PEINT EN FRANCE

Malraux identifiait l’art d’assouvissement aux peintres qui se seraient abaissés à plaire plus qu’à refonder une forme de sacré en bouleversant l’ordre des apparences. Les séducteurs lui répugnaient autant que les réalistes. Ses écrits sur l’art ne citent qu’une fois Simon Vouet, pour l’opposer certes à Cabanel, mais le distinguer du peintre d’Olympia. Les Voix du silence prêtent peu à la galanterie, elles crucifient les « nus à plat ventre » de Boucher, se dressent contre leur « appel à notre sensualité », comme si le crime de ne pas s’en tenir à « un univers exclusivement pictural » se doublait de celui de la chair dévoilée. A ce compte, le savoureux Michel Dorigny, auteur d’une figure de La Rhétorique décolletée, et donc partisan de la persuasion par la tête et le corps réunis, avait peu de chance d’être admis au panthéon malrucien. Il n’y trouve aucune place, pas plus qu’ailleurs, en dehors de mentions expéditives, avant le regain d’intérêt des années 1960-1970 : William Crelly, Jacques Thuillier, Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée entraîneront derrière eux une inversion de tendance qui aboutit, aujourd’hui, à la somme de Damien Tellas.  Etablir le catalogue des peintures de Dorigny, qui fut le collaborateur, le graveur et l’un des gendres de Vouet, n’avait rien d’une sinécure. Car isoler sa production propre, on le devine, s’avère parfois ardu. A côté des tableaux de sa main, puissante dans l’élégance comme Véronèse ou Carrache qu’il admirait, il existe les œuvres de collaboration, et les toiles peintes sur le canevas du beau-père. Tellas navigue en eaux dangereuses avec la meilleure des boussoles, la connaissance extrême de son sujet, qui passait par une réévaluation des gravures, et la revalorisation des héritages. Eloignées les guerres de religion, l’idiome bellifontain et son Eros savant reprennent vie sous Louis XIII. Comme le Poussin amoureux qu’il a gravé ou paraphrasé, Dorigny repart des fresquistes de Fontainebleau et réapprend le sens du solaire, de l’enchantement, avant de le transmettre au premier XVIIIe siècle, Boucher, les Coypel, Pierre et même Greuze. Si la tragédie n’est pas de son monde à peu d’exceptions, ne le croyons pas assez libertin pour traiter semblablement le religieux et le profane. A bien regarder, son sublime Agar et l’ange de Houston (couverture), quoique peu désertique et encore moins ascétique, n’annule pas la grâce du Ciel au profit des beaux corps en mouvement et des compositions fluides, qui disent le décorateur virtuose. Vouet et les siens, jadis accusés d’être des brosseurs superficiels, demandent à être revus en profondeur.

Le retour triomphal de Poussin en sa patrie, à la demande de Louis XIII et de son surintendant des bâtiments, a jeté une ombre durable sur ses collègues parisiens, que l’autorité suprême du royaume aurait tenu pour impuissants à mener les travaux confiés au normand exilé.  « Voilà Vouet bien attrapé ! », a-t-on longtemps répété, afin d’accréditer la thèse que ce mot était un jour sorti de la bouche du roi, comme un couperet. La décision de confier à Poussin le décor de la Grande galerie du Louvre ne manquait pas d’audace, et même de témérité. Ce lointain sujet, ce sujet de fierté nationale, ne brillait guère par sa science des plafonds et des entreprises de longue haleine. C’était une chose de faire vivre la fable amoureuse ou le trait de vertu aux formats de son chevalet, et à l’échelle de la lecture frontale, c’en était une toute autre de couvrir les murs les plus prestigieux de la capitale en y déployant les travaux d’Hercule, incarnation de la force juste, très en cour sous Henri IV et son fils. Le premier colloque du centre de recherche attaché au Musée du Grand siècle, lieu de savoir qui porte le nom de notre héros, se devait de lever le mystère qui entoure, voire enveloppe encore, le projet de 1641 et son naufrage annoncé. Les actes, parus récemment, comblent une lacune de l’historiographie, peu loquace quant à cet échec qu’elle préférait effacer de sa mémoire. Or, il est plein d’enseignements, enfin tirés. Paradoxale, de bout en bout, s’avère l’affaire. Seuls cinq dessins autographes ont été conservés, et séparés des nombreuses feuilles d’atelier par Pierre Rosenberg et Louis-Antoine Prat dans leur catalogue raisonné de l’œuvre graphique. Elles s’animent toutes d’une belle furia, typique du tempérament de l’artiste quand rien ne freine sa fantaisie. A preuve la célèbre empoignade d’Hercule et Antée, en illustration de Léonard. Une suite aussi virile que musicale de compositions historiées, tantôt en hauteur serties d’atlantes, tantôt en largeur, devait courir le long de la puissante corniche de la Grande galerie. Refusant d’affaiblir le discours et la tectonique d’ensemble, Poussin plie ses figures et leur cadre à une sévère organisation, conforme à l’esprit éminemment politique de la commande et fermement distincte du joyeux, ou précieux, fouillis optique en usage à Rome. Celle majeure d’Annibal Carrache ou de Pierre de Cortone ! Malgré cet écart, le souvenir de la galerie Farnèse n’en est pas moins aussi certain qu’éconduit. Français à Rome, Poussin restait Romain à Paris. Une partie de son génie découle de cette double identité.

La façon dont les œuvres s’exposent au regard et l’effort qu’elles lui réclament ont toujours préoccupé Poussin, peu adepte du leurre optique, gratuit ou seulement plaisant. Sa correspondance nous apprend qu’il autorisa Chantelou à assortir d’un rideau chacun des Sept sacrements que l’artiste avait réalisés pour lui, plutôt que de faire copier la série peinte pour Cassiano dal Pozzo. « L’invention », propice à la lecture successive des tableaux, parut « excellente » à Poussin, qui ajouta : « Les faire voir un à un fera qu’on s’en lassera moins, car les voyant tous ensemble remplirait le sens trop à un coup. » Le peintre, écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, eût à coup sûr désapprouvé « le gavage moderne de l’œil ». Elle aurait pu ajouter que la réponse de Poussin touchait à la nature même des sacrements, qui n’étaient pas de simples images, ordonnées et délectables, mais des objets investis d’une dimension sacrée. Il en allait, si l’on veut, de la double présence qu’expérimente le fidèle lors de la messe catholique. Ce que la série Chantelou, la plus grave des deux, confirme jusqu’à l’extrême-onction, où une femme préfère voiler sa douleur. Le cacher/montrer dont traite l’auteur a toujours passionné l’histoire de l’art, notamment quand le processus est interne aux formes (on pense à Bataille sur Manet et Stoichita sur Caillebotte). Mais le thème peut aussi s’aborder à travers l’invisibilité totale ou partielle des œuvres d’art, en Occident du moins, qu’elles aient été faites pour ne pas être vues, sauf à diverses occasions liées au culte, ou n’être vues que de rares curieux, dans le cas de l’érotisme à des degrés divers (le jeune Poussin y fut unique). Du divin au charnel, le présent essai dresse une typologie érudite et pluriséculaire des modes et des causes d’occultation. Avec un plaisir non dissimulé, il se penche, son point fort, sur les tableaux à couvercle, une peinture en cachant une autre, comme chez Boucher ou le Courbet/Masson de L’Origine du monde. Le Verrou de Fragonard, qui ne me paraît pas relever de la scène de viol, contrairement à ce qu’écrit Nadeije Laneyrie-Dagen, mais du jeu subtil, libertin, encore incertain, entre deux corps désirants, a-t-il connu le même sort chez le marquis de Véri ? L’Adoration des bergers (Louvre), exécutée pour l’éminent collectionneur, a-t-il servi de cache-sexe, pour le dire brutalement, au tableau licencieux ? J’ai du mal à m’en convaincre… A ce livre audacieux et passionnant, il manque un chapitre, qu’appelait l’invisibilisation qui frappe désormais certains tableaux ou certains artistes (masculins en majorité), que la foi, chrétienne ou non, le féminisme ou le puritanisme arme le bras vengeur des nouvelles ligues de vertu. 

On ne quitte ni Poussin, ni le marquis de Véri, en franchissant les portes du Petit Palais. Il aura fallu qu’Annick Lemoine en saisisse les rênes pour que Paris organise enfin l’exposition Greuze si longtemps attendue des vrais amateurs de peinture. Malgré son sous-titre, qui laisse penser que seul l’enfant y est roi, c’est une manière de rétrospective à cent numéros et prêts insignes. Aucun des genres où excella, et parfois scandalisa, l’enfant de Tournus (1725-1805) ne manque, quoique certaines des pièces les plus sensuelles (tel Le Tendre désir du Musée Condé, tableau ex-Véri, impossible à emprunter) n’aient pas été jugés nécessaires à la démonstration d’ensemble. Elle est solide de salle en salle, et de bout en bout. L’omniprésence des enfants, plus ou moins sages et studieux, tient autant à leur changement de statut au temps de Rousseau qu’à l’attention que Greuze, père de deux filles, leur accorde. Entre Chardin et Girodet, nul n’a portraituré nos chers bambins avec cette profondeur riante ou boudeuse, fière ou rêveuse, nul n’a fait rayonner de pareils yeux, de pareilles bouches. En accord avec le siècle dit des Lumières, le propos des commissaires s’étoffe en se risquant à leur donner une résonance actuelle. Les thèmes de l’éducation et du patriarcat, du lait nourricier et de la nubilité (érotisée, c’est moi qui souligne), alimentent scènes de genre et scènes d’histoire, comédies et tragédies familiales. Le foyer, chez Greuze, se transforme en théâtre des passions débridées, alterne moments heureux et déchirures fracassantes avec la même émotion directe. Diderot, qui le comprit mieux que les frères Goncourt, s’est enflammé à chaque nouveau drame domestique, vainqueur des tableaux d’histoire au Salon, et d’un prix bientôt sans égal. Ces tableaux remplis de gestes et de regards sonores nous paraîtraient aujourd’hui trop rhétoriques s’ils se contentaient de transposer Poussin, une des admirations de Greuze, en milieu bourgeois ou paysan. En s’emparant de l’univers familier et familial des peintres du Nord, très en vogue alors et plus chers que les tableaux italiens, il ne leur a pas seulement infusé la vigueur expressive du grand genre, il a conservé l’attrait de l’intime, le mystère des choses laissées à elles-mêmes, et finalement élevé le particulier aux ambiguïtés de la condition humaine. Sous Louis XV, Greuze passe pour « le Molière de nos peintres », façon de rappeler que peinture et littérature, même la plus contemporaine, restent sœurs à ses yeux. Quand éclata la controverse du Septime Sévère, que le Louvre a prêté, quelques plumes défendirent « le peintre du sentiment » contre ceux qui l’accablaient de leur cécité. Greffer, avant David, le réalisme des modernes au répertoire des anciens, c’est-à-dire aux héros, fussent-ils noirs, de la Rome antique, il fallait oser.  « Greuze vient de faire un tour de force », écrit aussitôt Diderot à Falconet. Cette exposition en est un autre.

1869, Fêtes galantes ; 1880, Sagesse. Le grand écart de Verlaine continue à dérouter l’exégèse. De Cythère au Golgotha, le chemin fut-il de Damas ? Après l’interminable silence qui suivit le coup de révolver bruxellois et la parution de Romances sans paroles (1874), silence que l’abandon de Cellulairement ne put briser, le poète décida d’en sortir par le haut, et d’emprunter la Via dolorosa. La préface de Sagesse parle bien d’un « long silence littéraire » auquel le repenti, plus peut-être que le converti, entend faire succéder « un acte de foi public ». La voix nouvelle qui s’invente réclame moins la certitude d’une croyance reconquise sur l’enfance que la soumission au « devoir religieux ». Les livres d’heures de la vieille France ne sont pas oubliés, pas plus que les ferventes et parfois amoureuses prières à la Vierge, médiévisme repensé qui n’a pas échappé à Maurice Denis. Celui-ci découvre cet étrange livre de piété en 1889, quand il reparaît chez Vanier, neuf ans après la première édition. L’accueil en avait été mauvais, à l’exemption de l’hommage différé que lui rendit A rebours, sésame de sa résurrection au temps du symbolisme. Denis, son représentant parmi les Nabis, ne tarde pas à ébaucher l’illustration de quelques poèmes, en dehors de toute littéralité directe, c’est-à-dire « sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture », comme il l’écrit en 1890. Illustrer, ce n’est pas se soumettre au texte, mais traduire graphiquement l’impression et les idées qu’il a éveillées en vous. On sait que l’iconique chez Denis passe après ce que suggère la forme en soi. Dès 1891, il commence à exposer les premiers essais afin de tenter un éditeur. La Revue blanche hésite, Vollard aussi, avant de se décider. Quoi qu’il en soit, le Parallèlement de Bonnard doit sortir avant. Le Sagesse de Denis et Vollard paraît donc en 1910, décalé à l’aune du modernisme dont ses acteurs n’ont cure, mais aux prises avec l’actualité par d’autres aspects. Car le Verlaine de Sagesse a congédié ses révoltes de jeunesse, rend hommage au prince impérial, mort en 1879 chez les Zoulous, pleure les congrégations en difficulté, s’attaque à l’anticléricalisme d’Etat. Le progrès n’a pas tenu toutes ses promesses. Du reste, des bribes de Baudelaire traînent ici et là, certaines sont mineures, le réconfort du vin honnête, d’autres majeures, la tentation persistante dans l’angoisse d’offenser Dieu, la rédemption par la charité et l’apologétique, la recherche d’une paix dans la discipline ou le pardon. « Le malheur a percé mon vieux cœur de sa lance », énonce le poème liminaire. La blessure sauve dans Sagesse, car elle est espoir d’élection. Verlaine a moins apprécié Denis que l’inverse. Sans doute, au-delà de leurs différences esthétiques, n’a-t-il pas perçu ce que le texte poétique avait suggéré au peintre de l’idéal, condamné en somme à mêler le pur à l’impur. Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, dans leur admirable et si informée réédition de Sagesse, élargissent notre champ de vision sur ce point, et bien d’autres.

Stéphane Guégan

Damien Tellas, Michel Dorigny (1616-1655). Vouet en héritage, ARTHENA, 125€ / Etienne Faisant (dir.), Nicolas Poussin et la Grande Galerie du Louvre, Musée du Grand Siècle / Faton éditions / Nadeije Laneyrie-Dagen, Cacher / montrer. Une histoire des œuvres invisibles en Occident, Art et Artistes, Gallimard, 25€ /Greuze. L’Enfance en lumière, Petit Palais, jusqu’au 25 janvier 2026, catalogue sous la direction d’Annick Lemoine, Yuriko Jackall, Mickaël Szanto, Paris-Musées, 49€ /Paul Verlaine et Maurice Denis, Sagesse, fac-similé suivi d’une étude de Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, Gallimard, 35€ / Signalons la réimpression de Jean-Paul Bouillon, Maurice Denis. Le spirituel dans l’art, Découvertes Gallimard, 16,20€, la meilleure synthèse sur le sujet / A lire aussi : Émilie Beck-Saiello, Stratégies familiales et professionnelles de Joseph Vernet à travers l’étude de son livre de raison et de sa correspondance, Editions Conférence, 95€, voir Stéphane Guégan, « Joseph Vernet, un peintre qui compta », Commentaire, numéro 191, automne 2025.

PARUS

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, David ou Terreur, j’écris ton nom, éditions SAMSA, 12€.

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales, lui le peintre très favorisé de Louis XVI et des grands du royaume !

Liquidateur de l’Académie royale en 1793, il y avait été magnifiquement agréé et reçu dès 1781-1783. Sous la Terreur, son vrai visage, affligé d’une déformation humiliante, se révèle.

Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Poussin, Bonaparte et Napoléon, la gloire et l’exil, Rome, Paris et Bruxelles. Une tragi-comédie, en somme, comme l’Histoire avec sa grande hache.

Des danses de Salomé, l’art occidental ne fut jamais avare. Les premières, à l’écoute des Evangiles, remontent au Moyen Âge et fondent une tradition que la Renaissance et l’âge baroque ont largement suivie. Cette continuité a vécu tant que le christianisme structurait la société et que l’artiste en respectait les besoins. Au XIXe siècle, le recul du culte est contemporain d’une libéralisation de l’acte créateur. Sans en répudier le substrat catholique, Gustave Moreau, après 1870, traite ce sujet qu’il dit banalisé afin d’en extraire une poésie et une portée nouvelles. Au-delà du sens qu’il entend dégager de l’épisode biblique, il redéfinit la fonction même de l’œuvre, dont le mystère doit primer. L’Apparition est à Moreau ce que le Sonnet en yx est à Stéphane Mallarmé, une œuvre allégorique d’elle-même. Autrement dit : une image qui fait de l’extériorisation du regard intérieur, but de la peinture selon Moreau, son motif même. Ce rêve d’Orient aurait-il pour objet un autre rêve ? Saisie soudain de terreur, la belle Salomé croit apercevoir la tête décollée, sanglante, ceinte de rayons d’or, de Jean-Baptiste. Elle est seule à entrer dans le dialogue muet qu’instaure le martyr en figeant la danseuse. Comme tétanisé lui-même, un critique, lors du Salon de 1876, a parlé de « catalepsie » et de « sommeil magnétique ». Lire la suite dans Stéphane Guégan, Gustave Moreau. L’Apparition, BNF Editions/Musée d’Orsay, 12€.

A PARAÎTRE (2 octobre 2025)

Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€. Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Après 50 ans de vulgate formaliste, il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, à son souci du réel, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

RÉVÉLATION

Entre Marcel Proust et Paul Claudel, une certaine image de Vermeer s’est fixée, faite de dépouillement, de pureté cristalline, d’intériorité poignante, elle penche tantôt vers l’harmonie domestique ou méditative, tantôt vers la douceur ou la mélancolie amoureuse. Rien ne saurait en troubler le silence pour certains commentateurs, pas même la musique, détournée du plaisir des sens, à les écouter, au profit de l’union des cœurs ou des âmes. Imaginons ce qu’il en serait si le corpus de l’artiste était aujourd’hui diminué de La Jeune fille au verre de vin, si heureuse des assiduités de son galant, ou de L’Entremetteuse de Dresde, joyeuse scène de bordel à double présence masculine. C’est là le tableau le moins lisse de Vermeer. Un homme en rouge, évidemment, a posé une main sur la poitrine d’une prostituée, son autre main tend une pièce de monnaie assortie d’un imperceptible éclair de lumière. La transaction a lieu sous les yeux d’une maquerelle casquée de noir, temps et espace s’animent. A gauche, le jeune Vermeer, la vingtaine mais habillé à l’ancienne pour accroître l’ébriété de l’ensemble, s’est glissé dans son propre tableau, il nous décoche un sourire complice et gaillard. Il tient un verre de vin et le manche d’une cithare qu’on dira phallique avec Edwin Buijsen. La récente radiographie du tableau a révélé maints changements, qui accusent et le scabreux décomplexé du sujet, et la tension dramatique voulue. En cours d’exécution, Vermeer a assombri les visages masculins et supprimé la pièce d’or ou d’argent qui se trouvait déjà au creux de la main de la fille de joie, vêtue du jaune citron de la tentation.

Retenons deux choses de cet exemple éloquent des débuts de Vermeer, encore tenté par la peinture d’histoire, sacrée (Le Christ chez Marthe et Marie) ou profane (Diane et ses nymphes), mais capable aussi d’appliquer à un sujet moderne (le sexe tarifé) les ressorts et la complexité symbolique du grand genre. Marié depuis peu à une catholique, et probablement converti à cette occasion, Vermeer n’échappe alors ni aux conséquences de cette inflexion confessionnelle, ni aux lois du marché. Les travaux de John Michael Montias ont reconduit la peinture de Vermeer, y compris celle de la maturité, à son lot de contraintes extérieures. La vie de l’artiste, père de maints enfants (quatorze ou quinze) et exposé à toutes sortes de difficultés matérielles, ne ressemble pas à ses tableaux épurés et méthodiques, sûrs du magnétisme que leur assurent l’élégance des situations, le refus du pittoresque et le raffinement décoratif ou vestimentaire. L’idéal du gentilhomme, fantasme nobiliaire commun aussi à Ter Borch, Mestu et Peter de Hooch, s’empare de Vermeer dès avant 1660, et le pousse à transfigurer l’ordinaire. Que le réalisme pictural ait toujours procédé de la fiction, le peintre de Delft n’en est pas seulement conscient, il en exploite chaque ressource afin de donner vraisemblance à ses plus fines inventions. La plus vaste de ses compositions, La Peinture, se présente sur le mode de l’allégorie, « allégorie réelle », comme le sera L’Atelier de Courbet, sauf que Vermeer s’y peint moins en enfant de la nature qu’en constructeur du sens et en magicien des yeux. Une obligation s’impose par conséquent à l’historien, aller au-delà de l’apparence première des tableaux et les situer dans le contexte de production de Delft. Ce fut toujours l’approche d’Albert Blankert, l’inoubliable expert de Vermeer auquel le catalogue de la dernière rétrospective du Rijksmuseum était dédié. Cette même exposition, la plus complète à ce jour, la plus inclusive aussi au regard de la catalographie, aura profité de toutes sortes de découvertes ou les aura précipitées, autant de preuves de la concision narrative qui, parallèlement à une morale plus nette, poussa l’artiste à remanier les toiles antérieures à cette montée en gamme. Les examens que le Met de New York a menés sur La Jeune fille endormie, achevé peu après L’Entremetteuse, ont exhumé la présence d’un homme, probablement l’artiste lui-même, qui explique pourquoi l’œuvre a pu être décrite, lors de sa vente en 1696, comme « une jeune fille dormant ivre à une table ».

Stéphane Guégan // Lire la suite dans John-Michael Montias, Albert Blankert et Gilles Aillaud, Vermeer, nouvelle édition, 2024, avec un avant-propos de Stéphane Guégan, « De révélation en révélation », Hazan, 49,95€.

et sept autres boules…. de Noël !

Guillon Lethière et Bonnat l’ont copié, Théophile Gautier vénéré, Manet médité, nous l’adulons… C’est que Ribera, au tournant des XX et XXIe siècles, s’est dédoublé, et son corpus, déjà conséquent, étoffé de tableaux attribués à d’autres. La réunification de l’œuvre fait de lui le plus précoce des disciples du Caravage et l’un des plus proches de l’esprit, comme de la sacralité, de « l’unico », qui électrisa toute une jeunesse venue d’Europe seconder la Rome tridentine. « Ceci est mon corps », nous disent les tableaux christocentrés de cet Espagnol si franc qu’on a pu le croire français. En plus de visiter l’exposition d’Annick Lemoine, ordonnatrice de l’inoubliable rétrospective Valentin de Boulogne, et de Maïté Metz, il faut lire leur catalogue, aussi international que la recherche si active sur le caravagisme. « Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise […] / Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise. », écrivait Gautier au début des années 1840, à l’ombre du musée espagnol de Louis-Philippe, qui changea le destin de l’art français. La devise vaut pour l’historien. SG / Annick Lemoine et Maïté Metz (direction), Ribera. Ténèbres et lumière, Paris-Musées / Petit Palais, 49€.

Si certains de ses tableaux avaient pu être déplacés, le peintre Guillon Lethière (1760-1832) eût été plus présent sur les cimaises du Modèle noir, l’exposition pivotale d’Orsay (2019). Les relations interethniques, cet élève de Doyen, ce rival de David, ce proche de l’abbé Grégoire et du général Dumas, les a vécues dans sa chair avant de les traduire fortement en peinture. De père blanc et de mère métisse, peut-être non affranchie encore à sa naissance, l’enfant voit le jour à la Guadeloupe, comme le rappelle l’exposition du Louvre dès son titre, laquelle s’accompagne d’un vrai livre en manière de catalogue. Lecture faite, on comprend pourquoi pareille ampleur de vue était impérative. Les simplifications, tentantes, sont trop fréquentes au sujet de l’histoire coloniale et, plus précisément, des Antilles françaises. Notre peintre, quoique abolitionniste, ne s’est défait de l’exploitation sucrière de son père, et des esclaves qui y travaillaient, qu’en 1809 ; son destin de sang-mêlé, loin d’entraver sa brillante carrière, a favorisé un parcours qui brûle les étapes avec l’aide d’un réseau social et politique que nous pouvons désormais mieux pénétrer, de même que son corpus, qui touche au néoclassicisme sévère entre 1788 et 1794, puis s’abandonne au préromantisme post-thermidorien, sans sacrifier la fierté, dit Grégoire, d’être homme de couleur. SG / Esther Bell, Olivier Meslay et Marie-Pierre Salé (dir.), Guillon Lethière né à la Guadeloupe, Snoeck/Clark Art Institute/Louvre, 59€. Le livre fera date malgré une ou deux concessions aux post-colonial studies, inutiles tant la démonstration et l’information d’ensemble convainquent.

Peut-il exister une sculpture romantique ? Stendhal, partisan du renouveau pictural en 1827, reste dubitatif. C’est que la statuaire, art du volume par essence, en faisant le choix du vrai et de la couleur, risque de sombrer dans l’illusionnisme des musées de cire. L’écrivain est pourtant le premier à noter et soutenir, cette même année, le recul de « l’imitation gauche et servile de l’antique » chez les plus jeunes. François Rude (1784-1855) fut de ceux-là et, comme David d’Angers, son rival en art, son semblable en politique, aura vécu ce dilemme, d’autant plus que, lui aussi, était de formation néoclassique. Elle eut deux temps, la première est bourguignonne, ce qui lui vaudra les faveurs de Vivant Denon sous l’Empire, et les commandes d’ardents bonapartistes sous Louis-Philippe. Paris succéda vite à Dijon, et les premiers honneurs aux débuts obscurs. Prix de Rome 1812, mais privé de Rome pour des raisons financières en partie personnelles, Rude rejoint les exilés et sa belle-famille en Belgique, un an après Waterloo. David, l’autre, le peintre de Brutus, pousse à nouveau celui qu’il a toujours protégé. Rude ne redevient français que pour d’autres batailles, car le romantisme en est une en 1827 ! Là commence une carrière à coups d’éclat, du voluptueux Mercure (très Jean de Bologne) au terrible gisant de Godefroy Cavaignac (très Germain Pilon), du Départ des volontaires de l’arc de l’Etoile, cri inextinguible (on l’a vérifié en décembre 2018), au Ney de la place de l’Observatoire, ultime chef-d’œuvre que Brassaï a divinisé des halos de la nuit parisienne. En 1928, Luc Benoist avait exclu Rude de sa synthèse dépassée sur la sculpture romantisme. Porté par le regain que le sujet suscite depuis une trentaine d’années, notamment les travaux de Jacques de Caso et June Hargrove, Wassili Joseph signe plus qu’une monographie remarquable. Son livre, monumental en tous sens, remplace le Benoist, dont la réédition de 1994 laissa sur sa faim plus d’un fou du romantisme. SG / Wassili Joseph, Rude. Le souffle romantique, avant-propos de Claire Barbillon, préface d’Isabelle Leroy-Jay Lemaistre, ARTHENA, 139€.

Le « soft power », anglicisme aujourd’hui répandu hélas, ne fut pas toujours à sens unique. Projetons-nous un siècle en arrière, en pleine vogue et vague Art Déco. Paris donnait le ton alors au reste du monde, lequel se pliait à cette dictature du goût avec une bonne volonté confondante. A lire le dernier ouvrage d’Alastair Duncan, l’un des plus éminents experts du style 1925, maintes fortunes du nouveau monde, durant plus d’un demi-siècle, ont orné leurs intérieurs fastueux des créations de Rateau, Legrain, Dunand, Frank, Groult, Ruhlmann, Süe et Mare. Au lendemain de la guerre de 14-18, alors que l’Amérique du Nord pèse très lourd sur les règlements de paix et l’économie mondiale, on traverse l’Atlantique pour un rien, à bord de ces navires de croisière qui se font vite les vitrines de la nouvelle sensibilité décorative. La presse de Miami ou de New York s’intéresse de près à leurs importateurs, issus du gratin d’Hollywood ou des tycoons du chemin de fer. Et cela va durer plus d’un demi-siècle, comme ce livre le cartographie enfin. SG / Alastair Duncan, Le style Art Déco. Grands créateurs et collectionneurs, Citadelles § Mazenod, 2024, 79€.

« La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé », confiait Matisse à Tériade, en 1933, dans Minotaure. Bien qu’abritées par la revue surréaliste chic, ce n’étaient pas des paroles en l’air. Le nomadisme matissien, qui n’a pas d’équivalent chez Picasso et Derain, évoque davantage la mobilité et la liberté bonnardiennes. Certaines étapes en sont bien connues, la Bretagne et la Corse avant 1900, l’Algérie et le Maroc, l’Espagne et l’Italie, New York et Tahiti après. Elles ont toutes été des occasions d’élargir l’horizon ou de modifier, ce que Matisse désigne d’un mot, l’espace. Espace physique, espace politique, espace mental, espace pictural. A son exposition viatique, la plus somptueuse jamais organisée depuis celle du Centre Pompidou (2020, aussitôt fermée qu’inaugurée pour cause de Covid), Raphaël Bouvier a donné un titre baudelairien, qu’il faut comprendre dans sa dimension fictionnelle. Pour le lecteur serré des Fleurs du Mal que fut Matisse, le voyage, déceptif par essence, nécessite de surmonter son vice de nature ou de départ. La promesse d’un monde différent, d’une culture autre, d’une relation moins grippée au cosmique et au divin, ne saurait être pleinement satisfaite. Ce que le voyageur perd à l’épreuve du relatif, son œuvre, peinture ou écriture, le remplit, dirait Matisse, d’émotions, de sensations, de sentiments « personnels », nés de l’étrangeté d’être soi-même et autrui là-bas, comme le poète des Foules. Matisse atteint au chef-d’œuvre par la conscience de ses limites. Prêt insigne, ses Baigneuses à la tortue font de l’altérité et de l’ailleurs impossibles leur horizon fatal. SG / Raphaël Bouvier, Matisse. Invitation au voyage, Fondation Beyeler / Hatje Cantz, 2024, 58€. Depuis le 23 novembre dernier, le musée départemental Henri Matisse, au Cateau-Cambrésis, sa ville natale, a rouvert ses portes. Plus grand, plus lumineux, plus orchestré, il peut désormais proposer un parcours permanent, au-delà de la riche séquence des débuts de l’artiste, et une exposition ambitieuse. Celle consacrée aux livres illustrés de Matisse, domaine très sous-évalué en France de sa création, eût mérité un catalogue, que le chantier de réouverture a peut-être obligé de sacrifier. L’homme du Cateau appartenait à la race des peintres lecteurs, celle qui a fourni à notre pays ses plus grands créateurs. La règle ne souffre aucune exception.

Feu Philippe Sollers parlait volontiers de la profonde empreinte matissienne de l’art américain des années 1940-1970 ; elle l’enchantait et, fruit de ses séjours outre-Atlantique, l’avait même poussé à la servir. Aurait-il classé et accepté Tom Wesselmann parmi les émules du maître ? La plus grande vertu de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton, son exploit même, ne s’évalue pas au nombre d’œuvres iconiques rassemblées – on pense à ces grands nus roses des années 1960, heureux de faire la roue au premier plan du tableau et de troubler le spectateur dans ses désirs et ses certitudes. Wesselmann ne déshabille-t-il pas ses modèles (les photographies le prouvent) et les codes de la pin-up standardisée d’un même mouvement ? Non, ce qui intéresse le plus le visiteur un peu saturé de popisme (tendance forte de la sensibilité contemporaine), ce sont les premiers essais, vers 1959-1960, de cet artiste né en 1931. La dépendance à Matisse et Bonnard y est criante, amusante et stimulante déjà. Ses odalisques prennent des poses éloquentes, qui ont déjà beaucoup servi en Europe. Les citations masquées deviennent ensuite explicites en raison même du recyclage propre au Pop Art. Les intérieurs de Wesselmann s’ornent de reproductions de Matisse, aveu (coupable ?) des détournements multiples opérés ici et là. Le catalogue reproduit à son tour une sélection des avatars actuels de cette surenchère du collage à forte teneur érotique ou plus. Que l’on y trouve son bonheur ou pas, l’étal passionne. Que pense Wesselmann de l’école à laquelle il a donné naissance malgré lui ? Probablement ce que Baudelaire pensait de « l’école Baudelaire ». SG / Suzanne Pagé, Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer (dir.), Pop Forever. Tom Wesselmann, Gallimard / FLV, 45€.

Sans doute le rêve, en raison de sa part d’énigme irréductible, tient-il en éveil toutes les cultures humaines depuis la nuit des temps. La nôtre s’est toujours préoccupée de ce « langage hiéroglyphique dont je n’ai pas la clef », dit Baudelaire à Asselineau en 1856. Des clés, les auteurs antiques en désignent, voire en prescrivent plusieurs, étant entendu que le songe peut être de diverses natures, mémoire des états de veille, heureux ou non, ou divination de ce qui adviendra, bon ou mauvais. Le passé ou l’avenir se chiffrent obscurément et se déchiffrent difficilement. D’où la question ancienne, qui mène à Freud : les rêves procèdent-ils par images, comme le pensait le Viennois, ou selon le langage des mots ? « Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde », souligne le Baudelaire de 1859. Très tôt aussi les arts visuels ont regardé au-delà de cette équivalence valorisante, ils sont entrés dans « la fabrique du rêve », ils ont descendu, une à une, vaille que vaille, les strates de la psyché humaine. L’ample et belle réflexion que nous livre Victor Stoichita débute sous l’antiquité, quant aux textes fondateurs, et fouille plus de quatre siècles de représentations picturales, des enluminures du Moyen Âge aux illuminés conscients, c’est-à-dire cartésiens, du XVIIe siècle. On devine ce à quoi un auteur expéditif se serait borné : capturer ce flot d’images, superbement réunies ici, dans le filet de la psychanalyse. Stoichita, peu réceptif aux délices de l’anachronisme, procède lui en historien des idées. Giotto, Dürer, Bosch, Schongauer, Raphaël et Michel-Ange, Jordaens et Vermeer nous tiennent par la main, comme l’ange qui conduit Pierre au Vatican, chacun dans sa lumière et son approche de l’onirique. SG / Victor I. Stoichita, La Fabrique du rêve, Hazan, 2024, 110€.

Signalons aussi…

Théophile Gautier, Œuvres complètes, section VII, Critiques d’art, tome 2, Salons 1844-1849, textes établis et annotés par Stéphane Guégan, Lois Cassandra Hamrick, James Kearns et Karen Sorenson, édition relue, complétée et assemblée par Marie-Hélène Girard, Editions Honoré Champion, 95€. Ouvrage indispensable à qui veut comprendre le rôle essentiel joué par Gautier dans l’inflexion de la peinture française au crépuscule de la monarchie de Juillet et au début de la IIe République, quand sonne l’heure de la modernité baudelairienne et du réalisme de Courbet.

La puissance d’opposition propre à la littérature, dirait Balzac, se vérifie au fil du dossier qui ouvre la dernière livraison de la NRF, elle s’orne de photographies extraites ou pas du livre que j’ai signé avec Nicolas Krief (Musée, Gallimard, 2024). Krief, en voilà un qui n’a pas ses yeux dans les poches, et qui tend l’oreille aux mots que suscitent les images. C’est le sujet du second dossier voulu par Olivia Gesbert, très consciente du rôle que la NRF a joué dans leur rapprochement. De cette seconde moisson, un texte, sublime, émerge, Cioran sur Nicolas de Staël. Quant à L’Origine du monde de qui vous savez, elle mène Emma Becker jusqu’au bout d’elle-même. Parlerait-elle plus volontiers du petit bout d’elle-même ? SG / Nouvelle Revue Française, numéro 659, Gallimard, 20€.

Au cœur de l’histoire, Europe 1, lundi 2 décembre 2024, Auguste Renoir, le peintre fou de couleurs avec Stéphane Bern et Stéphane Guégan,

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/auguste-renoir-le-peintre-fou-de-couleurs-4283174

SAINT-EX PRINCIER

Qui ne se souvient de l’incipit de Vol de nuit ? « Les collines, sous l’avion, creusaient déjà leur sillage d’ombre dans l’or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière : dans ce pays elles n’en finissent pas de rendre leur or de même qu’après l’hiver, elles n’en finissent pas de perdre leur neige. » Sillage, or, soir : c’est le langage des Fleurs du Mal et la tentation qui s’y lit, ça et là, de peindre sur les ténèbres, en détournant la clarté des étoiles… Antoine de Saint-Exupéry, né avec le siècle, a rempli ses jeunes années de bonnes lectures : on le sait très sensible aux Parnassiens, et d’abord au très baudelairien François Coppée, dont il a retenu, prémonitoires, la mélancolie des départs, les songes humiliés, les petites vies devenues grandes. Et quand la plume se saisit d’Antoine entre 1914 et 1918, la guerre, dont son âge le prive, lui inspire des sonnets indemnes de gloriole. L’un d’entre eux, redécouvert à l’occasion d’une vente aux enchères en 2017, annonce les romans de l’aviateur et le thème de la nuit protectrice et dangereuse, cette peinture à fond noir :

L’Horizon flamboyant jette au travers des bois / Des lueurs où se mêle un rouge de fournaise / Il fait nuit mais au loin comme un morceau de braise / Un village brûlé s’auréole parfois.

Un jeune de vingt ans, sentinelle française / Songe à son vieux logis quitté depuis des mois / Il soupire en glanant ses rêves d’autrefois / Comme on glane les morts quand le combat s’apaise…

Se tournant vers le ciel il y regarde encore / Le sillage éclatant d’un projectile qui fuse / Mais déjà tout s’éteint, plus de sillage d’or

Et le soldat soupçonne en son âme confuse / Qu’en plein essor, noyés dans l’ombre qui les suit, / Nos rêves quelque fois s’éteignent dans la nuit.

C’est probablement le genre de poésies qu’Yvonne de Lestrange, cousine de sa mère, trouvait aussi prometteuses que sentimentales. Elle n’en poussa que davantage le débutant, à partir de 1919, dans les bras de la N.R.F, rétive aux excès de lyrisme. André Gide comptait parmi les familiers d’Yvonne l’affranchie, bientôt divorcée du duc de Trévise. Dès 1923, Saint-Ex, devenu pilote militaire sous les drapeaux, aimerait voir son nom au sommaire de la revue prestigieuse. Il informe alors sa mère y publier bientôt Un vol. Mais son rêve s’éteint vite, aussi vite que la tentative de donner, en 1927, la scabreuse Manon. On mesure l’amertume de l’écrivain empêché à la lecture de cette lettre adressée à Yvonne en novembre 1926 ; l’aviateur, qui vient de rejoindre la firme Latécoère à Toulouse, découvre les premières pages du Voyage au Congo, plus indolentes et esthètes, il est vrai, que la description acerbe du système colonial qui les suivra : « J’ai lu le récit d’André Gide. J’ai toujours la même impression. D’abord une impression d’effort désespéré pour caractériser les choses, pour en donner un raccourci. Mais elles n’en surgissent jamais. A mesure qu’il les touche, il les empaille. Et ce n’est pas donner un raccourci que de supprimer verbes et articles. […] Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. » Stéphane Guégan (« Avec Gide », lire la suite dans la Revue des deux mondes, octobre 2024. Voir aussi Stéphane Guégan, « Saint-Ex remet les gaz », Revue des deux mondes, février-mars 2019, p. 160-162 (https://www.jstor.org/stable/26597275)

A propos du Petit Prince : https://moderne.video.blog/2022/04/30/en-revenant-de-lexpo/

A propos de Pilote de guerre : https://moderne.video.blog/2020/11/16/survivre/

A propos de la correspondance Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry : https://moderne.video.blog/2021/06/15/fleurs-etranges/

A lire aussi Jean-Claude Perrier, Saint-Exupéry. Un Petit Prince en exil, Plon, 19€ et Sylvain Fort, Saint-Exupéry penseur, Gallimard, Folio essais, 7,80€. Perrier sait tout de Saint-Ex et le prouve en concentrant le tir sur la période américaine de l’un de ses auteurs d’élection. Entre décembre 1940 et avril 1943, l’ex-aviateur subit le sort de l’albatros de son cher Baudelaire au milieu, dit-il, d’un véritable panier de crabes. On a beaucoup enjolivé la peinture des « Français de New York », grands résistants de l’arrière. Pas assez gaulliste pour les uns, trop catho pour les autres, voire trop enclin à encourager la réconciliation des Français, de tous les Français, contre l’ennemi nazi, et prêt ainsi à obéir à Giraud, s’il le fallait, en Afrique du Nord, Saint-Ex exaspère aussi bien André Breton (au mieux avec Consuelo) que Jacques Maritain, chacun plaidant pour sa paroisse à coup de sermons et de bassesses médiatiques. On ne lui pardonnait pas, en fait, de percer à jour ceux qui se préparaient à « gérer la France de demain » pour bénéfice de leur action présente. Perrier mêle à sa chronique américaine toutes les femmes auprès desquelles Saint-Ex trouvait de meilleures (et plus belles) interlocutrices que les exilés aigris. Le lecteur n’est pas mécontent de suivre son héros sur les ondes martiales et sur le terrain du cinéma, de l’édition et de l’écriture, qui reste l’essentiel. Du temps de la drôle de guerre, un exemplaire « fatigué » de Baudelaire lui avait apporté le soutien que d’autres demandèrent à Pascal. Une de ses notes confirme son catholicisme de salut (personnel) et de combat (collectif) : « Baudelaire : rédemption […]. Baudelaire : la tache indélébile du Mal. » Le soldat ultime aura lui aussi mis son cœur à nu. Sylvain Fort, comme Perrier, cherche la vérité de Saint-Ex (tout être accompli en possède une) au sein de ses tourments, et de ce pessimisme dont il montre fortement « qu’il s’interdit de désespérer ». Son essai, publié initialement par le regretté Pierre-Guillaume de Roux, a la flamme des bilans intimes et le mordant des contempteurs du renoncement. Bernanos, l’un d’eux, lui permet de revenir à Saint-Ex par le chemin catholique, celui d’un homme que la foi de l’enfance a fui, mais qui n’en est pas moins pour autant habité de charité et d’aspiration au sacrifice. Il se trouve que le cadet a bien lu l’aîné, et notamment Le Journal d’un curé de campagne, peu clément envers « les moignons d’homme ». Cette filiation rappelée, Fort, en tacticien, peut donner sa juste dimension à la brouille qui sépara Saint-Ex et Breton. Sans parler de son horreur du spontanéisme en art, le premier refusait du second l’usage ludique de la langue, et le cirque du paraître au lieu d’être. Que même Le Petit Prince ne soit pas un livre lénifiant à l’usage des plus jeunes confirme le feu sacré, le feu du sacré, qui traverse l’œuvre entier. SG

Made in USA : de Saint-Ex à Lovecraft

C’est Michel Houellebecq qui doit exulter. Lovecraft, son chéri de toujours, a enfin décroché sa place au firmament de La Pléiade, cinq ans après Huysmans, autre favori de l’auteur d’Anéantir (qui vient d’inspirer un article aussi candide que sot au New York Times). De tous ses romans si peu charitables envers l’humanité courante, et l’humanitarisme bétifiant, le dernier est peut-être le plus proche de son maître américain. Les rapprocher, du reste, me paraît plus légitime que d’associer, comme il se fait ici et là, Le Petit Prince à l’univers de Lovecraft. Car rien n’égale la noirceur de ce dernier, et son humour de même couleur, sinon peut-être la palette de son mentor, Edgar Allan Poe. L’ombre de ce dernier, que le cadet la flatte ou la taquine, circule dans bien des récits rassemblés dans le volume qu’a dirigé et, en partie, traduit Philippe Jaworski. L’ambiance fait tout, pensait Lovecraft, très rétif aux gros effets de la littérature Pulp, l’ambiance et le crescendo dans la peur de l’inconnu ou les marges du rationnel. Très peu de fantastique au bout du compte, mais une horreur latente, un effroi inespérément séduisant. On passe d’un asile d’aliénés à une maison hantée, de la tentation du suicide aux gouffres de la désillusion. De Poe, Lovecraft ne prolonge pas seulement l’art de la brièveté, de la raison mise provisoirement en échec, la duplicité des apparences l’obsède, autant que l’impensé des perceptions : « Rien n’est plus absurde, à mon avis, que cette croyance conventionnelle, qui semble si fréquente dans l’esprit des masses, selon laquelle ce qui est ordinaire ne peut être que sain. » L’autre aspect frappant de ces « tales » envoûtantes tient au raffinement de la langue, sortie directement des décadents et autres raffinés de la fin du XIXe siècle. L’un des personnages de Lovecraft, nous dit la passionnante préface de Laurent Folliot, ressemble à Des Esseintes comme deux gouttes d’absinthe. Les mass media dont Lovecraft tira ses maigres revenus lui donnaient la nausée. Sa morale baudelairienne n’en était que plus inflexible : « L’écrivain d’imagination se consacre à l’art au sens le plus essentiel du terme. Son affaire n’est pas de façonner une jolie babiole pour faire plaisir aux enfants, d’illustrer une morale utile […]. » Voilà de quoi, sans parler du reste, déplaire au New York Times. Mais est-il encore permis de lire Lovecraft aux Etats-Unis? Pas sûr. SG / H. P. Lovecraft, Récits, traductions nouvelles, Philippe Jaworski (dir.), Gallimard, La Pléiade, 76€.

A paraître le 17 octobre 2024, Musée, photographies de Nicolas Krief, texte de Stéphane Guégan, Gallimard, 29€ // Exposition des photographies de Nicolas Krief, à partir du 23 octobre, Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75007 Paris. Deux signatures, en présence d’Eric Reinhardt : jeudi 24, à partir de 19h30, Libralire, 116 rue Saint-Maur, 75011 ; Galerie Gallimard, 30 octobre, à partir de 18h30.

La Classe des Arts de l’Académie royale de Belgique a décerné le prix Philippe et Françoise Roberts-Jones à notre Bonnard (Hazan, 2023), ce qui récompense son auteur, plein de gratitude, et tous ceux qui, depuis l’exposition de Jean Clair (MNAM, 1984) ont contribué à remettre ce peintre génial à sa juste place. L’exposition Amitiés, Bonnard-Matisse de la Fondation Maeght, qui vient de fermer ses portes, l’a confirmé au-delà de son titre un peu anecdotique. Nous reviendrons sur ce que Matisse doit à Bonnard.

MUTA ELOQUENTIA

Claude Mellan (d’après Poussin), frontispice des Œuvres d’Horace (détail)

On fait souvent naître l’art moderne du divorce entre l’image et la littérature, à laquelle elle aurait été trop longtemps subordonnée. Depuis la Renaissance et son Ut pictura poesis, la peinture d’histoire s’était efforcée de s’assimiler les règles et les finalités de la poésie et du théâtre antiques. Sous la force de la conception humaniste des arts, la peinture devient parole muette et se veut la « sœur » de la rhétorique, autant que de la tragédie. Aussi le tableau sacré ou profane prend-il souvent l’apparence d’une scène ouverte au jeu des passions humaines, des plus douces aux plus terribles, en vue de la traditionnelle catharsis. Nourri d’Aristote et d’Horace, tout un courant théorique prétend fonder l’invention picturale sur les correspondances entre l’ordre des formes et l’ordre des mots. Dessin, couleur, composition et même imagination sont appelés à procéder de façon identique au royaume du visuel et au royaume du verbe. On attend d’une peinture à contenu littéraire qu’elle respecte scrupuleusement sa source textuelle, construise l’action et conduise ses protagonistes avec une efficacité entrainante, voire édifiante. « Lisez l’histoire et le tableau, écrit Nicolas Poussin à Chantelou en avril 1639, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. » En vérité, le lien entre peinture et rhétorique a toujours été de tension plus que d’harmonie, les peintres prenant vite conscience des particularités de leur médium et de la force supérieure du visible sur nous. Cette conscience d’une spécificité des arts visuels se creuse à la fin du XVIIIe siècle.

A mesure que le génie individuel entend rivaliser avec le cursus institutionnel, et l’image avec le texte, les peintres redéfinissent l’ancien dialogue des muses, n’empruntent plus nécessairement leurs sujets à la littérature ou se logent dans ses vides. Mais cette redéfinition n’équivaut pas, loin s’en faut, à la pleine autonomie qu’on associe souvent à l’évolution de la peinture française après David. Sans parler de la critique d’art de Baudelaire, Maurice Barrès ou du Claudel de L’Œil écoute, les exemples de Girodet, Ingres, Delacroix, Chassériau, Gustave Moreau, Manet, Picasso ou Matisse permettent de réévaluer la part de « l’ancien monde » dans l’art des modernes.  Avant les travaux décisifs de Marc Fumaroli (L’Ecole du silence, Flammarion, 1991) et de Jacqueline Lichtenstein (La Couleur éloquente, Flammarion, 1989 et Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014), le lecteur français disposait de peu d’ouvrages capables de l’initier à ce que Marc Fumaroli appelait « l’écoute symbolique ». La seule exception notable était l’ouvrage de Rensselaer W. Lee (1898-1984), ancien disciple de Panofsky, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture XVe-XVIIe siècles, dans la belle traduction de Maurice Brock. Parue en 1991 chez Macula, elle revient en librairie, sous la même enseigne (2024, 26€) : on ne saurait trop en encourager la lecture. En plus de saluer la nouveauté des travaux de Michael Baxandall, la préface de l’édition italienne de 1974, qu’on lira ici, donna à Lee l’occasion de corriger ce que son texte, en 1940, véhiculait de poncifs au sujet des Carrache ou de Charles Le Brun. Il n’eut pas le temps d’en faire de même au sujet de l’Académie royale, vengée plus tard par les publications cruciales de Jacqueline Lichtenstein et de Christian Michel. Stéphane Guégan

*Voir aussi, Stéphane Guégan, « Poussin ou la parole retrouvée », Le Débat, Gallimard, septembre-octobre 1994, p. 78-84, accessible en ligne sur Cairn.

De la scène au tableau

Sur les planches, faut-il peindre ou faut-il feindre ? Traduire un ressenti ou produire un savoir ? Eprouver les sentiments à représenter, en cherchant le contact brutal du public, ou dominer sa sensibilité, en vue d’un effet d’art supérieur ? Diderot, note Laurence Marie, donne l’impression, illusoire, d’être passé d’une théorie à l’autre. Son magnifique Paradoxe sur le comédien, l’un de ses derniers écrits, suggère une lecture moins binaire, et plaide plutôt l’unité de l’émotion et du sang-froid, de la vérité et de la science, du naturel et de l’idéal. Ce sont les mots de Diderot, assez génial pour ne pas les opposer. Du reste, insiste-il, le plus important, outre l’introduction au théâtre de ce que les bienséances proscrivaient ou nommaient sans le montrer, c’est l’illusion scénique, le quatrième mur, le saisissement du spectateur, corps et esprit. Loin de partager la haine des plaisirs dramatiques d’un Nicole et d’un Rousseau, il en défend l’utilité au nom du divertissement, de l’esthétique en soi, et des effets politiques du voir-ensemble. A ce public en communion, Voltaire, fort de ses séjours londoniens, promettait dès les années 1730 moins de conversations et plus d’événements, plus d’actions que de paroles. Diderot se lance dans une bataille qui a débuté avant lui, conspue la raideur déclamatoire et réclame, Eschyle en tête, un regain de vigueur corporel et verbal. Ce n’est pas à définir et contraindre l’acteur qu’aspire son Paradoxe, c’est à promouvoir un « spectacle rénové », étayé de « tableaux frappants », une morale en mouvement, non un catéchisme, résume Laurence Marie, qui assortit son édition serrée, brillante et surprenante, d’un florilège de textes pris aux Anciens comme aux comédiens et comédiennes d’aujourd’hui. Puisque Diderot associe nouveau théâtre et nouvelle peinture dans un même destin, et que le Paradoxe mentionne aussi bien Raphaël et Titien que Lagrenée, les annexes comprennent quelques extraits des célèbres Salons du maître. La sensation qu’à produite sur lui le Bélisaire de David en 1781 est bien connue, Diderot citant Racine à l’appui du tableau volontiers théâtral, au sens où le peintre, un ami de Sedaine et des Chénier, un mordu de la Comédie-Française sous Louis XVI, entendait le mot. David Alston et Mark Ledubury ont définitivement éclairé cette passion de la tragédie propre à électriser ses pinceaux, eux aussi de feu et de glace. SG / Diderot, Paradoxe sur le comédien, édition présentée, établie et annotée par Laurence Marie, Gallimard, Folio classique, 7,80 €. Quant aux lectures du texte par les acteurs actuels, voir Laurence Marie, Les Paradoxes du comédien, Gallimard, 22,50 €.

DISSOLUTION

D… Don Juan a mauvaise mine ces temps-ci, et le donjuanisme se terre par peur des gros mots : « mâle blanc », « stéréotype sexiste » ou « fin de race » fusent et se diffusent. Avec le flair digne du père de Cyrano de Bergerac (que le film banalise la pièce de 1897 !), Rostand avait remis le mythe sur le métier en 1911, mais il meurt en décembre 1918 sans être parvenu à boucler le manuscrit. La pièce après raccommodage est donnée en 1921 avec un certain succès ; on la redonne en ce moment, comme si elle avait annoncé la déconstruction en cours d’une masculinité désormais hors d’âge. Était-ce bien le propos de Rostand, cette ironie qu’on lui prête à l’endroit du parangon de la virilité conquérante ?  Certes l’écrivain s’en amuse, pas plus que Molière cependant ; et pas moins que Baudelaire, il n’oublie la morsure mélancolique du désir insatiable, ou du vieillissement. Ombres de ce Faust détourné, les 1003 maîtresses tentent de nous faire croire que l’érotomane a été leur dupe. Le lecteur, avec l’auteur, a le droit de douter de ce Me too précoce. Pour l’avisée Anna de Noailles, la morale de l’ouvrage se dégageait de ce vers pascalien : « Plaire est le plus grand signe, et c’est le plus étrange. » Le prêt-à-penser actuel n’a pas de ces traits-là.

I… Ida Pfeiffer (1797-1858) n’était pas destinée à trotter autour du globe et à prendre la route ou la mer, au mépris de tous les dangers, pour assouvir une curiosité du monde que sa plume, pas assez connue par chez nous, rend merveilleusement excitante. Certains voyageurs du XIXe siècle, poussés par l’époque et ses nouveaux moyens de transport, oublient d’embarquer leurs lecteurs avec eux et se bornent à une ennuyeuse nomenclature de faits et gestes. La viennoise Ida est autrement généreuse de ses sensations et de ses observations, marquées au coin d’une femme forte. Après s’être séparée de son mari, avoir vu s’éloigner ses deux fils et mourir sa mère, elle s’était saisie pleinement de la liberté qui s’offrit. Elle avait reçu l’enseignement d’un précepteur très géographe. L’enfant a voyagé en elle avant que la femme ne s’élance, jusqu’à faire deux fois le tour du monde. Dans le livre qu’elle tira du premier, effectué en 1846-48, livre traduit par Hachette dès 1859, un chapitre est réservé à Tahiti, le meilleur du périple. Son regard sur les populations balance entre l’apriori, souvent peu flatteur, et la glane correctrice ou pas du terrain. Vie sociale, mœurs intimes, considérations anatomiques et bonheurs de la table, tout fait image :  on pense à Gauguin et Matisse à lire la volupté qu’elle éprouva à partager fruits et mets, dont elle donne, en gourmande dévoilée, le menu.

S… Surprenant musée du Havre qui décentre doublement son approche de l’impressionnisme. Claude Monet, parisien de naissance, avait plus d’une raison de rester fidèle à l’une de ses villes d’adoption… La Normandie, c’était plus qu’une chambre d’hôtel, plus qu’un balcon ouvert, au petit matin, sur l’un des ports essentiels de la IIIe République.  Là où les romantiques avaient élu le culte du passé national, là où Français et Anglais avaient réinventé la peinture de marine dès avant 1830, un autre champ d’expérience s’ouvrit, 10 ans plus tard, la mémoire déjà pleine d’images donc : l’autre modernité normande prit le visage d’une myriade de photographes, gloires locales (Brébisson) ou de passage (Le Gray), qui étaient loin de penser leur pratique, poncif irritant, en conflit avec la peinture. L’exposition actuelle réunit clichés, tableaux et estampes par leur défi commun aux éléments, l’eau, l’air, la fumée, le transitoire sous les trois espèces. La figure de Jean-Victor Warnod se signale par son ouverture d’esprit et son sens de l’entreprise. En exposant Daubigny au Havre, il montrait le premier paysagiste dont on ait dit qu’il s’effaçait complètement, fiction flaubertienne, devant le motif, comme livré, en déshabillé, dans sa plénitude organique et sa lumière frémissante.

S… Succès renouvelé pour le festival Normandie impressionniste et son vaste maillage de lieux ! Fêtant ici Whistler et Hockney, Vuillard ailleurs, débarquant au Havre, à Rouen, comme à Trouville-sur-Mer, il prend aussi, cette année, les couleurs et les lignes délicatement tamisées d’Augustin Rouart. Le filet du Petit pêcheur de 1943 (illustration) avait valeur de symbole, il disait le bonheur d’être au monde, à de rares instants, et la nécessité d’en filtrer les éléments pour qui rêvait d’égaler Albert Dürer, « peintre pensif » (Victor Hugo), et signait d’un A gothique. Nous avons souvent parlé ici de cet Augustin, lecteur de l’autre, mais ne lui sacrifiant pas la Cité des Hommes par amour de Dieu. Riche en vagues et fleurs, promeneurs solitaires et Vénus modernes, avec rouleaux d’écume et maillots de bain obligés, l’exposition de la Villa Montebello, visible jusqu’au 19 septembre, pousse une autre porte du souvenir, qui mène à Manet par Julie, à Degas par Henri Rouart, aux Lerolle par Henry et Christine, et au miracle de la vie par Maurice Denis. Que de belles prises ! Et quelle belle invitation de réfléchir au destin à la peinture française !

O… On ne saurait mieux dire. Ce 3 juillet 1874, Flaubert informe sa bonne amie George Sand du bonheur qu’il a eu de découvrir un biologiste allemand, inconnu de lui, mais aussi friand des dessous marins et des observatoires salés de la vie élémentaire : « Je viens de lire La Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin ! joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même. » Aujourd’hui ternie par la renommée de l’Anglais, écornée par sa récupération nationale-socialiste, la biologie haeckelienne peine à retrouver en France le succès qui fut le sien, malgré les réactions patriotiques provoquées par 1870 et 1914. Un nouveau volume des Entretiens de la fondation des Treilles, conduit par Laura Bossi, l’une des meilleures connaisseuses du sujet, et Nicolas Wanlin, secoue le cocotier des idées reçues et nous oblige à réintroduire Haeckel dans l’analyse et l’imaginaire du vivant à la Belle Epoque. Pas à pas, filiations et affinités, surgies souvent du fond des océans, se reconstituent sous les yeux du lecteur émerveillé. Huysmans cite Haeckel à propos de Redon ; la Galatée (Orsay) de Gustave Moreau s’en inspire, le Matisse tahitien aussi, suggère avec raison Philippe Comar ; René Binet, l’homme de la porte d’entrée de l’Exposition universelle de 1900, façon madrépore, l’a vampirisé, et Gallé l’a lu probablement, l’associant à Baudelaire et Gautier au gré de sa rêverie sur les formes flottantes. Par Mirbeau et Geffroy, on arrive à Monet et aux Nymphéas. Si Haeckel mène à tout, revenons à lui. Laura Bossi met la dernière main au livre qui le ressuscitera entièrement.

L… La dernière livraison de la N.R.F. a choisi d’évaluer les traces résiduelles du surréalisme et nous épargne ainsi sa glorification de commande. Le centenaire du manifeste, vraie contradiction dans les termes, nous vaudra bientôt un déluge de gloses et gnoses, qui claironnant l’amour fou, qui la liberté de l’esprit, qui le salut par l’Orient, qui la destruction de l’Occident fasciste ou mécréant, qui la mort de l’ordre bourgeois… Cette dernière prophétie, serpent de mer inusable depuis que le romantisme en fit son cri de guerre contre les perruques de la plume ou du pinceau, ne semble pas avoir perdu tout charme : Nicolas Mathieu, l’un des écrivains sondés par la N.R.F., ne craint pas, sans rire, d’identifier la raison à une « religion bourgeoise ». Appelée aussi à se prononcer sur le surréalisme du bel aujourd’hui, Philippe Forest est plus inspiré en revenant à Anicet, le premier roman d’Aragon et, comme Drieu le diagnostique dès 1921, l’aveu des trahisons à venir. Et trahison, d’abord, à l’interdit du roman en soi. Je ne suis pas sûr que l’on comprenne bien le sens de l’article de Gide à ce sujet. Dès la N.R.F. d’avril 1920, ce dernier adoube moins la bande de Tzara qu’il n’en pardonne la candeur au nom du droit au changement propre à la génération de la guerre. On lira aussi l’article d’Eric Reinhardt, parti sur les pas de Max Ernst dans le New York de Pollock, Arshile Gorky et Julien Levy. On suivra enfin Antoine Gallimard, parti lui à la rencontre des illusions et des crimes de l’IA, ce surréalisme de l’imposture et de l’irresponsabilité.

U… Une fois n’est pas coutume, André Masson fait l’objet d’une ample rétrospective, laquelle célèbre le peintre autant que l’adepte fervent de la naturphilosophie. Les pensées philosophiques d’Héraclite, dans l’édition des fragments préfacé par Anatole France en 1918, l’ont-elles jamais quitté ? On sait Masson lecteur de Darwin ; peut-être a-t-il touché à Haeckel et ses planches botaniques enivrantes? Goethe et sa théorie transformiste des plantes ont aussi compté pour celui qui peignit l’inachèvement du monde, le devenir au travail et plus encore le dualisme des êtres et de leurs « violentes passions », comme l’écrit Kahnweiler en 1941, alors que le peintre et son épouse, juive et sœur de Sylvia Bataille, ont migré aux Etats-Unis. L’exposition du Centre Pompidou-Metz, sous un titre emprunté à l’artiste, ne le réduit pas à sa période américaine, longtemps héroïsée chez ceux qui le défendirent. Le premier Masson, contemporain de la cordée et de la discorde surréalistes, ne pouvait être minoré ; la place donnée aux années 1950-1960, en porte-à-faux avec l’hégémonie abstraite ou primitiviste du moment, constitue elle un utile pied-de-nez à la vulgate post-bretonienne. Constitué essentiellement d’extraits de textes connus, le catalogue donnera aux plus jeunes la joie de découvrir d’autres écritures de la métamorphose, de Georges Limbour à William Rubin.

T… Tiens, L’Enlèvement des Sabines, l’un des Poussin du Louvre les plus tragiques dans son frénétisme déchiré, loge au musée Picasso pour quelques mois, le temps de dissiper quelques illusions à propos de l’iconoclaste qu’aurait été le peintre de Guernica. On l’a compris, l’intention de Cécile Godefroy se situe aux antipodes de la diabolisation de Don Pablo en machiste carnassier, et adepte du rapt… Picasso iconophage rend au terrain des images ce qui lui appartient, l’élaboration hypermnésique d’un imaginaire nourri du réel, intime ou politique, et d’une myriade de souvenirs, conscients ou inconscients. Il se trouve que la donation Picasso de 1979 s’est doublée du don de l’archive de l’artiste, deux océans ouvertement ou secrètement reliés en permanence. L’Espagnol gardait tout, de la carte postale d’Olympia au ticket de corrida, et regardait tout : c’était sa façon de faire et défaire. Cette exposition fascinante a ceci de remarquable qu’elle s’organise selon la circulation visuelle qu’elle veut mettre au jour, elle tient donc de l’arachnéen et du feuilletage, de l’affinité distante et du télescopage imprévisible. Certaines sources étaient connues des experts, d’autres oubliées ou négligées. Qui eût osé projeter sur Massacre en Corée la lumière de Winckelmann ? Sur ce Mousquetaire de mars 1967 les mains du Castiglione de Raphaël ? Il fallait oser. C’est fait.

I… Il fut l’homme des toiles lacérées, trouées, et de la statuaire à fentes. Lucio Fontana (1899-1968) reprend pied en France, chez feu Soulages, à Rodez. Le cas de ce moderne absolu semble simple. Malgré son étrange élégance, ses allusions érotiques ou les échos telluriques qu’il affectionnait, notre Italo-Argentin est généralement rattaché à l’avant-gardisme de la geste radicale. Celui qui croisa Picasso vers 1950 serait à ranger parmi les partisans les plus sûrs de la défiguration, peinture et sculpture. Les preuves n’abondent-elles pas ? Les œuvres aussi, où, avec Yves Klein par exemple, le salut consistait à dématérialiser la forme afin de la spiritualiser ? J’imagine que nombreux seront les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue, très documenté quant aux débuts de l’artiste, à découvrir que l’homme des Concetti spaziali et des Buchi cachait bien son jeu. Médaillé pour sa bravoure au terme de la guerre de 14, il entre dans la carrière sous le fascisme, s’expose avec enthousiasme à la plupart des courants esthétiques de la modernité d’alors, le futurisme deuxième génération, le groupe Novecento et, plus étonnant, le symbolisme tardif et tordu d’un Adolfo Wildt, dont il fut l’un des disciples les plus sûrs. A quoi s’ajoute peut-être l’influence du père, sculpteur « impressionniste » qui explique peut-être le côté Medardo Rosso, « non finito », de certaines pièces. Merci à Benoît Decron d’avoir rétabli l’unité des deux Fontana, pensé ensemble la vie tenace et les béances trompeuses. L’idée d’une fatalité de l’abstraction, et qu’il y ait même jamais eu abstraction chez lui, s’en trouve renversée.

O… On n’avait jamais vu ça. En 1969, au lendemain des « événements » qui avaient réveillé sa jeunesse intrépide, Christian de La Mazière accepta de se raconter devant les caméras d’Ophuls. Aplomb incroyable, numéro inoubliable… Le choc du Chagrin et la pitié, c’est lui. Proche alors de la cinquantaine, il révèle au public ébahi son incorporation volontaire dans la Charlemagne, division SS ouverte aux jeunes Français décidés à repousser les Russes en Prusse orientale, à quelques mois de la fin. La camaraderie, la trouille, les neiges de Poméranie, les paysans offrant leurs filles, de peur qu’elles tombent entre des mains slaves, La Mazière en déroulait le film avec une désinvolture et une absence de forfanterie qui faisaient presque oublier l’effrayante cause qu’il avait servie par anticommunisme (adolescence d’Action française) et folie compensatoire du risque. Condamné pour collaboration, il fut enfermé à Clairvaux, il avait 23 ans. C’est là, parmi « les politiques », qu’il rencontre Pierre Vitoux, ancien journaliste du Petit Parisien, autre humilié de juin 40, pas plus nazi que lui. L’âge, la culture et le tempérament les séparent assez pour qu’une amitié profonde naisse de leurs différences. L’Ami de mon père s’adresse à ces deux idéalistes que la guerre avait floués et l’après-guerre réunis : Frédéric Vitoux n’ouvre aucun procès en réhabilitation, même après avoir rappelé que les positions paternelles, avant et après les accords de Munich, ciblaient Hitler, au point d’en appeler à l’alliance avec Staline. Amusant détail si l’on songe à la russophobie de La Mazière… Ce livre de 2000, admirable de sincérité, de courage et d’impressions vraies, forme son Education sentimentale, voire sexuelle. C’est l’adolescent qu’il fut qui revit ici. A l’été 61, sans s’annoncer, – ce n’était pas son genre, l’ancien de la Charlemagne débarque en Triumph sur la Côte d’azur avec deux Américaines, une mère et sa fille… Frédéric, 17 ans, n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Tout un passé vrombit soudain. Et ce n’est qu’un début. Des accords d’Evian à Mai 68, L’Ami de mon père entraîne, pied au plancher, les lecteurs derrière lui, et ils en redemandent.   

N… Nu, le roi est nu, c’est la leçon de l’autoportrait. Nous n’avons pas besoin d’être peintre pour en faire l’expérience, un miroir suffit, notre image inversée guérit en un instant toute velléité de tricher, toute illusion de ne faire qu’un avec soi, et d’échapper complètement aux limites de la raison. C’est l’erreur des surréalistes de l’avoir cru possible et bénéfique. Paul Klee, qu’André Breton rattacha de force à l’écriture automatique, fut une sorte de Goya moderne, égaré au XXe siècle, et rétif aux leurres de la folie volontaire. La couverture du dernier Marc Pautrel lui emprunte une de ses toiles de 1927, une tempera tempérée, instruite des allégories piranésiennes de l’être avide de lumière chères à Gautier et Baudelaire. J’aime bien Pautrel, sa passion pour Manet, qu’il tient pour le plus abyssal des réalistes, sa façon de confier au présent de l’indicatif le fil ininterrompu de sa vie songeuse, nageuse, buveuse (du Bordeaux !), affective et vertueusement active, puisque l’écriture est autant travail que prière. Le seul fou, m’écrit-il, est un « long poème », il a raison ; une « histoire d’amour », cela me rassure ; et « presque un autoportrait », où s’équilibrent l’ascèse de son Pascal (Gallimard, 2016) et les émois nécessaires, puisque mon corps est un autre, puisque les femmes sont belles  : « La vie ne me laisse jamais de pourboire. » On n’est jamais seul à ce compte-là.

Stéphane Guégan

Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, édition établie par Bernard Degott, Folio Théâtre, Gallimard, 8,90€ / Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Mercure de France, 12,50€ / Sylvie Aubenas, Benoît Eliot et Dominique Rouet (dir.), Photographier en Normandie 1840-1890, MuMa / Infine, 35€ / Augustin Rouart en son monde, Cahiers du Temps, 22€. Lire aussi, très complet, Augustin Rouart. La splendeur du vrai, Artlys, 2024, avec une préface de Jean-Marie Rouart / Voir aussi Anka Muhlstein, Camille Pissarro. Le premier impressionniste, Plon, 22,90€. Cette efficace synthèse parvient à éclairer la complexité des rapports de Pissarro à sa judéité (homme de gauche, il va jusqu’à écrire que « le peuple n’aime pas la banque juive avec raison »), à ses coreligionnaires collectionneurs et à ses « camarades » (Renoir, Degas) lors de l’Affaire Dreyfus. La correspondance du peintre, d’une richesse inouïe, est bien mise à contribution.

Olivia Gesbert (dir.), La NRF, n°658, été 2024, Gallimard, 20€ / Chiara Parisi (dir.), André Masson. Il n’y a pas de monde achevé, Centre Pompidou-Metz, 40€ / Peu d’écrivains peuvent se prévaloir du souffle de Raphaël Confiant, de sa faconde à fulgurances créoles, de sa drôlerie pimentée, surtout quand ses récits se heurtent à la xénophobie anti-Noirs ou simplement au choc des rencontres et des épidermes. A deux pas de l’atelier de Masson, rue Blomet, le « Bal nègre », immortalisé par Desnos et Brassaï, faisait tomber bien des barrières, privilège de la transe transraciale, magie sombre du jazz aux couleurs antillaises. Anthénor, qui a survécu aux Dardanelles, comme Drieu, s’installe à Paris en 1919 et nous maintient en haleine jusqu’aux années 30, et même à l’Occupation, durant laquelle certains musiciens des îles continuèrent à se produire au su des boches. Céline disait que Paul Morand avait réussi à faire jazzer le français, on y est, on y reste. / Raphaël Confiant, Le bal de la rue Blomet, Gallimard, Folio, 8,90€.

Cécile Godefroy (dir.), Picasso iconophage, Grand Palais RMN / Musée Picasso Paris, 49,90€ / Tel chien, dit-on, tel maître. L’équation s’applique peu à Picasso, qui vécut entouré d’espèces les plus diverses, pareilles aux emplois qu’en fit sa peinture. Jean-Louis Andral, expert espiègle, nous initie à cette ménagerie, où un dalmatien peut succéder à un teckel, un saluki à un saint-bernard, de même que les « périodes » de l’artiste n’obéissent à une aucune logique linéaire. Inaugurant une collection imaginée par Martin Bethenod, le livre d’Andral se penche aussi sur le devenir pictural du chenil. Car ces chiens de tout poil courent l’œuvre entier et contribuent, symboles de loyauté ou d’énergie, à son mordant unique. Jean-Louis Andral, Picasso et les chiens, Norma éditions, 24€.

Laura Bossi et Nicolas Wanlin (dir.), Haeckel et les Français, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 22€. Philippe Comar, l’un des contributeurs, signe un nouveau roman où l’angoisse et la drôlerie, le style et le baroquisme des situations servent, mais avec la grâce de l’accidentel, une parabole ajustée à nos temps de déconstruction : quand les mots et la grammaire de la communauté se délitent, retournent au limon genré, avertit Langue d’or (Gallimard, 21€), c’est la mort assurée du groupe, puisque la transmission des signes constitue la seule chance de perpétuer un destin collectif qui ne soit pas que violence. Dans le monde d’après, l’imparfait du subjonctif est devenu le contraire de l’inclusif, les auteurs d’antan des fauteurs de trouble.

Paolo Campiglio et Benoît Decron (dir.), Lucio Fontana, Un futuro c’è stato – Il y a bien eu un futur, Musée Soulages Rodez – Gallimard, 35€ / Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Ami de mon père, préface de Frédéric Beigbeder, Points, 8,30€ / Marc Pautrel, Le seul fou, Allia, 8€. / Puisque Pierre Bonnard, cet été, est l’invité de Saint-Paul de Vence et de l’Hôtel de Caumont, concluons avec quelques mots sur l’exposition aixoise et sa publication fort utile, l’une et l’autre abritent trois des estampes nippones, femmes fluides et acteur de kabuki, que le « Nabi très japonard » (Fénéon, 1892) posséda. Les travaux fondateurs d’Ursula Peruchi-Petri, voilà un demi-siècle, ont involontairement poussé les commentateurs à faire du japonisme (le mot est de 1872) l’une des voies royales de la déréalisation symboliste. Or les « Japonneries », pour le dire comme Baudelaire en décembre 1861 – images qu’il jugeait « d’un grand effet », ont aussi conforté Bonnard dans son refus de rompre avec l’empirisme et de se plier au synthétisme abstrait : « c’était quelque chose de bien vivant, d’extrêmement savant », dit-il de l’ukiyo-e à la presse de 1943. Bonnard en affectionne « l’impression naïve » et le coup de crayon, le feuilletage spatial, proche de la perception vécue, et le cinétisme, comme le note Mathias Chivot. Quelques mois avant de disparaître, il étoffait sa collection de trois nouveaux achats, signe d’une vraie passion et d’un dialogue que seule la mort interrompt. Isabelle Cahn est parvenue à réunir, au-delà des œuvres attendues, un certain nombre de raretés, dont deux ou trois choses essentielles, et qui ont nourri le Picasso 1900. Une vraie leçon de peinture jusqu’aux œuvres visant, sujet et forme, Matisse. Je ne suis pas sûr que Bonnard ait pu visiter la fameuse exposition de l’Ecole des Beaux-Arts, La Gravure japonaise, en avril-mai 1890, une période militaire a dû l’en priver. Une petite erreur de légende enfin s’est glissée sous le paravent de la collection Marlene et Spencer Hays, trois feuilles orphelines de trois autres aujourd’hui non localisées, l’ensemble ayant été photographié vers 1902-1905, comme nous l’apprend le catalogue. SG / Isabelle Cahn (dir.), Bonnard et le Japon, In fine / Culturespaces, 32€, l’exposition se voit jusqu’au 6 octobre.

LIVRES DE L’AVENT

Après avoir vu disparaître une certaine idée des musées, Jean Clair aura assisté à la mort, et parfois à l’enterrement, de la plupart des artistes conformes à sa conception du créateur. Le Livre des amis, florilège soigné et souvent saignant de textes que le temps n’a pas écornés, salue des ombres chères et quelques irréductibles encore bien en vie. Francis Bacon, Balthus, Cartier-Bresson ou Lucian Freud n’ont pas tous été ses amis dans l’existence, mais tous le furent par la parenté de l’esprit et le courage de ne pas plier devant les fausses valeurs du milieu. L’art depuis le romantisme, n’est-ce pas cette résistance aux puissances de dévoiement, d’infantilisation et de moralisation qui n’ont cessé d’étendre leur emprise sur la société laïque et l’économie néo-libérale ? Baudelaire et Paul Valéry, penseurs à contre-courant qu’il cite à maintes reprises, ont trouvé en Jean Clair une voix fraternelle, un polémiste de leur race, l’un des trop rares, au cours des cinquante dernières années, à avoir agi sur le triple terrain de la réflexion, de l’exposition et de la vigilance intellectuelle. L’institution muséale ne l’a pas ménagé, pas plus qu’elle n’avait toléré que Françoise Cachin, sa grande amie, refusât d’obtempérer au mercantilisme galopant… Le dressage des individus et le contrôle des désirs prit d’autres visages au XXe siècle : nul n’ignore, tant il a porté ce combat dans la presse française et italienne, que Jean Clair n’a jamais accepté le réductionnisme moderniste, l’appauvrissement de sens n’ayant pas de meilleure caution que les diktats qui ordonnent le récit et la fabrique de l’art dit moderne. Sa défense pugnace de Zoran Music ou de Sam Szafran, nourrie de la leçon des camps et de l’exil, reste unique d’intimité et de sensibilité. Entre Paris et Venise, Le Livre des amis est donc plus qu’un hommage aux « siens », un cénacle de papier, dicté par le devoir de mémoire : il célèbre à travers sa vingtaine d’élus la force de certaines images à dire le réel, tout le réel, « jusqu’au sacré ». De Lucian Freud, Jean Clair écrit qu’il fut le peintre de « la biodiversité ». On ne saurait mieux suggérer que l’inattention croissante à ce que les vieux maîtres appelaient « la nature » n’a pas peu contribué au désastre écologique. Stéphane Guégan // Jean Clair, de l’Académie française, Le Livre des amis, Gallimard, 2023. Au sujet de Francis Bacon et de certains malentendus, voir mon entretien avec Jean Clair dans La Revue des deux mondes (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/jean-clair-francis-bacon-et-quelques-autres-considerations/)

Sait-on que Rembrandt, de tous les phares de Baudelaire, est le plus cité par sa critique d’art, hormis peut-être Delacroix ? Le romantisme a fait grand cas du Batave, qui n’aurait procédé, écrit Gustave Planche dans les années 1830, « que de lui ». Priser en Rembrandt l’originalité faite homme, celui qui avait chamboulé facture et figure, chanter ou stigmatiser le fossoyeur précoce du beau idéal, cela n’était pas très nouveau, comme Jan Blanc le rappelle.  Dès le XVIIe siècle, notre rude peintre du Nord s’était vu créditer d’extravagance savoureuse ou de vulgarité insoutenable, voire double, quand le réalisme des corps se conjuguait aux excès de matière. Loin d’avoir été innocente, soutient Blanc, l’indiscipline rembranesque obéirait à un plan de carrière très concerté.  Chacun jugera de la pertinence du point de vue. Il n’y entre, en tout cas, aucun maximalisme. Et Blanc, trop érudit pour se laisser piéger par l’anachronique topos du « génie libre », accorde une attention marquée au très long apprentissage de Rembrandt, autant qu’aux structures rhétoriques de sa peinture. Le corpus, tableaux, dessins et gravures, est ensuite étudié et illustré pas à pas, à la lueur ou non de Baudelaire. SG / Jan Blanc, Rembrandt, Citadelles § Mazenod, 199€. L’auteur a signé, chez le même éditeur, un Vermeer, un Van Gogh et une synthèse, Le Siècle d’or hollandais.

L’incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, premier jour de la semaine sainte, ne s’est pas encore éteint. Les polémiques ont succédé aux polémiques depuis près de cinq ans. Certaines portaient et portent encore sur les responsables du drame, d’autres sur la restauration du joyau ou les moyens financiers, défiscalisés ou pas, à mettre en œuvre. On a eu parfois l’impression assez désagréable qu’il fallait se féliciter des ravages des flammes et de l’eau destructrice. La cathédrale ne sortirait-elle pas plus solide, plus étincelante des mains des donateurs ou des architectes, qui ne manquèrent pas de se prendre pour de nouveaux Viollet-le-Duc, au principe que l’invention, l’audace, le geste immodeste, était la seule réponse possible à la blessure nationale. Du reste, les larmes versées, quand elles le furent, n’avaient pas toutes le même goût. Le livre très vif que Maryvonne de Saint-Pulgent vient de consacrer au vénérable vaisseau, avec science et conscience de ses fonctions et représentations diverses, s’adresse à tous, et couvre plusieurs siècles d’histoire religieuse et politique, fondateurs d’une mémoire, de valeurs, que le feu aurait dû réveiller en chacun. La vraie flèche était là. SG / Maryvonne de Saint-Pulgent, La Gloire de Notre-Dame de Paris. La foi et le pouvoir, Gallimard, 32€.

Trois feuilles superbes viennent d’étoffer la collection de dessins français de Véronique et Louis-Antoine Prat, l’une des plus éminentes du domaine. C’est rappeler, après Balzac et Freud, qu’une collection qui cesse de s’enrichir s’appauvrit du plaisir d’être vivante, et donc d’être aimantée par l’acquisition à venir, la plus belle toujours, car la plus désirable. Ce trio d’achats nous attend au musée des Beaux-Arts d’Orléans, au milieu d’une centaine d’autres exemples du génie national. Olivia Voisin et Mehdi Korchane y ont ainsi accueilli le grand paysage de Claude Lorrain, provenance Wittgenstein, tout vibrant de sa lumière unique et de sa composition très sûre depuis que, déplié, il a recouvré son format initial. La nouvelle sanguine de Watteau, dénichée à Royan, résume merveilleusement le thème de l’invite amoureuse (notre illustration), tandis que, emportée par une fougue digne de la furia de L’Arioste, l’accorte et abandonnée Olympe de Fragonard se livre à sa douleur. Le parcours d’Orléans, à cheval sur les XVIIe et XVIIIe siècles, substitue à l’habituelle chronologie un propos plus conforme aux ressorts de l’acte même de collectionner, lesquels déterminent aussi le catalogue, entièrement rédigé par Louis-Antoine Prat. Quand l’écrivain ne seconde pas l’historien de l’art, c’est l’inverse qui se produit et nous vaut son récent et si subtil recueil de nouvelles. Sous l’œil plein d’humour et de compassion du romancier, les us du milieu, enquêtes, ventes, expositions, vernissages, mondanités et vacheries, s’animent du charme moderne de l’inattendu. SG / A la poursuite de la beauté. Journal intime de la collection Prat, jusqu’au 24 mars, catalogue El Viso, 32€ ; chez le même éditeur, Louis-Antoine Prat, Bien trop près du feu, et autres nouvelles, 15€.

Feuilletant le nouveau livre de Valérie Bajou, sans doute la plus riche enquête iconographique jamais consacrée en France à Ophélie et à sa noyade/extase, une question vous brûle les lèvres assez vite. Pourquoi tant d’artistes se sont-ils acharnés à vouloir nous faire oublier que les romantiques en avaient laissé les images les plus complètes ? Delacroix, Préault, Millais et le jeune Rimbaud n’ont rien à craindre de leurs successeurs, comme de leurs prédécesseurs. Car le sujet, comme Bajou l’enregistre à la loupe, s’amplifie dès la fin du XVIIIe siècle en terre britannique, favorisé par la sensibilité « gothique » et les chicanes qui opposent Anglais et Français autour de la traduction de Shakespeare. Le plus étonnant est que le divin Delacroix, bien qu’inlassable lecteur de Voltaire et assez prévenu contre les excès du dramaturge élisabéthain, oublie ses réserves, non son sens de la mesure, devant la toile. Personne n’a su comme lui tresser le morbide et l’érotique en matière suicidaire. Il eût mérité les applaudissements d’Edgar Poe pour qui rien n’égalait le spectacle de la mort d’une belle femme. Le londonien Millais, plus puritain, avait plongé son modèle dans une baignoire ; son tableau, du coup, est devenu trop propre à nos yeux. La sensuelle agonie de l’héroïne shakespearienne souffre aussi du cours de botanique que l’artiste préraphaélite croit devoir nous donner. Quant au reste ? Les Pompiers froids, le symbolisme phtisique, l’angélisme victorien, les avant-courriers de David Hamilton ? On comprend que l’auteur n’ait pas voulu les écarter de son spectre. A titre de symptômes, dirait Freud, ils nous plongent dans la névrose souvent déconcertante de leurs pinceaux frigides. Un livre, en somme, fascinant à plus d’un titre. SG / Valérie Bajou, Ophélie. La noyée embellie, Cohen et Cohen, 109€.

Unis par la vie, pour le meilleur et pour le pire, unis par le talent, d’une modernité circonspecte, les deux Christian, Dior et Bérard, attendaient de l’être par un livre accordé à l’esprit qu’ils façonnèrent aux côtés de Cocteau et Max Jacob, Pierre Colle et Marie-Laure de Noailles. La mode, le théâtre, la musique et le cinéma quadrillaient leur terrain de jeu. Entre la fin des années 1920 et la fin des années 1940, ces deux inséparables inventèrent une sorte d’existentialisme heureux, joyeux, dit même Laurence Benaïm, qui s’est plu à croquer cette aventure arrachée aux turbulences, et aux misères, d’un temps en crise. La griserie, plutôt que le gris sartrien. La peinture fut la première de leurs passions communes, en plus de deux ou trois autre choses… On ne se méfie jamais assez des étiquettes, le néo-humanisme qui désigne les toiles de Bérard dissimule ce que ses pinceaux, fussent-ils teintés de mélancolie, ont d’allègre, de gourmand, d’espiègle. La gamin et le gratin se touchent, il l’aura prouvé, sans avoir à beaucoup meubler ses tableaux. Féline et racée, la ligne Dior, celle du New Look, a hérité du Carpe diem, en moins hirsute, de bébé. Ce livre noir et rose, comme son écriture, nous rappelle que l’hédonisme feutré peut être une morale. SG / Laurence Benaïm, Christian Dior – Christian Bérard. La mélancolie joyeuse, Gallimard, 32€.

Les plateaux de cinéma ont de la magie à revendre. Claude Pinoteau, dix-sept ans, l’apprit en 1942, sur le tournage du Baron fantôme, dialogues et prestation inoubliable de Jean Cocteau avec toiles d’araignée obligées (qui avaient alors valeur allégorique). Les deux hommes se sont trouvés, ils feront ensemble étincelles et merveilles, La Belle et la Bête, Les Parents terribles et Orphée. Pinoteau, assistant là, assuma aussi la régie générale de L’Aigle à deux têtes, dont la magnifique direction artistique revint à Christian Bérard. Inutile d’ajouter notre goût intact du cinéma français des années d’Occupation (on lira le génial André Bazin à ce sujet) et de l’après-guerre, à la veille de la nouvelle vague qui n’en tint pas toujours les promesses d’invention et de non-bavardage. « Liberté de création totale » : ainsi résume le cadet ce qu’il doit à son aîné, bien que ses propres films d’auteur peinent à suivre les conseils du roi de « l’étonne-moi ». Dans ce livre d’entretiens joliment fait, truffé d’images ensorceleuses, on sent Pinoteau, devenu alors le réalisateur laborieux du Silencieux et de La Gifle, se laisser envahir par l’émotion d’un âge d’or à jamais évanoui, et d’une rencontre comme on en fait qu’une ou deux dans sa vie. SG / Claude Pinoteau, Derrière la caméra avec Jean Cocteau, La Table ronde, 32€.

Philip Guston (1913-1980) n’a pas l’heur de plaire au foules qui se précipitent à Rothko ou Pollock, voire à De Kooning, trois de ses camarades de combat lorsque « l’expressionnisme abstrait » (catégorie trompeuse) donna une réponse américaine au dernier Monet, à Bonnard, Matisse, Picasso ou au surréalisme. Les USA, et les derniers modernistes ici et là, ne lui ont toujours pas pardonné d’être redevenu figuratif à la fin des années 1960 et autrement plus agressif que le Pop dans le dialogue renoué avec le monde moderne. Il agace, quarante après sa mort, les prédicateurs du wokisme infantilisant et révisionniste. Qu’un peintre blanc, de parents juifs ukrainiens, ait dénoncé le Klux Klux Klan en toiles de grand format, c’est évidemment intolérable… En 2020, la National Gallery de Washington et la Tate Modern déprogrammèrent une rétrospective prête à ouvrir au nom du fallacieux concept d’appropriation. En réunissant une quantité de textes et d’entretiens décisifs, L’Atelier contemporain de Strasbourg, qui fête ses dix ans, met enfin à notre disposition les moyens de connaître le lecteur, le parleur et le batailleur que fut Guston, fanatique de l’Europe, de l’Italie de De Chirico et de Piero della Francesca, fou amoureux de Rimbaud et d’Apollinaire. Baudelaire, qu’il a lu et relu, l’avait tôt convaincu de la double nature de la modernité, une affaire de forme certes, mais avant tout de sujets ; c’est la nouveauté des seconds qui conditionne la première, et non l’inverse, contresens qu’il abandonnait aux cagoules du milieu new yorkais, son cauchemar. SG / Philip Guston, Que peindre sinon l’énigme ? Écrits, conférences et entretiens, L’Atelier contemporain, avec l’aide du CNL, édition de Clark Coolidge, 30€.

Le rock américain du milieu des années 1970 s’est découvert assez vite des accointances avec le meilleur des poètes français. Tom Verlaine, mort depuis peu, adopta le nom de son héros au moment de fonder Television, groupe qui n’eut besoin que d’un album acide pour entrer dans l’histoire ; son camarade de collège et d’escapade, le futur Richard Hell, toujours en vie lui, fut à deux doigts de prendre Gautier pour masque de scène. D’un gilet rouge à l’autre, plus noir. Dans la petite faune de mon adolescence, on savait Patti Smith mordue de Rimbaud et de Baudelaire. Les anglophones dubitatifs n’ont qu’à prêter l’oreille aux « lyrics » de ses chansons, à ses tentations hymniques, aux deux registres de sa voix très sexuée, « le vers français » y résonne, comme l’eussent dit Mallarmé et Apollinaire (lequel ne détestait pas la musique de la rue, la seule audible pour Picasso). Le rimbaldisme de Patti Smith est d’obédience catholique, à l’instar de celui de Claudel et des lecteurs conséquents de sa poésie, courte, belle parce qu’éprouvante, vouée au silence par sa nature de diamant d’un jour. Charleville, Paris, Londres et Bruxelles, dès l’époque où Robert Mapplethorpe partage son existence, stimulent ces poussées de pèlerinage que la chanteuse et compositrice évoque en tête de son édition d’Une saison en enfer. Elle en émaille les brèves, drôles, amères et électriques confessions de photographies et de textes, les siennes et les siens surtout, loin des pièges de l’illustration. Le Baudelaire du Spleen et le Rimbaud de l’enfer, si proches, sont également réunis dans son Livre de jours par la grâce de Carjat. Aux images mécaniques, Patti Smith redonne leur force spirite et spirituelle. Un livre habité, comme son Just kids. SG / Athur Rimbaud, Une saison en enfer, photographies, écrits et dessins de Patti Smith, Gallimard, 45€. Voir aussi Patti Smith, Un livre de jours, Gallimard, 26,50€.

On en parle…

Michaël de Saint-Cheron, « Picasso, le minotaure génial et insupportable », La Règle du jeu, décembre 2023

Sabine Ginoux, La Croix, 30 novembre 2023 //

Alexis Merle du Bourg, « La peinture même : Pierre Bonnard », Dossier de l’art, décembre 2023 //

Léopoldine Frèrejacques, Valeurs actuelles, 7-13 décembre 2023 //

Philippe Lançon, « Bonnard hors cadre. Enquête et plaidoirie par Stéphane Guégan », Libération, 9 décembre 2023.

Conversation avec Michelle Gaillard, Radio protestante, mercredi 6 février, 14h00/14h30 :

https://frequenceprotestante.com/event-organizer/michelle-gaillard/

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

PANNE D’AVENIR ?

Imaginons qu’un décret céleste permette à Vivant Denon de revenir parmi nous, deux siècles après sa mort. Pareille abstinence, à coup sûr, le rendrait avide d’humer le Louvre qu’il dirigea en maître sous Napoléon 1er… Il avait laissé les pyramides en Égypte, celle qui coiffe la grande maison l’ébranle un peu, moins pourtant que l’extension, temps et espace, donnée aux collections depuis Waterloo. En 1815 justement, il avait vu se vider son musée des chefs-d’œuvre pris à l’ennemi… Ses achats avaient aussi contribué à faire du Louvre le symbole éclatant de la France postrévolutionnaire et d’une ouverture de goût peu canonique. Denon ressuscité en croit à peine ses yeux. Tant de curiosités désormais offertes au public… Sa fierté est grande de voir Cimabue et Fra Angelico toujours pendus aux cimaises ! Il les entend encore ceux qui, ne jurant que par Raphaël et Titien, brocardaient son goût des prétendus primitifs… Le temps m’a donc donné raison, se répète-t-il en rejoignant d’un pas ferme le pavillon des sessions. Un choc ! Face aux émissaires de l’Afrique noire et des Amériques, son vieil amour de l’ailleurs et des cultures autres se remet à bouillir. Pourquoi ne pas tendre ses voiles à nouveau ? On ne saurait trop conseiller à notre voyageur de se procurer les trois tomes, brillants à souhait, de l’histoire mondiale des musées que Krzysztof Pomian vient d’achever. Ils sont plus de cent mille à exister à la surface de la terre, variant d’origine et de vocation, de scénographie et de discours. Outre les musées d’art, dont le compas s’est ouvert au cours des 150 dernières années dans le sillage des initiateurs européens, il est des musées des sciences, des techniques, de la nature, de la mémoire, des mémoires… Tant que les hommes se diront solidaires de l’avenir, d’un avenir commun, Pomian le souligne avec inquiétude, la nécessité s’imposera d’entretenir les musées et ce qu’ils abritent, de l’œuvre d’art aux stigmates de la barbarie humaine. Le lecteur peut aussi partager le scepticisme que lui inspire certaines dérives commerciales ou sociétales : le musée actuel doit-il être le lieu du divertissement vain et de la repentance vertueuse, anachronique, plutôt que l’espace de la diversité assumée des époques et des civilisations ? En près de 1000 pages d’une lisibilité parfaite, d’une information sûre, l’ultime volet de cette enquête globale (quoique très aimantée par les États-Unis) se donne donc le loisir de poser les bonnes questions et de ne pas trancher brutalement, même quand il en vient à certaines affaires (le legs Caillebotte), aux restitutions ou à ce que Pomian nomme « la réactualisation des identités ». On ne dira rien ici du musée comme succédané thérapeutique, très porté dans le monde anglo-saxon ! Ne se dirige-t-on pas vers une perte de sens généralisée? Le transfert de sacralité que l’auteur a observé dans ses travaux précédents sur le collectionnisme ne va-t-il pas céder la place à un détournement fallacieux du sens même de l’art ? L’André Malraux du Musée imaginaire, que Pomian discute longuement, est aujourd’hui réputé avoir chanté les vertus du déracinement et de la mutation des œuvres en images d’elles-mêmes, coupées de leur fonction initiale, disponibles à tous les usages. Est-ce bien sûr ? Et quand cela serait, le musée d’aujourd’hui n’a-t-il pas à préserver « l’œuvre » dans son bouquet de sens, hors des réductionnismes flatteurs ou des captations indignes ? Une création de l’esprit, pour rester dans le registre malrucien, ne saurait être un petit chien qu’on tient en laisse, le public non plus.  

Une touchante symétrie autorise à rapprocher l’avant-propos du livre de Pomian et Une étrange obstination de Pierre Nora : chacun y témoigne d’une reconnaissance sans limite envers l’autre. Pour avoir participé à deux ou trois des réunions hebdomadaires du Débat au cours des années 1990, alors que l’art et son histoire cherchaient à s’émanciper de la stricte sémiologie ou du structuralo-foucaldisme, je revois parfaitement le trio très soudé qu’ils formaient avec Marcel Gauchet et n’ai pas oublié le feu roulant des discussions. Tous y apportaient, en plus de leurs sensibilités, le souci évident de ne pas laisser retomber le champ culturel aux mains des nouveaux sectateurs de sa diabolisation, sous l’effet déjà sensible des post-colonial et gender studies. Qui aurait pensé alors que le combat serait de plus en plus ardent, voire dangereux ? Ce qui me manquait alors, c’était la connaissance exacte d’autres combats, ceux du demi-siècle écoulé, ceux dont Une étrange obstination offre le récit avec un allant, un humour, un sens du portrait et du panoramique, une fidélité aux disparus et un respect des contradicteurs, qui rend plus nostalgique son lecteur, condamné à vivre désormais en régime de terreur. Il est vrai qu’au mitan des années 1960, lorsque Nora entre chez Gallimard et en fait la tête de pont des sciences humaines, le climat n’était pas toujours plus serein. Son témoignage saisit parfaitement l’agitation des forces en présence, l’ébullition pré-soixante-huitarde, en somme. Il y a les anciens gourous, tentant de résister à leur effacement déjà programmé, Aragon et Sartre, il y a les jeunes loups, poussés par la fin de l’eschatologie révolutionnaire, les nouveaux savoirs et leur propre soif de pouvoir, qu’incarne un Michel Foucault biface. Nora le croque en quelques pages admiratives et justement sévères, bilan d’une relation privilégiée, qui se distendit à mesure que l’auteur des Mots et les choses, étonnante évolution, eût sacrifié au systématisme et au mépris des faits. On sait que, plus tard, Gauchet, sur l’enfermement psychiatrique et la société de surveillance, le rectifiera à son tour. Foucault aura trahi assez vite l’historien des catégories mentales qu’il avait été, d’autres devaient accompagner plus longtemps Nora dans sa volonté de faire évoluer la discipline au sortir du magistère des Annales et de l’approche classique du politique. Ce fut bien un âge d’or de la recherche historienne, et de ses objets inédits, que son livre dépeint de l’intérieur, et d’une touche probe plus que neutre : avancées et excès de la science s’y lisent clairement. Le même équilibre s’observe au cours des pages si vivantes où les ténors (Duby, Furet, Le Roy Ladurie, Lévi-Strauss, Mona Ozouf) et les oubliés de cet aggiornamento reçoivent une attention égale. Nora parvient à synthétiser l’apport des uns et des autres sans jamais perdre de vue le paysage d’ensemble. La tâche était d’autant plus ardue que le contexte obéit à cette « accélération de l’histoire » (Daniel Halévy) qui fascine l’auteur. Réaction prévisible à l’hypercriticisme dissolvant des années 1960-1980, qui avait pris pour cible aussi bien la subjectivité souveraine, les processus d’objectivation que les liens d’appartenance traditionnels, on assista bientôt au retour du sujet et du biographique, de la Nation et de ses « lieux de mémoire », de la France et de ses valeurs, avant que le droit-de-l’hommisme, le séparatisme et le devoir de repentance, dernier temps du livre, ne compromettent peut-être les chances d’un nouveau destin commun. Retracer en 300 pages ces mouvements de balancier ou de fuite en avant, à partir de sa double identité de chercheur et d’éditeur, n’a pas dû être chose facile, mais l’obstination de Nora a payé. Et son vœu d’agir maintenant en écrivain, après Jeunesse, s’est exaucé une fois de plus. Stéphane Guégan

*Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale. 3. A la conquête du monde 1850-2020, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 45€. // Pierre Nora, de l’Académie française, Une étrange obstination, Gallimard, 21€. Son précédent livre de souvenirs, Jeunesse, est désormais accessible dans la collection Folio (Gallimard, 7,80€).

TROIS LIVRES D’ART

En plus d’adoucir les mœurs, la musique fait chanter les formes du peintre, arrondit les angles, wagnérisme et cubisme non compris, ou « libère » le visible du lisible pour le meilleur et souvent le pire. Mais leur long compagnonnage, attesté dès la Grèce, a servi les pinceaux dans leur très ancienne prétention à l’affect immédiat et profond…  La Sainte Cécile de Raphaël, perle de cette autre perle qu’est Bologne, inscrit sa belle personne entre sons célestes et sons terrestres, orgue d’église et violon séculier. Mais quiconque connaît le divino Sanzio sait qu’il ne s’abaissait pas à de telles oppositions. La musique est une, comme la vraie peinture. J’ai toujours pensé que le fameux Apollon des chambres de Jules II, qui fascina Poussin, se cachait derrière le Vieux musicien de Manet, le Parnasse du Vatican derrière la Petite Pologne, future plaine Monceau avant gentrification : la musique est ailée, spirituelle en tout, rassembleuse pour ces génies, et non clivante. L’Église n’ignore rien des charmes de l’ouïe, l’associe au culte et aux tableaux de dévotion, quand elle ne pousse pas leurs auteurs à mêler luths et flûtes à la cohorte des tentations. Excitant chez ceux qui font profession de poésies muettes, la musique est grosse du musicalisme qui a tué, par sa facilité, plus d’un artiste. Mise enfin à la portée de toutes les oreilles et de toutes les bourses, la réédition de la somme de Florence Gétreau n’a pas écarté de sa riche iconographie les victimes de l’ut musica pictura aux XIXe et XXe siècles. Elle aurait pu pousser sa belle partition au-delà de Picasso, Mondrian et Kandinsky. Le futurisme italien et l’anti-mélisme, Dubuffet et le jazz, Warhol et le Velvet, Damien Hirst et le Clash, pour ne pas parler des plus récentes aventures sonores, autant de fructueux duos. La prochaine édition n’aura qu’à s’enrichir d’un chapitre plus bruyant. SG / Florence Gétreau, Voir la musique, Citadelles § Mazenod, 79€.

Ce n’est pas parce que nos machines prétendent reconstituer le brame du mégacéros préhistorique qu’il faut laisser l’érosion planétaire des espèces animales s’accélérer. Leur effacement de plus en plus rapide a de quoi effrayer, et les commissaires de l’actuelle exposition du musée de la musique ne se font pas faute d’y insister dans le catalogue qui l’accompagne, belle publication qui ne limite pas le vert à sa couverture joliment plissée. Dans l’écoute, si l’on ose dire, qu’il faut réapprendre à accorder aux mammifères et volatiles, certains compositeurs nous ont largement précédés, du plus grand, Rameau, au plus franciscain, Olivier Messiaen. Musicanimale résonne du très ancien magnétisme des sons de la nature. On les pensait éternels, on accédait à l’ordre cosmique par eux, nos instruments s’en inspiraient, nos machines les imitaient. Qu’on pense à la mélancolie de La Serinette de Chardin et à ces coucous que le gazouillis électronique a sinistrement remplacés. Sonore, mais de mille façon, est le bestiaire à poil ou plumes que Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin ont recomposé, le sourire ou l’angoisse des artistes en alternance. Baleines, ânes, cerfs et singes y retrouvent leur bonne humeur, loin de nous. Amère modernité. Encore le Paris de Manet et de Caillebotte pouvait-il encore séduire. A l’heure actuelle, on ne comprend plus la clef du sol qu’au large de nos villes, où cacophonie, puanteur, hideur sont en hausse. Très tôt, en vérité, les arts visuels ont tenté de dire « l’univers sans homme », que Baudelaire repousse et recherche à la fois… Mais le silence des peintres et sculpteurs résiste souvent à son harmonieuse inversion. Le pauvre Snyders, malgré son rubénisme d’excellent ramage, ne tire rien de ses concerts d’oiseaux, sinon le triste spectacle d’orchestres atones à volatiles courroucés. D’autres furent et sont plus heureux. Tous les pupitres sont dans la nature pour la Philharmonie, c’est vrai, et bon à entendre. SG / Musicanimale. Le grand bestiaire sonore, Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin (dir.), Gallimard / Musée de la Musique – Philharmonie de Paris, 39€.

Les brusques passions de l’adolescence ne sont pas nécessairement les moins durables. Guillaume Durand a brûlé pour Manet, il brûle encore. Au milieu des années 1960, Le Déjeuner sur l’herbe a cent ans, lui moins de quinze. Jimmy Page, John Lennon, le Peter Blake de Sergent Pepper, la concurrence est rude. Au milieu des décibels et du Pop londoniens, Durand découvre l’électricité de la vraie peinture, qui n’a pas d’âge. Ses parents, mêlés à certains artistes du moment, ont dû vite l’édifier : l’art contemporain, ça n’existe pas, ou alors ça disparaît vite, dans le vide soudain visible de sa propre indigence. Soixante plus tard, Manet est toujours là, Le Déjeuner continue à sidérer Durand, et Victorine, surprise de sa présence répétée, salue le visiteur d’Orsay en complice… Difficile de s’expliquer pourquoi, un jour, Manet efface tout le reste, et ce que touche en vous son appel. Sans en épuiser l’attrait mystérieux, Baudelaire, Mallarmé et Berthe Morisot, avant Drieu, Morand, Déon et Vitoux, ont dit le double charme de sa peinture et de sa personne. Durand, prenant la plume à son tour, ne les dissocie pas davantage, il a raison : ce serait séparer de la retenue des tableaux le feu secret qu’ils laissent deviner. Le dandysme, vie et art, n’est pas affaire de pose, mais de relation au monde. Baudelaire résumait son cher sphinx en parlant du romantisme natif de Manet, c’était le plus beau des compliments qu’il pût lui adresser. Il ne lui en fit pas mille. Dans ce livre d’une émotion tendue, qui a le courage de ses aveux intimes et de ses obsessions esthétiques, Durand croise et interroge d’autres victimes de sa manetomanie, Robert Longo, hanté par le Bar, ou Miquel Barceló, poursuivi, comme Matisse, par L’Homme mort de Washington (notre enseigne). Chacun son Déjeuner, c’est peut-être la morale de ce livre où je cueille, au passage, une formule que Durand applique à Catherine Nay, mais qui habillerait très bien son héros : le culot sous le chic. SG / Guillaume Durand, avec la collaboration d’Elena Ghika, Déjeunons sur l’herbe, Bouquins Essai, 29,90€.  

MAG(I)E

Sous couleur de constituer le premier volume d’une histoire de l’art universel, L’Art magique (1957) d’André Breton a tout de l’objet surréaliste à fonctionnement désagréable, pour le dire comme Giacometti (1). Je ne veux pas insinuer que sa lecture en est déplaisante ou décourageante. Au contraire, le plaisir, et souvent le grand plaisir qu’on y prend, résulte de sa diversité de ton, tour à tour doctoral, nébuleux, pamphlétaire, puissamment poétique et cruellement déloyal. J’ajouterai même que ce livre de commande et de collaboration me semble appartenir de plein droit aux œuvres complètes de Breton, que La Pléiade a ramassées en quatre volumes chronologiques. C’est, du reste, en situant historiquement L’Art magique qu’on se donne la possibilité de lui rendre la fraîcheur d’écoute dont son titre fade et son érosion progressive l’ont presque définitivement privé. Bien sûr, il est d’autres manières de lire ou de relire L’Art magique, au regard de la densité du texte, de ses sources, de son empreinte ethnographique, de l’enquête qu’elle intègre auprès d’éminents penseurs, mais je préfère m’en tenir ici à ma remarque liminaire. En quoi cette manière de synthèse historique, destinée aux lecteurs du Club français du livre, s’est-elle construite, dans la douleur et l’obstination, contre le projet éditorial qui l’a fait naître ? À quelles fins Breton s’est-il détourné de la neutralité axiologique inhérente à la vulgarisation ordinaire ? Le désagrément dont je parlais ne relève-t-il pas plutôt du « disagreement » anglo-saxon. Du désaccord, en quelque sorte.

Dans une collection où Louis Hautecœur et André Chastel avaient accepté d’écrire trois des cinq volumes, Breton pratiqua, en effet, le flou de l’agent double, trop heureux de se situer en ce point où le discours d’autorité, celui du conservateur de musée ou de l’universitaire, et l’approche moins extérieure du critique d’art fusionnent sans mode d’emploi strict. Sans m’attarder sur le contexte littéraire de l’après-guerre, où l’on sait qu’André Breton eut tant de mal à reprendre pied après son exil américain, il convient de dire un mot des contours de cette commande qui allait le river aux affres d’un manuscrit interminable, avec son lot de pannes, de doutes et de désespoir, entre 1953 et 1957. L’époque donc voit le « pape du surréalisme » subir le feu de l’intelligentsia de gauche, notamment les staliniens qu’il stigmatise avec une constance admirable, et l’opprobre des esthétiques concurrentes. Les diverses voies et voix de l’art abstrait trouvent notamment en Breton un courageux contradicteur. De même, l’inspirateur de la collection, Marcel Brion, très porté sur le romantisme, n’entendait ni céder aux sirènes du moment, ni mettre ses pas dans ceux de l’histoire canonique de l’art. Le volume de Breton inaugurait une série qui en compta cinq. Suivaient L’Art religieux, L’Art baroque, L’Art classique et L’Art pour l’art, autant de titres dont l’hétérogénéité accusait ce qu’ils avaient de vague, de trompeur et de déficient. Le surréalisme, ultime avatar de l’art magique, pouvait y apparaître comme le symétrique et l’antithèse de l’art pour l’art, selon la vulgate qui réduisait Théophile Gautier à la théorie d’un art gratuit, superficiel et faux par religion de soi (2). Or, par bien des aspects, nous le savons, le surréalisme prolonge la radicalité romantique, comme le volume de L’Art magique, en 1957, le montrerait d’une manière conséquemment biaisée.

En raison du champ propre à chaque volume, Breton se vit également porté à durcir le clivage, certes usuel chez lui, entre la mimesis héritée de l’art gréco-romain et toute libération plastique et mentale des apparences, pourvu qu’elle n’aboutît pas à l’abstraction honnie. Outre cette détermination d’ensemble, le volume de Breton s’avérait problématique dès son titre. L’a-t-il dit à Marcel Brion ? Il s’en est ouvert, en tout cas, à Jean Paulhan, le 12 août 1955 : « Ces mots d' »art magique », que bien sûr je n’aurais pas choisis et l’acception dans laquelle il était sinon licite, du moins fructueux de les prendre, m’auront traité comme le chat la souris. Et cela deux ans durant, sans pouvoir vaquer à rien d’autre, piétinant de plus en plus sous la griffe (3). » Mais la formule imposée de la synthèse trans-historique n’avait pas que des défauts et on sent Breton rejeter parfois sur elle les difficultés d’un exercice auquel il était peu rompu, et qui l’obligea à faire appel largement au pragmatisme éclairé de Gérard Legrand. Si L’Art magique ne désignait pas clairement son sujet ou enchaînait son auteur au monde du spiritisme et de l’occultisme, le titre imposé et retenu avait un double avantage. D’un côté, la formule faisait écho au premier Manifeste du surréalisme. En 1924, le lien avait été ainsi nettement affirmé entre « voix surréaliste », « art magique » et anciennes traditions oraculaires. Quoiqu’il ne prétendît pas agir sur le réel de façon magique ou ésotérique, le surréalisme se donnait pour l’héritier des pratiques occultes quant à l’exercice de la pensée et à l’exploration de l’inconscient. Médium, au début des années 1950, sera le titre de l’une des toutes dernières revues du groupe. D’un autre côté, la magie, qu’on y adhérât ou non, se doublait d’une aura de mystère dont Breton n’a jamais caché l’attrait et l’utilité, ne fût-elle que poétique et existentielle. D’où une ambiguïté très consciente : avant de se refermer, L’Art magique salue ainsi le privilège que Wifredo Lam doit à ses « Antilles natales » et son initiation à la culture vaudou.

Dans le monde post-atomique, le mage « existe ailleurs », dit Breton en 1957, mais la parole des rêveurs faustiens ramène à l’essentiel de notre commun destin : « Le développement de la civilisation et le progrès incessant des techniques n’ont pu totalement extirper de l’âme humaine l’espoir de résoudre l’énigme du monde et de détourner à son profit les forces qui le gouvernent (4) », énonce L’Art magique, à la veille de L’Exposition universelle de Bruxelles et du tout-nucléaire qu’elle proclamera. Entouré et même enveloppé du prestige des grands initiés, Breton veut faire entendre une vérité supérieure, celle du poète ou plutôt celle du Verbe qui parle à travers lui, et l’investit d’une puissance de pénétration unique des arcanes de la nature. Il s’agit encore, et toujours, d’en appeler aux forces de vie et à la puissance qu’à l’art de rénover les rapports humains. Dès la vaste introduction, Breton choisit Novalis pour guide, comme Dante s’en remet à Virgile au seuil de L’Enfer. Conscient que le concept d’art magique est peu opératoire si on perd de vue les réalités distinctes qu’il recouvre, il réfute d’abord ce brouillard terminologique et historique. Parler de magie varie de sens et de portée selon les époques et les cultures. Aux croyances anciennes ou non-occidentales répondent les pratiques modernes, qui ne conservent de la magie que la possibilité du langage analogique, en dehors de tout rituel constitué en passage vers l’au-delà. Novalis, le poète fou, le médiateur d’un univers avec lequel il communique de l’intérieur, dresse l’autre moi de Breton, adepte de la « loi de sympathie » qui règle la nature. Nulle sorcellerie n’entre donc dans son propos, sinon la sorcellerie évocatoire que Baudelaire prêtait au Verbe, en tant qu’accès aux secrets du monde et au miroir qu’ils tendent à l’homme. Baudelaire, on ne l’a pas assez souligné, offre à l’argumentation sinueuse de Breton, tout au long de L’art magique, une de ses références les plus opiniâtres. C’est que le poète des Fleurs du mal, à rebours de la « démarche desséchante des professeurs (5) », joint en lui les pouvoirs de la « conscience lyrique » et ceux du critique d’art. Pour lui, rappelle l’introduction de L’Art magique, notre imagination est « positivement apparentée avec l’infini », ce qu’elle confirme par l’emploi poétique de l’analogie et de la métaphore.

Par l’attraction qui nous relie au monde, l’art trouve sa matière et sa raison d’être, qui est de dire un réel distinct de la réalité commune et mieux accordé à nos perceptions subjectives et nos désirs secrets. L’image, verbale ou visuelle, doit en être l’expression mystérieuse, dépassant ainsi l’usage banal de la langue et de la peinture, usage banal qui consiste à rendre crédible l’idée d’un monde stable, étranger au sujet et aux forces qui le meuvent. En dernier lieu, tout art véritable est magique, « au moins dans sa genèse », et consiste à muer cette magie constitutive en magie active. C’est que le beau est toujours bizarre, écrit-il avec Baudelaire, en donnant à cet aphorisme célèbre la portée d’un étendard à double résonance, esthétique et métaphysique. À l’aune des siècles, seule trajectoire qui intéresse Breton, la dépendance de l’art et de la magie n’aura été refoulée qu’au temps où, dit-il, le « courant rationaliste [s’était] soumis la pensée (6) » L’alliance de l’art et de la magie, selon lui, trouve son âge d’or dans les temps et les peuples les plus reculés. Le reflux date de la Renaissance, le regain de l’agonie des Lumières. Puis, floraison inachevée, le surréalisme est venu couronner l’effort de ceux que le livre de 1957 présente comme les dignes successeurs de Bosch, Piero di Cosimo, Vinci, Watteau, Goya ou Füssli. S’ensuit la longue éclipse du premier XIXème siècle malgré le romantisme… Aux antipodes de l’académisme, terre stérile, et de l’impressionnisme, « qui entend tout devoir à la perception », surgirent enfin Gustave Moreau, Gauguin, Filiger, le douanier Rousseau, ce dernier remettant, plus que les autres, « tout en question ». Pourquoi ? Aux prises avec la peinture de Rousseau, une certaine déroute gagne notre capacité analytique : « C’est qu’en effet, dit Breton, la communication qui s’établit entre elle et nous – ceux d’entre nous que des préjugés d’ordre esthétique ou rationaliste ne mettent pas hors d’état de l’apprécier – est d’un caractère si soudain et enveloppant, elle s’avère en outre d’une telle efficacité et déjoue si bien toute tentative de réduction à des moyens connus que tout autorise à faire intervenir ici la causalité magique (7). »

Aussi rapidement brossé que soit le panorama de l’introduction, il confirme déjà ce que L’Art magique, en son entier, doit au temps de son écriture. Depuis son retour des États-Unis, Breton assume, avec plus ou moins de bonne grâce, son rôle de vétéran et de témoin, alimentant la « nostalgie des professeurs d’histoire littéraire ». Si L’Art magique peut être tenu pour le 5e manifeste du surréalisme, après ceux de 1924, 1929, 1942 et 1955, il s’apparente à un texte de résistance plus que de combat. Le caractère tranchant, voire cassant, de certaines assertions n’en est que plus sensible et parfois pénible. Ainsi Breton expédie-t-il en enfer Rembrandt et Rubens, et disqualifie péremptoirement Delacroix, « adroit metteur en pages d’illustrations romantiques assez vides (8) ». Le fait de préférer Delacroix à Ingres, par exemple, l’insupporte : « il est consternant de penser que l’erreur commence à Baudelaire (9) », écrit-il à la suite. Du même durcissement doctrinal procèdent les absences et les révisions qui donnent au texte de 1957 sa couleur d’époque. Glissons sur les coups de griffe attendus, du misérabilisme de Bernard Buffet au réalisme socialiste cher à Aragon. Parmi les exclus, on trouve aussi d’anciens camarades. Max Ernst, qui a failli en acceptant le Grand Prix de la Biennale de Venise de 1954, n’a plus voix au chapitre. Hormis la rapide mention de Martinique charmeuse de serpent, l’effacement volontaire de Masson, que Breton avait fait entrer dans sa collection dès 1925, résonne encore des différends de l’exil américain (10). Picasso se voit aussi privé de son statut éminent. L’homme des Demoiselles d’Avignon, devenu un laquais du stalinisme, est à peine cité, et le plus souvent de façon dépréciative. Parce que trop inféodé à la tradition réaliste, selon Breton, le cubisme est systématiquement minoré après avoir été si valorisé, de façon symétrique, au temps des premiers manifestes et de Minotaure. Matisse n’est guère mieux traité que les Fauves, traîtres à l’héritage de Gauguin, trop rétiniens, trop décoratifs. De façon générale, la géographie élective de L’Art magique, en délicatesse affichée avec la culture que Breton dit latine, trahit une attirance nordique aussi révélatrice que la récente campagne de l’écrivain en faveur des monnaies gauloises et du « génie celte ». S’agissant de Munch, chez qui il décèle la trace épanouie de Gauguin, Breton fait l’apologie de l’expressionnisme germanique. Il s’attarde longuement sur Franz Marc, sa faune incendiée et la vie inépuisable de ses sous-bois, occasion de faire écho à l’un des passages les plus célèbres du Dialogue créole entre Breton et André Masson : « On finira par s’apercevoir que les paysages surréalistes sont les moins arbitraires. Il est fatal qu’ils trouvent leur résolution dans ces pays où la nature n’a été en rien maîtrisée (11). »

Breton, par irrédentisme, en arrive même à tresser quelques couronnes à Chagall, avant d’ajouter : « C’est dans des ténèbres plus profondes que descend la lampe de Kandinsky : le malentendu « abstrait » n’a jamais été poussé plus loin qu’à son propos. Surgie de cet expressionnisme qu’une critique chauvine (…) s’obstine à nous cacher ou à nous défigurer, la comète Kandinsky trace au ciel de l’art de grands paraphes à la fois monotones et constamment renouvelés, qui sont avant tout la signature d’un esprit (12). » On l’aura compris, le livre de 1957 vaut surtout par la révision des valeurs et des hiérarchies qu’elle opère au sein de l’art, et notamment de l’art du XXe siècle, révision qui étonne encore et devrait appeler de plus longs commentaires. Certes, il n’est pas indifférent que Breton mentionne avec bienveillance les travaux de Robert Lebel sur Bosch et Piero di Cosimo, ceux de Jean Ehrmann sur Antoine Caron, voire ceux de René Huyghe sur Goya et de Focillon sur Blake.  Qu’il ait souhaité donner à Ingres une place éminente, quitte à forcer le témoignage d’Amaury-Duval dans le sens d’un recours à l’inconscient que l’élève eût réprouvée chez le maître, n’étonne pas plus que le choix affiché de placer sa propre voix sous la triple autorité de Baudelaire, Jarry et Apollinaire. Force est aussi de constater avec quelle insistance il fait de Gauguin l’« artiste magique au plein sens où je l’entends », « l’homme de toutes les presciences», et véritable promoteur de « l’irrésistible mouvement qui a porté les artistes du XXe siècle vers les œuvres des artistes dits primitifs ». Je cite ici l’interview de Breton qu’André Parinaud publia dans Arts, le 24 avril 1957, à l’occasion de la parution de L’Art magique. Le mage y redit avec flamme sa conviction d’une alternative possible aux ornières balisées de la vielle mimesis : « Les œuvres qui depuis trente à quarante ans jouissent du plus haut prestige sont celles qui offrent le moins de prise à l’interprétation rationnelle, celles qui déroutent, celles qui nous engagent presque sans repère sur une voie autre que celle qui, à partir de la prétendue Renaissance, nous avait été assignée. » Ces œuvres marquantes du premier XXe siècle, quelles sont-elles? Ces artistes magiques, qui sont-ils ? 

Picabia et même Duchamp, si décisifs aient-ils été dans le mouvement de la sensibilité contemporaine, sont finalement moins célébrés, en 1957, que Kandinsky, on l’a dit, et deux peintres qui auront probablement plus compté que beaucoup d’autres dans la vie de Breton. Le premier, c’est Derain dont Breton reproduit une des gravures de L’Enchanteur pourrissant et le Portrait du chevalier x, « toile pour qui l’on donnerait tant de laborieux « papiers collés » du cubisme […]. Nous sommes avec lui, comme avec l’inclassable Seurat, au bord de la fin de l’art. (13) » L’autre peinture au mystère chevillée, c’est celle de Giorgio de Chirico, en sa phase métaphysique. Entre 1913 et 1917, souligne Breton, Chirico « opposera le refus le plus hautain aux servitudes acceptées par l’ensemble des artistes de son temps, y compris des novateurs sur le plan formel tels que Matisse et Picasso, envers la perception externe. Son esprit, nourri des présocratiques et de Nietzsche, rejette toute sollicitation qui ne soit celle de la vie secrète des choses (14). » Le « modèle purement intérieur », dont Le Surréalisme et la peinture faisait un impératif catégorique dès 1928, avait trouvé en lui son terrain d’application absolu. Derain et Chirico, enfin, illustrent l’autre fin-de-non-recevoir que Breton adresse à son temps d’explosion formaliste et moderniste. Peinture et poésie étant indiscernables dans la « magie retrouvée » de l’art moderne, rien ne lui paraît plus sot et typique de l’hérésie contemporaine que sa « peur de la littérature » et de la peinture dite littéraire. Cette réserve majeure, que Breton aura souvent exprimée, me semble grosse, à bien y réfléchir, des débats orageux et des évolutions fertiles qu’engagera notre postmodernité. Il se pourrait que L’Art magique, jugé à contretemps en 1957, soit redevenu d’actualité. Stéphane Guégan.

*Ce texte est la version réduite de ma communication, « Relire, relier L’Art magique », au colloque Breton après Breton. Philosophies du surréalisme qui s’est tenu à l’INHA et à la BNF, les 26 et 27 avril 2017. Les actes en ont été publiés en avril 2021 par Myriam Blœdé, Pierre Caye, Jacqueline Chénieux-Gendron, Martine Colin-Picon (L’Œil d’or. Mémoires § Miroirs, 26€).

(1) Quant à l’historique de L’Art magique, voir la notice d’Etienne-Alain Hubert dans André Breton, Écrits sur l’art et autres textes, Œuvres complètes, volume IV, édition de Marguerite Bonnet, sous la direction de d’Etienne-Alain Hubert pour ce volume, avec la collaboration de Philippe Bernier et Marie-Claire Dumas, La Pléiade, Gallimard, 2008, 1218-1226 / (2) Voir Stéphane Guégan, Théophile Gautier, collection « Biographies », Paris, Gallimard, 2011. A l’occasion des 150 ans de la mort de l’écrivain, l’éditeur proposera une version numérique du livre à partir d’octobre 2022 / (3) André Breton à Jean Paulhan, 12 août 1955, nous citons d’après Mark Polizzotti, André Breton, collection « Biographies », Paris, Gallimard, 1999, p. 680. / (4) André Breton, L’Art magique, nous citons d’après Œuvres complètes, volume IV, ouvr. cité, p. 84. / (5) Ibid, p. 61. / (6) Ibid, p. 78. / (7) Ibid, p. 95. / (8) Ibid, p. 243. / (9) Ibid, p. 243. / (10) Sur les rapports dégradés de Breton et Masson durant l’exil américain, voir ma recension d’André Breton et Benjamin Péret, Correspondance 1920-1959, Paris, Gallimard, 2017 / (11) André Breton et André Masson, Martinique charmeuse de serpents, Éditions du Sagittaire, 1948, p 18. / (12) André Breton, L’Art magique, nous citons d’après Œuvres complètes, volume IV, ouvr. cité, p. 104. / (13) Ibid, p. 261 / (14) Ibid, p. 101-103.

Breton, quelques publications récentes : outre l’utile reprise en Folio (Gallimard, 7,60€, couverture en illustration supra) de L’Amour fou (1937) de Breton, livre assez fou pour juxtaposer la défense (fort surprenante dans son cas) de la monogamie et le coup de foudre objectif, puis s’attarder longuement sur Giacometti, arracher les portraits de Cézanne à la lecture banalement formaliste qu’on en faisait encore dans les années 20-30, revenir au Vinci de Freud, évoquer la guerre d’Espagne et s’offrir une série de photographies désynchronisées du texte courant, signalons la parution de Nadja, un itinéraire surréaliste (Gallimard / Réunion des Musées Métropolitains, 39€, couverture en illustration supra), catalogue publié à l’occasion de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Rouen (jusqu’au 22 novembre 2022). Si Jacqueline Lamba règne sur L’Amour fou, deux autres femmes, dix ans plus tôt, déterminent la cartographie amoureuse de Nadja, que sa préciosité a fait vieillir, mais que sa nature composite, éclats d’images contre éclats de texte, photographies d’art ou de rues attelées aux objets et dessins, maintient en vie. Celle des deux femmes en question ramène à la folie et au jeu dangereux que les surréalistes ont joué avec certains êtres. Le sujet est encore un peu tabou, mais ne le restera pas éternellement. Drieu l’aborde dans Gilles. Quoi qu’il en soit, nous savons depuis 2009 que Nadja est l’autre nom, dramatisée et comme détachée d’elle, de Léona Delcourt, que Breton « croise » à plusieurs reprises en octobre 1926 ; elle est internée en mars de l’année suivante et meurt dans les liens, de mauvais traitements, en 1941. Breton écrit le livre éponyme, à Varengeville, durant l’été 1927, la fiction n’a plus besoin de son motif. L’autre femme, si nécessaire aussi à la trame convulsive de cette manière de poème en prose, c’est l’étrange et volage Suzanne Muzard, ancienne prostituée que Drieu a bien connue aux côtés de son ami Berl, qui l’épousa (pour son malheur) en décembre 1926. N’écoutant que son désir, peu de temps après leur rencontre, Breton la lui enleva, avant que la très chère ne joue au yoyo avec ses deux amants. Berl s’accrochant malgré le conseil de Drieu, les surréalistes s’acharnèrent sur le mari trompé, attaques répétées dont il faudra établir un jour le bilan exact et détestable, pour ne pas dire plus. C’est le seul chapitre qui manque à cette passionnante publication. SG

Paris-New York-Londres-Rome

Les plus grands musées ont leurs abonnés absents, qui risquent même de se multiplier… Ainsi n’ai-je jamais vu le chef-d’œuvre de Christian Bérard, Sur la plage, accroché aux cimaises du MoMA, propriétaire de l’œuvre depuis 1960… James Thrall Soby, lié au musée de New York, liée surtout au peintre précocement disparu, n’avait pourtant pas fait ce don sans une arrière-pensée précise. N’était-il pas temps que le temple du modernisme, où le dernier Monet menait droit à Pollock, et Matisse à Rothko, s’ouvrît à d’autres expressions, moins attendues et peut-être moins convenues, des années 1920-1950 ? Parce qu’il ne partageait pas les préventions d’un Clement Greenberg, qui jugeait fallacieuse et efféminée (pour ne pas dire plus) la peinture de Bérard et des néo-romantiques, Jean Clair fit retraverser l’atlantique au tableau et l’exposa, en 1980, au milieu de la moisson dérangeante de ses Réalismes. Vilipendé à Paris, applaudi en Allemagne, l’iconoclasme bien connu du commissaire ouvrait une brèche. Longtemps toutefois les Français refusèrent de s’y engouffrer. Patrick Mauriès, qui fait paraître le livre juste et complet que nous attendions de lui sur Bérard et les siens, n’en est pourtant pas à son coup d’essai. C’est plutôt le fruit d’un long compagnonnage, d’une restauration discrète, secrète au grand nombre, qui vient aujourd’hui à maturité. Du reste, il ne fallait pas tarder davantage pour faire entendre une voix française, complice de son objet, mais soucieuse de ne pas céder à l’anachronisme, car la vague des queer studies s’est récemment émue de la relégation dont les néo-romantiques furent les victimes : le canon avant-gardiste, assimilée désormais au mâle blanc dominant, les aurait broyés, de même qu’il aurait bridé la création féminine. A la victimisation excessive, Mauriès préfère l’investigation historique. Voilà près d’un siècle qu’à Paris, rue Royale, Galerie Druet, Bérard, les deux frères Berman et Paul Tchelitchev créaient la sensation d’un art nouveau, nouveau de ne pas l’être complètement. Le mal nommé « retour à l’ordre » définirait tout le regain figuratif des années 1920 en son reflux nécessairement réactionnaire. Or, Bérard, ce Français héritier de Degas, Vuillard et Modigliani, et ses compères, trois Russes poussés à l’exil par la Révolution de 17, n’avaient pas sauté d’un dogmatisme à l’autre. Il faut bien lire ce qu’écrit Mauriès de leur modernisme excentrique, c’est-à-dire rebelle à la ligne droite et à la réification des formes vidées d’humanité désirante ou souffrante, bien comprendre la distance poreuse qu’ils maintinrent au surréalisme naissant, voire au magnétisme de De Chirico , bien analyser leur dialogue avec Picasso, bleu, rose et post-cubiste. Issus d’horizons variés, ils aspirent très vite à repousser les limites du chevalet, vers le théâtre, le ballet, la mode et ses revues. Le crime impardonnable de cette activité diasporique les poursuit, mais donne au livre de Mauriès l’un de ses ressorts. Du reste, le néo-romantisme, à l’exception de ses descentes mélancoliques ou de ses clowns 1900, ne s’est pas aligné sur le cafardeux des années 1930-1940. La bonne peinture est une école de vie, Waldemar-George, leur gourou parisien et italien, ne cessa de le répéter. Dès avant la seconde guerre mondiale, nos quatre mousquetaires avaient conquis Paris et Londres, New York et Rome, où, chaque fois, des êtres d’exception, d’Edith Sitwell aux Polignac, d’Edward James à Cocteau, de Soby à Julien Levy, les aimèrent et les poussèrent. Un second marché s’organisa, relayé par la scène et Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et Emilio Terry. Certains appartements new yorkais en conservent la marque. De cet art fort de sa fragilité, comme menacé par le lyrisme dont il prend le risque, il convient de réapprendre le langage et l’ambition toujours actuelle, loin des interdits et des nouveaux fanatismes. Ce livre assurément nous y aide.

Les biographies vont s’accroissant sur les actrices oubliées ou négligées du monde de l’art ; le plus souvent, elles ont et auront pour auteurs des femmes conscientes de réparer une injustice. Mêlée à l’histoire de Dada et du surréalisme, l’américaine Mary Reynolds (1891-1950) n’appartient qu’en apparence à la catégorie de ces figures en attente de réhabilitation. En 2015, l’Art Institute de Chicago, riche de 300 livres, catalogues d’exposition et autres documents historiques venant d’elle, lui a rendu un bel hommage. Derrière la créatrice de reliures, parmi les plus inventives de l’entre-deux-guerres, ce joli coup de chapeau laissait entrevoir une existence au diapason du Paris d’alors. La capitale de la « génération perdue » regorge de ces Américaines, pas toujours homosexuelles, qui ont les moyens de vivre et aimer autrement qu’au pays. Pour être moins argentée que son ami Peggy Guggenheim, Mary Reynolds, veuve d’un officier mort au champ d’honneur durant la guerre de 14, demanda un nouveau départ à la France. Marcel Duchamp s’en occupa. Après l’avoir croisé à New York, où il fuit le conflit comme son ami Picabia, Mary le cueille en France, au début des années 1920, et fait de lui son amant. On ne saurait obtenir davantage du prince du dégagement. Ne met-il pas dans ses amours l’ironie, l’aléatoire et le calcul du joueur d’échec ? Le meilleur moyen de se l’attacher, elle le comprit, était de rester désirable et solvable à ses yeux. Mais Mary possédait une autre arme que son argent et sa beauté androgyne. Son sens artistique, comme Christine Oddo y insiste, déborde ses exemplaires bizarrement habillés ou gantés de Jarry, Apollinaire ou Cocteau ! De la fin des tranchées au début de l’Occupation, dont elle s’éloigna moins vite que le « désinvolte » Duchamp ou « l’héroïque » André Breton, cette femme déterminée a tenu son rôle et son verre au milieu des nuits parisiennes. Jazz, alcools et drogues sont les accélérateurs d’un club ouvert au mondains. A son récit alerte, qui cède un peu à la légende dorée du modernisme et qui aurait pu profiter davantage du travail d’archive dont témoigne l’ample bibliographie, Christine Oddo accroche toutes sortes de figures essentielles, Man Ray et Henri-Pierre Roché notamment. Mais le meilleur du livre, on ne s’en plaindra pas, se niche dans ses portraits de femmes, vivifiantes affranchies.

*Patrick Mauriès, Néo-Romantiques. Un moment oublié de l’art moderne. 1926-1972, Flammarion, 39,90 €. / Christine Oddo, Mary Reynolds. Artiste surréaliste et amante de Marcel Duchamp, Tallandier, coll. Libre à elles, 2021, 20,90 €

*Preuve est royalement administrée à Evian qu’une exposition Christian Bérard était possible, en France, sur un grand pied, sans l’appoint, souhaité mais décliné, du MoMA. D’autres musées, d’autres galeries, d’autres particuliers ont joué le jeu, ce qui nous vaut une large sélection du corpus et quelques insignes raretés. Devant pareille réunion d’œuvres, les portraits où il mit le meilleur de lui-même et parfois ses tristesses, les impromptus balnéaires où les odalisques changent de sexe, le caprice de ses décors, c’est-à-dire l’alliance de gravité et de frivolité qu’il forgeait au service de Mozart, Cocteau, Balanchine ou Massine, on en oublie les défections américaines. Louis Jouvet, fréquent et génial complice, disait de Bébé qu’il était aussi paresseux que travailleur. D’autres témoignages de même saveur contradictoire émaillent le catalogue aussi intéressant qu’est belle sa couverture drapée de bleu. Bérard avait la religion des amis, qui ne furent pas que l’alcool et l’opium. On lira ainsi certains des messages (Marie-Laure de Noailles, Jouhandeau, Christian Dior, Henri Sauguet, Julien Green) qui lui furent adressés après sa mort, au gré des expositions, plus ou moins discrètes, de la mémoire. Celle d’Evian, dont on remerciera Jean-Pierre Pastori et William Saadé, est la plus importante jamais organisée depuis l’hommage de 1950, voulu par Jean Cassou, qu’on lira aussi ici. SG / Christian Bérard, au théâtre de la vie, Palais Lumière d’Evian, jusqu’au 22 mai 2022. L’exposition connaîtra une seconde étape, à Monaco, au printemps. Catalogue sous la direction des commissaires, SilvanaEditoriale, 34€.

ROMANTISMES

Reliant le Caïn et le Don Juan de Byron aux plus chauds poèmes des Fleurs du Mal, Feu et flamme fut à la Jeune France de 1829-1832 ce que fut la Barque de Dante aux incertitudes de l’après-Waterloo, et le Sturm und Drang aux Goethe, Schiller et Haydn des années 1770. Ce mince recueil de poèmes, publié en août 1833 avec un grand luxe de soin éditorial, souleva un silence massif malgré la puissance frénétique, spleenétique et ironique de ses vers, que leur noirceur amusée fit passer à tort pour débraillés et vides de sens. Il est vrai que les « camarades » de Philothée O’Neddy , les membres turbulents du Petit Cénacle, surveillés par la police de Louis-Philippe (on vient de le documenter), soupçonnés de républicanisme et de déviances sexuelles, oublièrent d’assurer la réclame de la plaquette. Pas de brûlot de Pétrus Borel, le plus porté sur le nudisme et la Carmagnole anarchisante, pas plus de lancement de la part de Nerval et de Gautier, qui consacra cependant l’un de ses ultimes et plus beaux articles, en février 1872, à O’Neddy et sa poétique des extrêmes, riche de sincérité unique comme de boursoufflure émouvante. A distance, presque un demi-siècle, leurs folies communes avouaient les nécessaires excès du chahut de 1830. Mais, entretemps, Baudelaire avait fait son miel, comme Aurélia Cervoni le montre indubitablement, de la marée noire. Après un relatif oubli que Marcel Hervier, Valery Larbaud, Max Milner et Jean-Luc Steimetz empêchèrent d’être irréversible, Feu et flamme revient assorti d’un certain nombre de textes critiques, en un volume impeccable qui charmera les connaisseurs et comblera les nouveaux lecteurs. SG / Philothée O’Neddy, Feu et flamme et autres textes, édition par Aurélia Cervoni, Honoré Champion, 2021, 55€.

Vingt ans séparaient Victor Pavie, né en 1808, de l’illustre David d’Angers, Prix de Rome de sculpture, né à la veille de la Révolution de 1789 et fanatiquement attaché aux Lumières. La politique creusait un peu l’écart : le jeune et pieux monarchiste, accueilli par le Cénacle de Victor Hugo en 1826, évolue certes vers le catholicisme libéral et social de Lamennais, l’un des dieux de sa première maturité. Comme de juste, Pavie et David piaffent d’impatience sous la monarchie de Juillet qui ne les a pas maltraités. Mais c’est 1848, février, qui dissipe entre eux toute divergence idéologique. La République renaît nimbée, un temps, de l’onction catholique et presque divine. Dieu, la liberté et le Peuple, le programme mennaisien de Lacordaire et Montalembert (qui n’aimait guère le protestantisme de David) devient l’étendard du jour : même un Baudelaire s’en est saisi en ce printemps des révoltes heureuses. Les lettres que Pavie adresse à son aîné, dont Marianne ressuscitée fit presque son Ministre des Beaux-Arts, explosent de joie. La ferveur, du reste, est la tonalité usuelle de cette correspondance qui manquait à notre connaissance du milieu littéraire et artistique de ces années climatériques. Le génie des élus et la justice pour tous étant les sujets du statuaire, l’époque, ses causes et ses combattants défilent dans son atelier, de Delacroix, que Pavie exalte, à Balzac et Dumas, de l’abolition de l’esclavage à l’unité reconquise de la Nation. L’écho d’autres luttes y résonne, internes au romantisme. Pétrus Borel et son journal incendiaire, La Liberté, s’attaquent en septembre 1832 à la réputation d’intégrité de David et donnent voix aux jeunes sculpteurs, hernanistes impatients d’imposer un art plus radical ou plus chrétien d’aspect et d’idée. Les familiers du cercle de Gautier et Nerval, de Duseigneur et Bion, y retrouveront leurs petits et jouiront de l’ample appareil de notes, comme de l’air exalté que respire ce très beau volume. SG / Victor Pavie, Lettres à David (d’Angers), 1825-1854, édition critique par Jacques de Caso et Jean-Luc Marais, Honoré Champion, 2021, 78€.

Au promeneur qui s’aventure parmi les allées de l’ancien couvent des Chartreux, devenu un cimetière du Bordeaux révolutionnaire aujourd’hui rattrapé par sa banlieue, plusieurs figures du romantisme adressent un salut amical. Le père et le frère de Delacroix y sont enterrés, le cœur du général Moreau aussi, de même que les restes de Flora Tristan. Sa sépulture, un rien maçonnique avec sa colonne brisée, se pare de deux symboles chrétiens, bien faits pour rappeler que la défunte ne dissocia jamais son socialisme saint-simonien du message évangéliste et de la Providence divine. Le lierre de l’immortalité, de l’énergie toujours renaissante, surprend moins que les deux livres, croisés à la manière du symbole chrétien, qui ornent le sommet du monument. L’un d’entre eux, L’Union ouvrière, fait écho à l’inscription faciale du tombeau, hommage des « travailleurs reconnaissants ». Après nous avoir inquiétés par sa préface très MeToo, la biographie de Brigitte Krulic nous rassure par la conscience des dangers qu’elle a su éviter. On a trop enfermé la grand-mère de Gauguin dans ses affres domestiques et sa légende de paria au grand cœur. Or cette fille naturelle d’un grand d’Espagne, mal mariée au sinistre Chazal, n’eut pas d’autre choix que de prendre son destin en main. Ses dons d’écriture, ses contacts avec le milieu des peintres et écrivains « engagés » (que Krulic effleure), sa condamnation du capitalisme sauvage et de la condition indigène (au Pérou et ailleurs), mais aussi son carriérisme (qui la fit moins négliger ses droits d’auteur que ses devoirs de mère, au dire de George Sand !) et sa probable bisexualité nous intéressent plus que la prétendue pionnière du bolchevisme ou de la dissolution des sexes dans le nirvana post-biologique où notre triste époque voit son salut. « L’Odyssée de Flora Tristan » (Mario Vargas Llosa) n’a nul besoin des prophéties qu’on lui prête pour nous passionner. SG / Brigitte Krulic, Flora Tristan, NRF Biographies, Gallimard, 2022, 21,50€.

Chez Louis-Antoine Prat, derrière la retenue anglaise, le romantique perce partout. En témoignent sa collection de dessins fiévreux et sensuels, son panache à la tête des Amis du Louvre, sa façon de réveiller les dîners en ville, son écriture surtout, qui vient de sortir d’un long silence et promet de ne plus y retourner. Les livres s’enchaînent, courts romans, nouvelles désopilantes et pièces de théâtre à risque. Emu par tant de verve, le quai Conti vient de le gratifier d’un prix, on en parle même dans les rares journaux qui lisent encore. Sa façon bien à lui de mêler littérature et art, de faire de celui-ci le sujet d’étonnement et d’égarement de celle-là, fait merveille à nouveau. Il est vrai que le monde des collectionneurs et des marchands, des artistes et de leurs amis, recèle plus d’un motif à croquer, d’une intrigue à filer, d’un trait à décocher. Elle est si drôle à voir s’agiter, sous sa plume pourtant charitable, cette jet-set des musées et des salles de vente, des plateaux de télévision et des sauteries entre soi… Le lecteur comprendra assez tôt que le titre de son dernier recueil ne doit rien au défaitisme ambiant. Il est simplement bon de ne pas frayer trop longtemps avec certains puissants de la finance ou de la politique. Même les mots, à les écouter, perdent leur valeur d’usage et se corrompent. Au terme de la première nouvelle, une uchronie comme cet auteur à imagination les affectionne, une jeune fonctionnaire, lunettes Armani et tailleur bas de gamme, parle aux journalistes en pleine débâcle boursière. Comme la crème de la création contemporaine est cette fois emportée, le choc ébranle sérieusement les institutions. La presse, longtemps complice de la surchauffe, change de camp et accable l’optimisme d’un discours qu’elle qualifie de « néo-romantique » ! Heureusement que tout le livre n’est pas aussi noir que son début et que Prat parvient à nous émouvoir et nous amuser en nous conviant aux obsèques d’un Balthus du pauvre, ou au tournage d’un film troublant sur Chassériau, le métis aux deux sœurs tendrement aimées. Situations cocasses, personnages à clef, fausses exergues, citations farfelues, l’éternel romantisme, en somme. SG / Louis-Antoine Prat, Reste avec les vaincus et autres nouvelles, Editions El Viso, 15€. Lire aussi sa dernière pièce où revit Goldoni, L’Ambigu vénitien, Editions Samsa, 8€, mais dont la morale est baudelairienne : on ne peut s’attacher à l’image d’un être qui vous a trahi, fût-elle le plus beau tableau du monde. Les canaux de Venise en regorgent.

CAILLEBOTTE SUR LES ONDES.

L’Art et la Matière

https://www.franceculture.fr/oeuvre/caillebotte-peintre-des-extremes

Historiquement vôtre

https://www.europe1.fr/emissions/les-recits-de-stephane-bern/gustave-caillebotte-4093067