MÈCHES COURTES

Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara.  Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.

1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».

Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.

Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. »  Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice.  En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue).  De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan

*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.

Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.

La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.

Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus :  « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.

A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.

Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

PRIMA LA MUSICA

Le Moyen Âge de la poésie amoureuse et du divin à hauteur de cœur, vécu dans l’intimité des mots, des sons et des images, ne s’est jamais mieux porté, à lire les contributeurs de ce beau volume, merveilleusement illustré et conforme à son objet. Ut musica poesis : une certaine pratique de la poésie, sous l’Antiquité déjà, vise moins à la dire qu’à la chanter, la danser, voire la montrer. Du XIIe siècle des Troubadours au début de ce que l’on nomme la Renaissance, l’aspiration lyrique rime avec l’aspiration, sensible dans les manuscrits et livres pré-gutemberguiens, à donner un corps, un espace et parfois une couleur aux lettres qui débordent souvent les limites de la lecture instrumentale. Il arrive que certains livres, indifféremment profane ou sacré, épousent la forme de cet organe à qui nous devons la vie et où l’imaginaire occidental loge le foyer des sentiments.  Bien avant Apollinaire et ses calligrammes, on peint avec les mots, et l’art d’aujourd’hui, revendiquant d’autres filiations loin du modernisme idiot, redistribue l’alliance du verbe, de l’ouïe et du voir, et de l’émouvoir, de mille façons. Stéphane Guégan / Nathalie Koble et Amandine Mussou (dir.), Ut musica poesis. Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, Editions Macula, 42€.

Ah que les princes, les rois et leurs avatars récents ont l’oreille fine ! Comme ils savent s’entourer des musiciens que la postérité les félicitera d’avoir protégés et pensionnés ! Et ne croyez pas que la fin de l’Ancien régime ait mis fin à cette association du sceptre et des enfants d’Euterpe. Etymologiquement, la muse de la musique, en Grèce ancienne, renvoyait à la faculté de plaire. Le danger de confondre plaisir et complaisance ne date donc pas d’hier, de même que la tendance à indifférencier flagornerie et narcissisme. Maryvonne de Saint Pulgent, avec la clarté incisive qu’elle imprime à tous ses livres, s’intéresse et parfois s’attaque à la courtisanerie des musiciens officiels, de Lully à Boulez. Sacrilège, dira-t-on depuis les espaces sonores de l’art assisté. Saint Boulez repeint en nouveau Lully, la perruque en moins, voilà qui indigne (pour faire écho à un pamphlet de désagréable mémoire). Encore la comparaison conserve-t-elle une part de flatterie, en laissant penser que les deux compositeurs étaient d’égale valeur, ce que le catalogue de Boulez ne permet de penser qu’à ses afficionados. Malraux n’en était pas, lui qui croyait pourtant au dirigisme étatique en matière de culture. Outre sa dilection pour les arcanes du régalien, Maryvonne de Saint Pulgent connaît si bien la musique qu’elle résume en 400 pages alertes ses épousailles avec le pouvoir. Il est, certes, des époques moins portées à la régulation verticale. Par exemple, le règne de Louis-Philippe, au grand dam de Berlioz, ne couronne aucun compositeur, laissant juges les amateurs. Jusqu’au XXe siècle, l’argent public à travers les vecteurs institutionnels constitue l’essentielle contribution d’en haut. Si le mécénat d’Etat ultérieur, en temps de crise économique ou politique, se montre plus interventionniste à l’occasion, peu d’exemples de comportements dictatoriaux, en dehors de Boulez, seront à dénombrer. Afin de conclure, l’auteur cite Pascal Ory, bien placé en raison de sa connaissance du Front populaire et de son intervention dans l’affaire Karol Beffa, qui actait, en 2014, la fin d’un monopole du goût et des Verdurin de « la contemporaine ». Le regretté Benoît Duteurtre, cauchemar du Monde et de la bienpensance, en croisant le fer, aura aiguisé sa verve. SG / Maryvonne de Saint Pulgent, Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 35€.

Ennemi juré de Berlioz, Paul Scudo lui porta le coup de grâce lors de son entrée, en 1856, à l’Académie des Beaux-Arts. La plume de la Revue des deux mondes prit ainsi un plaisir certain à féliciter l’Institut d’accueillir sous son toit un nouvel écrivain, à défaut d’un musicien digne du nom. Pour être très excessif, notre Vénitien francisé soulignait cruellement une évidence, la République des lettres avait mille raisons de tenir pour sien le polygraphe chevelu. Qui a lu Berlioz connaît son aisance à raconter ses malheurs, peindre ses impressions de voyage, louer et souvent étriller ses confrères, dès avant le Second Empire. Il faut le compter parmi les plus éminents critiques musicaux de son temps (6000 pages), et un épistolier de première grandeur (7 volumes épais). Ce vaste corpus étant désormais réuni, annoté et commenté des deux côtés de la Manche (l’Angleterre, qu’il a chérie, l’adore et le joue plus que nous), une étude d’ensemble s’avérait tentante. Le grand gautiériste François Brunet, fin musicologue à ses heures (Théophile Gautier et la musique, Honoré Champion, 2006), n’a pas résisté à l’envoutement, que Pierre Citron, l’homme de Balzac et Giono, avait subi avant lui. Mais son livre garde la tête froide et, après une étude précieuse de la rhétorique berliozienne, aborde successivement les genres propres à l’activité scripturale, inlassable, souvent orageuse ou dépitée, du musicien « malheureux ». Elève de Lesueur (chouchou de Napoléon Ier), celui que Gautier présentait comme le Delacroix de son art professait de classiques convictions, il resta gluckiste en pleine révolution wagnérienne (Baudelaire le lui reproche). Pourtant Berlioz aime aussi les longues phrases, et pas seulement quand il mélodise avec génie (Les Nuits d’été, once more, sur des poèmes de Gautier). Brunet s’intéresse moins au parcours politique, qu’analyse Maryvonne de Saint Pulgent dans un chapitre aigre-doux de son livre. Notre homme débuta aux côtés de la presse ultra, avant 1830, oublia ensuite son légitimisme, fit la moue en 1848, se félicita du coup d’Etat en décembre 1850, mais souffrit sous l’Empire de sa réputation d’orléaniste. L’éternel ballotté, l’incurable déçu, assez mal en cour par ses maladresses, ne fut pas le Boulez du romantisme. On peut s’en réjouir. SG / François Brunet, Hector Berlioz, épistolier, journaliste, librettiste et mémorialiste, Honoré Champion, 88€.

J’ai toujours pensé que Manet avait lu et conservé en mémoire l’époustouflante recension de la première du Hamlet d’Ambroise Thomas dont le Moniteur universel donna lecture le 16 mars 1867. Bien entendu, c’est Gautier qui tient la plume, note les diminuendos surnaturels de la scène inaugurale du spectre, met à sa place ce musicien plus grave que frénétique, comme pour mieux souligner la fièvre de l’immense baryton Jean-Baptiste Faure, l’égal de l’acteur shakespearien Rouvière quant à l’énergie noire. Passer de celui-ci à celui-là, c’est passer d’un tableau de Manet (notre illustration) à un autre, et rendre le peintre à sa culture scénique et romantique. En cette fin du Second Empire, la chronique théâtrale de Gautier, dont nous avons parlé à maintes reprises, embrasse l’actualité musicale. Le poète cher à Ezra Pound profite ainsi d’une reprise partielle du Roméo et Juliette de Berlioz pour le qualifier, lui, de « shakespearien ». La mort allant vite, Théo devait signer la nécrologie de celui qui, né sous une étoile enragée, n’avait jamais vraiment conquis le grand public, à l’exception du succès de L’Enfance du Christ (son chef-d’œuvre, il est vrai, avec les Nuits d’été). On sent ailleurs le poète plus conquis. Ainsi accueille-t-il avec chaleur un inconnu, qui ne le restera pas longtemps, en janvier 1868. La Jolie fille de Perth vient d’être donné au Théâtre-Lyrique, rival de l’Opéra : « M. Bizet appartient à la nouvelle école musicale et a rompu avec les airs de facture, les strette, les cabalette et toutes les vieilles formules. Il poursuit la mélopée d’un bout à l’autre de la situation et ne coupe pas en petits motifs faciles à chantonner en sortant du théâtre. Richard Wagner doit être son maître favori, et nous l’en félicitons. » Encouragé par sa fille Judith et par Baudelaire, Théophile aura secondé le wagnérisme français, électrochoc et pathologie, mais sans sacrifier au culte encombrant la musique française et la nouveauté verdienne, très présente dans le tome XIX de ses admirables pages de journalisme dramatique. SG / Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XIX, juin 1867-mai 1869, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 125€.

Les incompatibilités d’antan n’ont plus force de loi au XXIe siècle. Prenez Christian Wasselin, éminent connaisseur de la chose musicale. Tout berliozien et mahlérien qu’il soit, il nous donne une vie de Satie, mort il y a cent ans, qui confirme son aptitude à la biographie malicieuse et son peu d’aversion pour la ligne claire. Le natif d’Honfleur (ville bénie, on le sait), l’exilé de la rue Cortot (où il logea ses amours avec Suzanne Valadon), le faux ermite d’Arcueil personnifie, à côté de Chabrier, Debussy et Satie, ce qui est arrivé de mieux à notre musique depuis l’indépassable Rameau. Lui-même préférait, on le comprend, Chopin à Wagner, sans rester étanche aux sirènes de Bayreuth. Peu de musiciens ont été portraiturés autant que lui, selon les pointillés par Antoine La Rochefoucauld, en héritier de Verlaine par la colonie des Espagnols de Paris, ou en pianiste du Chat noir. Le secret de son génie tient en partie aux correspondances qu’il affectionnait, lui le grand lecteur, lui l’iconophile, pareil en cela à Debussy, qui fit tant pour lui. Et puis, évidemment, il y eut le choc de Parade. C’est Cocteau qui le pousse, rêve longtemps caressé, de coudre ensemble la Sparte des Gymnopédies et le forain de Toulouse-Lautrec, Morand l’a bien compris Né en dehors de l’Ecole, Satie en remontrait toutefois aux élèves trop sages. Il avait, d’ailleurs, quelques années de conservatoire dans les doigts. Comment faut-il le jouer, se demande Wasselin après nous avoir donné l’envie, s’il était nécessaire, de revenir aux enregistrements inégalés d’Aldo Ciccolini (né en 1925 !). De façon inexpressive, répond le pianiste Jean-Marc Luisada, et en pensant à Magritte, ajoute-t-il. Hum ! Ne vaut-il pas mieux interpréter Satie, comme le dessina le Picasso qu’on dit néoclassique, d’un trait vibrant, en somme, sans négliger la pédale ? Sobre, pas sec. « Portez cela plus loin », aurait conclu Satie lui-même. SG / Christian Wasselin, Erik Satie, Gallimard/Folio biographies, 10,50€. A lire aussi Patrick Roegiers, Satie, Grasset, 22€, plus un récit biographique qu’un roman, à rebours de ce que dit la couverture. Comme Jankélévitch, Roegiers prend l’humour du musicien au sérieux, sans traiter ses drames à la légère.

« Tout art tend constamment aux modalités de la musique », écrit Walter Pater en 1877 à propos du Concert champêtre (Louvre) cher à Manet. Depuis dix ans, un Whistler baptisait de titres musicaux ses tableaux, à mesure qu’ils se vidaient de tout référent extérieur pleinement identifiable, et que le peintre de Londres, d’abord baudelairien, puis mallarméen, cherchait à faire primer le suggestif sur l’iconique. L’époque sera bientôt au wagnérisme, à la quête des expériences totales, des synesthésies, seules capable de rendre l’individu et le monde à leur unité perdue. Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon ont consacré à l’Ut musica pictura (et inversement) un chapitre du panorama très ambitieux qu’ils viennent de consacrer au symbolisme en lui associant d’autres experts de ce que la fin-de-siècle, en référence à la tradition de l’idea, appelait avec hauteur la peinture d’imagination. Était-il si naturel de penser l’image comme l’équivalent d’une composition sonore, et non d’un texte préexistant, et l’œil comme l’analogue de l’ouïe ? Disons que le modèle musical, sans détrôner le modèle poétique, aura permis de repousser les limites du pictural loin des rivages du réalisme. Car on ne saurait définir le symbolisme qu’à partir de son supposé contraire. La force du présent bilan réside aussi dans l’extension du domaine traditionnellement imparti à son sujet. Outre que l’iconographie réserve bien des surprises captivantes, et que tous les médiums sont concernés, les auteurs suivent la vague du symbolisme, phénomène sans frontières, en ses recoins les plus variés. Socialisme, nationalisme, christianisme et néopaganisme sont quelques-uns des ismes que la nouvelle esthétique seconde et leste, soit de platonisme (l’essence des choses), soit de relativisme (le mystère comme signe d’une réalité en partie inaccessible à la raison). L’enquête s’arrête aux portes de la peinture abstraite, elle aurait pu pousser celles du surréalisme, friand des visions de Moreau et des noirs de Redon, de l’exotisme de Gauguin et du mysticisme de Filiger. SG / Jean-David Jumeau-Lafond et Pierre Pinchon (dir.), avec la collaboration de Rossella Froissart, Laurent Houssais et Adriana Sotropa, Le Symbolisme, Citadelles § Mazenod, 199€. A paraître, Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF/Orsay.

Le 31 décembre 1937, à quelques mois de l’Anschluss, le Wiener Philharmoniker adressait à Jean Zay ses sincères condoléances au sujet de Ravel, mort trois jours plus tôt. Le ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts répondit aux Viennois, très touché de la part qu’ils prenaient à « la perte cruelle qu’éprouve la musique française en [sa] personne ». Parfait reflet du sacre tardif de Ravel, cette lettre est la 2756e du monument que Manuel Cornejo a élevé à son musicien préféré. A chaque édition de la correspondance de Ravel, elle prend du poids et gagne en annotations. Si ces lettres manquaient d’esprit et d’informations, on aurait moins de raisons d’applaudir à l’effort renouvelé des chercheurs. Cornejo, dernier en date, a fait gravir à l’exhumation des documents un stade impressionnant. Aux lettres se sont réunis articles et entretiens de Ravel, autant d’indices de sa difficulté à sortir de sa nature pudique ailleurs que la plume en main ou dans le tête-à-tête de l’interview. Autant que les destinataires, de Colette à Ida Rubinstein, de Fauré à Poulenc, les goûts littéraires (Poe, Mallarmé) et les cercles se redessinent sous nos yeux, à commencer par la nébuleuse de Misia ex-Natanson. Ravel était son musicien préféré et le présenta à Bonnard, chez qui passe parfois le souvenir des partitions du premier (Shéhérazade). La courte missive que Ravel adresse au peintre en septembre 1908, goguenarde de ton, scelle aussi leur amour commun des « gosses » et des « bêtes ». Bonnard, peintre préféré de Zay, tout se tient. Ce simple exemple en dit long sur les profits immenses que la connaissance va nécessairement tirer de ces 3000 pages de bonheur. SG / Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Tome I et II, Tel, Gallimard, 32€.

Fin 1941, en Russie, où se ruent les panzers d’Adolf… Prokoviev, rentré de Paris depuis près de six ans, devise avec son secrétaire, complice de toujours. Quelle raison l’a persuadé à « rentrer », à quitter le Paris des avant-gardes pour Moscou et le knout du nouveau tsar ? Guerre et Paix, sur le métier, a changé d’ampleur et de ton à l’approche des nouveaux chevaliers teutoniques. Il faut, proclame Sergueï, que ma musique parle au cœur du plus grand nombre, qu’elle s’ouvre sans déchoir, reste au niveau des pièces motoriques de ma jeunesse, alliages uniques de lyrisme, d’ironie et de martellement mesmérien. Le choix impossible, qui donne son titre au nouveau roman de Dominique Fernandez, c’est cette sortie, par le haut, de la réception élitaire. Et Prokofiev, dans la même scène, de chanter les louanges d’un Ravel accessible à tous, et taxé d’académisme par contrecoup : « Telle est l’accusation qu’on porte en France contre tout effort de mettre la musique à la portée du public. Moi, j’adore le Boléro ! Je voudrais l’avoir écrit ! Voilà l’exemple, le plus réussi à ce jour, de la réforme nécessaire. » L’amour que Fernandez porte à la Russie, égal à son stendhalisme italien, n’est un mystère pour personne, bien que sa flamme pour le roman soviétique en ait surpris plus d’un en 2023. Autre passion, la musique de Prokofiev, dans son refus de l’élégiaque, du bavardage, une musique qui percute, selon le mot de Drieu en 1917 ; elle nous tient, dit le romancier, sous sa poigne, de bout en bout. Une manière de terrorisme ou d’exorcisme. La sombre (et sublime) déflagration qui ouvre Roméo et Juliette en 1936 n’a aucun équivalent. Y verra-t-on une autre réponse au « choix impossible » ? Quoi qu’il en soit, le roman aux tempi vifs de Fernandez, roman puisque la fiction s’installe dans les silences de l’histoire, débute par une polyphonie acide et drôle, conforme à son héros : morts le même jour de 1953, à quelques minutes près, Staline et Prokofiev dominent les conversations parmi les musiciens d’Etat, médiocres pisseurs de partitions sans âme. Le choix du possible, telle est la règle chez les cafards. « Celui qui se borne à suivre un autre ne le dépassera jamais », disait Michel-Ange. Prokofiev, à qui on doit quelques-unes des plus belles musiques de film, ne laisse jamais à d’autres le soin d’écrire la bande-son de sa folie. A vos casques ! SG / Dominique Fernandez, de l’Académie française, Un choix impossible, Grasset, 25€.

DÉCHIRURES

Les 228 lettres que Huysmans a adressées aux époux Leclaire ne sont pas entrées à la Bibliothèque nationale, en 1935, sans causer l’effroi des familiers de l’écrivain. Lucien Descaves, son exécuteur testamentaire, tombe de haut. Il écrit aussitôt à Julien Cain, administrateur de la BN, afin de le mettre en garde contre une diffusion non tamisée du corpus : « Outre qu’il y ait lieu de craindre que cette divulgation ne porte atteinte à la mémoire du grand écrivain catholique, celui-ci émet à l’égard de certaines familles et de tiers encore vivants des allégations erronées de nature à provoquer, de la part des familles et de ces tiers, des protestations légitimes. » En publiant cette correspondance avec l’exigence qu’il met à l’édition des Œuvres complètes de Huysmans, Jean-Marie Seillan confirme le bienfondé des craintes de Descaves. Nous ignorons si Julien Cain, que Vichy devait chasser de son poste, a pris connaissance du corpus et de ce qu’il révèle des positions de l’écrivain tant au moment de l’affaire Dreyfus qu’au réveil des « guerres de religion » provoqué par la politique anticléricale de la IIIe République. On s’empressera d’ajouter que ces lettres, rédigées entre 1896 et 1907, se remplissent souvent d’une verve affolée, et d’éléments biographiques marqués par l’amertume, la douleur et la foi, trio inséparable, avec l’humour noir, des ultimes romans de Huysmans, et du livre dantesque sur Lourdes.

Au-delà des déchirures répétées de la communauté nationale, le fait majeur du présent volume reste l’échec de l’oblature. Rappelons que l’écrivain s’est converti entre les publications de Là-bas (1891) et d’En route (1895), et qu’il a connu plusieurs retraites à la trappe d’Igny. Les époux Marguerite et Léon Leclaire, rentiers éduqués, très catholiques, se rapprochent alors de lui à la demande de l’abbé Gabriel-Eugène Ferret, son directeur de conscience. Or le vicaire de l’église Saint-Sulpice se meurt. Confesseur des Leclaire, il leur recommande l’âme et l’existence de l’écrivain tourmenté, peu fait pour la solitude et les tracas du quotidien. Le premier moment de la correspondance Huysmans – Leclaire se déroule au rythme d’une agonie, celle de Ferret, et d’une épiphanie, celle de La Cathédrale. Au monastère Saint-Pierre de Solesmes, où il a séjourné en 1896 et 1897, le romancier fit prier pour la guérison du vicaire et le dit aux Leclaire. L’abbaye, très surveillée par les forces publiques, fait aussi l’objet d’attaques anticléricales. Une époque se referme quand paraît La Cathédrale, dédiée à Ferret en 1898, et que son auteur, suspecté de vouloir rejoindre les ordres, quitte le ministère de l’Intérieur pour opinions dangereuses, à la faveur d’une mise à la retraite précipitée.

Par une coïncidence que Huysmans juge « déplorable », car nuisible aux articles et aux ventes, son roman chartrain voit le jour en plein tournant médiatique de l’affaire Dreyfus. Dreyfusard, Huysmans ne l’a pas été aux première heures de la polémique, il ne le sera pas au lendemain de la condamnation de Zola. On peut même affirmer que son éloignement du naturalisme, sensible dès avant A Rebours, se durcit au début de l’année 1898. Mais il avait tort de craindre le silence des journaux, ils vont s’abattre sur La Cathédrale, les plus cléricaux n’étant pas les moins violents dans leur rejet d’un ouvrage jugé aussi monstrueux de style que de pensée. La rage de Huysmans écume au détour de plusieurs lettres, indignation qui assombrit soudain le projet d’oblature. De nouveaux séjours en abbaye, au cours du crucial été 1898, renforcent son désarroi. Le 14 juillet, il en informe ainsi les Leclaire : « Ma vie est à orienter d’une façon autre. Les cloîtres, c’est beau en rêve, mais affreux en réalité ; et l’on y fait certainement moins son salut que dans le monde. » Pourtant l’ordre bénédictin, sans le « posséder », ne l’a pas encore perdu. Début août, il est accueilli à Ligugé pour un bref séjour, décisif celui-là. Il avertit les Leclaire de son nouveau dessein, faire construire une maison à l’ombre du monastère, où ils vivraient tous les trois, devenir enfin oblat et constituer autour de lui une colonie d’artistes, où figureraient Charles Dulac, Pierre Roche, Georges Rouault (ill.1, à droite) et son vieil ami Forain.  La correspondance apporte un éclairage essentiel sur ces entreprises vouées à l’échec et frappées d’impossibilité, voire d’interdit, en 1901, par la Loi sur les Associations. Avant le transfert des moines en Belgique et en Espagne, il a vu une population locale, souvent manipulée par l’Etat, répandre ses menaces vociférantes dans la rue.

Lorsque Huysmans se décide lui-même à quitter Ligugé en octobre 1901, et pousse les Leclaire à mettre en vente leur maison commune, une troisième phase s’ouvre. Le nomadisme du couple, alors que leur ami se refait parisien, favorise le courrier. Le ton en devient plus acerbe, et la cible, outre les Juifs et les protestants, en est souvent les francs-maçons. Amplifiée des commentaires que lui inspire la lecture des journaux, dont ceux de Rochefort et Drumont, la correspondance de Huysmans sert de plus en plus de laboratoire, ou de chambre d’écho, aux derniers écrits. Ils n’abusent pas de mansuétude envers les monastères et leurs occupants, pestiférés de la France d’Emile Combes. A cet égard, L’Oblat (Stock, 1903) tient de l’expulsion du jardin d’Eden au regard de ce que Huysmans, en privé, s’autorise à dire des clercs. Son roman, l’un des plus balzaciens par l’admirable peinture de la province, enregistre l’agonie du monachisme tel qu’il l’avait rêvé. La correspondance prend elle des accents presque maistriens pour expliquer l’attitude de Combes, instrument involontaire d’un Dieu déçu par ses serviteurs. Mais peut-on s’en tenir à l’amertume du proscrit? D’autres aveux intimes enregistrent la tristesse consécutive au départ des moines, imparfaits parce qu’humains, et donc pardonnés au nom de ce qu’ils avaient représenté collectivement. Comme A rebours ou le dernier Baudelaire, L’Oblat conclut au salut par l’action personnelle. Appui d’un moi souffrant, et bientôt d’un corps rongé par le cancer, la Croix plane également au-dessus des logiques partisanes du champ politique. Pareil surplomb convient au conservatisme imprescriptible de Huysmans. Pas plus monarchiste que tenté par La Ligue de la patrie française de certains de ses amis, François Coppée notamment, il meuble ses derniers jours de peinture primitive, de rêveries sentimentales et des épreuves de la maladie. La dernière lettre aux Leclaire, deux mois avant de s’éteindre en mai 1907, confesse le désir de ne pas guérir, d’être épuré par le martyre, d’être emmené là-haut par la Vierge. Le comble du bonheur serait de partir à Pâques, « mais je n’en suis pas digne, hélas. »

Stéphane Guégan // Joris-Karl Huysmans, Lettres à Léon et Marguerite Leclaire (1896-1907), édition de Jean-Marie Seillan, Classiques Garnier, 2024, 38€. La version longue de cette recension, « Lettres d’un oblat déçu », est à lire dans le n°188, hiver 2024, de Commentaire. Réjouissons-nous de la parution du Tome II des Œuvres complètes de Huysmans, dont il a déjà été fait souvent état ici. L’équipe éditoriale s’est renforcée afin d’absorber la variété des écrits d’un romancier définitivement acquis, entre 1879 et 1883, à la critique d’art, voire à l’écriture artiste des frères Goncourt. En ménage et A vau-l’eau s’éloignent doucement du naturalisme de Marthe et, comme le souligne l’introduction générale, semblent déjà donner le pas au « tempérament » sur « le coin de la création », dans une inversion ébauchée du dogme zolien. La désaffiliation découle aussi des thématiques propres à Huysmans, le mal être ou le Paris canaille, traités avec plus de liberté ou de cruauté que le maître ne s’en autorisait. Il faut aussi considérer L’Art moderne (Charpentier, 1883) et son éclectisme rageur comme autant de signes d’une dissidence en marche. La peinture de Gustave Moreau, aberration « historique » pour Zola, apparaît aussi « moderne » à Huysmans que celle de Manet, aussi nécessaire à l’époque que les peintres de la vie moderne, dominés , insiste le cadet, par Degas et Caillebotte. Notons, avant de conclure, que ce dernier n’a pas exposé au Salon de 1880 et 1881, à rebours de ce qui se lit p. 1111. Stéphane Guégan // Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, Tome II – 1880-1883, sous la direction de Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan, avec la collaboration de Gilles Bonnet, Aude Jeannerod, Eléonore Reverzy et Henri Scepi, Classiques Garnier, 2024, 58€.

AUTOUR DE JORIS-KARL

Il y a deux manières de changer la vision des tableaux, les nettoyer de leur crasse ou les débarrasser de leur vulgate, une action en entraînant souvent une autre. Aussi l’exposition du Louvre appelle-t-elle ensemble à « revoir Cimabue » et réévaluer sa contribution au renouveau figuratif et narratif de la peinture toscane du Duecento. Le Dante de la Divine comédie et le Vasari des Vite, chantres de Giotto, ne nous avaient pas pleinement préparés à lui reconnaître ce rôle. De la « manière grecque », en provenance de l’Orient chrétien, Cimabue se serait moins affranchi que son disciple ou que Duccio, autre héros de la démonstration menée avec brio par Thomas Bohl. Restaurée, sa Maesta se présente à nous comme au premier jour, riche de ses couleurs variées, de ces visages réalistes, de ces corps sensibles sous le plissé parfait des vêtements. Du coup, on réalise que les anges qui bordent la Vierge ont taille humaine et qu’une partie d’entre eux ont les yeux tournés vers la droite. A Pise, le grand panneau de Cimabue avait pout voisin un immense Christ en croix et se pliait à l’éminent symbole eucharistique, suspendu au-dessus de l’autel. Le Louvre s’est récemment offert un autre Cimabue, un des trois éléments qui aient survécu au naufrage d’un diptyque à six images internes. Les deux autres, empruntés pour l’occasion à Londres et New York, rendent plus saillante la force dramatique de notre Dérision du Christ. A force de réduire Cimabue au hiératisme de ces panneaux les moins animés – ses cycles de fresque ayant beaucoup souffert, on a perdu de vue son sens de l’action et l’espace où il la déploie avec une force expressive qui la génération montante lui a d’abord enviée. Venue en France sous Napoléon Ier, la Maesta ne fut pas réclamée par les commissaires italiens après Waterloo. Nous en étions aux balbutiements du primitivisme, peut-être plus répandu en France. Quoi qu’il en soit, le tableau que Vivant Denon transplanta de Pise à Paris, et auquel il assigna une place éminente dans l’accrochage de « son Louvre » (voir le catalogue de l’exposition mémorable de Pierre Rosenberg), se verra désormais autrement. Avec ses cinquante numéros, peints entre Florence et la Cilicie arménienne, l’hommage du Louvre oscille entre réévaluation et révélation. SG /Cimabue. Aux origines de la peinture, jusqu’au 12 mai, catalogue sous la direction de Thomas Bohl, Louvre / SilvanaEditoriale, 42€.

Déshabiller la vérité de ce qui nous la masque, la montrer toute nue, ce fut aussi l’ambition du naturalisme à ses débuts, très polémiques, car attentatoires au bon goût. Huysmans, disciple de Zola sous Mac Mahon, a vite dépassé le maître en effeuillage salé. Le sujet de ses deux premiers romans, des petites ouvrières emportées par la vie, ses hauts et ses bas, est aussi canaille (mot cher au romancier et aux proxénètes) que leur faconde. Marthe, histoire d’une fille date de 1876, et trouve en Belgique les éditeurs qu’elle ne peut s’offrir en France. Bruxelles n’accueillait pas que les anciens communards, elle éditait les dissidents de la chose esthétique. La deuxième édition paraît après la rupture politique de 1879 et s’orne d’une eau-forte hilare de Forain, laquelle -je m’en aperçois seulement aujourd’hui, annonce les globes lumineux très équivoques de l’affiche de Toulouse-Lautrec pour le Moulin-Rouge ! Forain, proche de Degas, fut une des admirations de l’Albigeois aux mirettes décillées. La peinture, inhérente au style de Huysmans, gagne une visibilité certaine avec Les Sœurs Vatard, dont le personnel s’enrichit de Cyprien Tibaille, double romanesque de Huysmans, dit justement Francesca Guglielmi. L’experte signe cette édition (en partie) distincte de La Pléiade de 2019 et très sensible aux ambiguïtés du rapport au réel qu’entretenait notre écrivain. Avant La Fille Elisa d’Edmond de Goncourt, Marthe aura ainsi montré que la prostitution, dans certains cas, valait mieux que la domesticité aliénée ou dégénérée, voire l’alcoolisme des prolétaires sans futur. L’imprévu, disait Duranty qu’admirait Huysmans, doit primer chez les modernes. SG / Huysmans, Marthe et Les Sœurs Vatard, Gallimard, Folio classique, 9,40€..

Peu de revenants chez Huysmans, malgré l’admiration baudelairienne qu’il vouait à Balzac (préféré, au fond, à Zola) ! Cyprien Tibaille, aperçu dans Les Sœurs Vatard, fait à peine meilleure figure au cœur d’En ménage (1881), livre dont Cézanne conseilla aussitôt la lecture à Pissarro et dont Caillebotte forme l’autre ombre portée. Des deux héros assez médiocres du livre, Cyprien est à la palette ce qu’André, son acolyte, est à la nouvelle littérature. Leur désir de révolutionner l’art les dépasse, et ils vivent mal ce décalage terrible. Huysmans, qui ressemble physiquement à Cyprien, parle à travers lui de la jeune peinture et de son rêve d’y briller, Pierre Jourde le note et le commente. Il y a du Forain et du Raffaëlli en lui, puisqu’il passe de la ville moderne à sa banlieue désolée, des gazomètres aux chemines d’usine, ces obélisques dérisoires, disait Gautier, de la civilisation industrielle. Quant à la nature morte, elle se cueille dorénavant à la surface envahissante des étals ou des vitrines de boucher. Pas moins qu’A vau-l’eau, où la malbouffe se teinte de détresse pascalienne, En ménage cultive l’humour noir, dont Breton attribuait l’invention à Huysmans, quand il n’en accordait pas la paternité à Swift. Or l’humour noir, quand Dieu reste encore hors de portée, désigne les ultimes traces du divin en nous. Car il vaut mieux rire de nos misères que d’en accepter la tyrannie ou, pire, de les flatter. Huysmans douche les faciles accommodements que notre complaisance s’autorise avec le présent dévalué, ou nos propres désillusions. SG /  Huysmans, En ménage et A vau-l’eau, édition de Pierre Jourde, Gallimard, Folio classique, 9,40€.

Pour un peu, on l’exposerait comme le premier ready-made, une vraie robe de chambre enduite de plâtre et qui, vide de corps, composerait l’allégorie géniale de l’impossibilité de représenter son usager, Honoré de Balzac. Mais « l’objet », je ne parlerai pas d’œuvre, et encore moins de chef-d’œuvre, dont Marine Kisiel scrute toutes les coutures résulte du moulage de l’accessoire en question, un moulage que Rodin a fait réaliser en vue de statufier le grand romancier mort en 1850. Mais statufiable, l’était-il, se demandèrent les sculpteurs qui, très tôt, voulurent en faire autant ? On nomme ici Etex, Clésinger et le génial Préault, confrontés à deux difficultés, en plus du manque de fond et du manque d’enthousiasme des édiles susceptibles d’ériger le grand homme sur une place publique. Deux difficultés : sans parler des réticences à immortaliser un écrivain jugé grossier, scabreux et réactionnaire, Balzac n’était pas un Apollon et, peintre de la vie moderne, ne se prêtait guère aux exercices d’idéalisation, fussent-ils modernisés par la sensibilité romantique. Eve de Balzac, du reste, refuse qu’on en affuble la tombe du défunt, mais elle ne saurait s’opposer à tel monument hors du cadre funéraire. Rien pourtant ne bouge avant la mort de la veuve, qui fit beaucoup pour sa mémoire (il ne faudrait pas l’oublier). Le désir de statuomanie envahit, de nouveau, la gente littéraire en 1888. Trois ans plus tard, sous la pression zolienne, Rodin est choisi. Ses malheurs ne font que commencer. Il se documente, croque des tourangeaux sanguins, met à contribution le tailleur de Saché, et cherche un entre-deux – ladite robe de chambre, entre prosaïque et éternité ; il finit par exposer le chef-d’œuvre que l’on sait en 1898. La Société des gens de lettres le refuse, indigne qu’il serait de l’écrivain ou plutôt de l’idée qu’elle voudrait en diffuser. Que l’habit fasse le moine, si j’ai bien compris Kisiel, a beaucoup gêné. Son livre, très caustique, redore le blason du bricolage rodinien et le surpoids du corps balzacien plus qu’il n’adhère au « caractère éminemment phallique » de l’œuvre. Trois petits points suivent la formule déceptive au bas de la page 97. Qu’habillent-ils ? Moins atterrée, « affolée », écrit-elle, que je ne le suis des déboulonnages récents, l’autrice laisserait-elle entendre que la partie vaut mieux ici que le tout, la robe de chambre que son occupant traité de façon érectile ? Faudra-t-il bientôt remiser le plâtre d’Orsay, le bronze du musée Rodin, les faire « tomber », pour parler comme Paul B. Preciado, selon qui l’iconoclasme contemporain revient à ouvrir « une espace de resignification ». No comments. Relisons plutôt les textes du regretté Alain Kirili (mort en 2021, à New York), fou de Rodin, passionné de Rude, et sa défense de la verticalité en sculpture, dans les turbulentes années 1970. SG / Marine Kisiel, Dérobades. Rodin et Balzac en robe de chambre, Editions B42, 15€.

A la charnière des deux siècles, et autour de la défense des cathédrales, une conjonction s’établit entre Huysmans et Rodin, aussi peu dreyfusards l’un que l’autre. Le second a laissé peu de traces dans la critique d’art du premier, mais elles sont de signification égale au combat qu’ils menèrent en faveur des lieux de culte menacés. Ainsi lit-on dans son compte-rendu du Salon de 1887 : « le sculpteur Rodin pousse les cris embrasés du rut, tord les étreintes charnelles, violentes, comme les superbes phallophories d’un Rops ! » Quel trio ! La lecture poussée des Fleurs du Mal le soudait. Ce qui lia Rops à Baudelaire fut d’une rare force et l’inverse est presque aussi vrai. Le frontispice des Epaves, preuve parmi d’autres, traite le motif du péché originel sur le mode loufoque, combinaison du rire et de l’épouvante qui annonce la réaction vive que suscitera chez Rops, en 1883, la lecture de L’Art moderne de Huysmans. Agacé par son éloge appuyé de Degas, peintre de la femme actuelle et de sa « carnation civilisée », le Belge flamboyant se promet d’en remontrer à l’auteur de Marthe. A bien des égards, La Tentation de saint Antoine avait réalisé, dès 1878, le métissage surprenant de la féérie et du stupre. Connue de Freud, qui découvre avec bonheur une image accordée au « retour du refoulé » qu’il théorise alors, cette feuille majeure fut l’alibi d’une exposition remarquable, qui s’achève au musée de Namur, autre terre de pèlerinage. C’est peu de dire qu’elle ne pratique pas la dérobade en matière d’Eros, de dépense libidinale et de résonnances catholiques. Même franchise quant au catalogue, passionnant de bout en bout. Il ne pouvait faire l’économie d’une d’exégèse précise de la Tentation où se voient une superbe créature, entourée du Diable et de Jésus, qu’elle a remplacé sur la Croix. La coquette aux cheveux fleuris, mais au pubis glabre (à la manière des nus de Bouguereau), fait saillir ses charmes et en dirige l’armada vers l’ermite horrifié, contrairement à son cochon, dressé sur ses pattes avant, débonnaire, que ce spectacle démoniaque n’effraie guère. Du grand spectacle, digne de L’Eden-Théâtre que Rops avait en tête ! Car le lubrique ropsien a pour espace la scène grandiloquente du fantasme. On ne saurait donc le condamner pour ce qu’il dévoile : au péché de chair, innocenté, revient le privilège d’éclairer les forces du Mal, si dangereuses quand elles s’exercent sur d’autres planches. SG / Véronique Carpiaux et Philippe Comar (dir.), L’Album du diable. Les tentations de Félicien Rops, Musée Rops / Snoeck, 28 €, avec d’excellentes contributions, notamment d’André Guyaux et Hélène Védrine.

En 1931, année du centenaire de la mort d’Hegel, les surréalistes et les nazis se disputent son cadavre et, plus hypothétiquement, son message, à coups d’articles agressifs dans la revue du groupe et la presse Völkisch. Amusant chassé-croisé, car le vieux philosophe, conservateur progressiste, qui trinquait une fois par an à 1789, n’aurait adhéré, ni au communisme des uns, ni à l’hitlérisme des autres. Mais le parallèle ne s’arrête pas là, nous apprend le captivant essai de Thomas Hunkeler. On s’arrache aussi le masque funéraire du sage de Tübingen, reproduit en pleine page, seule diffère son exploitation, les surréalistes usent du profil mystérieux, les nazis de la présentation frontale, plus propre à insuffler au visage pétrifié leur fascination pour la mort salvatrice ou sacrificielle. Pour abusif qu’en soit l’emploi, le masque de Hegel accomplit le destin réservé à cette pratique de l’empreinte faciale des grands morts, culte des modernes en perte de transcendance, sacré profane, alors que les anciennes religions reculent et font place aux plus dangereux des shamanismes. Jankélévitch a parlé de « piété nécrophile » au sujet de ce transfert, 1931 le confirme. Le plus beau, comme l’établit Hunkeler au terme d’une enquête à la Sherlock Holmes, est qu’il s’agissait d’un faux forgé par un sculpteur raté, mi-autrichien, mi-grec. En vue des célébrations, Anton Antonopulo inventa de toutes pièces le masque auquel le philosophe, hostile à la physiognomonie et la phrénologie (à rebours de Balzac), s’était refusé. C’est Paul Eluard, en 1929, qui découvre le livre d’Ernst Benkard, la Bible du masque, où celui supposé d’Hegel figure avec d’autres, de Robespierre à l’Inconnue de la Seine (elle fascinait Drieu) : il montre l’ouvrage aussitôt à Breton, et le convainc même de laisser mouler son visage après qu’il eut fait tirer un plâtre du sien. Aragon ébauchant son exfiltration, les deux mages sont inséparables et deviennent les Castor et Pollux du surréalisme jusqu’en 1938. Une ample iconographie documente la façon dont ces masques, les yeux clos, bien sûrs, étaient supposés agir sur leur modèles et la dévotion du cercle. Les bouffeurs de curé souffrent souvent de reflux de soutane. SG / Thomas Hunkeler, Le Masque de Hegel, Seuil, 17€.

Est-ce parce que la vie la fuyait, ou que la mort la tentait, que Virginia Woolf s’est montrée aussi sensible à toutes les formes d’empreintes, de la photographie (la fameuse rencontre de Man Ray et la série de 1934 qui s’ensuivit) aux masques funéraires ? Le livre qu’Ernst Benkard leur avait consacrés, non traduit en France malgré l’intérêt des surréalistes, le fut en Angleterre, et Undying Faces eut ainsi les honneurs de Hogarth Press. La maison d’édition des Woolf, Virginia et son mari Leonard, avait précédemment mis à son catalogue un essai de la patronne sur les cires royales de Westminster. Rappeler le goût qu’elle a toujours manifesté pour ces visages figés entre la vie et l’au-delà par un fil invisible, c’est aussi entrer dans le meilleur de sa production romanesque, dont un tirage spécial de La Pléiade nous offre un précipité judicieux, aussi homogène qu’hétérogène. Homogène car Mrs. Dalloway, Orlando et Une pièce à soi paraissent entre 1925 et 1929, date où se publie la traduction du Benkard. Hétérogène car ces livres relèvent de récits qui divergent de type et de tonalité. Ils partagent aussi le privilège d’être très célèbres, bien que la célébrité des deux derniers ne réponde plus seulement aujourd’hui à leur valeur littéraire : Orlando, dont le personnage change de sexe social, et Une pièce à soi, que le féminisme a rangée aux côtés de Simone de Beauvoir parmi ses trésors, peuvent être lus en dehors de toute prescription. Les causes les plus justes ne sauraient suffire à fonder la valeur des livres qui en sont l’expression, n’est-ce pas ? Ceci dit, le grand chef-d’œuvre reste Mrs. Dalloway qu’il faut avoir lu, ou cherché à lire en anglais ; on n’en saisit que mieux la difficulté de transposer dans notre langue ce style sans pareil, cette façon de faire vibrer le temps et le moi de ses personnages en tenant tête à deux maîtres de l’époque, Joyce qui irrite Woolf, Proust qui l’a instantanément conquise. Nous savions qu’une journée, fût-ce la journée d’une lady des beaux quartiers, ne durait pas 24 heures. Encore fallait-il, en variant les états de conscience, les modalités ou les accélérations du verbe, le rendre sensible aux lecteurs et, ne les oublions pas, aux lectrices. A sa sortie, faute de mieux, le roman fut comparé au cinématographe (autre processus d’empreinte) et à Cézanne. On se trompait, c’était du Woolf, et du meilleur. SG / Virginia Woolf, Mrs. Dalloway et autres récits, La Pléiade, tirage spécial, 62 €, excellente préface de Gilles Philippe, traductions, notices et annotations de Jacques Aubert, Laurent Bury, Marie-Claire Pasquier et Michèle Rivoire.

DE JÉRUSALEM À ROME

Aubaine des médias et des réseaux, mais cause de cécité ou de désespérance, le règne des « mauvaises nouvelles » semble ne plus pouvoir résister à son usage de l’amplification, pareil à l’absurde technicisme qu’alimentent les outils de la communication et du divertissement devenus hégémoniques. Peu importe que le malheur accru des hommes et de la terre qui leur est commune en soit l’une des conséquences, la vulgate victimaire et la tyrannie récréative continuent à perfectionner leurs moyens en épousant la grille de la nouvelle bien-pensance et en pénétrant toutes les sphères de l’existence. Qu’on ait ou non la Foi, qu’on ait reçu ou pas « le coup de la grâce » (Arthur Rimbaud), la question reste secondaire : la Semaine sainte devrait être pour chacun, gagné ou étranger au Christ, le temps d’une secousse, et d’une lecture, à cette occasion au moins, des Evangiles, ces porteurs de la « bonne nouvelle ». La précarité du présent et la permanence du Mal, dès qu’elles s’éclairent à cette lumière, conduisent à une meilleure intelligence du réel et une autre conception de l’action humaine, « dans le cercle assigné du possible », disait un contempteur allemand du progressisme totalitaire et écocidaire. Les plus grandes voix françaises de la vigilance ou de la militance chrétienne, de Pascal à Chateaubriand, de Baudelaire à Bernanos, auraient-il parlé en vain ? Crucifié l’indifférence des modernes par simple narcissisme ? Au risque de voir la violence du monde actuel s’accuser sous l’emprise de ceux-là mêmes qui entendent l’éradiquer ou la détourner, le spirituel doit redevenir une culture, quand il ne résulte pas du don. Une incitation au plaisir d’être, d’agir et de transmettre ce qui nous fonde. L’avenir serait moins disgracié qu’on le lit partout si la pensée chrétienne et la gloire de l’art catholique, sources de sagesse et de jouissance, nous armaient davantage contre les messies de l’inéluctable, les purificateurs en tout genre et les programmateurs, en Europe occidentale, d’une suspension du religieux. Afin de finir sur une note heureuse précisément, donnons un petit conseil à ceux qui ne vivraient pas avec une Bible à leur côté, et chercheraient un acte vertueux à accomplir avant Pâques. Paul-Hubert Poirier, grand connaisseur du christianisme originel, a réuni en un seul volume de La Pléiade l’ensemble des Évangiles canoniques et apocryphes, secondé par une équipe de chercheurs aussi experts que lui en théologie et, point crucial, en littérature. Quoique animés d’une parole, plus que d’un message prescriptif, mais dont il serait injuste d’ignorer la cohérence, ces textes, qui ne sont pas toujours le fait des premiers disciples de Jésus, s’émaillent de difficultés philologiques et exégétiques en grand nombre. Mais n’est-ce pas la première beauté du corpus testamentaire de nous mettre à l’épreuve, comme le Christ aimait à l’être ? Bien que l’habitude soit de dire Luc plus écrivain que Matthieu, ou Jean plus sévère que Marc, leur plume tend à une exigence poétique comparable et délectable, celle que Baudelaire attribuait à Théophile Gautier : « Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. »

Stéphane Guégan

Évangiles canoniques et apocryphes, sous la direction et avec une préface de Paul-Hubert Poirier, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 69€. Notons la réédition, chez PUF (collection Quadrige, 13€), du beau livre de Michael Edwards, Bible et poésie, glosé ici en son temps. Livre élu des mélancoliques conséquents, moins fatalistes qu’actifs, L’Écclésiaste a été réédité par Arléa (8€), en 2023, dans la superbe traduction et glose de Renan. L’ex-séminariste breton y fixait en deux phrases la polarité vétérotestamentaire : « Dans ce volume, étrange et admirable, que la nation juive a donné à l’humanité et que tous les peuples ont appelé la Bible, la pensée religieuse est tellement dominante qu’on est d’abord surpris d’y trouver quelques pages profanes. Le Cantique des cantiques prouve […] que le vieil Israël fut jeune à son tour. Un second livre plus singulier, L’Écclésiaste, montre que ce peuple, livré en apparence tout entier à la passion de la justice, ce vengeur ardent de l’honneur de Jéhovah, fut sceptique à certaines heures. » De son côté, Sébastien Lapaque, écrivain et fidèle prosélyte de Bernanos, préface la réédition de l’essai que Jacques Ellul consacrait au Livre de Jonas en 1952 (« Les Cahiers bibliques », Foi et vie). Outre l’ombre portée de la Shoah, de l’ère post-atomique naissante et des charniers de Corée, une autre dimension du temps d’alors s’y fait insistante, l’idée d’une liberté imprescriptible des individus. Le chrétien pugnace et augustinien qu’était Ellul lui oppose une limite qui est plus que jamais d’expérience, l’hubris insensé de la toute-puissance de l’homme. Le destin conflictuel de Jonas lui sert de parabole et de prétexte à rapprocher Ancien et Nouveau Testaments, la Loi des uns et les Ecritures des autres ; les trois jours que le prophète passa dans la baleine (un grand poisson, au vrai) annonçait, par ailleurs, la mort et la résurrection du Christ, n’en déplaise à Walt Disney et à l’industrie de l’infantilisation (La Petite Vermillon, 7,30€). SG

AU-DELÀ DES ALPES

Vivre à Rome, mourir à Venise… L’Italie, où catholicisme et hédonisme cessent de se contredire, n’aura jamais relâché son emprise amoureuse sur Chateaubriand, la plus belle prose, disait Sainte-Beuve, qu’ait inventée le génie français. A relire les textes, articles, lettres ou impressions de voyage, aussi fugaces que déchirantes ou troublantes, nés sur le sol italien, on perçoit la force et le sens d’un attrait qui excède son cadre politique (l’Empire, la Restauration) ou sentimental (Pauline de Beaumont). Bien inspiré, Jean-Marie Roulin a largement enrichi le volume que Chateaubriand publia chez Ladvocat en 1827, et qui constituait le tome VII de ses Œuvres complètes. Des extraits des Mémoires d’outre-tombe ou ses fameuses réflexions sur l’art du paysage, qui exige d’étudier la nature et de ne jamais violer le caractère des sites, abondent le regroupement initial du vicomte. Il était dominé par la lettre de 1804 à Louis de Fontanes, une lettre remplie par l’impossibilité d’exprimer la beauté de Rome autrement qu’en annexant les peintres, Claude Lorrain en premier lieu. Au fond, le souvenir des empires déchus accable moins le promeneur qu’il ne le pousse à chanter, après Poussin dont il fait son double, l’éternité de Dieu, et le spectacle de la divine nature. Girodet, auquel il fait signe aussi, a doté le portrait de l’écrivain que l’on sait du parfait arrière-plan, le Colisée, symbole des deux Rome depuis Benoît XIV, et la campagne alentour. Quoique de foi vacillante, Chateaubriand ne craignait pas de se peindre lui-même en rénovateur du christianisme romain. Il arrive pourtant qu’un certain pessimisme, comme en 1803, l’atteigne : « Malheureusement j’entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son tour : tout finit. » A cette disparition annoncée (et finalement évitée), Venise, retrouvée par un jeune homme de 77 ans en 1845, donne les allures d’un opéra où l’Occident et l’Orient se mettent à chatoyer et fusionner. Extase majeure un an après Vie de Rancé, et éternelle polarité d’un auteur béni des dieux. SG / Chateaubriand, Voyage en Italie, édition de Jean-Marie Moulin, illustrations de Maxime Dethomas, proche de Toulouse-Lautrec et Vuillard, Folio Classique, 8,90€.

Rome, Venise et Jérusalem avaient leur place attitrée parmi les notices de ce premier tome du Dictionnaire Chateaubriand qui aspire à compléter la belle biographie de Jean-Claude Berchet, que le genre obligeait au sacrifice de donnés utiles à d’autres lecteurs et lectures. Attendons la parution des tomes à venir pour juger convenablement l’entreprise, confiée aux meilleurs spécialistes de l’enchanteur. Cette première publication s’intéresse à celles et ceux auxquels se rattachent, par le cœur ou l’esprit, la vie et l’œuvre de Chateaubriand. Le personnel du Voyage en Italie, ces êtres auxquels il écrit avec une désinvolture calculée ou pense avec tendresse, ne souffre d’aucune absence, de Joubert et Fontanes à Pauline de Beaumont et Juliette Récamier. Le grand érudit Artaud de Montor ne s’est pas laissé oublier, lui qui fut le cicerone de Chateaubriand, toujours « hors de lui d’admiration », et l’initia aux peintres d’avant Raphaël, sans l’y convertir tout à fait. Fallait-il inclure, dès cette salve inaugurale, Guérin, que l’ambassadeur aimait retrouver à la Villa Médicis au coucher du soleil, et Girodet, dont il accompagna la dépouille, marchant seul en tête, jusqu’au cimetière du Père-Lachaise ?  Cela se discute. Patientons, il est impossible que les directeurs d’ouvrage n’accordent pas aux peintres le large espace qui leur revient. Autant que Beyle, Baudelaire et Gautier, Chateaubriand, s’il n’aimait guère les musées, cultiva sans modération sa folie des images. SG / Dictionnaire Chateaubriand, publié sous la direction de Philippe Antoine et Pierino Gallo, tome I, Eléments biographiques, sous la direction d’Arlette Girault-Fruet et Henri Rossi, Honoré Champion, 2023, 55€.

RENAISSANCE DE BONNARD

A propos de mon Bonnard, de la Revue blanche, des Natanson et de la renaissance du peintre à partir des années 1970-1980, voir le bel article de Robert Kopp sur le site de la Revue des deux mondes :

https://www.revuedesdeuxmondes.fr/bonnard-est-il-un-grand-peintre

Notons qu’Aix et Saint-Paul de Vence s’apprêtent à fêter Bonnard : Bonnard et le Japon, Bonnard et Matisse.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

ASTRES, DÉSASTRES

Françoise Gilot avait prévenu son cher Jean Cocteau : « Il t’aime et te déteste. » Janusien, Picasso l’était jusqu’au bout des ongles, soignés par superstition, et acérés par plaisir. Sous l’Occupation, durant laquelle il fut le centre d’attentions diverses (et non de menaces, comme l’écrivent d’aucuns), le peintre soumit à un graphologue son écriture emportée et chaotique. « Aime intensément et tue ce qu’il aime ». Du Racine. Cocteau en fit vite les frais. Mais l’étrange amitié qu’il a entretenue désespérément, obstinément avec Picasso, et que Claude Arnaud examine sans littérature, dut peut-être au manque de feu initial son demi-siècle de joies et de souffrances. Rien de comparable aux coups de foudre suscités par Max Jacob et Apollinaire, si on s’en tient aux vrais poètes, aimés, délaissés, trahis avant lui… En 1915, Cocteau avait forcé la porte de Picasso, au risque d’en payer le prix fort un jour. Parade leur tint lieu de lune de miel, le mariage avec Olga, en 1918, de confirmation. Faut-il croire que Picasso ait été un peu jaloux ensuite de Radiguet, dont il a laissé un portrait rimbaldien ? Quoi qu’il en soit, au début des années 1920, estime Arnaud, ce n’est déjà plus ça. La première rupture approche, que précipitent ces dynamiteurs en chambre de surréalistes. Étriller Cocteau présente bien des avantages, on élimine un rival et on disculpe Picasso d’avoir trempé dans « le rappel à l’ordre » cher à l’excommunié. Or la réaction figurative du peintre, sa sortie du cubisme le plus étroit, fertile à son heure, était riche des développements futurs de l’œuvre. Nul autre que Cocteau ne pouvait autant se féliciter du virage qu’il avait favorisé. Quant à bénéficier de la gratitude de Picasso, il ne fallait pas y compter. Au cours des années 30, la correspondance est à voie et voix uniques. Cocteau, expert des soliloques amers, aime pour deux et, malheureux, rongé par l’opium, le fait savoir, aveu d’un besoin d’admiration, d’une attente lancinante, et peut-être d’un masochisme, dit Arnaud, qui ne demande qu’à se frotter au sadisme de Picasso, ajoute l’auteur. Le plus beau est qu’il y eut replâtrage. Entre juin 40 et la Libération, après une quinzaine d’années froides, le dégel débute ; les bonnes âmes, façon de parler, s’en étonnent ou s’en inquiètent. Comment Cocteau, le compromis, et Picasso, l’incorruptible, ont-ils pu frayer dans les mêmes eaux au cours de ces années qu’on dit « sombres » pour se débarrasser de leur ambiguïté ? Arnaud ne craint pas de dissiper de tenaces légendes. Pas plus que Cocteau, Picasso accepte de laisser la culture dépérir sous la botte allemande, et l’on sait depuis peu que don Pablo s’est enrichi à millions alors. Moins fortuné, quoique aussi actif, le poète subit davantage les attaques de la presse bienpensante. En rejoignant le P.C.F. fin 1944, Picasso confirme et conforte son souhait de rester dans la lumière. Cocteau, pour demeurer en cours, doit avaler la mue communiste de son « ami » (« son premier acte antirévolutionnaire »), les leurres de la Pax sovietica et les veuleries de 1956. Son Journal, en silence, étrille « le camarade Picasso », son mélange de lâcheté et de tyrannie. Mais l’amour l’emporte encore sur les moments de dégoût, la vénération sur la détestation. Stéphane Guégan

*Claude Arnaud, Picasso tout contre Cocteau, Grasset, 2023, 20,90€.

D’AUTRES ÉTOILES, D’AUTRES PICASSERIES…

Faisons un rêve ! Sarah Bernhardt, lasse d’être mitraillée par les portraitistes mondains de son temps, ou lapidée par la caricature quelquefois antisémite, se tourne vers Picasso, le nouveau siècle appelant de nouvelles images. La femme la plus maigre de son royaume, au dire de Zola, fait don de sa sveltesse et de ses yeux de braise aux cristallines sécheresses du cubisme. Devenu le Boldini de son temps, l’Andalou l’eût étirée, dilatée et presque fragmentée, au-delà de ce que Georges Clairin s’était autorisé dans le fameux tableau (notre ill.) du Salon de 1876… « Comme si l’exposition du Petit Palais n’était pas assez riche, fastueuse, merveilleusement diverse et théâtrale », me répondent ses commissaires ! On ne saurait le nier. Il fallait, du reste, que cet hommage ressemblât à la vie inhumaine, extraterrestre, de la divine, à cette mise en scène de soi, même loin des planches, aux métamorphoses que réclamaient le drame et le public, aux amours de toutes sortes qu’elle accumulait, à la présence démultipliée que lui assuraient les médias de son temps, jusqu’au cinéma, qui fit d’elle l’un de ses astres, l’une de ses stars plutôt, puisque l’adoubement de l’Amérique et des dollars était passé par là. « Quand même », était sa devise. Qu’on m’aime, disent l’écho et le visiteur d’un parcours qui combine la méthode et l’ivresse, à l’image d’une carrière menée avec l’opiniâtreté des femmes que le génie et le destin propulsent hors de leur sphère d’origine. Juive des Pays-Bas, la mère de Sarah, galante de la Monarchie de Juillet et du Second empire, l’a fait baptiser et élever au couvent. On croirait lire un livret d’opéra, d’autant plus que l’enfant semble s’être imaginée devenir nonne. Le duc de Morny, protecteur des jeunes filles à tempérament, met fin aux désirs de claustration. Elle a 15 ans, entre au Conservatoire, Nadar fixe un visage aux yeux d’amande, aux lèvres volontaires, sous la crinière sombre d’une lionne prometteuse. Les difficultés de sa carrière naissante ne résisteront pas à l’énergie évidente de l’adolescente, à son charme, qu’elle sait mettre à contribution, comme le registre des courtisanes de 1861-1876 nous l’apprend. La fiche d’identification est assortie d’une photographie, qui restera sa grande alliée. L’année terrible ne retarde que peu l’explosion, Ruy Blas, Phèdre, les pièces de Sardou et Rostand semblent avoir été écrites pour elle, certaines le furent. Mucha et ses affiches mobilisent un public, abattent les frontières. A sa mort, en 1923, un an après Proust qui en fit sa Berma, des milliers de fanatiques lui rendent un dernier hommage en se pressant chez elle. Son fils, prince de Ligne par son père (naturel), mais beaucoup moins dreyfusard que sa maman, donnera plus tard au Petit Palais le chef-d’œuvre de Clairin. C’est le roi de la fête. Il occupe le centre magnétique d’une scénographie à vagues successives. Zola, que l’affaire Dreyfus devait rapprocher de l’actrice, apprécia peu la toile en 1876, le corps de Sarah y disparaissait trop sous les sinuosités serpentines d’une robe sans corset, et la vérité du visage s’effaçait derrière un minois « régulier et vulgairement sensuel », digne de Cabanel. Avec son canapé rouge et ses coussins jaunes, Clairin rappelait, en outre, les tapages chromatiques de feu Regnault, son ami, mort en janvier 1871. Zola, l’ami de Manet, cherchait Victorine Meurent là où nous goûtons Gloria Swanson. SG /// Annick Lemoine, Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas (dir.), Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star, Paris-Musée, 39€. L’exposition est visible jusqu’au 27 août 2023.

Le 23 juin 1912, depuis Sorgues, Picasso annonce à Kahnweiler son intention d’aller « au théâtre voir Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias », non la pièce (comme on l’écrit parfois), mais le beau et nouveau film d’André Calmettes. La vamp de plus de 60 ans y incarne les fraiches courtisanes avec l’aplomb érotique d’une débutante. Imaginons une salle de cinéma, à Avignon peut-être, Picasso et Eva Gouel au premier rang, sous le choc de la double magie, Marguerite au grand cœur blessé et les ombres si vivantes de l’écran. La mort de l’héroïne remua-t-elle le peintre si friand, dit-on, des souffrances du deuxième sexe ? Le monstre connut-il alors un de ces émois répréhensibles, même en pensée, même en art ? L’ogre a presque cessé d’être un animal politique ou presque… Le célèbre pamphlet royaliste de Chateaubriand désignait ainsi, à sa chute, un certain général corse, devenu tyran et anthropophage. Grâce à Picasso, objet du lynchage médiatique que l’on sait, le mot a retrouvé des couleurs, plutôt vives. Lui, nous dit-on, se nourrissait exclusivement de femmes, de plus en plus jeunes avec le temps. Laurence Madeline consacre un livre, vif aussi, à huit d’entre elles. C’est une de plus que la légende n’en attribue à Barbe-Bleue, mais le XXe siècle, au théâtre, puis au cinéma (merveilleux film d’Ernst Lubitsch), ne s’est pas privé de modifier la comptabilité de Charles Perrault. On sait que l’écrivain du Grand siècle avait voulu croquer à touches sombres un modèle parfait de cruauté, un fétichiste morbide, plus qu’un érotomane insatiable, sens aujourd’hui privilégié. Il ne se déroule pas un jour sans que Picasso ne se voie attribuer le nom de l’égorgeur ou qu’une manifestation, une performance ne salue le terrible destin de ses victimes. Les hostilités ont, d’ailleurs, commencé bien avant l’ère Me too. « Les femmes du diable », titrait Elle en 1977, le magazine « féminin » confirmait son tournant « féministe ». La diabolisation n’aura fait qu’empirer, et le besoin de ne pas y céder bêtement aussi. Où situer le curseur, se demande Laurence Madeline, qui ne ménage pas le machisme picassien, ni ce que le polygame espagnol fit endurer aux huit compagnes et épouses ? On ne se débarrasse pas facilement des approximations, demi-vérités et autres mensonges en libre accès sur les réseaux de la doxa criminalisante. Au lieu de nous asséner péremptoirement ses conclusions, son livre tisse ensemble huit courtes enquêtes, aussi documentées que possible, aussi variées que le furent ces liaisons dangereuses, et différentes « les femmes de Picasso ». Remercions l’auteure de leur redonner vie, de renseigner leur existence, de cerner chaque liaison dans sa vérité propre, quand la victimisation actuelle les réduit au statut de martyres passives, interchangeables. Germaine, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise et Jacqueline ne furent pas de simples prénoms, bonnes à baptiser les périodes stylistiques du maître. Malgré la priorité qu’il donna toujours au travail et à sa personne, choix nécessairement destructeur en terrain vulnérable, Picasso ne fit pas de la cruauté le seul moteur de sa biographie amoureuse. Et son art, reflet supposé des viols et violences qui auraient composé son ordinaire, exige d’être interprété en fonction de sa part fantasmatique et souvent auto-ironique. Lui tenir tête n’était pas chose aisée, d’autres que Françoise pourtant y parvinrent. Car il était capable de tout, de déloyauté, de lâcheté, de brutalité, comme d’attentions, de tendresse et de passion, un temps, entre deux tableaux. Fernande Olivier, en 1957, avouait lui devoir « mes plus belles années de jeunesse ». Sous l’idéalisation du souvenir, le cri du cœur. SG /// Laurence Madeline, Picasso. 8 femmes, Hazan, 25€. A réécouter : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/cinquantenaire-de-la-mort-de-picasso-peut-on-separer-l-homme-de-l-artiste-9830416 / A voir : https://www.arte.tv/fr/videos/108957-000-A/picasso-sans-legende/

Prise en tenaille par le rapport Khrouchtchev et l’écrasement de la Hongrie, 1956 fut une annus horribilis pour les communistes français et leurs compagnons de route. Si L’Humanité ne perd pas le sourire, rompue qu’elle est aux tueries et aux purges du grand frère russe, les intellectuels tirent en masse leur révérence. D’autres ménagent le choux et la chèvre. A rebours de Roger Vailland et Claude Roy, Picasso se borne à manifester sa perplexité avec tact, un modèle d’habileté, que Maurice Thorez ne digère pas toutefois. Le peintre n’en est pas moins intouchable… Quoi qu’il ait condamné la saignée de la Hongrie et dénoncé les agissements de « la bureaucratie soviétique », Sartre tape aussi fort, voire plus fort, sur oncle Sam, les atlantistes, le gaullisme et ses séides. Situations VIII couvre une période hautement troublée, elle débute aux lendemains des événements de Budapest, et court jusqu’aux bilans déçus de mai 68. Le Sartre de l’hiver 1956 n’est pas encore pleinement acquis à la critique ouverte du bolchevisme historique. Lénine, cet ami du peuple, lui inspire encore de mauvaises pensées, la certitude, par exemple, qu’il est des politiques, des violences, que telle situation historique, justement, rend « inévitables ». Invoquer la guerre froide, justifiât-elle l’impérialisme soviétique, permet à notre dialecticien d’adoucir sa prise de distance : le printemps de Prague, douze ans plus tard, met définitivement fin à cette mascarade en lui donnant l’occasion, autre audace, de dialoguer avec les romans de Kundera (et accessoirement le Rêveuse bourgeoisie de Drieu). Entretemps, Situations VIII, document capital, aura accroché à son tableau de chasse le Vietnam (et l’étonnante aventure du Tribunal Russell), la colère étudiante (et la contestation des cours magistraux qu’il fait sienne en bousculant à la manière des potaches Raymond Aron), les violences policières (qu’il aborde avec l’imperturbable duplicité de la gauche caviar vis-à-vis de « l’oppression bourgeoise »), l’utopie d’une recomposition du paysage politique, que rendraient nécessaires Mai 68 et l’effritement de l’appareil du PC. Le dernier Sartre se cherche, mais les futures dérives se pressentent à sa façon de penser et destituer l’autorité sous toutes ses formes. Quand le refus inconditionnel de l’ordre se mue en doctrine, en dogme, le danger de l’extrême-gauche pointe son nez. De la conscience et de ses libertés, Sartre paraît ne plus se soucier. Rares sont les exceptions où, au détour d’une des interviews dont il inonde la presse de son cœur, un semblant de remords nous surprend. Au micro de New Left, en janvier 1970, il s’oublie, le temps d’avouer qu’il aimerait se pencher sur « les raisons pour lesquelles j’ai écrit exactement le contraire de ce que je voulais dire ». Vivement Situations IX et X. SG /// Jean-Paul Sartre, Situations VIII, novembre 1966-janvier 1970, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann et Annie Sornaga, Gallimard, 23€. Nos recensions précédentes : Situations II, Situations III, Situations IV, Situations V, Situations VI et Situations VII.

De même qu’on parle de la culture de Montmartre au sujet de Toulouse-Lautrec, la peinture de Basquiat gagne à être comprise parmi les sons, les contorsions et les convulsions du New York « dirty », « arty », de la fin des années 1970, ceux et celles qui rythment et désaccordent Downtown 81. Glenn O’Brien, auquel ce film doit d’exister et le peintre d’avoir décollé, aime à rappeler que son ami Jean-Michel connaissait Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker aussi bien que Picasso, Duchamp et Pollock. Parade, son dispositif scénique et la partition de Satie vivaient en lui à la manière de l’œuvre totale à réitérer, de sorte qu’il signa en 1988, l’année de son overdose mortelle, le rideau de Body and Soul. L’industrie du spectacle, la plus redoutable au monde, avait déjà figé la grâce des commencements et accouché de leur caricature inoffensive. Je suis de ceux qui préfèrent aux « tableaux à quatre mains » de Basquiat et Warhol, incapables de jouer la même partition et d’échapper au BCBG, les œuvres qui se voient à la Cité de la musique, et presque s’entendent. Dans le bas de Manhattan, où le Mudd Club fidélisait une faune internationale encore décalée, l’économie parallèle des petits malins opérait aux marges de la ville en faillite. New York ressemblait chaque jour un peu plus aux images du Vietnam que la télévision venait de déverser sur l’Amérique. Certaines toiles de Basquiat se tapissent de bombes, de mots, d’onomatopées, de signes en tout genre, le tout formant une musique qui n’appartient qu’à la peinture, celle qui produit le sonore au lieu de le traduire. C’était affaire de ponctuation visuelle, de syncope spatiale, d’invasion aérienne, de litanie mystérieuse. Malgré une tendance à la fusion, dont témoignent les milliers de vinyles où Basquiat réinventait l’orphisme des anciens, le jazz des années 1940-50 devient vite la référence majeure. Il imprime des façons d’être, de se vêtir ou de jouer. Avant de se réinventer en peintre des opprimés, en chantre d’une nouvelle négritude, Basquiat fut poète et musicien errant, sans autre prétention que de faire chanter son nom de code, le fameux Samo, et ses haïkus. Première exposition à se saisir du sujet et à en approfondir la connaissance, notamment par les nombreux entretiens qu’abrite le catalogue, Basquiat Soundtracks s’ouvre à la culture de Harlem, domaine de recherche très actif, et sujet d’une prochaine exposition du Met de New York. Au titre des rapprochements à creuser, peut-être ne serait-il pas inutile de se préoccuper davantage du graphisme des disques en provenance alors de Londres. Basquiat, quoique portoricain et haïtien, poussait le snobisme à se dire plus américain qu’européen. Rien, par chance, ne nous oblige à croire ce sampleur fait peintre. SG /// Vincent Bessières, Dieter Burchhart et Mary-Dailey Desmarais (dir.), Basquiat Soundtracks, Gallimard/Philharmonie de Paris/Musée des beaux-arts de Montréal, 39€. Visible jusqu’au 30 juillet.

Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre

Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat

Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023, 16h00 / Samsa éditions, 8€.

Guillaume Durand

Guillaume Durand
© Marie Grée

L’exposition « Manet / Degas » incite le visiteur à se poser la question de la convergence, de la parenté et de la complémentarité entre deux figures données. Chaque commissaire de l’exposition invite deux personnalités de son choix pour dialoguer librement avec elles, à partir de leur champ de création. Écrivains ou artistes disent de quelle manière ils se confrontent à l’histoire de l’art qui les a précédés.

Guillaume Durand, journaliste et écrivain, est l’auteur de Déjeunons sur l’herbe publié en 2022 aux éditions Bouquins. Pour cet ouvrage, il a reçu la prix Renaudot essai. Lui et Stéphane Guégan, commissaire de l’exposition « Manet / Degas », dialogueront le temps d’une soirée.

Jeudi 4 mai 2023, à 19h00, Musée d’Orsay, auditorium.

CONNAISSANCE DES SENS

Le livre que Colette dit préférer parmi les siens, en 1941, n’est pas celui auquel le public l’identifie à présent, elle, ses écolières peu sages, ses amies plus âgées, ses chats, ses fleurs, ses odeurs, son Palais-Royal, sa Bourgogne, son accent du terroir (1). Lire ou relire Le Pur et l’Impur, c’est interroger, en premier lieu, cette préférence. Puis, une fois celle-ci comprise, se demander ce qui a pu pousser Colette à le rééditer et le remanier sous l’Occupation, quand sa suractivité ou la simple prudence l’en dispensaient (2). Le brûlot de 1932, opaque et scabreux, reçu comme tel par la presse alors, s’exposait davantage à froisser la censure et les bonnes âmes, dix ans plus tard, d’autant plus que Colette l’avait enrichi à contre-courant d’une certaine moraline d’époque. Il faut croire que son « meilleur livre » contenait, sous la botte ou non, des vérités bonnes à dire sur les hommes et les femmes, le désir entre individus de sexes différents ou identiques, l’amour et la jalousie. Programme proustien, s’il en était. On sait que Colette, dès les Claudine, observe l’éveil des libidos et leur part d’ombre, fréquente ensuite certaines des plus éminentes représentantes de la Lesbos 1900 et s’en fait même aimer parfois… N’oublions pas, du reste, que le saphisme ne l’a pas attendue pour pénétrer les lettres françaises. Les romans de Victor Joze, dont Seurat et Lautrec secondèrent la popularité, et ceux de Catulle Mendès, que Colette a bien connu à l’époque de son mariage avec Willy, avaient déjà poussé le thème de l’inversion aux limites du tolérable… Jean Lorrain, que mentionne Le Pur et l’Impur, avait osé les pires audaces en la matière. De toutes les marges à la fois, l’auteur de Monsieur de Phocas était bien cet « homme à qui l’abîme n’a jamais suffi ». Rien toutefois n’aurait incité Colette à embrasser cette matière inflammable autant que la lecture de Sodome et Gomorrhe et l’envie de corriger Proust au sujet du lesbianisme. Le génie n’excusait pas tout… Au début des années 1930, Ces plaisirs…, titre provisoirement préféré au Pur et l’Impur, libèrent un parfum de Belle Époque, dont le mythe est en constitution. Colette et Paul Morand, aux avant-postes, le lestent aussitôt d’équivoque. Faisait-il si bon vivre dans la France d’avant 14 ? Y aimait-on à sa guise ? La volupté courait-elle les rues ? En apparence, l’auteur du Blé en herbe (1923) continue à moissonner là où son sensualisme sait rencontrer des lecteurs, du côté des plaisirs « qu’on nomme à la légère physiques ». N’oublions pas non plus que le « nouveau roman » des années 20, Drieu en tête, s’était fait un devoir de son intempérance sexuelle et de son audace à tout en dire. Consciente de cela au seuil des années 30, Colette joue, en outre, avec ses propres textes, et sa notoriété déjà solide, afin de déjouer les attentes. Dès la version de 1932, le livre refuse les pièges de la nostalgie heureuse et du libertinage diapré. André Thérive, qui devait collaborer à La N.R.F. de Drieu, salue la hardiesse de la romancière et la gravité avec laquelle elle dissèque le licencieux en moraliste classique (3).

Les remaniements de 1941, comme Jacques Dupont le montre dans sa présentation de La Pléiade, donnent tous plus de relief et de mordant à « l’évocation du Lesbos aristocratique » (4). L’insolite cueille le lecteur sans tarder…. Après lui avoir promis de « verser au trésor de la connaissance des sens une contribution personnelle », la romancière douche son auditoire en précisant qu’elle parlera « tristement » du plaisir. On était prêt à décoller vers des horizons heureux, à revivre une époque révolue, à rompre tous les tabous, Colette, d’un adverbe, nous plaque à terre, au niveau des illusions où pataugent nos intimes secrets, nos interminables regrets, et nos inlassables frustrations. Le récit débute dans une de ces maisons d’opium chères à son ami Cocteau. Colette s’y met en scène aussitôt. Nez à nez avec un confrère surpris, elle s’en débarrasse. Oui, lui avoue-t-elle, ce sont bien des repérages en vue d’un livre, amusante mise en abyme… Colette ne consomme pas, elle écoute « par devoir professionnel » en humant les effluves d’Orient. Et, précise le récit, il n’est aucun Américain « frété d’alcool », aucun « danseur nu » pour l’en détourner. Mais soudain une voix de femme s’élève du silence, qu’une autre voix, masculine, fait taire brutalement. Elle, c’est Charlotte, une chasseuse mûre, « un Renoir 1875 » (Colette). Lui est beaucoup plus jeune, schéma usuel, vite grippé. Car la violence du jeune amant a pour origine l’insatisfaction charnelle où il laisse après chaque étreinte sa maîtresse. Celle-ci tente de le lui cacher, « tendre imposture » : elle l’aime, mais son corps trahit dans ses transes trop mécaniques ce que son cœur dissimule par charité. La lectrice de La Rochefoucauld qu’est Colette ne met pas longtemps à suspecter derrière la dérive de ce couple mal soudé l’éventail des aveuglements de la passion amoureuse et des exigences de l’amour-propre. Si Colette « ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain », notait Apollinaire, elle fait de la sincérité une vertu cardinale et du don réciproque la clef des vraies ententes, fussent-elles courtes. Se connaître, rejoindre l’autre dans le plaisir, tout est là […].

Stéphane Guégan

Lire la suite dans la livraison de février 2023 de la Revue des deux Mondes, qui contient un riche dossier sur l’éminente écrivaine et son féminisme éclairé.

(1)Comment ramener l’œuvre immense de Colette, déjà à l’étroit entre les quatre volumes de La Pléiade, à un seul, qui en fût l’écume, la crème, le must, eût dit Morand depuis le Savoy ? Antoine Compagnon, grand connaisseur et défenseur de l’écrivaine, s’est prêté au difficile exercice du choix, et le sien est bon : les onze titres de ce « tirage spécial », en effet, sont reliés par leurs thèmes et la progressive affirmation d’un style que Benjamin Crémieux, dans La N.R.F. de décembre 1920, eut la prescience de dire féminin, parce que plus abandonné et moins artificiel que les voix masculines (la plupart d’entre elles, précisons) quant aux « sujets » de Colette… On y trouvera, outre Le Pur et l’Impur, Claudine à l’école, qui fit scandale, Mitsou, qui fit pleurer Proust, Le Blé en herbe, qui en initia plus d’un et d’une, La fin de Chéri, plus géniale que Chéri aussi retenu, et qui convertit Gide à son auteure. Si sa vie fut « scandale sur scandale », résumait l’ami Cocteau, sa carrière littéraire fut succès sur succès. Colette a su inventer une langue de la sensation, et placer la mémoire des sens au rang des souvenirs conscients, à l’instar de la chimie proustienne, mais sans le labyrinthisme de Marcel, trop complexe pour toucher le grand public. Willy, volontiers caricaturé et stigmatisé aujourd’hui, et dont on oublie l’esprit et la plume incomparables, accoucha sa jeune épouse (littérairement) autant qu’il la spolia. Il l’aura poussée, au préalable, vers le terrain de sa future excellence, comme le dit Compagnon, l’enfance, les bêtes, la et/ou les sexualités, l’autofiction, sans tournicoter. En lisant Chéri, Gide eut l’impression de voir Olympia pour la première fois, et fit part immédiatement à Colette du double effet de son livre décapant, « nudité » et « dévêtissement » : ils n’étaient pas que de style…  A cet égard, on peut regretter que Colette, qui connut tant de peintres, n’ait pas confié à Pierre Bonnard l’illustration de ses œuvres les plus affranchies. Le Bonnard de Parallèlement, où rôdent Sappho, Verlaine et Rimbaud, mais aussi le Bonnard de Marthe nue et de Dingo, ce formidable roman de Mirbeau où les animaux ont déjà voix au chapitre et en remontrent aux hommes, amours, liberté et sagesse. SG / Colette, Le Blé en herbe et autres écrits, préface d’Antoine Compagnon, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 65€.

(2)Voir Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre 1939-1945, Flammarion, 2022, qui constitue l’enquête enfin documentée, équilibrée, sur un des moments les moins, ou les plus mal, glosés de la biographie de l’auteure. Classée par La Pensée libre, dès 1941, parmi « les écrivains français en chemise brune », puis désignée par les clandestines Lettres françaises comme se montrant trop docile envers certains organes de presse, Colette se garde, en réalité, de toute adhésion au programme de « la nouvelle Europe » ou de la Révolution nationale. On ne saurait lui reprocher de chanter la terre et les animaux sous la Botte, elle l’a toujours fait, en accord avec la fronde anti-technicienne des années 1930, que Vichy reprend à son compte. Les contributions de Colette au Petit Parisien et à La Gerbe ne concèdent rien à la ligne politique de ces publications acquises à la Collaboration. Orné d’un portrait de l’écrivaine par Cocteau (voir ill. 2, supra), Le Pur et l’Impur, en 1941, parait sous les couleurs d’Aux Armes de France, avatar aryanisé de Calmann-Lévy, à qui elle confie aussi Mes Cahiers, livre innocent de toute compromission, et qu’elle adresse à Drieu avec un envoi amical (ils étaient proches depuis la fin des années 1920). C’est que la vie des arts sous l’Occupation ne ressemble pas à sa caricature anachronique et angélique. Colette continue alors à fréquenter ses égaux de la République des lettres, quels qu’ils soient. Toutefois, son attitude, durant la guerre, est surdéterminée par la judéité de son mari, Maurice Goudeket, qui est raflé dès décembre 1941, et qu’elle fait libérer en février 1942. Son fringant troisième époux dira, après la Libération, que Colette activa ses relations les mieux placées, de Dunoyer de Segonzac et Sacha Guitry à Suzanne Abetz, l’épouse française d’Otto, levier plus efficace. SG

(3)Figure très intéressante, et très oubliée, des lettres françaises, André Thérive (1891-1967) avait tous les talents : auteur d’un livre sensible sur Huysmans (1924), romancier prolixe, il remplaça avantageusement Paul Souday – que Suarès qualifiait de Trissouday et donc de Trissotin – à la rubrique littéraire du Temps, entre 1929 et 1942. Son journalisme, qu’il faudra réunir, permettrait de relier les générations quant à l’analyse des mœurs de l’entre-deux-guerres et donc de la vraie littérature. On n’est pas surpris de le voir prendre la défense, le 18 juin 1933, du magnifique (et peu puritain) Drôle de Voyage de Drieu dont il pressent que l’audace réside aussi dans le contournement des voiles et cachoteries du roman chic. Il parle, dans Le Temps donc, d’un « récit stendhalien, plein de dandysme et de sincérité, de convention et d’acuité, de faveur et de violence. » Pour avoir participé au second « voyage » de Weimar et œuvré au sein de la Commission de contrôle du papier d’édition, de même que Brice Parain, Paul Morand, Ramon Fernandez ou Marguerite Duras (ne l’oublions pas), Thérive fut épuré, ce qui mit Chardonne et Michel Déon hors d’eux. Sur la réception de Drôle de voyage, voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. SG

(4) Voir aussi la contribution de Jacques Dupont (« Colette moraliste ») aux actes du colloque Notre Colette, PUR, 2004, p. 79-91. Ce colloque était placé sous l’autorité de Julia Kristeva qui tient Le Pur et l’impur pour un des livres majeurs de Colette, livre balzacien par sa peinture des excès de la passion amoureuse, livre prémonitoire sur la bisexualité et sur un féminisme qui ne nierait pas le sexe biologique.

La N.R.F. encore et toujours

La lumière et la flamme, soit l’intelligence et le feu… Gabriel Bounoure n’avait besoin que de deux mots pour définir l’admiration de toute sa vie, André Suarès. Comment le génial écrivain, juif marseillais (1868-1948), et son cadet de 18 ans, rejeton d’Issoire, sont-ils parvenus à si bien et si vite se comprendre ? Bounoure, l’une des plumes vibrantes de La N.R.F., mérite amplement les efforts actuels à le remettre en selle. Ce sont les poètes, et pas les plus mauvais du XXe siècle, qui l’eussent confirmé, eux qui, de Claudel à Jouve, ne plaçaient rien au-dessus de ses recensions. Aucun pourtant ne pouvait mieux l’exprimer que Suarès, objet privilégié de la verve analytique de Bounoure, vite devenu son confident, et avec lequel il échangea une correspondance digne du premier rang de nos bibliothèques. « Il n’est pas facile de parler de vous », écrivait Paulhan à Suarès, en avril 1933. Bounoure sut parler de et avec Suarès… Si Paulhan n’ignorait rien de son caractère de cochon, il chérissait surtout le tranchant pascalien de son style et la richesse de pensée, volontiers philosophique, de son interlocuteur, souvent débarqué de La N.R.F. (alors qu’il en avait été un des piliers de départ). Non content de repêcher Suarès, Paulhan lança Bounoure. La Bretagne, en 1913, avait facilité le rapprochement des deux ardents ; cette année-là, professeur à Quimper, Bounoure publie son premier article sur Suarès, le Suarès des beautés et rudesses bretonnes, chez qui paganisme et catholicisme, raison et cœur se voulaient, se faisaient indistincts. Leur commune éthique de la noblesse intérieure et de la vie totale explose, avec leur attachement au drapeau, dès l’année suivante. Jeune officier, alors que Suarès est trop âgé pour être mobilisé, Bounoure va faire une guerre exceptionnelle de courage, d’empathie envers les gamins foudroyés sous ses ordres et son regard (c’est son côté Genevoix), de lucidité envers un certain bellicisme et, à l’inverse, un antipatriotisme ragaillardi par le carnage (c’est son côté Drieu, époque Interrogation). La poésie résumait tout à leurs yeux, et d’abord le pouvoir d’enchantement, de révélation, des mots, à condition d’en distraire l’idéalisme, la rhétorique, qui les corrompaient, surtout en temps de guerre. « Contre la Bête », les chrétiens Baudelaire et Péguy, chers aux deux épistoliers, voire Michelet, leur semblaient plus fréquentables que les séides de Déroulède ou de Nietzsche. L’art déniaisé devait être d’affirmation, non de négation, d’élévation, non de déconstruction. Cela s’appelle aussi « l’accroissement de soi » par l’exercice du courage et de la beauté. Cela revient à soigner le désarroi, l’obscénité des temps modernes en matière de barbarie, par la défense opiniâtre des « vraies valeurs ». Le Suarès de Bounoure personnifie la protestation de l’esprit, comme on le verra à la fin des années 1930, devant l’évidence du retour de la Bête outre-Rhin. De surcroît, la véhémence du Marseillais était servie par la langue la plus dépouillée qui soit, une sorte d’atticisme solaire. La mort ne put mettre fin à cette amitié unique. Bounoure, disparu en 1969, vingt-et-un ans après son mentor, ne l’a jamais trahi quand tant d’autres s’étaient empressés d’oublier le mauvais coucheur. SG /André Suarès – Gabriel Bounoure, Correspondance 1913-1948, Édition d’Edouard Chalamet-Denis, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 23€.

Né en Belgique, peu avant la fin de la guerre de 14-18, mais naturalisé français en 1959 avec l’appui décisif de Paulhan, Georges Lambrichs appartient de plein droit à notre histoire littéraire. Son nom est désormais synonyme du triomphal « nouveau roman », bombe glacée, mais peu alcoolisée, des années 50-60, et d’une revue notoire, Les Cahiers du chemin (1967-1977), qui facilita le transfert de certains des ténors des éditions de Minuit vers Gallimard et La N.R.F.. Lambrichs devait la diriger après la mort de Marcel Arland, lequel avait succédé à Paulhan en 1968. Mais, dès cette date, au fond, le vieux Gaston avait compris qu’il lui fallait du sang neuf, un intellectuel trempé, mais qui sut ménager en douceur le tournant esthétique et la supposée fin de l’humanisme incarné par sa maison. Or, Lambrichs, en plus d’avoir été l’éditeur de Le Clézio ou de Butor, – un des premiers à avoir gagné la blanche -, s’était aguerri du côté de Critique et de Georges Bataille…  Il devait remettre les clefs de La N.R.F. à son ami Jacques Réda en 1987. Une vraie tranche d’histoire à entrées multiples, c’est ce que, d’un ton alerte plein de connivence, nous propose Arnaud Villanova, en plus d’annexes, qui font regretter un peu plus l’absence d’index et quelques couacs (Les Illusions perdues pour Illusions perdues, le passage expédié sur La N.R.F. de Drieu et le prétendu retrait de Paulhan). Mais l’essentiel, fort intéressant, notamment quant aux tiraillements entre maisons d’édition, est ailleurs. SG // Arnaud Villanova, Le Chemin continue : biographie de Georges Lambrichs, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 21,50€.

EN REVENANT DE L’EXPO

L’Égypte, c’est loin, se dit le Petit Prince. Et Napata, la capitale des pharaons noirs, c’est plus loin encore. Voyant que la Haute-Egypte logeait au bas de sa carte, celle que lui avait donnée l’Explorareur, il ne put refréner un peu d’étonnement. Comme les adultes sont bizarres ! En un coup de main, il inversa le cours du Nil et fit plafonner le vieux royaume de Kouch. Les choses étaient en ordre, l’ancienne Nubie à portée de main. Il suffisait de s’y laisser glisser, son rêve éthiopien prenait chair… Ce rêve, c’est déjà celui de Giuseppe Verdi, en 1870, lorsqu’il ébauche son Aïda pour Ismaïl Pacha, vice-roi d’Égypte. Les saint-simoniens n’ont qu’à bien se tenir, le khédive se voit en continuateur des plus anciens empires, héritier d’une terre bénie des dieux et baignée des eaux, la mer rouge et la Méditerranée mêlant désormais leurs flux par la grâce d’un étroit canal. L’éminent Auguste Mariette a apporté au livret d’Aïda la garantie de l’archéologue et les fantasmes du meilleur romantisme. Son héroïne ne pouvait être qu’une princesse déchue, une beauté d’Afrique, réduite à l’esclavage, hors du cœur de Radamès. Depuis une dizaine d’années, ce sont des chanteuses noires ou métisses qui interprètent le rôle et donnent au renversement des hiérarchies des accents neufs. L’exposition du Louvre, close sur le chef-d’œuvre verdien, nous confronte à d’autres changements de perspective, servis par les merveilles de l’art sacré et l’évocation très vivante des sites du Soudan actuel, où repose la mémoire de la 25e dynastie. Elle régna à peine plus de cent ans, du début du VIIIe siècle avant notre ère au sac de Thèbes, en – 663, par le voisin assyrien. Un extraordinaire bas-relief commémore cette victoire avec force populations déplacées… On appréciera la leçon d’histoire, comme on retiendra les paradoxes de la situation. Car les chefferies de la 3e cataracte se sont assimilées la civilisation égyptienne, son panthéon et son style, avant d’en dominer, le temps d’un éclair, les territoires. De cette fabuleuse exposition, où le fracas des armes s’entend au milieu des sublimes avatars du divin, retenons deux œuvres insignes. L’une montre Taharqa (notre illustration), le plus grand roi kouchite, agenouillé devant le faucon Hémen, et offrant au dieu surdimensionné le vin rituel. L’autre est légèrement postérieure à la chute de Napata, et figure Horus tenant l’eau purificatrice à bout de bras. L’étonnante sculpture qui veille à Vauvenargues sur les restes de Picasso en est la cousine presque germaine. Malraux eût applaudi à tout rompre.

Le même Malraux a exclu Boldini et tout un pan du XIXe siècle de son palmarès du grand art, le seul qui ait compté, le seul qui soit digne d’être nommé pour l’auteur des Voix du silence. Là où règne Manet, Boldini n’existe pas. Il se fût indigné de leur rapprochement par la récente histoire de l’art, aujourd’hui plus clémente envers la peinture de Salon et les portraitistes de société, et plus attentive aux passages qui relient un Boldini à un Degas, dont il a laissé, d’ailleurs, une image de chat, prédateur au repos et sphinx tout à la fois. Elle compte parmi la centaine d’œuvres qu’a réunies le Petit Palais et mises en scène, chacune selon son esprit. Glissons sur les débuts du Ferrarais, d’un sage luminisme, voire d’un tapage conforme à la vogue de Fortuny et au mercantilisme éhonté de Goupil. Il s’en est fallu d’un rien que Boldini se bornât à grossir le club des fournisseurs de sucrerie sur fond de rocaille ou d’espagnolade frelatés. Paris aurait pu le condamner à ces fadaises qui justifieraient presque la sévérité malrucienne, mais Paris le sauva en offrant à ses pinceaux de plus en plus frénétiques des cafés ouverts, des rues criardes, des chevaux lancés à toute allure, des femmes surtout, qui donnaient aussi de la vitesse à ses pinceaux. Le Moulin rouge, avant même que Toulouse-Lautrec n’y imprime son génie, titube sous les cambrures et les contorsions du beau sexe. La peinture fait le zèbre, avant de sabrer carrément. Débute alors la folle suite des portraits en pied, royalement accrochés, déshabillant leurs modèles que le rose ou le noir divinise à égalité. Nous voilà transformés en adorateurs de ces lignes qui n’en finissent pas et, après 1900, se divisent, frémissent et s’emportent… Étourdissantes peintures, qui font dire à Apollinaire, en 1913, qu’elles préparèrent la furie futuriste. Proust, plus admiratif encore, a très tôt quadrillé le champ entier du génie boldinien, d’abord en singeant Montesquiou, dont il chérit le portrait à la canne (Orsay), puis en transposant une Léda torride, vue chez Paul Helleu, au détour d’Albertine disparue. Du mondain décalé au scabreux voilé, tout Boldini, en somme ! Plus tard, quand le démon italien sera démonétisé, quand il sera devenu le signe d’une vulgarité insoutenable, quand il ne restera plus à sauver que son sublime portrait de Verdi (Rome), Cocteau et Domergue rallumeront la flamme du Silène lubrique, et le feu de ses créatures crémeuses, comme fouettées, à la barbe de Malraux.

Des femmes, le musée du Luxembourg en est tapissé en ce moment, des femmes au carré, cheveux courts (façon garçonne) très souvent, et surtout peintes par elles-mêmes. L’originalité de la sélection est là, et elle nous vaut quelques surprises. L’opiniâtre redécouverte des pinceaux féminins, que favorise le questionnement en cours des identités, est riche d’expositions à venir, on le vérifie en France et ailleurs. Les années folles, qui furent propices au rééquilibrage des sexes et aux expériences de toutes sortes, devaient nécessairement tenter, un jour ou l’autre, le bilan qui nous est offert. Il confirme que le temps n’est plus du numerus clausus et des interdits. Même à se limiter aux artistes dites modernes, comme ici, les femmes passèrent alors en grand nombre de l’autre côté du chevalet et adressèrent un regard singulier sur la société née des charniers de 14-18. Tout était à reconstruire ou à inventer, le langage des formes, les rapports amoureux, les figures du désir et, par voie de conséquence, le lexique corporel. Dire cela, c’est énoncer les thèmes d’un parcours qui mêle aux parfaites inconnues les stars admises, de longue date, à représenter l’époque et ses insolences.  Marie Laurencin, Marie Vassilieff et ses poupées (dont l’inénarrable Joséphine Baker à plumes roses), Tamara de Lempicka et son lesbianisme hyper-sophistiqué, Romaine Brooks et ses portraits cendrés (dont celui de cette chère Natalie Barney), fournissent les assises du discours, cela surprend moins que certaines intruses, des moins inoubliables (Jacqueline Marval, Mela Muter, Emilie Charmy) aux recrues convaincantes, comme Gerda Wegener et son mari, « devenu Lili Elbe, premier transsexuel à se faire opérer pour changer de sexe » (Mathilde de Croix). Près des autoportraits de Claude Cahun, les tableaux du couple pionnier dégagent la même poésie de travestissement pervers, en plus coloré. C’est aussi rafraichissant que l’impayable American Picnic de Juliette Roche. Est-on si loin, le génie à part, du Déjeuner sur l’herbe de Manet ? Pas sûr. Autres mœurs, autres pastorales, autres parties carrées. En tous cas, face à cet ultime point d’orgue, on comprend le choix scénique des commissaires.

Pionnières ne fait aucune place, pour ainsi dire, aux femmes du surréalisme. Or, les surréalistes ne les épousèrent pas seulement pour leur or. Il y eut bien parmi elles de vraies actrices du mouvement, en dépit de l’étrange conformisme sexuel d’André Breton et des cachoteries d’Aragon. Quoi qu’il en soit, réparation est faite au musée d’Art moderne de la ville de Paris où Annie Lebrun, qui l’a bien connue, retrouve Toyen (1902-1980) et restitue sa trajectoire inouïe. Cette enfant de Prague, dans la Tchécoslovaquie bricolée du Traité de Versailles, a l’âme rimbaldienne, comprenez du vent aux semelles. Avec son amant et leurs pinceaux, elle voyage en Europe, au cours des années 1920, à la rencontre des artistes qui, loin du formalisme sec, maintiennent soudées peinture et poésie. Paris surgit tôt sur sa feuille de route, évidemment, le surréalisme aussi. Le sien n’a pas rompu avec l’humour dada, voire avec l’imagerie involontairement loufoque des journaux de mœurs ou de charme. L’Éros, pour cette future lectrice de Charles Fourier, mène les humains, et défigure l’Histoire quand il se mue en adoration totalitaire et oubli de soi. Qui le traduira mieux qu’elle entre 1939 et 1945 ? Loin de s’exiler comme tant d’autres, elle demeure à Prague et se paye même le luxe d’enterrer à sa manière ce monstre de Heydrich en juin 1942. L’Heure dangereuse, tel est le titre inquiet et inquiétant de son tableau le plus célèbre : un aigle y prend visage humain, si l’on ose dire, et se fige en frigide emblème d’une cause mortifère. Breton ayant organisé une rétrospective de son œuvre en 1947, – à l’heure où le « patron » cherche un second souffle et des alliés de tous horizons (l’Amérique de Gorky comprise) –, Toyen s’installe en France. Son pseudonyme, inspiré par 1789, l’y prédestinait. Les horreurs de la guerre ont dissipé la tendance au biomorphisme joyeux, on la voit dialoguer avec Picasso, Magritte, Max Ernst et même le vieux Friedrich aux dos empathiques. Les années passent : reste, comme l’écrit Annie Lebrun que les nouveaux puritanismes révoltent, l’énigme amoureuse, reliée à l’énigme de la représentation. Toyen, adolescente, avait dévoré L’Île au trésor, l’un des dix livres essentiels de tous les temps : à nous d’aborder sans tarder les trésors de son île intérieure.

Orphelin de père à quatre ans, en 1915, Boris Taslitzky devait trouver en Aragon un tuteur de substitution. Gagna-t-il au change ? La réponse dépend d’où l’on se situe, et ce que l’on pense aujourd’hui de sa peinture, pas toujours très éloignée du réalisme socialiste. Toutefois, après avoir vu l’exposition de Roubaix et le panorama élargi, nuancé qu’elle offre de l’artiste, il paraît impossible de l’enfermer dans une stricte acception de cette esthétique héroïque ou sentimentale, superficielle souvent, superlative toujours. Les deux ou trois années qu’il passa aux Beaux-Arts, chez Lucien Simon, – un ancien de la bande noire –, l’ont sans doute empêché de souscrire au naturalisme d’État vers lequel le poussaient ses choix politiques. Ce Parisien de parents juifs, l’un venu d’Ukraine, l’autre de Crimée, adhère à l’A.E.A.R. dès 1933, et au parti communiste en 1935. Bouillant d’être à la fois le Géricault et le Delacroix de son temps, afin de croiser le lyrisme physique du premier à la palette incendiaire du second, il se saisit de l’époque et répond à l’effervescence du Front Populaire : la Maison de la Culture, aux ordres d’Aragon, est alors le fief parisien d’un activisme pro-moscovite inlassable. La défaite donnera sa pleine mesure à cette énergie militante. Fait prisonnier pendant la guerre, Taslitzky est envoyé en Allemagne, il s’évade et gagne le Lot où il retrouve son camarade, en tous sens, Jean Lurçat. L’urgence est d’intégrer un réseau de résistance. Dénoncé, il est arrêté en novembre 1941 comme communiste, et non comme juif. Cela devait le sauver deux fois. Emprisonné d’abord à Riom, il est ensuite assigné au camp d’internement de Saint-Sulpice-la-Pointe (Tarn), où il va croupir plus de deux ans. Lors de sa première détention militaire, ses carnets se remplissent de scènes quotidiennes, teintées de l’ennui des barbelés mais aussi de la promiscuité chaleureuse des hommes privés de liberté. À Saint-Sulpice, son besoin de témoigner, afin d’échapper à son propre effacement, se double du désir de renouer avec le grand art. Des « fresques », exécutées sur les murs des baraquements, Aragon chantera la puissance en février 1945. Taslitzky y célébrait l’esprit de La Marseillaise, de L’Internationale et du martyre de Jésus. Le 31 juillet 1944, en cet été de tous les dangers, les prisonniers sont dirigés vers Buchenwald, où son crayon virtuose reprend du service et prouve que l’art n’est pas insuffisant devant l’horreur concentrationnaire. Ces dessins, en partie regroupés à Roubaix, – peut-être l’acmé du parcours – sont dignes d’Ingres et Holbein, ils serrent une réalité plus forte que la déshumanisation nazie. Aragon les publiera dès 1946. Rescapé de l’Enfer, contrairement à sa mère, liquidée à Auschwitz, Tasliztky devient alors l’un des « peintres du parti », peignant aussi bien son expérience des camps que la situation algérienne, avec l’ambiguïté propre des communistes à l’égard des restes de l’Empire français. En 1961, il brise ses chaînes. Au soir de sa vie, il signait encore un Sarajevo. On ne se refait pas.  La récente exposition Dante de Jean Clair et Laura Bossi n’a pas oublié cet explorateur des cercles infernaux du XXe siècle.

Qui dira ce que fut le magistère de Lucien Simon au cours des années 1920 ? Professeur de Tal-Coat et de Georges Rohner, il eut aussi pour élève Bernard Lamotte, l’illustrateur très inspiré de Pilote de guerre (Flight to Arras, dans sa première version américaine). Les envois de l’édition originale qu’adresse Saint-Ex à ses proches en 1942 sont émaillés de bonshommes, un nuage ou une paire d’ailes les portent. C’est qu’il s’agit de délivrer un message urgent : le combat continue. A l’ancien commandant du Normandie, l’aviateur écrivain dit son espoir d’aller « boire bientôt, en France, un verre (ou deux) en France ». Le Petit Prince, arme de guerre camouflée en fantaisie désarmante, paraît en avril 1943, quatre jours après le départ de son auteur pour l’Algérie reconquise par les forces alliées. Saint-Ex était atteint de trois maladies : la dromomanie (il ne tenait pas en place), la graphomanie (il a toujours criblé ses manuscrits et lettres de dessins) et le patriotisme (il a bu la tasse quand d’autres salissaient son héroïsme à bonne distance). C’est un beau cadeau que nous offrent le musée des arts décoratifs et les deux commissaires (Alban Cérisier et Anne Monier Vanryb) de l’exposition consacrée à ce conte d’enfance, désormais lisible dans toutes les langues du monde, et lu, relu, par les plus jeunes et ceux qui l’ont été, et le restent. Le cadeau est même double puisque le prêt, sans précédent, du manuscrit, conservé à la Morgan Library, s’accompagne de la possibilité de découvrir les planches originales de son illustration, voire celles que le livre n’a pas retenues (l’image, notamment, du Narrateur en abyme). Car Le Petit Prince, dédié à Léon Werth, livre de haute morale, – livre de toutes les grandeurs, écrira Thierry Maulnier en mai 1946 –, n’a que l’apparence de la légèreté, suffisante pour colorer d’un sourire solaire ou amer les pérégrinations métaphysiques de son héros, insuffisante pour faire oublier, même aux enfants, que ces baobabs sont gros d’un danger mortel, ces roi, explorateur ou banquier d’une méditation pascalienne, ces fleurs à épines dérisoires et ces serpents bibliques d’une conscience du Mal. Il vaut mieux que nos enfants l’apprennent tôt. Toute vérité, et la vraie littérature y tend, est bonne à dire, comme elle est bonne à se montrer. Stéphane Guégan

*Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine des rois de Napata, Musée du Louvre, jusqu’au 25 juillet 2022, catalogue sous la direction de Vincent Rondot, Musée du Louvre / El Viso, 39€. A signaler, dans un autre genre, la passionnante exposition que Louis Frank et Carina Fryklund ont dédié au Livre des dessins de Giorgio Vasari (Louvre, jusqu’au 18 juillet 2022). On y apprend qu’il ne se composait pas d’un volume unique et que les célèbres encadrements qui magnifiaient chaque feuille de maître n’étaient ni de la main de leur propriétaire, ni le signe de leur appartenance au recueil. Or, malgré le doute que deux experts anglais avaient instillé à cette théorie dès 1950, nous vivions encore sur ce double mythe, forgé par le célèbre collectionneur Mariette. La démonstration serrée des commissaires nous vaut aussi le regroupement d’une centaine de dessins époustouflants, elle nous rappelle enfin que » framed » (encadré) était synonyme de « piéger » ou de « coffrer » dans le langage des films noirs. Du reste, le catalogue fleure l’enquête policière : certains de ces dessins, en perdant leur origine vasarienne, ont retrouvé un collier prestigieux, celui de Niccolò Gaddi. Phénix et faucon servaient d’emblèmes à sa famille depuis le XVe siècle, en plus du motto (en français dans le texte) : « Tant que je vivrai ». Beau résumé d’une exposition d’art italien en ces temps barbares. Louis Frank et Carina Fryklund (dir.), Giorgio Vasari. Le livre de dessins. Destinées d’une collection mythique, Musée du Louvre / LIENART, 29€.

*Boldini. Les Plaisirs et les jours, Petit Palais / Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, jusqu’au 24 juillet 2022. Catalogue sous la direction de Servane Dargnies-de Vitry et Barbara Guidi, Editions Paris Musées, 39€. Ne manquez pas non plus l’autre exposition du Petit Palais (jusqu’au 10 juillet), Albert Edelfelt. Lumières de Finlande. Arrivé à Paris en 1874, an I de l’impressionnisme, l’enfant du Nord, 20 ans, choisit Gérôme pour maître. Mais la nouvelle peinture, fût-ce celle de Bastien-Lepage ou de Dagnan-Bouveret, le détourne vite de l’historicisme trop souriant ou trop pesant. Ses pinceaux se mettent à vibrer, lumières, sentiments et sensualité, autant que mal du pays, hantise de Dieu, fuite des années. Il s’éteint, couvert de gloire, chéri des amateurs les plus divers, à 51 ans. Catalogue sous la direction d’Anne-Charlotte Cathelineau, Paris Musées, 35€.

*Pionnières. Artistes dans le Paris des Années folles, Musée du Luxembourg, jusqu’au 10 juillet 2022. Catalogue sous la direction de Camille Morineau et Lucia Pesapane, Editions RMN / Grand Palais, 40€. Voir aussi le Carnet d’Expo que signe Mathilde de Croix, Découvertes Gallimard / RMN / Grand Palais, 9,50€.

*Toyen. L’écart absolu, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 24 juillet 2022, catalogue publié sous la direction d’Annie Le Brun, Annabelle Görgen-Lammers et Anna Pravdová, Galerie Nationale de Prague, Editions Paris Musées, 49€.

*Boris Taslitzky (1911-2005) : L’art en prise avec son temps. Roubaix / La Piscine, jusqu’au 29 mai 2022. Catalogue publié sous la direction d’Alice Massé, Anagraphis / In Fine, 39€. Voir aussi l’exposition que Colin Lemoine, familier de ce rénovateur de la céramique, a organisée autour du bestiaire de Johan Creten, un ensemble de dix-sept pièces où insectes, volatiles et mammifères échappent joyeusement, ou de façon inquiétante, aux dimensions, couleurs et attitudes que l’art leur assigne par paresse ou par conformisme. Transgression des ordres, circulation des matières, animation des surfaces irisées. De l’empirique au farfelu, pour les vrais amis de la nature, il n’y a qu’un pas. Et quand l’ordre de l’imaginaire plie l’artiste à son bon plaisir, on voit remontrer l’humour des vieilles cosmogonies ou les symboles les plus anciens du christianisme. N’y aurait-il pas chez ce natif de Belgique et son art de feu un peu de baroque anversois, jésuite, eût dit Baudelaire ? Au regard de l’homme, les autres animaux semblent bien raisonnables, écrivait Claude Cahun en 1936. Il, elle savait à quoi s’en tenir. Catalogue sous la direction de Colin Lemoine, Johan Creten. Bestiarium, Gallimard, 35€.

*A la recherche du Petit Prince, Musée des Arts décoratifs jusqu’au 26 juin. Catalogue publié sous la direction d’Alban Cérisier et d’Anne Monier Vanryb, Gallimard / Musée des Arts décoratifs, 39€. Voir aussi Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à l’inconnue suivi de Choix de lettres dessinées, Folio, Gallimard, 7,60€. « Ce n’est pas le hasard qui a fait du petit prince un être de mots et de couleurs », écrit Alban Cérisier en préface à ce joli florilège de signes, aux confins du verbe et de l’image. Saint-Ex laisse flotter le doute. C’était plus fort que lui, parler aux femmes de rencontre, leur écrire, s’impatienter de leur silence, s’amuser à dessiner pour elles ce qu’il ne pouvait leur avouer autrement. L’écriture, par essence, est dessin et dessein, vagabondage graphique, pour revenir aux Grecs sans quitter les Modernes.

PICASSO AU LOUVRE

Certaines expositions échouent à raconter l’histoire qu’elles promettent au public, celle du Louvre-Lens nous en content deux, vite complémentaires, sans que l’une ne nuise à l’autre, et sans que le visiteur physiquement et mentalement s’y perde. Chapeau ! Le pluriel que Dimitri Salmon a donné à son exploit se trouve donc justifié. A partir d’un corpus élargi à maintes découvertes, et autant de propositions qui devraient durablement occuper les experts, Les Louvre de Pablo Picasso réexamine une problématique dont on pensait avoir fait le tour, la migration continue des sources entre le « plus grand musée du monde » et l’artiste qui s’y identifia dès 1900. Le musée imaginaire de Picasso s’était déjà offert de vastes salles auparavant, où l’Espagne de l’âge d’or, du reste, ne logeait pas seul. La voracité picassienne en matière d’images et de formes a toujours ignoré limites et frontières. Mais le choix de faire carrière à Paris, la vingtaine à peine atteinte, change immédiatement la donne. La première force de l’exposition de Lens, c’est de nous faire éprouver l’immense souffle, autre nom de l’ambition, auquel le jeune Picasso tend ses toiles. « A Paris, je suis tout de suite allé au Louvre. J’ai vu les Poussin », a-t-il confié à l’un de ses biographes. L’aveu se vérifiera à chacune des variations poussinesques de Don Pablo, variations précoces sur l’autoportrait Chantelou, ou tardives, concernant Le Triomphe de Pan en 1944, et Les Sabines en 1962, dont le catalogue a raison de rappeler le conditionnement politique. Mais le Louvre, en ce début du XXe siècle, c’est aussi le musée qui, sur ordre de Clemenceau, vient d’accrocher Le Déjeuner sur l’herbe de Manet à proximité de La Grande Odalisque d’Ingres, deux œuvres matricielles. Comme Picasso gardait jusqu’aux tickets de corrida et billets de train, son archive croule sous les cartes postales de musée, et désigne d’elle-même les moyens de prendre la température de ses passions en matière artistique. Le parcours nourri de Salmon les égrène en variant les exemples et les angles de vue, comme si notre perception empruntait le regard très ouvert de Picasso, cueillant ici une figure entière, là une attitude ou un simple geste, voire même un infime détail, toujours fertiles à brève ou lointaine échéance. L’Egypte, la Grèce, l’Etrurie, l’Espagne archaïque, la fixité d’au-delà du Fayoum, telle Tête de taureau en provenance de l’Irak du IIIe millénaire avant J.-C., rien ne saurait borner la curiosité du visiteur et ses remplois. Mais ce primitivisme, bien connu, s’il gagne à l’être davantage comme de nouveaux rapprochements l’autorisent, ne doit pas nous masquer le reste. Et là réside sans doute le vent de fraîcheur que l’exposition fait passer sur nos certitudes. Car Poussin, Ingres et Manet, voire Rodin, n’étaient pas les uniques cauchemars de Picasso, d’autres génies français ont stimulé sa faconde et lissé sa vision de l’humanité, souffrante et désirante, tirée simultanément par le haut et bas. Un catholique, et encore moins un catholique espagnol, ne saurait se dérober à sa conscience, quoi que martèle l’actuelle guérilla woko-laïcarde. Aussi Picasso se plut-il aussi à revisiter, outre la ferveur terrienne des Le Nain, Watteau, Lancret et Boucher. Picasso rocaille ? Eh oui.

Si Picasso usa du Louvre comme d’un dictionnaire, aussi sacré que vivant, l’institution tarda à le lui rendre. Le second volet de l’exposition de Lens était, bien entendu, plus délicat à traiter que l’autre. Car, comme Manet avant lui, Picasso n’eut pas que des partisans parmi les conservateurs du lieu et les membres du Conseil artistique des musées nationaux. Il s’en fallut de peu que le Portrait de Coquiot, premier Picasso à entrer dans les collections publiques, n’échappât en avril 1933 à l’audacieuse initiative d’André Dezarrois conservateur du Jeu de Paume, alors le musée des écoles étrangères contemporaines. Il s’agit pourtant d’une œuvre de 1901, largement dérivée d’Ingres et Lautrec. Germain Bazin, en 1932, n’avait pas été tendre avec la rétrospective de l’Espagnol, organisée par Georges Petit, enflammée par les nus impudiques de Marie-Thérèse. La mise à niveau du musée ne se produira qu’en 1947, fruit de l’amitié de Georges Salles et du peintre, qui donne alors dix œuvres au musée d’art moderne, et que le Louvre expose, le temps d’un hommage, parmi les maîtres du Louvre, de Zurbaran à Delacroix. Seule l’affaire du plafond de Braque devait mettre un nuage dans le ciel de leur complicité. L’impatience de Picasso à prendre rang au milieu des dieux de la peinture s’est dite ailleurs et plus tôt. Ainsi l’un de ses poèmes en prose de 1935, inspiré du Bât de La Fontaine, évoque le dessin d’un des protagonistes imaginés par Picasso, dessin « si pur qu’il était digne d’être au Louvre ». Ce récit érotique sans pareil, dont Subleyras, Oudry et tant d’autres ont fait leur miel, offrait le moyen d’actualiser l’analogie entre pénis et pennello. Les indispensables Ecrits de Picasso, que la collection Quarto propose en une version enrichie des papiers Dora Maar et d’annexes, ne rejoignent l’écriture automatique de ses « amis » surréalistes que superficiellement. Comme Michel Leiris en reçut confidence, le merveilleux picassien procède davantage du burlesque tel que les écrivains espagnols l’ont toujours pratiqué, et que Verlaine et Rimbaud, Jarry et Apollinaire l’ont réinventé, un burlesque qui en raison de son surmoi religieux se permet de fouiller la psyché et l’Eros en termes drus et miroitants. Quand son lyrisme goguenard s’adresse à Jaime Sabartès, très porté sur la chose, on atteint des sommets de drôlerie scabreuse, dont il faut toute la cécité des nouveaux censeurs pour ne pas comprendre comment cette verdeur se rit d’elle-même et de nous. Aucun artiste du XXe siècle n’a su restituer, par les mots ou la peinture, le théâtre imaginaire, mythique quand il touche à la fable, mystique quand il cite la Bible (notamment Le Cantique des Cantiques), sur lequel se jouent la tentation et l’étreinte amoureuses. L’analyse est tombée si bas qu’on revient aujourd’hui à la bonne vieille théorie du reflet, l’art comme expression directe d’un état social ou, dans le cas de Picasso, d’une obsession sexuelle évidemment coupable. Au nom des viols dont on l’accuse en dénaturant le propos de ses maîtresses et en induisant brutalement ses crimes de ses images, on insulte l’intelligence et on condamne l’art aux bienséances totalitaires. Cela dit, le climat délétère où nous baignons est peut-être le meilleur contexte de lecture que puisse rêver cette poésie des deux infinis que Cézanne, un connaisseur, eût dit couillarde.

Verbatim

« Inutile d’insister le complexe d’Œdipe est au cabinet » (Picasso, 21 mars 1939).

« Il y avait chez lui beaucoup de livres […]. Les romans policiers ou d’aventures voisinaient avec nos meilleurs poètes : Sherlock Holmes et les publications rouges de Nick Carter ou de Buffalo Bill avec Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Le XVIIIe français qu’il aimait beaucoup y était représenté par Diderot, Rousseau et Rétif de la Bretonne. […] Grâce à Rimbaud et à Mallarmé, il est certain que l’œuvre de Picasso doit un peu à la littérature. » (Maurice Raynal, 1922)

Stéphane Guégan

*Les Louvre de Pablo Picasso, Musée du Louvre-Lens, catalogue sous la direction de Dimitri Salmon, Louvre Lens / Louvre éditions / MuséePicassoParis / Lienart, 39€

*Pablo Picasso, Ecrits 1935-1959, édition annotée et présentée par Marie-Laure Bernadac et Christine Piot, Quarto Gallimard, 29€.

*Caillebotte brûle aux enchères… et en librairie…

NOTHING MORE

Bien que la descendance de Walter Sickert (1860-1942) se nomme principalement Alfred Hitchcock et Stanley Spencer, Francis Bacon ou Lucian Freud, Michael Andrews ou Paula Rego, et s’étende aujourd’hui à la délicieuse Lynette Yiadom-Boakye, sa vraie patrie reste la France, où se recrutèrent toujours ses interprètes les plus aigus, car les mieux préparés à retrouver en lui Degas et Baudelaire, Balzac et Poe, le Manet du Bar aux Folies-Bergère (tableau connu de Walter), le Lautrec des jambes en l’air et le Bonnard des nus impudiques, femmes et hommes 1900. Le livre de la regrettée Delphine Lévy, partie trop tôt, le confirme s’il était besoin, et nous fait entendre ceux qui, avant elle, depuis Paris ou Dieppe, accueillirent à bras ouverts cette peinture si peu victorienne, et rapidement peu whistlerienne. Quelles sont-elles ces voix bienveillantes à l’artiste dont on ne pas assez dit combien il fut hostile, entre autres purismes, à la conception anti-littéraire, anti-narrative, de son art ? Ses trois plus prestigieux chaperons en milieu français furent, bien sûr, Jacques-Emile Blanche, André Gide et Félix Fénéon, lequel vendit à Signac (dont Orsay s’apprête à célébrer la collection) The Camden Town Murder, sur la foi duquel Patricia Cornwell a échafaudé l’idée farfelue que notre peintre se confondait avec Jack The Ripper. Nothing more… Il est vrai que l’univers de Sickert, riche en ventres toisonnés et seins lourds, ne déroule pas seulement de longues plages normandes aux baignades revigorantes, et que ses huis-clos respirent l’odeur du sexe et du crime, quand l’ennui domestique, cher à Caillebotte, n’appelle pas une violence compensatoire. Selon Blanche, la passion que Gide vouait à Sickert éclairait la vraie nature de l’auteur de L’Immoraliste, sa « subtilité sadique » (Henri Ghéon). « Je crois que c’est l’homme le plus absolument distingué que j’ai connu », disait perfidement Blanche, de Sickert, à Gide. La valorisation parisienne de l’œuvre, à laquelle œuvrèrent les trois susnommés en le collectionnant et le poussant, s’appuya aussi sur les galeristes, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune, et quelques plumes de la presse. Autour de 1906, un Louis Vauxcelles sacrifiait sans mal l’Arcadie fauve au « poème nocturne de la misère et de la prostitution » que Sickert débitait en petites toiles aux pénombres inquiétantes ou perverses. Citons encore cette belle page interlope du raffiné Paul Jamot, manetomaniaque averti, en janvier 1907, empreinte d’une rêverie qui balance de Lucain à Constantin Guys : « Le visiteur n’est pas étonné que ce peintre anglais très francisé se plaise, comme Baudelaire, à lire les poètes latins. Nue ou habillée, sous les panaches de plume de la soupeuse ou le châle noir de la Vénitienne, il observe, dans ses poses coutumières, professionnelles, de lassitude, d’ennui ou d’affût, la fille stupide, inconsciente ou lamentable, jouet méprisable et attirant du caprice masculin. Il la peint avec un humour dont l’âcreté n’est pas sans saveur ; et il fait preuve d’un talent qui, parti du dilettantisme whistlérien, semble s’être humanisé au contact de notre jeune école. » 

La monographie que Delphine Lévy nous offre, merveilleux message d’outre-tombe, est aussi complète qu’affranchie dans ses analyses, complète parce qu’elle revisite la production tardive autant que ce que savons et aimons du peintre, affranchie parce que la cancel culture n’y a aucune prise sur cette peinture que les musées d’aujourd’hui n’osent montrer. Avant de nous quitter, le 13 juillet 2020, l’auteure avait mis la dernière main à ce livre monumental et au projet de l’exposition qu’elle préparait avec Christophe Leribault, et que nous verrons au Petit-Palais dans un an très exactement. Près de 600 pages abondamment illustrées, nul ne s’en plaindra, ont été nécessaires à cette lecture élargie du destin mobile d’un peintre né à Munich, et mort à Bath, 82 ans plus tard. L’ascendance paternelle, danoise, compte plusieurs générations de peintres, dont un élève de Couture, comme Manet. Autre bénédiction, le « charbonnier pornographique » qui divisa le Paris de la Belle époque aura fait quelques rencontres miraculeuses, la première le fit entrer dans la confiance de Whistler, qui se dira très impressionné par ce jeune homme au visage de voyou (et qu’il peindra tel). Avec Degas, autre choc, la vie et l’art de Sickert bifurquent à partir de 1885. Les scènes de music-hall, où migre la fascination collective que Daumier a explorée avant lui, se charge d’une indétermination morale qui n’a d’égal que la spirale des espaces aux reflets infinis et parfois infernaux : « La volonté de perdre le spectateur du tableau grâce au jeu du trompe-l’œil ou du miroir est particulièrement représentative de l’ambiguïté qui caractérise toute l’œuvre de Sickert », résume Delphine Lévy. Le cercle anglophile de Jacques-Emile Blanche achève, au cours des années 1890, de le faire naître à lui-même. Sickert choisit Dieppe pour port d’attache entre 1898 et 1905, puis retrouve Londres et s’installe à Camden Town, quartier très mal famé autour des gares de King’s Cross (les lecteurs de Guignol’s Band ne seront pas dépaysés). La France, nous le savons, plébiscitera ce moment de l’œuvre et sa résistance pugnace à « l’intolérable cliché de la peinture claire ». La guerre de 14 ramène Sickert à la peinture d’histoire et le conduit même à se dresser contre la Prusse qui avait avalé le Schleswig-Hostein danois en 1867… Sa boue colorée, intentionnelle, ses tonalités frugales tutoient alors la boue des soldats livrés à une mort certaine. Les années 1920-1930, souvent tues, se révèlent nettement tournées vers le recyclage des gravures victoriennes et des photographies de presse ou de cinéma. A l’évidence, le 7e art fut d’un apport plus fertile que ces transferts d’image à image. Sickert, à 70 ans passés, s’empare du close-up, du plan américain et même du panoramique avec l’espoir, comblé souvent, de sortir du registre où on l’attendait et d’où, en esprit littéraire, il parvint à se sortir. Si ses nus ont obsédé la peinture britannique de l’entre-deux-guerres, ses ultimes tableaux durent attendre les années 1970 pour être compris. Delphine Lévy s’élançait alors dans l’existence. Son Sickert en concentre toutes les ardeurs. « La mort, et la mort seule, est le grand tamis de l’art », écrivait son héros en 1929.

Stéphane Guégan

Delphine Lévy, Sickert. La provocation de l’énigme, préface de Wendy Baron, Cohen & Cohen, 95€.

Verbatim (car Sickert maniait aussi la plume)

« Un puritanisme incohérent et lubrique a réussi à transformer un idéal qu’il cherche à dignifier en le nommant le NU, avec un N majuscule, et en l’opposant à la nudité. […] Est-ce qu’une personne sensée peut soutenir que l’ensemble de la production et la multiplication des nus qui inondent les expositions en Europe, qui culminent avec la publication et la diffusion de catalogues comme Le Nu au Salon, doit son succès à des enjeux purement artistiques ? »

Walter Sickert, « The Naked and the Nude », The New Age, 1910

« Cela fait presque un siècle que je me suis rangé, pour ma plus grande satisfaction, définitivement contre la théorie anti-littéraire de Whistler en matière de dessin. Tous les grands dessinateurs racontent une histoire […]. Un peintre peut raconter une histoire comme Balzac. »

Walter Sickert, « A Critical Calendar », English Review, mars 1912 

En librairie, le 13 octobre, Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.