur défi commun aux éléments, l’eau, l’air, la fumée, le transitoire sous les trois espèces. La figure de Jean-Victor Warnod se signale par son ouverture d’esprit et son sens de l’entreprise. En exposant Daubigny au Havre, il montrait le premier paysagiste dont on ait dit qu’il s’effaçait complètement, fiction flaubertienne, devant le motif, comme livré, en déshabillé, dans sa plénitude organique et sa lumière frémissante.
S… Succès renouvelé pour le festival Normandie impressionniste et son vaste maillage de lieux ! Fêtant ici Whistler et Hockney, Vuillard ailleurs, débarquant au Havre, à Rouen, comme à Trouville-sur-Mer, il prend aussi, cette année, les couleurs et les lignes délicatement tamisées d’Augustin Rouart. Le filet du Petit pêcheur de 1943 (illustration) avait valeur de symbole, il disait le bonheur d’être au monde, à de rares instants, et la nécessité d’en filtrer les éléments pour qui rêvait d’égaler Albert Dürer, « peintre pensif » (Victor Hugo), et signait d’un A gothique. Nous avons souvent parlé ici de cet Augustin, lecteur de l’autre, mais ne lui sacrifiant pas la Cité des Hommes par amour de Dieu. Riche en vagues et fleurs, promeneurs solitaires et Vénus modernes, avec rouleaux d’écume et maillots de bain obligés, l’exposition de la Villa Montebello, visible jusqu’au 19 septembre, pousse une autre porte du souvenir, qui mène à Manet par Julie, à Degas par Henri Rouart, aux Lerolle par Henry et Christine, et au miracle de la vie par Maurice Denis. Que de belles prises ! Et quelle belle invitation de réfléchir au destin à la peinture française !
O… On ne saurait mieux dire. Ce 3 juillet 1874, Flaubert informe sa bonne amie George Sand du bonheur qu’il a eu de découvrir un biologiste allemand, inconnu de lui, mais aussi friand des dessous marins et des observatoires salés de la vie élémentaire : « Je viens de lire La Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin ! joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même. » Aujourd’hui ternie par la renommée de l’Anglais, écornée par sa récupération nationale-socialiste, la biologie haeckelienne peine à retrouver en France le succès qui fut le sien, malgré les réactions patriotiques provoquées par 1870 et 1914. Un nouveau volume des Entretiens de la fondation des Treilles, conduit par Laura Bossi, l’une des meilleures connaisseuses du sujet, et Nicolas Wanlin, secoue le cocotier des idées reçues et nous oblige à réintroduire Haeckel dans l’analyse et l’imaginaire du vivant à la Belle Epoque. Pas à pas, filiations et affinités, surgies souvent du fond des océans, se reconstituent sous les yeux du lecteur émerveillé. Huysmans cite Haeckel à propos de Redon ; la Galatée (Orsay) de Gustave Moreau s’en inspire, le Matisse tahitien aussi, suggère avec raison Philippe Comar ; René Binet, l’homme de la porte d’entrée de l’Exposition universelle de 1900, façon madrépore, l’a vampirisé, et Gallé l’a lu probablement, l’associant à Baudelaire et Gautier au gré de sa rêverie sur les formes flottantes. Par Mirbeau et Geffroy, on arrive à Monet et aux Nymphéas. Si Haeckel mène à tout, revenons à lui. Laura Bossi met la dernière main au livre qui le ressuscitera entièrement.
L… La dernière livraison de la N.R.F. a choisi d’évaluer les traces résiduelles du surréalisme et nous épargne ainsi sa glorification de commande. Le centenaire du manifeste, vraie contradiction dans les termes, nous vaudra bientôt un déluge de gloses et gnoses, qui claironnant l’amour fou, qui la liberté de l’esprit, qui le salut par l’Orient, qui la destruction de l’Occident fasciste ou mécréant, qui la mort de l’ordre bourgeois… Cette dernière prophétie, serpent de mer inusable depuis que le romantisme en fit son cri de guerre contre les perruques de la plume ou du pinceau, ne semble pas avoir perdu tout charme : Nicolas Mathieu, l’un des écrivains sondés par la N.R.F., ne craint pas, sans rire, d’identifier la raison à une « religion bourgeoise ». Appelée aussi à se prononcer sur le surréalisme du bel aujourd’hui, Philippe Forest est plus inspiré en revenant à Anicet, le premier roman d’Aragon et, comme Drieu le diagnostique dès 1921, l’aveu des trahisons à venir. Et trahison, d’abord, à l’interdit du roman en soi. Je ne suis pas sûr que l’on comprenne bien le sens de l’article de Gide à ce sujet. Dès la N.R.F. d’avril 1920, ce dernier adoube moins la bande de Tzara qu’il n’en pardonne la candeur au nom du droit au changement propre à la génération de la guerre. On lira aussi l’article d’Eric Reinhardt, parti sur les pas de Max Ernst dans le New York de Pollock, Arshile Gorky et Julien Levy. On suivra enfin Antoine Gallimard, parti lui à la rencontre des illusions et des crimes de l’IA, ce surréalisme de l’imposture et de l’irresponsabilité.
U… Une fois n’est pas coutume, André Masson fait l’objet d’une ample rétrospective, laquelle célèbre le peintre autant que l’adepte fervent de la naturphilosophie. Les pensées philosophiques d’Héraclite, dans l’édition des fragments préfacé par Anatole France en 1918, l’ont-elles jamais quitté ? On sait Masson lecteur de Darwin ; peut-être a-t-il touché à Haeckel et ses planches botaniques enivrantes? Goethe et sa théorie transformiste des plantes ont aussi compté pour celui qui peignit l’inachèvement du monde, le devenir au travail et plus encore le dualisme des êtres et de leurs « violentes passions », comme l’écrit Kahnweiler en 1941, alors que le peintre et son épouse, juive et sœur de Sylvia Bataille, ont migré aux Etats-Unis. L’exposition du Centre Pompidou-Metz, sous un titre emprunté à l’artiste, ne le réduit pas à sa période américaine, longtemps héroïsée chez ceux qui le défendirent. Le premier Masson, contemporain de la cordée et de la discorde surréalistes, ne pouvait être minoré ; la place donnée aux années 1950-1960, en porte-à-faux avec l’hégémonie abstraite ou primitiviste du moment, constitue elle un utile pied-de-nez à la vulgate post-bretonienne. Constitué essentiellement d’extraits de textes connus, le catalogue donnera aux plus jeunes la joie de découvrir d’autres écritures de la métamorphose, de Georges Limbour à William Rubin.
T… Tiens, L’Enlèvement des Sabines, l’un des Poussin du Louvre les plus tragiques dans son frénétisme déchiré, loge au musée Picasso pour quelques mois, le temps de dissiper quelques illusions à propos de l’iconoclaste qu’aurait été le peintre de Guernica. On l’a compris, l’intention de Cécile Godefroy se situe aux antipodes de la diabolisation de Don Pablo en machiste carnassier, et adepte du rapt… Picasso iconophage rend au terrain des images ce qui lui appartient, l’élaboration hypermnésique d’un imaginaire nourri du réel, intime ou politique, et d’une myriade de souvenirs, conscients ou inconscients. Il se trouve que la donation Picasso de 1979 s’est doublée du don de l’archive de l’artiste, deux océans ouvertement ou secrètement reliés en permanence. L’Espagnol gardait tout, de la carte postale d’Olympia au ticket de corrida, et regardait tout : c’était sa façon de faire et défaire. Cette exposition fascinante a ceci de remarquable qu’elle s’organise selon la circulation visuelle qu’elle veut mettre au jour, elle tient donc de l’arachnéen et du feuilletage, de l’affinité distante et du télescopage imprévisible. Certaines sources étaient connues des experts, d’autres oubliées ou négligées. Qui eût osé projeter sur Massacre en Corée la lumière de Winckelmann ? Sur ce Mousquetaire de mars 1967 les mains du Castiglione de Raphaël ? Il fallait oser. C’est fait.
I… Il fut l’homme des toiles lacérées, trouées, et de la statuaire à fentes. Lucio Fontana (1899-1968) reprend pied en France, chez feu Soulages, à Rodez. Le cas de ce moderne absolu semble simple. Malgré son étrange élégance, ses allusions érotiques ou les échos telluriques qu’il affectionnait, notre Italo-Argentin est généralement rattaché à l’avant-gardisme de la geste radicale. Celui qui croisa Picasso vers 1950 serait à ranger parmi les partisans les plus sûrs de la défiguration, peinture et sculpture. Les preuves n’abondent-elles pas ? Les œuvres aussi, où, avec Yves Klein par exemple, le salut consistait à dématérialiser la forme afin de la spiritualiser ? J’imagine que nombreux seront les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue, très documenté quant aux débuts de l’artiste, à découvrir que l’homme des Concetti spaziali et des Buchi cachait bien son jeu. Médaillé pour sa bravoure au terme de la guerre de 14, il entre dans la carrière sous le fascisme, s’expose avec enthousiasme à la plupart des courants esthétiques de la modernité d’alors, le futurisme deuxième génération, le groupe Novecento et, plus étonnant, le symbolisme tardif et tordu d’un Adolfo Wildt, dont il fut l’un des disciples les plus sûrs. A quoi s’ajoute peut-être l’influence du père, sculpteur « impressionniste » qui explique peut-être le côté Medardo Rosso, « non finito », de certaines pièces. Merci à Benoît Decron d’avoir rétabli l’unité des deux Fontana, pensé ensemble la vie tenace et les béances trompeuses. L’idée d’une fatalité de l’abstraction, et qu’il y ait même jamais eu abstraction chez lui, s’en trouve renversée.
O… On n’avait jamais vu ça. En 1969, au lendemain des « événements » qui avaient réveillé sa jeunesse intrépide, Christian de La Mazière accepta de se raconter devant les caméras d’Ophuls. Aplomb incroyable, numéro inoubliable… Le choc du Chagrin et la pitié, c’est lui. Proche alors de la cinquantaine, il révèle au public ébahi son incorporation volontaire dans la Charlemagne, division SS ouverte aux jeunes Français décidés à repousser les Russes en Prusse orientale, à quelques mois de la fin. La camaraderie, la trouille, les neiges de Poméranie, les paysans offrant leurs filles, de peur qu’elles tombent entre des mains slaves, La Mazière en déroulait le film avec une désinvolture et une absence de forfanterie qui faisaient presque oublier l’effrayante cause qu’il avait servie par anticommunisme (adolescence d’Action française) et folie compensatoire du risque. Condamné pour collaboration, il fut enfermé à Clairvaux, il avait 23 ans. C’est là, parmi « les politiques », qu’il rencontre Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, autre humilié de juin 40, pas plus nazi que lui. L’âge, la culture et le tempérament les séparent assez pour qu’une amitié profonde naisse de leurs différences. L’Ami de mon père s’adresse à ces deux idéalistes que la guerre avait floués et l’après-guerre réunis : Frédéric Vitoux n’ouvre aucun procès en réhabilitation, même après avoir rappelé que les positions paternelles, avant et après les accords de Munich, ciblaient Hitler, au point d’en appeler à l’alliance avec Staline. Amusant détail si l’on songe à la russophobie de La Mazière… Ce livre de 2000, admirable de sincérité, de courage et d’impressions vraies, forme son Education sentimentale, voire sexuelle. C’est l’adolescent qu’il fut qui revit ici. A l’été 61, sans s’annoncer, – ce n’était pas son genre, l’ancien de la Charlemagne débarque en Triumph sur la Côte d’azur avec deux Américaines, une mère et sa fille… Frédéric, 17 ans, n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Tout un passé vrombit soudain. Et ce n’est qu’un début. Des accords d’Evian à Mai 68, L’Ami de mon père entraîne, pied au plancher, les lecteurs derrière lui, et ils en redemandent.
N… Nu, le roi est nu, c’est la leçon de l’autoportrait. Nous n’avons pas besoin d’être peintre pour en faire l’expérience, un miroir suffit, notre image inversée guérit en un instant toute velléité de tricher, toute illusion de ne faire qu’un avec soi, et d’échapper complètement aux limites de la raison. C’est l’erreur des surréalistes de l’avoir cru possible et bénéfique. Paul Klee, qu’André Breton rattacha de force à l’écriture automatique, fut une sorte de Goya moderne, égaré au XXe siècle, et rétif aux leurres de la folie volontaire. La couverture du dernier Marc Pautrel lui emprunte une de ses toiles de 1927, une tempera tempérée, instruite des allégories piranésiennes de l’être avide de lumière chères à Gautier et Baudelaire. J’aime bien Pautrel, sa passion pour Manet, qu’il tient pour le plus abyssal des réalistes, sa façon de confier au présent de l’indicatif le fil ininterrompu de sa vie songeuse, nageuse, buveuse (du Bordeaux !), affective et vertueusement active, puisque l’écriture est autant travail que prière. Le seul fou, m’écrit-il, est un « long poème », il a raison ; une « histoire d’amour », cela me rassure ; et « presque un autoportrait », où s’équilibrent l’ascèse de son Pascal (Gallimard, 2016) et les émois nécessaires, puisque mon corps est un autre, puisque les femmes sont belles : « La vie ne me laisse jamais de pourboire. » On n’est jamais seul à ce compte-là.
Stéphane Guégan
Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition établie par Bernard Degott, Folio Théâtre, Gallimard, 8,90€ / Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Mercure de France, 12,50€ / Sylvie Aubenas, Benoît Eliot et Dominique Rouet (dir.), Photographier en Normandie 1840-1890, MuMa / Infine, 35€ / Augustin Rouart en son monde, Cahiers du Temps, 22€. Lire aussi, très complet, Augustin Rouart. La splendeur du vrai, Artlys, 2024, avec une préface de Jean-Marie Rouart / Voir aussi Anka Muhlstein, Camille Pissarro. Le premier impressionniste, Plon, 22,90€. Cette efficace synthèse parvient à éclairer la complexité des rapports de Pissarro à sa judéité (homme de gauche, il va jusqu’à écrire que « le peuple n’aime pas la banque juive avec raison »), à ses coreligionnaires collectionneurs et à ses « camarades » (Renoir, Degas) lors de l’Affaire Dreyfus. La correspondance du peintre, d’une richesse inouïe, est bien mise à contribution.
Olivia Gesbert (dir.), La NRF, n°658, été 2024, Gallimard, 20€ / Chiara Parisi (dir.), André Masson. Il n’y a pas de monde achevé, Centre Pompidou-Metz, 40€ / Peu d’écrivains peuvent se prévaloir du souffle de Raphaël Confiant, de sa faconde à fulgurances créoles, de sa drôlerie pimentée, surtout quand ses récits se heurtent à la xénophobie anti-Noirs ou simplement au choc des rencontres et des épidermes. A deux pas de l’atelier de Masson, rue Blomet, le « Bal nègre », immortalisé par Desnos et Brassaï, faisait tomber bien des barrières, privilège de la transe transraciale, magie sombre du jazz aux couleurs antillaises. Anthénor, qui a survécu aux Dardanelles, comme Drieu, s’installe à Paris en 1919 et nous maintient en haleine jusqu’aux années 30, et même à l’Occupation, durant laquelle certains musiciens des îles continuèrent à se produire au su des boches. Céline disait que Paul Morand avait réussi à faire jazzer le français, on y est, on y reste. / Raphaël Confiant, Le bal de la rue Blomet, Gallimard, Folio, 8,90€.
Cécile Godefroy (dir.), Picasso iconophage, Grand Palais RMN / Musée Picasso Paris, 49,90€ / Tel chien, dit-on, tel maître. L’équation s’applique peu à Picasso, qui vécut entouré d’espèces les plus diverses, pareilles aux emplois qu’en fit sa peinture. Jean-Louis Andral, expert espiègle, nous initie à cette ménagerie, où un dalmatien peut succéder à un teckel, un saluki à un saint-bernard, de même que les « périodes » de l’artiste n’obéissent à une aucune logique linéaire. Inaugurant une collection imaginée par Martin Bethenod, le livre d’Andral se penche aussi sur le devenir pictural du chenil. Car ces chiens de tout poil courent l’œuvre entier et contribuent, symboles de loyauté ou d’énergie, à son mordant unique. Jean-Louis Andral, Picasso et les chiens, Norma éditions, 24€.
Laura Bossi et Nicolas Wanlin (dir.), Haeckel et les Français, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 22€. Philippe Comar, l’un des contributeurs, signe un nouveau roman où l’angoisse et la drôlerie, le style et le baroquisme des situations servent, mais avec la grâce de l’accidentel, une parabole ajustée à nos temps de déconstruction : quand les mots et la grammaire de la communauté se délitent, retournent au limon genré, avertit Langue d’or (Gallimard, 21€), c’est la mort assurée du groupe, puisque la transmission des signes constitue la seule chance de perpétuer un destin collectif qui ne soit pas que violence. Dans le monde d’après, l’imparfait du subjonctif est devenu le contraire de l’inclusif, les auteurs d’antan des fauteurs de trouble.
Paolo Campiglio et Benoît Decron (dir.), Lucio Fontana, Un futuro c’è stato – Il y a bien eu un futur, Musée Soulages Rodez – Gallimard, 35€ / Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ami de mon père, préface de Frédéric Beigbeder, Points, 8,30€ / Marc Pautrel, Le seul fou, Allia, 8€. / Puisque Pierre Bonnard, cet été, est l’invité de Saint-Paul de Vence et de l’Hôtel de Caumont, concluons avec quelques mots sur l’exposition aixoise et sa publication fort utile, l’une et l’autre abritent trois des estampes nippones, femmes fluides et acteur de kabuki, que le « Nabi très japonard » (Fénéon, 1892) posséda. Les travaux fondateurs d’Ursula Peruchi-Petri, voilà un demi-siècle, ont involontairement poussé les commentateurs à faire du japonisme (le mot est de 1872) l’une des voies royales de la déréalisation symboliste. Or les « Japonneries », pour le dire comme Baudelaire en décembre 1861 – images qu’il jugeait « d’un grand effet », ont aussi conforté Bonnard dans son refus de rompre avec l’empirisme et de se plier au synthétisme abstrait : « c’était quelque chose de bien vivant, d’extrêmement savant », dit-il de l’ukiyo-e à la presse de 1943. Bonnard en affectionne « l’impression naïve » et le coup de crayon, le feuilletage spatial, proche de la perception vécue, et le cinétisme, comme le note Mathias Chivot. Quelques mois avant de disparaître, il étoffait sa collection de trois nouveaux achats, signe d’une vraie passion et d’un dialogue que seule la mort interrompt. Isabelle Cahn est parvenue à réunir, au-delà des œuvres attendues, un certain nombre de raretés, dont deux ou trois choses essentielles, et qui ont nourri le Picasso 1900. Une vraie leçon de peinture jusqu’aux œuvres visant, sujet et forme, Matisse. Je ne suis pas sûr que Bonnard ait pu visiter la fameuse exposition de l’Ecole des Beaux-Arts, La Gravure japonaise, en avril-mai 1890, une période militaire a dû l’en priver. Une petite erreur de légende enfin s’est glissée sous le paravent de la collection Marlene et Spencer Hays, trois feuilles orphelines de trois autres aujourd’hui non localisées, l’ensemble ayant été photographié vers 1902-1905, comme nous l’apprend le catalogue. SG / Isabelle Cahn (dir.), Bonnard et le Japon, In fine / Culturespaces, 32€, l’exposition se voit jusqu’au 6 octobre.
Jean Fouquet, Autoportrait (détail), 1452/1455, Musée du Louvre
Deux expositions de première importance connaissent leurs derniers jours. L’une, sise au musée de Cluny récemment rouvert, s’intéresse aux arts sous Charles VII, et déploie sa richesse artistique et son acuité historique dans un espace parfois indocile ; l’autre nous ramène au duché rival de Bourgogne, et félon lors de la guerre de cent ans. Son objet n’est autre que LaVierge du chancelier Rolin, née sous les doigts d’or du brugeois Jan van Eyck entre le sacre du roi de Bourges (dimanche 17 juillet 1429) et l’infâme bucher de Jeanne d’Arc (30 mai 1431). Révisant et même récusant la vision courante d’un Charles VII qui n’aurait montré que peu d’intérêt pour les lettres et les arts, l’équipe de Cluny rend à son règne turbulent et à la France d’alors, avant et après que les Anglais en soient boutés, un faste insoupçonnable et une gouvernance qui prépare Louis XI. A dire vrai, le propos des commissaires se tourne davantage vers une problématique chère à l’histoire de l’art française depuis les années 1900 : où situer, entre Flandres et Italie, l’originalité de notre Renaissance ? En matière de peinture et de sculpture, le patriotisme, soit le nationalisme éclairé, très décrié aujourd’hui, n’est pas mauvais en soi. Encore faut-il l’invoquer quand la conscience d’une tradition vernaculaire agit collectivement sur le travail de création. La Couronne, de 1422 à 1461, privé de l’unité nationale à construire, peut au mieux se prévaloir de légitimité royale, qu’elle dispute à Londres. En moins de 40 ans, le territoire est libéré, le trône affermi, Paris repris dès 1436, Bourges oublié. Le célèbre portrait de Fouquet désigne les deux prestiges d’où Charles VII tient son pouvoir, l’inscription guerrière du cadre (elle le dit, dès 1450, « très victorieux ») et la sacralité qu’implique le jeu des rideaux, comme s’ouvrant à nos yeux. Autre preuve de surhumanité, la visage, peu amène, est traité sans ménagement. Ailleurs, l’artiste génial que fut le tourangeau Fouquet, familier de l’art du Nord et et romain par la grâce d’un séjour transalpin, reconduit cette double iconographie en dotant le monarque de ses éperons et de son épée. Si présentes soient-elle, la personne et la cour du roi n’occupent qu’une partie de l’exposition, laquelle s’ouvre à l’ensemble des foyers d’art du moment : ils dessinent une carte du pays qui relègue finalement l’Anglais à Calais.
De même que Jacques Cœur possédait une Annonciation d’un disciple de Filippo Lippi(Fra Carnevale, actif à Urbino), le roi René d’Anjou (et de Naples), figure considérable, comptait parmi ses trésors un Strabon illustré par Giovanni Bellini. La Provence, celle du picard Enguerrand Quarton, fit son miel des particularismes européens qu’il serait sot d’évaluer au degré de réalisme ou d’idéalisme dont l’histoire de l’art a longtemps fait ses critères d’élection ou d’éviction principaux. L’un des clous de cet accrochage inouï reste L’Annonciation (1443-45) de Barthélemy d’Eyck, commandé par un riche drapier d’Aix qui souhaitait en orner sa sépulture et la cathédrale Saint-Sauveur qui la contenait. C’est l’ange Gabriel, l’un des plus beaux de toute la peinture occidentale, qui exprime ici l’inquiétude généralement attribuée à Marie, permutation aussi significative que la présence, à l’arrière-plan, d’hommes en costumes modernes. Ils sont fort discrets au regard de l’arrogance qu’affiche le sévère chancelier Rolin (notre détail), de prime abord, dans le tableau baptisé de son nom. Le commanditaire d’une œuvre en est-il le co-auteur quand il en va de son statut social ou de son salut personnel ? De la fonction primitive du panneau du Louvre dépend ce qu’on peut en dire. Mais la connaît-on? L’exposition de Sophie Caron émet plusieurs hypothèses dont la meilleure est la plus inclusive, ou la plus évolutive. Obéissant à la vision proche, le panneau conjugue précisionnisme et dévotion privée. Jan van Eyck, peintre de Philippe Le Bon depuis 1425, a modifié le Christ de façon à ce qu’il bénisse Rolin, et lui seul. Mais ce que nous apprennent les analyses scientifiques documente des modifications plus profondes. La peinture que le monde entier révère a été coupée sur les quatre bords et appartenait à un dispositif menuisé conforme aux autels portatifs. Les années passant, cette Vierge à l’Enfant, qui se souvient du Salvator Mundi des Italiens (Fra Angelico), a-t-elle changé de vocation en rejoignant la chapelle funéraire que notre puissant mécène fait édifier à Autun, dans l’église Notre-Dame-du-Châtel ? La piété glisserait au mémoriel, évolution dont l’œuvre était riche par la présence superlative du donateur. Le dossier du Louvre, qui s’offre deux autres Van Eyck insignes parmi une soixantaine de numéros, confronte ainsi l’image pieuse à ses possibles emplois profanes.
A la toute fin du XVIIe siècle, un érudit florentin, Filippo Baldinucci rassemblait la matière d’une première biographie du lucquois Pietro Paolini (1603-1681), au terme d’une véritable et vertueuse enquête de terrain, peu de temps après la mort d’un peintre dont la renommée allait souffrir de n’être pas né ailleurs. Les hiérarchies du goût sont largement soumises à une géographie implicite et au régime mémoriel qu’elle implique. Toutes choses étant égales, Paolini a connu le sort de Piero della Francesca et de Vermeer. Enfant gâté d’un centre secondaire, sa mémoire en a pâti. Et la redécouverte de ce « peintre de grande bizarrerie et de noble invention » (Baldinucci), « bizzarria » caravagesque des sujets modernes ou vénéto-bolonaise de la peinture d’église, demeura incomplète avant le XXe siècle. Roberto Longhi s’intéresse à ses solides portraits, dérangeants ou mutiques, annonciateurs de Mario Sironi, dans les années 1920 ; Michel Laclotte lui restitue, 40 ans plus tard, la somptueuse toile du musée Fesch d’Ajaccio, Mère et sa fille. Après 1970, les Etats-Unis s’en mêlent et propulsent Paolini au firmament des expositions et des enchères. Rome avait attiré le jeune provincial en 1619 ; le cavaragisme, en deuil du maître, formait alors la « lingua comune » d’un essaim d’artistes venus de toutes parts. De la savante et éloquente monographie que lui consacre Nikita de Vernejoul, on retire l’image d’un peintre heureux de se frotter à l’internationale « del vero ». Le « vrai » que postulent ou dénoncent les théoriciens de l’époque n’a d’existence que relative, il ne tranche sur la peinture de l’idéal qu’au prix d’une objectivité au savoir et aux finalités poétiques comparables. Une des toiles les mieux venues de notre oublié montre un adolescent lauré se rompant au dessin par l’étude de l’antique. Le caravagisme de Paolini ne se sera imposé aucune limite de sujet et d’écriture. Ses méditations allégoriques sur la mort touchent à Georges de La Tour, ses scènes de tricherie ou de bonne aventure distillent l’inquiétude de Valentin, ses parias sont frères de ceux de Ribera et ses adolescents un peu voyous, mais très musiciens, feraient croire que Paolini partageait les mœurs et les allusions peu cryptées d’un Cecco del Caravaggio. Rentré à Lucques, acculé de plus en plus aux commandes religieuses, il étendra son émulation de franc-tireur à Dominiquin et Guerchin. Les réparations de l’histoire de l’art ne se trompent pas toujours de cible, en voilà la preuve, d’une rare franchise et d’une belle fraîcheur.
Dès que la peinture française a voulu briser avec l’institution académique, à la fin du XVIIIe siècle, elle s’est donnée d’autres pères, afin d’associer sa nouveauté à des précédents prestigieux, et d’affirmer une filiation sous la révolution des formes. L’attitude des avant-gardes du XIXe siècle ressemble en cela au sécessionnisme davidien d’avant 1789, fier d’opposer Valentin à Boucher et de reprendre à son compte le rubénisme que l’Académie de Le Brun et des Coypel n’avait, du reste, en rien ignoré. On observe donc une démarche semblable, vers 1850, lorsque les réalistes s’attribuèrent un Arbre de Jessé aussi flatteur, ramifié à Rembrandt et Hals comme aux grands Espagnols, et avalant au passage Gros, Géricault, le Delacroix de La liberté et les caricatures de Daumier. Champfleury rattache L’Enterrement à Ornans de Courbet au sillage du Marat de David, et chante le génie des Le Nain, ces supposés réfracteurs du XVIIe siècle, tandis que Thoré reconstruit Vermeer sous le Second Empire. Bertrand Tillier, à leur exemple, aborde son sujet par l’étude des antécédents et des conditions historiques du « mouvement » qu’il examine pour les besoins d’une collection qui a déjà donné un Orientalisme et un Fauvisme. En fait d’unité, il n’en est guère, et mieux vaudrait suivre l’exemple de Jean Clair et aborder « les réalismes » en pleine conscience de leurs différences et de leurs divergences. Mais Tillier s’avoue l’héritier d’une lignée de commentateurs idéologiquement marqués, du socialiste Léon Rosenthal au communiste Aragon. Le portrait de ce dernier, par Boris Taslitzky, à la veille de l’écrasement de la Hongrie, clôt l’épilogue du livre sur le sourire béat, cynique, presque obscène, de Louis et Elsa en amants de l’an II. C’est un choix respectable que de valoriser la dimension sociale du réalisme, mais c’est un choix au passif certain : s’il éclaire le lecteur qui ignorerait le contexte du second XIXe siècle, il oblige l’auteur à passer sous silence tout un pan de l’art de Courbet, L’Origine du monde (manifeste pourtant d’un défi à l’invu que visent aujourd’hui toutes les intolérances) et les tableaux tardifs, où le maître d’Ornans tente de contrer la nouvelle vague. Cette préférence occasionne d’autres déséquilibres : Manet (privé d’Olympia !) et Degas, voire Pissarro, qui fut le Millet de l’impressionnisme, tiennent ici moins de place que le naturalisme ambigu de la IIIe République (Bastien-Lepage) et que toute une phalange de peintres européens ou américains, plus ou moins tributaires de Courbet. On aura compris que ce dernier, mythifié par Aragon en 1952, sert à la fois de socle et de critérium. La synthèse de Tillier, répétons-le, en tire une cohérence indéniable et utile. Rappelons cependant que George Sand, comme Nadar, ne se comptait pas parmi les admirateurs du Franc-Comtois. Le réalisme ne fut pas une famille unie à maints égards. En outre, canoniser ainsi l’esthétique de Courbet hypothèque l’analyse, ébauchée par Baudelaire en 1855, de ses modes d’énonciation et de la faiblesse métaphysique d’une partie de l’œuvre.
Suppléer à l’absence, tromper la mort ou recomposer un tout à partir des débris du passé, fonde la nécessité de l’image et de l’inscription depuis la nuit des temps : la légende de Dibutade rapportée par Pline l’illustre très tôt en lui conférant sa dimension affective et même consolatrice, note Peter Geimer. Son essai, très original, jamais bavard, inventorie et radiographie les techniques que les XIXe et XXe siècles ont appliquées à ce besoin immémorial de ramener ce qui n’est plus à la vie, et à cette ivresse de rendre l’illusion mimétique la plus confondante possible. Réalisme pictural, panorama, photographie et cinéma, autant d’avatars d’une folie duplicative qu’explore au début du livre la brillante lecture de quelques toiles insignes de Meissonier, notamment sa 1814, la Campagne de France (Orsay, 1864). On y voit Napoléon Ier, serrée dans sa redingote et l’amertume d’une chute probable, traverser une plaine couverte de boue sale, et cheminer vers sa première abdication. A gauche, presque invisible, un casque renversé complète le spectacle hors de tout lien narratif direct avec le groupe central. La peinture d’histoire change de format et de finalité, elle troque l’événement, l’action, contre sa suspension lugubre et, taisant tout héroïsme, toute déclamation, prétend d’autant mieux épouser les affres de la débâcle ou l’incertitude du réel. L’empathie n’exige plus la surenchère émotionnelle, elle se loge dans l’indifférence apparente du peintre à son motif et dans son intempérance documentaire (ce n’est pas une vaine formule s’agissant de Meissonier, de sa collection d’uniformes et d’accessoires). A l’inverse, les panoramas, comme le mauvais cinéma d’aujourd’hui à gros effets, combinent le drame et le détail apparemment immotivé. Geimer pousse très loin son enquête, de sorte que le livre s’attarde sur l’iconographie des conflits du XXe siècle et ses crimes de toute nature. Si la Shoah ne se lit qu’à travers l’absence ou presque des photographies qui témoigneraient de son processus actif, aporie qui rend les rares clichés d’autant plus poignants, certaines dérives de la Wehrmacht ou de la SS nous ont été transmises à la faveur de prises de vue d’amateurs, « œuvres » des soldats eux-mêmes, fixant l’inhumanité avec désinvolture, comme pour se persuader que le mal n’y entrait pas. Leur froideur terrible fait involontairement écho aux codes de la peinture réaliste. Notre époque de voyeurisme acharné et de lâcheté hédoniste aura ajouté une extension inattendue à cette obsession de « la mise au présent », les abominables images colorisées et, pire, « l’histoire virtuelle », cette fiction maquillée en vestiges d’un temps « perdu ». Comment peut survivre un monde où les traces du réel et les artefacts de la technique cessent d’être dissociées ou dissociables ? Geimer s’en alarme à juste raison.
Stéphane Guégan
*Les Arts en France sous Charles VII (1422-1461), Musée de Cluny, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Mathieu Deldicque, Maxence Hermant, Sophie Lagabrielle et Séverine Lepape, RMN Grand Palais / Musée de Cluny, 45€ // Jan Van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin, Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Sophie Caron, Louvre Editions / LIENART, 39€ // Nikita de Vernejoul, Pietro Paolini (1603-1681). Peintre caravagesque de l’étrange, préface d’Elena Fumagalli, ARTHENA, 125€ // Bertrand Tillier, Le Réalisme, Citadelles § Mazenod, 199€ // Peter Geimer, Les Couleurs du passé, Editions Macula, 32€.
La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…
Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.
Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.
La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].
François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre
L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.
C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.
Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]
D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.
Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »
Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.
Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.
Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.
Stéphane Guégan
BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS
Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu. Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.
Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.
Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay
Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847(Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.
La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des DeuxMondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.
*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr
D’autres femmes, d’autres images
Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.
Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.
Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :
Après avoir vu disparaître une certaine idée des musées, Jean Clair aura assisté à la mort, et parfois à l’enterrement, de la plupart des artistes conformes à sa conception du créateur. Le Livre des amis, florilège soigné et souvent saignant de textes que le temps n’a pas écornés, salue des ombres chères et quelques irréductibles encore bien en vie. Francis Bacon, Balthus, Cartier-Bresson ou Lucian Freud n’ont pas tous été ses amis dans l’existence, mais tous le furent par la parenté de l’esprit et le courage de ne pas plier devant les fausses valeurs du milieu. L’art depuis le romantisme, n’est-ce pas cette résistance aux puissances de dévoiement, d’infantilisation et de moralisation qui n’ont cessé d’étendre leur emprise sur la société laïque et l’économie néo-libérale ? Baudelaire et Paul Valéry, penseurs à contre-courant qu’il cite à maintes reprises, ont trouvé en Jean Clair une voix fraternelle, un polémiste de leur race, l’un des trop rares, au cours des cinquante dernières années, à avoir agi sur le triple terrain de la réflexion, de l’exposition et de la vigilance intellectuelle. L’institution muséale ne l’a pas ménagé, pas plus qu’elle n’avait toléré que Françoise Cachin, sa grande amie, refusât d’obtempérer au mercantilisme galopant… Le dressage des individus et le contrôle des désirs prit d’autres visages au XXe siècle : nul n’ignore, tant il a porté ce combat dans la presse française et italienne, que Jean Clair n’a jamais accepté le réductionnisme moderniste, l’appauvrissement de sens n’ayant pas de meilleure caution que les diktats qui ordonnent le récit et la fabrique de l’art dit moderne. Sa défense pugnace de Zoran Music ou de Sam Szafran, nourrie de la leçon des camps et de l’exil, reste unique d’intimité et de sensibilité. Entre Paris et Venise, Le Livre des amis est donc plus qu’un hommage aux « siens », un cénacle de papier, dicté par le devoir de mémoire : il célèbre à travers sa vingtaine d’élus la force de certaines images à dire le réel, tout le réel, « jusqu’au sacré ». De Lucian Freud, Jean Clair écrit qu’il fut le peintre de « la biodiversité ». On ne saurait mieux suggérer que l’inattention croissante à ce que les vieux maîtres appelaient « la nature » n’a pas peu contribué au désastre écologique. Stéphane Guégan // Jean Clair, de l’Académie française, Le Livre des amis, Gallimard, 2023. Au sujet de Francis Bacon et de certains malentendus, voir mon entretien avec Jean Clair dans La Revue des deux mondes (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/jean-clair-francis-bacon-et-quelques-autres-considerations/)
Sait-on que Rembrandt, de tous les phares de Baudelaire, est le plus cité par sa critique d’art, hormis peut-être Delacroix ? Le romantisme a fait grand cas du Batave, qui n’aurait procédé, écrit Gustave Planche dans les années 1830, « que de lui ». Priser en Rembrandt l’originalité faite homme, celui qui avait chamboulé facture et figure, chanter ou stigmatiser le fossoyeur précoce du beau idéal, cela n’était pas très nouveau, comme Jan Blanc le rappelle. Dès le XVIIe siècle, notre rude peintre du Nord s’était vu créditer d’extravagance savoureuse ou de vulgarité insoutenable, voire double, quand le réalisme des corps se conjuguait aux excès de matière. Loin d’avoir été innocente, soutient Blanc, l’indiscipline rembranesque obéirait à un plan de carrière très concerté. Chacun jugera de la pertinence du point de vue. Il n’y entre, en tout cas, aucun maximalisme. Et Blanc, trop érudit pour se laisser piéger par l’anachronique topos du « génie libre », accorde une attention marquée au très long apprentissage de Rembrandt, autant qu’aux structures rhétoriques de sa peinture. Le corpus, tableaux, dessins et gravures, est ensuite étudié et illustré pas à pas, à la lueur ou non de Baudelaire. SG / Jan Blanc, Rembrandt, Citadelles § Mazenod, 199€. L’auteur a signé, chez le même éditeur, un Vermeer, un Van Gogh et une synthèse, Le Siècle d’or hollandais.
L’incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, premier jour de la semaine sainte, ne s’est pas encore éteint. Les polémiques ont succédé aux polémiques depuis près de cinq ans. Certaines portaient et portent encore sur les responsables du drame, d’autres sur la restauration du joyau ou les moyens financiers, défiscalisés ou pas, à mettre en œuvre. On a eu parfois l’impression assez désagréable qu’il fallait se féliciter des ravages des flammes et de l’eau destructrice. La cathédrale ne sortirait-elle pas plus solide, plus étincelante des mains des donateurs ou des architectes, qui ne manquèrent pas de se prendre pour de nouveaux Viollet-le-Duc, au principe que l’invention, l’audace, le geste immodeste, était la seule réponse possible à la blessure nationale. Du reste, les larmes versées, quand elles le furent, n’avaient pas toutes le même goût. Le livre très vif que Maryvonne de Saint-Pulgent vient de consacrer au vénérable vaisseau, avec science et conscience de ses fonctions et représentations diverses, s’adresse à tous, et couvre plusieurs siècles d’histoire religieuse et politique, fondateurs d’une mémoire, de valeurs, que le feu aurait dû réveiller en chacun. La vraie flèche était là. SG / Maryvonne de Saint-Pulgent, La Gloire de Notre-Dame de Paris. La foi et le pouvoir, Gallimard, 32€.
Trois feuilles superbes viennent d’étoffer la collection de dessins français de Véronique et Louis-Antoine Prat, l’une des plus éminentes du domaine. C’est rappeler, après Balzac et Freud, qu’une collection qui cesse de s’enrichir s’appauvrit du plaisir d’être vivante, et donc d’être aimantée par l’acquisition à venir, la plus belle toujours, car la plus désirable. Ce trio d’achats nous attend au musée des Beaux-Arts d’Orléans, au milieu d’une centaine d’autres exemples du génie national. Olivia Voisin et Mehdi Korchane y ont ainsi accueilli le grand paysage de Claude Lorrain, provenance Wittgenstein, tout vibrant de sa lumière unique et de sa composition très sûre depuis que, déplié, il a recouvré son format initial. La nouvelle sanguine de Watteau, dénichée à Royan, résume merveilleusement le thème de l’invite amoureuse (notre illustration), tandis que, emportée par une fougue digne de la furia de L’Arioste, l’accorte et abandonnée Olympe de Fragonard se livre à sa douleur. Le parcours d’Orléans, à cheval sur les XVIIe et XVIIIe siècles, substitue à l’habituelle chronologie un propos plus conforme aux ressorts de l’acte même de collectionner, lesquels déterminent aussi le catalogue, entièrement rédigé par Louis-Antoine Prat. Quand l’écrivain ne seconde pas l’historien de l’art, c’est l’inverse qui se produit et nous vaut son récent et si subtil recueil de nouvelles. Sous l’œil plein d’humour et de compassion du romancier, les us du milieu, enquêtes, ventes, expositions, vernissages, mondanités et vacheries, s’animent du charme moderne de l’inattendu. SG / A la poursuite de la beauté. Journal intime de la collection Prat, jusqu’au 24 mars, catalogue El Viso, 32€ ; chez le même éditeur, Louis-Antoine Prat, Bien trop près du feu, et autres nouvelles, 15€.
Feuilletant le nouveau livre de Valérie Bajou, sans doute la plus riche enquête iconographique jamais consacrée en France à Ophélie et à sa noyade/extase, une question vous brûle les lèvres assez vite. Pourquoi tant d’artistes se sont-ils acharnés à vouloir nous faire oublier que les romantiques en avaient laissé les images les plus complètes ? Delacroix, Préault, Millais et le jeune Rimbaud n’ont rien à craindre de leurs successeurs, comme de leurs prédécesseurs. Car le sujet, comme Bajou l’enregistre à la loupe, s’amplifie dès la fin du XVIIIe siècle en terre britannique, favorisé par la sensibilité « gothique » et les chicanes qui opposent Anglais et Français autour de la traduction de Shakespeare. Le plus étonnant est que le divin Delacroix, bien qu’inlassable lecteur de Voltaire et assez prévenu contre les excès du dramaturge élisabéthain, oublie ses réserves, non son sens de la mesure, devant la toile. Personne n’a su comme lui tresser le morbide et l’érotique en matière suicidaire. Il eût mérité les applaudissements d’Edgar Poe pour qui rien n’égalait le spectacle de la mort d’une belle femme. Le londonien Millais, plus puritain, avait plongé son modèle dans une baignoire ; son tableau, du coup, est devenu trop propre à nos yeux. La sensuelle agonie de l’héroïne shakespearienne souffre aussi du cours de botanique que l’artiste préraphaélite croit devoir nous donner. Quant au reste ? Les Pompiers froids, le symbolisme phtisique, l’angélisme victorien, les avant-courriers de David Hamilton ? On comprend que l’auteur n’ait pas voulu les écarter de son spectre. A titre de symptômes, dirait Freud, ils nous plongent dans la névrose souvent déconcertante de leurs pinceaux frigides. Un livre, en somme, fascinant à plus d’un titre. SG / Valérie Bajou, Ophélie. La noyée embellie, Cohen et Cohen, 109€.
Unis par la vie, pour le meilleur et pour le pire, unis par le talent, d’une modernité circonspecte, les deux Christian, Dior et Bérard, attendaient de l’être par un livre accordé à l’esprit qu’ils façonnèrent aux côtés de Cocteau et Max Jacob, Pierre Colle et Marie-Laure de Noailles. La mode, le théâtre, la musique et le cinéma quadrillaient leur terrain de jeu. Entre la fin des années 1920 et la fin des années 1940, ces deux inséparables inventèrent une sorte d’existentialisme heureux, joyeux, dit même Laurence Benaïm, qui s’est plu à croquer cette aventure arrachée aux turbulences, et aux misères, d’un temps en crise. La griserie, plutôt que le gris sartrien. La peinture fut la première de leurs passions communes, en plus de deux ou trois autre choses… On ne se méfie jamais assez des étiquettes, le néo-humanisme qui désigne les toiles de Bérard dissimule ce que ses pinceaux, fussent-ils teintés de mélancolie, ont d’allègre, de gourmand, d’espiègle. La gamin et le gratin se touchent, il l’aura prouvé, sans avoir à beaucoup meubler ses tableaux. Féline et racée, la ligne Dior, celle du New Look, a hérité du Carpe diem, en moins hirsute, de bébé. Ce livre noir et rose, comme son écriture, nous rappelle que l’hédonisme feutré peut être une morale. SG / Laurence Benaïm, Christian Dior – Christian Bérard. La mélancolie joyeuse, Gallimard, 32€.
Les plateaux de cinéma ont de la magie à revendre. Claude Pinoteau, dix-sept ans, l’apprit en 1942, sur le tournage du Baron fantôme, dialogues et prestation inoubliable de Jean Cocteau avec toiles d’araignée obligées (qui avaient alors valeur allégorique). Les deux hommes se sont trouvés, ils feront ensemble étincelles et merveilles, La Belle et la Bête, Les Parents terribles et Orphée. Pinoteau, assistant là, assuma aussi la régie générale de L’Aigle à deux têtes, dont la magnifique direction artistique revint à Christian Bérard. Inutile d’ajouter notre goût intact du cinéma français des années d’Occupation (on lira le génial André Bazin à ce sujet) et de l’après-guerre, à la veille de la nouvelle vague qui n’en tint pas toujours les promesses d’invention et de non-bavardage. « Liberté de création totale » : ainsi résume le cadet ce qu’il doit à son aîné, bien que ses propres films d’auteur peinent à suivre les conseils du roi de « l’étonne-moi ». Dans ce livre d’entretiens joliment fait, truffé d’images ensorceleuses, on sent Pinoteau, devenu alors le réalisateur laborieux du Silencieux et de La Gifle, se laisser envahir par l’émotion d’un âge d’or à jamais évanoui, et d’une rencontre comme on en fait qu’une ou deux dans sa vie. SG / Claude Pinoteau, Derrière la caméra avec Jean Cocteau, La Table ronde, 32€.
Philip Guston (1913-1980) n’a pas l’heur de plaire au foules qui se précipitent à Rothko ou Pollock, voire à De Kooning, trois de ses camarades de combat lorsque « l’expressionnisme abstrait » (catégorie trompeuse) donna une réponse américaine au dernier Monet, à Bonnard, Matisse, Picasso ou au surréalisme. Les USA, et les derniers modernistes ici et là, ne lui ont toujours pas pardonné d’être redevenu figuratif à la fin des années 1960 et autrement plus agressif que le Pop dans le dialogue renoué avec le monde moderne. Il agace, quarante après sa mort, les prédicateurs du wokisme infantilisant et révisionniste. Qu’un peintre blanc, de parents juifs ukrainiens, ait dénoncé le Klux Klux Klan en toiles de grand format, c’est évidemment intolérable… En 2020, la National Gallery de Washington et la Tate Modern déprogrammèrent une rétrospective prête à ouvrir au nom du fallacieux concept d’appropriation. En réunissant une quantité de textes et d’entretiens décisifs, L’Atelier contemporain de Strasbourg, qui fête ses dix ans, met enfin à notre disposition les moyens de connaître le lecteur, le parleur et le batailleur que fut Guston, fanatique de l’Europe, de l’Italie de De Chirico et de Piero della Francesca, fou amoureux de Rimbaud et d’Apollinaire. Baudelaire, qu’il a lu et relu, l’avait tôt convaincu de la double nature de la modernité, une affaire de forme certes, mais avant tout de sujets ; c’est la nouveauté des seconds qui conditionne la première, et non l’inverse, contresens qu’il abandonnait aux cagoules du milieu new yorkais, son cauchemar. SG / Philip Guston, Que peindre sinon l’énigme ? Écrits, conférences et entretiens, L’Atelier contemporain, avec l’aide du CNL, édition de Clark Coolidge, 30€.
Le rock américain du milieu des années 1970 s’est découvert assez vite des accointances avec le meilleur des poètes français. Tom Verlaine, mort depuis peu, adopta le nom de son héros au moment de fonder Television, groupe qui n’eut besoin que d’un album acide pour entrer dans l’histoire ; son camarade de collège et d’escapade, le futur Richard Hell, toujours en vie lui, fut à deux doigts de prendre Gautier pour masque de scène. D’un gilet rouge à l’autre, plus noir. Dans la petite faune de mon adolescence, on savait Patti Smith mordue de Rimbaud et de Baudelaire. Les anglophones dubitatifs n’ont qu’à prêter l’oreille aux « lyrics » de ses chansons, à ses tentations hymniques, aux deux registres de sa voix très sexuée, « le vers français » y résonne, comme l’eussent dit Mallarmé et Apollinaire (lequel ne détestait pas la musique de la rue, la seule audible pour Picasso). Le rimbaldisme de Patti Smith est d’obédience catholique, à l’instar de celui de Claudel et des lecteurs conséquents de sa poésie, courte, belle parce qu’éprouvante, vouée au silence par sa nature de diamant d’un jour. Charleville, Paris, Londres et Bruxelles, dès l’époque où Robert Mapplethorpe partage son existence, stimulent ces poussées de pèlerinage que la chanteuse et compositrice évoque en tête de son édition d’Une saison en enfer. Elle en émaille les brèves, drôles, amères et électriques confessions de photographies et de textes, les siennes et les siens surtout, loin des pièges de l’illustration. Le Baudelaire du Spleen et le Rimbaud de l’enfer, si proches, sont également réunis dans son Livre de jours par la grâce de Carjat. Aux images mécaniques, Patti Smith redonne leur force spirite et spirituelle. Un livre habité, comme son Just kids. SG / Athur Rimbaud, Une saison en enfer, photographies, écrits et dessins de Patti Smith, Gallimard, 45€. Voir aussi Patti Smith, Un livre de jours, Gallimard, 26,50€.
On en parle…
Michaël de Saint-Cheron, « Picasso, le minotaure génial et insupportable », La Règle du jeu, décembre 2023
Les suicidés de la peinture n’ont pas de chance, surtout quand ils ont du génie. Que n’a-t-on proféré au sujet de Van Gogh et de Nicolas de Staël, qui font l’affiche de deux grands musées cet automne ? Quelle sourde culpabilité nous pousse à transformer leur fêlure, leur désespoir incurable ou leur folie destructrice en sacrifice héroïque? Nous force à croire qu’ils ont souffert pour nous enchanter ? Le beau livre, en tous sens, que Stéphane Lambert consacre à Staël se laisse tenter, à plusieurs endroits, par la rhétorique de la souffrance convertie en grâce. Mais cela reste une tentation, une concession passagère à la phraséologie doloriste la plus répandue. Tenté, qui ne l’a été ? Qui ne l’est ? Immense, très beau, décharné comme un Christ de calendrier, coiffé de la double auréole de l’exilé russe et de l’amoureux insatisfait, Staël se jette dans le vide en mars 1955, sa quarante et unième année à peine ébauchée… Le mythe de l’ange brisé aurait pu se contenter de moins, il ne cessera plus d’enfler, au contraire, et s’alimente du moindre aveu exhumé de l’artiste. « C’est si triste sans tableaux la vie que je fonce tant que je peux », écrivait-il ainsi, en 1954, à sa femme, quelques mois avant de se tuer. Pour raffoler de cet existentialisme des noires profondeurs, la vulgate actuelle cède à une singulière erreur de perspective : le suicidé n’explique pas le peintre, pas plus que la mort volontaire sa peinture. Il y avait donc urgence à changer de prisme et Stéphane Lambert l’a senti : son livre reconduit l’œuvre à son feu primitif et ses incandescences successives, feu profane et surtout feu sacré. Sa carrière, lente à démarrer, connut dix ans de fulgurance, pour employer l’un des mots préférés du peintre, dix ans entre la fin de l’Occupation et 1955, c’est-à-dire précisément à l’heure où la modernité commence, dit-on, à se régler sur les horloges de New York. A cet égard, ses succès américains n’eurent d’équivalent alors que le prestige, outre-Atlantique, de Dubuffet et de feu Bonnard (lire la suite dans la livraison d’octobre de la Revue des deux mondes, « Dieu que c’est difficile la vie). Stéphane Guégan
Stéphane Lambert, Nicolas de Staël. La peinture comme un feu, Gallimard, 2023, 42€ // Nicolas de Staël, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 21 janvier 2024, catalogue Paris Musées, 49€ . Forte de deux cent numéros, la rétrospective qu’ont conçue Charlotte Barat et Pierre Wat comportent une cinquantaine d’œuvres jamais montrées au public français. Quand la peinture possède cette puissance et ce désir de ne pas se répéter – grand mal des modernes -, la scénographie peut se contenter du léger coup de pouce, rien de plus, que réclament les surprises du parcours. Ainsi livrée à elle-même, la trajectoire de Staël dévoile plusieurs constantes. L’une des plus sensibles, de salle en salle, n’a pas échappé à Morand, comme le rappelle Philippe Lançon dans le catalogue (lui aussi bourré de documents inédits). Devant un Guardi plus étale et dépouillé que jamais, l’écrivain globe-trotter, en 1959, se sent ramené à Staël et à ses effets de surface verticalisée. Faisons l’hypothèse que Manet, le Manet des marines aux lignes d’horizon haut perchées, fut l’intermédiaire plus que Braque de cette apesanteur magique. Staël, Wat y insiste, agit fondamentalement en paysagiste, souvent gagné par l’éloquence du panoramique (une salle entière est consacrée à ces œuvres que l’œil ne saurait contrôler d’un seul regard). La fidélité aux icônes de sa Russie natale n’est pas étrangère à cette conception de l’espace dégondé, surhumain, divin. On sait que le jeune Nicolas – prénom royal – s’est efforcé d’en rajeunir les codes, à Bruxelles, vers 1935. Sans doute ces peintures, rares au demeurant, sont-elles inaccessibles, ce sont les seules absentes de cette admirable exposition qui refuse la banale alternative de l’abstrait et du figuratif, et lui préfère celle, baudelairienne ou delacrucienne, de la concentration et de la vaporisation. // Voir enfin le bel inédit que publient les éditions Arléa, Nicolas de Staël, Le voyage au Maroc, 2023, et les éclairages de Marie du Bouchet. Ce journal de bord, écrit en lisant Delacroix et Loti, s’est fait oublier dans une malle jusqu’en 2016. Mots et dessins saisissent une réalité qui n’est pas que lumières diaboliques ou paysages de rêve. L’arpenteur de L’Atlas y croise aussi l’enfant « au front gonflé de noires vengeances ».
Au sujet de Vincent Van Gogh, dont le musée Orsay arpente les deux derniers mois d’existence et de production, voir mes contributions au très complet numéro spécial que Le Figaro lui consacre : « Est-ce moi que je peins ? » et « Drieu et Van Gogh, frères réunis ».
Toujours disponible : Van Gogh en quinze questions, Hazan, 2019, d’Anvers à Auvers, en quelque sorte…
Et si Van Gogh n’était pas celui que vous croyez, un fou, un génie aussi ignoré de son temps qu’adulé du nôtre ? Un peintre purement instinctif, méprisant la tradition et l’idée même de faire carrière? Après tant de livres qui ont cherché à inverser le mythe, la légende est toujours là, vivace et trompeuse…
LUS
Il y avait en lui de l’écorché vif, qu’il dissimulait sous l’humour par élégance. Ah ! l’élégance de Weyergans, voilà un vrai sujet, un sujet drôle aussi. Quand on le croisait dans la rue, au début des années 1980, on pouvait compter les heures de sommeil sur ses traits pâles. Au-dessus des chaussures de sport, souvent colorées, le pantalon tirebouchonnait joyeusement. Car la panoplie des clochards célestes, héritée de la bohème romantique, soigne surtout les extrémités. A l’autre bout, donc, s’allongeait le visage d’un Pierrot blanchi à la lecture de Pascal et chaussé des lunettes de Godard. On était au cinéma, et on oubliait, sous le charme, de le lire. Erreur, que son Quarto, cet été, m’a permis de réparer. Frédéric Beigbeder, en préface, dit du Pitre (Gallimard, 1973) qu’il permet de comprendre « tout ce qui a suivi ». Je dirais même plus, Weyergans n’a jamais fait mieux. Ou pire, eût-il corrigé. « Savoir bien écrire mal », il tenait ça de Paul Léautaud, comme d’apparenter l’écriture à l’éloge de la séduction ou l’effeuillage des femmes. Pour un vrai catholique belge, Le Pitre, c’est l’épître. Longue lettre et court traité à la fois, le genre a ses références, religieuses souvent, et ces préférences : la mise à nu des âmes. Après de nombreuses séances sur le divan de Lacan, François, trente ans au crépuscule de la France pompidolienne, submerge, toutes digues ouvertes, sa « névrose », et piège son auditeur. L’auguste psychanalyste de la rue de Lille, baptisé « le Grand Vizir », se noie lui-même dans les mots de son patient. Le sexe, la mère et le père inquiètent le signifiant et irritent le sémiologue. Cette lutte hilarante de la verve (libre) et du verbe (codé), n’est-ce pas la meilleure définition que Weyergans a voulu donner du roman, en un temps, ne l’oublions pas, qui déconstruisait déjà, et se débarrassait du bébé (la fiction, le réel) avec l’eau du bain (les signes) ? La volée d’épigraphes cocasses qui ouvre les innombrables chapitres du Pitre vide le métalangage, en 1973, de toute autorité. Comment Weyergans, en plein triomphe des sciences humaines, est-t-il allé dénicher la description de L’Origine du monde au détour des Convulsions de Paris de Maxime du Camp, brûlot anticommunard de 1879 ? Courbet ici, Chassériau là, dont la Vénus anadyomène du Louvre, vue et revue, sert aussi de clef à ce gros livre, volontairement mal fichu, plein de la crainte d’avoir à s’interrompre, taire le désir, cesser de se confier à l’écriture, plein du bonheur de tromper le malheur. D’en rire. Le Prix Nimier, âgé de dix ans alors, n’avait jamais mieux visé depuis le succès inaugural de Jean Freustié. SG // François Weyergans, Romans, Quarto Gallimard, 34€. Outre la militante préface de Frédéric Beigbeder, on y appréciera la biochronologie très riche et très illustrée de Métilde (prénom stendhalien) Weyergans, Danielle Bordes et Basile Richefort.
Weyergans, chose connue, aborda l’immortalité avec retard, le 16 juin 2011. Quatorze minutes, très exactement, c’est peu et c’est beaucoup, voire interminable, un jour de réception sous la coupole. Erik Orsenna prit la parole à l’heure dite et couvrit de douceurs l’académicien désiré comme s’il l’avait eu, de vert et de ponctualité enveloppé, devant les yeux. On pardonnait à ce gourmand de la vie, fâché avec le fisc et les montres. L’idée de l’éloge du fauteuil vide est trop belle pour ne pas en créditer l’inconscient picaresque de Weyergans. Les cinéastes, ce qu’il fut fort jeune, pratiquent la contraction et la dilatation temporelle ad libitum, la répétition aussi. A preuve, le rembobinage des premières pages du Pitre. Sa montre, le 20 octobre 2022, Pascal Ory la surveillait avec un soin discret et malicieux. Reçu au fauteuil de François W, il était bien déterminé à dissiper « la malédiction du numéro 32 » en faisant assaut d’esprit. Les jeteurs de sort en manquent singulièrement. Ory attendit donc la quatorzième minute de son discours avant de s’occuper de son prédécesseur, et même de prononcer un nom qui clive encore, dit-il, quai Conti. Les bonnes fées de la cuisine japonaise ayant fait se rencontrer les deux hommes, ils ne mirent pas longtemps à s’apprécier. Il est vrai que nos fins gourmets (pas qu’à table) sont aussi des enfants de la cinéphilie et, plus précisément, de la nouvelle vague, qui remplaça le trou normand par la discipline nerveuse des baguettes. La mort ne peut rien contre les vraies complicités : ce petit livre le confirme à trois autres reprises, de la réponse d’Orsenna, que le destin a décidément choisi, aux allocutions de Pierre Nora et Alban Cerisier. « Devenir immortel, et puis, mourir », concluait Ory avec le Godard d’A bout de souffle. « Not yet », murmura l’écho. SG / Discours de réception de Pascal Ory à l’Académie française et réponse d’Erik Orsenna, suivi des allocutions prononcées à l’occasion de la remise de l’épée par Alban Cerisier, Pierre Nora et Pascal Ory, Gallimard, 17€.
Le rocaille fut la dernière passion de Marc Fumaroli, et le néo-rocaille propre au xixe siècle l’objet de ses attentions et intuitions ultimes. Chaque page de son livre posthume, malgré le souvenir d’Àrebours affiché par son titre, témoigne d’une ferveur intacte à l’endroit de ce que l’on n’ose plus appeler le style Louis XV. Mais ses « résurrecteurs », pour citer Dans ma bibliothèque, n’y sont pas moins présents, Edmond et Jules de Goncourt en premier lieu, dont l’éditeur de Madame Gervaisais partageait la faculté à vivre en un autre temps que le sien. Mieux vaudrait dire que les deux frères, loin de rejeter en bloc l’époque de disgrâce qui les vit naître, parvinrent à ressusciter un esprit, une culture, une sociabilité, autant qu’à collectionner Watteau, Boucher, Fragonard et tout ce qu’un marché de l’art de plus en plus tentaculaire mettait à la portée des nouveaux curieux. Rapprocher n’est pas identifier, rappelle Dans ma bibliothèque, et Marc Fumaroli eut l’art de jeter des ponts sans ignorer que rien en histoire ne se répète, et que les réhabilitations sont des réinventions. Sans doute le contexte des années 1970-1990, inséparable des expositions mémorables que Pierre Rosenberg organisa au Grand Palais, encouragea-t-il une compréhension plus fine de l’activité picturale sous la Régence et le début du règne de Louis XV. Watteau, Boucher et Fragonard, justement, mais aussi Chardin, retrouvaient une place éminente dans la conscience collective tandis que la redécouverte du xixe siècle, favorisé par la préfiguration du musée d’Orsay et son ouverture, rendait possible une approche de la modernité des années 1860-1880 moins dépendante des avant-gardes du xxe siècle. Le moment n’était-il pas venu d’historiciser autrement l’émergence, sous le Second Empire, d’une création en prise avec la sphère privée, par ses sujets et ses clients, d’une peinture distincte du système des Beaux-Arts hérité du davidisme et des réformes révolutionnaires, dont le Salon restait l’un des instruments régulateurs et le symbole saillant ? À l’évidence, au-delà des filiations formelles et des emprunts iconographiques qui font dialoguer le temps de Watteau et le temps de Manet, Marc Fumaroli avait saisi toute l’importance de l’écologie des images, les unes déterminées par l’art d’État, les autres par l’otium individuel. En 1748, alors que l’opposition au rocaille est en voie de passer de la presse à l’administration royale, le comte de Caylus, donnant lecture de sa Vie de Watteau à l’Académie, distingue deux modes et deux finalités en peinture, le style gracieux adapté à la fête galante et à la fable érotique ne convenant pas aux tableaux d’histoire, de vocabulaire et à vocation plus graves. En 1720 comme en 1863, « l’erreur des Modernes », aux yeux de leurs censeurs, fut de ne pas avoir amendé leur manière en changeant de registre. C’est la confusion des genres, la corruption du haut par le bas, qui mène au scandale du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia. N’oublions pas que Marc Fumaroli a rencontré « cet illustre inconnu » de Caylus, sur lequel il eût tant aimé écrire un livre, en travaillant sur les prolongements de la Querelle des Anciens et des Modernes au xviiie siècle. L’anticomanie dont Caylus fut le représentant à l’égal de Winckelmann l’intéresse moins que le familier de Crozat et de Mariette qu’il avait été d’abord, l’ami rabelaisien de Watteau et l’animateur d’un cercle aux contours mouvants. On peut lire Dans ma bibliothèque comme la tentative de le recomposer et de nous faire réfléchir, en bonne compagnie, à d’autres « prolongements », ceux qui mènent aux Goncourt de L’Art du xviiie siècle, au Balzac du Cousin Pons et de La Duchesse de Langeais, au Degas Danse Dessin de Paul Valéry, et aux écrits critiques de Baudelaire, dont Marc Fumaroli fit un constant commerce. Les pages qui suivent ont Manet pour protagoniste central, elles n’en sont pas moins tributaires de l’intense réflexion que l’amoureux du rocaille et le biographe interrompu de Caylus nous ont léguée.
Stéphane Guégan
Stéphane Guégan, « Manet rocaille », lire la suite dans Penser avec Marc Fumaroli, textes réunis et introduits par Antoine Compagnon, de l’Académie française, Droz, Bibliothèque des Lumières, 2023, 42€.
Marc Fumaroli, Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, préface de Pierre Laurens, Gallimard, Tel, 18€. Dans ma bibliothèque, peut-être l’un de ses plus beaux livres dans son inaccomplissement même, fut son Rancé (« Que fais-je dans le monde? ») et son Siècle de Louis XV, que Voltaire oublia d’écrire par fanatisme louis-quatorzien et ingratitude.
Trois lectures idoines
La Terreur revient, c’est l’évidence. Robespierre a les faveurs de thèses bienveillantes et Saint-Just, écrivain raté, orateur inquiet et tranchant, est redevenu un objet de fascination. En manière de contrepoids, la lecture du Journal des prisons de Louise-Henriette de Duras pourra être de quelque utilité aux nouveaux apôtres de la violence purificatrice. Née Noailles sous Louis XV, elle a près de cinquante ans lorsque la Révolution, en avril 1793, la met aux fers, sans autre raison que le crime d’exister. La guillotine n’a pas d’égards pour les cheveux blancs. En plus de trois parents, sa mère et son père périssent sous ce que le néoclassicisme de l’époque nomme le glaive de la justice. La duchesse de Duras resta enfermée jusqu’en octobre 1794, au-delà de Thermidor an II qui ne fit donc pas cesser l’arbitraire dès la chute de Maximilien. Le quotidien d’une prisonnière politique n’est pas seulement le produit traumatisant des droits bafoués et des abus de geôlier, il confirme ce qu’est l’homme ou la femme en situation de détresse. Nulle entraide, nulle communauté du malheur : « Je découvris, peu de temps après mon arrivée à Chantilly (sa deuxième prison), que la perte de la liberté ne réunissait ni les esprits ni les cœurs, et qu’on était en détention comme dans le monde. » SG / Louise-Henriette de Duras, Journal des prisons de mon père, de ma mère et des miennes, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 11,50€.
Entre 2007 et 2016, Marc Fumaroli s’est démené pour faire mieux connaître la figure et l’œuvre de Claire de Duras (1777-1828), préfaçant notamment une réédition d’Ourika, roman abolitionniste de 1823, qui suscita une « véritable rage », se souviendra Sainte-Beuve dix ans plus tard (l’Angleterre sortait alors de l’esclavage). Une jeune Sénégalaise, arrachée à son pays et à la servitude, puis conduite en France, va y vivre bientôt les espoirs et les épreuves de la Révolution. Mais la pire de ses souffrances est de ne pas être autorisée, devenue femme, mais femme de couleur, à s’unir au jeune homme de son cœur. Belle-fille de Louise-Henriette de Duras, proche de Chateaubriand, la romancière, tout en soulignant de mots forts cette condamnation à la solitude (qui connaissait des exceptions), n’oublie pas de stigmatiser la Terreur et de chanter les vertus apaisantes de la religion chrétienne. A la manière de l’auteur d’Atala, elle pratique le récit dans le récit et, conteuse moins géniale, émaille les siens de scènes qu’elle dit touchantes. Nous attendrir, loin des excès du roman gothique ou romantique, tel est le cap qu’elle se donne. Au passage, elle ne cède jamais à l’angélisme, comme l’atteste la mention horrifiée des « massacres de Saint-Domingue », bain de sang où périrent en 1791 une foule de planteurs blancs. Quoique bien en cour, cette libérale de la Restauration se garde, en effet, d’idéaliser quelque régime ou quelque race que ce soit. Marie-Bénédicte Diethelm, sa subtile éditrice, parle de l’aversion pour la France prérévolutionnaire qu’elle aurait partagée avec Chateaubriand ; cela me semble aussi excessif que d’écrire que la Galatée de Girodet fit davantage sensation, au Salon de 1819, que Le Radeau de la Méduse et ses résonances sénégalaises… Mais remercions-la d’avoir réuni, et finement commenté, l’œuvre complet, ou presque, d’une écrivaine qui sut secouer son époque et son entourage. SG / Claire de Duras, Œuvres romanesques, avec trois textes inédits, édition de Marie-Bénédicte Diethelm, Gallimard, Folio Classique, 10,90€.
De tous les maux qui oppriment Flaubert, le bovarysme est le plus précoce et le plus durable. Adolescent et déjà écrivain féroce, Gustave étouffe dans la vie ordinaire, que ses futurs romans peindront plutôt en gris. Le XIXe siècle, surtout depuis la Normandie, lui fait horreur, ce ne sont que béatitudes au rabais, utiles, futiles, renoncements surtout. Les rêves éveillés du jeune Flaubert, dont on ne cesse de redécouvrir l’œuvre, se remplissent d’extravagantes images, à la fois consolation et aspiration à mieux. En 1836, il a quinze ans et singe Byron en enviant son destin ; il lui faut l’Orient, le ciel bleu, les minarets dorés, les parfums, les femmes et les « fraîches voluptés » du sérail. En grandissant, après s’être frotté à l’Égypte et à la Palestine, il avouera, réalisme oblige, un faible pour les oublis et les dénis de l’orientalisme romantique : la saleté, le sordide, le faisandé, le spectre de la maladie ou de la mort l’excitent. Ses héros frustrés, Emma, Frédéric, lui ressemblent : lectures et voyages, la fiction des unes, la déception des autres, ne sauraient apaiser sa frénésie d’autre chose ou d’ailleurs, et le rut des sens qui fermente en lui. La modernité qu’explore ses romans reste en communication permanente avec le manque qui la fonde, manque où s’engouffre une intempérance de visions anti-saturniennes. Philippe Berthier et son gai savoir nous en ouvrent le chemin dangereux dans un essai brillantissime. Baudelaire et Chateaubriand y croisent, naturellement, le faux ermite de Croisset. Chateaubriand que Marc Fumaroli félicitait Berthier d’avoir rejoint, voilà près de 25 ans, lors d’un colloque fameux, après avoir si bien servi Stendhal et Barbey d’Aurevilly. SG / Philippe Berthier, Le Crocodile de Flaubert. Essai sur l’imagination pendulaire, Champion Essais, 29,90€. Voir aussi Flaubert, Récits de jeunesse, édition de Claudine Gothot-Mersch, révisée par Yvan Leclerc, enrichie notamment des transcriptions de deux manuscrits récemment retrouvés, Pyrénées et Corse et le superbe Novembre.